"Les rapports entre philosophes français et catalans sont anciens, et le dix-neuvième siècle a vu se développer les
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French Pages 270 Year 2016
Table of contents :
Présentation
Déconstruction
Philosophie politique critique
Philosophie, Phénoménologie et science
Esthétique
Psychanalyse et philosophie
Table des matières
Sous la responsabilité de
Laura Llevadot, Jordi Riba et Patrice Vermeren
BARCELONE PENSE-T-ELLE EN FRANÇAIS ? La lisibilité de la philosophie française contemporaine
Barcelone pense-t-elle en français ? La lisibilité de la philosophie française contemporaine
LA PHILOSOPHIE EN COMMUN Collection dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren
Sous la responsabilité de Laura Llevadot, Jordi Riba et Patrice Vermeren
Barcelone pense-t-elle en français ? La lisibilité de la philosophie française contemporaine
L'Harmattan
© L 'Harmattan, 2016 2 5-7, rue de l'Écolle-Polytechniq que ; 75005 Paris P http://ww ww.librairieharm mattan.com diffusion..harmattan@w wanadoo.fr harm mattan1@wana adoo.fr IS SBN : 978-2-34 43 EAN : 9782343 3
« Me tenant comme je suis, un pied dans un pays et l’autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu’elle est libre » Descartes, Lettre à la princesse Elisabeth de Bohême, Paris, 1648.
Présentation Ce n’est pas le fruit du hasard qu’une rencontre ait précédé l’édition de ce livre. Les rapports entre philosophes français et catalans viennent de loin. Le XIXe siècle était un modèle des « voyages philosophiques », parmi les plus connus ceux de Cousin en Allemagne. Moins connus mais également fructifères étaient ceux des philosophes exilés qui partirent sous les régimes de persécution et avaient trouvé en France non seulement un lieu d’accueil mais aussi l’opportunité de confrontation de leurs idées avec celles des philosophes français. De la même manière, certains exilés de la commune avaient trouvé un lieu d’accueil dans la Barcelone révolutionnaire des années républicaines. Ces rencontres n’ont jamais totalement fini de se produire au long du XXe siècle, période pendant laquelle l’exil avait constitué la manière d’échapper à une mort sûre dans l’Espagne de la guerre civile. La période actuelle vit une nouvelle revitalisation des échanges et l’un des exemples se trouve dans les écrits de ce livre. Il y a aujourd’hui une réception de la philosophie française, à Barcelone, en Espagne et également en Amérique latine, qui excède le champ académique. Il y a une nécessité de la philosophie française contemporaine qui nous permettra de penser audelà de la philosophie analytique, un élan qui, provenant du renversement philosophique produit par la phénoménologie et le poststructuralisme ˗ de Merleau-Ponty à Levinas, d’Althusser à Lacan, de Foucault a Deleuze et Derridasurvit encore dans la philosophie actuelle de Badiou, Rancière, Abensour, Nancy, Malaboue et autant d’autres qui revitalisent notre réflexion et notre recherche. Il y a donc un besoin de « vous », non pas seulement pour vous analyser, étudier et vous imiter, mais pour alimenter, inséminer, faire fructifier notre propre « désir d’idiome ». Si la philosophie est l’invention d’un langage capable d’articuler d’une façon nouvelle et émancipatrice l’ensemble
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d’expériences étiques, politiques, esthétiques,... C’est en élargissant les dimensions de la langue qu’on la produit. C’est pourquoi la rencontre des philosophes français, catalans et latino-américains qui a eu lieu dans la Maison de l’Amérique Latine en juin de 2013, et qui est à l’origine des textes ici réunis, avait pour titre : « Barcelone pense-t-elle en français ? » Avec ce titre, on n’a pas voulu seulement créditer un moment de réception, mais surtout placer la question de la pensée dans la langue et l’amitié. « Penser en français », ça voudrait dire pour les Catalans, Espagnols et Latino-américains, ouvrir nos langues à une expérience philosophique nouvelle, travailler nos langues et les faire passer par une traduction impossible, inscrire dans le corps idiomatique de la langue le désir d’une pensée qui ne se réduit pas à la signification et l’argumentation d’un langage universel tel que le voudrait la philosophie analytique contemporaine. Penser en français, ça voudrait dire penser autrement, même si on le fait en catalan ou en espagnol. C’est ce désir, cette amitié, cette fraternité, ce métissage qui nous a réunis un jour à Paris et encore une deuxième fois ici, dans ces pages, qui s’offrent à votre lecture complice. Laura Llevadot, Jordi Riba et Patrice Vermeren
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Déconstruire la résistance philosophique à la biologie Catherine Malabou
Pourquoi la déconstruction aujourd’hui ? Peut-on se référer encore à elle comme à une démarche, une pratique théorique vivante ? Peut-elle encore orienter l’avenir et fournir les armes conceptuelles destinées à comprendre comme à transformer la contemporanéité politique et culturelle ? Ces questions ne peuvent que recevoir une réponse positive. Les raisons en sont multiples. Dans le bref espace qui m’est alloué, je voudrais en exposer une, qui a trait au rapport de la philosophie à la science. Plus exactement au rapport de la philosophie et de la biologie. Commençons par préciser que l’avenir de la déconstruction passe aussi par une actualisation de celle-ci, des changements de cap, pour reprendre un mot cher à Derrida. L’exemple de la biologie et des définitions contemporaines du vivant est un excellent exemple de ce que la déconstruction pratiquée par Derrida peut encore apporter mais aussi de ce qui, en elle, doit être modifié, c’està-dire encore déconstruit pour libérer son pouvoir encore parfois bridé par certaines adhérences qu’il faut bien appeler métaphysiques. La déconstruction de la déconstruction ellemême est précisément la perspective dans laquelle se situe tout mon travail. Partons de l’apport positif de la déconstruction par rapport à la question du vivant. Sans nul doute, le legs principal de Derrida sur la question du vivant tient à l’élaboration du concept d’auto-immunité. De la même manière que le vivant, lorsqu’il souffre d’une maladie autoimmune, finit par attaquer ses propres défenses, la pensée ne peut prétendre protéger le vivant contre la machine sans utiliser les ressources de la machine elle-même, sans mettre en marche une manière de mécanisme qui se retourne contre
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elle. Il n’est pas possible d’immuniser la vie contre la machine sans faire appel à la machine, sans avoir recours, en d’autres termes, aux ressources de la répétition machinale. « Nous sommes là, déclare Derrida, dans un espace où toute autoprotection de l’indemne, du sain(t) et sauf, du sacré (holig, holy) doit se protéger contre sa propre protection, sa propre police, son propre pouvoir de rejet, son propre tout court, c’est-à-dire contre sa propre immunité. C’est cette terrifiante mais fatale logique de l’autoimmunité de l’indemne. » 1 Il y a auto-immunité dès que les défenses attaquent ce qu’elles prétendent défendre. 2 Il n’y a donc pas d’un côté la « vie » et de l’autre la menace de la « machine », le « vivant » et le « programme ». Leur unité dissenssuelle est originaire qui fait apparaître leur source commune comme « double ». Parce que toute réaction, toute réactivité sont immédiates et quasiautomatiques, il apparaît que tout ce que l’on croit défendre est, pour cette raison même, mécaniquement attaqué, mal défendu. L’auto-immunité est cette mécanique pathologique potentiellement inscrite dans le vivant, une anomalie biologique qui devient aporie philosophique. L’autoimmunité, c’est le programme retourné contre lui-même — ce retournement apparaissant en un sens comme son accomplissement. Gène contre antigène, soi contre non-soi, machine qui s’en prend à elle-même. L’anomalie contenue pour Derrida dans tout programme en révèle la signification politique. L’auto-immunité est cette logique infernale qui s’enclenche en effet dès que commence le processus d’identification de l’ennemi.3 Maintenant, on s’attendrait à ce que Derrida, après avoir exposé cette logique dans son grand texte Foi et savoir, 1
Jacques Derrida, Foi et savoir, in J. Derrida et G. Vattimo, La Religion,
Paris, Seuil, 1996, p. 59.
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Ibid., p. 47.
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Cf. la répétition comme « division du même », ibid., p. 48. 8
revienne à Heidegger de manière critique dans la dernière partie de cet ouvrage. On s’attendrait à ce que le déclenchement du jeu de l’auto-immunité ébranle profondément et durablement les fondements l’analyse heideggérienne de la technoscience. En effet et encore une fois, si toute position de rejet est vouée à s’en prendre machinalement à elle-même, la critique réactive de la science, tout comme l’ontologie qui la soutient, devraient en toute rigueur s’auto-déconstruire. L’assimilation de la génétique à un mode de calcul, constamment mise en œuvre par Heidegger devrait se retourner contre elle-même, annonçant déjà ainsi, en creux, l’importance contemporaine de l’épigénétique. Le rejet de la définition biologique de l’homme (animal rationale) devrait du même coup se rejeter lui-même. Prêtant deux de ses catégories à la déconstruction (celles d’immunité et d’auto-immunité), la biologie devrait du même coup voir investie d’un rôle philosophique et critique nouveau et sortir enfin de l’enclave tant ontologique que technoscientifique dans laquelle elle se voit constamment maintenue. Curieusement cependant, on assiste sur ce point, curieusement, à une interruption de la mécanique autoimmunitaire. Force est de le remarquer, Foi et savoir ne produit en fin de compte aucun dérèglement fatal de la défense heideggérienne. La vie continue, pour Derrida, à ne pouvoir se réduire à son sens biologique : « la vie, écrit-il, vaut plus que sa définition naturelle ». Qu’est-ce qui, chez Heidegger, se trouve ainsi secrètement immunisé par la déconstruction ? Tournons-nous vers le premier volume de La Bête et le souverain. Ce qui se trouve en fin de compte, et malgré de multiples précautions, protégé par Derrida n’est autre que ce qui devrait être le plus déconstruit. Il s’agit, nous l’avons dit, du soupçon que Heidegger fait peser sur la définition zoologique et biologique de l’homme, définition qui préside originairement au destin de la philosophie et détermine
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également, tout autant que celles de la rationalité et de la politique, l’essence de l’animal. Si Derrida remet bien en cause certaines dichotomies entre vivant et machine, ou mourir et périr par exemple - s’il souligne un silence pesant du philosophe allemand au sujet de l’animal, plus exactement au sujet de l’assujettissement et de la souffrance animales, il ne déplace pas le caractère dérivé que revêtent chez Heidegger le biologique et le zoologique. Il laisse ainsi dans l’ombre ce qu’il se propose pourtant d’élucider, à savoir le sens de ces catégories mêmes. Derrida revient tout d’abord sur le propos développé dans Introduction à la métaphysique au sujet de l’animal rationale. « Heidegger, déclare-t-il, [insiste sur] le caractère secondaire, dérivé, en somme, tard venu et au fond très insatisfaisant, du point de vue ontologique, d’une définition de l’homme comme animal rationale ou comme zôon logon echon. Cette définition, il l’appelle, de façon d’ailleurs intéressante et inattaquable, « zoologique », non seulement mais aussi en ce qu’elle allie le logos au zôon et qu’elle prétend rendre compte et raison (…) de l’essence de l’homme en disant de lui qu’il est avant tout un « vivant », un « animal ». Mais le zôon de cette zoologie reste à beaucoup d’égards fragwürdig [digne de questions]. Autrement dit, tant qu’on n’aura pas interrogé, ontologiquement, l’essence de l’être en vie, l’essence de la vie, définir l’homme comme zôon logon echon reste problématique et obscur. Or c’est sur ce fondement non interrogé, sur ce fondement problématique d’une question ontologique de la vie non élucidée que tout l’Occident, déclare Heidegger, a construit sa psychologie, son éthique, sa théorie de la connaissance et son anthropologie. » 4 A partir de là, deux directions de pensée étaient possibles. Soit expliquer pourquoi ce fondement reste selon Heidegger « non interrogé ». Déployer sans plus, avec ça et là quelques 4
J. Derrida, La Bête et le souverain, Séminaire, vol. 1, Paris, Galilée,
p. 354.
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coups de pattes inoffensifs, l’argumentation heideggérienne. Soit se demander pourquoi ce fondement devrait après tout être interrogé, pourquoi la définition de l’homme comme animal ou comme vivant devrait forcément apparaître comme le masque d’une « question ontologique » non élucidée. Non qu’il ne faille déconstruire la définition zoologique traditionnelle de l’homme proposée par Aristote. Mais là encore, que veut dire déconstruire ? Redoubler le soupçon heideggérien ? Ou bien s’en prendre à ce soupçon même et voir à l’œuvre, dans la définition aristotélicienne, le commencement d’un processus auto-déconstructeur, sorte de bombe à retardement, qui, loin de fixer pour l’éternité quelque chose comme une essence de l’homme, annonce la possible naissance d’un sujet bio-zoologique en effet ? N’aurait-ce pas été là le meilleur moyen aussi d’engager la critique du concept foucaldien de biopolitique et de sa réinterprétation par Agamben, critique qui constitue un moment majeur de La Bête et le souverain ? En effet, il faut le dire, l’immunisation de Heidegger n’a en fait d’autre but, dans le séminaire de Derrida, que de contrer l’analyse de la souveraineté moderne comme émergence de la biopolitique (Foucault) et l’indistinction entre bios et zôê qui en procède (Agamben). De la lecture de Heidegger à celle de Foucault et Agamben, ce ne sont en fait jamais la biologie ni la zoologie qui sont en jeu. Elles ne constituent jamais le cœur du débat. Ce qui compte pour Derrida, est de montrer que la méfiance heideggérienne envers la définition zoologique de l’homme est déjà une prise en compte du caractère biopolitique de la métaphysique et qu’en ce sens, Foucault n’a rien inventé. Les catégories de bios et de zôê quant à elles forment dès l’origine cette unité duelle qu’Agamben n’aura pas non plus découverte. Derrida montre que s’ils avaient lu Heidegger comme ils auraient dû le faire, Foucault et Agamben auraient compris qu’il n’y avait rien de nouveau avec la « modernité », que la définition de l’homme comme animal rationale et zôôn politikon
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ouvrait déjà le programme de la biopolitique. « Je ne dis (…) pas, dit Derrida, qu’il n’y ait pas de « nouveau bio-pouvoir », je suggère que le « biopouvoir » lui-même n’est pas nouveau. Il y a des nouveautés inouïes dans le biopouvoir, mais le biopouvoir ou le zoo-pouvoir n’est pas nouveau. » 5 Il ajoute : « La zooanthropolitique, plutôt que la bio-politique, voilà notre horizon ». 6 « Zooanthropolitique » contre « bio-pouvoir ». Tout est dit, la définition zoologico-politique de l’homme établie par Aristote contient déjà en elle-même les linéaments de la biopolitique. La lecture heideggérienne précède et double en ce sens les analyses de Foucault et d’Agamben. Le problème n’est donc pas du tout pour Derrida d’attaquer la manière, dont Heidegger attaque lui-même la notion d’animal rationale. Attaquer cette attaque, c’eût été insister sur tout ce que la critique heideggérienne comporte encore de métaphysique dans son rejet du zoologique et du biologique. C’eût été d’abord rendre justice à la « zoologie », appellation, dont Derrida ne souligne pas une fois le côté obsolète (on parle aujourd’hui de biologie des organismes ou de biologie animale) et montrer que la « zoologie » s’est profondément renouvelée en intégrant les apports de la phylogénie, de la biochimie, de la génétique des populations, de la physiologie animale -qui s’étend de la biochimie et biologie cellulaire à l’anatomie comparée en passant par l’histologie- , de l’éthologie et de l’écologie enfin qui étudie les interactions entre les êtres vivants et leur milieu et porte autant d'intérêt aux animaux qu’aux plantes, aux champignons et aux facteurs abiotiques. C’eût été tenter de dire en quoi ces disciplines ont largement permis de déstabiliser les conceptions traditionnelles de l’animal, du rapport entre l’homme et animal et du rapport entre
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Ibid., p. 438.
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Ibid., p.100. 12
l’homme et la vivant non animal …en permettant peut-être de donner un sens nouveau à l’ « animal politique ». N’est-on pas en droit d’affirmer en effet qu’il existe une définition zoologique et biologique non métaphysique de l’homme ? Que quelque chose, dans la définition aristotélicienne, contenait peut-être un sens extramétaphysique de la biologie qui annonçait ainsi une révolution philosophique ? Les développements contemporains de la « zoologie » sont bien évoqués dans le séminaire de Derrida, mais ils se voient immédiatement réduits à n’être que des acteurs du programme général d’instrumentalisation du vivant et d’assujettissement de l’animal mis en œuvre par la « télétechno-biologie ». Les « développements conjoints de savoirs zoologiques, éthologiques, biologiques et génétiques [sont] toujours inséparables de techniques d’intervention dans leur objet, le vivant animal », écrit Derrida. Quelles sont ces techniques ? L’ « élevage », le « dressage », l’«expérimentation génétique », l’ « industrialisation », l’« insémination artificielle massive », les « manipulations de plus en plus audacieuses du génome », « la réduction de l’animal non seulement à la production et à la reproduction suractivée (hormones, croisements génétiques, clonage, etc.) de viande alimentaire et à toutes sortes d’autres finalisations au service d’un certain être et supposé bien-être humain de l’homme » 7 … Les « savoirs » biologiques -et l’on retrouve ici encore bien sûr la phobie du tout génétique- conduisent donc sans reste à la catastrophe. « L’ordre du savoir », rappelle Derrida, « n’est jamais étranger à celui du pouvoir ». Comme le pouvoir, le savoir biologique a droit de mort sur son objet. Derrida prend pour exemple de ce pouvoir -c’est le seul exemple donné dans le séminaire du « savoir zoologique »- la dissection, devant Louis XIV, du grand éléphant du Jardin 7
p. 276. 13
des Plantes en 1681. 8 Le lien entre savoir zoologique et pouvoir souverain apparaît avec toute sa force dans cet exemple qui rend manifeste « la maîtrise à la fois politique et scientifique, indissociablement politique et scientifique d’un animal devenu objet de savoir, de savoir de la mort, de savoir anatomique surtout, pour le souverain, le roi ou le peuple. » 9 Un peu plus loin dans le texte, Derrida réaffirme la force de ce lien : « le savoir est souverain, il est de son essence de vouloir être libre et tout-puissant, de s’assurer le pouvoir et l’avoir, la possession et la maîtrise de son objet. Et c’est pourquoi, vous l’aviez bien compris, j’avais commencé et fini la dernière fois par un cadavre, un immense cadavre (…) je parle donc du tableau d’une dissection d’éléphant sous les ordres et sous les yeux du plus grand des rois, de Sa Majesté Louis le Grand. La bête et le souverain, c’est ici la bête comme objet mort, énorme et lourd cadavre sous le regard et à la disposition absolue d’un monarque absolu. » 10 Le sens de la zoologie se voit fixé une fois pour toutes à partir de cet exemple, qui se distribue entre anatomie animale et science du zoo.11 La véritable raison qui conduit Derrida à interroger zoologie et biologie n’a donc pas pour but, nous le voyons encore plus clairement maintenant, de déclencher le rejet du rejet heideggérien ni de voir en quoi les définitions contemporaines de l’animal en particulier et du vivant en général pourraient déstabiliser non seulement la souveraineté 8
Cf. p. 368.
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p. 367.
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p. 376.
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Le parc zoologique venant au secours des anatomistes en leur
fournissant leurs « ob-jets », c’est-à-dire leurs victimes. Sur les parcs zoologiques, voir p. 379 en particulier. La Ménagerie de Versailles, construite à partir de 1662, participe au développement de l’anatomie animale en fournissant aux savants les cadavres de ses animaux.
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politique mais bien aussi ce qu’il faut appeler la souveraineté ontologique. Nous venons de le voir, la chose, sans même être examinée, est déjà réglée. Les « savoirs » biologiques n’ébranlent rien, et là n’est pas le problème. Non, il ne faut pas attaquer Heidegger mais bien plutôt le protéger contre ceux qui ne le lisent pas, ou pas assez, et prétendent tout de même connaître quelque chose au sens grec du bios et de la zoè (du biologique et du zoologique…) ainsi qu’à la définition aristotélicienne de l’homme comme vivant et animal politique. Il faut sauver la primauté de l’analyse heideggérienne de la zooanthropolitique, marquer son antécédence logique et chronologique sur les pensées tard venues de la biopolitique. La critique de la biopolitique dans La Bête et le souverain est l’une des seules qui existent. Nous n’en connaissons aucune autre. Mais force est de remarquer là encore que la discussion ne porte que sur les significations à la fois philologiques et ontologiques de « bios » et de « zôê », jamais sur leur signification scientifique et leur potentiel déconstructeur et de l’ontologie et de la biopolitique ellemême. Ce qui est ici en jeu est l’impossibilité, déclarée par Derrida, de dater comme le font Foucault et Agamben, quelque chose comme un tournant historique dans l’histoire de la souveraineté lorsqu’elle devient biopouvoir au tournant du XVIIe siècle ; devenir qui selon Agamben en engage un autre, le devenir indistinct, à l’époque moderne, de bios et de zôê. « Toute la stratégie démonstrative d’Agamben, ici et ailleurs, écrit Derrida, mise sur une distinction ou une exclusion radicale, claire, univoque chez les Grecs, et chez Aristote en particulier, entre la vie nue (zôê), et la vie qualifiée comme vie individuelle ou vie de groupe (bios : bios théôrêtikos par exemple, vie contemplative, bios aolaustikos : vie de plaisir, bios politikos : vie politique). Le malheur, c’est que cette distinction n’est jamais si claire ni assurée, et qu’Agamben doit lui-même admettre qu’il y a des exceptions, par exemple dans le cas de Dieu qui mène, dit la Métaphysique d’Aristote,
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une « zôê aristê kai aidios », une vie noble et éternelle ; une distinction sémantique si peu assurée ne saurait servir à déterminer une périodisation historique, celle qui fait dire à Agamben, je cite encore : […] ce qui caractérise la politique moderne n’est pas l’inclusion de la zôê, dans la polis, en soi très ancienne, ni simplement le fait que la vie comme telle devient un projet éminent de calculs et de prévisions du pouvoir étatique ; le fait décisif est plutôt que, parallèlement au processus en vertu duquel l’exception devient partout la règle, l’espace de la vie nue, situé à l’origine en marge de l’organisation politique, finit progressivement par coïncider avec l’espace politique, où exclusion et inclusion, extérieur et intérieur, bios et zôê, droit et fait, entrent dans une zone d’indifférenciation irréductible.
Ce qu’il y a de difficile à soutenir dans cette thèse, conclut Derrida, c’est l’idée d’une entrée (moderne, donc) dans une zone d’indifférenciation irréductible, là où leur différenciation n’a jamais été assurée ; et surtout ce qui reste encore plus difficile à soutenir, c’est l’idée qu’il y a là quelque chose de moderne ou de nouveau.12 Dans ce long passage on le voit, Derrida exprime sa méfiance vis-à-vis de la mise au jour d’un prétendu tournant dans l’histoire de la souveraineté, lieu d’émergence de la biopolitique. Heidegger a montré, à sa manière, que le « biopouvoir » est déjà présent, dès l’origine, dans la compréhension grecque du logos comme vie. « Ni l’un ni l’autre [entendez ici ni Foucault ni Agamben] ne se réfèrent, comme je crois qu’il aurait été honnête et indispensable de le faire, au Heidegger [de] l’Introduction à la métaphysique »13, texte dans lequel Heidegger montre que le logos était originairement une « zoologie » : « unissant dans un même
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corps et un même concept le logos et la vie du vivant, logos et zôê. » Cette « zoo-logie ou (…) logo-zoïe (…) aura selon Heidegger imposé son autorité, voire sa souveraineté, sa prééminence hégémonique et sur l’interprétation originaire du logos grec et sur la définition aristotélicienne de l’homme comme zôon logon echon, l’animal qui a le logos. »14 La Genèse, ajoute Derrida, le disait déjà : « le logos était la vie (zôê). »15 Dès lors, s’il peut y avoir une biopolitique, ou une zooanthropolitique, c’est bien parce que, « entre la vie, zôê et le logos, il y aurait quelque affinité ontologique ». Cela signifie que bios et zôê sont, dès l’origine de la tradition philosophique occidentale, à la fois distinctes et indistinctes, toutes deux mobilisées par la compréhension de l’homme comme vivant animal. Où Derrida veut-il en venir ? A la conclusion selon laquelle Heidegger attribue lui aussi très tôt une signification politique à la définition zoologique de l’homme. Il repère lui aussi très tôt le caractère « biopolitique » d’une telle définition. Que veut dire ici biopolitique ? Nous y voici : Dans la Lettre sur l’humanisme, Heidegger décèle rien moins que le danger de biologisme originairement contenu dans cette définition : « Heidegger dénonce le biologisme, la réduction biologiste de cette définition de l’homme. Et cela veut dire que la métaphysique de l’humanisme classique, est alliée ou complice, en profondeur, du biologisme et du zoologisme. »16 Il va ainsi « de soi » que « lorsque Heidegger, d’une part condamne le biologisme (et visiblement le biologisme moderne) et, d’autre part, dénonce comme métaphysique et insuffisamment questionnant le zoologisme d’une définition de l’homme comme zôon logon echon ou, a fortiori, comme zôon politikon, il va dans le sens de toute cette configuration prétendument
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inédite dans laquelle Agamben crédite Foucault d’avoir inauguré »17. En fin de compte, Derrida renonce à distinguer nettement entre zoologie et biologie. « Arriverons-nous jamais, demande-t-il, à démêler, désintriquer si je puis dire, à nous débrouiller un jour entre zoologie et biologie ? Entre le zoologique et le biologique, entre ces deux mots grecs, qui sont plus que des mots, et qu’on traduit tous deux par « vie », zôê et bios ? N’est-il pas trop tard pour tenter de le faire et les efforts dans cette direction ne sont-ils pas voués, par essence, à rester vains ? Surtout en français, mais aussi en allemand et en anglais et en tant de langues où on ne dissocie pas les deux mots, voire les deux concepts pour dire « vie » et « vivant » ? Et la philologie n’est-elle pas désarmée, trop inégale, malgré les grands airs que se donnent parfois les donneurs de leçons et les pseudo-experts dans ce domaine ; trop inégale, la philologie, trop peu à la mesure de cette question qui n’est plus qu’une question de sens et de mot, entre zôê et bios, entre la zoologie et la biologie, la logique du logos n’arrangeant rien et ne simplifiant rien, nous allons le voir, pour qui se soucie de démêler les choses ? Et en français, que dit-on quand on dit « la vie » (ah, « la vie » !), et le vivant ? Dit-on le zoologique ou le biologique ? Et quelle serait la différence ? A quoi nous obstinons-nous à faire signe ici sous le mot de « vie » ? »18 Si l’on fait le point, on découvre donc 1) qu’il est impossible -niveau explicite de l’analyse- de séparer nettement entre bios et zôê, ce qui invalide l’analyse d’Agamben, et par conséquent aussi celle de Foucault : rien de « nouveau », donc, avec le biopouvoir ; 2) qu’il est par conséquent impossible de déconstruire le rejet heideggérien du bio-zoologique et l’arrière-fond ontologique qui le soutient. Quelles que soient les précautions que Derrida peut
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prendre vis-à-vis de la compréhension heideggérienne de l’histoire comme historialité (histoire de l’être), il n’en démantèle pas le principe dans la mesure où il nie lui aussi la force novatrice de l’événement historique, au sens traditionnel du terme événement qui pourrait correspondre par exemple à l’émergence d’une nouvelle forme de souveraineté politique. Pourquoi cette négation ? La réponse ne se fait pas attendre. L’affirmation foucaldienne du « tournant » biopolitique, de la « nouveauté » historique du biopouvoir, est encore trop « génétique » en son principe ! Derrida déclare en effet : « la figure du tournant implique une rupture où une mutation instantanée, dont le modèle où la figure sont encore génétiques, biologiques ou zoologiques — et donc, précisément, à interroger. » Ailleurs : « c’est pourquoi j’hésiterais à dire que nous vivons ( …) (si on pouvait encore appeler tranquillement vie cette expérience dans laquelle viennent à trembler les limites au passage des frontières entre bios et zôê, biologique, zoologique et anthropologique, comme entre vie et mort, vie et technique, vie et histoire, etc.) (…) un tournant historique. »19 Parler de tournant, du point de vue de la mutation cette fois, de la variation c’est encore parler de programme génétique ! Le « tout historique » pourrait ainsi n’être qu’une variante du « tout génétique » ! Heidegger est certes lui aussi visé par cette critique du caractère « génétique », et donc programmé, de la figure du tournant : fausse surprise d’une instantanéité calculée. Reste malgré tout que la programmation heideggérienne (le caractère « toujours déjà » biopolitique de la définition aristotélicienne de l’homme et plus généralement l’histoire de la métaphysique en son ensemble comme succession d’ « envois » de l’être) est pour Derrida plus acceptable que la programmation foucaldienne (le caractère de mutation 19
J. Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 275. 19
génétique que revêt l’idée de nouveauté historique). Elle semble en effet donner plus de chances à ce que Derrida voudrait voir comme la seule instance véritablement déconstructrice du programme, la promesse. La promesse est l’instance qui ouvre, à même le programme, l’autre du programme. A force de répétition, et non par la grâce d’une pétition (celle d’un événement historique -la naissance de la biologie comme science par exemple), l’ancienneté finit par produire du nouveau. Telle est la paradoxale futurité de la promesse : « depuis deux siècles environ, de façon intense et selon une accélération affolante parce que nous n’en n’avons même plus l’horloge et la mesure chronologique, eh bien nous, nous qui nous appelons les hommes, nous qui nous reconnaissons sous ce nom, nous voilà engagés dans une transformation sans précédent. Cette mutation affecte l’expérience de ce que nous continuons à appeler, imperturbablement, comme si de rien n’était, l’animal et/où les animaux. Cette nouveauté ne peut être déterminée que sur le fond du plus ancien. Sans cesse nous devrons nous mouvoir dans cet aller et retour entre le plus ancien et ce qui vient, dans l’échange entre le nouveau et le « de nouveau », le « à nouveau » de la répétition. » En tant que retour du nouveau, annonce répétitive de l’altérité, la promesse est l’autre du programme, son altérité constitutive, son double. Incontestablement, Heidegger le sait, qui montre dans tant que le nouveau provient toujours d’une certaine promesse contenue dans la mémoire de ce qui s’offre à être transformé, un appel de l’autre celé dès l’origine et comme l’origine elle-même. C’est donc en réalité toujours dans le sillage de la pensée heideggérienne, jamais contre lui, que Derrida situe le dialogue entre programme et promesse qui constitue selon lui l’étoffe même du temps. Le programme et la promesse marchent dans les textes de Derrida comme deux complices, main dans la main et l’un contre l’autre. Tous deux désignent une relation à l’avenir, à l’événement, à ce qui vient. Mais si le programme anticipe cet avenir, de telle sorte que ce qui
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arrive est bien ce qui était prévu, une promesse quant à elle réserve toujours ses possibilités d’accomplissement : elle peut ou non être tenue, et ce qui se promet demeure, en ce sens, toujours inattendu. Leurs définitions peuvent être interchangeables et leur distinction est évidemment fragile. « Dès [qu’une promesse] est déterminable, écrit Derrida, elle se transforme en programme, elle est trahie comme promesse ; autrement dit, la promesse est trahie, dans sa dignité de promesse, là où elle n’accepte pas que le risque de la trahison l’habite incessamment. » 20 Cependant, pour être « indissociables », programme et promesse n’en sont pas moins « hétérogènes » : « C’est là que l’on rencontre l’hétérogénéité radicale entre la logique du calcul, du prévisible et celle de la promesse. (…) Le concept du prévisible et celui de l’irruption incalculable sont deux concepts à la fois hétérogènes et indissociables. » 21 La figure de la mutation, du changement provoqué par l’événement historique, ici celui de l’émergence de la biopolitique, reste trop prévisible, elle ne promet donc rien. A l’évidence, l’importance croissante de l’épigénétique transforme en profondeur le biologique lui-même (structure du vivant et science du vivant), mais cette transformation n’est pas encore conceptualisée. Elle reste en friche, comme un potentiel dormant, en attente d’être théoriquement éveillée et aiguisée. Les questions posées par les biologistes au sujet de ce changement de structure restent insuffisantes et révèlent surtout une ignorance, calculée ou non, de la pensée philosophique de la « techno-biopolitique » dans le cadre de laquelle il serait pourtant urgent de les situer. Ainsi 20
La Philosophie au risque de la promesse, Questions à Jacques Derrida, M.
Crépon et M. de Launay, dir., Paris, Bayard, 2004, p. 198. Sur speech acts et promesse, voir Jacques Derrida, Points de suspension, Paris, Galilée, p. 397. 21
La Philosophie au risque de la promesse, op. cit., pp. 203-204. 21
décontextualisées, ces questions restent à la fois sans force philosophique et sans efficace politique. La barre du symbolique, dans les analyses scientifiques, est située trop bas. Il manque en effet à ces analyses l’échancrure d’une question directrice -gardons pour l’instant cette définition du symbolique comme échancrure du sens à même le réel- qui leur permettrait d’entrer dans le débat et de rendre ainsi publiquement manifeste la dimension émancipatrice de la biologie contemporaine. En revanche, dans le type de discours philosophique que nous avons étudié, la barre du symbolique est située trop haut. Derrida prend bien acte d’une transformation. Il voit -à travers sa problématique de l’animal- se dessiner une nouvelle approche de la vie qui aboutit nécessairement à inquiéter le lourd appareil de la question de l’être et la pensée du temps et de l’histoire qui en procède. Il faut bien, pour étayer cette approche nouvelle, prendre en compte la portée révolutionnaire de certains événements, dans l’ordre biologique comme dans l’ordre philosophique. C’est d’ailleurs, nous l’avons vu, un processus de type le fonctionnement ou plutôt le dysfonctionnement du système immunitaire- qui devient instrument de lecture. D’autre part, la question de l’animal, en tant qu’elle exige aujourd’hui, selon Derrida, d’être posée, secoue déjà par elle-même, par son insistance même, le dispositif ontologique du « toujours déjà » et menace le rejet heideggérien de la définition biozoologique de l’homme. En effet, si une nouvelle pensée de l’animal s’annonce, comment n’aboutirait-elle pas nécessairement à une réévaluation, voire, nous l’avons dit, à un rejet de ce rejet lui-même ? Comment ne conduirait-elle pas à l’élaboration d’une toute nouvelle approche, non métaphysique encore une fois, de l’animalité de l’homme ? Auto-immunité, animal : Derrida dispose, avec ces deux instances, d’une puissante machine (mécanique autoimmunitaire) à désontologiser la vie (à saisir les enjeux politiques inédits d’une redéfinition du sujet politique comme sujet vivant).
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Pourtant comme nous venons de le voir, cette opération de désontologisation mécanique ou auto-déconstruction n’a pas lieu. Elle reste comme au bord d’elle-même. Sans doute parce que la conception de la technique qui la soutient, tout comme celle de l’animal et du vivant, ne sont étrangement pas radicalement désolidarisées de leur compréhension heideggérienne. Dans cette hésitation, ce freinage, c’est le sens qui est en question. Si le sens, pour Derrida, n’est certainement pas le sens de l’être, on remarque malgré tout que le couple hétérogène du programme et de la promesse garde quelque chose de la différence ontologique et du partage entre étant (programme) et être (promesse). La promesse on l’a vu n’est ni étrangère ni extérieure au programme, mais la manière, dont elle en forme l’altérité constitutive consiste dans l’ouverture, au sein même du programme, de la possibilité incalculable d’une surprise ou d’une irruption irréductible à quelque présence ni quelque événement que ce soit. Elle réserve la place vide de l’arrivant, la protège, en maintient la béance. En d’autres termes, ce dispositif symbolique qui rompt l’économie et le calcul, apparaît bien, il faut bien en venir là, comme promesse de sens. A cette promesse, qui ne se promet que dans sa différence, la différance reste attachée. La manière, dont Derrida insiste sur la réduction du vivant à un programme et de la biologie à une entreprise de programmation, la conception rigide de la génétique et de sa supposée toute-puissance, le risque de biologisme et d’eugénisme qui y est à l’évidence contenu, le mépris des définitions biologiques contemporaines de l’organisme animal, tout ceci ne prépare certes pas la déconstruction à l’accueil de la révolution épigénétique. Mais, comme nous l’explorerons plus profondément dans la seconde partie, il ne s’agit pas là seulement d’une indifférence à la science. Il s’agit bel et bien, derrière cette indifférence, cette méfiance ou ce mépris, d’un problème philosophique qui ne parvient pas à se dire, car il annonce une transformation de la déconstruction, dont à l’évidence la déconstruction
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traditionnelle ne veut pas. Ou qu’elle ne peut pas penser ni assimiler. Ce problème est bien celui, que Derrida ne reconnaîtrait évidemment pas sous ce nom, mais qui est bien pourtant celui-ci, de la perte de sens, de la menace de désymbolisation que représente l’idée d’un pouvoir déconstructeur de la vie même, qui ne doit rien ni à l’ontologie ni à la déconstruction de l’ontologie. L’idée que la promesse puisse être une structure du vivant lui-même, qu’elle puisse être inscrite en lui, résider dans le caractère programmé au départ et pourtant non programmable du développement épigénétique. Que la promesse épigénétique puisse doubler le programme génétique à même lui, plastiquement, c’est-à-dire sans l’aide d’un appel du dehors, sans la nécessité, pour la pensée, de transgresser le biologique, de lui fausser compagnie, sans l’échancrure messianique d’un à venir sans événement, d’un pur blanc, d’une valeur zéro, case vide qui met tout en mouvement sans être elle-même réductible à un étant, à une présence intra-mondaine…Voilà le problème. Que le symbolique se dérobe à la différence, qu’il se mette à vivre. Qu’il s’animalise, et par là cesse d’être ce qu’il est, que s’engage alors une autre économie du sens ? Comment le penser sans en avoir peur, sans craindre le fameux réductionnisme -tout est biologique- la perte du sens dans la vie en effet, la perte du sens de la vie ? Ne faut-il pas, pour qu’il y ait sens, qu’il y ait dehors, promesse, promesse de dehors, irréductibilité du sens à la matière ? Irréductibilité du symbolique à l’organique ? Ne faut-il pas que le symbolique et le biologique circulent, passent l’un en l’autre, certes, mais sans se confondre jamais ? Telles sont là les questions déterminantes susceptibles de décider d’un nouveau destin -émancipateur- de la déconstruction.
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Déconstruction, langue et souveraineté Laura Llevadot Barcelone pense-t-elle en français ? Je répondrais à cette question qui nous rassemble aujourd’hui d’une façon un peu derridienne ; c’est-à-dire que je répondrais sans donner de réponse définitive. Je répondrais de façon à ce que la question se déplace au fur et à mesure de l’analyse tout en signalant les présupposés changeants sur lesquels elle repose, à savoir, la question du lieu (Barcelone), de la langue (le français, le catalan, le castillan et tant d’autres), et évidemment la question de la souveraineté qui nous interpelle plus significativement depuis quelques mois, dans cet espace où l’on se pose la question de savoir si l’on pense « en français ». Je ne voudrais cependant pas trop « Derridéer » - comme certains de mes collègues dénomment cette tentative parodique d’imiter l’écriture de Derrida – mais essayer de penser depuis la conceptualité que Derrida nous a léguée, ou plutôt depuis le geste de déplacement qui est le sien. Ce geste caractéristique de la déconstruction qui vise à déloger une conceptualité bien souvent considérée comme étant trop installée, approuvée et indiscutable, ou encore « dépassée » lorsque nous disons « aller au-delà », mais qui, en réalité, se trouve uniquement dépassée dans le geste d’une répétition sollicitée comme nous l’a enseigné Derrida, dans le lent exercice de repenser des notions peu claires mais de tradition aussi déterminée que le lieu, la culture, la langue, et donc, la souveraineté. Le lieu et la langue Nous commencerons par « Barcelone », un territoire qui tout comme l’Alger de Derrida a été traversé par beaucoup de langues. Il s’agit tout d’abord de « mon » lieu, du nôtre, au sein duquel on parle dans les rues et durant les séjours non
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seulement le catalan et le castillan, mais aussi l’arabe, le chinois, l’espagnol, l’urdu, le polonais, l’amazigh…un lieu donc, tout aussi plurilingue que le vôtre. Là-bas, comme ici à Paris, il existe une politique linguistique qui tend à faire converger la multiplicité vers une langue nationale par le biais de certaines politiques éducatives. Et la philosophie s’écrit, au moins depuis Descartes, dans la langue nationale22. Nous savons bien que l’identité idéale du lieu et de la langue s’achève par un acte de violence, un acte de souveraineté, une décision politique qui implique toujours une exclusion de tout ce que cette décision politique ne comprend pas. Le monolinguisme idéal, borné au territoire, s’obtient au prix des interdictions – tout comme c’était le cas pendant le franquisme –, mais aussi par le biais de normes condescendantes dans la manière de permettre et de donner, et parfois même humiliantes : « Soyez propre, parlez français » disait-on dans les écoles du sud de la France au temps où le catalan et/ou le patois subsistaient encore sous forme orale chez les élèves. L’école laïque, obligatoire et gratuite, fut aussi l’école monolingue et excluante, telle que l’on peut aussi facilement la trouver de l’autre coté de la frontière avec l’école catholique, privée et élitiste. Derrida disait que « toute culture est originairement coloniale »23 et l’expérience linguistique que nous faisons à Barcelone en rend effectivement compte. À Barcelone, le castillan fut pendant trop de temps la « langue du maître » pour devenir ensuite la langue de l’immigrant, juste au moment où les secteurs favorables à la réhabilitation du catalan dans les écoles publiques et laïques –dans lesquelles allaient surtout 22
Voir : R. Descartes, Oeuvres et Lettres. Textes présentés par A.
Bridoux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 179 ; J. Derrida, « La philosophie dans sa langue nationale », Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 284. 23
J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 68. 26
les émigrants–, et privées sous contrat d’association avec l’état et religieuses –dans lesquelles allaient ceux qui se considéraient autochtones–, se sentaient peut-être plus proches de la langue française que de la langue qu’il s’agissait de remplacer, un peu comme nous aujourd’hui lorsque nous cherchons à savoir si « Barcelone pense en français ». Le catalan n’est donc pas cette langue maternelle perdue de façon définitive bien qu’elle soit conservée en tant que « mère illettrée » perdue sous le poids de l’impérialisme de l’autre langue, comme le rapporte Khatibi dans Amour bilingue auquel fait allusion Derrida dans Le monolinguisme de l’autre. Mais il n’est pas non plus cette absence de langue maternelle non possédée qui fait dire à Derrida « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne »24, parce que nous avons deux langues, et que les deux sont les nôtres. Mais si le catalan n’est pas ceci, c’est aussi parce qu’il y a eu un exercice de souveraineté qui l’a protégé face à cette autre souveraineté, un statut auquel les autres langues parlées à Barcelone ne sont même pas en état de pouvoir rêver. C’est bien la souveraineté qui est ici justement mise en question, le dénommé « projet souverainiste » au sein duquel sera mise en jeu rien de moins que l’indépendance de la Catalogne par rapport à l’État Espagnol, et avec elle, la consécration du catalan comme langue nationale, et comme langue philosophique, en suivant une longue tradition moderne qui rattache la philosophie à la langue de la nation. Il faudra alors se demander si la philosophie n’a rien à voir avec cette langue et cette nation, ou bien la philosophie est-elle universelle et parle espéranto ? La souveraineté Le dénommé projet souverainiste semble indissociable – il faudra bien l’admettre – d’une revendication de la culture et 24
J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, p. 15. 27
de la langue, d’un processus identitaire et communautaire qui tend à réunir le multiple sous un dénominateur commun. L’appel lamentable à la « volonté d’un peuple » dans une des campagnes électorales ne laisse pas de doute. Par chance, Derrida rappelle dans Politiques de l’amitié l’aversion de Nietzsche pour la prétention communautaire qui se constitue en un sujet collectif dans le geste excluant de ce qui ne répond pas au profil. « Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain ; et quand vous n’êtes que cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième »25. Il n’y a pas de nous sans l’expulsion de l’autre, il n’y a pas de sujet souverain sans violence et sans exclusion. Pour qu’une culture qui a des prétentions de souveraineté cesse d’être discriminante, il faudrait commencer par admettre que « le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à ellemême26», qu’elle est originellement traversée par l’altérité. La question n’est pas qu’une culture déterminée doive s’ouvrir à l’autre, qu’elle doive être plus tolérante et hospitalière, mais qu’elle reconnaisse pour commencer qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu d’identité, que l’identité, le commun, la langue et ce que nous appelons « culture » n’a jamais existé ; que la culture a toujours été traversée par l’altérité et que c’est précisément dans les lieux où il semble que nous puissions la reconnaitre et l’aimer au sein d’une identité compacte et autonome qu’elle s’est érigée, là où le mythe créateur de la fondation a planifié contre les autres les coups les plus abjects dans l’exercice d’une violence soutenue. Personne ne parle le catalan standard et personne ne profère de sages sentences dans un castillan parfait. Le catalan standard, le castillan parfait, tout comme le valencien ou l’argentin, sont une invention préméditée, un mythe destiné à exclure tout ce qui diffère du modèle que l’on prétend ériger en vue 25
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Henri Albert, Paris : La
Gaya Scienza, 2012, p. 91. 26
J. Derrida, L’autre cap, Paris : Minuit, 1991, p. 16. 28
d’instituer une communauté déterminée. C’est là que se pose le problème de la relation entre souveraineté et communauté, ou souveraineté et sujet (pour reprendre une terminologie classique). La souveraineté, le droit à décider, l’autodétermination du vouloir, le pouvoir inconditionnel, tout cela semble, au moins depuis Carl Schmitt, lié à l’affirmation d’un sujet stable. Mais, là où il n’y a pas de sujet, où il n’y a pas d’identité, là où à l’origine on trouve la différence, peut-on vraiment parler de souveraineté, de droit à décider ? Que serait sinon la démocratie ? Le droit à l’autodétermination, le droit à la souveraineté, c’est la démocratie même. On présente souvent un argument trompeur qui consiste à affirmer que là où il n’y a pas de sujet juridique légitime, il ne peut y avoir de droit de décider, et la possibilité d’un référendum ou d’une consultation semble prise dans cette aporie. Que seuls les « citoyens » légitimés par l’État-nation ont le droit de décider le savent bien les « sans-papiers » de toute l’Europe ainsi que les juifs algériens qui, comme Derrida, restèrent exclus de la citoyenneté d’un jour à l’autre en octobre 1940. Mais que la souveraineté soit par définition paradoxale et hors de la loi, qu’elle ait une structure antinomique, nous le savions au moins depuis Bataille27 et Force de loi se charge de l’expliquer. Dans cet écrit, Derrida montre bien la difficulté de séparer une « violence divine » que se situerait au-delà de la violence fondatrice du droit et de la loi, et qui à la fois subvertirait la violence conservatrice - celle qui à pour seul objectif de préserver le droit de ses attaques externes, comme Benjamin semble le dénoncer dans son texte sur la violence. Tout droit est fondé sur la violence, et l’acte fondateur exige la suspension de la loi sans laquelle il n’y aurait jamais d’autre 27
G. Bataille, La Souveraineté, Paris : Éditions Lignes, 2012. Voir aussi
le commentaire d’Agamben : G. Agamben, “Bataille e il paradosso della soveranità”, dans : J. Bisset (org.). Georges Bataille: il politico e il sacro. Napoli: Liguori Editore, 1987, p. 115-119.
29
loi ni d’État-nation. La loi qui fonde un état, une nation, la régulation d’une communauté, est toujours sans fondement. C’est ce que Montaigne appelait « le fondement mystique de l’autorité »28, il est impossible de décider, de l’extérieur, si cette absence de fondement, cette force réalisatrice est juste ou injuste. Mais une fois fondée, cette loi tend à se conserver en usant de la violence que lui octroie le droit, celle qui cherche en vain à mettre hors de soi, hors la loi, n’importe quelle autre violence fondatrice. Il est certainement difficile de justifier l’existence d’une violence légitime et révolutionnaire contre l’État comme semble le prétendre Benjamin ou encore aujourd’hui Balibar29. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas et ne peut pas y avoir d’appel à la non-violence là où persiste une violence légitime instituée qui ne permette pas de décider à ceux qui le voudrait. « Le droit comme totalité fermée serait la pire des violences », une démocratie sans ouverture à l’autre cesse d’être une démocratie. Ce serait le triomphe de l’auto-immunité où la démocratie se défendrait a priori de ses ennemis potentiels à la limite de l’autodestruction – comme l’avertit Derrida dans Voyous. Mais alors, comment penser cette violence, cette souveraineté sans sujet, ce droit à décider d’on ne sait qui contre la violence conservatrice de la loi de l’État constitué ? Ceci est justement ce qu’un français juif algérien nous a instigué à penser : « Ce qu’il faut penser ici, c’est cette chose inconcevable ou méconnaissable, une liberté qui ne serait plus le pouvoir d’un sujet, une liberté sans autonomie, une hétéronomie sans servitude, bref quelque chose comme une décision passive »30. Je ne sais pas vraiment ce que diraient 28
J. Derrida, Force de loi, Paris, Galilée, 1994, p. 29.
29
E. Balibar, « Violence et politique - quelques questions », Le passage
des frontières. Autour du travail de Jacques Derrida, ed. Marie-Louise Mallet, Paris, Galilée, 1994, pp. 203-210. 30
J. Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 210. 30
les défenseurs du projet souverainiste devant cette aporie mais ce qui est sûr c’est que cesser de nous poser la question nous conduirait à la répétition de ce contre quoi nous devrions penser et résister. Mais, penser et résister dans quelle langue ? Quelle est cette langue qui nous permettra de penser l’aporie de la souveraineté et l’absence d’identité ? La langue de la philosophie Descartes finissait le Discours de la Méthode sur la phrase suivante : « Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens »31. Descartes écrit en français, dans une langue historique, particulière et nationale, mais pour dire quelque chose d’universel que le sens commun serait susceptible de comprendre, qui ne soit pas uniquement adressé à l’intellect érudit. Rien de plus éloigné des objectifs de la déconstruction que cette prétendue universalité que confèrerait la langue française. Derrida a sans doute été un des philosophes qui a le plus revendiqué « l’idiomaticité » de la langue 32, de son caractère singulier et intraduisible. La philosophie s’écrit toujours dans une langue historique et particulière, et ses raisons ne sont jamais éloignées de la singularité de la langue dans laquelle elle pense. L’accentuation des traits idiomatiques, le recours à l’intraduisible, les jeux de mots, les étymologies impossibles 31
R. Descartes, Oeuvres et Lettres. Textes présentés par A. Bridoux,
Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953, p. 179; J. Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 283. 32
Interview avec Franz-Olivier Giesbert, 16 d’octobre de 1999, Le
Figaro Magazine avec le titre « Connaissez-vous Derrida ? ».
31
et les inventions idiomatiques telles que la « différence », ou encore le goût pour les termes homophones (« l’avis », « la vie »,..), ne sont pas de simples jeux linguistiques. Ce ne sont pas non plus des « boutades » intelligentes. Ces procédés indiquent constamment comment la philosophie est intrinsèquement liée à la langue et à l’écriture, jusqu’au point de les rendre indiscernables, et donc, l’impossibilité d’en faire une traduction universelle. Ceci dit, que peut bien pouvoir dire pour un habitant de Barcelone « penser en français » ? Est-ce seulement possible ? Et est-ce désirable ? Deleuze et Guattari étaient aussi réticents envers cette prétendue universalité de la philosophie et attribuaient l’inexistence d’un discours philosophique puissant en Espagne et en Italie au compte du « concettismo », d’un « compromis catholique du concept et de la figure, qui avait une grande valeur esthétique mais déguisait la philosophie, la détournait sur une rhétorique et empêchait une pleine possession du concept » 33 . Il est probable qu’une tradition essayiste et journalistique, en plus de catholique, ait phagocyté la possibilité d’un discours philosophique sérieux et nous ait expulsé au-delà de nos frontières en traitant de trouver un lieu fécond où laisser reposer notre regard dans l’attente d’un éveil miraculeux. Il y a un peu de ce désir dans l’envie de « penser en français » ou de « penser en anglais », dans ce souhait impossible de faire d’une autre langue notre langue maternelle, de penser dans une autre langue « sans traduire » - comme si parler dans une autre langue consistait toujours comme je le fais ici aujourd’hui en un exercice de traduction condamné d’avance à l’échec. Jamais je ne parlerai comme un français, et jamais je ne pourrai penser en français. Mais alors, dans quelle langue je pense ? Peut-être que ma langue et ma tradition m’ont condamné à ne pas pouvoir penser 33
G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, Paris, Les
éditions de minuit, 1991, p. 99.
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philosophiquement ? Là, il y a différentes questions qu’il va falloir démêler. En premier lieu, l’impropriété de la langue maternelle. Précédemment j’ai affirmé qu’à Barcelone nous n’avions pas une langue mais que nous en avions au moins deux. Ce n’est pas exact. Il faudrait tout d’abord commencer par questionner l’idée même de langue maternelle. Hannah Arendt définissait dans une fameuse entrevue la langue maternelle comme celle de laquelle sont conservés in the back of my mind une poignée de poèmes, des chansons, des vers appris par coeur et récités mille fois – ce qui n’arrive selon Arendt qu’avec la première langue34. Et cependant pendant l’entrevue, pas un mot de yiddish, pas même pour se référer à son absence, pas même à l’absence d’une mère biologique qu’elle ne connut jamais. Il y a aussi des cas plus communs de double maternité comme exemple de bilinguisme : Sarah Kofman nous a offert dans Rue Ordener, Rue Labat un bon exemple de cette diglossie vitale qui se répète chez beaucoup de jeunes immigrantes musulmanes encore aujourd’hui ; la préférence coupable et torturée pour la mère adoptive, libre, athée, blanche et intégrée face à la mère traditionnelle, brutale, sectaire, qui lui a donné le jour ainsi que la première langue. Car un bilinguisme instable sera toujours guetté par la diglossie là où la souveraineté se met clairement d’un des deux côtés. Par ailleurs, il y a aussi des cas comme celui de Derrida qui raconte comment sa propre mère parlait déjà une autre langue lorsqu’à la fin, touchée par l’aphasie et la folie, elle cessa même de parler. L’expérience de Derrida n’est certes pas la nôtre parce qu’il ne parle qu’une seule langue (qui n’est pas la sienne), mais elle montre bien la radicale impropriété de la langue, le fait qu’elle nous est toujours donnée par l’autre (par une ou plusieurs mères…) et qu’elle ne nous vient jamais dans toute son intégrité, car 34
H. Arendt, et G. Gaus, « Seule demeure la langue maternelle »,
Revue Esprit, juin 1980, 19-79.
33
« on n’a jamais qu’une seule langue », c’est-à-dire « il n’y a pas d’idiome pur », «je ne sais pas où l’on peut trouver des traits internes et structurels pour distinguer rigoureusement entre langue, dialecte et idiome »35. En d’autres termes, toute langue et toute culture sont essentiellement marquées par l’altérité, et la pureté de la langue est tout ce que nous voulons sauf une totalité organique qu’il faudrait préserver et que supposément nous aurait donné la mère (ou les mères). Il n’y a donc de langue maternelle que dans l’expérience de l’impropriété. En second lieu, l’impropriété de la pensée. Nous avons l’habitude de dire que la pensée advient toujours lorsqu’elle arrive au sein d’une langue historique déterminée, et le lien entre la pensée et la langue est si consubstantiel qu’en réalité on ne peut pas faire une telle dissociation. Hannah Arendt disait « penser en allemand » en écrivant en anglais, quand elle était encore conditionnée par l’exil. Il y a toujours une « distance » affirmait-elle par rapport à la langue d’accueil, chose qu’elle ne ressentait pas avec l’allemand. Ceci dit, penser consiste précisément à abandonner le territoire et la langue liée à lui, la langue nationale. « Devenir étranger à soimême, et à sa propre langue et nation, n’est-ce pas le propre du philosophe et de la philosophie, leur « style » ? »36, nous disait Deleuze et Guattari. Comme si entre la philosophie et l’exil il y avait une relation essentielle. La langue de la philosophie semblerait être affectée dès l’origine par une sorte de consternation, un trouble provoqué par le fait même de penser et de penser la langue. À cela se réfère Derrida lorsqu’il pointe vers le fait que son rêve envers la langue française n’a pas été de la maltraiter dans sa syntaxe ou son lexique, mais de « faire qu’il lui arrive quelque chose », « quelque chose de si intérieur qu’elle ne fût même plus en position de protester sans devoir protester du même
35
J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, p. 23.
36
G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie, p. 106. 34
coup contre sa propre émanation »37. Penser consiste donc bien comme l’indiquait déjà Wittgenstein, à s’en prendre aux limites du langage, mais pas à celles du langage austère, neutre et universel auquel semblait aspirer la philosophie linguistique, mais d’investir les confins de sa propre langue, la langue historique et concrète, en faisant l’expérience de son impropriété sans la dépasser ni la maltraiter38. Revenons à la question du début de ce parcours accidenté dans les logis de la langue, de la culture et de la souveraineté. Que peut bien vouloir dire aujourd’hui « penser en français » ? Nous, comme je le disais, nous ne possédons pas une langue mais plusieurs langues. Mieux encore : ce sont elles qui nous possèdent puisque la langue est toujours celle de l’autre. Non pas une mère mais deux mères impropres donc. Deux mères un peu bâtardes et liées l’une à l’autre, originairement croisées l’une dans l’autre ; à la fois qu’habitées par d’autres langues historiques qui ont laissé leurs traces indélébiles chez elles. Des mères qui luttent pour renforcer leurs souveraineté –l’une il faut bien le dire dans de meilleures conditions constitutionnelles et étatiques que l’autre– ; mais aucune ne nous offrant la possibilité de penser philosophiquement, attachées comme elles le sont à une rhétorique et une esthétique, tantôt d’inspiration catholique, tantôt de tradition journalistique. Il faudra enfin considérer en tant que philosophes, en tant que professeurs de philosophie pour être plus exacts, une langue qui est franche –l’anglais–, et, dont le monopole technico-scientifique affecte une bonne partie de nos écrits destinés à l’académie et à la promotion professionnelle. Dans 37
J. Derrida, Le monolinguisme de l’autre, p. 85.
38
À propos de l’écriture et l’style comme questions politiques, voir
aussi, M. Crépon, « La langue, l’esprit, les classiques. Nietzsche et la question de la langue maternelle », Les Cahiers de l’Herne, Paris, 2000, pp. 81-97.
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ce contexte « penser en français » ne signifie donc pas adopter le français comme une « langue mère » vu que nous disposons de plus d’une langue, mais plutôt « penser » tout court, c’est-à-dire, nous donner l’occasion de nous penser, de penser notre langue, notre culture, notre aspiration à la souveraineté sans sujet, à l’hétéronomie sans servitude, depuis l’idiomaticité de nos langues bâtardes. Penser en français voudra dire pour nous, faire passer notre langue –le catalan ou le castillan selon la fiction maternelle que nous ayons privilégiée– par l’intraduisibilité qui lui est essentielle, et faire qu’il arrive quelque chose à la langue, quelque chose de ce « désir nomade et pirate » avec lequel Badiou caractérisait la philosophie française des dernières décades39. Penser en français voudra donc dire commencer à mettre en doute l’intégrité de ce nous, ruiner notre construction identitaire, tout en sauvegardant le droit de décider et de ne pas être qui nous sommes. Notre langue devra alors souffrir quelques torsions incommunicables et intraduisibles pour pouvoir penser cette aporie. Elle devra pouvoir commencer à se penser en dedans et en dehors de l’impropriété de sa tradition. Et il est curieux que ce soit un algérien juif français qui nous l’ait enseigné avec un mot d’usage peu fréquent dans la langue française et d’apparence infortunée : celui de « déconstruction ». Penser en français aura quelque chose à voir pour « nous qui ne sommes pas nous » avec la façon, dont nous traduisons, pensons et déplaçons le terme « déconstruction », mais aussi et surtout dans la manière par et avec laquelle nous nous approprions de son geste de déplacement pour comprendre les risques et les opportunités que traversent actuellement à Barcelone, la langue, la culture et la souveraineté.
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A. Badiou, « The Adventure of French Philosophy », New Left
Review, September-October, 2005.
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Penser en français ? Begonya Saez Tajafuerce
(1) On se demande si Barcelona, elle pense en français. « Penser en français » : qu’est-ce que cette expression doit pouvoir exprimer ? À quelle référence doit-elle renvoyer ? S’agit-il d’une question linguistique, culturelle, politique ? Dans cette formulation, L’intérêt du sujet, est-il historique ou bien thématique dans cette formulation ? La question, donc, est tout d’abord suivie en amène immédiatement d’autres par d’autres qui ne cesseront et cela ne cessera pas. C’est sans doute une question ouverte, mais, surtout, c’est une question qui ouvre. Or, il faut plutôt dire : la pensée en français, du moins la pensée contemporaine, elle est une question d’ouverture. Ce qui est mis en jeu dans cette ouverture avec laquelle on établit un rapport quand on pense, en français, aux termes décrits, est bien la représentation et, avec elle, le sens, et, avec eux, le corps. On fait toujours semblant, quand on pense ; de d’autant plus quand on « pense en français ». Cette condition de la pensée, elle y devient question. Donc, se demander par ce que l’on peut vouloir-dire quand on soutient qu’on pense en français reste équivalent à se demander par ce que l’on peut vouloir-dire quand on soutient qu’on pense par rapport aux conditions de la pensée contemporaine ; c'est-à-dire, qu’on y établit un rapport et que ce rapport dévient devient constitutif de la pensée même en tant que telle. Or, on pense en français quand on pense la pensée et quand on la pense dans ses propres termes, c'est-àdire, en exercice d’appropriation de ses propres termes qui, d’ailleurs, ne se laissent pas objecter. La question reste, donc, à l’ouverture.
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Il faut aussi bien ajouter que cette ouverture que –et à la fois où– la question (se) pose mène vers un champ qui serait justement le champ de la représentation –à savoir le corps, comprenant par ceci un terrain qui se laisse semer de sens. C’est le lieu qui donne lieu ; or, c’est le lieu où le sens peut avoir lieu. Le sens se plie à l’ouverture au régime de la possibilité, étant ses traces étant celles des corps, se donnant en commun de façon singulière. (2) On se demande si Barcelona, elle pense en français. D’immédiatement, ma pensée se dirige, ne non pas vers Paris, mais vers le centre de l’Europe, où ma première représentation de la pensée en français, elle s’est configurée, bien qu’en langue allemande que auf Deutsch. Cette représentation première de la pensée en français devient singulière –et, ainsi, significative– d’autant plus qu’elle a lieu dans la mesure qu’elle où elle subit un double déplacement, et géographique et linguistique. Et, en correspondance, dans la mesure qu’elle où elle, la représentation première, subit le double déplacement du corps et du sens. Or, dans la mesure qu’elle où elle se conforme et conforme à la fois (comme) un meta-phorein, c'est-à-dire, (comme) une action, doublement –et, donc, pas univoquement– connotée. En conséquence, cette représentation première, (se) conforme conforme déjà toujours comme une migration du corps et du sens, qui à son tour, se constituent dans l’action même de migrer. Du corps et du sens migrants qui laissent partout, autour de soi, dans sa démarche, des restes de soi qui y lui sont constitutifs. Y voilà bien là la représentation. Y voilà bien là, encore, la pensée comme ouverture. La pensée du reste. (Je reviendrais sur le sujet de la représentation comme metaphorein ; de la représentation migrante ou même errante). (3) On se demande si Barcelona, elle pense en français. Dans le cas qui me concerne, qui concerne le cas de l’ontologie et,
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plus concrètement, le cas de l’ontologie contemporaine, c’est obligé nécessaire d’affirmer que Barcelona commence à penser en français à Berlin, dès la première rencontre avec Derrida, et, plus spécifiquement, avec le Derrida de Limited Inc. Celui est le Derrida qui se met en discussion avec Austin et Searle sur la question de la performativité para rapport au langage ; c’est le Derrida qui a été présenté dans le cadre d’un séminaire qui venait pris en charge par le renommé philosophe allemand, héritier de la pensée esthétique d’Adorno, Albrecht Wellmer, qui à ce moment-là était le directeur de l’Institut d’Herméneutique de la Freie Universität zur Berlin, avec son assistante, Ruth Sonderegger. (3a) La discussion sur la question de la performativité par rapport au langage aboutira finalement à la question du sens ou, mieux, à la question du statut du sens dans la pensée contemporaine. Donc, l’intérêt qui informe la question ne l’enferme pas dans un contexte épistémologique, mais, par contre, il l’ouvre au contexte ontologique. Il s’agit, par conséquent, de se demander à nouveau quel peut-être le sens du sens dans le contexte philosophique, après Kierkegaard, après Nietzsche et après Heidegger ? Et, plus encore, moins génériquement, il s’agit de poser la question – laquelle contient déjà une certaine thèse – que nous reste-t-il du sens, dans ce discours, sinon un reste, justement, de la raison et de la vérité opératives dans le discours de la philosophie classique et moderne ? Ou bien, autrement dit : Quel est ou peut--être le sujet du sens – et quel genre de sujet serait-il ? – et comment faire du sens dans ce contexte théorique certainement critique ? Il faut ajouter déjà dans sur ce point, que le contexte ontologique, en tant que contexte théorique ouvert aussi par la question du sens, est doublement critique, dans la mesure que où la question (hypothèse) qui y est soutenue, posée ?, à savoir, que du sens il ne nous y en reste qu’un reste, dévient
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devient une question non seulement référée rapportée au sens, étant donné que le sens est l’objet de la question, mais référée plutôt à la question même, c'est-à-dire, au sens de la question même tel en tant que question : Pourquoi toujours se demander par le sens ? Pourquoi la question du sens reste ouverte ou pourquoi reste-t-on sur la question du sens ? La pensée du sens nous mène vers l’ouverture qu’elle constitue et ou où le sens reste. (3b) Dans L’éthique de l’interprétation (1982), Gianni Vattimo considère l’herméneutique langue commune aux années 80, comme lieu de signification qui rend opératif le discours philosophique à la façon du marxisme aux des années 50 et 60 et le structuralisme aux des années 70. Je serais d’accord avec Vattimo par rapport à la thèse que le discours philosophique contemporain se plie à l’herméneutique, en confrontation avec le discours (de la) métaphysique, et que, l’herméneutique conforme dirait-on ? On dirait le système nerveux du discours philosophique en se constituant comme méthodologie. Mais, j’ajouterais ici que l’herméneutique s’y constitue aussi comme ontologie, étant donné que le sens devient le problème principale de tout discours philosophique, de son être propre, même quand il ne le devient pas d’une façon explicite. L’être du sens tout à fait comme l’être tout court est en question et cette question se donne que relation ; l’être, comme le sens, se donne comme cette relation, qui est le nœud de l’ontologie et à la fois la texture du discours philosophique même, qui fait rend bien visible la pensée comme telle, parce que la pensée comme telle se joue entièrement dans la relation – c'est-à-dire, dans l’ouverture. Il n’y aurait que le sens comme question pour la philosophie contemporaine, même quand cette question vient exprimée en termes éthiques, esthétiques, scientifiques, psychanalytiques et/ou politiques, c'est-à-dire, même quand cette question vient partagée. C’est le logos même qui vient donc partagé et il constitue, alors, un régime intelligible pluriel tel(au même titre que ?) que le régime sensible. Et
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c’est en accord avec ceci, avec cette partition fondamentale du sens, voire de la question du sens, au lieu de et non comme communion fondamentale, qu’on peut affirmer l’herméneutique comme nouvelle koyné ou, mieux, comme koyné autre. Donc, la question du sens dans le discours philosophique contemporain, y est conçue comme une question méthodologique centrale, herméneutique et ontologique à la fois, et la détermination fondamentale (en opposition à « régionale », comme Heidegger le dirait) que cette question opère sur ce discours, prend un détour irréversible quand elle me mène à l’oeuvre de Jean-Luc Nancy où le sens vient tout de suite, déjà dès la première page et déjà dès la première lecture : L’intrus, lié au corps. De cette façon-ci, la pensée même sera mise dans un rapport au corps en devenant une pensée du/de corps. La pensée, conçue comme herméneutique, devient pensée dans ce rapport (rapport d’ailleurs impossible) avec le corps. Dans ce rapport, la pensée se plie aux sens, c'est-àdire, à la sensibilité. C’est à cause de ce pliement ce pli que la pensée, le logos, comme on disait avant, devient un logos pluriel en tant que constitutif et constitué à la fois par rapport au régime sensible. Le régime intelligible est aussi bien partagé. En même temps, par rapport au corps, la pensée ne se laisse fixer à aucun sens qui la précède ou qui la suit ; il n’y a pas d’origine et pas de résultat pour le sens qui lui permettent d’être achevé – il n’y a pas, donc pas, de cercle herméneutique ou bien tout cercle herméneutique est un cercle vicieux. Le sens est sans donnée. Le sens se donne seulement comme condition de possibilité du sens (et il faut bien souligner possibilité), c'est-à-dire, comme « ouverture ». On se trouve, on doit affirmer avec Nancy « dans le partage inné du sens » (2013 : 54), c’est à dire, dans l’ouverture infinie. Et c’est à cause de cette ouverture infinie que la pensée, le
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logos, devient un logos singulier en et non universel et pas même général. Le sens, le sens du/de corps est, donc, pluriel-singulier. Et comme sujet du sens, de ce sens, le corps est relevé comme lieu herméneutique par excellence dans la mesure qu’il répond à une logique transitive par laquelle il donne lieu au sens – le corps ne possède aucun sens. Le corps, donc, comme sujet du sens, est relevé comme don herméneutique. Plus, de même, si l’on s’accorde, avec Nancy dans Le partage des voix (1982), sur le fait que « l’herméneutique est un don » (2013 : 95). Le corps est le don de la possibilité du sens où, mieux, de la possibilité d’avoir et/ou de faire du sens, comme sens migrant et même errant, donc, comme possibilité du reste, c'est-à-dire, comme possibilité qui reste possibilité. Le corps, en tant que don, annonce le sens et, de cette façon, il annonce l’ouverture même, soi-même comme ouverture, et, à son tour, il annonce le sens comme/dans l’ouverture. Le corps ne possède pas le sens, comme le ferait « le sujet et d’un acte de compréhension, d’élucidation d’interprétation » (2013 : 54). Le corps est un sujet dépossédé, tout d’abord, de sens. Or, le corps s’ouvre au sens dans une pulsation qui n’annonce rien d’autre que la « syncope du partage du sens » (2013 : 56). Le corps n’est pas sujet du sens – lieu herméneutique – en tant que sujet de discernement, en tant que sujet critique ni interprétatif. Le corps est sujet du sens en tant qu’il suscite ce qu’on pourrait appeler la relation herméneutique, c'est-à-dire, l’ouverture du sens, mais aussi « au sens en tant que autre (…) à une altérité qui est définitoire du sens » ; c’est justement cet autre (c’est ce sens autre, ce sens qui reste, le sens comme reste) qui vient annoncé – et ne non pas interprété, dans la relation herméneutique. Comme lieu herméneutique par excellence, le corps est et fait du sens une énigme.
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Et le don « est la singularité » (2013 : 96) ; possibilité du sens qui est, à son tour, impossibilité ; possibilité, donc, ne non pas donnée à la nécessité, mais à l’impossibilité, au vrai Autre de soi, son propre Autre. (4) Penser en français, je l’ai déjà exprimé, mène, dans les termes proposés, au sujet de la représentation, où, donc, comme prévu, je reviens. Il s’agit, je reprends, de la représentation comme meta-phorein ; il s’agit de la représentation migrante (ou même errante). Dans cette conception de la représentation, que reste-t-il de la métaphore et/ou du discours de la métaphore ? Dans quelle mesure est-il possible de relever la métaphore comme lieu singulier de signification, d’ouverture, de déplacement, de déviation, de déchirure, de représentation, finalement ? Bien entendu : de représentation migrante ; d’errance ? Qu’est-ce qu’on peut y récupérer, par rapport à la métaphore, qui puisse lui faire mériter d’être pensée, tenue, par le sujet de la représentation ? C’est bien avec Derrida qu’on va penser (dans) ce domaine, qui se constitue, on en prend le risque, comme un domaine politique singulier, étant donné qu’il se constitue par rapport à un logos qui n’est pas, on le sait, sans doute, le logos de la métaphysique. Or, la métaphore on la pense, on la tient, ailleurs de que dans l’ordre binaire qui régit la loi de l’analogie. Penser en français, de ce point de vue, oblige la considération d’un ordre autre ; penser devient de cette façon un défit avec des connotations et ontologiques et politiques. Voilà ce qu’on veut souligner. Ce qu’on peut récupérer par rapport à la métaphore c’est, selon Derrida, sa force. La force métaphorique est la force humaine par excellence. Et elle vient connotée comme force d’un ordre autre. C'est-à-dire, elle vient connotée par rapport à l’altérité ou à la différence, à l’hétéro, donc, et pas par rapport à l’identité où au semblable, à l’homo. Conçue dans
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ces termes, la métaphore signale pointe vers la représentation comme la représentation de quelque chose d’autre ou de quelqu’un d’autre. La représentation (se) constitue (comme) le rapport avec ce tout autre qui sera tout autre. Et c’est justement comme rapport à ce tout-autre que la représentation peut se laisser penser en clef termes de politiques. Or, la représentation se laisse penser comme rapport. Mais, hélas, comme rapport impossible par force de son propre ordre autre qui la jette toujours hors de soi. La représentation migrante ou même errante, elle n’est justement pas la représentation qui se constitue dans le rapport sensible/intelligible, ou, en plus, le sens se conçoit (littéralement), dans le couple. Dans ce cas, la métaphore donne la mesure du rapport à la représentation. Tandis que le rapport qui constitue la représentation migrante ou même errante reste lié à la métaphore quand métaphore signifie non-mesure ou même l’impossibilité de mesure. De ce point de vue autre, le sens, donc, se conçoit comme rapport non-dialectique, c'est-à-dire, comme rapport où le désire reste, hors en dehors le du binarisme, hors en dehors de la symétrie et hors en dehors de l’économie – tous étant signes de la propriété et de l’analogie. Bien que je ne puisse ici développer ce point de vue sur le sujet (néanmoins sujet de la représentation, qui implique y implicite le corps), il me semble très clair qu’il s’agit ici aussi de mettre en jeu dans le(s) discours ontologique(s) de la différence justement la différence telle que la différence sexuelle, c'est-à-dire, la différence comme différence constitutive, comme différance des différences, comme archidifférence. Il s’agit de mettre en jeu la validation ontologique et politique de l’axiome lacanien « il n’y a pas de rapport sexuel » quand on affirme avec Nancy, encore, que tout ce qu’il y a, dans le rapport, c’est de l’incommensurabilité. Cette validation n’en fixe pas le sens en négatif, c'est-à-dire, on ne conçoit pas le rapport comme
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non-rapport ou, autrement dit, on ne conçoit pas la représentation comme non-représentation. Si le rapport est impossible, c'est-à-dire, si la représentation est impossible, c’est par la force du reste qui leur est inhérent. Si on peut toujours affirmer le rapport aussi bien que la représentation c’est à cause de cette force propre qui ne cesse, qui diverge, et qui s’y impose toujours autre, impropre, donc, finalement, à la propriété et à l’analogie. Voilà la (dé)mesure dans laquelle il est possible de relever la métaphore comme lieu singulier de signification, c'est-à-dire, comme lieu de signification politique.
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Derrida et l’Amérique latine Carlos Contreras Je dois commencer par vous remercier de m’avoir donné l’opportunité de cette rencontre avec des collègues espagnols, latino-américains et français, pour parler à propos de la philosophie française. Je dois aussi dire mes remerciements et souligner l’apport important que représente ce recueil, pour les hispanophones, et particulièrement les latino-américains. Il facilite et invite à la lecture des grands penseurs français de ces vingt dernières années. C’est un geste d’amabilité non seulement de réunir ces penseurs, mais aussi de nous réunir autour de cette convocation puissante que représente l’inflexion française du moment philosophique contemporain. Je vais me référer, ou plutôt je parlerai à partir de la section qui a pour objet la déconstruction, et qui consacre trois études très bien documentées et très à jour, sur trois penseurs, Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, et Catherine Malabou. Une séquence très intéressante et suggestive, qui va de celui qui a forgé le terme de « déconstruction », ou plus exactement celui depuis lequel s’est imposé le terme de « déconstruction », jusqu’à celle qui est présentée comme une critique du même terme, Catherine Malabou. Le moment français : nationalisme et universalisme Le titre de cette journée attire l’attention : Barcelone, pense-t-elle en français ? Il s’agit donc du moment espagnol de la réception du moment français. Les auteurs ne l’expriment pas ainsi, mais parlent de « notre pays ». J’imagine qu’il s’agit de l’Espagne. Cela peut donner l’occasion de plusieurs questions.
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Comme je parlerai à partir de la section qui a pour objet la déconstruction, les questions que je me poserai devront être inspirées de lectures derridiennes. Je pense en particulier aux questions de la nationalité et du nationalisme philosophique. Nous pouvons penser qu’il y a une continuité (ou : séquence), et un intérêt pour ces questions, depuis l’ouverture de la conférence « Les fins de l’homme », jusque, au moins, les séminaires des années 1990 sur la nation, les politiques de l’amitié, etc. Il y a une tension entre la visée d’universalité de la philosophie, et certaines prétentions de nationalismes philosophiques, entre le désir d’un discours universel et la spécificité idiomatique en philosophie. Cependant, je n’ai pas l’intention de parler ici de ces problèmes, je voudrais plutôt esquisser la façon, dont Derrida s’est approché de l’Amérique latine. Vers l’Argentine. A Santiago et à Valparaiso. Le livre Philosophies post-métaphysiques commence par l’évocation de la conférence d’Alain Badiou en Argentine. Elle s’est tenue à la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, et avait été organisée par l’ambassade de France. On peut faire entendre les résonnances de ces indications : la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, Alain Badiou et la pensée française. Retenons simplement ceci : Les français dans une bibliothèque argentine. J’en viens à Derrida. Il s’agit bien d’un parcours. Derrida fait allusion à Buenos Aires. Par exemple dans « Un ver à soie ». C’est un écrit daté et localisé. Ou plutôt, un texte qui a la date d’un parcours : « vers Buenos Aires, 24 novembre, 29 novembre 1995 ». Il fut écrit il y a quasiment dix-huit ans, dans le parcours, dans le cours du voyage vers Buenos Aires. Après son séjour en Argentine, Derrida est venu au Chili. Ce fut son premier, et, à ma connaissance, unique voyage dans notre pays. Dans les sous-titres de « Un ver à soie », il
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n’est pas question du parcours, du voyage vers le Chili, mais de son séjour dans deux villes : Santiago et Valparaiso. Et des dates : 29 novembre et 4 décembre 1995. La référence à la capitale argentine est marquée par le « vers », par le déplacement vers Buenos Aires. En revanche, dans la référence au Chili, il y a deux noms, deux noms de villes. Capitale et port, Santiago et Valparaiso. D’un côté le déplacement de l’autre le séjour. D’autres lieux sont aussi mentionnés. Par exemple il est question de la Terre de feu et du détroit de Magellan, qui apparaissent comme le loin, l’extrême. Amérique latine, sa découverte, l’entreprise d’évangélisation. Par exemple ici se lisent des mentions du Messie : l’autre, l’ancêtre de Bethléem, celui de la première ou de la seconde résurrection, le faux-vrai Messie qui guérit les aveugles et se présente en disant « je suis la vérité et la vie », celui-là même au nom de qui les caravelles christophéliques découvrirent l’Amérique et tout ce qui s’ensuivit, le bien et le pire.40
Cela est écrit dans le cours du voyage. Du moins c’est ce que laisse penser le « vers Buenos Aires ». C’est « au nom du » vrai-faux Messie que se fait le voyage d’évangélisation, en son nom que les caravelles découvrent l’Amérique. Apparaît aussi la mémoire de la tragique aventure de Fernando de Magellan. Derrida dit ceci : Tu insistes néanmoins pour lui écrire, ce faisant sans défaire, de très loin, oui, de très loin, comme avant la vie, comme après la vie, pour lui écrire depuis une pointe de la carte, tout en bas du monde, en vue de la Tierra del Fuego, dans le détroit de Magellan, en mémoires des caravelles. En mémoire de celui pour qui tout finit si mal, une fois le détroit passé. Pauvre Magellan, tu parles. Car je les vois
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Voiles, p. 30-31 49
encore, les caravelles. Pour lui écrire de très loin comme si, pris dans les voilures et poussé vers l’inconnue, à la pointe de cette extrémité, comme si quelqu’un attendait le nouveau messie, à savoir un « Heureux-événement » : surnommé le verdict.41
Ecriture si idiomatique, si singulière, comme si elle était adressée à un autre, un autre très singulier, un autre qui peut être celui même qui écrit, avec lequel on peut échanger des stéréotypes, comme celui de la Terre de Feu, considérée comme la pointe inférieure de la carte, ou le lieu le plus secret du monde. Derrida et l’Amérique latine Derrida avait, auparavant, fait un voyage au Mexique, à la fin du mois de juillet 1982, il accompagnait Jack Lang (Bennington, p. 333 ; Peteers, p. 424). Et auparavant, il avait fait mention de l’Amérique latine dans la conférence inaugurale de la rencontre franco-latino-américaine sur les institutions et les politiques de la psychanalyse, tenues à Paris en février 1981 (« Géopsychanalyse ‘and the rest of the world’ », Psyché, p. 327). Il se demandait alors : « qu’est-ce que l’Amérique latine aujourd’hui ? » et répondait : « l’Amérique latine est le nom d’un concept [psychanalytique] ». Là, on peut lire aussi, vers la fin du texte, que l’irremplaçable, l’incomparable de la configuration latinoaméricaine peut se révéler exemplaire. Il s’agit de la notion d’exemplarité, et de son lien complexe avec l’irremplaçable, l’unique et à la fois le répétable : « le sans-exemple peut avoir une valeur exemplaire » (351). Plus tard, en 1985, il va à Montevideo et à Buenos Aires. Il y va avec de claires motivations politiques. Derrida dit dans La Contre-allée : « Souvent je ne suis allé dans un pays qu’après 41
H. Cixous, J. Derrida, Voiles, Paris, Galilée, 1998, p. 27 50
un début de ‘démocratisation’. Je pense ainsi à tous les pays de l’Est où je ne me suis rendu, pour la première fois, qu’après 1990 […]. Autres ‘premières fois’ dans une démocratie ‘toute jeune’ : la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Uruguay, l’Argentine, le Chili, le Brésil, l’Afrique du Sud » (La Contre-allée, p. 233, citée par B. Peteers, p. 596). Au Chili Il me plait de convoquer entre les deux dates, en 1983, le voyage de sa signature sur la lettre d’invitation du Collège International de Philosophie. Nous est parvenue son invitation, avec sa signature, probablement comme dans bien d’autres lieux, et non seulement latino-américains, mais du monde entier. Sa signature a traversé l’Atlantique et est arrivée jusqu’à nos terres, comme on dit, invitant à participer aux activités du Collège. Au nom de Jacques Derrida, sa signature a fait le voyage, et s’est concrétisée sur le panneau d’affichage du département de philosophie de l’Université du Chili. Un département scindé, à l’intérieur d’une université mutilée et condamnée à l’autofinancement, une discipline plus que maigre, sous-alimentée, souffrant de malnutrition. Pour ma part, je peux retrouver la date à laquelle un écrit de Derrida est arrivé pour la première fois entre mes mains. Il s’agissait d’une traduction en espagnol, l’espagnol d’Argentine, de son écrit sur le théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. (Entre parenthèses, c’est une traduction qui fut publiée en 1968. On peut la considérer comme un témoignage de la réception précoce en Amérique du Sud de l’écriture de Derrida. D’autant plus que le texte en sa version française fut publié dans la revue Critique en 1966). Cet écrit me parvint en 1983. Ce qui m’attira, de cet article, plus que la compréhension du texte même, très complexe et stimulant pour moi, fut l’audace de pensée qui s’annonçait dans certaines notes de
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pied de page. Il s’agissait de l’annonce d‘une relation entre Artaud et Nietzsche. En 1983, au Chili, il était difficile d’imaginer de telles relations, ou plutôt de trouver la validation et l’appui devant l’occurrence de telles relations. Cette même année donc fut affichée sur le panneau mural du département de philosophie de l’Université du Chili, une lettre qui rendait compte de l’inauguration du Collègue International de philosophie, récemment créé à Paris, et, dont le premier directeur élu était Jacques Derrida. Ce fut une nouvelle encourageante et rafraichissante pour l’existence asphyxiée et précaire de l’activité philosophique académique de ces années-là. Et de plus elle arrivait signée par l’auteur de tant d’audacieuses mises en relations. A l’abyssale distance géographico-politique où se trouvait le Chili, il était réconfortant de recevoir une missive si généreuse qui invitait à participer aux activités du collège. Je me souviens aussi de son séjour au Chili. Présence qui attirait les foules, du moins à la Maison centrale de l’Université du Chili, à l’Université catholique de Valparaiso, au salon du livre de la station Mapocho. Son passage par l’Université Arcis, et par l’Université catholique de Santiago. Et qui en dépit de tout, en dépit des foules, passa quasi inaperçu aux yeux d’une grande part des intellectuels et personnalités académiques de nos centres d’études. Nous ne pouvons cesser d’être reconnaissants en tout cas pour l’entrevue qui s’est tenue entre Derrida et quelques professeurs chiliens de l’Université d’Arcis, et qui fut publiée ultérieurement par la Revista de crítica cultural. Il ne faut pas non plus oublier les entrevues accordées par Derrida à quelques journaux nationaux. Et encore moins oublier le séminaire marathon sur l’œuvre de Derrida, à l’initiative de notre collègue Ivan Trujillo durant l’année 1995, et qui culmina avec la réalisation d’un colloque sud américain de philosophie et avec la visite de Derrida à la fin de la même année. Je dois évoquer ici, et aussi saluer la mémoire d’un autre disparu, le professeur Patricio Marchant, évoqué par Derrida
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dans une des allocutions qu’il fit à Santiago. Marchant fut un des premières sinon le premier à traduire Derrida en espagnol, au Chili, avec un très bon accueil, du moins à l’international (je me réfère à la recension parue dans un des Suppléments Anthopos). Non seulement il fit la traduction, mais elle même était précédée d’une étude introductrice très réussie et rigoureuse. De plus Marchant dédicaça à Derrida son livre, provocateur et inspirateur, Sur les arbres et les mères42. J’essaie de penser au moment de la réception dans mon pays. Une réception de l’étranger pour penser le « propre ». Vieille préoccupation d’un pays qui continue de se penser comme jeune. Laura et Jordi disent très justement que la réception de Derrida se distille dans l’enseignement et la recherche. Au Chili, il en a été ainsi : Patricio Marchant, Pablo Oyarzún, Willy Thayer, René Baeza, Iván Trujillo, Sergio Rojas, Alejandro Madrid, yo mismo. Dans le cas de Patricio Marchant, sa recherche se reflète dans son livre Sobre árboles y madres et dans le recueil Escritura y temblor. Pour ce qui est de l’enseignement, je ne sais pas… J’ai seulement eu connaissance de, et assisté à quelques sessions privées sur Antonin Artaud en 1983 dans un vieux temple positiviste du centre de Santiago. Beaucoup de ce que j’ai entendu là tenait de la déconstruction derridienne de la scène de l’enseignement. Particulièrement de ce qui se reflétait dans le texte sur le corps enseignant. Selon la présentation que font Pablo Oyarzún y Willy Thayer, Marchant se réfère principalement à l’expérience d’une situation de perte de la parole, à la relation entre le peuple et les noms. Je relève, pour finir, la question de la nationalité et du nationalisme philosophique, la question des noms et la 42
P. Marchant, Sobre Árboles y Madres, Santiago, Ediciones Gato Murr,
1984.
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question de l’exemplarité. Quand Derrida relit le Discours de la méthode de Descartes y problématise le fait d’écrire la philosophie dans la langue naturelle et non dans la langue de la philosophie, il se demande : « Comment traiter, à partir de cet exemple [celui de Descartes], des rapports généraux entre une langue et un discours philosophique, la multiplicité des langues et la prétention universaliste du discours dit philosophique ? »43. La notion d’exemple et d’exemplarité joue un rôle décisif dans l’exposé de cette question. Je termine en disant que peut-être on pourrait penser le « post » de « post métaphysique » non comme ce qui vient après, mais comme le « post » de la poste, et du relais de cette pensée.
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J. Derrida, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, p. 283. 54
Politique et Déconstruction. Prolégomènes pour une lecture politique de Jacques Derrida44 Emmanuel Biset - Ana Paula Penchaszadeh
Vers une lecture politique Depuis quelques temps, la question politique paraît prédominer dans la lecture de Jacques Derrida. Ce que nous appelons génériquement « politique » paraît traverser non seulement les textes de sa dernière décennie, mais aussi leur réception. La publication de ses Séminaires ne semble que confirmer cette tendance. Toutefois, ces affirmations générales réveillent une série de questions : Où localiser la politique dans sa pensée ? Existe-t-il un ou plusieurs axes qui nous permettent de traverser cette préoccupation ? Y a-t-il une ébauche de politique dans tous ses textes ? L’importance croissante de cette thématique ouvre, alors, une série d’interrogations autour de la portée d’une lecture politique de cet auteur. Notre point de départ se trouve dans le syntagme « lecture politique ». Nous voulons indiquer par là que l’enjeu ne consiste pas seulement en un travail rigoureux sur le plan conceptuel, mais aussi dans le fait que nous comprenons la lecture tout comme la publication comme des interventions dans un champ déterminé. Il ne s’agit pas 44
Version revue de la « présentation » de Emmanuel Biset – A. P.
Penchaszadeh, Derrida político, Buenos Aires, Colihue, 2013. Cf. A. P. Penchaszadeh, Política y hospitalidad. Disquisiciones urgentes sobre la figura del extranjero, Buenos Aires, Eudeba, 2013; E. Biset, Violencia, justicia y política. Una lectura de Jacques Derrida, Córdoba, Eduvim, 2012.
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de présenter deux positions antagoniques sur ce point, comme s’il s’agissait d’opter pour la rigueur conceptuelle ou pour l’enjeu politique, mais de partir de la lecture comme d’une tâche qui, dans la patience du concept, effectue une intervention. Ces dernières années, à partir de l’initiative d’une maison d’édition anglo-saxonne, il y a eu une prolifération de livres ayant comme format de titre un nom propre suivi de l’expression « et le politique ». Dans cette collection on trace un lien entre un nom propre et le politique, comme par exemple « Derrida et le politique » 45 Or, ceci suppose un double mouvement : d’un côté, on part de la distinction entre la politique et le politique, appelée habituellement différence politique, pour privilégier l’approche à partir d’un de ces pôles46; de l’autre côté, le « et » implique une relation d’extériorité, dans ce cas avec le politique, mais que l’on pourrait établir avec une multiplicité d’aspects comme l’esthétique, l’éthique, la métaphysique, etc. Nous avons opté pour le titre « Derrida politique » afin de discuter de ces deux dimensions. Tout d’abord, parce que les textes de Derrida, selon notre perspective, brisent une opposition claire et ancienne entre la politique et le politique. Opposition qui suppose qu’il est possible d’isoler ou de différencier le politique, en tant que dimension conceptuelle ou ontologique, de la politique, des pratiques, des institutions, des actions. Pour nous, il s’agit de penser la contamination différantielle et la spectralisation des deux pôles, ou mieux encore, d’indiquer que la politique comporte une équivocité irréductible. Partir de cette équivocité suppose non seulement de se positionner à l’intérieur de la réception de l’auteur français, mais aussi d’avoir une position déterminée à l’intérieur de la pensée 45
R. Beardsworth, Derrida and the political, London, Routledge, 1996.
46
O. Marchart, Post-foundational political thought, Edimburgh, EUP,
2007.
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politique contemporaine. D’un côté, parce que la distinction entre le politique et la politique a marqué de façon précoce la réception de Derrida en faisant apparaître au moins deux positions : celle de ceux qui pensent que la tâche serait d’effectuer une déconstruction du politique et celle de ceux qui pensent que la tâche est de générer une politique de la déconstruction. D’un autre coté, parce que la distinction entre la politique et le politique n’a pas seulement servi à systématiser la pensée d’une série d’auteurs, mais aussi à tracer une barrière entre deux dimensions qui se présentent, très souvent, comme des dimensions incontaminées. Deuxièmement, et en conséquence de cela, nous ne cherchons pas à établir la relation entre un auteur et une dimension appelée politique, mais à déterminer les différentes façons, dont Derrida est politique. Et en dernière instance, à déconstruire le processus d’immunisation qui tente de spécifier la dimension purement conceptuelle du politique chez un auteur, en extirpant ainsi toute considération sur les activités politiques inscrites dans sa biographie. Un ordre tranquilisateur peut s’installer ou bien dans une distinction nette entre biographie et philosophie ou bien dans une dérivation simple ou dans une identification entre les deux. La rupture avec cet ordre tranquilisateur ne suppose pas, justement, une définition complète qui localise une fois pour toute la politicité d’un nom propre, mais elle indique que la lecture est un enjeu qui en soi-même ouvre des politiques, toujours au pluriel. Nous insistons sur le fait que la question ouvre une diversité d’approches, c'est-à-dire, il existe une multiplicité de facettes du Derrida politique. Cette multiplicité ne se conçoit pas dans un horizon fini, ce qui fait que cette même multiplicité est un point de départ. Il existe une diversité de façons de poser la question politique chez Derrida qui ne peut être réduite à l’unité d’un nom propre. Une multiplicité au sein de laquelle les relations ne sont pas pacifiques. Une lecture est politique parce c’est un enjeu dans cette multiplicité qui implique toujours un nom propre, raison
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pour laquelle, Derrida soutiendra « je suis en guerre avec moi-même »47. Une lecture fait quelque chose au nom qui signe le texte et par lequel il ne peut déjà plus être le même : Derrida lit Derrida. Lecture politique, alors, parce que nous ne cherchons pas à établir le sens définitif de la question politique chez Derrida, ni encore moins à définir une vérité ultime qui habiterait depuis toujours ses textes. Au contraire, nous cherchons à ouvrir les textes, à les forcer, à en faire matière à polémique, en vue de tracer le lieu d’une intervention politique : pour être fidèles à Derrida, nous devons le trahir48. Traditions de lecture Avant d’avancer dans une recherche sur les apports de cet auteur à la pensée du politique, nous pouvons signaler qu’il existe deux positions sur cette question. Tout d’abord, il y a des auteurs qui signalent que la déconstruction derridienne n’apporte rien à la pensée du politique, c'est-à-dire, que le domaine propre de son développement serait la sphère privée ou éthique. Tel est le cas, par exemple de Richard Rorty49. Il est possible de synthétiser une première approche, celle de ceux qui considèrent que la pensée de Derrida, et en dernière instance, ses textes, s’avèrent insignifiants pour penser la politique dans le monde contemporain. Selon cette perspective, donc, toute cette énorme production de textes sur la politique élaborés depuis la moitié des années 80 ne seraient que des exercices de déconstruction, ayant du sens à 47
J. Derrida, Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée, 2005.
48
J. Derrida, Marx & Sons, Paris, PUF et Galilée, 2002.
49
R. Rorty, « Remarques sur la déconstruction et le pragmatisme », in
AA.VV., Déconstruction et Pragmatisme, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2010.
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l’intérieur du tracé d’une certaine opération de lecture, sans effets relevants sur la pensée politique. En second lieu, il est possible de trouver une perspective qui rencontre dans la déconstruction un enjeu politique de teinte réactionnaire. Pour une tradition, affirmée dans un universalisme irréductible, l’exercice de la déconstruction, en sapant les points d’appui qui ont fondé certains positionnements critiques en politique, dissoudra toute possibilité non seulement de critique, mais aussi d’action politique ayant en vue la transformation de l’ordre donné. Selon cette perspective, soutenue dans un texte de Jürgen Habermas, le risque que comporte la radicalisation de la philosophie du soupçon produite par la philosophie française des années 60 serait la dissolution de tout type d’orientation normative de l’action politique50. Si tous les patrons de certitude sont dissous, la place de la critique comme capacité de juger cesse d’être possible. De sorte que le risque de la déconstruction dans son exercice infini serait de rompre avec n’importe quelle possibilité d’orientation aussi bien éthique que politique, car une telle pensée partirait de l’hypothèse d’une hétéronomie radicale et de l’impossibilité de toute émancipation. En troisième lieu, il y a ceux qui indiquent que la déconstruction, telle qu’elle a été élaborée et réélaborée par Derrida, constitue un apport important pour penser la politique. Comme nous l’avons signalé, il n’existe pas un accord général sur l’apport de l’auteur à ce champ. Cependant, divers aspects de ses textes ont donné lieu à des analyses et à des interventions politiques. Cette multiplicité 50
J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Galilée,
2011. Même s’il est vrai qu’Habermas lui-même a atténué sa position dans des textes postérieurs. Cf. J. Habermas, « Comment répondre à la question éthique ? » in J. Cohen, R. Zagury-Orly (eds.), Judéités, Paris, Galilée, 2003.
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peut aussi se retrouver dans les champs dans lesquels a été utilisée la déconstruction : féminisme études culturelles, études sur les animaux, analyse critique du droit, etc. Cependant, il est possible d’indiquer qu’il y a une discussion qui a hégémonisé une bonne partie des approches sur la question : il s’agit du débat sur l’existence ou l’inexistence d’un tournant éthico-politique chez Derrida. Comme dans la discussion sur la Kerhe heideggérienne, le débat porte dans ce cas sur le fait de savoir si l’approche de problèmes éthiques et politiques chez l’auteur se doit à un tournant dans sa pensée ou au contraire est une dérive de ses premiers textes51. Ce débat est d’une importance toute particulière pour le thème que nous abordons, car s’y joue l’(im)possibilité de circonscrire les textes de cet auteur dans une perspective politique. Dans le cadre de ce débat, trois positions, au moins, peuvent être indiquées. Avant tout, il y a ceux qui nient l’existence d’un tel tournant politique en indiquant que des questions éthiques et politiques peuvent être retrouvées dès les premiers textes de l’auteur. Ensuite, se trouvent ceux qui affirment qu’effectivement il y a eu un tournant. Affirmation qui ouvre une nouvelle discussion autour du moment où celui-ci s’est produit et de ses conséquences. Certains le situent au commencement des années 70, d’autres au milieu de la décennie de 80 et il y a ceux qui affirment qu’il s’agit de quelque chose qui acquiert de la visibilité dans les années 90. Dans tous les cas, ils coïncident 51
Ainsi, par exemple, le débat contemporain entre John McCormick
et Ben Corson tourne autour de ce problème : J. P. McCormick, « Derrida on Law; Or, Poststructuralism Gets Serious », Political Theory, Vol. 29, No. 3, 2001; B. Corson, « Transcending Violence in Derrida, A Reply to John McCormick », Political Theory, Vol. 29, No. 6, 2001; J. P. McCormick « Justice, Interpretation, and Violence, A Rejoinder to Corson », Political Theory, Vol. 29, No. 6. 2001.
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sur le fait que l’œuvre de Derrida opère un tournant vers une approche explicite des problèmes politiques, tournant qui impliquerait un rapprochement croissant de certaines réflexions éthiques d’Emmanuel Levinas. Beaucoup situent l’origine de cette préoccupation tardive pour la politique dans certains questionnements, dont a été l’objet la déconstruction dans le monde anglo-saxon après la découverte de textes qui associaient Paul de Man, un de ses représentants dans l’académie nord-américaine, avec le nazisme. Ce tournant est évalué positivement par certains, comme c’est le cas de Simon Critchley52, et négativement par d’autres, c'est-à-dire, comme une dépolitisation de ses textes les plus anciens, comme c’est le cas d’Ernesto Laclau53. En dernier, il est possible de trouver une perspective qui tente de penser les déplacements dans les textes de Derrida sans le faire depuis la figure du tournant, qui implique entre autres choses la notion d’ « œuvre » comme totalité unifiée. Dans ce cas, plus que de discuter l’existence ou l’inexistence d’un tel tournant, il s’agit de multiplier les lieux de détermination politique des textes rendant compte des déplacements dans leurs différentes dimensions (biographiques, historiques, philosophiques, etc.) Déconstruction et politique Une discussion ancienne traverse les différents types d’approche de la pensée politique de Derrida. Il s’agit de 52
S. Critchley, « Déconstruction et Pragmatisme », in AA.VV.,
Déconstruction et Pragmatisme, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2010 et S. Critchley, The Ethics of Deconstruction, Derrida and Lévinas, Cambridge, Blackwell, 1992. 53
E. Laclau, « Déconstruction, pragmatisme et hégémonie », in
AA.VV., Déconstruction et Pragmatisme, Paris, Les Solitaires intempestifs, 2010.
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l’opposition entre déconstruction de la politique et politique de la déconstruction. Dans le premier terme, l’enjeu politique de la déconstruction se trouverait dans la déconstruction d’un certain concept de politique configuré à partir de la tradition métaphysique. Dans ce cadre, la déconstruction permettrait de critiquer un certain réseau conceptuel à partir duquel on conçoit la politique. Dans le second terme, l’enjeu politique ne se trouverait plus dans l’ordre conceptuel, mais dans la politicité-paricide inscrite dans tout exercice de déconstruction. Il est possible de reconstruire cette discussion à partir d’une certaine réception de la déconstruction. De fait, le premier colloque organisé autour de la pensée de Derrida a été convoqué en 1979 par Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe54. Deux noms qui ne seront pas mineurs dans les discussions politiques autour de Derrida. Ce colloque avait pour titre « Les fins de l’homme », rappelant un texte de Derrida de mai 196855. Il est significatif que le colloque ait été organisé à partir du titre d’un texte qui traite du statut de la question de l’homme dans la pensée française contemporaine. De fait c’est le texte où l’auteur parle d’une relation intrinsèque entre philosophie et politique, en même temps qu’il questionne les restes d’humanisme y compris chez des auteurs comme Hegel, Husserl, et surtout, Heidegger. Cette distanciation par rapport à l’humanisme pour penser la politique, n’est pas une indication mineure, de fait, ce sera le vecteur central de la réflexion derridienne de la dernière heure, comme cela est devenu clairement manifeste 54
P. Lacoue-Labarthe - J.L. Nancy (comps.), Les fins de l’homme,
Colloque de Cerisy, Paris, Galilée, 1981. 55
J. Derrida, « Les fins de l’homme » (conférence prononcée à New
York en octobre 1968, datée d'avril 1968) in Marges de la Philosophie, Paris, 1972.
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à partir de la publication de son dernier séminaire sur la question animale. Comme nous le signalions, l’importance de ce colloque se situe dans le fait que c’est à cette occasion qu’apparaissent les premiers exposés sur le lien entre la pensée de Derrida et la politique. Ou plutôt, une série de questions sur la façon, dont il est possible de lire la déconstruction, politiquement. Il s’agit, nous pouvons le dire, d’un certain malaise qui commence à surgir parmi les lecteurs fidèles de l’auteur. Dans le cadre de ce colloque, s’est déroulé un séminaire nommé « Politique » au cours duquel ont été précisées certaines positions qui ont ensuite marqué une bonne partie des débats, des discussions et des interventions autour de la déconstruction. On trouve, d’un côté, la lecture proposée par les organisateurs même du Colloque. En effet, Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe seront à l’origine d’une des positions concernant le « Derrida politique » que nous pouvons appeler déconstruction du politique. Déjà, dans la présentation du séminaire réalisée par Christopher Finsk, on part d’un certain diagnostic d’époque pour montrer l’importance du travail de la déconstruction56. Les auteurs choisissent le terme « totalitarisme » pour qualifier l’époque, non en référence au phénomène totalitaire (fascisme, nazisme, communisme), mais pour penser une époque où la domination de la technique implique aussi la totalisation du politique dans des figures métaphysiques. Par la suite, ils indiqueront qu’il s’agit de la métaphysique de la subjectivité moderne qui constitue nos catégories et nos formes politiques. Face à cela, ils utilisent le terme « retrait » pour désigner la tâche de la déconstruction. Retrait qui comporte un double sens : la nécessité de se retirer de cette totalisation 56
C. Fynsk « Seminaire Politique », in P. Lacoue-Labarthe – J-L.
Nancy (comps.), Les fins de l’homme, Colloque de Cerisy 1980, Paris, Galilée, 1981.
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du politique et la nécessité de réinventer le politique. Dans tous les cas, l’enjeu politique propre de la déconstruction serait le retrait du politique. De l’autre côté, on trouve un enjeu de lecture proposé par quelques participants, comme Gayatri Spivak ou Jacob Rogozinsky, qui questionnent la proposition d’une déconstruction du politique57. Et ils la questionnent parce qu’ils y voient un tournant théoriciste qui affaiblit le potentiel politique de la déconstruction, c'est-à-dire, qui réduit la déconstruction à un travail de nature conceptuelle sur le politique. Au contraire, ces auteurs signalent qu’il s’agit de penser la politique de la déconstruction, là où différencier la politique et le politique supposerait le tracé d’un nouveau dualisme hiérarchisant qui placerait d’un côté seulement les principes les plus philosophiques et généraux et de l’autre juste des exemples empiriques. Face à cela, la déconstruction est politique, car elle part du fait que toute théorie est une pratique et implique, par conséquent, une série de décisions éthico-politiques. Dans ce cas, on ne cherche pas à saper la constitution métaphysique du politique, mais plutôt à interroger les façons, dont la théorie est une pratique. Quoi qu’il en soit, Derrida lui-même appuiera la création d’un « Centre d’Études Philosophiques sur le Politique » à l’École Normale Supérieure, dirigé par Nancy et LacoueLabarthe ce qui, d’une certaine manière, indique quelle était sa position 58 . Mais comme toujours, au-delà même des options choisies par les auteurs, pour nous, un des aspects 57
G. Spivak, « Il faut s’y prendre en s’en prenant à elle »
et J. Rogozinski, « Déconstruire- La révolution » in P. LacoueLabarthe – J-L. Nancy (comps.), Les fins de l’homme, Colloque de Cerisy 1980, Paris, Galilée, 1981. 58
P. Lacoue-Labarthe – J-L. Nancy, Rejouer le politique, Paris, Galilee,
1981 et P. Lacoue-Labarthe – J-L. Nancy, Le retrait du politique, Paris, Galilée, 1983.
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les plus intéressants de la déconstruction est l’impossibilité d’opter définitivement entre la déconstruction du politique et la politique de la déconstruction. Nous ne voudrions pas minimiser les positions impliquées, mais par contre, indiquer qu’une telle opposition peut être minée par la déconstruction même. De fait, le passage du temps a nuancé les perspectives des intervenants eux-mêmes (ainsi Jean Luc Nancy a sévèrement remis en question la possibilité de distinguer le politique de la politique59). Peut-être s’agit-il, comme avait l’habitude de signaler Derrida, d’un double enjeu ; interroger de façon critique la manière, dont s’est configuré un certain ordre conceptuel de la politique et intervenir de façon critique dans certaines pratiques institutionnelles solidifiées. 1. La co-appartenance de la philosophie et de la politique Les dernières observations permettent d’ouvrir une nouvelle interrogation autour du positionnement, dirons-nous, « disciplinaire » de la perspective de Derrida. Est-il possible de lire Derrida dans la tradition de la philosophie politique ? S’agit-il d’une théorie politique en vue de construire un cadre théorique pour l’analyse politique ? La déconstruction estelle une des formes de pensée impolitique contemporaines ? Les noms qui sont lancés –philosophie politique, théorie politique, pensée impolitique- rendent compte de la dispute contemporaine autour du statut même de la pensée politique. Il s’agit ici, en même temps, des formes historiques de cette tradition de discours appelée philosophie politique et de l’hostilité ou hospitalité constitutive présente entre l’ordre philosophique et l’ordre politique. Nous savons qu’une tradition importante de la philosophie politique 59
J-L. Nancy, « Le désir des formes », in Europe, Vol. 87, No. 960,
2009.
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contemporaine, d’Arendt à Esposito, au moins, indique que la philosophie politique serait une contradictio in terminis, car la philosophie n’aurait été rien d’autre que la tentative récurrente d’étouffer la politique. Comment se situe Derrida dans la philosophie politique contemporaine ? Indubitablement, la position ou la qualification de la pensée d’un auteur dans une ou autre catégorie est un exercice d’interprétation. Nous voudrions indiquer ici, simplement, une réponse contradictoire : Derrida est et n’est pas membre de la tradition de la pensée politique. La réponse affirmative selon laquelle on pourrait le placer dans la longue tradition de la philosophie politique occidentale, se fonde sur le fait qu’effectivement, Derrida discute la pensée de quelques-uns des auteurs centraux de cette tradition. Depuis ses premières lectures de Rousseau, jusqu’aux derniers séminaires où Hobbes occupe un rôle central, il réalise à plusieurs reprises une lecture attentive des auteurs canoniques de cette tradition. Mais, au-delà de ces noms propres, il est possible d’indiquer que certains problèmes ou thèmes apparaissent avec insistance : la nature de la décision ou de la responsabilité politique, la notion de souveraineté, la possibilité de délimiter un concept du politique, la question concernant un ordre social juste. Nous voulons signaler par là qu’une réponse qui situerait Derrida à l’extérieur de la pensée politique peut aussi impliquer la pire des fermetures. La réponse négative selon laquelle il s’avère impossible de situer de manière simple Derrida dans la tradition de la philosophie politique, surgit parce que ses textes supposent toujours un questionnement des limites établies pour constituer une discipline. Il s’agit alors de questionner les limites établies par la philosophie politique, la théorie politique ou la pensée impolitique concernant ce qui, comme politique, doit faire l’objet de recherche. Ceci, comme l’a signalé Derrida, parce que la politique est constitutivement
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inadéquate à son concept60. Il n’existe pas quelque chose de l’ordre d’un concept de politique qui fixe de manière claire et distincte les limites d’un questionnement politique et de ce qui ne l’est pas. Enfin, la déconstruction questionne les limites disciplinaires qui font de la philosophie politique une aire déterminée de la philosophie ayant un objet clair à interroger ainsi qu’un concept clair et distinct de la politique. Cette double stratégie est quelque chose qui accompagne la déconstruction depuis ses textes les plus anciens et qui aura des conséquences politiques importantes en évitant n’importe quel positionnement simple ou unidirectionnel. En même temps, ce double jeu rend compte d’une façon de comprendre le lien entre philosophie et politique qui peut être établi à partir de la notion de coappartenance. Avec cela, on évite de penser cette relation à partir de l’extériorité ou de l’identification, c'est-à-dire, la politique comme un objet extérieur analysé par la philosophie, et la philosophie identifiée avec la politique. Face à cela, la lecture proposée interroge les déterminations philosophiques de la politique et les déterminations politiques de la philosophie. D’un côté, on indique qu’il n’existe rien qui soit comme un ordre pur de la politique extérieur à la philosophie, car toute institution, pratique ou intervention politique est traversée par des philosophèmes, est constituée par certains concepts. De l’autre côté, on indique qu’il n’existe pas quelque chose qui soit comme un ordre philosophique pur, immunisé de la politique, car toute philosophie est l’institution d’une définition d’elle-même et parce qu’un certain cadre institutionnel constitue ce que nous entendons par philosophie.
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J. Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994. 67
2. Façons de politiser Une lecture politique comme celle que nous proposons ici n’est pas conçue comme une politisation externe d’un auteur ou de textes déterminés. Comme si de l’extérieur on convertissait quelque chose en politique. D’une certaine façon, et Derrida nous l’a montré, tout travail de lecture implique une certaine politicité. Ce que nous devons discuter alors, c’est de quelle manière on politise tout texte, la pensée derridienne comme texte. Cependant, une des manières de politiser est celle qui se nie comme telle, qui cherche à fixer un sens, une fois pour toutes, en évitant une quelconque discussion à ce sujet. Si on pouvait fixer de manière définitive la pensée politique de Derrida, n’importe quelle discussion à ce sujet deviendrait superflue. Nous disons que celle-ci est aussi une lecture politique en tant qu’elle suppose une conception non seulement de l’autonomie de la vérité, mais aussi de la tâche philosophique comme fixation des significations ultimes d’une pensée. Face à cela, une lecture politique doit être polémique et ouverte. On parie sur une lecture qui mette en tension les textes, les interprétations, les auteurs, etc. ; sur une lecture qui ouvre l’écoute à une diversité de discussions qui ne cherchent pas à être réglées ou fermées. On cherche à ouvrir, en outre, une interprétation instable et une lecture infinie des textes. Il s’agit donc d’assumer la tâche complexe de travailler rigoureusement, minutieusement, délicatement, une série de perspectives, dont on ne sortira certainement immune. La politicité d’une lecture se joue pour nous, donc, dans la double dimension de la conflictualité et l’ouverture. Non comme des dimensions qui peuvent être scindées de façon claire et distincte, mais là où conflictivité et ouverture s’entrelacent de façon irréductible. De sorte que la première question que nous souhaitons aborder concerne le fait que très souvent les approches concernant la question politique chez Derrida, en tentant de circonscrire le problème de manière définitive ou de
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proposer un concept fixe, terminent par dépolitiser l’auteur. Face à cela, nous pensons qu’une manière possible de penser la lecture est celle qui se joue dans une relation conflictive avec les textes en traçant une spatialité dans chaque cas. Avec cela nous nous référons au fait qu’il ne s’agit pas d’établir des tensions à l’intérieur d’un texte ou d’un nom propre (moins encore, bien sûr, de chercher des contradictions), car dans un tel cas, on établit une relation d’extériorité avec un objet devant être analysé. Eh bien non, une lecture se dessine toujours dans un « entre » : entre des noms propres, des textes, des écritures. Là, à maintes et maintes reprises, se produit une lutte. Une lutte que nous assumons comme précaire, partielle, finie, qui ne cherche pas à épuiser un sens, mais à l’ouvrir. Ou plus encore, donner lieu à quelque chose dans les plis du sens et du non-sens (et de l’absence de sens). Comme Derrida a su le signaler par rapport à Marx, une relation pacifique, harmonieuse, purement académique avec un auteur, est une façon de le tuer, de le condamner à la tranquillité du cimetière. C’est contre cette tranquillité, contre les multiples manières d’amoindrir la force d’un auteur, qu’une lecture s’assume comme une tâche rigoureuse et créative. Car nous trouvons aussi, parfois, qu’en défendant la rigueur, on défend une répétition littérale, mimétique, qui construit un mécanisme de reproduction généralisé. La lecture comme enjeu, sans abandonner en aucun cas une attention rigoureuse portée aux textes, comporte toujours une dimension inventive, quelque chose doit survenir pour qu’on ne sorte pas de la lecture en étant le même : signature contre signature. Et alors commencent les différents chemins que l’on peut remonter pour penser des politiques chez Derrida. Où, en dépassant une lecture reconstructive, il s’agit de penser quels sont les enjeux politiques qui se jouent dans un ou autre travail conceptuel. Mais où, selon nous, le défi ne se situe pas seulement dans un travail conceptuel qui déploie avec subtilité et précision les textes derridiens, mais dans
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l’invention de pratiques politiques qui aient cette même rigueur. Ici, il ne s’agit plus de noms propres, mais d’assumer dans sa complexité ce qu’implique penser la politique, là ou le terme politique comporte toujours un entrelacement spécifique de théories et de pratiques. En dernière instance, c’est la question d’une politique hospitalière qui oriente notre travail philosophique et nos pratiques politiques. Lecture politique, disions-nous, parce qu’il s’agit d’une intervention. Nous savons que la portée de celle-ci ne peut être ni calculée ni prévue, ce qui supposerait le pire des autoritarismes. Une intervention, comme n’importe quel texte, est une ouverture à des (des)appropriations infinies. On intervient ainsi dans de multiples sens, dans une communauté académique située géographiquement et temporellement, dans le champ des études sur l’auteur, dans le cadre des recherches contemporaines sur la politique, etc. Mais aussi, intervention parce que nous pensons que la tâche politique est double : la rigueur, la patience, l’attention que requiert le travail philosophique pour faire éclater les certitudes et l’urgence, la précipitation, l’exigence que requiert l’action politique dans un monde déchiré par la souffrance.
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La carte du monde et le cercueil de l’utopie Patrice Vermeren
Avez-vous lu Miguel Abensour ? Dans la philosophie politique critico-utopique de Miguel Abensour, les concepts vont toujours par paires : « utopie et démocratie », « démocratie sauvage et principe d’anarchie », « la conversion utopique : l’utopie et l’éveil », « utopie : futur et -ou altérité », « les passages Blanqui entre mélancolie et révolution », « philosophie politique et socialisme ». Mais l’usage de la particule de liaison (et) n’indique ni l’ambigüité et l’opacité philosophique du politique, comme chez Merleau-Ponty (« Humanisme et Terreur »), ni sa transparence, comme chez Kojève (« Tyrannie et Sagesse »). Il serait bien plutôt l’expression de l’énigme du politique, entre domination et émancipation. Une autre singularité serait l’adjonction systématique a ces catégories de la tradition politique d’un adjectif qualificatif paradoxal qui en marquerait l’intempestivité : chez Abensour l’utopie est persistante, l’héroïsme révolutionnaire, l’émancipation auto-émancipation, la démocratie sauvage ou insurgeante, et la philosophie politique utopique ou utopico-critique. Etre intempestif, depuis Nietzsche et Françoise Proust, peut vouloir dire deux choses. Ou penser et agir non contre, mais a l’inverse de son temps. Ou prendre a rebours son temps, par son revers : lorsque le regard, la pensée, l’action se portent sur le présent, dans la finalité d’avoir prise sur lui, ils n’en sont pas contemporains. Ce qui signe l’inactualité du présent 61 . Ce que Walter 61
F. Proust, « Nouvelles considérations intempestives », Futur
antérieur, L’Harmattan, numéro 28, 1995 ; J. Riba, « Miguel Abensour :
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Benjamin traduirait, selon Françoise Proust, comme l’avenir étant à la fois ce que le passé appelle et ce qui appelle le passé, et l’intempestif n’étant ni une tâche, ni une obligation, mais une propriété du temps présent. La question devient alors celle des effets que produit l’intempestif, et des puissances inédites de résistance qu’il peut libérer. Horacio Gonzalez parle du processus de libération des textes mis en œuvre par Miguel Abensour, lisant Leroux ou Thomas More, qu’on ne lit plus, Marx, Saint Just ou Strauss, qu’il faudrait ne plus lire, Clastres, Levinas, Lefort, renvoyés au statut de penseurs de second ordre 62 . Quel est le statut philosophique de cette entreprise critico-salvatrice de révélation des potentialités émancipatrices des textes, sous condition de lire un écrit contre lui-même, et de façonner le type du lecteur émancipé ? L’ambiguïté du mot Utopie a été voulue par Thomas More, forgeant ce néologisme en 1516 : l’Utopie est ou bien l’eu-topos, le lieu du bonheur parfait, ou bien l’ou-topos, le lieu qui n’existe nulle part, ou bien les deux à la fois63. Le mot désigne bientôt tout texte qui se donne pour modèle celui de l’auteur du « vrai livre d’or », et vient aussi qualifier tout projet de législation idéale, comme la République de Platon (Dictionnaire de Trévoux, 1771) : utopie s’écrit alors sans majuscule et peut s’employer au pluriel. Bientôt et pour longtemps l’adjectif utopiste vient de la bouche de l’autre, pour disqualifier le rêveur, faiseur de chimères qui ne regarde Pensar la política de otro modo », Filosofias postmetafisicas. 20 anos de filosofia francesa contemporanea, coordonné par L. Llevadot et J. Riba, Barcelone, UOC, 2012, pages 215 – 224. 62
H. Gonzalez, « Le processus de libération des textes », Critique de la
politique. Autour de Miguel Abensour, sous la direction d’A. Kupiec et d’E. Tassin, Paris, Sens et Tonka, 2006, page 29. 63
B. Baczko, Les imaginaires sociaux, mémoires et espoirs collectifs, Paris,
Payot, collection Critique de la politique, 1984, page 84.
72
pas de face la cartographie du réel du monde et se réfugie dans un imaginaire donné comme réalisation impossible. Gueudeville, le traducteur en français de Thomas More, écrit dans sa préface à Utopia : « Le réel ne s’utopiera jamais ». Bronislaw Baczko cite aussi Louis-Sébastien Mercier, auteur de L’an 2440, rêve s’il en fut jamais (1771) : « Fictionner un plan de gouvernement dans une île lointaine et chez un peuple imaginaire, pour le développement de plusieurs idées politiques, c’est ce qu’ont fait plusieurs auteurs qui ont écrit fictivement en faveur de la science qui embrasse l’économie générale et la félicité des peuples ». Le Dictionnaire de la langue française de Littré (seconde édition, 1873-74) donne ces deux définitions : « UTOPIE (u-to.pie), s, f. // 1) pays imaginaire où tout est réglé au mieux, décrit dans un livre de Thomas Morus qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie (avec majuscule). //2) Figuré. Plan de gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur de chacun, et qui, dans la pratique, donne le plus souvent des résultats contraires à ce qu’on espérait (avec une minuscule). Se créer une utopie. De vaines utopies. /Projet imaginaire ». Que le résultat du plan de gouvernement imaginaire puisse aller à l’encontre des espérances de bonheur de celui ou de ceux qui l’ont conçu, et courir au risque du danger social, c’est bien ce que voudront illustrer tous ceux qui, dans le dix-neuvième siècle, s’opposent aux utopistes socialistes ou humanitaires (Saint-Simon et les Saints-Simoniens Bazard et Enfantin, Charles Fourier et Victor Considérant, Robert Owen, Etienne Cabet, Pierre Leroux). Tel Louis Reybaud, auteur d’une série d’articles célèbres dans la Revue des Deux Mondes sur les Réformateurs contemporains et les socialistes modernes (1842), de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale (1843) et de Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des Républiques (1848), écrivant dans la préface à la seconde édition du premier livre cité que « ce qui abuse surtout les novateurs et les maintient dans une illusion funeste, c’est leur point de départ. En esprits mathématiques, ils veulent atteindre l’absolu : ils imaginent pour l’homme un bonheur absolu,
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une morale absolue. Or, l’absolu échappe à notre nature contingente et bornée, l’absolu est le secret des dieux. Un homme absolument vertueux, absolument heureux, ne serait plus un homme (..). Cherchons le mieux (…), soit. Mais cherchons-le dans la sphère du possible et sans rêver dans les destinées humaines une solution de continuité, une métamorphose soudaine, un changement à vue ». A ce réalisme du possible, on peut confronter la formule célèbre d’Alphonse de Lamartine, présupposant que l’utopie pourrait avoir un rôle de prévision historique : si « les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées », ne risquent-elles pas d’abdiquer leur prétention à transformer radicalement le réel ? Que l’utopie puisse préfigurer la science est aussi l’un des thèmes privilégiés de Marx et Engels : « Le socialisme scientifique s’est élevé sur les épaules de Saint-Simon, de Fourier et d’Owen, trois hommes qui, malgré toute la fantaisie de l’utopisme de leur doctrine, comptent parmi les plus grands esprits de tous les temps et ont anticipé génialement sur d’innombrables idées, dont nous démontrons aujourd’hui scientifiquement l’exactitude64 ». Que l’utopie soit vouée à l’impuissance par son irréalisme (ce qui se donnerait à voir singulièrement avec l’échec de la Révolution de 1848) ou qu’elle triomphe par incorporation à l’histoire comme moment préscientifique, correspondant à un état précoce du processus révolutionnaire, reviendrait à proclamer la fin des utopies, au nom du réalisme du libéralisme et du triomphe du capitalisme généralisé, ou de la scientificité du marxisme et
64
F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), Paris,
éditions sociales, 1962.
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de la révolution communiste annoncée65. C’est sans doute contre le présent, un siècle plus tard, de ce double héritage de la carte du monde et du cercueil de l’utopie, que prend naissance le projet philosophique de Miguel Abensour d’un nouvel esprit utopique, dirigé contre deux écueils : 1) L’écueil de la dégénérescence tyrannique de l’utopie totalitaire : où celle-ci réalise l’unité intégratrice et totalisante du tous Un, renversant en son contraire l’utopie émancipatrice du tous uns ; 2) Et l’écueil de la dégénérescence autarcique de l’utopie des savants, où une petite élite se referme sur elle-même pour bâtir pour elle seule ici et maintenant la liberté, pour laquelle les utopistes révolutionnaires continuent à revendiquer pour le genre humain, étant passée du tous uns au tout un. Si l’on veut situer la conjoncture dans laquelle Miguel Abensour vient réactiver à la fin des années soixante la question de l’utopie, il faut d’abord évoquer toute la littérature officielle et officieuse du Parti communiste français, qui véhicule comme un truisme le jugement de Engels sur son caractère préscientifique et antirévolutionnaire. J’en donnerai pour preuve, au hasard, le jugement porté sur George Sand par Jean Larnac en 1947 : « Venue à l’action par l’utopie, après l’échec (de 1848) George Sand se rejeta dans l’utopie, une utopie de plus en plus vague, dépouillée de toute vérité sociale, dont il ne resta plus que la pitié suprême chère à Hugo et à Tolstoï, qui fait prendre automatiquement le parti du plus faible, en négligeant la justice, et qui implique bien entendu, chez celui qui s’y livre, l’appartenance à la classe aristocratique, la croyance à la supériorité du patricien sur le plébéien, le refus de croire à la possibilité d’un renversement de classes ou de 65
M. Abensour, Les formes de l’utopie socialiste-communiste. Essai sur le
communisme critique et l’utopie, thèse pour le Doctorat d’Etat, jury : Charles Eisenmann, Gilles Deleuze, Georges Lavau, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1973, tome 1, page 31.
75
leur suppression (..). Quand un « communiste » n’a plus aux lèvres que les mots de Saint Jean : « Frères, aimez-vous les uns les autres », c’est un communiste usé, un communiste qui n’attend plus rien que du ciel »66. A la suite de Maximilien Rubel, Abensour s’en prend à la manie des ruptures du dogmatisme stalinien : rupture entre Marx et ses prédécesseurs, entre Marx et les philosophes, entre Marx et les utopistes, entre le jeune Marx hégélien et le Marx devenu marxiste, inventant le matérialisme historique et posant les fondements du matérialisme dialectique. Mais c’est surtout la coupure épistémologique science/utopie reprise par l’althussérisme qui est la cible de Miguel Abensour. Détacher Marx des marxismes, telle est pour lui la vertu du travail de Maximilien Rubel 67 , pour mieux rendre à l’utopie tout l’espace qu’elle occupait chez Marx68. La thèse de doctorat de Miguel Abensour se clôt sur la démonstration que « la théorie de Marx n’est pas le lieu où l’énergie utopique vient s’éteindre pour laisser place à la science, mais là où s’opère une trans-croissance de l’utopie socialiste-communiste ou communiste-critique. Marx n’est pas le fossoyeur de l’utopie, il en a repris et porté l’énergie à un plus haut niveau en la 66
J. Larnac, Georges Sand révolutionnaire, Paris, éditions hier et
aujourd’hui, 1947, page 231. 67
M. Rubel (1905-1996) a consacré sa vie à étudier Marx et publié ses
Œuvres dans la collection La Pléiade, postulant que « Marx n’est pas le fondateur d’une science économique constituée, mais l’auteur d’une critique dirimante de l’économie politique ». Selon Abensour, il substitue à un Marx monolithique « père du mouvement ouvrier » un Marx vivant, ouvert, inachevé, fidèle à son inspiration critique, s’opposant à Louis Althusser, pour lequel « Le Capital est l’œuvre sur laquelle Marx doit être jugé ». 68
M. Abensour, L. Janover, Maximilien Rubel, pour redécouvrir Marx,
Paris, Sens et Tonka, 2008, page 37.
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projetant dans le mouvement réel du communisme, principe énergétique du futur prochain 69 ». Abensour reprendra ensuite pour la retravailler cette hypothèse à plusieurs reprises, et singulièrement vingt ans plus tard, en 1993, moment privilégié du « réalisme », du retour du droit et de l’Etat de droit. Il la reformulera sous la forme d’une question intempestive, sous condition de la présence de Marx comme penseur vivant et de la permanence de l’utopie70. La critique marxienne de l’utopie procède de deux moments, la question du sens de cette critique et celle des rapports du communisme critique à l’utopie. L’opposition socialisme scientifique/socialisme utopique acquiert le statut d’une instance de censure visant à l’invalidation de toute atteinte au dogme de la séparation, et requiert une relecture du Manifeste communiste et de Socialisme Utopique et Socialisme Scientifique qui resitue ces deux textes canoniques dans l’ensemble des textes marxiens relatifs à l’utopie, et qui vienne invalider l’opposition utopie/science comme non-marxiste, sinon positiviste (fruit d’une controverse entre Auguste Comte et les Saint-simoniens). C’est donc au nom de leur manque de radicalité -comme révolution partielle et soumission au réel-, et non de leur excès et leur irréalisme, que Marx critique les utopies. Sa critique ne saurait être unifiée, et le communisme critique doit être jugé au regard de la pluralité de l’espace utopique, comprenant le socialisme utopique, le néoutopisme et le nouvel esprit utopique. Contre l’éternelle utopie, qui est au fondement de la haine de l’utopie, attestée dès les années 1840 et jusqu’aux « nouveaux philosophes » assimilant en 1980 utopie, révolution et 69
M. Abensour, Les formes de l’utopie socialiste-communiste. Essai sur le
communisme critique et l’utopie, op.cit. Tome 2, p. 201. 70
M. Abensour, « Marx: quelle critique de l’utopie? », Rencontres autour
de Pierre Fougeyrollas, textes réunis et présentés par Pierre Ansart, Paris, L’Harmattan, 1993, page 28.
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goulag, la pluralité de la tradition utopique vient garantir la persistance de l’utopie, et la visibilité de son rapport à l’émancipation. Selon Abensour, on distinguera 71 1) le socialisme utopique, soit « l’Aurore du socialisme » selon Leroux, « à beaucoup d’égards révolutionnaire » selon Marx et Engels, dont les représentants les plus autorisés sont Saint-Simon, Fourier et Owen, et qui prônerait l’association, contre toute forme de domination. 2) Le Néo-utopisme, résultat d’une conciliation entre le socialisme utopique et les idées dominantes, ou entre le mouvement communiste et les idées de la classe dominante, visant à réduire à néant l’écart de l’utopie ( Marx et Engels le prend pour cible sous la tripe forme des fouriéristes de la Démocratie Pacifique, du socialisme vrai, et des solutions de la « question sociale ». 3) le Nouvel Esprit utopique, après 1848, qu’il soit à développement autonome (Dejacques, Coeurderoy) ou critique (William Morris, Ernst Bloch, Walter Benjamin). L’hypothèse du nouvel esprit utopique permet de revitaliser l’utopie jusqu’à aujourd’hui dans un espace pluriel de confrontation qui invalide à la fois le discours néolibéral et le discours marxiste sur l’utopie en tant qu’ils sont des discours globalisants, et d’interroger le mouvement paradoxal par lequel l’émancipation moderne se transforme en son contraire, sous l’expérience de la répétition, pour préserver l’utopie de la régression qui la menace, telle une épée de Damoclès. Le thème conservateur de l’éternelle utopie postulerait que sous la forme d’un texte toujours identique, le discours de l’utopie vient toujours, depuis Platon jusqu’aux philosophes de mai 68, légitimer une société close, autoritaire et statique, négatrice de toute temporalité, et de la pluralité et de la singularité des individus. Celui de la persistance de l’utopie, au contraire, connote l’idée d’une recherche asymptotique, volontariste et sans cesse renouvelée d’en finir avec la 71
M. Abensour, « L’histoire de l’utopie et le destin de sa critique », II,
Textures, 1974, Numéro 8/9, pages 55-81.
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domination, la servitude volontaire et l’exploitation. Miguel Abensour en voit l’actualité dans le re-travail incessant du concept d’utopie, le nouvel esprit utopique dans son rapport avec la dialectique de l’émancipation, et les rapports utopie et démocratie72. On pourrait alors, avec Ernst Bloch, voir dans l’inachèvement de l’Etre, dans sa distance par rapport à l’essence, le secret de la persistance de l’utopie, dés lors que l’intention utopique serait toute entière dans l’écart qui la sépare de sa réalisation, au risque de l’accomplissement de l’Etre qui aurait comme effet la fin de l’utopie : « Ce n’est que si un Etre semblable à l’utopie s’emparait du contenu activant de l’hic et nunc que le sentiment fondamental de la situation de cette agitation pulsionnelle : l’espérance, serait lui aussi du même coup absorbé par la réalité réussie »73. Une autre manière que l’ontologie, pour rendre compte de la persistance de l’utopie, serait celle d’Emmanuel Levinas, du côté du rapport à autrui et dans l’irréductibilité de la rencontre, où l’utopie serait surgissement de l’humain, autrement qu’être, découverte d’un non-lieu qui doublerait tout lieu : « A l’utopisme comme reproche, ce livre échappe en rappelant que ce qui eut humainement lieu n’a jamais pu rester enfermé dans son lieu »74. Et si la relation à autrui n’est pas ontologie, mais utopie au-delà de l’utopie, l’homme alors 72
M. Abensour, « Persistante utopie », Mortibus, numéro 1, printemps
2006, repris dans L’homme est un animal utopique, Arles, éditions de la nuit, 2010 page 172. 73
E. Bloch, Le principe Espérance, Paris, Gallimard, 1976, tome 1, page
228, cité par M.A., op.cit. page 176. 74
E. Levinas; Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus
Nijhoff, Fata Morgana, 1976, page 63, cité par M.A., op.cit, page 179. Voir aussi M. Abensour : « L’utopie du livre », dans Emmanuel Levinas. La question du livre, sous la direction de M. Abensour et A. Kupiec, Paris, IMEC, 2008, page 78.
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serait un animal utopique. Abensour va jusqu’à douter que la position éthique de Levinas et la position ontologique de Bloch puissent être réellement données comme une alternative. On peut lire Miguel Abensour comme tout grand philosophe, à partir d’une intuition première qu’il n’aurait fait que conceptualiser et développer, sous condition de son refus de produire un système philosophique. On peut aussi s’interroger sur la manière, dont il porte attention à la conjoncture, et, dont il déplace son questionnement et ses références philosophiques, dans la fidélité à la relecture des textes précédemment étudiés, et le recours à ceux qu’il (re)découvre au présent. Il est clair que les années soixante privilégient la référence à Marx, parce que la cible est dans ce moment de déconstruire le couple socialisme utopique/socialisme scientifique établi. L’utopie n’est pas la première ébauche de la science, mais tout aussi bien sa migration vers l’historicité ou la prévision qui n’est pas sa vérité advenue. L’utopie a plutôt cette fonction de veille inlassable pour conjurer toute coïncidence de l’idéal et du réel. Quelques années plus tard, la ténacité de la haine de l’utopie se manifeste dans la volonté de ses fossoyeurs de l’associer au léninisme, au stalinisme, voire au fascisme et au nazisme, comme préfiguration d’un totalitarisme auquel elle n’aurait cessé d’être associée : comme si le concept de totalitarisme était aussi simple à penser que leur concept d’utopie. Abensour montre que le totalitarisme est un phénomène complexe et nouveau, inassimilable et irréductible à la tyrannie, au despotisme, à l’Etat absolu, à la dictature et à l’Etat autoritaire, dont le concept recouvre : 1) une hypertrophie de l’Etat qui tend à s’assimiler la société civile et à produire un univers social quasiment homogène, 2) un parti unique comme vecteur de cette unification de la société civile et de l’Etat, 3) une séparation de l’Etat et de la société civile telle que le pouvoir se concentre dans la personne du Big Brother, 4) l’affirmation du peuple-Un, d’une société réconciliée d’où le conflit, c’est à dire la
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condition de la politique démocratique, sont exclus. A quoi il faut ajouter que, même si le mythe de la société réconciliée et du bon gouvernement véhiculé par la tradition utopique peut être interrogé au regard de la généalogie du totalitarisme, la tradition utopique est elle aussi complexe, et surtout plurielle75. Il faudrait scruter avec attention la scansion par Miguel Abensour de chaque moment de l’inactualité de cette persistante utopie. Le dernier, mais on sait qu’il y en aura d’autres, consacre l’usage du concept de conversion utopique. Un terme à prendre en dehors de toute connotation religieuse, parce qu’il permet de mettre en lumière « le mouvement (le déplacement) par lequel l’homme ou le collectif se détourne de l’ordre existant pour se tourner vers un monde nouveau », d’une topie à une utopie, selon Gustav Landauer cité par Abensour, « la désaffection pour l’ordre immédiatement suivie de l’investissement d’une nouvelle forme de lien entre les hommes, de lien humain ». 76 Abensour tente de penser le comment de cette conversion à travers deux paradigmes, celui de l’épochè phénoménologique (provoquant le réveil de la subjectivité, son arrachement au sommeil dogmatique de l’ordre établi, et l’apparition de l’humain utopique) et celui de l’image dialectique (projetant le rêveur hors du sommeil, vers l’éveil, le guetteur de rêve ayant pour fonction de construire techniquement la constellation du réveil77) emprunté à Walter Benjamin. Deux paradigmes qui, même s’ils puisent à des sources différentes, la politique d’un côté et l’éthique de l’autre, renvoient à une 75
M. Abensour, « Le procès des maîtres-rêveurs », Libre, numéro 4,
1978, repris dans Utopiques 1, Arles, éditions de la nuit, 2011, page 72. 76
M. Abensour, « La conversion utopique », L’homme est un animal
utopique, op.cit., page 11. 77
Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX° siècle, Paris, éditions de
Cerf, 2000, cité par M.A., op.cit. , page 33.
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posture philosophique qui lie indissociablement utopie et philosophie. Miguel Abensour est revenu dans un entretien avec Danielle Cohen-Levinas sur cette posture, travaillant cette définition : « L’utopie est cette disposition qui, grâce à un exercice de l’imagination, ne redoute pas, dans une société donnée, d’en transcender les limites et d’inventer ce qui est différent78 ». La conversion est passage d’un état à un autre, d’un lieu à un autre, ou plutôt à un non-lieu. La carte du monde nous assigne un lieu donné et un temps déterminé comme naturels, qui sembleraient s’imposer à nous comme une évidence, un ordre établi qui condamnerait la subjectivité à la passivité, à la servitude et à la résignation, et conduirait l’éternelle utopie, comme un destin auquel elle ne pourrait échapper, au cercueil de l’histoire. Abensour y insiste : l’effet de la conversion utopique ne serait pas un déplacement d’un lieu à un autre, un remplacement qui substituerait un espace nouveau à un espace ancien, un transfert de place opérant dans le temps, mais, dans la suspension d’un espace et d’un temps déterminés, le mouvement de se détourner d’une topie vers l’utopie, lieu de nulle part et temps d’aucun temps, expérimentation d’un nouvel être (ensemble) au monde, exploration de la possibilité de relations humaines qui n’ont jamais existé. « Donc, la conversion utopique est la sortie d’un sommeil dogmatique, et en même temps l’apprentissage de la connaissance de l’éveil ou du réveil ». Contre l’éternelle utopie, la persistante utopie, en lieu et place déplacés de la carte du monde établi, la conversion au non lieu de l’utopie. Il resterait à montrer comment de cette position se déduit une conception de la démocratie comme insurgeante, car, même si elles appartiennent à des logiques hétérogènes –unitaire pour l’utopie, conflictuelle pour la démocratie-, et si elles sont chacune en proie à deux formes 78
M. Abensour, Emmanuel Levinas. L’intrigue de l’humain, entretiens
avec Danielle Cohen-Levinas, Paris, Hermann, 2013.
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de dégénérescence possible (tyrannique par transformation du tous uns en tous Un, ou autarcique par la transformation du tous uns en tout seuls, pour l’utopie ; transformation de la conflictualité politique en guerre civile, ou de l’action politique en pure discursivité, pour la démocratie), il convient de démocratiser l’utopie et d’utopianiser la démocratie. La démocratie n’est pas un simple Etat de droit, un régime politique parmi d’autres, mais une institution politique conflictuelle du social et une modalité de l’agir politique qui se réinvente sans cesse pour lutter contre toute logique de domination, totalisation, médiation ou intégration propre à l’Etat, et préserver la puissance d’agir du peuple79. Cette conception de la politique et de la démocratie radicale, sauvage, ou insurgeante, pour mieux préserver l’écart avec ses formes dégénérées, va de paire avec la revendication d’une philosophie politique critique ou critico-utopique, contre la restauration académique et réactionnaire de la philosophie politique, et au point nodal de la critique de la domination et de la pensée de l’émancipation80. Il n’est pas indifférent de confronter cette position avec celle adoptée par Jacques Rancière. Concernant l’utopie, Rancière en a donné cette analyse à partir du roman de Balzac : Le curé de village81 : l’utopie n’est pas une négation simple, mais une double négation. Elle n’est pas seulement le non-lieu d’un lieu, mais le non-lieu d’un non-lieu. 1) Le lieu serait la disposition « normale » des places et des fonctions, 79
« Puissance de la démocratie », entretien avec Miguel Abensour,
Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière, Vacarme, n°48, été 2009, page 11. 80
M. Abensour, Para una filosofia politica critica. Ensayos, traduction et
présentation de Scheherezade Pinilla Cañadas y Jordi Riba, Barcelona, Anthropos, 2007. 81
J. Rancière, « Sens et usage de l’utopie », dans L’Utopie en question,
sous la direction de M. Riot-Sarcey, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2001, pages 43-57.
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des manières de faire et de parler en harmonie avec la manière d’occuper sa place et d’exercer sa fonction dans l’espace commun : tout énoncé émis par un corps a une destination précise – tel autre corps – et une fonction précise –tel acte à accomplir. A la gestion de ce lieu Rancière assigne le nom de police, l’ordre de la domination, le partage du sensible qui désigne ceux qui obéissent et ceux qui commandent, ceux qui sont voués au travail intellectuel et ceux qui ont droit à la pensée . 2) La démocratie intervient pour perturber cette distribution ordonnée des places en tant qu’elle n’est pas un régime de gouvernement ou un état du social, mais un lieu sans lieu où surgit le sujet politique de revendiquer d’être compté à égalité parmi les parts de la communauté: « il y a de la politique parce qu’il y a une part des sans-parts, un compte comme tout des gens de rien qui vient se superposer au compte réel des parties de la société ou au dénombrement de ses fonctions ». 3) A ce non-lieu vide de la démocratie, suspendue à un trouble de l’écriture susceptible d’être saisi par n’importe qui pour en faire n’importe quoi, vient se substituer le non-lieu du non-lieu qu’est l’utopie (celle proposée par la communauté saintsimonienne, ou par le village du roman de Balzac), une autre écriture dans les choses, qui remplit le vide et propose un ordre où les corps soient à leur vraie place dans la communauté nouvelle : l’utopie instaure un non-lieu qui est négation du non-lieu démocratique. Ce que Rancière résume ainsi : l’utopiste n’est pas celui qui dit de fuir la réalité, mais demande qu’on en finisse avec les mots, les chimères, les idéologies des utopies, et que l’on se consacre aux choses réelles. Jacques Rancière parle ainsi de l’utopie au XIXe siècle comme de l’idée ou l’espoir d’une parole qui serait devenue chaire vivante de la communauté, rêve d’une parole qui s’incarnerait dans un territoire, dans une communauté. Il dit ailleurs qu’il s’est toujours méfié du discours qui constitue l’utopie comme supplément d’âme. Or ce n’est pas parce qu’il faut sortir des bornes données comme champ du
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possible dans l’ordre donné comme « naturel » par ce qu’il nomme la police qu’il faudrait faire appel aux utopistes, qui disent le plus souvent qu’on n’a pas besoin de conflits politiques. Mais en même temps les utopistes produisent de l’écart, et les prolétaires les invoquent pour conforter leurs rêves de perturbation du champ des possibles, sinon pour entrer dans les formes d’organisation que les utopistes leur proposent 82 . Il dit aussi que ce n’est pas l’utopie qui déclenche l’action démocratique, mais l’action utopique qui crée son horizon utopique. C’est la capacité des luttes au présent et l’action collective qui inventent l’avenir (im)possible. Enfin, s’agissant de la philosophie politique comme division naturelle de la philosophie accompagnant la politique de sa réflexion, fût-elle critique, Rancière pose que, puisqu’il n’y a pas de fondement propre de la politique, la philosophie politique n’existe pas. La politique n’existe que par la preuve de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui, dans l’interruption de l’ordre donné comme naturel du partage du sensible entre dominants et dominés83. Miguel Abensour, s’il crédite Rancière de lutter comme lui-même contre une philosophie politique qui définirait ou fonderait une politique des philosophes, y voit aussi les éléments constitutifs d’une philosophie politique critique, par le fait qu’il situe la politique dans l’interruption de la domination, et donc séparée d’elle ; que pour lui le commun de la communauté politique est sous condition de la division ; et 82
J. Rancière, « La politique n’est-elle que la police ? », entretien
repris dans Et tant pis pour les gens qui sont fatigués, Paris, éditions Amsterdam, 2009, page 116. 83
P. Vermeren, « Le déplacement de la philosophie, le non-lieu de la
démocratie et la langue de l’émancipation (Arendt/Platon/Kant – Abensour/Badiou/Rancière) », Cuaderno del seminario, Revista del seminario del espacio, Universidad Catolica de Valparaiso, volumen 3, semestre 1, 2008 page 176.
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qu’il y a une spécificité irréductible de la politique. Ne faudrait-il pas alors reconnaître dans la mésentente une pièce essentielle d’une philosophie politique critique 84 ? Lire Rancière contre Rancière ? Rancière ferait-il de la philosophie utopico-critique sans le savoir, comme le Monsieur Jourdain de Molière faisait de la prose sans le savoir ? Lire Abensour, c’est lire Abensour lisant ou relisant d’autres textes. Des textes choisis, dont le choix est à la fois ouvert à de nouveaux ajouts, et fermé - au sens où, une fois élu, chaque texte est l’objet d’une relecture persistante, au regard de son inactualité -. Il est clair qu’il y a un corpus des lectures d’Abensour, allant jusqu’à publier dans sa collection « Critique de la politique », chez Payot, pour les tenir à disposition, les livres qui manquent à la bibliothèque, parce qu’ils n’étaient pas traduits en français, comme ceux de l’Ecole de Francfort, ou ceux qu’il a redécouverts et qui étaient oubliés ou, dont il a pris connaissance comme manuscrits inédits, ou encore ceux, dont il a suscité l’écriture, pour mieux les revisiter. Ce que Horacio Gonzalez a nommé un processus de libération des textes : « Les textes de M. Abensour sont écrits pour sauver d’autres textes apparemment insignifiants ou anomaux », écrit Horacio Gonzalez à propos de ceux qu’Abensour a consacrés à la Critique du droit politique hégélien de Marx, et à l’œuvre de SaintJust, de Blanqui et de Pierre Leroux. Et il ajoute un autre cas de figure, celui d’autres textes, comme l’écrit qu’Abensour consacre à l’essai de Levinas sur la philosophie de l’hitlérisme, et qui vise à révéler le procédé rhétorique de Levinas pour rendre compte de l’erreur de Heidegger à partir de Heidegger lui-même. « Pour Abensour, les textes sont des preuves « en acte » d’un sentiment utopique. Si utopie il y a, 84
M. Abensour, Pour une philosophie politique critique, Paris, Sens et
Tonka, Paris, 2009, page 43.
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c’est parce qu’il y a une lecture des textes faisant appel à leurs lignes de fuite, à leurs noyaux sans cesse irrésolus85 ». Ce que perçoit bien Horacio Gonzalez, c’est que le but d’Abensour est moins de proposer une théorie de l’utopie que de provoquer chez le lecteur des sentiments qui révèlent les pensées qui sont le fruit des actes de l’imagination utopique, et des sentiments qui vont provoquer le lecteur en acte à reprendre sa lecture, à libérer les textes d’eux-mêmes, à les sauver parfois contre eux-mêmes. Lire Abensour lisant des textes oubliés, ou retrouvant le fil conceptuel perdu d’autres textes, serait accepter d’entrer dans la peau de ce personnage utopique du lecteur d’exception. Et c’est ce qui fait aussi la difficulté d’écrire ou de parler sur l’œuvre d’Abensour, au risque de briser l’élan émancipateur qui est l’effet de textes philosophiques écrits pour ne pas clôturer l’horizon du débat, éviter l’impasse de la solution définitive donnée. Plutôt penser avec Miguel Abensour, comme l’écrivait l’un de ceux qui s’y sont risqués, pour mieux « entretenir une inquiétude susceptible de conduire le lecteur à penser par lui-même86 ». Penser par soi-même serait aussi se tenir au plus près de la lettre des lectures d’Abensour, car dans une phrase il dit le plus souvent au moins deux choses à la fois, renvoyant par exemple l’énigme du politique au paradoxe de l’utopie.
85
H. Gonzalez, op.cit. page, 31.
86
M. Cervera-Marzal, Miguel Abensour. Critique de la domination, pensée de
l’émancipation, Paris, Sens et Tonka, 2013, page 13.
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La démocratie, hors la loi ?
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Jordi Riba
Si l’on ne veut pas tomber dans la confusion et l'incompréhension face à certains mouvements politiques actuels, il semble raisonnable de tenter de les explorer en s’approchant de la philosophie politique critique actuelle, spécialement de l’œuvre de Miguel Abensour et de sa conception de la démocratie, qui apporte aujourd’hui un souffle d’air frais à la réflexion contemporaine sur le vivre ensemble, toujours et encore nécessaire. J’ignore si Miguel Abensour serait conforme au fait que sa réflexion est une bonne méthode pour aborder le rapport entre la démocratie et les conséquences que supposent pour la propre démocratie ces mouvements. Nés de la crise économique, ils apportent de nouvelles formes d’intervention dans l’espace public, et montrent l’émergence de nouvelles formes isegoriques de l’action. S’agit-il de ce que Miguel Abensour appelle la démocratie insurgente ou s’agit-il simplement de rencontres occasionnelles, agonistiques, entre la société civile et l’État ? Pour essayer de donner une réponse à cette question problématique, je voudrais aller à l’origine de cet écrit : une table ronde avec Miguel Abensour autour de son travail, dans laquelle Patrice Vermeren nous avait réjoui avec une intervention où il montrait l’incontournable utilisation de la conjonction « et » dans toute la pensée de Miguel Abensour. •
Cet écrit fait partie du projet de recherche FFI2012-33370,
Fraternidad, Justicia y Democracia, financé par le Ministerio de Economía y Competitividad (España).
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Je voudrais suivre la formule établie par Patrice Vermeren dans mon approche de la pensée de Miguel Abensour sur la démocratie « et » son intersection avec la modernité. On ne peut pas éluder dans l’exposé que le philosophe français fait de la démocratie les effets que la crise de la modernité a sur le développement du politique dans le monde d'aujourd'hui. La démocratie est le développement social par le biais de la politisation de la société civile où elle n’est plus une démocratie. C'est le paradoxe que les études sérieuses sur la démocratie posent, et que Miguel Abensour ne veut pas négliger, mais il accepte le défi de penser le politique autrement, même en sachant que l’humain, par l'intrigue qu’il incarne, devient paradoxal dans son but. D’autre part, on énonce communément que le rôle de la philosophie consiste à s’interroger plutôt qu’à donner des réponses à ses propres questions. La formulation des questions, comme si l'énigme de la démocratie pouvait être résolue avec la pensée de Miguel Abensour, semble conduire inévitablement à une réponse plutôt qu’à la permanence de la question qu’une telle référence, l'énigme, semble fournir. Question énigmatique, alors, que la démocratie, signalée déjà par Moses Hess au XIXe siècle87. Miguel Abensour, bon connaisseur des replis que cette question comporte 88 , ne semble pas être contraint à la tentative complexe de répondre à cette question. En effet, la pertinence des questions sur le comment et le pourquoi de la démocratie est maintenue dans chacune de ses interventions. Sa réponse est une réponse en construction, qui a pris forme grâce à de
87
M. Hess, « L’énigme du XIXe siècle » dans Marx, K. Oeuvres, IV :
Politique I, Gallimard, Paris, 1994, p. LXI 88
M. Abensour, La démocratie contre l’Etat, Paris, Seuil, 1994, p. XII 90
nouvelles introductions aux éditions successives de La démocratie contre l’État89. La pensée du politique est la pensée de l’indéterminée (elle est indéterminée parce qu’elle est, à chaque fois, différente) configuration du lien invisible qui unit les humains. La liberté nait de ce lien, de l’intrigue qui se tisse entre eux 90 . Pour se reporter à cette question Miguel Abensour utilise, indistinctement, les termes « lien humain », « lien politique » et « lien social ». L’imprécision terminologique n’ôte pas d’originalité à sa contribution et n’affecte pas non plus le noyau théorique du concept, la division. Le monde n’est pas un tout, il est un entre-deux, une médiation ; cela implique une distance et, hors métaphore, un espace, un mouvement possible. Notre auteur conçoit ce lien entre-les-humains sous le signe de la dissonance et de la visibilité.91 Cette exposition du conflit ne passe pas seulement par le consentement d’agir et de parler, il se trouve aussi dans la transmissibilité de la pensée.92 Abensour ne peut pas, et ne veut pas, imaginer une philosophie étrangère à cette puissance révélatrice, à cette demande de redécouverte constante. Mais, comme on l’a déjà remarqué, l’avènement d’une forme politique n’est pas 89
Ce texte a été complété par un prologue à la deuxième édition, du
Felin, Paris, 2004 ; et par un prologue à l’édition italienne de 2010, et par un entretien dans Vacarme, Paris, 48, 2009, « Puissance de la démocratie ». 90
M. Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain, Hermann,
Paris, 2012. 91
M. Merleau-Ponty, « Note sur Machiavel », Éloge de la Philosophie et
autres essais, Folio, Gallimard, Paris, 1960, p. 296. 92
M. Abensour utilise l'idée de Simmel sur la crise de la culture pour
expliquer le conflit comme axe de la politique, est-ce, démocratique Voir G. Simmel, La tragédie de la culture, Rivages, Paris, 1998.
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la création d’un état de non-retour qui soit garant, pour toujours, de la persistance de la dite forme ; d’où le fait que Abensour conçoit que la réflexion philosophique consiste, en essence, en une réflexion sur la démocratie en tant que forme qui comporte l’inavouable exigence de penser à nouveau. Cette exigence est une des dimensions de la propre indulgence de la démocratie ; l’énigme qui s’ouvre en face de nous pour ne jamais se fermer, comme c’est le cas, par exemple, de la polémique entre le propre Abensour et Marcel Gauchet. Dans cette controverse, qui ne se réduit pas à une simple discussion entre deux formes différentes de concevoir le politique, on y trouve des éléments externes qui la déterminent comme exceptionnelle par rapport à d’autres débats antérieurs et avec des interlocuteurs distincts. D’abord, le rapport entre le politique et le philosophique. La simultanéité du retour intempestif des choses politiques et de la pensée philosophique bouleversée par la crise avait fait de la redécouverte du politique une aventure inédite qui ne poursuivait plus la détermination du moment inaugural de la division originaire du social93; elle prétendait, simplement, rendre possible son arrivée. L’absence de fondation dans le registre philosophique avait sa corrélation dans le dépassement des instances premières dans l’espace de la politique. D'autre part, la disparition du temps historique et le remplacement de l'idée de progrès par le benjaminien « il n'y a plus de temps » ont entraîné une perte de la sensibilité vers l'avenir comme projection de nos vies et dans le refus du passé comme référence. L'idée du présent comme unique temps légitime pour la philosophie, nous amène à une conception de la philosophie comme pensée du présent sur 93
Voir N. Loraux, La cité divisée, Payot, Critique de la politique, Paris,
1997.
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le présent.94 La partie de vérité atteinte avec ce genre de réflexion n'est pas seulement liée à l'effort strict pour la connaissance, mais aussi à sa qualité essentielle de présent. Ce dernier est toujours un moment critique, un moment où la liberté des humains est en cause. Penser ainsi nous alerte sur le risque de domination et, ce qui est plus important selon Abensour, nous permet de penser la politique comme son opposé exact. La revendication de philosopher, de penser comme partie indispensable de la vita activa, est un pari en faveur de la liberté du monde, de l'ouverture d'un espace pour échapper à la division entre ceux qui veulent dominer et ceux qui ne veulent pas se laisser dominer. Or, cette nouvelle façon de penser politique et philosophie entre en conflit avec le principe de réalité, étant donné que la forme État reste entière comme représentation de l’eu sociale et, en même temps, comme une machine qui ne peut pas s'adapter à la modulation continue que le projet démocratique offre. Face à cette rigidité, la philosophie positive la crise philosophique et transforme la démocratie en la voie de l'institution du social qui puisse satisfaire l’éternel besoin de penser à nouveau. Pour Miguel Abensour, la démocratie est la forme de société capable de développer des manières d’autoconstruction et d’entre-construction. En partant du modèle de démocratie sauvage95 proposé par Claude Lefort, Abensour prétend montrer que la véritable essence de la démocratie se trouve, précisément, dans la dissolution des référents qui 94
Voir M. Revault d’Allonnes, La crise sans fin. Essai sur l’expérience
moderne du temps, ed. du Seuil, Paris, 2012. 95
« La démocratie sauvage » évoque l'idée de « grève sauvage », c’est-
à-dire qui se pose spontanément, se compte et développe « anarchique », indépendante de tout principe (arche) de toute autorité.
93
conduit à l’indétermination des fondements du pouvoir, de la loi et du savoir. Notre auteur évoque, dans son écrit « Démocratie sauvage et principe d’anarchie » 96 , l’horizon conceptuel à partir duquel surgit le concept lefortien de démocratie sauvage : l’affirmation de la division irréductible du social et de son identité énigmatique, l’impossibilité d’arriver à la connaissance de l’hétérogénéité du social, la constatation de sa radicale indétermination. Pour ce faire, il utilise l’œuvre de Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie 97 avec l’intention d’établir la dimension ontologique de la démocratie sauvage. À partir d’'une interprétation inédite de la pensée de Heidegger, l'auteur essaie de fixer le fondement non fondé de la démocratie. Schürmann dans sa tentative d’étoffer l'absence d'un principe déterminant de la démocratie, signale qu’avec la déconstruction heideggérienne, le lien traditionnel entre la théorie et la pratique disparaît ; le marquage des lignes directrices pour l'action de référence théorique laisse sa place à l'action. L’étape suivante surgit du principe de l'anarchie, en permettant l'émergence de « l'action sans pourquoi ». Si nous transférons ce fondement non fondé de l'action au niveau sociétaire, nous arrivons à l’abensourien concept de « démocratie insurgente ». Pour Abensour la démocratie n'est ni une forme cristallisée, ni une organisation des pouvoirs ; c'est un mouvement qui ne peut être autre chose que mouvement. Nous sommes confrontés à l'action politique qui poursuit la détérioration de la forme État et de ce fait à la rupture de la logique qu'elle implique (domination, totalisation, médiation, interprétation) ; afin de la remplacer par sa propre logique, le peuple souverain en lutte contre les rapprochements mystificateurs et des fausses 96
M. Abensour, « Démocratie sauvage et principe d'anarchie », Les
cahiers de Philosophie, 18, 1994/1995. 97
R. Schürmann, Le principe d ́anarchie. Heidegger et la question de l ́agir,
du Seuil, Paris, 1982.
94
questions. Si la démocratie est une forme de société qui recueille le conflit, celui-ci devra constater son existence et son contenu. Comment définir ce qui dépasse toute définition ? La démocratie est présentée comme une sorte d’aporie positive à partir du moment où les adjectifs - « sauvage » « radical » ou « insurgent », - recommandent, plus que la détermination d'un ensemble de caractères, la recherche d’une racine commune. Cette racine Abensour la découvre dans l'impulsion antistatique marxiste et, même au-delà, dans la lutte contre l'État découlant de toute révolution moderne. C’est Marx qui, en s'adaptant à cette sensibilité, ouvre une troisième voie devant une alternative qui est souvent posée comme disjonction entre l'exercice de la démocratie tempérée (la réduisant à l'état de cadre politique insurmontable) et de l'illusion démocratique (qui comprend la démocratie comme forme de domination d’autant plus pernicieuse qu’elle se cache sous l’apparence de liberté). La proposition de Marx, « véritable démocratie »98, permet à Abensour de s’éloigner aussi bien de ceux qui ont opté pour la modération, comme de ceux qui ont préféré le rejet. Tout cela, sans avoir recours à l’essentialisme et dans la perspective d’une réflexion sur le destin de la démocratie dans la modernité. La question de Marx sur la « véritable démocratie » redéfinit les termes d'un débat qui a été dominé par de moindres questions, telles que le déficit démocratique ou des illusions soulevées par l'avènement heureux. Pour Marx, le sens de la démocratie est la disparition de la domination ; voilà pourquoi il considère que la vraie démocratie est celle qui met toutes ses énergies dans la destruction de l'État, comme forme qui représente la domination dans la modernité. Si on passe cette idée marxienne au crible schürmartien, il 98
K. Marx, Critique du droit politique hégélien. Paris, Éd. Sociales, 1975,
p.70
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s'ensuit que la démocratie se manifeste là où une césure entre deux formes politiques émerge ; puisque c'est le lieu où peuvent apparaître des formes d’action étrangères à toute sorte de principe ou de référence. Le princeps, le gouvernement, et le principium, le système que ce dernier impose et sur lequel il repose sont repoussés pour un temps. Dans ces occasions critiques de l’histoire, et, d’autre part, rares –comme l’avait signalé Hannah Arendt-, la démocratie s’est montrée, selon Abensour (en citant Marx) comme « l’énigme résolue de la constitution ». Afin de comprendre l’objectivation constitutionnelle il est nécessaire de remonter jusqu’à ce qui l’a produit : le démos et son action. Est-ce que la protection du contrat, le lien avec le « peuple réel », n’exige pas de la véritable démocratie, depuis sa création, -se demande Abensour-, la disparition de l'État en tant que pouvoir organisateur qui prend la place de l'action du peuple ? La ré-politisation de la société civile est inextricablement liée à ce que nous pourrions appeler le moment restituant, c'est à dire, le moment où la dimension politique fondamentale de la réunion des humains est redécouverte, dimension qui a été cachée par la philosophie et usurpée par l’État. Il ne s’agit pas tant de rendre la politique à la ville assure Abensour- comme de l’ (ré) exposer à la lumière. Pourrait-on alors -dit Abensour- concevoir la « démocratie sauvage »- élucidée par le principe de l'anarchie, comme une forme possible de la démocratie contre l'État ? En effet, un type d'institution sociale défini par la dissolution des certitudes, par des tests répétés de l'indétermination et, par conséquent, par la sortie de la branche métaphysique, par l'émancipation d’un principe avec valeur de fondement, semble incompatible avec l'état, dont l'existence doit être fondée sur une base de valeur de principe. En ce sens, la démocratie devrait être l'inverse de l'état. Mais la possibilité n’est pas, met en garde Abensour, nécessité. Notre auteur soutient que la logique de la démocratie sauvage n'est pas nécessairement anti-État. D'abord, parce que l'adjectif sauvage se réfère à une crise de fondement, dont
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toutes les conséquences possibles ne sont pas extraites. Deuxièmement, en raison du danger de rapprocher l'idée de la démocratie sauvage de celle du droit et, plus spécifiquement, de la lutte pour le maintien des droits acquis et de la conquête des nouveaux. 99 Sans associer l'idée du droit à l’idée de domination et tout en reconnaissant que cette lutte possède certains aspects de résistance, la thèse abensourienne affirme que cette dynamique finit par devenir une bataille pour la reconnaissance et la sanction de ces droits par l'Etat, permettant ainsi la le renforcement et la reconstruction permanente de celui-ci. Le schéma lefortien fait valoir la formulation individuelle du conflit (le citoyen contre les pouvoirs), mais sans relever le conflit fondamental, celui de la communauté des citoyens contre l'Etat. Et c'est précisément ce conflit qui émerge avec la démocratie insurgée. La prise en charge de la policité première implique la formulation au pluriel de ce contre. Cela ne devrait pas nous amener à confondre la démocratie insurgée avec une des variantes de la démocratie conflictuelle. Cette définition implique le fait de penser une chair sociale qui résiste à devenir corps politique, une nouvelle expérience du lien humain ; bref, avoir la conscience que l’essence de l’humain se trouve dans « l'être ensemble », et non pas dans la simple union de l’’un avec l’autre, ou dans l’affirmation que l’élévation propre de la politique pénètre toutes les sphères de la vie humaine. De ce point de vue, la démocratie insurgée ne serait pas autant un développement de la démocratie sauvage, mais plutôt le résultat d'une lecture intégrée du « contre Hobbes » lecture plurielle formulée par P. Clastres et E. Lévinas. Abensour inscrit l’originelle articulation de l’auteur de La 99
J. Rancière estime que la prétendue soumission de l’étatique au
politique cache, en réalité, la soumission du politique à l’étatique par moyen du juridique. Cfr. J. Rancière, La Mésentente, Galilée, Paris, 1995, p. 150-151.
97
société contre l ́État100 dans la tradition de la pensée politique qui situe le conflit au cœur de la politique. Abensour s’est intéressé à la définition de la guerre comme institution entièrement humaine qui trouve son sens irréductible dans le refus de toute tentative de synthèse. Le travail de Pierre Clastres lui permet de convulsionner la pensée de l’Etat en introduisant le pouvoir coercitif comme un cas particulier du pouvoir politique, -celui-ci, si, universel, immanent à la vie sociale.101 Mais, après tout, ce « contre Hobbes » implique une certaine acceptation de l'état de nature hobbesien : en guerre et pour la guerre, nous passons du loup à l’homme. 102 Levinas est beaucoup plus radical. Il rompt simplement l'idée du Léviathan comme horizon insurmontable et propose cet au-delà qui vise l'utopie, cet au-delà que poursuit Abensour. L’auteur de Ethique et infini pense un autre possible et oppose à « l’État de César » -né de la violence de l´état de nature- « l’État de David », qui trouve sa raison d’être dans la mémoire de l’aventure première -la fraternité qui donne naissance à la paix de la proximité-,103 et dans le but qu’il poursuit, la justice. Ce qu’Abensour admire chez Lévinas est la proposition d'une nouvelle intrigue originale, basée sur le lien humain,104 qui place l'Etat dans un espace 100
P. Clastres, La société contre l ́État, éd. du Minuit, Paris, 1974.
101
M. Abensour, « Le contre-Hobbes d‘Emmanuel Levinas » dans
J. Halpérin, et H. Hanson (dirs.), Difficile justice, Actes du XXXVI colloque des intellectuels juifs de langue française. Paris : Albin Michel, 1998, p. 141. 102
P. Clastres, op. cit., p. 20
103
Levinas découvre une origine de l’état différente à celle de
Hobbes, donc, comme il le dit lui-même, avant les guerres les autels existaient. Cft. E. Levinas, Entre nous, Grasset, Paris, 1991, p. 20. 104
Cfr. E. Levinas, Éthique et Infini, Fayard, Paris, 1982, p. 74-75. 98
critique multidimensionnel dans lequel la contestation est possible.105 Aussi bien la division, conçue comme l'élaboration du domaine politique, que la relation asymétrique dans le domaine éthique, travaillent pour renforcer le mouvement de cette société vers une multiplicité, vers un pluralisme qui ne se réduit pas à l'unité. Dans le registre des noncoïncidences, chacun des deux pôles tend à désigner une forme non-compacte de la communauté qui se construit, paradoxalement, dans, et à travers l'expérience de la séparation. Nous savons comment Emmanuel Levinas, qui suggère de penser différemment l'utopie, insiste, au-delà de toute mythologie, sur la spécificité de la communauté qui est établie par le langage, elle ne constitue pas l'unité de genre et les partenaires restent complètement séparés. La démocratie trouve la source de sa force indomptable dans l'élément humain, dans cette flambée de complications et de bouleversements, ce qui implique l'articulation de liens multiples (séparant et reliant à la fois). Dans le retour récurrent à cette réserve d'indétermination, la démocratie se montre indomptable, sauvage, troublant l'ordre, les ordres établis ; non pas pour s'imposer comme une puissance souveraine, mais pour recevoir, sans se cacher, l'expérience de l'institution contre cet élément humain, lui même sauvage ; susceptible, en tant que tel, d'engendrer des formes inédites de relations, de permettre l'arrivée de l'hétérogène 106 . « L’utopie de l’humain », écrit Levinas, dans le but de rééduquer notre oreille au mot humain. Non pas l’homme, 105
M. Abensour, « Le contre-Hobbes d’ ́Emmanuel Levinas », en
J. Halpérin y N. Hanson (dirs.): Difficile justice, Actes du XXXVI colloque des intellectuels juifs de langue française, Albin Michel, Paris, 1998, p. 129. 106
M. Abensour, « ‘Démocratie sauvage’ et ‘principe d'anarchie’ », Les
cahiers de Philosophie, 18, 1994/1995, p. 125-149.
99
mais l’humain ; non pas la détermination de la nature humaine, ni le destin humain, mais l’humain ; l’imprévisibilité de l’humain ; l’indétermination de l’humain. Non pas l’ordre ou le royaume humain, mais la perturbation de l l’ordre ; l’accroissement du sens. Comme si l'humain était un événement, un réveil soudain d'une intelligibilité plus ancienne que la connaissance ou l'expérience, approfondissement imprévisible qui finit par traverser le temps historique, défiant tous les calculs, développement d’une efficacité plus efficace que celle des réalistes. Chez Levinas 107 , l'humain, démontre une connivence profonde avec l'utopie, différente d'une complexité qui ne peut être ni organisée ou contrôlée, qui découle de l'indétermination, et ce que à juste titre Abensour se demande si elle a à voir avec la singularité de l'être. Dans le mouvement de sortie de l’être caractéristique d'une philosophie de l'évasion qui remet en question la primauté de l'ontologie, utopie et démocratie sont deux forces, deux 107
Levinas dans Totalité et Infini, nous invite à déplacer l'utopie de la
zone du Je/Ce (sphère de l'objectivation, mais aussi de la domination) et la pensée du côté de la relation Je/Tu, du côté de la sociabilité. La première préoccupation de Levinas est de trouver le bon endroit pour l'utopie, de déterminer l'élément auquel il appartient ; par conséquent, son premier geste est de faire émigrer l’utopie des endroits où elle disparait pour la rendre à son premier élément, la relation inter-humaine, plutôt, le lien humain. L’utopie n’appartient ni à l'ordre de la compréhension, ni à celui de la connaissance -des lois de la société ou des lois de l'histoire ; mais au registre de la rencontre. Rencontre avec un autre homme, l'utopie est une autre façon de penser différente d’un savoir. Pensez l’utopie sous le signe de la rencontre implique l'ouverture d'un champ de recherche à peine entrevu.
100
impulsions inséparables, dont le mouvement émancipateur moderne s’est nourri, il se nourrit de sa rencontre, des eaux mélangées de sa double tradition. Comme si l'une des questions clés de la modernité, conçue sous le signe de la liberté, n'avait pas été l’élaboration, et la réélaboration sans fin, ce double mouvement : démocratiser l'utopie, utopianiser la démocratie. La démocratie est inconcevable pour Abensour sans le recours à l’utopie, comprise non comme le mythe de la société réconciliée, de la société en harmonie avec ellemême, mais comme le nouvel esprit utopique. Grâce à ce travail, continue à affirmer Abensour, de l'utopie, sur elle-même, on peut considérer la combinaison de l'utopie et de la démocratie ; enquêter sur les liens possibles entre le nouvel esprit utopique et la révolution démocratique, étant entendu qu'aucune communauté humaine ne peut ignorer la loi, qui est considérée tout d'abord, comme un rapport. Et où le législateur ne peut être que collectif, pluriel. L'ère démocratique nécessite le remplacement du « substitutionisme utopique » -une conscience inspirée qui vise à remplacer le mouvement social- par l'intersubjectivité politique. Pour arriver à la conjonction de l'impulsion utopique et de l'action politique on devrait façonner l'affinité par un principe fondamentalement politique, à savoir, l'amitié, qui représente, parmi les passions, l'une des plus sublimes ; il discerne le moment du jugement et éloigne, en même temps, l'égoïsme et la tentation de la communauté fusionnée. L’amitié possède la particularité d'établir un lien dans la séparation, c'est à dire, un lien qui s’établit en préservant une séparation entre les membres de la communauté. Dans la mesure où la politique est comprise par rapport à la division sociale d'origine, la démocratie semble devenir l'hypothèse de cette division. Il ne suffit pas de reconnaître la légitimité du conflit dans son sein, il doit être la principale source d'invention inépuisable de liberté. La démocratie est
101
sauvage parce que la démocratie est cette forme de société, qui moyennant la recréation de la division, donne libre cours à la question que le social ne cesse de se poser ; question interminable, alors, rassasiée par une question sur elle-même. Si le caractère unique de la démocratie est de respecter et ne pas forcer « l'élément humain » ; alors plonger dans cet élément immatériel, analyser sa texture dans toute sa complexité, les contours de sa diversité et sa pluralité, accompagnant le mouvement dans son imprévisibilité, constituerait le processus qu’ Abensour conçoit à travers la société civile. Sa politisation permettrait la réalisation de l'idée abensourienne de démocratie insurgée, comprise, à la fois, dans le sens d’irruptive, émergente, insurgente et donc désobéissante. Démocratie insurgente, signale Abensour, celle du désordre fraternel, que paraphe le pamphlet de l’année 1795 l’Insurrection du peuple, en réclamant du pain et le droit d’insurrection que la constitution de 1793 avait reconnu et que la Convention lui avait volé. Irruption du peuple sur la scène politique pour proclamer sa vocation politique, aussi bien contre le pouvoir établi que contre le pouvoir en voie d’établissement, en indiquant son adhésion à une manière d'être du politique opposée à la domination des uns sur les autres.108 Selon Abensour, lors de ces événements, est né le principe qui donne vie à l'insurrection, le lien politique vivant, intense, non-hiérarchique, dédié à préserver le droit d'action du peuple et à éviter que ce qui établit le lien entre les citoyens ne dégénère pas une fois de plus en l’ordre dominateur, hiérarchique, vertical. Désordre fraternel comme lien face au pouvoir dominateur des chefs. La nondomination, en fin de compte. 108
Pour un exposé plus large voir S. Wahnich, La longue patience du
peuple, Payot, Critique de la politique, Paris, 2008.
102
Il reste deux questions pour compléter le sens de la démocratie insurgée proposée par Abensour, le processus de politisation de la société civile et l'institution comme modèle positif d’action. En ce qui concerne la politisation de la société civile, elle se fonde sur un examen critique de la notion actuelle de société civile. Celle-ci est actuellement comprise comme une expression de ce qui est en dehors du contexte de la politique, l'ensemble des groupes, des liens, des pratiques qui sont le pilier sur lequel siègent les Etats actuellement. Capable de mettre entre parenthèses le politique ; pour le remplacer le cas échéant, si on constate un manque de volonté politique. La réduction de la politique à la gouvernance, à savoir, l'application du mode de gestion d'entreprise à la communauté politique, ne fait qu’accroître la légitimité des prétendus « représentants de la société civile ». Face à cette situation, qui vise à voler de plus en plus intensément l'exercice démocratique. Abensour se positionne en vue d'une ré-politisation de la société civile. 109 Il s’agit d’une opération qui exige une série d’interventions critiques. D’abord, ré-politiser la société civile implique, sinon revenir à l‘usage du terme fait aux XVIIe et XVIIIe siècles, au moins l’avoir en mémoire. 110 109
Même s’il s’agit d’un type différent de problème, il est important
de faire référence au texte de N. Loraux, « Ré-politiser la cité », dans la Cité divisée, Paris, Payot, Critique de la politique, 1997, p. 41-47. 110 Abensour
dans le prologue à la deuxième édition réalise un
parcours parmi les auteurs qui ont fait référence à la société civile dans leurs écrits. Dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, le terme civil society est synonyme de political society. Locke nomme Of political civil society le chapitre VII de l’Essai sur le gouvernement civil. Plus tard, Rousseau, dans certains de ses textes, en particulier dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, désigne la société politique sous le nom de « société civile ». Diderot écrit quelque chose de semblable
103
L’opération est, signale Abensour, complexe et difficile. En opposition à la réduction de la société civile en économique, s’impose la nécessaire reconnaissance de sa signification politique ; mais aussi avec l’inclusion des demandes complémentaires. D’emblée, le retour à la synonymie entre la société civile et la société politique ne signifie pas aller jusqu’à professer, à l'instar des théoriciens pré-hégéliens, une synonymie égale entre société politique et État. Pour Abensour cette première approche montre aussi un fossé entre la société civile et l'Etat. Si l'Etat est une forme possible de communauté politique, il n'est pas la forme nécessaire. Cette forme de fissure reconnaît que d’autres communautés politiques différentes de celles que l'Etat représente ont existé, existent, ou peuvent exister. En s'opposant à Hegel, il est évident que ni l'État est la seule communauté politique, ni l'aboutissement de cette dernière. Cette possibilité de communauté politique a-statique, Abensour croit l’avoir trouvée dans les écrits de Pierre Clastres, dans ses études des sociétés sauvages, dans lesquelles il montre non pas des sociétés sans état mais des sociétés contre l’État, 111 que Abensour associe à la perspective que Rousseau avait quand il invitait à distinguer dans l'Encyclopédie. C’est dans les écrits de Kant que s’établit la distinction entre la société juridique/légale et la société civile éthique sans laquelle l'organisation de l'Etat est en danger d'être détruit. C’est avec Hegel, lecteur attentif des économistes anglais, que le concept de société civile souffre un déplacement foncier du politique à l'économique, même en maintenant son caractère politique. La société civile devient la société civile-bourgeoise conçue comme un système de besoins qui repose sous une structure antagonique, jusqu’à un certain point proche de la guerre de tous contre tous. 111
P. Clastres, La société contre l’État, Paris, ed. du Minuit, 1974, chap.
1 « Copernic et les sauvages ».
104
entre le « corps du peuple » et le « corps de l’État ». Et, n’estce pas justement ce corps du peuple -se demande Abensourcelui qui se manifeste dans son opposition à l’État, en combattant pour la récupération de son action politique qui se développe dans la césure entre deux formes étatiques ? Selon notre philosophe cette forme d’affirmation du politique qui fait partie de toute révolution moderne, désireuse de manifester sur le champ la « capacité politique » du peuple, la capacité politique du tous uns, c’est ce qui est en jeu dans l’antagonisme des positions révolutionnaires : une, la jacobine recourant à l’État ; tandis que l’autre, la communaliste ou conseilliste aspire à une « constitution communale ». Cette affirmation d'une communauté politique nonétatique, Abensour continue son argumentation, a une double poussée. Tout d'abord, contre l'identification de la politique avec l'Etat qui vient de l’hégélianisme de sorte que l'Etat peut englober toutes les politiques ; ou le rejet d’un anarchisme maladroit qui, faisant le tour de Hegel et faisant jouer le social contre le politique, conclut que la relance du tissu social, l'avènement immédiat du social doit représenter la fin, la disparition du politique, assimilée sans plus à la domination étatiste. Ré-politiser la société civile est en revanche de ce qui a été noté, découvrir la possibilité d'une communauté politique étrangère et de l'État et contre lui. Face à cette possibilité, insiste Abensour, la mise entre parenthèse du politique, la dépolitisation qui pratique cette neutralisation présente de la société civile, antichambre de la gouvernance de consensus est mieux comprise. Deuxièmement, dans ce travail de ré-politisation de la société civile il ne peut y avoir aucune hésitation par rapport à un retour adjacent à Hegel, parce qu'on lui doit le fait d’avoir révélé des antagonismes qui attirent à l’opposé la société civile la principale étant l'opposition entre richesse et pauvreté. Si ré-politiser la société civile conduit à révéler l'existence d'une communauté politique, continue Abensour, susceptible de se soulever contre l'État, elle ne peut
105
évidemment pas être conçue sur le modèle de l'Etat, un tout organique, une société politique unifiée et réconciliée. Au contraire, on est obligé de la considérer comme divisée, soit pour relancer la tradition machiavélique sensible à l'antagonisme, dans n'importe quelle ville entre les grandes et les gens, soit compte tenu de la communauté politique comme une réponse à la question controversée de l'égalité. Cette option de ré-politiser la société civile, c’est- à-dire, de restaurer sa signification politique, Abensour croit la trouver dans le geste de Marx dans la Critique du droit politique hégélien. L’objectif de Marx en 1843, entend Abensour, ne serait pas, comme il affirmera plus tard en 1859, épistémologique, la détermination du lieu du statut du politique dans la totalité sociale, constitutive d’une théorie critique, mais philosophique et politique conjointement. Il serait question de substituer par un mode de penser démocratique, une forme burocratique de le faire, toujours sous l’influence du logicisme hégélien. Il n’en serait pas ainsi pour Marx, par analogie avec les anglais et Hegel : définir la société civile comme l'ensemble des conditions de la vie matérielle et chercher l’autonomie de l'économie politique, mais aller à la recherche d'un sujet originaire d’où procède à la fois la famille et la société civile, à savoir, le démos total. « Ce qu’il faut c’est partir du sujet réel et envisager son objectivation », dit Marx. C’est dans les recherches sur le sujet réel que la vraie démocratie apparaît comme une forme d'objectivation politique, de la communauté politique qui va de pair avec la disparition de l'État politique, considérée comme la forme d'organisation. N'est-ce pas précisément pour échapper du déplacement hégélien –se demande Abensour- que Marx envisageait la société civile bourgeoise, non pas dans sa matérialité, ni dans sa factualité, mais dans son mouvement hors d’elle-même, dans ce qu'il appelle son « extase », comme si de ce mouvement surgissait, sous la forme de la véritable démocratie, la communauté politique, dont la société civile est porteuse à condition, par l'acte politique, de sortir de elle
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même, où le corps du peuple n’est pas concevable comme un corps substantiel, qui repose sur lui-même, mais comme un corps divisé, brisé, à la recherche interminable d'une identité problématique. La communauté politique est constituée en vertu de la vérification de plusieurs conflits dans le but de transmettre dans tous les domaines, grâce à la réduction, l'universalité démocratique, une expérience de liberté qui est donnée comme rejet de la domination comme non domination. De ce fait, Abensour indique que l'une des critiques les plus fréquentes qui lui a été faite est que la démocratie insurgée, à l’origine négative, principalement ancrée dans les racines de l'événement insurrectionnel, ne tiendrait pas compte de l'institution ou du moins lui accorderait peu d'espace. La démocratie insurgée se montre invisible dans le passage de la négativité à l'institution, « modèle d'action positive » ; un antagonisme nécessaire entre l'insurrection et l'institution semble donc inéluctable. Il est vrai que cette observation a une incidence sur une difficulté majeure. Mais, c'est aussi une représentation simpliste de la relation entre la démocratie insurgente et l’institution sous le seul signe de l'antagonisme, comme si l’une se montrait toujours comme une émotion instantanée et l'autre était confrontée, inévitablement, à un étatisme de marbre. Abensour voit une première réponse sur une relation possible, simultanée, entre la démocratie insurgente et les institutions, à partir du moment où l l’acte constitutionnel, la norme de base, reconnait au peuple le droit à l'insurrection, comme dans la Constitution de 1793. Demander son retour, était une prétention à la légitimité de l'insurrection. Mais précisément l’échec de l'insurrection de Prairial signifiait que la nouvelle Constitution de l'an III qui sacralisait l’ordre propriétaire, avait éliminé le droit à l'insurrection, et porté des dommages irréparables à l'imagination politique. Des décennies de gouvernements forts, des expériences totalitaires, des pratiques autoritaires rendent inconcevables l’inscription d’un droit à l'insurrection dans une loi
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constitutionnelle, comme si le pouvoir constituant se pliait à un « horizon indépassable », si cher aux défenseurs de l'ordre établi. Cependant, si la démocratie a comme objectif établir une communauté politique qui maintienne la domination à distance, qui vise la création du social sous le signe de la non-domination, quel est le mécanisme qui préserve ce principe ? , se demande Abensour, si ce n’est le droit à l'insurrection, qui devrait être utilisé chaque fois que le désir de dominer des Grands l'emporte sur le désir de liberté du peuple. Vérité difficile à comprendre, dit notre philosophe, plus pour le Zeitgeist112 que pour la difficulté de la chose ellemême. Mais il ne suffit pas à la démocratie insurgée d'être liée au droit d’insurrection pour résoudre le problème. On doit encore souligner que cette démocratie qui a comme principe la non-domination, ne se développe pas dans un espacetemps politiquement vide et indifférent. Sa relation avec l'effervescence ne doit pas induire en erreur ; l’effervescence n'est pas instantanée. Elle n'appartient pas seulement au présent. Par conséquent, pour protéger l’action du peuple, elle peut aller vers les institutions, qui au moment de leur création, visèrent à favoriser l'exercice d'une telle action. Dans la même mesure où l'insurrection peut définir une transition entre l'insurrection et l'institution, elle peut définir une circulation entre le présent de l’événement et le passé, alors que les institutions qui sont également des promesses émancipatrices de la liberté se rencontrent. Dans ce cas, le peuple se rebelle contre le présent qui manque aux institutions libératrices, au respect qu'il exige. Il n’y a donc aucun antagonisme systématique entre la démocratie insurgée et les institutions, à condition qu'elles 112
Voir J. Rancière, Chroniques des temps consensuels, du Seuil, Paris,
2005
108
travaillent au maintien de cet état de non-domination et agissent comme des barrages pour empêcher le désir de dominer des grands, et rendent possible, en le faisant, l'expérience de la liberté du peuple. Inversement, toute institution gouvernementale ou autre institution qui puisse encourager une nouvelle position dominante détenue par les grands ne pourra que susciter l'hostilité de la démocratie insurgée. Par conséquent, les résultats permettent de conclure à l’aide d’une formulation plus nuancée : la démocratie insurgée, loin d'être hostile par principe à toute institution et tous les liens avec le passé, est sélective. Destiné comme tout mouvement politique à s’inscrire dans le temps, elle fait la distinction entre les institutions qui favorisent l'action politique du peuple et celles qui ne sont pas favorables. Le critère de décision est la non-domination. Une complexité similaire est perçue, si on fait face au problème du côté de l'institution. Pour ce faire, Abensour suit le chemin ouvert par Saint-Just dans Les Institutions républicaines, consistant en l’opposition entre les instituions et les lois, qui donne la prééminence aux institutions et la méfiance, la réserve aux lois. 113 Sans entrer dans tout le processus de Saint-Just, il faut se rendre compte, révèle Abensour que la République doit d'abord s’établir moyennant un tissu institutionnel, une sorte de base d'origine, qui est clairement différente à la fois du gouvernement, « la machine du gouvernement », que des lois toujours susceptibles de dissimuler des actes de pouvoir arbitraires. Ces institutions qui sont conçues pour relier les citoyens par le biais des relations généreuses, devraient avoir en elles-mêmes, aussi bien dans leur forme que dans leur contenu, une sorte d'essence de la république, du principe républicain et quelque chose comme son anticipation sous forme de tout 113
Saint-Just, Oeuvres complètes, Edition établie par Anne Kupiec y
Miguel Abensour, Paris, Gallimard, 2004, p. 1136
109
dynamique. C'est pour cette raison que les institutions se déclarent « l'âme de la République ». La spécificité de l'institution, qui ne se réduit pas aux lois et aux machines nécessaires à gouverner, a même été reconnue par Marx dans La lutte de classes en France, où il constate que la République de Février 1848, république bourgeoise, a été contrainte sous la pression du prolétariat de se doter « d’institutions sociales » et dans laquelle il distingue, ne serait-ce que pour établir une critique de la timidité, un mouvement qui consiste à aller au-delà de la république bourgeoise « dans l'idée, et dans l'imagination ».114 L'institution, plus matrice que cadre, contient une dimension imaginaire, d’anticipation, qui a en lui-même le pouvoir d'initier, créer des habitudes, ou plutôt des attitudes et des comportements, qui sont dirigés vers l'émancipation qu'elle annonce elle-même. À cet égard, l'institution, « système d'anticipation » -comme l’appelle Gilles Deleuze-, s'oppose à la loi, dans la mesure où elle comporte une exigence l'exigence d'une liberté à d’autres libertés- ce qui la fait radicalement différente de l’obligation propre de la loi, avec ses sanctions pour non-conformité. Gilles Deleuze définit donc en ces termes la différence entre l'institution et la loi : « celle-ci est une limitation des actions, celle-là un modèle positif de l'action ».115 Il reste une objection, finit Abensour, qui concerne l'incompatibilité ou l’incompatibilité entre l'insurrection qui se manifeste par un présent en effervescence, faisant l'expérience de la mobilité extrême, et l'institution. Incompatibilité concrétisée dans le sens que l'effervescence était telle que l'institution serait à peine menée à bien ; outre qu’elle ne tendrait pas à l’immobilisme, ou du moins à une stabilité qui ferait preuve de résistance au changement, à la 114
K. Marx, La lutte de classes en France, 1848-1850, Paris, Gallimard,
Folio-histoire, 2002 115
G. Deleuze, Instincts et Institutions, Paris, Hachette, 1953, p. IX. 110
forme de temporalité que la démocratie implique. Pour ce faire, répond Abensour, indiquant qu’il est possible que l'insurrection, avec une circulation entre le présent et le passé, repose sur certaines institutions qui constitue un contexte politique.116 Sur le deuxième aspect Abensour s’appuie sur MerleauPonty : l’institution dote l’expérience d’une dimension durable. 117 Mais, dans cette conception anticipatrice de l'institution il est important, dit Abensour, de mettre en évidence la durée créatrice au détriment de la lente et uniforme, origine du ralentissement et de l'équilibre. Pour cela, il se base sur Maurice Hauriou, qui a écrit, à la lumière de l'institution, la distinction entre les deux formes de la durée. Il existe une association avec la temporalité démocratique, mais aussi une ambiguïté : quel élément devraient être prioritaire, le dynamisme ou la permanence et la stabilité ? En supposant une démocratie contre l'Etat, une démocratie insurgée implique un éloignement de la souveraineté de la loi, au nom de l'institution, elle ne peut choisir que la voie d'une plus grande plasticité, une plus grande ouverture à l'événement, une plus grande volonté de donner emplacement à ce qui est nouveau. L’intersection de ces complexités, mène Abensour à considérer, d'une part, l’oeuvre de Saint-Just et ses utiles distinctions entre droit, institutions et machine gouvernementale, pour vérifier où est le conflit, l’incompatibilité entre le droit, la machine gouvernementale d’un côté, et de l’autre la démocratie insurgée, mais pas entre elle et l'institution. Et d'autre part, William Godwin, auteur de Enquiry concerning political justice (1793), qui avait perçu le conflit irréconciliable entre le gouvernement et la mobilité de 116
M. Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain, Hermann,
Paris, 2012. p. 46 117
M. Merleau-Ponty, Résumés de cours, Collège de France 1952-1960,
Paris, Gallimard, 1968, p. 61
111
l'humanité.118 Ce qui nous amène finalement au début de cet article, où nous avons commencé par la référence au rôle de la philosophie comme questionnement. Ce rôle est assumé par le lien essentiel avec le faire humain ; et par conséquent, le rôle du philosophe, dans ce cas, représenté par Miguel Abensour, ne fuie pas le défi de répondre aux questions. Et si nous avons commencé par demander des éclaircissements sur l’énigme que représentait la démocratie pour ceux qui l’ont vu naître, nous concluons en disant qu’au fur et à mesure que ces réponses se produisent, l'énigme a tendance à se perpétuer, comme faisant partie de l'intrigue de l'humain, persistant et tenace dans l’utopie.
118
W. Godwin, Enquiry concerning political justice, edited by Isaac
Kramnick, Londres, Penguin Books, 1976, p. 252.
112
L'héritage de contemporaine
Cavaillès
dans
la
philosophie
Pierre Cassou-Noguès
« Je ne cherche pas à définir les mathématiques, mais, au moyen des mathématiques, à savoir ce que cela veut dire que connaître, penser ; c'est au fond, très modestement repris, le problème que se posait Kant. La connaissance mathématique est centrale pour savoir ce que c'est que la connaissance. »119 Cette remarque, lors de la conférence commune avec Lautman à la Société française de Philosophie en 1938, une remarque défensive, puisque Cavaillès répond à Fréchet, avec lequel il « regrette d'être en complet désaccord », ce qui ne peut pas être facile, pour le jeune philosophe face au grand mathématicien, cette remarque me semble néanmoins bien caractériser la position de Cavaillès et les raisons pour lesquelles son épistémologie se situe en point charnière de la philosophie en France au XXe siècle. En fait, malgré sa relative distance dans le temps de la réalité, la philosophie mathématique de Cavaillès se tient encore dans notre passé immédiat du point de vue du temps philosophique. C'est, du reste, une thèse de Cavaillès que le temps de la réalité, pas plus que celui de la conscience, ne redouble celui qui préside au développement des concepts. Premièrement, la philosophie de Cavaillès, comme celle de Lautman à la même époque, a pour domaine les 119
Cavaillès, Lautman, « La pensée mathématique », dans Œuvres
complètes de philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994 (dorénavant noté O.C. ), p. 625.
113
mathématiques, et des mathématiques récentes, ce qui lui permet de dialoguer avec des mathématiciens, des mathématiciens, dont les principaux travaux datent du début du siècle, comme ceux de Fréchet, mais aussi des mathématiciens de la même génération comme ceux du groupe Bourbaki, avec lesquels les deux philosophes sont en contact étroits.120 Or l'épistémologie des mathématiques en France s'interrompt pour ainsi dire avec la mort des deux philosophes en 1944. J.-T. Desanti, dont les travaux conjuguent l'influence de Cavaillès, de Husserl et du marxisme est la seule figure de l'épistémologie des mathématiques, entre cet après-guerre et le tournant des années 1990. Du côté de l'épistémologie, les philosophies de Cavaillès et de Lautman représentent bien notre passé immédiat. Deuxièmement, et à la différence de Lautman cette foisci, Cavaillès ne vise pas réellement, ou pas seulement, ou pas principalement, à décrire les théories mathématiques, ou leur histoire, ou leur fonctionnement, mais à s'appuyer sur le domaine, l'exemple pour ainsi dire, des mathématiques pour revenir sur les grands problèmes de la philosophie, la connaissance, la pensée, l'histoire, la conscience. C'est tout à fait différent de Lautman qui se focalise sur le plan des mathématiques, cherche à décrire la réalité des mathématiques et passe plus vite sur l'appareil philosophique que cette description appelle. Cette différence de focalisation est sensible dans la réception des deux épistémologues. L'œuvre de Lautman a fait l'objet de reprises hors de 120
Cf. notamment G. Ferrières, Jean Cavaillès Philosophe et combattant,
Paris, P.U.F., 1950. L'influence est bien réciproque et les Eléments d'histoire des mathématiques de Bourbaki (Paris, Hermann, 1960) comporte de nombreux passages directement inspirés de la thèse de Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme.
114
l'épistémologie, par Deleuze notamment. Mais ce que Deleuze reprend à Lautman, c'est une description du statut des Idées mathématiques qu'il étend lui-même pour définir le virtuel, ou une analyse de l'opposition entre global et local dans laquelle il peut voir l'illustration de la différence entre l'haptique et l'optique. Bref, c'est le philosophe, Deleuze en l'occurrence, qui fait la transition entre l'analyse mathématique, dans laquelle se tient Lautman, et la philosophie générale pour ainsi dire. En revanche, les textes de Cavaillès sont invoqués d'emblée dans des problématiques qui ne concernent pas particulièrement aux mathématiques, la critique de la conscience, l'histoire des savoirs, l'interprétation de la phénoménologie. Cela ne tient pas à des circonstances accidentelles dans la réception de Cavaillès et de Lautman, mais à une différence dans leur écriture et leurs préoccupations, sensible tout au long de leurs textes, dans l'accent qu'ils portent sur un thème ou sur un autre. Et c'est une seconde raison pour laquelle la philosophie de Cavaillès prend un caractère central dans la philosophie en France, dans la seconde moitié du XXe siècle : elle rattache une épistémologie, que sa technicité pourrait isoler, à la philosophie générale. Troisièmement, cette orientation de l'épistémologie de Cavaillès, qui part des mathématiques pour revenir sur les problématiques de la tradition philosophique, cette orientation, évidemment, ne suffirait pas à elle seule à donner à ses textes cette position centrale. C'est aussi que Cavaillès propose à partir – ou, comme il le dit lui-même, au moyen – des mathématiques une réforme fondamentale d'un certain nombre de notions classiques et touche par avance aux grandes problématiques de la philosophie en France de l'après-guerre. L'œuvre de Cavaillès fait charnière entre l'idéalisme critique de Brunschvicg et les thématiques qui se développent dans les années soixante. L'influence de Brunschvicg est sensible, dans le point de départ kantien que se reconnaît Cavaillès dans la remarque citée plus haut comme dans l'orientation même de son épistémologie.
115
Brunschvicg note que l'histoire, et l'histoire des sciences en fait, est le laboratoire du philosophe. Et Cavaillès en effet fait des mathématiques, et de l'histoire des mathématiques, une sorte de laboratoire dans lequel réexaminer les notions philosophiques et, particulièrement, la question de la conscience. C'est le principal thème auquel l'épistémologie de Cavaillès est restée attachée : la critique des philosophies de la conscience. Il faut dès maintenant évoquer l'opposition mise en place par Canguilhem, à la fin des années soixante, puis reprise par Foucault entre la philosophie du concept et la philosophie de la conscience. « Conscience » et « concept » sont les termes de Canguilhem. Foucault évoque plus largement une ligne de partage qui « sépare une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet et une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept. D’un côté, la filiation est celle de Sartre et de Merleau-Ponty ; et puis une autre est celle de Cavaillès, de Bachelard, de Koyré et de Canguilhem. Sans doute, ce clivage vient de loin et on pourrait en faire remonter la trace à travers le XIXe siècle : Bergson et Poincaré, Lachelier et Couturat, Maine de Biran et Comte ».121 Il ne s'agit pas ici d'étudier la construction de ce partage122 et la façon, dont ce qui est un projet dans le texte de Cavaillès (le projet d'une dialectique des concepts) devient une opposition dans la philosophie contemporaine avec Canguilhem et, enfin, sous la plume de Foucault, une fracture pérenne traversant la philosophie en France. Remarquons simplement que, dès les hommages de Canguilhem, Cavaillès devient la figure tutélaire du 121
M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », 1985, dans Dits
et écrits, Paris, Gallimard, 1990, t. II, p.1583. 122
Ce que nous avons tenté avec P. Gillot (éds.) dans Le concept, le
sujet et la science, Paris, Vrin, 2009.
116
structuralisme naissant ou, plus largement, d'une série de philosophies différentes entre elles, mais visant à mettre en question la position et les versions de la subjectivité aussi bien dans la philosophie classique que dans l'idéalisme de Brunschvicg et la phénoménologie d'inspiration husserlienne ou sartrienne. Et il ne fait pas de doute que l'épistémologie de Cavaillès passe en effet par une critique de la notion de conscience qui s'applique à ces différentes doctrines. En même temps, et c'est bien pourquoi elle a une place centrale dans la philosophie France, elle ne se laisse pas enfermer dans cette opposition entre philosophie du concept et philosophie de la conscience. D'une part, je l'ai soutenu ailleurs123, le terme auquel il faut opposer la conscience dans le projet que la mort brutale de Cavaillès laisse inachevé, n'est pas tant « le concept » que « l'expérience ». C'est l'expérience, l'expérience mathématique, qui forme le sol de l'épistémologie de Cavaillès, dans lequel s'enracine la critique des philosophies de la conscience. Par là, les textes de Cavaillès entrent en résonance avec ceux de Merleau-Ponty ou, en dehors de la philosophie en France, avec l'empirisme radical de William James. Se dessine alors un tout autre mouvement que celui que trace Foucault et qui, du reste, déborde la philosophie en France et exige d'être prolongé et repéré par rapport aux textes de James, Whitehead ou même Russell. D'autre part et indépendamment de la critique de la conscience, il y a un autre thème, essentiel dans l'épistémologie de Cavaillès, un second plan qui double la « dialectique des concepts » : celui des signes. Dans chacun de ses grands textes, Cavaillès revient sur le rôle et le statut des signes en mathématiques. A tort ou à raison, il tire des réflexions du mathématicien Hilbert la possibilité d'identifier le sens du signe à son emploi et aboutit alors à des thèses proches de celles que Merleau-Ponty dégage chez Saussure. Par là, également, Cavaillès semble anticiper sur les thèmes de Merleau-Ponty qui, dans le partage de Foucault se situe 123
P. Cassou-Noguès, L'expérience mathématique, Paris, Vrin, 2001. 117
du côté « de l’expérience, du sens, du sujet », mais aussi de Derrida. Ni Merleau-Ponty, ni Derrida ne se réfèrent à Cavaillès à cet égard. Les principales références de Derrida à Cavaillès concernent un point relativement isolé dans l'ouvrage posthume Sur la logique et la théorie de la science, le dilemme en fait que met en place Cavaillès entre logique absolue et logique transcendantale. 124 On peut vraiment parler d'une rencontre ratée entre Derrida et Cavaillès. Passé immédiat de notre épistémologie, pont entre épistémologie et philosophie, charnière entre deux époques de la philosophie en France, figure de proue de la critique de la conscience et pourtant échappant au partage entre philosophie de la conscience et philosophie du concept pour venir en toucher les deux côtés, l'épistémologie de Cavaillès est décisive pour la philosophie aujourd'hui. Mais il y a un autre aspect dans la réception de ses textes : la Résistance. Cavaillès a été résistant, chef de réseau. Il ne se contente pas d'écrire. Il prend les armes. A la fin, il doit vivre dans la clandestinité et, comme Lautman, il est fusillé par les nazis en 1944. La résistance de Cavaillès est déterminante dans la réception de son œuvre.125 Canguilhem, dans les articles déjà évoqués y revient toujours comme, plus récemment, A. Badiou, dans l'Abrégé de méta-politique, et J. Bouveresse dans
124
Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, dans Œuvres complètes
de philosophie des sciences, Paris, Hermann, 1994 (dorénavant noté O.C.), p.547. Cf. J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, P.U.F., 1990, p. 207 et sv., également, Husserl, L'origine de la géométrie (1962), tr. et introduction J. Derrida, Paris, P.U.F., 1990, p.157 et sv. 125
Cf. aussi les analyses de F. Worms sur la figure du héros dans La
philosophie en France au XXe siècle (Paris, Gallimard, 2009).
118
une préface à la réédition de la biographie de Cavaillès par sa sœur de G. Ferrières.126 Pourtant, je ne parlerai ici pas de la résistance de Cavaillès, ni, d'un point de vue historique, des actes du philosophe 127 , ni du rapport entre la Résistance et la philosophie dans son parcours, ni de la signification que l'on peut donner à la figure du philosophe-résistant. Mon but est de discuter de l'héritage contemporain de l'épistémologie de Cavaillès et j'entends pour cela faire entièrement abstraction de la Résistance. C'est finalement un hommage ambigu au philosophe que de toujours rapporter ses textes à ses actes, ceux-ci-fussent-ils héroïques. Comme si ses textes ne pouvaient pas être étudiés pour eux-mêmes. Par ailleurs, la résistance de Cavaillès peut être pour le philosophe contemporain un terrain glissant. Ainsi, sans jamais citer les textes de Cavaillès, J. Bouveresse en tire une défense de la philosophie analytique, ce qui, il faut bien reconnaître, est tout à fait étranger aux préoccupations épistémologiques de Cavaillès et surtout manque entièrement le problème que pose à la philosophie la résistance de Cavaillès et qui est celui d'une action mené peut-être au nom de la philosophie ou de la raison, mais qui sort de registre théorique. Il ne s'agit pas évidemment de minimiser l'action de Cavaillès ni d'écarter cette figure du philosophe-résistant, du philosophe armé, dont parle Canguilhem, ou A. Badiou, et, dont le sens en effet mérite d'être interrogé : ce philosophe qui décide qu'il ne suffit plus de penser, ou d'écrire, mais qu'il faut prendre les armes, être prêt à verser du sang, le sien et celui des autres. Il ne fait pas de doute que la figure de ce 126
« Préface », dans G. Ferrières, Jean Cavaillès, Un philosophe dans la
guerre (1950), Paris, Félin, 2003. 127
Un aperçu en est donné dans A. Aglan, J.-P. Azema (éds.), Jean
Cavaillès, Résistant, Paris, Flammarion, 2002.
119
philosophe armé met en question le sens, la portée, la position de la philosophie. Il s'agit pas d'écarter de telles questions, mais de reconnaître que celles-ci ne se posent pas dans les textes de Cavaillès (c'est justement une grande part du problème). Cavaillès n'a pas écrit une ligne qui se rapporte à son action dans la résistance. Dans ce qu'il considère comme son « testament philosophique », il développe une épistémologie qu'il ne met jamais en relation avec l'action qu'il mène parallèlement. C'est cette épistémologie, et son héritage, que je me propose très brièvement d'étudier. J'évoquerai trois thèmes. L'objectivité mathématique Dans la conclusion de sa thèse principale, Cavaillès s'attache à justifier « la fécondité propre » et « la portée objective » des mathématique. 128 C'est un problème général pour l'épistémologie qui se développe à partir de Brunschvicg que de concilier l'idée que les mathématiques font intervenir une sorte de créativité avec leur objectivité. Le terme d'objectivité, s'il ressort certainement de l'interprétation historicisante du système kantien, n'est jamais exactement défini et vient sans doute remplacer celui de fondement, comme il le fait dans la philosophie contemporaine. C'est parce que l'on renonce à « fonder » les mathématiques que l'on cherche à établir leur « objectivité ». Et cela tout en maintenant leur « fécondité », leur caractère « imprévisible », leur « créativité » propre, que le système kantien en particulier annule parce qu'il enferme les mathématiques dans des cadres fixés a priori. C'est aussi dans cette perspective que se manifeste l'originalité du platonisme de Lautman. Il faut le replacer dans l'épistémologie issue de Brunschvicg. Le principal 128
Cavaillès, Méthode axiomatique et formalisme, dans O.C., p.179. 120
problème, pour cette épistémologie, est bien de chercher l'objectivité des sciences dans leur histoire et, par conséquent, en refusant de rapporter les sciences à un cadre fixe, en leur laissant donc leur une fécondité propre. C'est par rapport à ce problème que se situent et se distinguent les positions de Cavaillès, Lautman et Bachelard. La singularité de Lautman est de rapporter l'objectivité des mathématiques à des Idées, des couples d'opposition, local-global par exemple, dont les théories mathématiques donnent des versions toujours nouvelles, mais qui possèdent une réalité indépendante. La position de Lautman prend alors une double originalité, dans l'épistémologie en France, par ce renvoi de l'histoire mathématique à une réalité idéale, et dans l'éventail des platonismes. Le platonisme de Lautman est en effet un platonisme de l'histoire, ou de la pratique mathématique. Le lieu des Idées n'est pas dans les axiomes d'une théorie, mais dans les gestes des mathématiciens. Et cette orientation, vers la pratique mathématique plutôt que vers le fondement, donne au platonisme de Lautman sa portée contemporaine et explique l'intérêt qu'il suscite actuellement. 129 Ce problème de garantir à la fois l'objectivité et la créativité se retrouve dans l'épistémologie contemporaine, en France notamment, et c'est bien un des thèmes pour lesquels les textes de Cavaillès et de Lautman constituent notre passé immédiat. En laissant même hors du champ le « virtuel », que Deleuze met en place dans Différence et répétition en reprenant les Idées de Lautman et qui répond exactement à cette question, la philosophie mathématique de J.-M. Salanskis pourrait être décrite par un double déplacement 129
Il faut mentionner en dehors du contexte français des travaux
récents de D. Corfield, S. Duffy, B. Larvor (dans J.-P. Marquis (éd.), Albert Lautman, philosophe des mathématiques, Revue Philosophiques, 37/1, 2010) et F. Zalamea.
121
par rapport à Lautman. J.-M. Salanskis réinterprète d'abord les Idées de Lautman, qui représentait des oppositions, local versus global, dont les théories mathématiques donnent différentes versions, comme des problèmes dans le cadre d'une herméneutique formelle.130 Ce qui laisse alors ouverte la question du mode d'existence des objets mathématiques, question qui, pour Lautman, se trouvait résolue par le renvoi à une réalité idéale, à des idées platonicienne pour ainsi dire. Ce premier déplacement par rapport à Lautman permet donc à J.-M. Salanskis de reprendre à nouveau frais cette question de l'objectivité, par la distinction qu'il fait alors entre objectivité corrélative et objectivité constructive, dans une perspective beaucoup plus proche de la phénoménologie et qui, dans cette mesure, fait écho aux Idéalités mathématiques de Desanti. Sortons un instant de l'épistémologie en France pour aborder brièvement les textes de Gödel. Le logicien, dans la philosophie en France, est surtout cité pour son théorème d'incomplétude, qui a suscité de Lacan à R. Debray et, finalement, à J. Bouveresse, différentes interprétations et différentes hypothèses quant à la possibilité d'interpréter un théorème logique. Mais je m'intéresserai ici aux réflexions de Gödel sur l'objectivité des mathématiques. Contrairement à une lecture superficielle, qui prête au logicien un platonisme caricatural, Gödel développe une analyse de la question de l'objectivité, qui conduit à dissocier celle-ci en une série de plusieurs thèses, lesquelles permettent de mesurer l'objectivité qu'une philosophie, en général, accorde aux mathématiques. Pour l'essentiel, on peut distinguer deux thèses. La première, qui concerne l'objectivité au sens étroit, est qu'il est impossible de retracer entièrement dans toutes ses strates la constitution des théories mathématiques. Il y a 130
J-M. Salanskis développe son rapport à Lautman, dans
L'herméneutique formelle (1991), Paris, Klincsieck, 2013, p.24 et sv.
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dans les théories mathématiques une opacité, quelque chose qui échappe à la réflexion. Pour Gödel, ce quelque chose est une sorte de sensation idéale, inanalysable à partir de laquelle nous construisons nos théories, sans que celles-ci reflètent adéquatement la réalité idéale ainsi entre-aperçue. La seconde thèse, qui concerne plutôt l'universalité, est que nos mathématiques ne dépendent pas entièrement de caractères contingents de notre esprit, mais comportent une sorte de noyau accessible à tout être rationnel que l'on peut imaginer. Cette seconde thèse devrai être précisée, mais revenons sur l'épistémologie en France pour analyser celle-ci de l'extérieur si l'on peut dire, en référence aux thèses de Gödel. Et, bien que leurs platonismes n'aient pas la même orientation, c'est la proximité de Gödel à Lautman qui apparaît d'abord. Gödel a du reste lu Lautman. Mais c'est aussi la position de Cavaillès que les thèses de Gödel permettent de préciser. L'épistémologie de Cavaillès semble se conformer aux différentes thèses de Gödel, sans reconnaître aucune réalité transcendante à l'expérience mathématique, mais par les seuls caractères prêtés au devenir mathématique. Deux traits ressortent alors dans la détermination par Cavaillès du devenir mathématique et de sa nécessité, deux traits qui auront dans la philosophie en France un écho tout à fait différent. Premièrement, le devenir mathématique procède, pour reprendre un terme de Cavaillès sur lequel je reviendrai plusieurs fois, par « ratures ». Le devenir mathématique connaît des renversements, au cours desquels l'économie des théories est bouleversée, les rapports de fondation, ou de dépendance, sont modifiés, de sorte que les notions fondamentales dans les théories nouvelles ne sont pas celles à partir desquelles ces théories ont été construites, de sorte que, finalement, l'analyse des notions et du champ actuels ne livre pas l'histoire, le passé ni l'origine de ceux-ci. Le passé n'est pas seulement « sédimenté » dans le présent, comme le dit Husserl. Il est « raturé » et l'on ne peut pas l'y retrouver. Or ce problème d'une histoire, dont les termes changent de
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sens et qui n'ouvre pas dans le présent des notions la possibilité de rejoindre la question de leur origine sera déterminante pour Foucault et l'opposition avec Derrida. Dans l'article déjà mentionné sur Canguilhem, Foucault commence par évoquer Cavaillès pour sa critique de la conscience, mais se réfère ensuite aussi à ce second aspect de l'épistémologie de Cavaillès : une histoire qui procède par « renversements » et « ratures ». 131 Il est remarquable que, dans le texte de Cavaillès, Derrida de son côté cite (mais pour la réfuter) la phrase qui précède immédiatement celle que choisit Foucault.132 Comme si donc ces quelques lignes au début de la dernière page de Sur la logique et la théorie de la science, avant l'appel à une dialectique des concepts, touchaient à la fois Derrida et Foucault et les séparaient. Cavaillès pose une alternative entre « conscience des progrès » et « progrès de la conscience ». Il n'y a, pour Cavaillès, de progrès, un véritable devenir, que dans la mesure où l'on ne garde pas conscience de ce progrès, c'està-dire dans la mesure où le passé disparaît dans une rature de l'idéalité, et non dans une simple sédimentation. Le devenir est raturé, plutôt que sédimenté, et c'est ce qui, à un premier niveau, fait un aspect de l'objectivité mathématique. Cependant, la possibilité de ces ratures tient pour Cavaillès à l'immanence de l'idéalité à la multiplicité sensible, et finalement, à l'écriture. Si l'idéalité peut être raturée, c'est qu'elle est d'abord écrite, ou même dessinée. Et, à ce deuxième niveau, grammatologique en quelque sorte, Cavaillès touche à des thèmes que Merleau-Ponty et Derrida développeront. 131
M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », op. cit., p.1589.
132
Notamment, J. Derrida, Le problème de la genèse dans la philosophie de
Husserl, Paris, P.U.F., 1990, p.207 et sv., également, Husserl, L'origine de la géométrie (1962), tr. et introduction J. Derrida, Paris, P.U.F., 1990, p.157 et sv.
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Deuxièmement, Cavaillès prête au devenir mathématique une sorte d'une universalité. Il y a différentes façons de formuler ce second trait. Disons que, une fois éliminée une couche superficielle, qu'il faut bien reconnaître être contingente, le devenir mathématique apparaît être indépendant du contexte dans lequel il s'est développé, contexte social, culturel ou scientifique : même les problèmes que les autres sciences rencontrent, la physique surtout, et qu'elles posent aux mathématiques ne jouent pour Cavaillès aucun rôle dans le devenir mathématique. C'est une conséquence de la nécessité que Cavaillès attribue au devenir mathématique. Lorsque Cavaillès affirme que le devenir est nécessaire et qu'un problème exige la solution qui lui sera donnée, il faut bien comprendre que cette solution est appelée, quelle que soient les circonstances, quel que soit le contexte, que la physique est mis ou non tels procédés au centre de l'attention, que les institutions privilégient ou non tel type de recherche, que le contexte épistémique soit celuici ou celui-là et, à la limite, que notre monde même soit ou non ce qu'il est, constitué de choses (des solides isolés et susceptibles d'être comptés) plutôt qu'entièrement fluide. Cette universalité ne concerne pas seulement les notions mathématiques, mais le devenir même dans lequel elles se développent, et c'est bien la raison pour laquelle Cavaillès peut donner une objectivité aux mathématiques, au sens de Gödel, sans voir dans les notions mathématiques, ou derrière elles en quelque sorte, une réalité idéale, transcendante au devenir mathématique. Le devenir mathématique prend les caractères qui déterminent pour Gödel l'objectivité, c'est-à-dire une sorte d'opacité dans les notions, qui s'exprime chez Cavaillès dans les ratures qui marquent les révolutions mathématiques, et l'universalité. Or cette solution est économe, puisqu'elle évite la position d'une réalité idéale, mais elle est aussi problématique. C'est une chose de donner une universalité à l'arithmétique, ou à la numération, mais c'en est une autre que d'attribuer cette universalité à l'histoire de notre arithmétique. Il faut
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considérer que l'histoire mathématique telle que nous la connaissons depuis les grecs, disons, est la seule façon d'aborder les nombres, ou l'espace ou le continu. Cette nécessité du devenir mathématique, qui implique donc son universalité, joue dans l'épistémologie de Cavaillès un rôle fondamental. En effet, c'est elle qui détermine la critique des philosophies de la conscience. Le point de départ tient à ce que le devenir mathématique étant nécessaire, les problèmes exigeant leur solution, il est possible d'étudier l'histoire des mathématiques sans la référer à rien d'autre, ni au contexte social, culturel, ni à la subjectivité transcendantale, ou à la conscience de Brunschvicg. On peut finalement oublier que le mathématicien fait les mathématiques. Le devenir mathématique peut être considéré comme une « génération spontanée d'éléments intelligibles ». La conscience disparaît, ou prend une place secondaire : non plus la source, ou le moteur, du progrès mathématique, mais plutôt, comme l'esprit dans le système spinoziste, un terme dans un enchaînement autonome d'opérations. Il faut dire cependant que, si le thème des « renversements historiques » et des « ratures », pour reprendre les termes de Cavaillès, a trouvé un large écho dans la philosophie en France d'après-guerre, le problème de l'universalité des mathématiques, qu'il s'agisse de l'universalité des notions ou de celle de l'histoire, a été au contraire refoulé. Refoulé, comme Bachelard soutient que la part imaginaire des sciences, celles qui renverrait et répondrait à la littérature, doit être refoulée dans le développement des sciences. Il y a plusieurs raisons à ce refoulement. L'exemple de l'opposition entre science nazie et science juive, à la fin des années trente, peut en être une, l'exemple aussi de l'opposition entre science bourgeoise et science prolétarienne, que j'évoquerai plus bas. Le portrait de Cavaillès que brosse Canguilhem peut jouer aussi, où la nécessité découverte dans les mathématiques semble venir fonder le combat du philosophe. Quoi qu'il en soit, si
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Foucault rapporte les savoirs, les sciences humaines, à des épistémè mobiles, les mathématiques restent pour l'essentiel (et notamment dans l'Archéologie du savoir) préservées de cette mise en question et installées dans une pureté toute abstraite. Je voudrais encore évoquer deux problèmes : celui de la critique des philosophies de la conscience, qui constitue l'autre grand thème de l'épistémologie de Cavaillès et, comme le problème de l'objectivité, continue après Cavaillès à hanter l'épistémologie en France ; et celui de l'universalité, de la dépendance ou non des mathématiques à un contexte. On l'a vu, la version forte que Cavaillès donne à la thèse de l'universalité, qui porte non seulement sur les notions mais sur le devenir mathématique, joue un rôle central dans son épistémologie, déterminant à la fois l'objectivité des mathématiques et la critique des philosophies de la conscience. La critique des philosophies de la conscience J'ai déjà mentionné le problème de la réflexion dans l'épistémologie de Cavaillès. Mais ce problème fait le centre de la critique des philosophies de la conscience. Cavaillès fait porter sa critique sur l'immédiateté de la réflexion. Les philosophies de la conscience, dans la perspective de Cavaillès, se caractérisent par cela qu'elles prêtent à la pensée une présence à soi ou, pour le dire de façon imagée, une « propriété d'auto-illumination intérieure ». 133 La pensée, dans une philosophie de la conscience, se connaît elle-même de façon immédiate. La pensée se connaît elle-même du même mouvement par lequel elle connaît son objet ou, à la limite, produit son objet. Or c'est cette immédiateté de la réflexion, cette transparence à soi que refuse Cavaillès :
133
Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, dans O.C., p.484 127
« aucune conscience n'est témoin de la production de son contenu par un acte. »134 La critique par Cavaillès de la notion de conscience est donc d'abord épistémologique. Elle consiste en une critique de la thèse de l’immédiateté de la réflexion, en une analyse de la façon, dont la pensée a rapport à elle-même ou peut se connaître elle-même. A partir de là, cependant, Cavaillès semble être conduit à une thèse plus radicale et qui anime ses textes plutôt qu'elle ne s'y énonce véritablement. Cette thèse, c'est qu'il n'y a pas de pensée que l'on puisse poser à part de ses objets et du matériel symbolique qui l'incarne. Prenons un exemple. Pour la phénoménologie husserlienne, je pense à un nombre, dans un acte que l'on peut analyser pour lui-même (on y distinguera différents niveaux de noèses, un matériel sensible qui sert de base à une idéation, des horizons etc.) et que l'on peut isoler de son objet, le nombre, pour le situer dans un champ de conscience ou, finalement, dans la subjectivité transcendantale : pour Husserl, je peux suspendre la croyance à l'existence de l'objet, mais non la croyance à l'existence de l'acte. Dans l'épistémologie de Cavaillès, un tel acte de pensée n'existe pas. Cavaillès ne donne à cet élément de la phénoménologie husserlienne, aucune place. Dans l'épistémologie de Cavaillès, il est impossible de penser de la sorte à un nombre ou de viser ainsi isolément un nombre dans un acte intérieur. Tout ce que l'on peut faire, c'est accomplir sur le nombre certaines opérations qui auront elles-mêmes un contenu mathématique : définir le nombre 7 dans la série des successeurs de 0, additionner 3 et 4 pour obtenir 7, vérifier que 7 est un nombre premier, etc. Chacune de ces opérations est susceptible d'une analyse mathématique. Ce n'est pas dans une réflexion immédiate qu'elle dévoile son contenu, mais dans un nouveau geste qui 134
Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, dans O.C., p.557. 128
énonce les propriétés mathématiques de l'opération initiale. Ainsi, l'opérateur « successeur » est défini par les axiomes de Peano, l'addition pourra être caractérisée comme une opération commutative, possédant un élément neutre et l'on pourra formaliser l'algorithme qui permet de vérifier si tel entier est premier. L'absence d'un acte de visée ou ce désaccord sur la nature de l'acte mathématique distingue très largement Cavaillès de la perspective l'épistémologie de phénoménologique, telle qu'elle est mise en place par Husserl, mais aussi telle qu'elle se retrouve dans les Idéalités mathématiques. Desanti refuse de rattacher les actes qui soustendent la position d'une idéalité à une subjectivité transcendantale ou, on l'a vu, refuse de mettre les mathématiques entre parenthèses : il est impossible de suspendre sa participation au fonds de validations qui rendent possible l'activité mathématique tout en conservant l'édifice comme totalité pourvue de sens. Cependant, Desanti analyse, dans un champ de conscience, des actes de visée qui se laissent dissocier des idéalités en question et n'auraient pas lieu dans l'épistémologie de Cavaillès. En ce point, se marque bien l'héritage phénoménologique de Desanti. A l'inverse, dans l'épistémologie de Cavaillès, la pensée, l'opération à laquelle se prête le nombre, fait elle-même partie du champ mathématique et se réfléchit en termes mathématiques : elle fait l'objet de nouvelles opérations, comme les transformations du plan sont soumises à l'opération de composition, ce qui révèle alors leur structure de groupe. Cavaillès appelle « thématisation » ce processus, par lequel un nouveau travail, une nouvelle pensée, à l'intérieur elle-même du champ mathématique, met en évidence les propriétés de l'opération initiale. On peut reconnaître ici le modèle spinoziste de Cavaillès. Comme l'idée dans le système de Spinoza, le geste de pensée, pour Cavaillès, ne se connaît pas lui-même. Occupé de ses objets, il est aveugle à lui-même. Il ne se réfléchit que par
129
thématisation, dans un geste au second degré, à l'intérieur du champ mathématique, qui prend le premier pour objet et joue alors le rôle l'idée de l'idée dans le système spinoziste. De même que le problème de l'objectivité ou, plus exactement le problème de chercher l'objectivité dans l'histoire, les pratiques, les gestes mathématiques traverse l'épistémologie en France, pour être sans cesse remanié, de Brunschvicg, à Cavaillès et Lautman, à Desanti et jusque dans le contexte contemporain (j'ai évoqué plus haut la position de J.-M. Salanskis), la critique des philosophies de la conscience continue à jouer après Cavaillès. Pour en rester dans le champ de l'épistémologie, la méthode anti-réflexive que revendique A. Badiou, dans L'Etre et l'événement ainsi que dans Logique des mondes, le refus de mesurer les mathématiques à une réflexion de type phénoménologique sur des actes de visée semble, de ce point de vue, hériter de Cavaillès, avec cette différence que l'épistémologie de Cavaillès porte essentiellement sur l'histoire que A. Badiou écarte pour s'attaquer à des théories constituées. Finalement, par rapport à l'épistémologie de Cavaillès et de Lautman, A. Badiou et J.-M. Salanskis semblent tenir des positions symétriques. A. Badiou radicalise la critique de la conscience, la mise en question de la réflexion, et abandonne cette façon de poser la question de l'objectivité dans l'histoire, les pratiques, tandis que J.-M. Salanskis développe le problème de l'objectivité, tel qu'il se pose à Lautman et à Cavaillès, en en appelant à la phénoménologie et en abandonnant une part au moins de la critique de la conscience. L'universalité Le problème de l'universalité des mathématiques, la question du rapport des mathématiques à leur contexte et, en particulier, à l'imaginaire de la littérature, ne fait pas partie de grands thèmes de l'épistémologie en France, au même titre que le problème de l'objectivité et celui de la conscience. J'ai déjà insisté sur le rôle essentiel que prend dans
130
l'épistémologie de Cavaillès cette thèse de l'universalité, qui découle d'une certaine conception de la nécessité mathématique. En fait, la nécessité, et l'universalité, des mathématiques s'énoncent tout au début du parcours de Cavaillès (dans l'introduction de la thèse complémentaire) comme une sorte de postulat méthodologique : il est « difficile », mais donc possible d'écarter « les enchaînements psychologiques et sociaux », qui deviendront bientôt un « pittoresque contingent », pour faire apparaître des « relations d’intelligibilité ».135 On peut voir, dans les textes de Bachelard, une autre version de ce refoulement du contexte et de la part imaginaire qui entre dans les notions scientifiques. Alors que la nécessité du devenir fonde dans les textes Cavaillès la critique de la conscience, c'est au contraire dans le cadre d'une philosophie de la conscience et en concevant l'histoire des sciences comme un travail d'autoéclaircissement, sinon d'auto-illumination que Bachelard peut en détacher l'imaginaire pour n'en faire qu'un obstacle épistémologique. Mais, sur la question de l'universalité des mathématiques, le cas le plus intéressant, à mes yeux, est celui de Desanti. Celui-ci, je l'ai déjà évoqué, représente la principale figure de l'épistémologie des mathématiques en France dans l'aprèsguerre et jusqu'à la fin des années quatre-vingts. Or l'œuvre de Desanti, dans ses différents revirements, est centrée sur la question de l'indépendance, ou non, des mathématiques. Non sans hésitation et avec parfois une exagération politique, disons, Desanti n'a cessé de se confronter à cette question de savoir dans quelle mesure les mathématiques peuvent être, ou non, rapportées à leur contexte, quelle liberté on peut leur prêter dans leur développement et quelle position alors donner à la philosophie par rapport à la 135
Remarques sur la formation de la théorie abstraite des ensembles, dans O.
C., p. 226.
131
science. On le sait, Desanti, qui fut avant-guerre l'élève de Brunschvicg et de Cavaillès, proche aussi de Merleau-Ponty, devient à la fin des années quarante l'un des pivots de La nouvelle critique et de la pensée marxiste qu'elle véhicule, avant de rompre lentement avec la revue et le parti communiste et de développer alors une épistémologie articulée à la phénoménologie. Commençons par évoquer les textes que Desanti a lui-même réédités, notamment dans le volume La philosophie silencieuse et qui donnent alors pour point de départ à cette épistémologie l'article paru en 1965 « Qu'est-ce qu'un problème épistémologique ? ». Desanti y répond à la notion althusserienne de coupure épistémologique et défend la thèse qu'en certains points, lorsque se posent justement des « problèmes épistémologiques », la science se rattache, se détermine dans son contenu même en référence à, une pensée non scientifique, une idéologie, une philosophie spontanée des savants si l'on veut. La controverse entre Althusser et de Desanti, qui durera plusieurs années et amènera Althusser à réviser la notion de coupure, peut être replacée dans l'espace problématique de l'épistémologie en France qui s'ouvre à partir de Brunschvicg. Mais il faut souligner la singularité dans cet espace de Desanti, qui s'attaque ainsi au postulat de l'universalité mathématique. La notion de problème épistémologique permet aussi de fixer la position par rapport à la science de l'épistémologie qui consistera en la critique de ses moments, de ses discours extra-scientifiques, extra-théoriques plus exactement, au fondement des théories, leur critique et non leur réforme, leur révision. Il ne s'agit que d'en mettre au jour les articulations, les présupposés, et non de les corriger pour alors donner à la science sa direction. Ainsi, à la fois, Desanti affirme la dépendance de la science par rapport à son contexte et lui laisse son autonomie, par rapport à la philosophie. La science se développe d'elle-même. Les mêmes thèmes, et la même tension, reviennent dans les textes ultérieurs. Jusque au milieu des années soixante-dix au moins, Desanti continue d'affirmer la dépendance de la
132
science à son contexte. En même temps, la longue introduction à La philosophie silencieuse critique les tentatives d'intériorisation de la science par la philosophie, qui reprend la science dans son discours et, dans ce processus, la déforme, la neutralise, l'arrête. La science doit rester extérieure ou, si l'on veut, libre par rapport à la philosophie. Comme la philosophie par rapport à la politique ? Il est difficile de ne pas lire dans ce texte où Desanti stigmatise les différentes modalités par lesquelles la philosophie enferme la science l'écho d'une réflexion sur la façon, dont une politique peut enfermer la philosophie et, en l'occurrence, a rendu « captif » le philosophe. Je voudrais insister sur deux points. C'est, d'une part, je viens de l'évoquer, la façon très curieuse, dont renvoient l'une à l'autre l'analyse épistémologique de Desanti et la réflexion sur la politique et son propre parcours politique. Ainsi, autre exemple, les structures qui caractérisent le champ de conscience dans le maintien d'une idéalité mathématique seront reprises dans Un destin philosophique pour décrire les modalités de la capture idéologique. D'autre part, et par suite, il faut souligner l'unité de l'œuvre de Desanti, malgré ses quelques tournants et ses différentes facettes. La question qu'elle me semble toujours à nouveau décliner est celle de l'autonomie de la pensée, de la pensée scientifique, de la pensée philosophique, par rapport à leur contexte social, culturel, et l'une par rapport à l'autre, et l'une et l'autre par rapport à ces pôles que représentent, dans la tradition philosophique, un objet, un ego, un monde. Il faut, dans cette perspective, évoquer brièvement les premiers articles dans La nouvelle critique. Alors qu'il était auparavant difficile d'en discuter, pas seulement parce qu'ils étaient difficiles d'accès, ceux-ci ont été récemment réédités. Il est certain que plusieurs d'entre eux, qui sont du reste cosignés, ne peuvent pas être attribués au seul Desanti et montrent parfois des aberrations sur lesquelles Desanti a
133
insisté rétrospectivement. 136 Néanmoins, et en laissant de côté ces aberrations, ces articles ouvrent les problèmes auxquels Desanti ne cessera de se confronter et qui lui donnent sa place singulière dans la philosophie en France. L'article, pourtant très polémique, sur « Merleau-Ponty et la décomposition de l'idéalisme » entame la critique du « préscientifique », que Desanti développe dans La philosophie silencieuse et à laquelle finalement Merleau-Ponty se range, renonçant à ce « désaveu » de la science et à l'idéalisme que Desanti y lit. De même, l'article « Science bourgeoise et science prolétarienne » mêle des passages aberrants, sans conteste, à une sérieuse mise en question de la thèse de l'universalité de la science, telle que la pose Cavaillès : Une tendance […] à présenter le développement dialectique d'une science comme un mouvement intérieur à la science, se suffisant à lui-même et engendrant de lui-même les contradictions, dont la résolution constitue le progrès de la science. Cette forme d'objectivisme est d'autant plus tentante qu'elle donne l'impression de faire comprendre d'une façon cohérente le développement d'une science et qu'elle se trouve – formellement du moins – en accord avec les principes de notre méthode. Mais elle contribue aussi à détacher la science de son support réel – la vie de la société, la lutte des classes.
136
Desanti rapporte par exemple la discussion qui suit son rapport
sur « le marxisme et la science ». Son interlocuteur lui dit : « Il y a dans
ce
rapport
une
lacune
inadmissible
et
vraiment
incompréhensible. Une lacune qui caractérise l'état de nos intellectuels. Comment peut-on parler de science sans citer une seule fois le nom du plus grand savant de notre temps, du premier savant d'un type nouveau, le nom du grand Staline », « Un témoin : JeanToussaint Desanti », dans J.-T. Desanti, Une pensée captive (éd. M. Caveing), Paris, P.U.F., 2008, p.403.
134
Elle substitue à la science réelle telle qu'elle existe dans l'activité sociale une notion abstraite de son développement. En dépit des apparences elle demeure donc métaphysique.137
Ce paragraphe est une critique de la position de Cavaillès et de l'idée de la science comme mouvement nécessaire, autonome, dans lequel, à chaque étape, les problèmes (ou en l'occurrence « les contradictions ») exigent leur solution et expliquent ainsi le développement ultérieur des mathématiques sans qu'il soit besoin de faire appel à autre chose. Desanti (puisque c'est certainement lui qui écrit ici) pointe sur ce que cette solution au problème de l'objectivité a d'élégant, de « tentant » et, pourtant, d'abstrait, dans la mesure où elle détache de son contexte le devenir même de la science. Rappelons-le, la solution de Cavaillès permet de faire l'économie de la réalité idéale à laquelle Lautman, ou Gödel, renvoie l'objectivité mathématique, mais c'est en transférant l'universalité des notions à leur histoire. Il ne s'agit pas pour Desanti d'accepter la réalité idéale de Lautman, la position d'un monde d'idées pour ainsi dire, les idéalités mathématiques ne tombent pas du ciel, mais il est également impossible d'accepter l'histoire universelle de l'épistémologie de Cavaillès. Faut-il alors (et si oui comment, mais sinon comment ne pas) mettre en question l'universalité des mathématiques ? La réponse que donne l'article « Science bourgeoise et science prolétarienne » est aberrante, répétons-le (et, comme le dira Desanti rétrospectivement, si la science est bourgeoise, il n'existe pas de science prolétarienne à lui opposer138), mais la question ne l'est pas. Et c'est cette question que l'épistémologie des mathématiques en France va essentiellement refouler. Desanti pointe par avance sur l'idée « dans laquelle on 137
« Science bourgeoise et science prolétarienne », dans Desanti, La
pensée captive, op. cit., p.116. « Un témoin : Jean-Toussaint Desanti », dans Desanti, La pensée captive, op. cit., p.409. 138
135
voudrait nous enfermer [...], qu'il y a une science pure, un esprit scientifique éternel, étranger aux luttes politiques, indifférent à tout contenu social, flottant au-dessus de l'histoire, des partis et des hommes. »139 Il n'est pas non plus indifférent que pour mettre en question l'universalité des mathématiques (que défendrait aussi, de façon différente, Brunschvicg ou Lautman) Desanti se réfère au modèle de Cavaillès. Que Cavaillès soit visé en personne est manifeste dans les formules de Desanti, mais aussi dans la référence à une position « en accord avec les principes de notre méthode ». Desanti fait ici certainement allusion à une lettre que Mougin publie quelques années auparavant dans La pensée et que Cavaillès aurait adressée au mathématicien P. Labérenne, à l’occasion d’une réunion d’un groupe d’étudiants marxistes : « Quoique philosophiquement je ne sois pas orienté par le matérialisme dialectique (je distingue cela du politique où le choix par décision personnelle joue un autre rôle), je t’avais déjà dit que je me trouvais conduit à des résultats qui ne sont pas tellement exclus par votre attitude. »140 Desanti lui-même refuse cette compatibilité, qui ne serait que « formelle », de l'épistémologie de Cavaillès, avec la « méthode » du matérialisme dialectique. L'épistémologie de Cavaillès, par l'autonomie qu'elle accorde au devenir mathématique, tomberait dans l'abstraction, la « métaphysique ». Sans doute, pour paraphraser les propos rétrospectifs de Desanti sur sa polémique avec MerleauPonty, c'est aussi bien à une philosophie qui avait été la sienne et qui tendra peut-être à le redevenir qu'il s'attaque. Si la possibilité de rapporter la science à un extérieur reste au centre de l'œuvre de Desanti, celle-ci connaît plusieurs 139
« Science bourgeoise et science prolétarienne », dans Desanti, La
pensée captive, op. cit., p.108. 140
Cité par H. Mougin, « Jean Cavaillès », La pensée, 1945, t.4, p.70-83.
136
inflexions et présente des facettes différentes. L'œuvre de Desanti appellerait une lecture complète, qui s'attache justement à l'ensemble des textes et les mette en relation quand il le faut au parcours du philosophe. Desanti, qui reste relativement peu étudié, représente à mes yeux une figure majeure de la philosophie en France au XXe siècle. Le problème et le sens de la thèse de l'universalité des sciences sont au centre des travaux récents de M. Serres et de B. Latour notamment, mais, en ce qui concerne les mathématiques actuelles, les mathématiques dans lesquelles nous vivons depuis la fin du XIXe siècle, Desanti semble s'y être seul attaqué. Et la réédition récente de ses premiers textes replace à mes yeux cette question dans la philosophie contemporaine. Problème de l'objectivité, critique de la conscience, question refoulée de l'universalité ou de l'imaginaire des sciences, ce sont donc les trois thèmes sur lesquels peut se mesurer l'héritage contemporain de Cavaillès.
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Philosophie française ou philosophie en France ? Défis de la philosophie des sciences et de la technologie Anna Estany
Introduction Y a-t-il un sens à parler de philosophie française, espagnole, allemande ou chilienne, etc...? A quoi faisons-nous référence lorsque nous utilisons ces termes ? En nous basant sur le titre des journées tenues à Paris en juin 2013 (Barcelone pense – t-elle en français ? La lisibilité de la Philosophie française contemporaine : le moment d'un choix, l'instant d'un repère) nous pouvons dire que Barcelone ne pense ni en français ni en catalan ni même en espagnol, elle pense simplement en langages universels. On peut se demander s’Il s'agit d'une forme particulière de penser, propre à un pays, ou simplement si ce sont des approches philosophiques qui, pour diverses raisons, se sont développées plus dans un pays que dans un autre. Je ne sais pas si, à un moment donné, concevoir qu'une unique manière de penser caractérisait l'identité des pays a eu un sens, mais ce qui est sûr c’est qu'actuellement il n'en est pas ainsi. Les nouvelles technologies de l'information rendent possible la communication au niveau planétaire, ce qui, entre autres, ne permet plus d'évoquer une philosophie accompagnée d'un qualificatif, ni territoriale ni culturelle. Si la technologie est le facteur causatif de ne pas pouvoir parler d'une philosophie en lien étroit avec un pays, nous avons une raison instrumentale, ce qui expliquerait qu’à un moment donné on aurait pu parler d’une philosophie française, espagnole ou allemande. Mais quand on parle d'une philosophie en rapport avec un pays ou avec une culture, il semble qu’on veuille signifier quelque chose de
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substantiel, et pas seulement d’instrumental, dans le sens où une langue, une culture ou un pays fournissent à leurs citoyens une conception du monde qui conditionne leur état d'esprit. Cette conception de la philosophie contextualiste et non universelle a des répercussions sur les fondements de la connaissance et de la science qui dérivent facilement en des positions relativistes. Par conséquent, de mon point de vue, il n'y a pas de philosophie française, espagnole ou allemande dans le sens substantiel, mais des systèmes philosophiques qui, pour des circonstances diverses, sociales, politiques, culturelles et technologiques entre autres, se sont développés en plus grande mesure dans un pays que dans un autre. Par conséquent, je proposerai de décrire les principaux défis auxquels se heurte dans l'actualité la philosophie des sciences et de la technologie, en examinant quelques-unes des questions qui ont soulevé d'intéressants débats, et en montrant, à titre d'exemple, les répercussions qu'elles ont provoquées dans les institutions académiques françaises. Au cours de la première moitié du XXe siècle, les modèles scientifiques dominants sont ceux qui ont surgi dans le cadre de ce qu'on a appelé la «Conception Héritée » (CH). Ces modèles ont été trop schématiques pour la complexité de la science actuelle, même si depuis les années 50 apparaissent des révisions des principales thèses de la CH, notamment, de l'empirisme logique affiché dans la méthodologie de la science largement développé dans les travaux de C. Hempel (L'explication scientifique) et E. Nagel (La structure de la science). Cette révision essayait, d'une part, d’intégrer d’autres sciences allant au-delà de la physique dans les autres modèles méthodologiques, ce qui avait constitué le point de référence de l'empirisme logique et, d'autre part, de prolonger la réflexion philosophique à la dynamique scientifique ou au contexte de la découverte. Faire un bilan de la philosophie des sciences à partir de la dite révision va bien au-delà des objectifs de ce travail, mais nous pouvons souligner les manifestations les plus pertinentes ; tout d'abord, des auteurs comme K. Popper et W.V.O. Quine
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qui, malgré les différences entre eux, prennent leurs distances de la CH ; d'autre part, l'influence de l'histoire de la philosophie des sciences, qui a conduit à des modèles de changement scientifique, avec comme point de référence incontestée T. Kuhn et, enfin, les contributions de R. Giere, P. Kitcher, W. Salmon, N. Cartwright, entre autres, qui, dans les années quatre-vingt ont analysé les questions clés de la philosophie des sciences comme le réalisme, l'explication scientifique, la causalité, la structure des théories, etc., fournissant de nouveaux modèles capables d’aborder de la biologie aux sciences sociales. Nous pouvons dire que la philosophie des sciences et de la technologie des dernières décennies a été marquée par des phénomènes déterminés qui ont remis en question les modèles des sciences ayant dominé durant une grande partie du XXe siècle. D'un côté, le rôle de la science et de la technologie dans notre société, face à laquelle je propose un rapprochement rationaliste ; et de l'autre, l'impact des sciences cognitives sur la philosophie, donnant naissance au programme naturalisateur. Une approche rationaliste à la relation sciencetechnologie Plusieurs phénomènes ont donné de l'importance à la relation entre la science et la technologie. Nous pouvons souligner les types suivants : * L'imbrication qui existe dans l'actualité entre la recherche basique, l'utilisation de cette dernière pour les sciences du design (sciences qui transforment le monde, comme les ingénieureries, la médecine, la bibliothéconomie, etc.) et la construction d'appareils (technologie) pour changer la réalité. * Cette imbrication fait que même la recherche basique se voit plongée au cœur de débats sociaux évoquant les répercussions possibles qu'elle pourrait avoir dans des problèmes pratiques.
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* La dépendance de la recherche scientifique envers les sponsors financiers. La source de financement n'est pas la même dans tous les pays, mais qu'elle soit publique ou privée le sponsor exigera des contreparties (pas nécessairement économiques) ce qui créera une dépendance des chercheurs envers le pouvoir politique et économique. * La vitesse avec laquelle on passe de la connaissance scientifique à son application pour satisfaire les besoins humains ou construire la technologie. M. Kranzberg (1967), un historien s’intéressant à la technologie, rappelle que 1700 années s’écoulèrent entre le design de la machine à vapeur à Alexandrie et sa mise en fonctionnement par Watt, le début de la photographie ne démarra que 200 ans après sa schématisation par Léonard, le moteur électrique mit 40 ans, l'énergie nucléaire 5 ans, le transistor 5 ans, les plastiques transparents 2 ans et les rayons laser 18 mois. Ceci, dit Kranzberg, soutient la thèse prouvant que l'association de la science (qui veut savoir le pourquoi) et de la technologie (qui veut savoir le comment) produit une réaction en chaîne de découverte scientifique et d’invention technologique. Ces phénomènes posent la question de la nécessité d'études globales de la science prenant en compte les facteurs épistémologiques, sociaux, politiques et éthiques. Il convient d'ajouter à ceci la nécessité que ces connaissances parviennent à tous les citadins grâce à l'éducation scientifique, mais non dans le sens d'une série de connaissances académiques et encyclopédiques, mais dans le sens plus large de la pratique scientifique. Les dernières décennies ont fourni, aussi bien depuis la philosophie des sciences que de la sociologie de la connaissance, des études sur les relations entre la science, la technologie et la société, exposées dans le domaine des recherches sur la science, internationalement reconnu sous la protection des CTS. Celles-ci ont été, pour la majeure partie, médiatisées par des idées relativistes et irrationnelles, et, de ce fait, sont restées ancrées dans des sables mouvants sans fondement rationnel. D'un autre côté, nous trouvons la
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philosophie des sciences classique, centrée sur des éléments strictement épistémologiques qui manque donc d'un cadre théorique pour pouvoir aborder la pratique scientifique comme phénomène complexe où convergent des questions épistémiques, morales et sociales. Nous pouvons donc conclure qu'une réflexion sur ces questions est nécessaire et qu'il convient de proposer une alternative qui incorpore les éléments nécessaires à cette analyse globale de la science et ce, selon des principes rationalistes. En ce sens, je crois que le cadre théorique des sciences du design (H. Simon) et de la praxéologie (T. Kotarbinski) nous apporte quelques modèles théoriques nous permettant d’unir les aspects épistémologiques et pragmatiques de la science depuis une perspective rationnelle. Les sciences du design sont le résultat d'un processus de scientisation et de mécanisation des arts dans le sens de compétences et des activités pratiques. H. Simon dans The Science of the artificial (1969) souligne que le modèle traditionnel de la science offre une image trompeuse des domaines tels que l'ingénierie, la médecine, l'architecture, l'économie, l'éducation, etc., qui s’intéressent au design dans le sens d’objectif, propos, but à atteindre, c’est-à-dire leur objectif n’est pas de savoir comment sont les choses, mais comment les choses doivent être pour obtenir certaines fins. I. Niiniluoto (1993) prend l'idée des sciences du design de Simon pour aborder les sciences appliquées et offrir ainsi une alternative à la philosophie des sciences au cas où il s’agisse de l'application des connaissances scientifiques à la transformation de la réalité. Il distingue ainsi entre les sciences descriptives (le type de sciences qu’on a appelées traditionnellement «de base» ou «pures») et les sciences du design. En principe, nous pourrions dire que ces dernières sont équivalentes à la science appliquée, toutefois, aussi bien pour Simon que pour Niiniluoto les sciences du design ont une entité propre qui ne peut se réduire à une simple application automatique des connaissances scientifiques.
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T. Kotarbinski (1962) définit la praxéologie comme la science de l'action efficace, et son objectif est de rechercher les conditions, dont dépend la maximisation de l'efficacité. Nous partons de l’idée que les énoncés des sciences du design sont des normes pratiques et, par conséquent, des phrases praxéologiques, par exemple, « si vous voulez protéger votre enfant de la varicelle, vaccinez-le ». Ainsi, le schéma général d'une norme pratique est : « Dans la circonstance A il est nécessaire (suffisant ou conseillable) de faire B pour obtenir C ». Trois éléments interviennent dans une norme pratique à savoir : les fondements théoriques, la base technique et la base comportementale. Par fondement théorique d’une norme pratique nous comprenons comment C dépend causalement de B, et est en fonction du progrès cogniscitif de la science. Les instruments, les artefacts et les techniques spécifiques pour atteindre le but recherché constituent la base technique, en fonction du progrès technologique, qui à son tour dépend des disciplines qui sont plus directement liées aux artefacts. La base comportementale consiste dans le choix et l'ordre des actions effectuées par les agents afin d'atteindre l'objectif visé de la manière la plus efficace possible. L'approche cognitive de la philosophie des sciences Concernant l'impact des sciences cognitives sur la philosophie, il faut souligner que la philosophie cognitive de la science est différente de la philosophie des sciences cognitives. La première analyse les questions philosophiques à la lumière des sciences cognitives. La seconde est une analyse logique, ontologique et méthodologique des sciences cognitives au même titre que la philosophie de la physique, de la biologie ou des sciences sociales. L'approche cognitive de la philosophie des sciences s'inscrit dans un cadre plus large que celui de la naturalisation de la philosophie, approche opposée à une philosophie apriorique et en quête de ses fondements dans
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les sciences empiriques. En parlant de naturalisation, nous pouvons mettre en relief trois sens à cette dernière : méthodologique, analogique et réductionniste. La naturalisation méthodologique signifie que nous établissons une symétrie entre la méthode utilisée en science et celle utilisée en philosophie. Un des défenseurs de cette thèse est L. Laudan (1998) qui affirme que « la thèse et les hypothèses de la philosophie doivent être jugées selon les mêmes conditions d'évaluation que celles que nous utilisons dans d'autres espaces de la vie tels que la science, le sens commun et le droit ». S’il est vrai que Laudan l'expose de forme directe et en fait un référent pour toute la recherche, selon un degré moindre, la majorité des philosophes pratiquent un certain naturalisme méthodologique et la preuve en est que ceux qui travaillent dans le contexte de la justification ainsi que ceux qui le font dans le contexte de la découverte font constamment des références à la science pour soutenir leurs thèses philosophiques. La naturalisation par analogie se produit lorsque l'on prend une science particulière pour modèle analogique afin d'analyser des problèmes philosophiques. L'épistémologie évolutionnaire est une forme de naturalisation, dans ce cas par analogie, tout du moins dans le sens qu'en ont donné S. Toulmin y D. Hull ; Toulmin (1972) dans La compréhension humaine considère que la théorie de l'évolution peut nous aider à comprendre le déroulement de la science. Il ne faut pas oublier que Toulmin est un des philosophes qui, dans les années 60/70, plaida pour l'analyse philosophique de la dynamique scientifique, c'est-à-dire pour le contexte de la découverte, dans la même lignée que Kuhn, Lakatos, Laudan, Feyerabend, Hanson, etc., mais aussi avec des différences significatives par rapport à ces auteurs. L’une d'elles est de centrer le changement scientifique sur les concepts. Ainsi la photo figée d’un moment dans l'histoire de la science n'est pas un paradigme (Kuhn), un programme de recherche (Lakatos) ou une tradition de recherche (Laudan), mais un ensemble de concepts et l'étude du développement
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de la science consiste à suivre l'évolution de ces concepts. Le recours à la théorie de l'évolution de Darwin pour expliquer le changement conceptuel est la même stratégie que put suivre Bohr en recourant à la structure du système solaire pour expliquer la structure de l'atome. Même si Toulmin prend la théorie de l'évolution comme instrument heuristique pour expliquer le changement conceptuel, dans la pratique il ne le développe pas, c'est-àdire qu'il ne fait pas un parallélisme des catégories de la théorie de l'évolution et de ses correspondances dans la philosophie des sciences pour expliquer le changement scientifique. Celui qui réalise cette tâche est Hull (1988) dans son œuvre Science as a process. Hull considère la science comme un processus social et hautement compétitif dans lequel les scientifiques seraient des organismes. Dans ce cas, les répliques ne seraient pas les gènes, mais les livres, les revues, etc. et comme dans l'évolution biologique, chaque réplique compterait comme une nouvelle génération dans le processus de sélection. En ce qui concerne la reproduction, il distingue également dans l'évolution conceptuelle les deux stratégies que l’on observe dans l'évolution biologique. Selon une stratégie, les organismes produisent une descendance importante sans se soucier si elle survivra pour se reproduire. Une autre stratégie consiste à affirmer que les organismes produisent uniquement la descendance, dont ils pourront s'occuper. Appliqué à la science, nous aurions des scientifiques qui appliquent la première stratégie et qui s'occupent, primordialement, de produire un nombre important de publications et de travailler totalement isolés, puis nous aurions ceux qui appliquent la seconde stratégie et qui prennent grand soin de chacune de leurs publications en se préoccupant d'avoir des disciplines et de les former. De cette manière, Hull détermine progressivement les concepts qui se correspondent dans l'évolution biologique et dans l'évolution de la science, en marquant les ressemblances et les différences.
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La naturalisation réductionniste suppose le transfert des fonctions et des objectifs de l'épistémologie et de la philosophie de la science vers une science particulière. Au cours de l'histoire de la philosophie (qu'on l'appelle ou non naturalisation) ce transfert (total ou partiel) s’est fait vers la psychologie, d'où la tradition psychologique, brisée par le positivisme logique qui, en suivant Frege, refuse l'intervention de la psychologie dans le fondement de la connaissance. De ce fait, parfois on considère que la philosophie cognitive des sciences est un retour au psychologisme, mais il faut prendre en compte que nous comptons à présent sur des théories beaucoup plus puissantes et avec plus de fondements empiriques que celles sur lesquelles pouvaient compter les philosophes antérieurs. Comme représentants de la naturalisation réductionniste nous pouvons citer Quine, « Epistemology naturalized » en 1969, qui propose la réduction de l'épistémologie à la psychologie et dernièrement Patricia Churchland et Paul Churchland qui considèrent que lorsque la neurobiologie sera suffisamment développée, l'épistémologie pourra disparaître. Le réductionnisme a également été défendu de la sociologie avec le dénommé «Strong Programm in Sociology of Knowledge». Dans ce cas, l’épistémologie pourrait se réduire à la sociologie, ce qui pourrait expliquer les disputes épistémologiques à l'aide de facteurs sociaux, politiques, économiques, etc. Selon mon point de vue, la position la plus raisonnable est celle que l'on pourrait nommer « thèse minimaliste de naturalisation » avec trois points fondamentaux : d’abord, abandonner les critères aprioristes pour le fondement de la connaissance ; ensuite accepter que toute norme épistémique doit être compatible avec ce que les sciences empiriques nous disent sur les capacités cognitives des humains, en prenant en compte les conditions de l'environnement physique et social dans lequel elles se développent ; enfin ce que ne peut pas nous dire une science particulière (quelle
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qu'elle soit) est, de toutes les normes ou les critères épistémologiques compatibles avec nos capacités cognitives, celle qu'il faut prendre en compte et privilégier dans un cas particulier de la recherche scientifique. En règle générale, sans qu'ils se réfèrent concrètement à cette dénomination, nous pourrions inclure des auteurs comme L. Laudan, A. Goldman, R. Giere, entre autres qui considèrent que la philosophie ne peut pas faire abstraction des résultats des sciences cognitives.141 Contributions de la France à la philosophie des sciences et de la technologie.142 Il ne s’agit pas de décrire un panorama exhaustif de la philosophie des sciences et de la technologie en France, mais d'examiner certains groupes et institutions qui travaillent actuellement dans ce domaine comme exemple d'approches philosophiques qui, souvent, ne sont pas inclues lorsqu’on fait référence à la «philosophie française». Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques L’Institut d'Histoire des Sciences et des Techniques est un centre de référence depuis sa fondation en 1932, jusqu’à nos jours. L’Institut devint en 1933 l'Institut d'histoire des 141
Voir A. Estany, 2001, 2012 y 2013.
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Fournir un petit échantillon des apports de la France à la
philosophie des sciences et de la technologie semble ici justifié, toutefois les critères de sélection méritent un commentaire. Je dois en effet signaler que le choix a été marqué par les contacts établis avec ces groupes et instituts en fonction de mes séjours à Paris comme professeure invitée durant l’année scolaire 2006-2007, et plus récemment encore, les années 2011-2012 et 2012 2013.
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sciences et des techniques et fut rattaché aux cinq Facultés de l’Université de Paris. Dès son origine, l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques illustre ce que Georges Canguilhem a appelé le ‘style français en histoire des sciences’, qui récuse un point de vue historique purement érudit et ne se départit jamais d'une approche philosophique. Dès le début aussi apparaît la volonté d'impulser des travaux relatifs aux différents domaines de la pensée scientifique : logique et mathématiques, physique, chimie, biologie et médecine, sciences humaines. Il a également toujours fait attention aux conditions sociales de l'activité scientifique et à l'histoire des techniques. Dès le début enfin, l'Institut a cherché à établir une coopération entre philosophes et scientifiques intéressés par la recherche en histoire et philosophie des sciences, que l'Institut a largement contribué à développer en France. A partir des années 90, à côté du ‘style français’ caractéristique de l'Institut, une importance toujours plus grande a été reconnue à la tradition et au style analytique par l'équipe de recherche dirigée.143
Le long parcours de l’IHPST est, d'une part, un échantillon de la relation entre l'histoire et la philosophie des sciences et, d'autre part, de la relation entre la science et la technique. Cela implique une conception interdisciplinaire de la façon d'aborder l'analyse philosophique dans la pratique scientifique. L’UTC : un écosystème local de l’innovation et de la créativité L'UTC est l'un des projets les plus intéressants en ce qui concerne l’imbrication des sciences et des sciences humaines. Des valeurs telles que l'humanisme, le 143
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développement de la personne, l'excellence transdisciplinaire et l’ouverture internationale et l'interculturalité constituent les fondements de l'UTC. Son président Alain Storck présente les objectifs de cette université technologique dans les termes suivants : L’ambition de l’UTC d’évoluer vers une université européenne de technologie implique un certain nombre de conditions en termes de taille, d’ancrage sur la technologie (exigence scientifique, pertinence pratique, résonance sociétale et socio-économique), de missions (formation, recherche, production et diffusion de connaissances et de savoirs, participation au développement socioéconomique), d’attractivité, de reconnaissance et de positionnement internationaux. L’ambition de créativité nécessite néanmoins d’instaurer une dynamique qui permette d’incuber des idées et pas seulement des projets, de concilier les temps courts des projets dans l’urgence avec les temps longs de la réflexion et d’être présent sur le terrain de la bataille des idées et celui des controverses scientifiques et technologiques.144
Le groupe de recherche Connaissance, Organisation et Systèmes Techniques (COSTECH) est intégré dans l’UTC), centré sur la question des relations entre Homme, Technique et Société : conditions techniques de la constitution des connaissances, de l’expérience vécue et des valeurs ; usages et nouvelles pratiques sociales autour des supports numériques ; modélisation et management de l’innovation et des mutations dans les organisations. Au sein du COSTECH, il y a un groupe de recherche nommé CRED (Cognitive Research and Enaction Design), un centre de recherche créé en 1998 où se déploie, dans l’esprit du projet scientifique de l’UTC, une recherche technologique associant sciences humaines, design et réflexion 144
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philosophique. L’enjeu est d’articuler au mieux cette recherche particulière avec différents secteurs de l’ingénierie en prenant soin de ne pas les réduire l’une à l’autre. En outre, il s’agit de conduire des travaux sensibles à la qualité de l’environnement naturel, sociétal et cognitif. Le CRED, équipe profondément interdisciplinaire depuis sa création il y a dix ans, organise donc ses projets autour d’une exigence à la fois : scientifique et philosophique dans le domaine des recherches sur la cognition ; technologique notamment à travers le design de dispositifs dits de suppléance perceptive; sociétale en étant particulièrement attentif aux questions d’accessibilité, d’éthique et d’esthétique partagées.145 Nous pouvons voir que le centre de recherche COSTECH et, en particulier, le groupe autour du CRED, aborde des questions qui s’encadrent dans l’une des lignes de recherche que nous avons mentionnée au début c’est-à-dire, d'une part, l’imbrication entre la science, la technologie et la société et, d'autre part, l'impact des sciences cognitives dans l'analyse de n’importe laquelle de ces questions. Institut Jean-Nicod Comme nous pouvons le lire sur leur site web, l’Institut Jean-Nicod est un Laboratoire de sciences cognitives, relié à l'Unité mixte de recherche du CNRS crée en 2002 et, dont les deux tutelles universitaires sont l’Ecole normale supérieure (ENS) et l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Si la discipline de base est la philosophie analytique, l’unité héberge également des recherches de pointe en linguistique et en sciences sociales, le thème unificateur étant l’esprit humain et la nature des représentations (linguistiques, mentales, et sociales). À l’ENS, l’Institut Jean Nicod est 145
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rattaché à la fois au Département de philosophie et au Département d’Etudes Cognitives (DEC). Parmi les lignes de recherche reliées à l'approche cognitive en philosophie des sciences, nous pouvons signaler : Représentations Publiques et Cognition Sociale, dont l’objectif est l’étude des aspects sociaux des processus de connaissance et leur réalisation à travers des supports techniques et institutionnels. Dans un contexte social de création et transmission de la connaissance les individus font un usage massif de représentations publiques – diagrammes, dessins, écritures, outils de communication et de notation. Le but de cette réflexion est de comprendre la nature des contraintes sur la stabilisation des processus d’acquisition de savoir au niveau cognitif ainsi qu’au niveau social et institutionnel. Cette réflexion s’insère dans la démarche de l’épistémologie sociale contemporaine et vise à contribuer non seulement à la formulation d’hypothèses théoriques, mais aussi à la conception d’outils et de formats de construction et transmission des connaissances mieux adaptés aux contraintes cognitives et sociales des usagers.146 Cognition et comportements économiques : Les travaux de l’équipe cognition et comportements économiques se situent sur trois axes de recherches principaux : l’interprétation et la modélisation des comportements présentant des déviations apparentes par rapport aux hypothèses classiques sur la rationalité économique ; l’exploration de l’interface entre théorie des jeux expérimentale et questionnements cliniques et neurobiologiques dans le but d’éclairer les bases évolutionnaires de l’émergence des comportements et des environnements économiques modernes ; l’évaluation de l’impact agrégé des biais cognitifs affectant les décisions économiques via la réalisation de questionnaires et la
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L’information provient du site web de l’INSTITUT JEAN-
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construction d’indicateurs éco-cognitifs. Chacun de ces axes de recherche met en œuvre des collaborations et des financements spécifiques.147
Conclusions En revenant au titre, nous pouvons dire qu’on pense à Barcelone, à Paris et que dans les deux villes cette pensée s’exprime en plusieurs langues (catalan, espagnol, français, anglais, etc.). Ces dernières décennies, non seulement ces deux villes ont fait d’importantes contributions à la philosophie, mais aussi les deux pays (la France et l’Espagne), contribuant ainsi à toutes les approches et les branches de la philosophie (histoire, éthique, épistémologie et esthétique). Il faut souligner aussi les liens philosophiques entre Paris et Barcelone ; les communications présentées lors des journées et recueillies dans cette publication en sont un exemple. Références Estany, A. (2001), « The theory-laden thesis of observation in the light of cognitive psychology », Philosophy of Science, v. 68 : 203-217. It has been translated to Chinese in Cognitive Studies of Science and Reasoning, edited by Li Ping y Xiang Chen. Series en Philosophy and Cognitive Sciences, JiangXi People's Press, 2004. Estany, A (2012) « The Stabilizing Role of Material Structure in Scientific Practice ». Philosophy Study, v. 2, nº 6, pp : 398410, David Publishing Company. Estany, A (2013) « Interactive Vision and Experimental Traditions : How to Frame the Relationship ». Open journal of phlosophy, v. 3, nº 2, pp : 292-301. 147
L’information provient du site web de l’INSTITUT JEAN-
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Hull, D., 1988, Science as a process. Chicago : University of Chicago Press. Kotarbinski, T., 1962, « Praxiological sentences and how they are proved », dans E. Nagel, P. Suppes & A.Tarski (eds) Logic, Methodology and Philosophy. Proceedings of the 1960 International Congress. Kranzberg, M., 1967, « The unity of science-technology ». American Scientist, 55, 1, pp. 48-66. Kranzberg, M., 1968, « The disunity of science-technology ». American Scientist, 56, 1, pp. 21-34. Laudan, L., 1998, « Naturalismo normativo y el progreso de la filosofía », en W. González (ed), El pensamiento de L. Laudan. Relaciones entre historia de la ciencia y filosofía de la ciencia. La Coruña, Universidade da Coruña. Niiniluoto, I., 1993, « The aim and structure of applied research ». Erkenntnis, 38, pp.1-21. Quine, W.V., 1969, « Epistemology naturalized », dans Ontological relativity and other essays. New York, Columbia University Press. Simon, H. 1996, The science of the artificial. Cambridge (MASS), MIT. (1969). Toulmin, S., 1972, Human understanding. Princeton, Princeton University Press.
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Le ressentiment anti-esthétique148 Jacques Rancière
L’esthétique a bien du malheur. Il y a vingt ans on y voyait un discours de la dénégation, dissimulant sous les critères éthérés du goût exquis, l’art autonome et de l’œuvré sublime, la dure réalité des formes sociales de la distinction. La sociologie de Bourdieu o les travaux de l’histoire culturelle et sociale de l`art anglo-saxonne en faisaient le discours du naïf, méconnaissant la réalité sociale des pratiques de l’art, des objets de sa représentation et des conditions de fonctionnement, politiques et marchandes, du champ artistique. L’assaut donné entre-temps aux diverses formes de la « pensée 68 » n’a apparemment pas arrangé ses affaires. On accusait naguère l’esthétique de cacher la réalité sociale de l’art sous l´affirmation de son autonomie. On l’accusa désormais d´avoir refoulé cette autonomie en soumettant les pratiques de l’art aux spéculations du discours philosophique ou aux rêves de société nouvelle. On s’amusait auparavant de l’angélisme du docteur Kant, qui opposait l’universalité du jugement sur le beau au plaisir empirique provoqué par le vin des Canaries. On déplora désormais le satanisme des docteurs Schelling ou Hegel qui avaient confisqué l’art au profit de la philosophie ou des poètes romantiques et des artistes des avant-gardistes qui avaient lié son avenir à la création de nouvelles formes de vie collective. Les uns accuseraient l’utopie esthétique d`avoir fait le lit des totalitarismes. De autres lui imputeraient la crise ou la fin 148
La version originelle de ce texte est parue dans le Magazine littéraire
nº 414 de novembre de 2002. Il est reproduit avec l’aimable permission de l’auteur.
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d’un art, dévoré par le parasitisme du discours esthétique au point de disparaître dans la simple affirmation de son concept. Même ceux qui dédaignent ces polémiques médiatiques font chœur pour opposer les pratiques de l’art aux errances de l’idéologie esthétique. Jean-François Lyotard, dans L’Inhumain ou les Moralités postmodernes opposait au discours esthétique la frappe sublime de la touche picturale ou du timbre musical. Jean-Marie Schaeffer proclame un Adieu à l’esthétique et entend restaurer l’enquête sur les pratiques artistiques et les jugements du goût contre l’absolutisme romantique. Alain Badiou publie ses textes sur la poésie, la danse ou le cinéma sous le titre de Petit manuel d’inesthétique. Ces jugements nous disent ceci qui est, somme toute, parfaitement exact : l’esthétique, telle qu’elle s’est constituée depuis deux siècles, n’est pas une discipline, qui aurait pour objet les propriétés des pratiques artistiques ou le jugement de goût. Elle est tout un régime d’identification de l´art, qui suppose tout un régime de pensée. L’art ne va jamais seul : il ne suffit pas pour qu’il y ait de l’art qu´il y ait des peintres ou des musiciens, des acteurs, ou des danseurs et des gens qui prennent plaisir à les voir ou à les entendre. Il faut encore que leurs performances soient l’objet de regards qui y discernent une sphère d´activité spécifique, de jugements qui argumentent cette spécificité, d’institutions qui donnent corps à cette visibilité. Certains voudraient ne voir dans cette nécessité que le résultat d’une usurpation. Sous le nom de l’esthétique, la philosophie –c´est-à-dire, bien sûr, la mauvaise philosophie, celle des autres– aurait soumis à sa loi les pratiques artistiques, elle aurait absolutisé l’art en lui confiant des pouvoirs de pensée, des modes d´inscription dans la pratique sociale ou une vocation politique qui en défigurent les traits. Mais justement l’esthétique n’est pas une invention de quelques têtes philosophiques (Kant, Schelling, Hegel) ou de quelques têtes poétiques (Schiller, les Schlegel) perverties par la philosophie. Ce ne sont pas les philosophes, mais les
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philologues qui, au XVIIIe siècle, ont entrepris de lire les poèmes anciens non plus comme les produits d’un art, mais comme l’expression inconsciente d’une mode de vie. Ce ne sont pas les diktats philosophiques, mais les bouleversements révolutionnaires et les conquêtes napoléoniennes qui ont arraché à leur lieu au à leur fonction des monuments ou des emblèmes des anciennes puissances pour en faire des œuvres de musée. Et l´on sait comment ce déplacement et cette mise à plat ont contribué à briser l´ancienne hiérarchie des sujets et des genres et frayé la voie pour la disparition même du sujet. Ce ne sont pas les philosophes qui ont substitué à la vieille rationalité aristotélicienne des histoires, la pratique nouvelle des cadres et des séquences qui a fait triompher l´écriture romanesque et sa sensibilité, ouvrant la voie au cinéma et à la photographie ; pas eux qui ont inventé ces formes de description du quotidien, ces modes de perception du fugitif et du significatif qui ont rapproché la majesté du poème ou du tableau des délassements du journal, des distractions de la vie urbaine ou des démonstrations de la science sociale ; ou ces formes de présentation des marchandises, de reproduction des œuvres ou de dessin des objets d’usage qui ont brouillé la frontière entre le monde de l’art et celui du commerce, entre les entreprises de l’art et l´invention de formes de vie nouvelles. Le régime esthétique de l’art, c’est ce tissu sensible, ce réseau de rapports nouveaux entre « l’art » et la «vie » qui a constitué à la fois le milieu des inventions artistiques et celui des mutations des perceptions et des sensibilités ordinaires. Ce régime n’est pas pour autant le simple résultat de transformations exogènes. Il possède bien sa rationalité, mais celle-ci assurément est d´une autre complexité que celle qui naîtrait de décrets philosophiques. Le régime esthétique a délié les œuvres des règles de la représentation et les a remises au libre pouvoir de l’artiste et aux critères immanents de la production, mais c’est pour les lier en même temps à toutes les forces qui y inscrivent la marque de
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l’autre : respiration d´une société, vie propre du langage, sédimentations de la matière, travail de la pensée inconsciente. Il a identifié la puissance de l’art à l’immédiat d’une présence sensible et a fait entrer dans la vie même des œuvres le travail infini de la critique qui les altère. Il a consacré l’immortalité muséale des œuvres et permise leur remise en mouvement dans le travail des mises en scène, réécritures et métamorphoses diverses. Il a affirmé l’autonomie de l’art et multiplié la découverte de beautés inédites dans les objets de la vie ordinaire ou effacé la distinction des formes de l`art avec celles du commerce ou de la ville collective. Cette tension des contraires est suffisamment vertigineuse pour que les philosophes de profession ou d’occasion se soient employés à la réduire. L’esthétisme de la fin du XIXe siècle en fut la première forme. Il voulut séparer radicalement les jouissances de l’art des divertissements du vulgaire. Le paradoxe, illustré par le Des Esseintes de Huysmans, c’est qu’il fallait pour cela ramener l’art à un mode de vie et consacrer comme artistes suprêmes les parfumeurs et les horticulteurs. Le modernisme des années 1940, illustré notamment par Clément Greenberg, en fut la deuxième forme typique. Il voulut ramener la complexité du régime esthétique de l’art à une rupture simple entre un ancien art, représentatif et hétéronome, et un art nouveau où écrivains, plasticiens, musiciens, ou autres exploiteraient purement les possibilités de leur matériau propre. Mais cette consécration du propre de l´art avait elle-même une arrièrepensée politique. Elle était le fait de révolutionnaires déçus, soucieux de préserver à tout le moins la radicalité des révolutions artistiques –et son potentiel d’émancipation supposé– des désastres de la révolution sociale confisquée. Quand ce modèle a démontré son inconsistance en face de tous les passages entre les arts ou entre les formes de l’art et les formes de vie non-artistiques, on a hâtivement assimilé cette défaillance constitutive à la fin de l´art ou à la ruine de la modernité. L’esthétique reste alors la coupable désignée–
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qu’on peu accuser, selon son gré, soit d’avoir noué l’art aux illusions de la radicalité moderniste, soit à l’inverse d’avoir ruiné cette radicalité en ouvrant la voie au « n’importe quoi » de tous les avatars de l’art conceptuel, du pop-art ou de tous les mélanges propres aux installations contemporaines. L’anti-esthétique contemporaine est sans doute la troisième vague de cet effort pour rende l’art à lui-même. Mais ce « lui-même » n’existe pas. De fait, les dénonciateurs de la confiscation esthétique des arts ne les ont pas plutôt libérés qu’ils s’empressent de les faire servir à leur propre visée philosophique, pour faire du jugement esthétique un cas particulier de la théorie cognitive (Schaeffer), du poème la vérification d’une théorie de l’événement (Badiou), ou de la toile un témoignage de l’Irreprésentable (Lyotard). Les pratiques artistiques ont toujours été en même temps autre chose : des cérémonies, des divertissements, des apprentissages, des commerces, des utopies. Leur identification a toujours relevé de formes d’intelligibilité qui les liaient à d’autres sphères d’expérience. C’est ce caractère toujours partagé que désigne le nom d’esthétique. C’est pourquoi il suscitera toujours l’animosité de ceux qui voudraient que l’art et la philosophie, la philosophie et la politique soient bien séparées. L’esthétique n’est pas une doctrine ou une science qu’on puisse convoquer devant quelque tribunal. Elle est une configuration du sensible qu’on ne peut penser qu’en brisant les cadres des disciplines qui mettent chacun à sa place.
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Le moment français de l’esthétique contemporaine Gerard Vilar
L’esthétique est une des sphères culturelles de la société moderne, à côté de la science, l’économie capitaliste, le droit formel, ou la morale universelle. Dans cette sphère, l’art occupe aujourd’hui un lieu important avec le design, la mode, la publicité et beaucoup d’autres pratiques culturelles, des jeux vidéo au roman illustré en passant par la cuisine de recherche. Certes, cette sphère n’est pas entièrement définie, une bonne fois pour toutes ; elle a une histoire et a subi de très importants changements pendant ses trois siècles, à peine, d’existence. Cette sphère est née au XVIIIe siècle avec les Académies Royales d’Art, créées suivant le modèle des Académies des sciences, avec le marché de l’art, les salons, la critique d’art, les musées, l’histoire de l’art et la différenciation entre art et artisanat. Comme a insisté Jacques Rancière, l’esthétique est avant tout un régime de visibilité, d’identification, une certaine distribution des espaces, des temps, des fonctions. En bref, un partage du sensible.149 L’esthétique philosophique est l’un des éléments constituants de ce régime ou sphère culturelle. Elle fut une invention méditerranéenne, de l’Italie, de la France, même un petit peu de l’Espagne baroque. Au XVIIIe siècle la grande impulsion procédait du Royaume Uni, mais ce sont 149
Voir le texte de J. Rancière qui ouvre la section d’esthétique dans
ce volume « Le ressentiment anti-esthétique ». On peut aussi se rapporter aux textes majeurs suivants : J. Rancière, Le partage du sensible, La Fabrique, 2000 ; id., Le malheur dans l’esthétique, Galilée, 2004 ; id., Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l’art, Galilée, 2011.
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les allemands qui la consolident comme pensée disciplinaire et ce sont eux qui l’ont maîtrisée jusqu’aux années soixante du XXe siècle. Après la mort de Diderot en 1784, les contributions de la France à l’esthétique pendant deux siècles ont été mineures, peut être à l’exception de celle de Baudelaire. On trouve, certes, beaucoup de textes d’autres artistes et écrivains comme Hugo, Mallarmé, Apollinaire ou Breton, mais l’importance philosophique de ces auteurs est d’une entité relative dans cette période. Par contre, ces deuxcents années en France sont les plus riches et créatives dans tous les arts et la littérature mondiale. Il est bien surprenant que l’œuvre des grands artistes de David à Duchamp et Picasso ne soit pas accompagnée d’une réflexion philosophique et critique à la même hauteur. Il faudra attendre l’après-guerre des années 50. Ce moment-là commence, comme l’a dit Alain Badiou par la philosophie française en général,150 le moment français de l’esthétique, un moment clairement manifeste pendant un demi-siècle et il semble avoir, pour le moment, le caractère d’un phénomène persistent. On constate aujourd’hui une hégémonie de la pensée esthétique française au niveau mondial, pas seulement entre les philosophes, mais aussi, et cela est vraiment important, dans le monde réel de l’art –pour les artistes, pour les institutions, pour la critique et pour les pratiques curatoriales. On s’interrogera sur ces questions plus tard. Maintenant, je voudrais faire une première observation à propos de l’ambivalent moment français de l’esthétique, parce que ce nouveaux temps correspond justement au moment où Paris perd sa condition de capitale mondiale de l’art en faveur de New York –suivant un vol comme voulait Guilbaut151, ou pour d’autres raisons– et l’art 150
A, Badiou, L’aventure de la philosophie française depuis les années 1960,
Paris, La Fabrique, 2012. 151
S. Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Paris,
Hachette, 2006.
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français (ainsi que la littérature), quoique dans une importante position certainement, perd sa place à la tête de la scène internationale et s’intègre au peloton. Alors l’esthétique philosophique élève son vol comme le voulait Hegel, justement quand le moment français de l’art est déjà passé. L’informalisme, la nouvelle vague et le nouveau roman ont marqué la fin du moment français dans la sphère de la création artistique et en même temps la naissance des discours de Débord et de Barthes, suivis par tous les autres. Ce paradoxe apparent est mon point de départ, et c’est un bon exemple de la nature habituelle de la philosophie parce qu’il nous rappelle que la relation entre la philosophie et ses objets est, comme Hegel l’avait formulé, à la façon de la chouette de Minerve, qui ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit, quand les faits du jour sont en train de finir ou sont déjà passés. Cette image, cependant, invite à la confusion. Parce que la splendeur de l’esthétique philosophique en France vient dans le crépuscule relatif de l’art français, cela ne signifie pas que la philosophie n’essaie pas d’être cette « ontologie du présent » défendue par Foucault. Bien au contraire, l’esthétique française d’aujourd’hui est à vrai dire surtout contemporaine, en ce sens que c’est une pensée des phénomènes contemporains plutôt que des faits et problèmes passés. L’esthétique française, donc, accompagne les phénomènes esthétiques et artistiques du présent. Elle ne pense pas d’en haut, mais dans la proximité, à côté de son objet. Cette proximité doit être considérée comme une clef du succès des penseurs français dans le monde réel de l’art et, en général, au-dehors des murs de l’académie. On se rapproche inévitablement des considérations que nous venons de faire tout en faisant un examen de la liste des noms propres de l’esthétique française contemporaine. Sans doute, Merleau-Ponty, Sartre, Barthes, Derrida, Foucault, Deleuze, Lyotard sont les arguments irréfutables de l’affirmation du moment français de l’esthétique. Et à ces noms on pourrait y ajouter une pléiade d’autres noms moins universaux, mais qui, de Jacques Aumont et Christine Buci
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Glucksmann à Philippe Sollers et Paul Virilio en passant par Jean Baudrillard, Pierre Bourdieu, Philippe Lacoue-Labarthe et Yves Michaud, forment tous ensemble une constellation sans parangon. Néanmoins, je crois qu’il n’est pas pertinent de faire des listes de penseurs français et de leurs philosophies. Les listes sont toujours incomplètes et parfois injustes. En tout cas, il faut ajouter que ce moment français de l’esthétique est mondial et presque absolu. En esthétique, les traditions anglo-saxonne et allemande n’occupent pas une position hégémonique comme la française. La première parce qu’elle ne l’a jamais été et la deuxième parce que, après les années brillantes de la théorie critique, de l’herméneutique et la théorie de la réception, la réalité de l’esthétique allemande contemporaine est plutôt grise et dépourvue de la force innovatrice et normative des générations de la guerre et l’après-guerre. En ce sens, on peut affirmer sans en faire trop qu’il n’y a pas de compétence dans la pensée contemporaine pour les penseurs français dans le domaine esthétique. Je ne souhaite pas exposer ici la pensée de tel ou tel philosophe ou philosophies esthétiques. Je préfère plutôt exposer quelques observations générales que j’aborderai avec extrême brièveté par le biais de quelques questions, à savoir : 1. Est-ce qu’aujourd’hui c’est encore le moment français de l’esthétique, est-ce que l’aventure de la philosophie française montre toujours une continuité dans le champ de l’esthétique ? La réponse ne peut être autre que clairement oui. Jacques Rancière, Alain Badiou, Jean-Luc Nancy sont des références inévitables pour la philosophie de l’art contemporain. Et pas seulement pour la philosophie, mais aussi pour la théorie de l’art, pour la critique d’art et pour le commissariat. D’un autre côté, des noms comme Georges Didi-Huberman, Peter Szendy, Nicolas Bourriaud sont des références nécessaires de la théorie de l’image, la musique, la critique d’art, des personnalités qui produisent des discours philosophiques au milieu du monde réel de l’art, et non, ou
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pas seulement, dans le monde académique universitaire. Il n’y a rien de comparable dans les autres nations européennes ou en Amérique. Quelle est l’explication de cette floraison ininterrompue jusqu’aujourd’hui ? Les réponses à mes prochaines questions peuvent illuminer partiellement la raison ou les raisons de la persistance du moment français de l’esthétique. 2. Quelle est la relation de la philosophie française avec l’esthétique ? Autrement dit, quelle est la place de l’esthétique dans la philosophie pour la plupart des philosophes français contemporains ? La centralité de l’esthétique pour les philosophes français contemporains est bien évidente. On pourrait dire presque sans exagérer que pour eux elle est au cœur de la philosophie, au contraire d’autres traditions, comme, par exemple, l’anglo-saxonne, pour laquelle l’esthétique est un domaine mineur de la philosophie, en accord avec la tradition de la philosophie prekantienne pour laquelle les domaines de la métaphysique, l’épistémologie et l’éthique sont les seuls domaines nobles de la pensée philosophique. Comme le voulait un de mes vieux professeurs de Barcelone l’esthétique serait « une sorte de dermatologie de la philosophie ». Dans la pensée française récente, bien au contraire, l’esthétique n’a pas de caractère dermatologique, mais elle est au centre, et c’est la clé analytique et conceptuelle qui donne accès aux plus profonds problèmes de la théorie de la connaissance, la philosophie pratique –soit morale ou politique–, de la métaphysique ou de la philosophie du langage. Même dans les différents courants de la philosophie allemande contemporaine on ne trouve pas un poids semblable de la pensée esthétique, peut-être à l’exception de l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer. Alors, d’où vient cette centralité de l’esthétique et sa pensée ? D’abord, il faut attirer l’attention sur la centralité de la réception de la philosophie allemande esthétisée, particulièrement celle de Nietzsche, de Heidegger ou de
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Benjamin, lesquels, en continuité avec le romantisme allemand, en quelque sorte subordonnent la raison théorique et la raison pratique à l’esthétique, modifiant ainsi l’équilibre relatif entre les trois dimensions de la rationalité et la culture qu’on trouvait dans l’idéalisme classique de Kant ou Hegel. Ce déplacement postmoderne vers le primat de l’esthétique c’est la condition de possibilité de l’adoption quasi généralisée du relativisme, du perspectivisme, et de l’irréalisme dans la pensée française dominante. Une autre particularité de la réception de la philosophie allemande en France c’est son caractère anhistorique et décontextualisé, une lecture aveugle, par exemple, aux connections politiques, nationalistes, même fascistes de la pensée allemande originelle. D’autre part, pourtant, cette réception anhistorique n’a pas signifié en même temps une réception apolitique, bien au contraire. Ainsi, les idées de Heidegger pouvaient être lues d’un point de vue de gauche ou d’extrême gauche, et en général le côté conservateur de l’esthétique allemande a été substitué par des positions de gauche, même révolutionnaire. La conséquence la plus importante de cette approche, à mon avis, c’est l’ostensible intimité de l’esthétique et la politique au sens large du mot « politique » dans la pensée française postmoderne. On peut dire que pour la plupart de ces penseurs l’esthétique est politique. Ici on ne doit pas oublier l’importance du marxisme comme horizon indépassable de la pensée contemporaine, comme le voulait J.P. Sartre.152 En ce sens, l’esthétique française contemporaine est en général postmarxiste ou est une forme de « théorie critique » au sens large, anglo-saxon, de l’expression que l’on trouve dans les librairies des centres d’art comme étiquette classificatoire. Finalement, malgré le consensus presque universel à considérer la plupart des penseurs de l’esthétique française contemporaine comme des penseurs postmodernes, il faut être 152
J. P. Sartre, prologue à la Critique de la raison dialectique, 1960. 166
prudent avec les généralisations. Bien que ce label s’applique sans discussion à Baudrillard et à Derrida, il faut reconnaître que Badiou et Rancière n’ont jamais été des penseurs postmodernes, et que pour Foucault et Lyotard il s’agit d’une étiquette bien problématique. Par conséquent, on ne peut pas affirmer de façon générale que l’esthétique française contemporaine soit postmoderne. 3. La question suivante que je poserai est : doit-on considérer l’esthétique française comme une tradition, un courant relativement unitaire, ou plutôt sommes-nous en face d’une constellation riche et assez chaotique ? À mon avis, il s’agit sans doute de la première option. L’esthétique philosophique est en France décidément une tradition, mais il faut préciser quelques aspects relatifs au concept de ‘tradition’. Naturellement, il y a la tradition académique, la discipline, l’institution. Une comparaison superficielle de la tradition française avec celle de la Grand Bretagne ou celle des États Unis montre une présence et une importance incomparable de la discipline dans le système universitaire. En effet, dans le monde anglo-saxon, l’esthétique est considérée comme un champ mineur de la philosophie en comparaison avec les disciplines classiques –la logique, la métaphysique, l’éthique. En plus, on peut dire que le lieu attribué aux sciences par la philosophie anglo-saxonne est occupé dans la philosophie française par les arts. Grossièrement donc, on peut dire que l’esthétique est dans la tradition française contemporaine ce que la théorie de la connaissance est dans l’anglo-saxonne. Mais d’où vient cette différence ? Est-ce que les français, admirateurs de la beauté, l’art et les bons vins sont des gens plus esthétiques que les autres européens ? Est-ce une différence anthropologique ? En tout cas, on ne peut pas douter que dans la culture française l’éducation esthétique et artistique, et la culture de la sensibilité, aient un poids supérieur. L’histoire culturelle et la sociologie peuvent peut être nous fournir des explications plus précises à l’égard de la société française contemporaine,
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explications qui, probablement, montreront une relation assez directe avec l’importance manifeste de la pensée esthétique en France. J’en arrive à ma quatrième question et à une réponse un peu plus approfondie à la question antérieure. 4. Au-delà des différences culturelles et anthropologiques, quelles sont les différences avec les autres traditions qui ont la possibilité d’une centralité de l’esthétique dans le système institutionnel scientifique et d’éducation supérieure ? Je voudrais mentionner seulement deux raisons. D’abord, la créativité par rapport aux formes conceptuelles, dont l´étroite connexion de la philosophie et de la littérature en France fait partie essentielle depuis les temps de Montaigne. Une tradition créative et conceptuellement et linguistiquement. Toute pensée philosophique authentique, comme le voulait Deleuze, est non seulement analyse et résolution de problèmes, mais fondamentalement invention de concepts, création de nouvelles métaphores productives et éclairantes, reconceptions, redéfinitions et redescriptions des vieilles catégories. La création d’un vocabulaire original est ici sans doute une des contributions les plus importantes. Des mots et concepts comme partage du sensible, simulacre, indiscipline, logocentrisme, postmodernité, inesthétique, déconstruction, évènement, différend, appareil esthétique, sublime, abjection, esthétique relationnelle, connaissance par montage, et bien d’autres encore sont des concepts nouveaux, ou de vieux termes reconceptués, présents en dehors des discours de l’esthétique contemporaine, et montrent et démontrent la continuité de la tâche créatrice dans le domaine des concepts entre la première génération postsartrienne et les actuelles. D’autre part, on doit souligner la portée de l’esthétique française par sa connexion avec le monde réel du présent. J’ai dit auparavant qu’une très importante caractéristique de l’esthétique philosophique française est qu’elle a une intense
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réception dans le monde de l’art, le design, l’architecture, même dans la mode, la publicité ou la cuisine de recherche. Des livres comme Deleuze for Architects ou Lyotard for the Arts sont inimaginables pour les philosophes analytiques ou pour les allemands contemporains. L’esthétique analytique n’a presque aucune relevance pour le monde de l’art. Il est plus inconcevable encore de trouver des philosophes comme Lyotard, Thierry de Duve ou Didi-Huberman comme commissaires de grandes expositions au Centre Pompidou, la Biennale de Venise ou le Reina Sofía à Madrid. Les Français contemporains voyagent dans le monde entier comme conférenciers dans toute sorte d’évènements artistiques, écoles d’art, biennales, journées avec artistes, etc. C’est la pensée insérée au monde réel, dans un vrai dialogue avec lui. 5. Je vais finir avec une brève glose à la question qu’on trouve à l’affiche de la Journée « Barcelone pense-t-elle en français? La lisibilité de la philosophie française contemporaine : le moment d’un choix, l’instant d’un repère ». Alors, l’esthétique à Barcelone pense-t-elle en français ? Jusqu’à quel point l’esthétique française est-elle lisible à Barcelone ? Assurément, ce que je dirai semblera peut être une boutade, je ne crois pas qu’à Barcelone on pense en français, il est évident qu’on pense en catalan et en espagnol. Bien sûr la pensée française a une très forte ascendance maintenant, et elle récupère la position de référence qu’elle avait jusqu’aux années 70’. La nouveauté c’est que, à cet égard, il n’y a pas de grandes différences aujourd’hui entre Barcelone et Londres, Vienne, New York et Berlin. Sauf pour la qualité et la quantité de la production de pensée, l’influence et inévitabilité de la pensée française ailleurs est semblable. Dans les départements de philosophie du monde entier, l’esthétique française possède une influence majeure là où la scolastique analytique n’a pas le contrôle, même en Allemagne. Et comme on a dit auparavant, dans les écoles d’art et dans la pratique de la
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critique d’art où les pratiques curatoriales sont dominées par la pensée française. Et il paraît que cette influence est assurée pour l’instant, même si ce n’est que pour l’impuissance des autres par rapport à la création philosophique. En tout cas à Barcelone en esthétique on ne pense pas plus en français qu’ailleurs. La vraie question à Barcelone serait plutôt s’il y a une pensée esthétique, s’il y en a une et s’il y a quelqu’un qui pense. Toujours conditionnée, même subordonnée à la culture espagnole, la culture catalane a su se manifester comme une riche culture esthétique. En Catalogne, l’existence d’une riche tradition artistique, littéraire et musicale est bien manifeste depuis le XIXe siècle. Dans les différents arts on trouve des noms très notables. Dans les arts plastiques des romantiques comme Fortuny, des modernistes comme Casas, des avant-gardistes comme Miró, Dalí et Tapies, et des contemporains comme Antoni Muntadas, Jaume Plensa, Miquel Barceló, et Ferran Adrià. Des compositeurs comme Isaac Albéniz, Enric Granados, Frederic Mompou, Xavier Monsalvatge, Xavier Benguerel et Benet Casablancas ; et des architectes comme Gaudí, Josep Lluís Sert, Federico Correa, Oriol Bohigues, Ricardo Bofill, Óscar Tusquets et Enric Miralles. La Catalogne, et la cité de Barcelone en particulier, a produit et produit encore aujourd’hui avec un bon niveau proportionnellement aux petites dimensions et richesse du pays. C’est un pays d’artistes depuis la révolution industrielle. On pourrait penser que la logique de cette réalité aurait comporté la floraison de la réflexion, c’est à dire, de la théorie et de la critique. Malgré l’importance de la culture esthétique et artistique catalane il n’y a pas eu une production réflexive à la même hauteur ou partiellement comparable. Notre production théorique et critique a été en général plutôt rachitique. Les raisons sont bien connues : la réflexion esthétique et la critique d'art, littéraire et musicale a été pauvre chez nous parce que nous avons souffert d'un manque de Lumières, on a eu à peine la possibilité de développer une pensée libre et les espaces publics
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correspondants, et que, depuis les Lumières, l'évolution politique du pays n'encourageait pas à penser, surtout pendant la terrible période du régime de Franco. La Catalogne, comme l’Espagne, ne sont pas des pays pour philosophes. Chez nous la pensée a toujours de faibles racines. Il est vrai que depuis les années soixante la situation a changé lentement, et maintenant peut-être on peut même dire que la réflexion y a sa place et qu’elle est en train d'acquérir un poids plus important. Les noms des philosophes comme Arnau Puig, Xavier Rubert de Ventós, Eugenio Trias, Antoni Marí, Rafael Argullol, Félix de Azua et Jordi Ibáñez, et aussi les noms des critiques comme Victoria Combalia, Jordi Llovet, Josep Corredor-Matheos, Daniel Giralt-Miracle, Pilar Parcerisas, Anna M. Guasch, Martí Peran, Francesc G. Torres et Valentí Roma, sont révélateurs de l'existence d'une masse critique suffisante pour parler de la pensée et de la critique des arts. Mais en même temps on peut constater la thèse du rachitisme de la pensée chez nous comparée avec la création artistique. Barcelone étant une cité qui exhibe au monde entier avec orgueil sa culture esthétique et la vigueur de ses institutions artistiques (Liceu, Palau de la Música, Auditori, MACBA, CaixaForum, etc.) la réalité de sa pensée et ses moyens de production restent toujours dans une division inférieure. L’esthétique dans les départements de philosophie et dans les plans d’études a une considération subalterne. Dans les moyens de communication la critique et la théorie ont une importance mineure, et on connaît encore très peu les disputes, les querelles, les discussions publiques sur les questions de l’esthétique, l’art et les politiques institutionnelles. En conclusion, je crois que la question n’est pas si à Barcelone on pense en français, mais si l’on pense en général. Notre pensée esthétique est faible. Bien sûr, dans la faiblesse on pense aussi en français, autant qu’ailleurs dans le monde post-global contemporain.
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La langue dans l’oreille. Penser la musique avec Daniel Charles Carmen Pardo Salgado
Soyeuses villes du regard quotidien, insérées parmi d’autres villes, aux rues tracées par nous seuls, sous l’aile d’éclairs qui répondent à nos attentions. (René Char, La bibliothèque est en feu.)
La langue et la ville Une ville est formée par plusieurs villes. Ces villes sont différentes pour le regard, pour l’écoute, le toucher ou l’odorat. Une ville est faite des désirs de ceux qui l’habitent, mais aussi de ceux qui l’imaginent ou la rêvent. La ville s’écrit dans les murs et décrit des formes de vie. La ville se chante dans les rues et les passages. La ville peut se contempler, se traverser ou même se nier. Mais, une ville n’est jamais une ville ; elle est sans cesse composée par de multiples villes.
C’est à peu près de cette façon que pouvaient se présenter les villes pour les explorateurs qui, au XIIIe siècle, recherchaient des routes vers l’Asie et le Cathay. Après la découverte de ces espaces merveilleux, dans leur regard venaient se mélanger la ville du paysage, la ville des mœurs et celle de la richesse. Pour ces explorateurs marchands et diplomates, la ville est liée à la marche et au marché. Leurs récits font rêver de villes en or, comme Tombouctou, la
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perle du désert pour les explorateurs arabes du Moyen Âge. Tombouctou est révélée par des mots qui la rendent présente à celui qui la narre et à ceux qui l’écoutent. Aujourd’hui quel serait le récit que Marco Polo ferait à Kubilai Khan d’une ville comme Barcelone ? Où nous conduiraient ses réflexions et commentaires ? On pourrait songer à Marco Polo essayant de répondre à la question posée lors des journées Barcelone pense-t-elle en français ? Dans un des dialectes du turc qu’il connaissait, le jeune vénitien pourrait relater son histoire à la suite d’un des chapitres qu’Italo Calvino dédie aux « Villes et la mémoire ». Barcelone serait-elle cette ville où les désirs sont devenus des souvenirs ? Barcelone peut apparaître dans sa narration comme la moderne Maurilia laquelle, quand on la compare avec les cartes postales de jadis, ne se ressemble en rien, elle est « une autre ville qui par hasard s’appelait aussi Maurilia »153 . Malgré les efforts de Marco Polo pour essayer de répondre à la question, il ne peut rien dire, car le présent de Barcelone, sa présence, n’est pas le résultat d’un passé qui de façon linéaire imposerait ce qu’elle est et ce qu’elle va devenir. Barcelone n’est plus Barcelone, même si elle en conserve le nom. Barcelone ressent l’action de projets inouïs, de nouveaux désirs et d’autres langues qui viennent affirmer leurs exigences. Barcelone, cette ville qui autrefois pouvait comprendre le français, commence maintenant, comme une grande partie des grandes villes, à dire et redire qu’il faut parler l’anglais. Entre-temps, Kubilai Khan écoute en silence en essayant de comprendre et pourtant, il ne peut pas imaginer comment est faite cette ville bizarre. En suivant la musique étrange de l’accent de Marco Polo, l’empereur s’efforce de découvrir ce que signifie une ville qui pense en français. Finalement, trop fatigué, il s’endort et laisse tomber la question. 153
I. Calvino, Les villes invisibles, Paris, Seuil, 2002, p. 40. 174
Laisser tomber la question, c’est bien une expression française ! En espagnol ou en catalan les questions ne se laissent pas tomber. De même, l’on ne tombe pas amoureux ni d’accord, les mots ne viennent pas tomber dans l’oreille de quelqu’un. Bien sûr, toutes ces actions peuvent se passer dans ces langues : on peut perdre aussi l’intérêt, on peut ne plus s’occuper de la question, mais le geste à partir duquel cela s’accomplit est autre. Une langue entraîne des positions inconcevables dans d’autres langues. La langue de Kubilai Khan exprime pour Marco Polo des lieux d’énonciation qui sont également des lieux moraux et physiques. Les positions de la langue affectent le registre vocal ainsi que la tessiture éthique. Une langue marque des dispositions et des rythmes. Une langue peut se présenter donc comme un code, comme un ensemble de prescriptions et d’habitudes. La langue suppose une manière d’être portée par et dans une tradition. Cependant, cette tradition n’est pas unique, elle est plurielle. Elle est comme la ville, toujours changeante. La tradition consiste, d’après Daniel Charles, « à laisser être le temps, à le laisser agir »154 . Celui qui affirmait que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée […] » ne partage pas le même rapport avec la langue que celui qui écrivait ces mots : « L’obscène pesanteur phallique d’une langue qui prie. » René Descartes et Antonin Artaud font sentir des dispositions différentes de la langue. Le corps qui bouge dans le langage d’Artaud reste absent chez Descartes. Le corps d’Artaud est dans la langue, tandis que celui du philosophe demeure dans le silence. Par conséquent, penser avec Descartes n’est pas pareil que penser avec Artaud et 154
D. Charles, « Recherches sur la voix et le temps », chap. 12, in Le
temps de la voix, Paris, Jean-Pierre Delargue éd., 1978, p. 56.
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pourtant, nous sommes encore dans la même langue : le français. Penser avec quelqu’un vient donner épaisseur à l’apprentissage de penser à l’intérieur d’une langue. De plus, penser à côté de quelqu’un implique de tenir compte des rapports qui lient la langue avec la voix. La voix est antérieure au récit oral ou écrit qui passe par la langue. La voix modifie les lieux d’énonciation de la langue. La voix de chacun commande la lecture d’un texte, que ce soit en partageant la même langue ou dans une langue étrangère. La voix agit sur l’oubli que Roland Barthes accorde à la lecture d’un texte : Lire, en effet, est un travail de langage. Lire, c’est trouver des sens, et trouver des sens, c’est les nommer ; mais ces sens nommés sont emportés vers d’autres noms ; les noms s’appellent, se rassemblent et leur groupement veut de nouveau se faire nommer : je nomme, je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte : c’est une nomination en devenir, une approximation inlassable, un travail métonymique. – En regard du texte pluriel, l’oubli d’un sens ne peut donc être reçu comme une faute. Oublier par rapport à quoi ? Quelle est la somme du texte ? […] C’est précisément parce que j’oublie que je lis155.
Lire devient un jeu d’intermittences de la voix et de la langue. J’oublie ma voix quand je nomme ce que dit le texte et j’oublie la voix du texte quand je renomme ce qui est dit par l’écriture. Porter la voix sur une langue étrangère est une affaire de langage aussi bien que de ton, de voix. Cela implique d’être capable d’habiter et de permettre d’être habité par tout un autre système de positions et dispositions de la langue dans le corps et la pensée. Penser en une langue étrangère 155
R. Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 17-18. 176
suppose découvrir, doucement, les rapports entre la voix et la langue. Écrire ou parler dans une autre langue est une activité qui met à nu le changement de disposition de la voix par rapport à la langue. Cet entraînement consiste en la connaissance des modes de faire de ceux qui parlent la langue ainsi que du contexte de construction des mots et des lieux d’énonciation. Il est nécessaire de changer le registre moral et physique et de faire avec. S’approcher de la musique pour penser avec est une pratique semblable à celle d’aborder une langue étrangère. Il faut faire attention aux rapports entre la langue et la voix. Penser la musique Penser la musique c’est aussi penser en musique et avec la musique. Ceci signifie accepter que la musique soit un mode de connaissance, tel qu’il était déjà reconnu chez le De Musica d’Augustin d’Hippone. L’ouïe, encore que selon la tradition elle soit moins privilégiée que la vue comme instrument de la connaissance, peut offrir pour Augustin d’Hippone, des vestiges qui, à travers la musique, guident la raison. La musique est une science liée à la mathématique et son objet, pour lui, est d’amener les hommes à Dieu. Elle est composée par le Nombre qui sert de révélateur de l’harmonie divine. De sorte que la musique se présente comme un moyen d’accès à la connaissance des réalités incorporelles à travers des réalités corporelles. Néanmoins, cette capacité de l’ouïe à offrir des vestiges pour la raison sera négligée dans la presque totalité des textes qui, dès l’esthétique, seront dédiés à la musique. Friedrich Nietzsche l’énonce sans détour dans la première épigraphe de son livre La Naissance de la Tragédie enfantée par l’esprit de la musique (1872). Le texte du philosophe dénonce l’oubli de la musique dans l’esthétique. L’esthétique, pour lui, n’aurait pas tenu compte de l’opposition nécessaire entre l’art plastique et l’art non plastique qu’est la musique.
177
Cette opposition est fondamentale pour comprendre, selon Nietzsche, l’évolution de l’art. La science esthétique n’a pas entendu Dionysos, la musique dionysiaque. De ce fait, l’esthétique aurait préféré se placer sur la vue –le grand œil de Socrate– tout en oubliant l’oreille. L’esthétique continue de cette façon la tradition qui fait de la vue le sens le plus proche de la pensée. Face à cette position, le philosophe qui connaît la sagesse de l’audition, signale les rapports intimes qui existent entre la musique et la pensée. Reconnaître ces liens est nécessaire pour savoir parler de musique. Le philosophe montre cette relation particulièrement au travers de deux moments : 1. L’enfantement de la pensée par l’esprit de la musique. 2. La critique de la décadence de la musique de son époque. Tous les deux sont ancrés dans une critique de la grammaire. La grammaire constitue pour le philosophe une croyance qui entraîne la certitude de l’existence du sujet et de l’objet et d’une représentation du monde qui va avec. Bref, le développement du langage et le développement de la conscience (non point, de la raison) vont la main dans la main156.
Langage et conscience –dans leur rapport– codifient ce qu’il est possible de dire et de penser. Dès cette considération, la critique de la décadence de la musique –comprise pour le philosophe comme une critique du retour à l’expression et, par conséquent au subjectivisme– se transforme en une critique de la grammaire musicale. Nietzsche devient ainsi un 156
Cf., Le Gai Savoir, 354, Fragments Posthumes, été 1881- été 1882, V,
Paris, Gallimard, 1982.
178
référent pour ceux qui veulent penser la musique dans son rapport avec la pensée. À ce propos Charles affirme : … Nietzsche est sans doute le premier philosophe chez lequel l’identité de l’esthétique et de la philosophie s’accomplisse, et même le premier chez lequel l’identité de la philosophie et de l’art soit proche de son accomplissement ; on s’explique alors qu’il se défie du discours, du langage, et leur préfère la musique157.
La pensée de Nietzsche est un repère pour l’œuvre de Charles dès ses premiers textes, et elle se fait particulièrement explicite dans le titre de son œuvre La fiction de la postmodernité selon l’esprit de la musique 158 (2001). Pour 157
Cf., « Musique et subjectivité », dans Le temps de la voix, Paris, Jean-
Pierre Delargue éd., 1978, p. 247. Il faut rappeler que Nietzsche à ce propos avait écrit dans les textes posthumes de 1871 : « Les caractères
de
notre
musique
et
de
notre
philosophie
se
répondent : tous deux refusent le monde de l’agrément, les bontés originaires ». Cf., I, 9 [26]. Pour cette question je me permets de faire référence à mon article : « La musique : une tache aveugle pour l’esthétique ? », in Filigrane nº 1, p. 83-100, Le Vallier, premier semestre 2005. 158
Nonobstant, cela ne signifie pas de la part de Charles une
conformité absolue avec la pensée du philosophe allemand. Nietzsche se trouve à l’origine de sa pensée à propos de l’oubli, mais le développement de cette thématique par rapport à la musique contemporaine
a
besoin
d’autres
références
musicales
et
philosophiques. Cf. par exemple : D. Charles, « Musique et subjectivité » in Le temps de la voix, op. cit., p. 253 et « Gloses sur le Ryoan-ji » in Gloses sur John Cage, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 (1978), note 28, p. 321.
179
penser la musique en français le philosophe allemand était un maître et si l’on regarde de près les rapports entre Nietzsche et la France, l’on constate qu’ils sont étroits. Pour ne mentionner que quelques dates, nous pouvons évoquer les premières traductions d’Henri Albert (1898-1909) ; le grand travail de Charles Andler et la reprise que George Bataille, Jean Paulhan et d’autres membres du Collège de Sociologie, font de Nietzsche à la fin des années trente, ou le fameux colloque de Royaumont en 1964. Il nous faudrait encore citer les traductions de Pierre Klossowski, ou bien l’importance de la lecture de Nietzsche dans l’œuvre de Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Jacques Derrida. La pensée française a été très proche du philosophe allemand. Entre-temps, à Barcelone en 1893, Joan Maragall écrit un article sur la pensée de Nietzsche dans la revue l’Avenç. En 1900, le premier livre du philosophe est traduit en espagnol, mais ses textes étaient déjà connus des écrivains et penseurs tels que Pío Baroja, Ramiro de Maeztu, Azorín ou José Ortega y Gasset. L’intérêt pour l’esthétique du philosophe allemand est présent en Espagne à partir de 1900, mais c’est la littérature qui est au centre de l’attention. Plus tard, on le sait, la guerre civile et la dictature franquiste viendront affaiblir un peu cette tradition, encore que les textes sur le philosophe continuent d’être publiés, comme le Nietzsche de José Bergamín (1959). La fin des années soixante voit un renouveau de l’intérêt porté au philosophe en consonance avec la lecture de Nietzsche que l’on fait aussi en France. En ce qui concerne la musique, le parcours de la France et l’Espagne, même si l’on peut établir des points en commun, divergent entre autres à cause de la guerre civile espagnole. L’importance du philosophe qui avait énoncé que « sans la musique la vie serait une erreur » n’est pas la même dans la pensée musicale en France et en Espagne. En France, après « l’affaire Lohengrin », des musiciens comme Camille Saint-Saëns et son « groupe de musique » (19101914) se déclarent ouvertement nationalistes et opposés à la diffusion de la musique allemande. L’attention est portée sur
180
le Nietzsche du Cas Wagner, celui qui affirme qu’« il faut méditerraniser la musique » et qui prend la Carmen de Georges Bizet comme modèle 159 . Heureusement pour la culture musicale française, d’autres musiciens comme Darius Milhaud affichent leur ouverture d’esprit. Après la deuxième guerre mondiale, et à cause de la situation économique et culturelle, commence une réflexion sur les rapports entre la musique et la société. En Espagne, la fin de la guerre civile suppose l’exil extérieur et intérieur de toute une génération de musiciens. À Barcelone, en 1947, est fondé le Círculo Manuel de Falla (Cercle Manuel de Falla) qui, avec le support de l’Institut Français, promeut la diffusion de la nouvelle musique. Ce travail sera poursuivi par le groupe Música Oberta (Musique Ouverte) qui offre son premier concert en 1960. À cette époque, de même qu’en France, la préoccupation de créer des liens entre musique et société est palpable, malgré les conditions politiques du franquisme. Un exemple, à première vue étonnant, est la célébration des Encuentros de Pamplona en 1972 (Rencontres de Pampelune) qui ont parmi leurs objectifs de briser l’idée de l’art intégré à la chaîne de consommation et de l’offrir gratuitement d’une manière participative. Charles, qui assista à ces rencontres, écrivait à ce propos : Il s’agissait, bien sûr, de recycler un public peu versé dans les secrets de la modernité ; mais n’eût-on pas mieux fait, simplement, de le cycler – et de prévoir à cette fin une
159
La mise en valeur de cet opéra face aux opéras de Wagner est
analysée par Charles dans C. Pardo, “De la música como invitación a la nobleza”. Entrevista con Daniel Charles, in Zehar Revista de Arteleu, no 59, Donostia, 2006, p. 59-63 (en espagnol, euskera et anglés). Trad. du français par Carmen Pardo. Disponible dans : www.old.arteleku.net/publicaciones/zehar/59...y...carmen-pardo/.../file
181
pédagogie un peu plus alerte ? Le mystère a été bien gardé sur les théories et intentions des compositeurs, peintres, sculpteurs, danseurs, cinéastes et autres spécialistes multimédia : le catalogue, somptueux et gratuit, se révélait assez vite inutilisable ; les débats publics furent supprimés, pour cause de politisation accélérée. Heureusement, la presse locale, fort bien renseignée, informait – réellement – au jour le jour… Mais comme il est difficile d’organiser des Rencontres qui ne dégénèrent pas en Festival ! Il faut à toute force éviter la retombée dans l’élitisme ; donc, ne sélectionner personne. Cela comporte bien des risques160.
Ce souci pédagogique d’informer le public, fait partie des propositions que Charles expose dans Comment aborder la musique aujourd’hui (1969). Ces propositions sont inspirées du « Rapport de la Commission enseignement de l’Assemblée des Compositeurs » réalisé par Guy Reibel, David Rissin et Gerhard Castagnié. Dans ces propositions – qui permettent de comprendre l’amplitude et la difficulté d’une pédagogie musicale dans le récent Département de musique fondé à l’université de Vincennes et dirigé par Charles – l’on trouve les orientations principales de ce qui, pour Charles, devient penser la musique : 160
Cf., D. Charles, « L’écriture et le silence (Notes sur Pampelune) »,
Gloses sur John Cage, Paris, Desclé de Brouwer, 2002 (1978), p. 197198. Voir aussi D. Charles, « À propos des Encuentros de Pamplona 1972 », Revue
d’Esthétique, XXV, no 4, p. 470 ; L. Dandrel,
« Pampelune, l’explosion de la fête », Le Monde, 9-10 de julio de 1972, p. 9 et C. Pardo, « La aventura del arte: en torno a la música » in Encuentros de Pamplona 1972: Fin de fiesta del arte experimental, Catalogue de l’exposition édité par le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid, 2009, p. 86-103.
182
1. La remise en cause de la notion de musique montre que son enseignement doit être interdisciplinaire. Par conséquent, il doit aborder la situation contemporaine d’un point de vue social, théorique ou « pratique, épistémologique ». 2. La recherche des principes de la musicalité doit tenir compte des données considérées comme universelles : l’écoute et le geste. De même, la musique concrète, telle qu’elle est entendue et jouée, doit précéder celle abstraite qui vient se systématiser dans le papier. 3. Cela suppose un renversement de la méthode et par conséquent l’exigence de donner la priorité aux faits musicaux (les œuvres à entendre et à faire) et non aux systèmes musicaux (comme l’Européen traditionnel par exemple). 4. L’accroissement du champ de la musique européenne traditionnelle avec les sons instrumentaux d’autres musiques extraeuropéennes, avec les bruits et avec les sons synthétiques, comporte pareillement l’indistinction entre musique sérieuse et musique populaire. Par la suite, l’esthétique qui doit devenir aussi interdisciplinaire, doit s’adresser à un public plus large et pas seulement au public dit savant. En ce qui concerne les lignes d’investigation pour accomplir ce renversement de la méthode au sein du Département, Charles exprime son désir de réaliser une recherche pluraliste et multidirectionnelle. Ainsi en 1969-1970, la recherche qu’il mène avec les étudiants du séminaire de maîtrise et de doctorat part de l’œuvre de Theodor W. Adorno et de l’École de Francfort pour faire ressortir les grandes lignes d’une esthétique négative. Mais, l’inspiration du projet dans ce Département laisse sentir également les traces de la
183
pensée utopique d’Ernst Bloch, un philosophe qui sera présent parmi les textes de Charles161. Concernant la façon de penser la musique dans les travaux de Charles, au-delà de Nietzsche, ses références sont liées à ces penseurs qui seront plus en consonance avec la considération de la musique et de la pensée de John Cage, le musicien auquel il a dédié la plupart de ses études et qui a marqué sans doute sa manière de comprendre la musique et la pédagogie musicale. Ces penseurs ne nous permettent pas de dessiner un espace homogène, car Charles a toujours aimé la polysémie et le pluralisme, encore que l’on puisse faire ressortir des penseurs tels que Mikel Dufrenne (directeur de sa thèse de doctorat d’État), Martin Heidegger, Gilles Deleuze (duquel Charles suit le cours d’agrégation sur la Généalogie de la morale), ainsi que son intérêt pour l’école de Kyoto et la pensée japonaise contemporaine162. L’objectif de Charles est de penser la musique autrement. En renversant la méthode, il change en fait la façon, dont la musique entre en rapport avec la pensée et le langage qui parle de la musique. Ce changement se fait possible parce que son rapport à la musique, la manière, dont il l’entend et 161
Pour ce qui concerne son travail au département et les lignes à
suivre pour une pédagogie musicale cf. D. Charles, « La musique à Vincennes » in Musique en Jeu, nº 18, Seuil, avril de 1975, p. 63-95. 162
La question de l’oubli tel qu’il est présenté dans la Généalogie de la
morale sert à Charles comme point de départ de sa réflexion à propos des musiques répétitives. Il développe ce sujet, particulièrement dans son texte « New Music-Utopia and Oblivion ? », in M. Benamou, Ch. Caramello, Performance in Postmodern Culture, Madison, Wisconsin, Coda Press, 1977, p. 113-119, texte travaillé selon ses mots sous le patronage de Deleuze, et son livre Musik und Vergessen, Berlin, Merve Verlag, 1984 qui reprenait les thèmes développés dans « La musique et l’oubli » in Traverses, no 4, 1976.
184
la comprend, s’est placé en dehors des limites que l’esthétique de la musique avait établie. Il ne s’agit plus pour cette esthétique interdisciplinaire de décrire l’objet musical, mais de montrer comment il est fait et agit au niveau pratique, théorique ou social. Pour réaliser ce retournement qu’il envisage, l’oubli actif tel qu’il est proposé dans la musique et la pensée de Cage sera fondamental. La tradition musicale doit être libérée de l’assujettissement à la mémoire, de ce que Charles, en suivant Pierre Bertrand, nomme l’impérialisme de la mémoire. Ce faisant la musique pourra jouer, pour Charles, un rôle politique. Le problème ne consiste pas en une tradition particulière ou en plusieurs traditions, mais en la manière, dont la mémoire gouverne l’image de la tradition. L’objectif de l’esthétique ne consiste par conséquent pas à rompre avec une tradition pour mettre en avant la nouvelle musique. Le but à suivre est de laisser entrer un oubli actif qui permet d’entendre et de comprendre autrement la musique, toute la musique, la savante, la populaire, l’européenne et l’extraeuropéenne. Par la suite, la tradition peut apparaître comme multidirectionnelle et vivante. Si ce qu’est devenue la tradition de la musique classique oblige à entendre dans une œuvre musicale sa forme, une grande partie de la musique dite nouvelle invite à écouter le son sans y établir de rapports avec d’autres sons. L’écoute se déroule dans un présent en continuité ; elle assiste à la présence du son. Mais, n’est-ce pas une caractéristique de l’écoute que de se placer toujours sur un présent qui échappe ? L’ouïe est le sens nomade par excellence, même s’il nomadise sur place. Cette caractéristique de l’écoute musicale a pour conséquence que, comme le souligne Charles, l’écoute d’une œuvre musicale soit liée souvent au sens de la culpabilité. D’où la nécessaire culpabilisation de l’écoute, évidente par exemple dans l’audition d’une polyphonie : à moins de
185
rejouer quatre fois la même pièce à quatre voix en accentuant à chaque fois une voix différente, comme le recommandait Poulenc pour un des morceaux de sa Suite française, on ne ‘boucle’ jamais l’audition163.
Il faut actualiser l’écoute pour chaque voix pour essayer de satisfaire l’exigence de reconnaissance d’une écoute ancrée sur la mémoire. Chaque voix dessine par l’oreille une voie et l’ouïe a du mal à suivre toutes les quatre voix si l’on demande de le faire de façon linéaire. L’écoute suit le tissage des voix et de voies, mais elle ne peut pas entendre en même temps la construction linéaire des voix. Le renversement de la méthode proposée par Charles, libère l’écoute de sa culpabilisation et ouvre une voie pour parler de musique sans l’obligation de faire de l’œuvre un objet à représenter dans son ensemble. Dès l’oreille, l’idée d’ensemble diffère de celle qui est offerte aux yeux, comme c’est le cas manifeste dans l’étude de la partition. Et il faudrait ajouter que, encore avec la partition, le travail qui nomme la construction de l’œuvre finie est comme pour le cas de la lecture chez Barthes, un travail qui dénomme et renomme. Penser la musique n’est pas uniquement une affaire de langage, mais plutôt un bouleversement dans la façon, dont la musique entre en rapport avec le langage. Ce bouleversement est de l’ordre de la perception, mais aussi de l’intellection. Mais ce trouble ne vient pas seulement du renversement de la méthode, c’est la musique même qui le revendique. Cette demande apparaît pour Charles déjà dans la Klangfarbenmelodie (mélodie de timbres) proposée par Arnold Schoenberg. Avec la mélodie de timbres Schoenberg prétend substituer la logique harmonique fondée sur les rapports des hauteurs pour celle des timbres. Ce changement 163
D. Charles, « La musique et l’oubli », op. cit., repris in Le Temps de la
Voix, Paris, éditions Universitaires Jean-Pierre Delarge, 1978, p. 264.
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implique pour Charles une transformation dans la perception qui était habituée par la mémoire et la sensibilité à suivre les rapports de hauteur : D’unitaire et unifiante qu’elle voulait, la perception doit devenir plurale et pluraliste. Le son cesse de véhiculer des ‘significations’ synthétisables, c’est-à-dire d’ordre ‘syntactique’ ou ‘formel’ –c’est-à-dire aussi (et au moins à titre provisoire : jusqu’à ce que l’on ait élaboré une logique nouvelle, propre au timbre) d’ordre RATIONNEL / RELATIONNEL164.
Le renversement de la méthode dans la pédagogie musicale et le bouleversement de la façon, dont la musique entre en rapport avec le langage sont toujours présents dans la voix que Charles véhicule dans sa langue. La voix de Charles fait voie tout en faisant un exercice d’intensification et de multiplication du langage qui le porte à inventer des mots et à les faire entendre autrement. Si la voix dans la musique contemporaine est libérée du système des hauteurs, la voix 164
D. Charles, « Voix mammifères, musiques cétacées » in Traverses
no
8, 1977, repris in Le Temps de la Voix, op. cit., p. 276. Avec la
mélodie de timbres Schoenberg envisage d’étendre le seuil de la perception auditive et la porter vers l’appréhension de la consonance dans les sons harmoniques éloignés : « Tout dépend seulement de la faculté croissante de l’oreille analytique de se familiariser avec la perception des sons harmoniques lointains et d’élargir ainsi, dans sa potentialité artistique, le concept de consonance afin qu’y trouve place un jour la totalité du phénomène sonore donné par nature. » in A. Schoenberg, « Lettre à E. Hertzka » (sans date), Correspondance 1910-1951 : Lettres choisies et présentées par Erwin Stein, Paris, Jean-Claude Lattès, 1983, p. 39. Traduit de l’allemand et de l’anglais par Dennis Collins.
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de Charles se libère de l’ancrage de l’esthétique dans la philosophie moderne de la subjectivité. En s’appliquant au pluralisme, à l’accroissement du champ de la musique européenne traditionnelle et en abordant la musique en rapport avec la situation contemporaine, Charles fait de la voix un « phénomène grammatical » : Nous pouvons dire à présent que la voix est un phénomène ‘grammatical’ –mais dans l’acception de David Cooper ou de Wittgenstein selon laquelle la ‘grammaire’ est un ensemble d’usages et de règles, et non dans celle, derridienne, d’une ‘grammatologie’. Et s’il en est ainsi, s’il existe une grammaire de la voix et même une prolifération des grammaires de la voix, c’est que la voix ne tolère de mémoire que soumise à l’oubli, au sens où nous venons d’en parler.
Ce qui est le propre de la voix est que la mémoire soit soumise à l’oubli. La voix, de même que la musique expérimentale, questionne la mémoire qui se veut fidèle à une certaine tradition165. 165
D. Charles, « Recherches sur la voix et le temps », chap. 17 in Le
temps de la voix, op. cit., p. 77. Ce chapitre travaille le rapport entre l’oralité (voix et musiques orales) et la technologie ainsi que la réinterprétation de la quotidienneté que l’oralité suppose. Cette réinterprétation place le problème de la voix dans des termes spatiaux, c’est-à-dire de définition d’espaces de quotidienneté, et dans des dimensions temporelles. En ce qui concerne ces dimensions, Charles – tout en suivant la lecture de Jacques Bouveresse – se rapporte à la question de la réitération dans le second Wittgenstein. De cette sorte, Wittgenstein sera rapproché de Cage par Charles, dans la façon, dont le musicien fait du solfège l’exercice qui fait dissoudre la mémoire et précipite la libération de la voix.
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Penser la musique avec Daniel Charles Penser la musique avec Charles commence par la lecture de ses œuvres. Il s’agit d’une affaire de langage –dans ce cas le français– mais il s’agit aussi d’une question d’écoute. Il est important de prêter l’oreille au texte ; écouter le texte et avec lui la texture qui coud la langue à la voix. On entend ainsi le sens, les sens d’un texte. La voix silencieuse qui accompagne le texte, se trouve face à un entraînement d’approximation pour trouver les sens, les noms. Pourtant, ce travail de nomination est en devenir, tel que Barthes le rappelait dans son écrit sur la lecture. À l’écoute des textes de Charles, on a la sensation de comprendre et de ne pas arriver à comprendre. Quelquefois cette sensation se mêle à un mot qui fait obstacle à cause de son étrangeté, mais, dans la plupart des cas, la difficulté vient de la richesse du texte et de sa volonté de ne pas permettre une lecture linéaire, une compréhension affine. D’autres fois l’écoute du texte imite la patiente écoute de Kubilai Khan essayant d’imaginer ce qui passe par le récit. Sans doute cette écoute a appris qu’il y aura des sens qui ne viendront pas tomber dans son oreille, mais, comme l’explique Barthes : […] L’oubli d’un sens ne peut donc être reçu comme une faute. Oublier par rapport à quoi ? Quelle est la somme du texte ? […] C’est précisément parce que j’oublie que je lis.
La lecture du texte est soumise à l’oubli. En fait, comme l’explique Barthes, c’est l’oubli qui permet de lire. La lecture Sur
cette
question
voir
le
beau
texte
d’Antonia
Soulez,
« L’importance pour une philosophie de la musique, de la question de la ‘règle’ chez Wittgenstein : un parallèle entre Cage et Wittgenstein dans Le Temps de la voix » in Au fil du motif. Autour de Wittgenstein et la musique, éditions Delatour, 2012, p. 295-311.
189
n’est pas un exercice de fixation dans la mémoire, mais plutôt d’ouverture de l’écoute pour rendre possible plusieurs relectures. La répétition du texte n’a pas pour but la mémorisation ; elle questionne le texte et questionne son écoute. Il en est ainsi pour la musique expérimentale et pour l’oralité, oublier n’est pas une faute. L’oubli d’un sens ne relève pas du sens de la culpabilité. La lecture inféodée par l’oubli montre la dimension orale qui se trouve dans tout exercice d’écoute d’un texte. L’écoute des textes de Charles suppose un déplacement de la voix. Premièrement, la voix silencieuse qui parcourt le texte s’applique à l’interprétation d’une langue étrangère. Même si la fréquentation de la langue la rend plus familière, il y a toujours un mot opaque qui oppose résistance et fait ressentir le changement du lieu d’énonciation que la langue provoque. Cependant, comme c’est connu, cet exercice est parcouru dans les deux sens. Un mot étranger peut révéler l’étrangeté de sa propre langue : ouvrir une dimension qui jusqu’à ce moment était cachée ; offrir un sens inouï. Cette activité d’aller et retour d’une langue à l’autre met en évidence l’affirmation de Roman Jakobson selon laquelle « un idiome se définit moins par ce qu’il permet de dire, que par ce qu’il oblige à dire ». Dans un second temps, la voix silencieuse qui répète et construit le texte à nouveau, se découvre comme dans le récit de Marco Polo montrant qu’une ville est toujours composée par différentes villes. La lecture du texte ébranle le système du langage et de la conscience que Nietzsche dénonçait et que Jakobson à son tour rappelait dans une autre formulation. L’écoute du texte qu’accompagne la voix silencieuse a pour conséquence l’éclatement de la voix, de ce que Charles nomme le phénomène grammatical de la voix. Dans l’aller et retour de la langue étrangère à la langue ou les langues communes (on préfère éluder le terme maternel) on fait proliférer les grammaires de la voix. Cette prolifération implique la découverte de plusieurs voies et manifeste qu’une voix est toujours une voie ouverte dans le langage et
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la conscience. Dans cette voie/voix s’accomplit aussi le passage de la sensation à la perception. La voix/voie, les voies/voix renouent les liens entre la perception et la langue et rendent palpable le processus qui transforme une perception esthétique en un mot, un geste du langage. Ce geste du langage, quand il est inouï pour celui qui l’expérimente, découvre un lieu d’énonciation qui peut déplacer le registre quotidien d’une langue. Mais ce déplacement n’est pas un acquis qui sera gardé dans la mémoire ; il a besoin de l’oubli pour s’y maintenir vivant. Les mots sont des sources vivantes semblables à des dauphins qui émettent entre eux des sons, et doivent se comprendre. La plupart du temps, ils reposent. Vous le frôlez en passant, un peu comme les hirondelles font avec les mouches avant de les avaler. Mais il y a cette seconde où le moucheron est encore vivant. Je prends le sens du mot et je ne l’avale pas, je ne le détruis pas. Je le tiens. Mais parce que je ne voudrais pas qu’un mot ait la sensation d’être prisonnier, je le lâche quand je sais qu’il va rester. Évidemment ce n’est pas aussi simple que de jouer à la balle ou d’arracher les fruits d’un arbre : ce mot fait partie d’un miroir que l’esprit met en mouvement pour s’en servir…comme dans votre grange166.
Après ce long processus qui est parti de la reconnaissance d’une voix dans une langue, et de la création de nouvelles voies dans la propre voix, on est prêt pour penser la musique autrement. Le renversement proposé dans Comment aborder la musique aujourd’hui, Charles le rend possible et la voix qui parcourt ses textes en silence, si elle comprend tout ce qui se joue dans une pratique de lecture et de la relecture, alors 166
R. Char, « Sous ma casquette amarante. Entretiens avec France
Huser », in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, p. 860-861.
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cette voix silencieuse peut apprendre, reconnaître, aussi ce renversement avec ses propres voix/voies. Penser la musique autrement signifie questionner à nouveau le rapport entre la pensée, la musique et la langue. Cette pensée doit forger une autre voix, toujours étrangère alors qu’elle se passe dans sa propre langue. Cette pensée a besoin d’une oreille soumise à l’oubli d’une tradition que l’on présentait comme étant unique. Pour le lecteur arrive le moment de faire le passage de la voix silencieuse à une écriture de l’oralité : l’écriture qui lâche les mots dans l’eau. La bibliothèque est en feu.
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Une philosophie artiste. Réflexions sur l'histoire (souterraine) de l'esthétique française contemporaine Antonio Castilla Cerezo
Ce texte nait d’une invitation qui est en réalité double : on me demande, d'un côté, de parler de l'esthétique française des deux dernières décennies (dans le cadre de la présentation du livre Filosofías postmetafísicas. 20 años de filosofía francesa contemporánea, dirigé par Laura Llevadot et Jordi Riba) et, de l'autre, de répondre à la question « Barcelone pense-telle en français ? » –c’est-à-dire, réfléchir (ou, au moins, dire quelque chose avec un minimum de sens) à propos de l'influence que l’esthétique française a eu (et, qu’elle a encore) sur les penseurs barcelonais contemporains. Ce sont deux tâches qui, malgré la relation qu'on puisse établir entre elles, sont sensiblement différentes et qui requièrent, par conséquent, deux approches différentes. Je crains, cependant, que je ne suis pas, même si je suis né et que j’ai vécu la majeure partie de ma vie à Barcelone, la personne la plus indiquée pour parler de l’interrogation faite dans la deuxième partie de cette invitation à la réflexion. Par ce motif, les observations que j'essaierai d'introduire par la suite seront limitées au premier des deux aspects de cette réflexion, qui m'amène à me poser, d'abord, la question suivante : qu'est-ce qui caractérise l'esthétique française des vingt dernières années ? Le titre du livre dirigé par Llevadot et Riba semble suggérer une réponse à cette question, et cela par le simple fait d'avoir qualifié de « postmétaphysiques », non pas aux esthétiques, mais aux courants philosophiques qui, en général, sont apparus et/ou ont été consolidés en France pendant la même période. Mais, qu'est-ce que veut dire
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exactement le mot « postmétaphysique » ? Cet adjectif, est-il réellement le plus approprié pour caractériser la philosophie (et, en particulier, l'esthétique) française contemporaine ? La première de ces deux dernières questions me rappelle l'introduction de La condition postmoderne, où Jean-François Lyotard liait la désuétude croissante du dispositif métanarratif de légitimation à la crise de la philosophie métaphysique. D’après cet auteur, il existerait donc un lien entre le caractère postmétaphysique de l'actuelle philosophie et le fait que nous vivons dans des sociétés qui peuvent légitimement être considérées « postmodernes ». Bien sûr, cette assimilation peut sembler un peu choquante, parce qu'avec elle la métaphysique est implicitement comparée à la modernité. Cependant, on ne peut pas supposer que Lyotard ait prétendu quelque chose de si barbare comme affirmer que dans l’Antiquité, la métaphysique n’existait pas, il faudra penser que, pour ce philosophe, la métaphysique qui nous affecte réellement et avec laquelle nous n'avons d’autre choix que de nous mesurer encore aujourd'hui, indépendamment du fait que nous soyons ou non conscients de cela, est la métaphysique moderne. Dans ce sens ell se montre plus décisive et problématique que l'ancienne, pas seulement en général, mais pour nous-mêmes. Je n'entrerai pas ici dans l'énumération ou dans l'évaluation des motifs pour lesquels, selon Lyotard, il s’est produit ce discrédit de la métaphysique (moderne) ; au lieu de cela, je me limiterai à souligner le fait que la situation de cette métaphysique dans la culture contemporaine se présentait dans ce texte sous l'étiquette générale d'une « crise ». Comme nous le savons, cette posture a été durement critiquée par Jürgen Habermas, pour qui la modernité ne serait pas entrée dans une crise, mais qu’elle n'aurait pas encore vraiment eu lieu, puisque le projet qui construit son noyau dur attendrait encore sa réalisation. Indépendamment des arguments des deux avis différents que les défenseurs ont croisé dans ce débat, il ne semble pas tout à fait inadéquat de penser qu'au fond se trouve, entre autre, une
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différence quant à la manière de concevoir la modernité qui, curieusement, est liée au domaine culturel d’où proviennent ces deux types de discours. En effet, comme l'ont observé F. J. Vidarte et F. F. Rampérez, en Allemagne on a l'habitude de penser que la modernité comprend le rationalisme moderne jusqu’à l'Illuminisme, sans presque jamais abandonner le terrain strictement philosophique, alors qu'en France on a tendance à lier l'usage du terme « modernité » au domaine esthétique, initié pour ce pays par Baudelaire. 167 La discussion entre Habermas et Lyotard serait, ainsi, une conséquence tardive de l'abîme qui sépare à ce point depuis longtemps les cultures française et allemande, et qui constituerait par conséquent un des éléments les plus généraux à prendre en compte à l'heure de déterminer en quoi consiste l’ « esthétique française ». Où nous conduisent ces considérations initiales, à la base un peu éloignées de l'époque à laquelle en principe je dois me référer ici ? En prolongeant seulement un peu plus cette assimilation que Lyotard présupposait entre la modernité et la métaphysique, peut-être pourrions-nous connaître un peu mieux pourquoi, pour ce penseur, l'importance de cette dernière discipline a reculé considérablement au profit de l'esthétique, alors que pour Habermas, au contraire, la métaphysique moderne n'a pas encore déployé ses puissances. Il faudrait donc espérer que l'actuel moment « esthétique » de la philosophie ne soit rien de plus qu'une impasse après laquelle, comme après une longue maladie, notre culture puisse expérimenter une nouvelle (et supérieure) forme de santé, que Habermas lui-même se serait limité à annoncer au milieu de notre époque contemporaine dévastée. 167
F. J. Vidarte et F. F. Rampérez; Filosofías del siglo XX, Madrid,
Síntesis, 2008, p. 270.
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Rappeler cette discussion entre Lyotard et Habermas peut nous servir à délimiter avec une certaine clarté l'espace à l'intérieur duquel s'est posée pendant le dernier demi-siècle la question par les relations entre l'esthétique et la (post)métaphysique, mais il peut nous amener aussi à penser que les seules réponses possibles à cette question sont les postures extrêmes représentées par les deux auteurs mentionnés, ce qui nous conduirait à un réductionnisme qui ne me semble pas désirable. C'est justement pour éviter cette stérilisation, cet appauvrissement radical de la réflexion philosophique que, avant de continuer à m'interroger sur les traits qui définissent l'esthétique française contemporaine, je voudrais m’arrêter quelques instants sur la question et me demander, au risque de sembler trop pointilleux, à quelle genre de question fait partie celle que je me suis posé. Or, il me semble que la première chose qu'il faut dire à ce sujet est qu'il s'agit d'une question d'historien de la philosophie. Mais quel est le rôle d’un historien de la philosophie ? Un historien de la philosophie est quelqu'un qui fait fondamentalement des portraits. Peu importe, pour définir en quoi consiste son travail, s’il dépeint la pensée d'un philosophe isolé ou de toute une école de pensée. Ce qui est déterminant ici c’est que tout son problème réside, pour lui comme pour le peintre, à essayer de retenir avec certain moyens, les caractéristiques de son métier, pas seulement à (aux) personne(s), dont on fait le portrait, mais à quelque chose qui se manifeste ou simplement s’insinue à travers elle(s). On pense souvent que la difficulté principale avec laquelle l'historien de la philosophie contemporaine rencontre dans son travail est le manque de distance chronologique par rapport au sujet, dont il fait le portrait, puisque ce, dont il devrait rendre compte est encore en train de se passer et, par conséquent, on ignore comment il finira. Mais cela ne peut pas être son vrai problème, comme il ne l’est non plus pour un portraitiste qui peint une personne qui est toujours vivante. Au lieu de cela, ce qui préoccupe avant
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tout l'historien de la philosophie c'est de décider quels traits il veut retenir de son modèle, décision qui dépendra de celui auquel (irréductible au modèle, comme nous venons de voir) il s'est vraiment proposé de faire le portrait. Maintenant, si on déplace cette analogie au domaine auquel je m’intéresse ici (c’est à dire, celui de l'esthétique), la question est de savoir qu’est-ce que nous devons retenir de l'esthétique française des deux dernières décennies –non pas parce que rendre compte de toute cette esthétique soit impossible, mais parce que cela ne fait pas partie de notre liste d'objectifs. Dans ce point il me semble convenable de revenir au livre Filosofías postmetafísicas. 20 años de filosofía francesa contemporánea, dont la partie finale (dédié à l'esthétique) semble nous proposer une sélection de ce style. Cette section se compose de trois articles qui analysent, respectivement, les propositions esthétiques de Daniel Charles, de Peter Szendy et de Jacques Rancière. Ainsi: pouvons-nous considérer cette sélection significative ? Et, si oui, quel est le critère utilisé pour la réaliser ? Ces trois auteurs ont-ils quelque chose en commun, au-delà de leurs différences manifestes ? Quel espace partagent-ils, à quel ensemble de problèmes se rattachent-ils de diverses manières ? Ces questions (comme beaucoup d'autres que l’on pourrait se poser dans le même sens) ne sont pas si simples. C'est pour cela qu’il me semble opportun de commencer à les aborder d’une manière plus accessible – ce qui signifie, dans ce cas, laisser de côté Rancière, étant donné que Charles et Szendy partagent au moins les trois traits fondamentaux suivants (des traits, en revanche, que ce premier ne partage pas ou pas autant que ces deux derniers cités). D’abord, Charles et Szendy se sont intéressés très spécialement à la musicologie ; ensuite, tous les deux ont rejetées certaines thèses de l'esthétique d'Adorno ; enfin, il me semble que leurs philosophies se trouvent liées étroitement, en plus d'un sens, avec celle de Gilles Deleuze. Le long des pages qui suivent, je voudrais développer surtout cette dernière affirmation, sans doute la moins
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évidente des trois que j'ai mentionnées, en utilisant ce développement comme le fil d'Ariadna avec lequel je pourrais m'orienter dans le labyrinthe bigarré de l'esthétique française contemporaine. Je partirai pour cela de deux points très spécifiques de l'œuvre de Deleuze. Le premier d'entre eux se trouve dans un des annexes inclus dans la Logique du sens, intitulé « Simulacre et philosophie antique », dans lequel Deleuze nous rappelle qu'une dualité déchirante existe dans l'esthétique –parce que ce mot désigne, d'un côté, la théorie de la sensibilité comme une forme de l'expérience possible et, d’un autre côté, la théorie de l'art comme réflexion de l'expérience réelle– et il arrive ensuite, à la conclusion suivante : « Pour que les deux sens se réunissent, il faut que les conditions de l’expérience en général deviennent à son tour des conditions de l’expérience réelle ; l’œuvre d’art, pour sa part, apparaît donc réellement comme expérimentation ».168 Mais si, comme finalement Deleuze le soutient, on peut réunir ces deux sens du mot esthétique et si surtout, le fait même de ne pas les réunir plonge l'esthétique dans la scission de l'expérience en une expérience réelle et une expérience possible, alors l'œuvre d'art aura un intérêt dans la mesure où elle serait capable de transformer les conditions de la possibilité de notre expérience. Cela, non en fonction de ses valeurs simplement esthétiques (dans le deuxième des deux sens réservés antérieurement pour cette expression). C'est dans ce raisonnement où je pense qu’on peut trouver au moins une des sources (sinon l'origine, sans plus) de cette affirmation de Daniel Charles, dont Carmen Pardo a analysé les implications dans le magnifique texte Filosofías postmetafísicas, dédié à cet auteur, selon laquelle l'esthétique doit être comprise, pas simplement comme une branche de 168
G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p.
300.
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la philosophie –ce qui, déjà, était l’idée de Kant–, mais comme une forme de vie. Le deuxième des deux moments que je voudrais retenir de l'œuvre de Deleuze se trouve au début du cours qu’il avait donné en 1981 à Vincennes sous le titre La peinture et la question des concepts. Deleuze disait à ses étudiants qu’ il n'était pas sûr que la philosophie avait apporté quelque chose à l'art et qu'il aimerait poser la question inverse ; c'est-à-dire si l'art peut avoir apporté quelque chose à la philosophie. En ayant pour chaqu’un des arts une réponse différente. Cette déclaration me semble le thème d'une attitude que seulement certains philosophes ont adopté devant l'art et qui se manifeste, au moins, dans les trois caractéristiques suivantes : d’abord, dans la prédisposition de ce type de philosophes à travailler avec les artistes –comme l'a fait Deleuze lui-même 169 ; ensuite, dans le fait que l'attention développé par le philosophe dans ce travail de collaboration, adopte presque toujours la forme de l'écoute –ce qui contribue, en outre, à expliquer pourquoi ce type de penseurs a prêté une attention spéciale à la musique, comme si on pouvait trouver en elle la clé de la réflexion esthétique en général 170 et, plus encore, qu’ils aient tendu à faire de l'écoute un sujet de réflexion, ou mieux, qu’ils se sont proposés même « d’écouter l'écoute » selon l’expression utilisée par Peter Szendy. Enfin, au fait que ces philosophes, loin de croire que, pour avoir fait cela, ils ont trahi la philosophie (en renonçant, par exemple, à leur tradition métaphysique), conçoivent le travail philosophique comme un processus de création (dans ce cas, des concepts) qui par
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Voir F. Dosse, « Travailler avec les artistes », chapitre 24 « Deleuze
dialogue avec le création » dans Gilles Deleuze et Félix Guattari. Biographie croisée, Paris, Éditions La Découverte, 2007, pp. 511-521. 170
Voir François Dosse, 'De la musique avant toute chose', ibíd., pp. 521-530
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ce même fait partage nécessairement un certain nombre de traits avec la création artistique. Dans le dernier de ces trois points (qui nous renvoie évidemment à livre de Deleuze et Guattari, Qu'est-ce que la philosophie, on peut voir la conséquence d’une certaine forme de rejet de l'esthétique idéaliste qui se produirait, non pas parce que celle-ci ait dégénéré en une attitude purement esthétique, comme, on lui a reproché plus ou moins fréquemment, mais précisément par celui qui l’empêche d'être proprement une esthétique. Il convient de rappeler à ce point que Schelling a publié ses conférences sur cette matière sous le titre Philosophie de l'art (et pas Esthétique) et que Hegel a écrit pour sa part presque au début de l'introduction à ses Leçons sur l'esthétique qu’il avait eu recourt à ce dernier mot seulement parce qu'il était largement connu, mais qu'il aurait été en réalité plus adéquat de les nommer Leçons sur la philosophie de l'art. Ne faire en aucun cas une philosophie de l'art (de plus qu’une telle chose présuppose, non pas que la philosophie ait quelque chose à apporter à l'art uniquement, mais au bout du compte que seulement elle peut dire la vérité de l'art). Purement une philosophie artiste, qui ne se conçoit pas plus que créatrice (des concepts) : voilà le trait le plus visible de cette forme de rejet de l'idéalisme que la philosophie française (peut-être de par la position que, comme nous avons vu, a la France depuis la moitié du XIXe siècle à comprendre la modernité dans des limites simplement esthétiques) a porté plus loin qu'aucune autre. Cette manière de comprendre pas seulement la philosophie, mais aussi la liaison que celle-ci maintient avec l'art, semble poser cependant le problème suivant : si la philosophie est une forme de création et on peut dire par cela qu'elle est dans un certain sens artiste, alors il est urgent, pas seulement pour l'esthétique, mais pour les études philosophiques en général, de réunir les deux sens du mot esthétique. Cependant, étant donné que cette caractérisation de la philosophie peut être vue comme le résultat d'une
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forme déterminée de rejet de l'esthétique idéaliste et, par extension, de l'idéalisme dans son ensemble, cela n'essaiera pas d'annuler la scission entre ces deux sens par recours à une synthèse obtenue dialectiquement, mais en générant des connexions variables et multiples entre ceux-ci, c’est-à-dire, parmi la création de nouveaux concepts. Bien que, comme la production de ce type de connexions doit contribuer, dans ce cas, à servir d’intermédiaire entre le sens que Kant attribuait au mot esthétique dans la Critique de la raison pure (la théorie de la sensibilité comme une forme de l'expérience possible) et celui qu'il a réservé pour le même mot dans la Critique du jugement (la théorie de l'art comme réflexion de l'expérience réelle). Il semble inévitable de se demander qu’est-ce qu’il se passe avec l'autre critique kantienne, celle de la raison pratique. Est-ce que cette philosophie artiste n'a rien à nous dire à propos de l'éthique et la morale (et, indirectement, des sujets historique-politiques) sans renoncer à sa nature de processus créateur ; c'est-à-dire, sans que ses implications dans ces derniers domaines ne résultent de l'application d'une ou quelques affirmations de la théorie politique, par exemple, à la théorie esthétique. Mais en vertu d'une série instable de rencontres et de divergences, d'échanges et de conflits ? Ce devenir esthétique de la philosophie ne sera-t-il pas une forme simple de compensation ou, pire encore, d'une évasion devant les déceptions qui pour les penseurs situés à gauche du spectre politique se succédaient, au moins, depuis mai 68 ? Le même soupçon a été lancé sur le Deleuze lui-même, en partie en s'appuyant sur l'idée (que la bibliographie plus académique sur cet auteur répète sans cesse) selon laquelle son étape esthétique s'est initiée l’an 1981. Les textes qui conforment cette bibliographie semblent oublier, cependant, le fait qu’ avant 1968 Deleuze avait déjà écrit deux livres (un sur Proust en 1964 et un autre à propos de Sacher-Masoch en 1967) où le poids de la réflexion esthétique semble indéniable. Voyez, à titre d'exemple, le fragment suivant de Proust et les signes :
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L’art a (…) un privilège absolu. Ce privilège s’exprime de plusieurs façons. (…) Et sans doute, l’art lui-même a fait l’objet d’un apprentissage. Nous sommes passés par la la compensation par tentation objectiviste, subjective : comme dans tout autre domaine. Reste que la révélation de l’essence (Au-delà de l’objet, au-delà du sujet lui-même) n’appartient qu’au domaine de l’art. Si elle doit se faire, c’est là qu’elle se fera. C’est pourquoi l’art est la finalité du monde, et l’inconsciente destination de l’apprenti.171
Mais laissons de côté pour quelques instants Deleuze pour parler des deux autres auteurs mentionnés antérieurement comme représentants possibles de cette philosophie artiste qui constituerait, de plus, une ligne spécifique à l'intérieur de l'esthétique française des vingt dernières années : Daniel Charles et Peter Szendy. Il y a déjà quelques pages, je disais que si la philosophie artiste fait de l'écoute un problème esthétique c’est parce qu'écouter n’est rien moins qu’un des traits qui définit l'attitude du philosophe artiste. Alors, on pourrait dire chose pareille par rapport au regard. Cette manière de philosopher se constitue non exclusivement liée à la vue, mais surtout liée au « sens commun » (mais pas nécessairement au « bon sens ». Et, par la médiation de celuilà, au reste des sens. Faire que, du regard surgisse cette manière supérieure de la vision. Changer le fait d'entendre dans une forme supérieure de l'écoute : voilà les deux formes principales d'opérer ce passage auquel nous pouvons appeler « contemplation » et qui, tant pour Charles comme pour Szendy, n'implique pas le renoncement à l'action, mais seulement rappeler que toute action s'érige sur un fond de passivité, déconnectée duquel elle pourrait devenir action totale ou absolue – plus encore, absolutiste et autoritaire. Analyser le domaine multiforme des expériences esthétiques 171
G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1993, p. 64. 202
à partir de la notion de catharsis, comme ont fait ces deux derniers philosophes par de diverses voies, implique alors une attitude politique (anti-autoritaire, ouverte, opposée à tout absolutisme) qui, non pour s’être manifestée par rapport à l'art, est plus équivoque. Schaeffer se trompe donc quand il affirme que dans l'esthétique de Charles (et, en général, dans toute esthétique articulée autour de la notion de catharsis) il n’y a pas d’autre chose que la perception. En réalité dans cette esthétique (ou, au moins, dans sa reformulation dans la philosophie française des dernières décennies) ce qui est tenté c'est que la théorie émerge à partir d’une certaine forme de perception, au lieu de rester étrangère à la perception et de s'imposer à elle en un geste théorique non dépourvu de violence. L'esthétique non cathartique (solidaire, si je ne me suis pas trompé, d'une philosophie non artiste) serait, donc, celle qui ne fait autre chose que de théoriser et que, par conséquent, ne perçoit jamais vraiment. Pour autant que celui qui la pratique (et il faut que quelqu’un la pratique, si l’esthétique est, comment je disais, une forme de vie) n’est jamais absolument passif ou, mieux encore, il n'expérimente jamais une vraie nécessité de l’être, comme il arrive, par exemple, à l’ « audition structurelle » proposée de façon récurrente par Adorno. Si je retourne maintenant seulement pour quelques instants à l'auteur que je laissais de côté presque au début de ces digressions, c’est seulement pour remarquer que cette critique de Schaeffer à Charles (qui nait de l'application au domaine esthétique, de principes provenant de la théorie politique) me semble très similaire à celle que Rancière a dirigée à Deleuze. Un fait qui suffit, à mon avis, pour exclure l'auteur de Le maître ignorant du rang de la « philosophie artiste », dont j’ai parlé. À savoir : celle selon laquelle Deleuze conduirait « à un délitement du nœud esthétique et
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d'un un logos dans un pathos pur ».172 Ce n'est pas mon intention discuter ici de cette critique, mais simplement de la marquer comme le symptôme qui permet d’établir brièvement (mais clairement) la différence entre la position de Rancière et celles de Charles et Szendy, qui sur ce sujet comme sur d’autres, il me semble, prolongent l'aventure deleuzienne. Je voudrais, pour terminer cette brève série d’observations, essayer de répondre à une question, dont l’énoncé est resté en suspens au début : est-ce qu’on peut affirmer que cette « philosophie artiste » (et, par conséquent, « l’esthétique cathartique » si semble s’associer à elle) est une « philosophie post métaphysique » ? Il ne semble pas qu’elle le soit si, comme je l'ai soutenu, Gilles Deleuze, a souvent dit qu'il se sentait « pur métaphysicien ». La philosophie qui se comprend elle-même comme une création de concepts n'a, en effet, pas de raison de renoncer à la tradition métaphysique. Pendant la majeure partie de laquelle il y a eu indiscutablement, et parfois d'une manière éminente, une création conceptuelle, mais elle doit adopter sans doute un certain type de précautions face à ces créations conceptuelles qui, dans le sein de la même tradition, se sont présentées comme traductions simples de la réalité au concept. En comprenant par « traduction » quelque chose par principe opposée au processus créateur. Ainsi, il ne s’agit pas type de rejeter l'histoire de la philosophie (cela priverait de tout intérêt la question que je posais au début de ces pages par rapport au travail de l'historien de la philosophie), mais de contribuer dans la mesure de ses possibilités à élaborer une « histoire souterraine de la philosophie » (au noyau de laquelle se trouverait, bien sûr, l'intérêt pour la création 172
Voir E. Castadot, « Le voie politique de l'art à travers du pensée
de Jacques Rancière », dans Jacques Rancière et le politique de l'esthétique, sous le direction de J. Game et A. Wald Lasowski, Paris, Éditions désert, 2009.
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conceptuelle métaphysique). Elle doit servir, d'un côté, pour comprendre comment la forme des relations entre la philosophie et l'art que lui même pratique a été historiquement réprimée par le courant principal de la pensée métaphysique et, de l'autre, pour connaître les manières dans lesquelles celle-là a réussi, cependant, à subsister et à se manifester historiquement, en continuant la recherche de sa propre métaphysique. Cet intérêt pour l'histoire (souterraine) de la métaphysique fournit à l'historien de la philosophie, non seulement l'objet, dont il veut faire le portrait, mais également le critère parmi lequel sélectionner les traits qui doivent se retenir dans chaque cas. Ainsi que la perspective depuis laquelle ceux-ci doivent être mis au point – et il l'aide, finalement, à distinguer sa posture tant de celle adoptée par Lyotard (pour qui la tradition métaphysique devait être repoussée en bloc) comme celle de Habermas (auteur pour qui, la conception éminemment rationaliste-illuministe de la modernité et de la philosophie donnée, n’a presque rien à voir avec la posture ici exposée).
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La matérialité des images dans la pensée de Jacques Rancière Andrea Soto Calderón
Introduction Bien que le corpus théorique de l’œuvre de Jacques Rancière présente un aspect assez étendu dans lequel on réfléchit sur le cinéma, il ne reste pas clair que cela implique une réflexion spécifique sur ce que les images sont. Néanmoins, mon exposé trouve qu’il est possible d’argumenter en faveur de cette hypothèse. Rancière a mis en question de façon radicale ce que nous disons lorsque nous disons image. De ce fait, il situe non seulement son discours, mais aussi une polémique tant avec ceux qui ont établit une dénonciation de l’image qu’avec ceux qui ont vu un pouvoir de salut dans les images. De cette façon, il se sépare du situationnisme, de la sociologie critique, du discours sémiotique et de la phénoménologie. Pour lui, le souci par le statut actuel de l’image fait absolument nécessaire de penser ses liens avec la parole et la représentation. Sa question serait la suivante : comment est-il possible d’articuler ou nouer un mode de pensée avec les manières propres de faire des images. Certainement, l’intention de Rancière n’est pas « d’accuser les accusateurs », mais de soustraire l’analyse des images de l’atmosphère où elles se trouvent plongées. Si nous prenons un nouveau point de vue, il faut remettre en question les identifications de l’usage des images avec l’idolâtrie, l’ignorance ou la passivité. En ce sens, pour Rancière l’image appartient toujours à un dispositif de visibilité qui règle son statut. Donc ce qu’il faut savoir, c’est quelle sorte d’attention requiert un certain dispositif.
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Soustraction de l’analyse des images du régime de représentation Selon Rancière, il y aurait un malentendu initial dans la conception de ce qui est irreprésentable, dont la discussion est placée avec Lyotard. Il dirige son attention principalement à la question de savoir comment et sous quelles conditions ce concept a été construit. Rancière nous dira que cette construction a été possible à l’époque historique dans laquelle le récit soutient le fil de l’histoire, celle que depuis Aristote exprimait une mesure commune, un schéma enchaîné causalement. Pour lui, un irreprésentable existe seulement si il est relatif à l’ordre de la représentation. À son avis, la révolution esthétique institue l’identité d’un savoir et d’une ignorance comme définition même de l’art; il oppose aux règles de l’action représentative une puissance absolue du faire de l’œuvre, et il se démarque ainsi de ce régime et institue un autre où ce type de taxonomies n’a aucun sens. En donnant une nouvelle signification à l’action, il s’interrompt l’espace spécifique dans lequel la représentation est possible et il se soustrait cet espace séparé où celle-là était donnée. De ce fait, le nouveau régime établit l’autonomie radicale de l’art, et il ouvre cette indistinction entre les faits propres de l’art et une réalité externe. Ce paradoxe du régime esthétique des arts est ce qui établit pour Rancière le profond aujourd´hui des images : les images sont incommensurables parce qu’il n’y a pas une mesure commune, et c’est le commun de la démesure et du chaos qui apporte sa puissance aujourd’hui. L’immatérialité chez Jean-François Lyotard Rancière a remis en question la position qui, selon lui, a fait un usage inflationniste de ce que signifie l’irreprésentable, car malgré la tentative pour se séparer de la tradition
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représentative il continue à opérer avec les mêmes principes et critères. Il considère que -spécialement dans le cadre de l’esthétique- « la pensée critique s’est métamorphosée en une pensée du deuil ». Dans ce sens, on dirait que sa tentative est celle de réfléchir à nouveau dans quelle mesure l’image peut être pensée et appréciée dans le régime d’identification propre à elle, comment s’articulent ses manières de faire et les modes sous lesquels on peut penser ses relations. Par conséquent, il cherche à approfondir sur la question de ce qui est le substrat qui nous permet d’affirmer certains événements comme irreprésentables et immatérialisables. Lorsque Rancière nous dit pensée du deuil il se réfère à la constatation de l’impossibilité de trouver un schéma d’intelligibilité égal à sa puissance sensible. On suppose que ça nous montre l’exigence d’une nouvelle sorte d’art qui donne compte de l’impensable des événements. La manière d’établir une configuration de pensée qui révoque la représentation se fait, chez Lyotard, au moyen du sublime kantien. Le sublime désignerait pour Lyotard l’incapacité de la raison -pas de l’imagination- pour présenter la totalité de ses objets. Chez lui, ça n’a rien à voir avec une question de désaccord parmi des capacités, mais plutôt il cherche à transférer à l’événement matériel les propriétés qui sont données par Kant à la forme. L’autonomie éprouvée par le sujet kantien dans sa forme libre est placée par Lyotard dans l’événement de la sensation même. Il lui confère la force perturbatrice au informe même. Entre les mois de mars et juin de 1985, Lyotard organisa, avec Thierry Chaput, une exposition artistique intitulée Les immatériaux dans le Centre National d’Art et Culture Georges Pompidou de Paris. Rancière ne fait pas de références à cette exposition. En plus, sa référence à Lyotard ne se centre pas sur l’aspect de la matérialité, mais il met l’accent sur l’idée que cette impossibilité de matérialiser l’abstrait poursuit la tradition d’Adorno, en liant l’autonomie radicale de l’art à la promesse d’une émancipation politique et sociale. Et
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prolongeant ainsi la tradition qui soutient que l’art est politique dans la mesure qu’il est seulement art et qu’il produit des objets radicalement différents -par sa texture sensible et son mode d’appréhension- du statut des objets de consommation. Cependant, à notre avis cet aspect qui semble tangentiel autant dans la discussion entretenue par Rancière avec Lyotard comme dans l’exposition de sa propre pensée, ce configurateur de la place d’où les images sont pensées par Rancière –comment la matérialité des images déploie un certain mode de pensée-. L’exposition Les immatériaux exprimait la décadence ou le déclin du concept de Modernité et anticipait l’émergence d’une nouvelle époque : la réalité éprouve une dématérialisation progressive. L’avertissement était qu’un modèle linguistique croissant qui substituerait le modèle matériel. Cette référence nous semble remarquable parce qu’elle présente un nouveau statut de la matière et nous pensons que Rancière dirige son attention vers cette direction à fin de provoquer un point d’inflexion, d’érotiser cette pure différence sans détermination conceptuelle et de redonner à la pensée sa force matérielle. Ceci n’est pas compris comme l’envers d’autre extrême dialectique, mais comme la façon de se situer dans la tension entre les forces matérielle et immatérielle de la pensée. Matérialité et geste opération technique
comme
l’événement
d’une
Rancière essaie de se rapprocher par une autre voie de la problématique de l’image soustraite du paradigme de la représentation. Pour lui, la relation entre un dispositif technique et certain type de récit ne peut se poser que dans un certain régime de sensibilité. Donc il ne s’agit pas d’attribuer aux images un univers conceptuel ou un autre, mais ce qui est en jeu est toute la logique d’un régime. Dans ce sens, il cherche à penser d’autres modes d’articuler les relations qui détachent le non-savoir des réseaux du savoir.
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Cette duplicité antithétique et indisciplinée par laquelle les limites sont dépassées est propre, selon Rancière, du régime de pensée esthétique. C’est un régime dynamique qui est en transformation permanente. Sa proposition sera celle de faire attention au détail et à l’insignifiant. « Le « tout parle » et les « détails » sont l’abolition de la hiérarchie de l’ordre représentatif ». Bien entendu, cette méthode n’est pas une proposition orginale de Rancière ; lui-même nous signale qu’il s’agit d’un modèle hérité de Freud qui à son tour s’est inspiré de Giovanni Morelli. Le fait de récupérer le modèle du détail comme paradigme critique à fin de nous situer à nouveau devant l’œuvre d’art n’implique non plus une spéciale noveauté ; ce modèle a déjà été revendiqué par des penseurs tels que Louis Marin et Georges Didi-Huberman, en l’opposant au privilège panofskien de l’analyse du tableau à partir de l’histoire qu’il illustre. Sa nouveauté réside dans les relations établies, spécialement dans la relation entre matérialité et fiction. Ce n’est pas indiqué de manière explicite dans son exposé, mais il nous semble qu’on peut l’argumenter. Rancière nous dit que la forme plastique qui correspond à la logique de l’ordre représentatif est l’imitation d’une action relatée, en définitive du modèle de la trace qui s’exprime dans l’inscription sédimentée d’une histoire. En extrapolant quelques-uns de ses arguments, on pourrait dire que la logique de l’ordre esthétique serait « celle qui ne voit plus dans le détail « insignifiant » l’indice qui permet remonter un processus, mais l’impact direct d’une verité qui ne peut pas être articulée et qui est imprimée sur la surface de l’œuvre en bouleversant toute logique d’histoire bien organisée, de composition rationnelle des éléments ». Donc c’est une herméneutique qui est donnée à partir d’une condition paradoxale : pour libérer le secret du banal, d’abord il doit être mythifié. La nature de la connaissance à laquelle Rancière fait appel est celle de la fiction, à partir du vide qui échappe au savoir. La problématique de la fiction excède le propos de cet article. Sa mention ne se justifie que
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dans la mesure qu’elle fait partie de la configuration du détail dans la matérialité de l’image. De cette façon, le détail fonctionne comme object partiel, comme une chose irréductible, comme fragment détaché qui donne lieu à l’opposition d’un ordre à un autre, mais à la fois il s’articule à partir du vide. Donc la caractéristique de cette matérialité à laquelle Rancière fait allusion ne sera plus l’imposition de l’action de la pensée sur une passivité de la matière -à la manière du régime représentatif-, mais plutôt les détails seraient cette trace qui n’est pas un indice ni la marque de la pensée sur les corps, mais un mode de pensée qui se déploie et s’articule dans/à partir de cette matérialité. Ce mode rend possible « une identification selon laquelle la « connaissance confuse » n’est plus une connaissance mineur, mais elle est précisément une pensée de ce qui ne pense pas ». Pour exprimer ce déploiement de la pensée à partir de la matérialité d’une image, Rancière choisit l’expression images pensives. Il reconnaît que celle-ci est un contresens parce qu’on suppose que l’image ne pense pas, mais qu’il est seulement l’objet de la pensée. Néanmoins, pour lui c’est justement le type d’images qui « montre la pensée qui n’est pas pensée, une pensée qui ne peut pas être attribuée à l’intention de celui qui l’a produit et qui fait de l’effet sur celui qui la voit, sans la mettre en relation avec un objet particulier », c’est-à-dire il designerait une zone d’indetermination. Celle-ci n’est pas une zone qui essaie de démontrer l’incommensurabilité entre l’idée et la matière sensible ; elle n’est marginalisée non plus à un lieu où elle serait reduite à evoquer l’absent, mais elle s’émancipe de la logique unificatrice de l’action sans pour autant être suprimée de la présence directe. C’est l’expression d’un nouveau statut de figure et non une expression qui vient à occuper la place d’une autre, mais elle rassemble deux régimes d’expression sans les fusionner, prolonge l’action et suspend la conclusion en interrompant le récit, créant ainsi des nouvelles relations possibles.
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Ce nouveau statut requiert une approche -un geste- qui exige d’être pensée à nouveau, puisque la disposition plastique, les registres techniques et les conditions de sa production font partie d’autant d’indeterminations que l’image possède. Donc le défi posé ici est celui d’articuler des modes de proximité qui fuient de l’ancrage du dynamisme propre de cette compréhension de la matière.
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La langue française à la place du symptôme Un instant avec Jean-Claude Milner Anna Pagès
Enfin, la langue française, retournée par Blanchot et fracturée par Char, arrachée, en un mot, à la légende de l’État, pourra-t-elle accueillir mieux qu’une autre les nouvelles morphologies et les nouvelles syntaxes ? Sera-telle la langue de ce Très-nouveau, qui ne s’appellera plus ‘le savoir’ ? (Milner, Le Juif de Savoir, 2006, p. 18) Car il est un impossible propre à la langue, qui toujours revient à sa place, dont certains vont jusqu’à s’éprendre d’amour –ceux qu’on dénomme ‘puristas’- : les ‘dites, mais ne dites pas’, la règle, l’usage souverain, autrement dit un réel. (Milner, L’Amour de la langue, 1978, p.7) Or, le sujet de l’inconscient est un être parlé. (Lacan, Réponses à des étudiants en Philosophie, 1966)
Une rencontre À l’occasion d’une Journée d’étude entre professeurs catalans, français et latino-américains à Paris, en Juin 2013, nous avons invité Jean-Claude Milner et lui avons demandé de répondre à une question. Ce petit texte décrit le parcours de la réflexion qui a précédé cette question tout comme la réponse que nous avons entendue. Il se peut que cette interrogation ait été mince pour lui : chez nous, au contraire, l’affaire touchait « un bout de réel » et traversait le fil d’une
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transmission inachevée. Nous avons vécu, encore une fois, l’angoisse associée à la langue française et son « réseau du réel avec, comme seul principe d’investigation, l’impossible, entendu comme l’agrammatical. » 173 Le fait de nous rassembler à Paris signalait ce « réel pas suturé, parcouru de failles. »174 Tout un chacun pouvait déployer à sa façon la question qui a finalement été posée à Milner. Mais sa façon à lui de répondre montrait, précisément, à tout un chacun, que le « nous » de la philosophie et de la langue française, qui faisait semblant de nous rassembler, n’était qu’une fiction réduite à sa pure simplicité : une phrase. Milner, en « savant en série »175 accomplit, à sa façon, la position d’analyste de la langue. Le linguiste et le savant cédait sa place à l’object a, l’objet qui manque, comme disait Lacan : « la brioche à quoi une reine renvoyait ses peuples en temps de famine »176. Dans ses « Réponses à des étudiants en Philosophie », Jacques Lacan manifeste sa surprise du fait de leur manque d’inquiétude –ou de finesse- au moment de lui poser des questions : « Car il est remarquable que vous me posiez des questions sans autrement vous inquiéter d’où je suis fondé à soutenir les positions que vous me prêtez plus ou moins exactes. » 177 Lacan signalait la négation du discours philosophique qui, d’un côté, fait semblant d’interroger, mais 173
J.Cl. Milner, L’Amour de la langue, Paris, Verdier Poche, 1978, p. 8.
174
Ibíd.
175
« Moi, je ne suis pas un tueur en série, mais je suis un savant en
série ; je continue de piquer au vol, dans les savoirs au pluriel, dans les savoirs relatifs à des objets, de quoi faire constater l’extinction du savoir au singulier, du savoir absolu. » J. Cl. Milner, Clartés de tout. De Lacan à Marx, d’Aristote à Mao. Paris, Verdier, 2011, p. 60. 176
J. Lacan, « Réponses… », 1966, p. 211
177
J. Lacan, « Réponses à des étudiants en Philosophie ». Autres Écrits.
Paris, du Seuil, 1966.
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de l’autre ne s’inquiète pas à ce que l’interrogation produit comme effet dans le discours et donc, il « prête » des suppositions. Nous avons réfléchi à la possibilité d’une question pour Milner, mais cela allait ensemble avec l’inquiétude de constater d’où venait, à proprement dire, la question de notre part, et quelle était la place de notre énonciation. Le français a représenté pour nous l’instant de la rénovation d’un lien avec la génération de nos grandsparents et le trauma de l’oppression de la langue. Pour « soutenir » les questions il fallait à la fois « s’en souvenir », le français devenu l’instrument de la conscience philosophique pour « suturer la béance du sujet »178 . En bons philosophes, nous ne voulions rien savoir de cette inquiétude fondatrice. Nous voilà, rassemblés à Paris pour partager nos efforts de lecture de la philosophie en langue française. Cette lecture ne pouvait pas être dite sans l’inquiétante présence des quelques écrivains-philosophes, dont nous étions si fiers. Oui, il faut mettre en évidence la solide fierté de notre attachement au français et à la série de la génération perdue qui, chez nous, lisait en français, « la langue de la révolution ». L’idéal de la vérité est arrivé pour remplacer cette inquiétude fondatrice, car la philosophie se fraye toujours la voie pour alimenter sa précipitation, ce que Lacan a appelé « la broutille philosophique. »179 Il n’empêche que l’inquiétude continue à être là, dans l’inquiétante étrangeté du fait d’être en France, à Paris, et de nous avoir écouté en français dans l’écho du catalan. Milner est venu. Dans ses réponses, on pouvait rencontrer la véritable question inquiétante : comment est-il possible que quelque chose du sujet passe à travers la langue.
178
Lacan, Ibid. p. 204.
179
Lacan, Ibid. p. 205. 217
Une langue Voici le texte que j’avais annoncé pour Paris : Pour poser la question de ce que représente pour nous la « lisibilité de la philosophie française : le moment d’un choix, l’instant d’un repère » il me semble qu’il faut passer par le symptôme. Cela n’ira pas sans tenir compte d’une certaine extériorité de notre interrogation. La philosophie française est une langue : pour certains d’entre nous, une langue du savoir. Quel serait ce savoir ? Serait-il un savoir du « Très-nouveau » comme signale Milner, c’est à dire, un savoir « qui ne s’appellera plus le savoir » et qui, en même temps, cessera, peut-être, de l’être « d’une fois pour toutes » ? « Une fois pour toutes » : voici une formule que nous trouvons souvent dans les textes de Lacan. Cette expression nous indique à la fois la fin comme disparition et une limite comme aboutissement. Parler de la philosophie comme langue impliquera probablement les deux choses. Nous avons vécu la menace de disparition de notre propre langue, interdite par le régime totalitaire ; mais, parallèlement, nous avons fait quelque chose avec cette circonstance. Qu’est-ce que nous avons fait, vraiment ? Pour parcourir cette question, il faudrait considérer la langue comme un symptôme : la circonstance majeure du déploiement et surtout de la formalisation d’un certain discours philosophique « en français ». La philosophie française devenant pour nous lalangue de la philosophie. Le juif de savoir (2006) reprend les propositions avancées par Jean Claude Milner dans le cadre d’un séminaire à l’institut d’études lévinassiennes. Le titre originaire du séminaire était « Le savoir comme idole ». Pouvons-nous retrouver une dimension de l’idolâtrie dans la croyance qui propose la philosophie en langue française comme une garantie du savoir ? Ou peut-être pourrions-nous parler simplement d’une idéalisation ? Car il s’agirait d’une idéalisation extrême, aux pieds de l’idole qui sauve de la crainte de la destruction,
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mais qui ne mène pas au salut par la voie divine. L’idole joue aussi un rôle symptomatique : sa présence révèle le trou du réel, le manifeste tout en exprimant à la fois l’angoisse qui l’accompagne. Je voudrais proposer, à la façon de Milner, deux axiomes et un corollaire. Les deux axiomes pourraient s’énoncer de la façon suivante à partir de notre expérience d’écriture d’un ouvrage collectif sur la philosophie française contemporaine 180 . Axiome numéro 1. « La langue française est pour nous un symptôme du savoir ». Axiome numéro 2. « Le symptôme du savoir est une formule de la négation (au sens freudien die Verneinug- le « non, ce n’est pas ça »). Corollaire : La philosophie en français comme savoir correspond à lalangue de la philosophie en catalan comme philosophie de l’exil. Pour encadrer les axiomes et arriver au corollaire, il faut décrire un contexte précis et des circonstances particulières. Le contexte peut-être le suivant : « l’école en Catalogne et en Espagne à la fin des années 60 et au début des années 70 », où la langue française constitua la première langue étrangère que nous apprenions, mais aussi (et surtout) la première expérience d’un accès immédiat à un nouveau repère culturel et linguistique. Les circonstances à l’époque étaient le renfermement idéologique du régime, l’injustice de l’espagnol imposé et la répression du catalan persécuté. La force de l’anglais n’était pas encore entrée à l’école. Chose remarquable : nos professeurs ont signalé le français comme la langue de la culture, capable de traverser la frontière du mépris et du totalitarisme. Ce signalement enseignant deviendra enfin la « véritable circonstance » de notre transfert à la langue française comme sujet-supposésavoir, qui a pris, au fil du temps, la valeur d’une certitude, 180
J. Riba, L. Llevadot, Filosofías post-metafísicas. Barcelona, UOC, 2012. 219
d’une détermination, suivant ce que Milner a appelé dans Le juif de savoir (2006) « une figure structurale du savoir ». Donc, figure structurale du savoir sous la forme de symptôme. La langue devient un symptôme dans son versant d’autre chose, « l’autre chose » étant pour nous l’inconsistance même de notre rapport avec la langue : entre la langue de la périphérie et la politique de la centralisation, entre la langue maternelle et les autres langues, entre la langue et le savoir, entre le symbolique et le réel. Un symptôme Au-delà des paradoxes et des difficultés, au cours des années, la lecture en français et des français a ouvert pour nous des interrogations vers une hypothèse fictive de vérité. Si, comme disait Lacan dans Allocution sur 181 l’enseignement : « La vérité peut ne pas convaincre, le savoir passe en acte », un savoir non-quelconque est passé en acte pour nous avec la langue française, et la possibilité d’une nouvelle syntaxe. Ainsi, le français est devenu pour nous une formule pour « parler autrement » et pouvoir de cette façon sortir du ravalement des autres langues à proximité, langues maternelles qui ne réussissaient pas à être dites au fond du combat avec la langue dominante et mortifère. Par contre, nous avons « dit » le français grâce au savoir que cette langue ouvrait pour nous, mais surtout à cause de notre propre négation de vouloir savoir ce que le savoir en français nous a, précisément, permis de continuer à ignorer. Comme disait Lacan, « C’est pour sauver la vérité qu’on lui ferme la porte. »182 Nous avons choisi le français comme un moyen de fermer la porte, de sauver la vérité d’un autre choix. En le faisant, cet « autre choix » (dont le choix du français en a été 181
J. Lacan, « Allocution sur l’enseignement » dans Autres Écrits, Paris,
Seuil, 1970, p. 304. 182
J. Lacan, « Réponses à des étudiants en Philosophie ». p. 204. 220
le symptôme), est demeuré le repère d’un reste d’impossible à dire. Le reste d’impossible à dire est le signifiant « Guerre d’Espagne ». Voici la place de l’énonciation que nous avons essayé d’élider, mais qui se montre à ciel ouvert à travers le savoir dit en français : voici « l’instant d’un repère. » C’est à ce point du parcours où s’inscrit la philosophie comme langue et comme modalité du discours symptomatique. Lacan signale que la philosophie se soutient elle-même « d’une interprétation, dont on comprend les effets » 183 en évitant de « se confronter à l’achoppement du sujet. » Il n’y aurait pas, de son point de vue, une Philosophie comme discours non symptomatique, la Philosophie étant « structurellement » une façon d’opérer avec la vérité qui consiste à éviter la division subjective. Comment la langue pourrait-elle opérer avec cette dimension de la Philosophie comme savoir ? Peut-être comme une césure ? Dans Le juif de savoir, Milner pose la question sur les lieux langagiers du savoir : y aurait-il une langue où le savoir se parle ? Il souligne cette dimension de la langue du savoir comme Wissenchaft à partir d’une lecture de Foucault dans Les Mots et les Choses184. Cette lecture lui permet de cerner la « face langagière du savoir absolu ». Si le savoir absolu, dans sa version de savoir moderne, peut être dit pour nous en français, c’est parce que nous avons identifié les effets de cette interprétation en l’isolant à travers des œuvres et des auteurs philosophiques. Nous nous sommes assimilés au français comme une voie pour devenir « autre » par rapport au grand renfermement des idées et de la pensée, dont la connaissance, très récemment, nous a fait frémir. Et nous avons déplacé le frémissement de la peur vers la certitude
183
J. Lacan, Ibid. p. 211
184
J. Cl. Milner, Le juif de savoir, p.17 221
des mots et des propos de la philosophie. Déplacement de la frayeur vers l’égarement. Voici les questions que nous avons posées à Jean-Claude Milner : 1. Dans Le juif de savoir, vous avez signalé la substitution « sans reste » de l’étude juive par le savoir absolu et le déplacement du savoir relationnel par la Wissenchaft. Où en sommes-nous, dans notre approche à la Philosophie en français ? 2. Du côté du symptôme, il y a « la clarté », un signifiant très présent dans les titres de certains de vos ouvrages, très visible dans les entretiens que vous avez donnés. C’est avec l’adjectif « clair » que Lacan a décrit votre exposé dans son séminaire. Et vous avez répondu « n’oubliez pas que la clarté est mon symptôme. » Bien entendu, il ne s’agit pas ici de l’adjectif « clair » comme synonyme de « facile » ou « compréhensible », mais plutôt comme exact et précis. Etant donné que les symptômes se transforment et se déplacent, pensez-vous que la clarté continue à être votre symptôme ? Comment ce symptôme a-t-il changé dans le parcours de votre pensée ? Qu’en est-il de ce symptôme aujourd’hui et où est-il dans la force de votre pensée ? Une phrase Aux questions proposées, Jean-Claude Milner a répondu en précisant ses démarches à propos de la restitution d’une phrase. À la façon de Freud dans ses cas cliniques, il cherche à isoler une phrase à partir de laquelle pouvoir déployer le discours et à la fois le contenir. La question que Milner se pose, c’est d’arriver à la phrase nodale. Axiomes et corollaires servent à isoler une phrase. L’objectif est rechercher cette phrase. Il ne s’agit pas de la démontrabilité, mais plutôt de la « parlabilité » d’une phrase. Isoler une phrase : on la découpe, ensuite on peut la reconstituer. Découpage et reconstitution me semblent deux axes à
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identifier dans les textes de Milner, peut-être une façon de « suivre le fil » de sa langue. Par rapport au français, il regrette la conversion contemporaine des langues (parlées au fil du temps dans leur forme plus raffinée par les écrivains, les poètes, les femmes) dans leur forme marchandise. En effet, comment une langue peut échapper à la forme marchandise ? Voilà une question bien actuelle. Tout comme le global english est devenu la langue anglaise sous sa forme marchandise, le français a cessé d’intéresser ceux, dont ce n’est pas la langue maternelle. La question –a précisé Milner- serait, encore, si le français intéresse ceux, dont il est la langue maternelle. Le français que Milner a connu était une langue commune entre ceux qui avaient un souci de la langue et ceux qui appartenaient à l’appareil d’état. Dès que ces circonstances se sont modifiées, sa recherche en reste affectée, dans la mesure où rien du sujet ne passe par la langue. Il s’agirait, par contre, de faire en sorte que quelque chose du sujet passe par l’intermédiaire de la langue. Que lalangue existe en effet revient à dire, on l’a vu, que l’amour est possible, que le signe d’un sujet peut causer le désir, qu’un sujet de désir peut faire signe dans une chaîne; c’est par là que lalangue excède la langue et y imprime la marque à quoi la reconnaître.185
L’après-coup Dans son dernier ouvrage (peut-être serait-il plus juste de dire « sa dernière lecture ») sur Spinoza, Milner nous montre toute sa capabilité de déploiement d’un texte : la structure, le mode de construction, les références, les étrangetés, la devise qui peut ouvrir un texte. Dans la première partie du livre, il indique le lieu de la devise comme la place vide d’un contenu non explicite, connu par certains lecteurs et ignoré par 185
J. Cl. Milner, L’Amour de la langue. Paris, Verdier, 1978, p.95. 223
d’autres. Ceux qui le connaissent peuvent comprendre la devise, mais ils ne seront pas nombreux. C’est la devise comme brachylogie, il précise : « il y a notamment brachylogie quand la devise reprend un fragment de citation. Il appartient alors au lecteur de recourir à sa culture. Il faut que la citation complète lui soit familière, pour qu’il décode la devise. » Et il ajoute « dans les meilleurs cas, la partie manquante est justement celle qui porte la signification ; la partie explicite, en revanche, est ininterprétable par ellemême, d’où suit un effet de non-sens. »186 L’idée de la devise racontée par Milner dans son Sage trompeur me fait penser à un après-coup : je me pose la question de la langue française comme devise. Quelle serait la partie cachée qui permettrait de l’interpréter ? Comme si un effet de non-sens se dégageait de la rencontre entre les français et les catalans au mois de juin à Paris, la langue française a été un moyen d’indiquer un contenu non explicite porteur de la juste signification. Cette signification, nous la savons, mais sans prononcer un seul mot. Cela pourrait peut-être expliquer les évènements actuels en Catalogne. Cette signification nous ne pouvons pas la dire. Pour la dire, il nous faudrait entrer dans les embrouilles de l’écriture et de la lecture pour trouver un auteur qui s’y prête. Et peut-être aussi avoir le courage de faire face à l’indécence, comme Milner a fait dans son enquête sur Spinoza, en se taisant sur ses propres sentiments.
186
J-Cl. Milner, Le sage trompeur. Libres raisonnements sur Spinoza et les
juifs. Paris, Verdier, 2013, p.14
224
Régression finie ou dispersion infinie. Polémiques philosophiques françaises autour de la psychanalyse et de la question du Modèle Jean-Pierre Marcos Ma foi décline, docteur. Je ne peux en parler qu’à vous. Ma conviction régresse…C’est comme si elle se consumait. Une mèche qui brûle, mais qui s’arrête toujours à un certain point -Quel point ? -Je crois à tout, disons, jusqu’à la mort du Christ. Ensuite, ça ne passe plus. Impossible d’adhérer aux miracles ultérieurs. La réincarnation. Le retour de Jésus parmi ses apôtres. Impossible. -Votre foi s’arrête donc à la crucifixion ? -La crucifixion, c’est ça. » Silence. « Vous êtes né dans une famille nombreuse, non ? -Sept frères et sœurs. En Alsace. Nous en avons souvent parlé : j’ai eu une enfance heureuse. -Mais votre père préférait systématiquement le nouveau-né. -Docteur, ça n’a jamais été un problème pour moi. J’étais l’aîné. Je comprenais ce penchant de mon père. D’ailleurs, ma foi a été précoce. Une foi qui m’a comblé et m’a fait partir très tôt de chez moi. » Antoine Féraud ne fait aucun commentaire (…) « Une foi qui s’arrête à la crucifixion du Christ, répète Féraud. -Et alors ? -Vous vous souvenez des dernières paroles de Jésus, non ? » Nouveau silence. Puis la voix du prêtre qui prononce, vaincu : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »187
Introduction La philosophie est une réflexion pour laquelle toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère.188
187
J.-C. Grangé, La Forêt des Mânes, Paris, Albin Michel, 2009, pp. 55-
56. 188
G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique, Paris, rééd. P.U.F.,
1979, p.7.
225
Si la psychanalyse ne présente pas d’ambition totalisante, il n’en demeure pas moins que son régime de discours ressortit à la subsomption du donné sous des concepts, à la détermination logique des énoncés dans un jugement assertorique. Mais, s’il demeure toujours vain de prétendre intérioriser le discours psychanalytique à une métadiscursivité déjà constituée, dont la promotion en forme de tribunal reviendrait à déterminer les conditions de possibilité et de validité des énoncés de la psychanalyse, il n’en reste pas moins qu’une critique de la raison psychanalytique, c’est-àdire de sa « philosophie spontanée », se trouve tout à fait justifiée. Dès lors que l’opération philosophique procède à un travail conséquent sur la distribution, immanente au champ freudien, de ses catégories, de ses argumentaires, de ses hypothèses et de ses preuves, dès lors qu’elle met au jour l’ensemble des postulats qui délimitent implicitement ou explicitement les objets de ses investigations, elle demeure nécessaire à l’avancée même du savoir analytique. Nous pourrions dès lors proposer ici, le récit détaillé des diverses confrontations polémiques qui opposèrent en France à la fin du XXe siècle certains philosophes aux différentes versions du freudisme. De Sartre –au nom de la psychanalyse existentielle-, ou Ricœur –lequel considérait que le langage énergétique de Freud était inadéquat à sa découverte herméneutique-, à Deleuze ou Foucault, ces confrontations relevaient en effet de certaines logiques et donnaient lieu à des scènes typiques d’opposition, lesquelles dessinèrent une conjoncture théorique précise. Attardonsnous néanmoins sur deux de ces scènes majeures ordonnées au motif logique de l’antinomie, non sans reconnaître la dramatisation quelque peu artificielle du caractère absolu des termes en opposition, mais tout en refusant cependant quelque forme de synthèse dialectique que ce soit. La première confrontation ordonnée oppose les fils de l’originaire et de la dérivation limitée au principe de l’imitation d’un Modèle éminent, aux amis de la dispersion et
226
du déplacement infini. Vous aurez évidemment reconnu ici, Freud d’un côté et principalement Derrida de l’autre. La deuxième confrontation oppose les partisans de la déterritorialisation, des flux, des lignes horizontales de fuite du désir aux défenseurs du codage et de l’agencement familialiste189, de la reterritorialisation finalisée du désir : soit Freud indéniablement et un certain Lacan sans nul doute, à Deleuze et Guattari et à leurs épigones. Les défenseurs du motif de l’enfance posé au rang de Principe des principes–véritable pierre de rosette de toutes les traductions psychanalytiques et de toute intelligibilité des symptômes-, les thuriféraires de la principauté du référent familialiste s’opposent ainsi aux détracteurs des modèles freudiens de génération de la névrose et de la psychose au nom du délire et du désir défini comme investissement du 189
Cf. : « Ce terme désigne l’ensemble des procédés par lesquels on
fait intervenir un référent familial –combinaison historique de rôles et de valeurs, de modèles de comportement et de relations, de constellations mentales et affectives supposées typiques - dans la manière de les catégoriser, de les problématiser et de les expliquer, et partant, d’insérer les singularités existentielles dans des agencements pratiques et d’intervenir sur elles. Les auteurs de L’Anti-Œdipe s’accordent à voir en ce code familialiste un facteur déterminant du développement
et
de
la
configuration
des
savoirs
psychopathologiques depuis le début du XIXe siècle » (G.S. Blanc, Deleuze et l’Anti-Œdipe. La production du désir, Paris, P.U.F., 2010, p.7). Cf. par ex. : « Depuis le XIXe siècle, l’étude des maladies mentales et de la folie reste prisonnière du postulat familialiste et de ses corrélats, le postulat personnologique et le postulat moïïque. » (G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie. L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, 2e éd. augm.1973, p.430).
227
champ social et historique 190 . Aux défenseurs de l’inconscient pensé comme un théâtre, à la « scène de représentation théâtrale œdipienne », les amis de la production préfère les machines désirantes et leurs usines191. Au régime de la représentation, c’est-à-dire au régime de la répétition de la présentation originaire, se trouve substitué le principe d’une productivité immanente, normativante et non plus normée, principe qui régit le domaine immanent de circulation des flux. Pour le dire plus clairement encore, l’antinomie principielle oppose contradictoirement la thèse de la principauté de l’originaire sous la figure du Modèle à l’antithèse du primat irréductible de la dérive infinie. 190
Cf. : « Comment nos amours sont des dérivés de l’Histoire
universelle, et non pas des dérivés de papa-maman. A travers une femme ou un homme aimés, c’est tout un champ social qui est investi (…) Elle (la psychanalyse, c’est nous qui précisons) a écrasé les phénomènes de désir sur une scène familiale, écrasé toute la dimension politique et économique de la libido, dans un code conformiste » (G. Deleuze, Deleuze et Guattari s’expliquent, repris in L’Île déserte et autres textes, Textes et Entretiens, 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, pp.318-319). Cf. aussi à propos des « ridicules explications du fascisme » par la psychanalyse qui « fait tout dériver d’images de père et de mère, ou de signifiants familialistes et pieux comme le Nom du Père » (ibid., p.318). 191
Cf. « l’inconscient « produit » (…) il faut arrêter de le traiter,
comme on l’a fait jusque-là, comme une sorte de théâtre où l’on représenterait un drame privilégié, le drame d’Œdipe. Nous pensons que l’inconscient n’est pas un théâtre, mais plutôt une usine. » (G. Deleuze et F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie, in L’ile déserte et autres textes, p.323).
228
L’« affection de préférence » Lorsque Jacques Derrida aborde la question rousseauiste de « l’affection de préférence », il en propose une déconstruction radicale qui ruine la thèse établissant la nécessité de la préséance d’un Modèle gouvernant la série indéfinie des objets du désir. En établissant que les reflets indéfinis des objets désirés ne brillent d'aucune lumière première, et qu'ils ne sont tous, sans nul ordre de priorité, que des images et des images d'images, Derrida dénonce la fiction métaphysique de l'idée même de norme de référence et récuse la possibilité d’une discernabilité dernière entre l’imitant et l’imité. La lecture derridienne déconstruisant chez Rousseau, le primat de la présence sur l'absence et de la vérité sur l'apparence, à partir de la question du « supplément d’origine » trouve indéniablement à se confronter à la psychanalyse. Or, si la naturalité de la présence se voit ainsi qualifiée de « maternelle » 192 , l’affirmation d’une itérabilité infinie des images à chaque fois « différantes », interdit précisément d’arrimer cette prolifération mimétique à un principe à partir duquel « la substitution des contenus, des éléments, des termes (ne serait plus) plus possible » 193 . Lorsqu’un tel « point de présence » comme une « origine fixe » fait défaut, la logique du supplément invalide et la grammaire univoque de la suppléance et le principe logique de la substitution mimétique à un modèle originaire d’une légion de 192
Cf. « la présence qui est toujours naturelle, c’est-à-dire, chez
Rousseau plus que chez un autre, maternelle » (De la Grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p.209). 193
J. Derrida, La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences
humaines, in L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p.410.
229
lieutenants. La dérivation des figures ne procède plus dès lors, d’une origine assignable : Jean-Jacques n’a pu chercher ainsi un supplément à Thérèse qu’à une condition : que le système de la supplémentarité en général fût déjà ouvert dans sa possibilité, que le jeu des substitutions fût depuis longtemps engagé et que d’une certaine manière Thérèse ellemême fût déjà un supplément. Comme Maman l’était déjà d’une mère inconnue, et comme la « vraie mère » ellemême, à laquelle s’arrêtent les « psychanalyses » connues du cas Jean-Jacques Rousseau, l’eût été, d’une certaine manière, dès la première trace, et même si elle n’était pas vraiment morte en donnant naissance. »194
Lorsque les psychanalystes transforment J.-.J Rousseau en « cas », ils marquent un temps d’arrêt qui s’avère définitif, en reconnaissant derrière Thérèse ou Madame de Warens la « vraie mère » du philosophe, et en soulignant son statut paradigmatique spécial. La figure maternelle est ainsi pour Freud et ses continuateurs, un Objet éminent, inaccessible, intériorisé comme perdu, interdit et donc manquant. Elle demeure le référent invariant de toutes nos errances, la limite dernière de toutes nos progressions, entendues comme autant de formes continues de régression. * Il n’est donc pas vain de faire ici résonner les propos de Deleuze puisque la logique du simulacre recoupe le principe derridien de la supplémentarité. Si l’écart irréductible de la copie au modèle ne peut plus être marqué, la limite entre deux pôles différenciés hétérogènes ne peut plus être déterminée. Privé de Modèle de référence comme de terme final, le devenir indécidable des simulacres se simulant eux 194
J. Derrida, De la Grammatologie, p. 225. 230
mêmes récuse la distance entre le Même et l’Autre à son image. Pour reprendre ici les termes de l’analyse deleuzienne du simulacre, il est possible d’avancer que la « puissance du faux (phantasme) » confond « le Même et le Semblable, le modèle et la copie » 195 . Le règne du simulacre nie la différence entre l’original et sa copie, le modèle et sa reproduction. La prolifération infinie des dérivées de dérivées affirme la différence comme telle tout en l’abolissant, puisque l’absence de Modèle de référence ne permet plus, précisément, de penser le rapport du Même et de l’Autre. Le « devenir indiscernable » des copies de copies limite et/ou efface toute notion d’écart. Dès lors, a contrario, que l'on institue une figure parentale au rang antécédent de norme de référence, il apparaît possible d'évoquer le caractère imparfaitement mimétique des objets désirés et d'ordonner la prolifération indéfinie des simulacres à un Principe générateur, sinon transcendant, à tout le moins excédant et gouvernant la série univoque, au regard de leur être commun de copies, des objets du désir. Nulle imitation sans original ne peut guère ici se faire valoir. Nul plan de stricte immanence entendu ici comme l’extension d’une stricte équivalence des termes ordonnés, ne peut plus rendre compte d'une épreuve du désir lorsque celui-ci équivoquement, établit une disposition hiérarchisée du modèle et de ses imitations. Sans interroger ici toute la complexité platonicienne de la conceptualité analogique de la vérité en précisant les degrés d'infidélité des images à l'égard de l'Idée-modèle -tels que les expose le Sophiste (235 d-c), copie-icône, copie-idole-, il convient de souligner que le motif du modèle et de la copie justifie : -le principe d'une discernabilité entre l'imitant et l'imité. -la dimension chronologique sinon ontologique d'une priorité. 195
G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p.303. 231
-l'assignation du caractère essentiellement nostalgique de tout désir conséquent. Sur ce dernier point, la répétition est indissociablement l'identité de l'Un et la ressemblance du multiple, la similitude en dépit de la diversité en raison même de la présence antécédente de l'unité. -sur le strict plan logique, la promotion d'un modèle en position excentrée, surnuméraire -ne faisant pas nombre avec ses copies- garantit la réduction logique de la multiplicité à l'unité. En assignant un point d'arrêt aux régressions ad infinitum, la logique mimétique des renvois et des reports, la pure récurrence des images, se trouve ultimement suspendue à la position d'une vérité du désirable, dont il n'y a pas de vérité plus ultime. On reconnaîtra dans ces propos, le motif incestueux freudien de la quête du désir. Principe de sérialité freudien On prendra la mesure des propos de Derrida et de Deleuze en se souvenant que pour penser la nécessité de toute élection amoureuse 196 , Freud se réfère à la catégorie de « série » (Reihe) et au concept d’infini. La « psychologie de la vie amoureuse » prend en effet pour objet d’investigation les « conditions déterminant l’amour » (Liebesbedingungen) ou « conditions requises de l’objet d’amour » en vertu desquelles les hommes effectuent des types de « choix d’objet ». Or, chaque cas de passion amoureuse témoigne selon Freud, d’une répétition à l’œuvre, puisque l’une est toujours le décalque (Abbild) de l’autre : Les objets d’amour peuvent, sous l’influence de circonstances extérieures, par exemple un changement de
196
Cf. sur ce point, J.-P. Marcos, L’hypotypose du sujet ou la confusion des
langues, in La lettre et le lieu (dir. J.-P. Marcos), Paris, Kimé, 2006, pp. 113-118.
232
résidence ou d’entourage, se substituer (ersetzen) si souvent les uns aux autres qu’ils arrivent à former une longue série. 197
Tous les objets du choix amoureux répondent ainsi, précisément, à un principe de sérialité, dont le nom est « substitution ». A un « prototype maternel » (das mütterliche Vorbild), à l’objet originaire (ursprünglich), fait suite selon une relation d’imitation, une série d’objets présentant des traits (Züge) ou dans certains cas, l’ « empreinte » des caractères maternels. L’irremplaçable (die Unersetzliche) ou l’Un insubstituable œuvrant dans l’inconscient, se manifeste dans chacun des objets amoureux formant ainsi une série infinie (unendliche Reihe), infinie parce que chaque substitut (Surrogat) fait regretter l’absence de cette satisfaction vers laquelle, tous, inéluctablement, suivant la ligne d’erre de nos désirs, nous ne cessons nostalgiquement de tendre. C’est en effet selon Freud, la tentative vaine de remplacer l’Irremplaçable qui génère la mise en série des objets amoureux, mise en série dénotant la répétition empirique d’une vectorisation du désir et manifestant ainsi via l’existence d’un trait de récurrence, la similitude entre eux des objets et leur commune ressemblance à l’objet prototype interdit, lequel forme par son exclusion même, l’existence de la série. Le degré plus ou moins grand de « fixation » ou de détachement de la libido à la figure maternelle causant la plus ou moins vive manifestation de sa présence substitutive au principe de la génération de la série. Qu’il s’agisse donc du type de choix amoureux par étayage ou du type de choix d’objet narcissique, pour reprendre ici la classique distinction freudienne des « voies menant aux choix d’objet », la suite discrète d’éléments retenus constituera toujours des séries de personnes substitutives (Ersatzpersonen) dérivant de 197
S. Freud, Un type particulier de choix d’objet chez l’homme (1910), trad.
franç. in La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1982, p. 50.
233
modèles originaires : « maman » ou quelque autre personnage parental, telle la figure paternelle 198 , mais également le moi. Il est donc possible de résumer ici les thèses de Freud en proposant quelques remarques : -il existe une nécessaire corrélation entre la série des objets substitutifs et l’interdit inaugural commandant sa génération : en raison de l’instauration en deux temps du choix d’objets avec, entre les deux, l’intervention de la barrière contre l’inceste, l’objet final de la pulsion sexuelle n’est plus l’objet originaire (das Ursprüngliche), mais seulement son substitut (Surrogat). Or, la psychanalyse nous a appris ceci : lorsque l’objet originaire d’une motion de désir s’est perdu à la suite d’un refoulement, il est fréquemment représenté par une série infinie d’objets substitutifs, dont aucun ne suffit pleinement.199
Réduction et régression à l’Un La psychanalyse n’échappe donc pas aux exigences logiques de la métaphysique la plus classique. Si la remontée de causes en causes demeurait indéfinie, si aucune cause première ne s’avérait assignable, aucune explication ultime ne serait possible, 198
S. Freud : « L’époux n’est pour ainsi dire toujours qu’un substitut,
ce n’est jamais l’homme véritable, c’est un autre qui a marqué le premier la capacité amoureuse de la femme et dans les cas typiques cet autre c’est le père (Freud évoque plus haut le « frère qui lui sert de substitut », auquel cas le mari est le subsitut du frère, lui-même substitut de substitut donc), lui n’est tout au plus que le second. » (Le tabou de la virginité (1918), trad. franç. in La vie sexuelle, p. 75) 199
S. Freud, Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse (1912),
in La vie sexuelle, p.64.
234
aucune fondation dernière de l’expérience du désir ne permettrait de déduire les aventures nécessaires du désir. Mais, en matière de désir, l’ordre sériel indéfini des causes et des effets ressortit in fine, au principe de la substitution de chaque unité de compte à l’Un, des images en leur multiplicité advenue, au Modèle, de toutes les femmes et de chaque femme, à la Mère entendue selon la psychanalyse freudienne comme l’Objet princeps ou matriciel au sens propre et figuré du terme. Pour soustraire l’épreuve du désir au régime apparent de l’errance, Freud décide donc de faire commencer toute série par un terme absolu –premier Désirable entre tous-, qui gouverne, c’est-àdire qui commence et commande toute série. Lorsque Freud affirme que les objets du désir sont toujours « choisis selon le prototype (l’image) des objets infantiles (nach dem Vorbild (der Imago) der infantilen gewählt werden) 200 , il procède à une double analogie. Il montre d’une part que l’insatiable plaisir à poser des questions caractérisant un certain âge de l’enfance – questions contemporaines des investigations sexuelles de l’enfant, tel le problème de l’origine de la naissance-, « s’explique par le fait qu’ils ont à poser une unique question (eine einzige Frage), qui ne franchit pas leurs lèvres ». Il souligne d’autre part, que « la loquacité de beaucoup de névrosés s’explique par la pression d’un secret qui pousse vers la communication et qu’ils ne trahissent pourtant pas en dépit de toutes les tentations. »201 Nous saisissons désormais clairement les conditions de possibilité de la génération linéaire d’une série infinie selon Freud : -une figure de l’Un en position principielle (un prototype maternel, une question, un secret) au rang de principe commande la génération du multiple. 200
Ibid., p. 57.
201
S. Freud, Un type particulier de choix d’objet chez l’homme (1910) in La
vie sexuelle, p.51.
235
-toute série présuppose au titre de condition de possibilité, l’exclusion constituante d’un terme de référence, terme extrapolé hors de la linéarité de surface de l’axe des substituts. -le principe générateur de toute série s’appelle : substitution. -l’inadéquation productrice d’insatisfaction de l’image dérivée –selon un rapport d’imitation- du modèle. Pour Freud, le multiple est toujours une métonymie de l’Un. Certes, la prolifération des traits partiels n’interdit jamais a priori la recomposition d’un visage d’origine, à la faveur d’une enquête indiciaire, car les éclats détachés de l’Un renvoient toujours à une origine commune. Ce qui revient à affirmer que derrière chaque objet réel, un objet rêvé, hallucinée ou simplement fantasmé, établit sa présence discrète ou latente au titre de la Mesure définitive de tous nos manifestes investissements libidinaux. Le sériel et le virtuel : Deleuze La mobilité de toute structure dépend selon Deleuze de l’organisation en séries de ses éléments symboliques déterminés selon leurs rapports différentiels 202 . Or, la promotion philosophique par Deleuze de la « constitution sérielle » de toute structure, lui permet de fonder sa première grande critique de la psychanalyse freudienne. Celle-ci se trouve clairement exposée dans Différence et répétition (1968) et s’étaie sur deux textes de Lacan, Le mythe individuel du névrosé (1953) ainsi que Le Séminaire sur la Lettre volée (1957). A la lumière de l’articulation entre le principe de la série et la question de l’objet virtuel, Deleuze montre que circule entre plusieurs séries –paternelle et filiale dans le cas de l’homme aux rats, roi-reine-ministre, police-ministre-Dupin, pour ce 202
Cf. G. Deleuze, « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? » in F.
Chatelet (dir.), Histoire de la philosophie, Paris, Hachette, 1972, t. 8, Le XXe siècle, « Cinquième critère : sériel » pp. 318-321, repris in L’Île déserte, pp. 255-258.
236
qui regarde le texte de Poe-, un élément déterminant : la dette dans un cas et la lettre dans l’autre. Mais la pluralisation des séries au cœur d’un mythe ou d’un conte ne produit aucune hiérarchisation : « les deux présents, l’ancien et le factuel, forment deux séries coexistantes en fonction de l’objet virtuel qui se déplace en elles et par rapport à quoi, aucune de ces deux séries ne peut plus être désignée comme l’originelle ou comme la dérivée. »203 La récusation de principe de l’ordre de génération freudien est ainsi conséquente : Il n’y a pas de terme ultime, nos amours ne renvoient pas à la mère ; simplement la mère occupe dans la série constitutive de notre présent une certaine place par rapport à l’objet virtuel, qui est nécessairement remplie par un autre personnage dans la série qui constitue le présent d’une autre subjectivité compte tenu toujours des déplacements de cet objet = x. Un peu comme le héros de la Recherche, en aimant sa mère, répète déjà l’amour de Swann pour Odette.204
La catégorie de « terme ultime ou originel » se trouve refusée par Deleuze qui lui préfère celle de « moyen-terme », au même titre qu’il préfère la notion « inconscient intersubjectif » à celui d’inconscient individuel » : « Les « personnages parentaux » ne sont pas les termes ultimes d’un sujet, mais les moyens-termes d’une intersubjectivité »205. Les supports imaginaires des relations familiales, les porteurs de nos identifications amoureuses et de nos répulsions n’apparaissent plus ainsi comme les derniers termes de nos quêtes, mais comme des « objets partiels », des « flux, signes et agents d’un procès qui les débordent de toutes parts. »206
203
G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PU.F., 1968, p.139.
204
Ibid.,
205
Ibid., p.140.
206
G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-Œdipe, pp.143. 237
Une lecture attentive des textes de Deleuze se rapportant à Lacan montrerait cependant à quel point le philosophe demeure averti des apories logiques ou des paralogismes théoriques de celui-là même qui lui permet de se départir de Freud. Considérons ses remarques sur la question hiérarchique des séries et de la question du phallus. Dans le premier cas, Deleuze impute à une approximation de langage une défaillance du propos lacanien : « Ainsi se définit un inconscient intersubjectif qui ne se réduit ni à un inconscient individuel ni à un inconscient collectif, et par rapport auquel on ne peut plus assigner une série comme originelle et l’autre comme dérivée (bien que Lacan continue à employer ces termes, semble-t-il, par commodité de langage). »207 Dans le deuxième cas, Deleuze reconnaît bien que Lacan confond le phallus avec un terme ultime, mais précise qu’il manque toujours à sa place : «Quant à cet objet lui-même, il ne peut pas davantage être traité comme un terme ultime ou originel : ce serait lui rendre une place fixe et une identité à laquelle toute sa nature répugne. S’il peut être « identifié » au phallus, c’est seulement dans la mesure où celui-ci, selon les expressions de Lacan, manque toujours à sa place, manque à son identité, manque à sa représentation. »208
207
Ibid., note 1, p.139.
208
Ibid., p.139. Cf. néanmoins et plus tardivement : « Ce signifiant-
maître reste ce qu’il est dans le lointain des âges, stock transcendant qui distribue le manque à tous les éléments de la chaîne, quelque chose de commun pour une commune absence, instaurateur de toutes les coupures-flux en un seul et même lieu d’une seule et même coupure : objet détaché, phallus-et-castration, barre qui soumet les sujets dépressifs au grand roi paranoïaque. » (L’Anti-Œdipe, p.247)
238
« Papa, maman et moi… » La famille devient le sous-ensemble auquel s’applique l’ensemble du champ social. Comme chacun a un père et une mère à titre privé, c’est un sous-ensemble distributif qui simule pour chacun l’ensemble collectif des personnes sociales, qui en boucle le domaine et en brouille les images. Tout se rabat sur le triangle père-mère-enfant, qui résonne en répondant « papa-maman » chaque fois qu’on le stimule avec les images du capital (…) Dans l’ensemble de départ il y a le patron, le chef, le curé, le flic, le percepteur, le soldat, le travailleur, toutes les machines et territorialités, toutes les images sociales de notre société ; mais, dans l’ensemble d’arrivée, à la limite, il n’y a plus que papa, maman et moi, le signe despotique recueilli par papa, la territorialité résiduelle assumée par maman, et le moi divisé, coupé, castré. 209 Freud ne comprend rien aux agencements ni aux mouvements de déterritorialisation qui les accompagnent. Il ne connaît qu’une chose, le territoire-famille, la famille personne logique : tout autre agencement doit être représentatif de la famille.210
La tonalité du reproche scande les propos et le diagnostic critique de Deleuze et Guattari à propos de la psychanalyse : « nous reprochons deux choses à la psychanalyse, de ne pas comprendre ce qu’est le délire, parce qu’elle ne voit pas que le délire est l’investissement d’un champ social pris dans toute son extension, et de ne pas comprendre que c’est le désir, parce qu’elle ne voit pas que l’inconscient est une usine 209
Ibid., pp. 315-316
210
G. Deleuze, L’interprétation des énoncés, in Deux régimes de fous, Textes
et Entretiens, 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 81b.
239
et non pas une scène de théâtre. »211 La régression à l’ordre des causes familiales comme facteur explicatif dernier de toute névrose ou de toute psychose voue la psychanalyse contemporaine selon Deleuze, à l’enfermement en un cercle infernal : Nous sommes partis de l’impression (…) et d’un savoir que quelque chose n’allait pas dans la psychanalyse, que cela devenait une histoire interminable qui tournait sur ellemême. Prenons, par exemple, la cure psychanalytique. Eh bien, la cure était devenue un processus interminable où aussi bien le patient que le médecin tournaient dans un cercle qui, en fin de compte, quelles que fussent les modifications apportées, restait toujours sur un axe œdipien, comme de dire « allez, parle… » alors qu’il s’agit toujours du père et de la mère. Et on a beau dire qu’il ne s’agit pas d’un père et d’une mère réels, qu’il s’agit peut-être d’une structure supérieure, que sais-je, qu’il s’agit d’un ordre symbolique, qu’il ne doit pas être pris au niveau de l’imaginaire, cela reste malgré tout un discours où le patient est là pour parler de père et de mère et l’analyste l’écoute en termes de père et de mère.212
Faire du « familialisme » selon Deleuze, revient ainsi à reconduire toutes les pathologies du sujet aux seules coordonnées et déterminations des diverses constellations familiales. Ainsi du délire qui n’est plus abordé comme une 211
G. Deleuze, Deleuze et Guattari s’expliquent, p. 306. Cf.
également : « Elle a écrasé les phénomènes de désir sur une scène familiale… » (ibid., p. 319). Cf. : « L’ensemble de la production désirante ne prend la figure œdipienne bien connue que dans la traduction familiale de son enregistrement, traduction-trahison. » (L’anti-Œdipe, p. 144). 212
G. Deleuze, Capitalisme et schizophrénie in L’Île déserte et autres textes,
p. 326.
240
expérience de réfraction de toutes les forces historiques du monde : Les psychiatres et les psychanalystes n’ont jamais prêté attention à un délire. Il suffit d’écouter quelqu’un qui délire : ce sont les Russes qui le tracassent, les Chinois, je n’ai plus de salive, quelqu’un dans le métro m’a enculé, il y a des microbes et des spermatozoïdes qui grouillent partout. C’est la faute à Franco, aux Juifs, aux maos : tout un délire du champ social. Pourquoi ça ne concernerait pas la sexualité d’un sujet, les rapports qu’il a avec l’idée de Chinois, de Blanc, de Noir ? Avec la civilisation, les croisades, le métro ? Psychiatres et psychanalystes n’y entendent rien, sur la défensive tant ils sont indéfendables. Ils écrasent le contenu de l’inconscient sous des énoncés de base préfabriqués : « Vous me parlez des Chinois, mais votre père ? –Non, il n’est pas chinois. –Alors vous avez un amant chinois ? 213
Sous les noms donc de « familialisme », d’« oedipianisme » ou de « phallocentrisme », Deleuze stigmatise la psychanalyse comme une entreprise de réduction des flux du désir à des coordonnées primaires et régressives, pour ne pas dire dépressives. La privatisation des personnes globales relève ainsi de l’application 214 d’un code restreint de traduction familiale généralisée. Or, coder revient toujours pour Deleuze à effectuer une opération despotique de surcodage interprétatif, c’est-à-dire de projection des multiples « coupures-flux » sur l’unité d’un plan mythique œdipien. A contrario, la doxa psychanalytique soutiendrait que la linéarité de surface des inscriptions décisives du désir est 213
G. Deleuze, Sur le capitalisme et le désir, ibid., p. 379.
214
Cf. : «C’est « donc » ton père, c’est donc ta mère, c’est donc toi
(…) Papa-maman-moi, on est sûr de les retrouver partout, puisqu’on y a tout appliqué. » (L’Anti-Œdipe, p. 316).
241
autant de traits et de marques singuliers répétant toujours, à l’envie, les scénarios premiers d’une enfance actuelle. Enfance Freud qui prit la responsabilité d’attirer l’attention sur l’importance de la sexualité infantile, arriva à ses conclusions par l’analyse des adultes. Chaque fois qu’il conduit une analyse réussie, l’analyste fait une expérience unique, car il voit se dérouler devant lui l’enfance et la petite enfance du patient, telles qu’elles apparaissent à ce dernier.215
Or, à l’époque où Gilles Deleuze fustigeait le « bourbier familialiste et œdipien » de la psychanalyse freudienne, au motif que le principe de son interprétation « monomaniaque » se confondait avec une invitation à la régression216, Lacan rappelait que la libre parole énoncée en cure -laquelle n’a de libre que l’autorité qu’on lui reconnaît absolument puisqu’elle relève de la seule nécessité de sa nature, pour parler ici comme Spinoza-, demeurait inéluctablement polarisée. Il existe en effet une pente indéfectible du langage en analyse qui se tourne toujours vers la thématique infantile et qui, par voie de conséquence, retourne toujours sur le terrain des premières relations familiales. Souvent les analysants se refusent à céder à ce qu’ils présentent eux-mêmes comme un lieu commun, parler de « papa » et de « maman », des frères et des sœurs, mais inévitablement, alors même qu’il s’y refuse consciemment, leurs discours subit une contrainte d’ordre thématique : ils se tournent vers l’enfance tout en retournant en enfance pour y 215
D.W. Winnicott, L’enfant et le monde extérieur, Paris, Petite
Bibliothèque Payot, trad. française, 1972, p.130. 216
Cf. : « Interpréter, faire régresser, régresser. » (Deleuze-Guattari,
Quatre propositions sur la psychanalyse in Deux régimes de fous, p. 73)
242
demeurer encore. Lacan parlera à ce sujet de « polarisation », d’ « inertie » ou d’inévitable «orientation » du discours de l’analysant. Ainsi : L’analyste a averti, avant que le postulant entre en analyse, il a averti qu’il devait tout dire. Qu’est-ce que veut dire « tout dire » ? ça ne peut pas avoir du sens. Ça ne peut vouloir dire que dire n’importe quoi. En fait, c’est ce qui se passe. C’est par là qu’on entre en analyse. L’étrange, c’est qu’il se passe quelque chose qui est de l’ordre d’une inertie, d’une polarisation, d’une orientation. L’analysant (si l’analyse, ça fonctionne, ça avance) en vient à parler de façon de plus en plus centrée, centrée sur quelque chose qui depuis toujours s’oppose à la polis (au sens de cité), c’est à savoir sur sa famille particulière. L’inertie qui fait qu’un sujet ne parle que de papa ou de maman est quand même une curieuse affaire. A dire n’importe quoi, il est curieux que cette pente se suive, que ça fasse, ça finisse par faire comme l’eau, par faire rivière, rivière de retour à ce par quoi on tient à sa famille, c’est-à-dire par l’enfance.217
217
J. Lacan, Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines,
Columbia University, 01/12/1975, Paris, Seuil, 1976, Scilicet, N°6, p. 44, souligné par nous. Lacan conclut : « On peut dire que par-là s'explique le fait que l'analyste n'intervient que d'une vérité particulière, parce qu'un enfant n'est pas un enfant abstrait. Il a une histoire et une histoire qui se spécifie de cette particularité : ce n'est pas la même chose d'avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa. » (Ibid., pp. 44-45)
243
En 1975, Lacan déploie donc avec beaucoup de cohérence l’argument familialiste 218 en exhibant la pleine nécessité à laquelle se trouve ordonnée la parole libérée : Nous voyons, comme Freud nous le dit, les gens irrésistiblement nous parler de leur maman et de leur papa. Alors que la seule consigne que nous leur donnons est de dire simplement ce qu’ils…je ne dirais pas ce qu’ils pensent, mais ce qu’ils croient (…) Ce qui est là fantastique est que, lorsque les gens prennent ce chemin, ils sont toujours ramenés à quelque chose qu’ils associent essentiellement à la manière, dont ils ont été élevés par leur famille.219
A propos d'un ouvrage qui prétendait remettre en question la parenté au motif qu'elle demeurait soumise à de grandes variétés et à de grandes diversités culturelles, Lacan rétorquait également en 1977 : Mais ce qui est tout à fait frappant, c'est que les analysants eux, ne parlent que de ça, de sorte que la remarque, incontestablement que la parenté a des valeurs différentes dans les différentes cultures, n'empêche pas que le ressassage par les analysants de leur relation à leurs parents,
218
Cf. pour prévenir les remarques sceptiques de certains lacaniens,
la remarque de D. Eribon : « j’espère qu’on ne va pas une fois encore m’objecter, comme cela semble être devenu une habitude chez les disciples de Lacan pour sauver la parole du maître, que ce n’est pas cela qu’il dit, puisqu’il est évident que c’est bien cela qu’il dit, et de surcroît que c’est cela qu’il dit qu’il dit, et dit qu’il veut dire ». (Echapper à la psychanalyse, Editions Léo Schérer, 2005, p. 22) 219
J. Lacan, Conférences et entretiens,... Yale University, Kanzer Seminar,
24/11/1975, éd. cit., p. 12.
244
d'ailleurs, il faut le dire proches, est un fait, est un fait que l'analyste a à supporter.220
Dans la querelle du relativisme et de l’universalisme, Lacan soutient que le motif de la relation infantile aux parents demeure dans sa plus grande formalité, le thème universel de toute parole adressée en cure, quelque fût par ailleurs, la culture d’appartenance des analysants et leurs expériences singulières de la parenté. Or, le motif de l’enfance n’appartient ni au passé, ni à l’histoire, mais à l’actualité du sujet car nous ne cessons jamais d’être l’enfant que nous fûmes. La psychanalyse établit ainsi le caractère constituant de toute vie enfantine et son exacte continuité avec la vie adulte. Il n'est pas jusqu'à la définition de ‘lalangue’ qui ne ressortisse au thème et au paradigme familialiste : « L'expérience consiste en ceci, c'est que dès l'origine il y a un rapport avec ‘lalangue’ qui mérite d'être appelée, à juste titre, maternelle parce que c'est par la mère que l'enfant (...) la reçoit. Il ne l'apprend pas. »221 L'antériorité chronologique d'une détermination de structure – ‘on’ parle à l'enfant avant qu'il ne parle lui-même-, ne doit pas demeurer abstraite. Cette détermination logique et chronologique est toujours singulière : on lui parle de telle ou telle manière, dans telle ou telle circonstance, à ceci près qu'ici, ‘on’ désigne prioritairement la Mère. La précédence et la précellence des signifiants maternels, c'est-à-dire tout aussi bien la constitution de son désir et la modalité d'interpellation de son enfant au titre d'objet, valent ici comme destin pour le sujet. Par définition, l'émergence parlante d'un sujet de désir demeurera tardive et ce, au titre d'une conquête hasardeuse rencontrant constitutivement la 220
J. Lacan Le Séminaire, Livre XXIV, L'insu que sait de l'une-bévue s'aile
à mourre (1976-1977), inédit, séance du 19/04/1977. 221
J. Lacan, Conférences et entretiens,..., Columbia, éd. cit., p. 47. 245
donne des signifiants du désir de l'Autre, donne auquel tout sujet en devenir reste primitivement et synchroniquement assujetti. Sémiologie freudienne/Interprétation nietzschéenne : Foucault Les pitoyables techniciens du désir –les psychanalystes et les sémiologues qui enregistrent chaque signe et chaque symptôme, et qui voudraient réduire l’organisation du multiple du désir à la loi binaire de la structure et du manque.222
Souvenons-nous enfin, ici, de ce que Michel Foucault nommait 223 les postulats de l'herméneutique moderne entendue comme activité de déchiffrage de signes afin de donner un ultime écho à ces polémiques qui opposèrent philosophes et psychanalystes : -ouverture structurellement infinie de l'interprétation invalidant toute tentative d'élucidation définitive du : « l'interprétation se trouve dans l'obligation de s'interpréter elle-même à l'infini ; de se reprendre toujours. » 224 Rien ne vient en effet interrompre définitivement, fixer une fois pour toutes, la dérive des interprétations. 222
M. Foucault, Préface, in Dits et écrits, t. III, Paris, Gallimard, 1994,
p. 134. 223
Cf. M. Foucault, Nietzsche, Freud, Marx, in Nietzsche, Cahiers de
Royaumont, Paris, Editions de Minuit, 1964, repris in Dits et écrits, tome I, 1954-1969, Paris Editions Gallimard, pp. 564-579. 224
Cf. la remarque de G. Deleuze : « Derrière les masques il y a donc
encore des masques, et le plus caché, c’est encore une cachette, à l’infini. Pas d’autre illusion que celle de démasquer quelque chose ou quelqu’un. » (G. Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p.140)
246
-toute interprétation concerne in fine une autre interprétation, c'est-à-dire un autre interprétant qu'elle réduit à son propre point de vue par un geste herméneutique violent : « interpréter, c'est s'emparer, par violence ou subreption, d'un système de règles qui n'a pas en soi de signification essentielle. » Or, selon Foucault, une distinction définitive oppose farouches ennemies ». contradictoirement « deux L'herméneutique moderne identifiée à l'infinité perspectiviste de l'interprétation se distinguerait ainsi radicalement de toute sémiologie, laquelle traquerait de manière inquisitoriale à la faveur de l’établissement d’une collection perpétuelle d'indices, une signification ultime, mais scellée, indices venant attester qu'en deçà du manifeste se dissimule un latent décisif, qu’au-delà du multiple sévit l’Un : les loups assis dans l’arbre symbolisent le Père ou les diverses mailles des chaussettes d’un autre sujet analysé par Freud symbolisent tous univoquement, l’ouverture angoissante du sexe féminin. Or, que l'on place sémantiquement à l'origine une relation ou un relatif –telle la métaphore paternelle-, plutôt qu'un Absolu inconditionné, tel le Père de la horde primitive225, que l'on convoque le paradigme œdipien ou la référence préœdipienne, le Désir pour la Mère ou le désir de la Mère, il s'agit toujours de procéder de manière psychanalytique, en sémiologue, au sens de Foucault et de reconduire à l'enfance d'un désir comme horizon ultime d'intelligibilité. Il est vrai que certaines lectures déconstructivistes de la psychanalyste s'appuient sur une analyse pertinente de la relation transférentielle et contretransférentielle pour contester toute postulation d'une vérité dernière. Ce que nous parvenons en effet à thématiser du 225
Cf. pour cette opposition de principe, c'est-à-dire à propos du
principiel, entre Freud et Lacan, G. Le Gaufey, L'éviction de l'origine, Paris, E.P.E.L., 2001.
247
transfert en nous en ouvrant à notre interlocuteur, demeure inféodée à la structure même de l'adresse transférentielle. Mais ce fait de structure de toute analyse de transfert -aucun objectivation n'est absolue-, c'est-à-dire absoute des effets insus d'une adresse spécifique puisqu'il n'existe pas de point de vue de nulle part, n'invalide pas la portée secondaire des interprétations stratifiées de toute projection. Il demeure vrai que je prends souvent l'autre pour un autre lorsque je lui parle ou que chacun est toujours pour l'autre, l'autre d'un Autre primitif, et le fait de l'identifier, ne fût-ce que partiellement ne le récuse pas. Mais, à défaut de reconnaître une dimension locale à ces vérités, nous célébrerions les noces de la dissémination définitive et contesterions qu’en psychanalyse une vérité puisse prévaloir. Conclusion Si nous prêtons attention aux premières années de notre vie (ad priores nostrae aetatis annos attendere) » (Spinoza, Ethique III, proposition 32, scolie).
Les traditions de pensée antagoniques que nous avons présentées demeurent dans un vis-à-vis polémique. Les régimes d’analyse spécifiques fondent des positions théoriques radicalement divergentes. La grammaire freudienne de ce que nous pourrions appeler la fonction« re » -répéter pour retrouver -, justifie une remontée imaginaire au Principe et propose comme modèle du devenir désirant d’un sujet, la substitution métonymique. La catégorie générique de « substitution » prétend ainsi rendre raison ainsi de la multiplicité non totalisable des objets du désir en proposant une déduction génétique du désir. Le principe de la représentation substitutive explique que l’effet cumulatif des conquêtes amoureuses demeure toujours
248
ordonné au mauvais infini226 d’une répétition impossible de la « première fois » de l’expérience de satisfaction, ou d’une retrouvaille à jamais différée avec l’Objet perdu de nos amours anciennes. La vie du désir est un théâtre d’ombres où se dessinent des visages d’emprunt à la faveur des lueurs anciennes. Certes, Derrida ou Deleuze reconnaissaient à la dissémination ou à la dispersion la valeur d’indéfinité qui gouvernait leur dérive, mais ils n’auraient jamais accepté de penser cette indéfinité nostalgiquement. Là est la différence majeure : ou l’on avance que tout ce qui est, devient en dérivant sans nulle ambition latente régressive, qu’aucun simulacre n’est une copie dégradée d’un Original, ou l’on soutient que la prolifération des simulacres, des images d’images, trouve précisément sa raison d’être dans l’existence d’un Modèle antécédent que l’on s’efforce toujours d’imiter ou de retrouver. L’autre pomme de discorde concerne évidemment la thèse freudienne de l’indestructibilité de l’enfance et de son actualité prégnante. Certes « Freud procède par analogie statique de représentations et identifications des analogues » 227, mais s’il reconduit toujours aux figures de l’enfance et de la famille, c’est que celles-ci et celle-là constituent les horizons premiers et derniers du sens, c’est-àdire de la direction et de la signification des œuvres du sujet. Mais, la stabilisation des oppositions doctrinales définit une gigantomachie où s’affrontent encore aujourd’hui des entités mythologiques – origine et dérivation/dispersion, dissémination sans modèle assignable-, des noms à majuscule qu’il conviendrait à n’en pas douter, de soumettre au jugement critique.
226
La substituabilité inlassable des objets désirés est en droit indéfinie.
227
G. Deleuze, L’interprétation des énoncés, éd. cit., pp. 87-88. 249
Trois images du corps : problématiques contemporaines, entre psychanalyse et philosophie Ana Cecilia Gonzalez Question de langues On pose la question « Barcelone pense – t – elle en Français ? » Je réponds sans détour : dans mon cas, psychologue de profession et venant d’Argentine, le rencontre avec la philosophie, pas seulement Française, mais avec la philosophie en général, a été médiatisé par la psychanalyse, et plus spécifiquement la psychanalyse selon Lacan. Barcelone a été le lieu et l’occasion de ce rencontre, puisque la psychanalyse est une langue rejetée aux Départements de Psychologie en Espagne. Aux Département de Philosophie, par contre, on m’a accueilli, même si elle y reste étrangère. Or, le rencontre psychanalyse-philosophie n’est pas évident, puisque le rapport de Freud et Lacan avec la tradition philosophique n’est pas simple. On a déjà beaucoup dit sur ce sujet, alors, ici je le laisse de côté pour focaliser la spécificité de mon parcours. Dans la recherche doctorale que je viens de finir, c’est autour de la notion de corps que j’ai suivi et tracé un croisement entre la psychanalyse et les théories philosophiques contemporaines sur le corps. La psychanalyse est née du fait illustré par l’hystérie et remarqué par Freud, que l’on parle avec le corps. Il y a bien une donnée de structure, relevé par Lacan : « que l’homme ait un corps, soit qu’il parle avec son corps, autrement dit qu’il parlêtre de nature » (Lacan, 2001 : 566). Mais il faut souligner que quand on dit que « l’on parle avec le corps », cet « on » ne renvoi pas au moi ou quelque autre figure de la
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volonté qui puisse objectiver et dominer le corps. Par contre, le corps parle la langue inconsciente, langue « extime », selon le néologisme lacanien, la plus intime des langues, mais aussi étrangère à toujours. Or, le corps « s’en mêle » à la conversation inconsciente228 et il peut aussi interrompre cette conversation-là, par voie bien du symptôme, bien de la angoisse. Plus encore, dit Lacan, « [l]e corps ne fait apparition dans le réel que comme malentendu. Soyons ici radicaux : votre corps est le fruit d'une lignée, dont une bonne part de vos malheurs tient à ce que déjà elle nageait dans le malentendu tant qu'elle pouvait” (Lacan, 1980)229. La question du corps dans la contemporanéité Ce qui m’a frappé, au début, c’est l’énormité d’études contemporaines sur le corps, c'est-à-dire, l’omniprésence presque obsessionnelle de la question du corps. Pourquoi cette mise en jeu du corps en permanence dans notre culture ? Ce là, à mon avis, la question du corps. À plusieurs reprises, comme je viens de mentionner, Lacan a posé l’accent sur le fait que l’on a un corps, c’est à dire, que le corps, c’est l’avoir et pas l’être qui le caractérise, parce que « avoir, c’est pouvoir faire quelque chose avec » (Lacan, 2001 : 566), ajoute-t-il. Or, avec le corps, on le sait, il faut toujours faire quelque chose, dés usages normalisés les plus quotidiens jusqu’aux usages les plus sophistiqués. Évidemment, le rapport au corps n’est pas fixe ou transhistorique, étant donné qu’il est sujet à plusieurs usages 228
Sur l’approximation freudienne à la question du corps, Cf. P. L.
Assoun, Leçons psychanalytiques sur Corps et Symptôme. Tome 1 “Clinique du corps”, Tome 2 « Corps e Inconscient », Paris, Anthropos, 1997. p. 76. 229
Cette citation est extraite de la séance du 20 Juin, 1980, qui fait
parti du Séminaire XXVII, attitré Dissolution (1980-1981), inédit.
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socialement réglés. Il y a aussi des usages singuliers, même si ils ont lieu dans un certain contexte cultural. Donc, on peut s’interroger, à quoi ça sert le corps, aujourd’hui ? Et de manière plus spécifique, pour préciser mon angle de approximation à la question : quels usages et quels statuts théoriques on lui assigne dans la pensée contemporaine ? De façon préliminaire, on a déjà souligné la donné structurale relevé par la psychanalyse : que l’on parle avec le corps. Mais aussi sur ce corps que l’on a, depuis la deuxième partie du XIXe siècle, on n’a fait qu’en parler, du fait qu’on peut dire que le corps, à la contemporanéité, ça sert pour en parler et théoriser. Alors, voilà une première constatation : le corps est au centre des débats contemporains, de sorte qu’on a multiplié de manière exponentielle les histoires, les cartographies et les théories sur le corps ; que des philosophes et des théoriciens éminents l’ont pris comme notion, ou référence majeure ; que l’insistance de cette question dans les sciences humaines et sociales est tellement frappante, qu’une énumération exhaustive des études du corps n’est pas possible. Pourquoi ? Comment est-ce qu’on y est arrivés ? Ces questions devient plus intéressantes si on soutien comme hypothèse que interroger la prolifération discursive autour du corps, considérant les modalités et traits particuliers de ces théories, pourrait illuminer les mutations de certain style collectif de rapport au corps, c’est à dire, la manière d’habiter et de disposer le corps dans la contemporanéité, puisque il s’agit de un sujet de grande implication politique et idéologique. Cet enjeu est trop vaste et ambitieux, je le sait, alors, dans le contexte beaucoup plus limité de cet article, je voudrais tracer quelques coordonnées à fin d’orienter l’approximation aux études contemporaines du corps. Et plus spécifiquement, aux études qui ont quelque rapport avec la psychanalyse, c’est à dire, qui dialogue avec elle, soi par voie de l’importation conceptuelle, soi par l’opposition à se postulés. Donc, je vais offrir une sorte de cartographie que j’ai élaborée avec quelques indices
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retrouvés dans la théorie psychanalytique, mais surtout faisant usage de son méthode, c’est à dire, écoutant la réitération et résonances des signifiants, les associations et glissements de sens imprévus, et la consistance des images qu’ils articulent, á fin de localiser le point aveugle et mettre en évidence la position de énonciation dissimulé en tout discours. Ça veut dire qu’il s’agissait pour moi, dans mon parcours de recherche, d’analyser comment et avec quels outils – imaginaires, notionnels et conceptuels – on a répondu à la question du corps dans la pensée contemporaine. Une deuxième constatation, c’est le lieu ambivalent de la psychanalyse dans le cadre des études du corps. Pas de surprise sur ce côté : on peut dire, avec Joan Copejc 230 , puisque le vocabulaire freudien et l’importation des concepts analytiques est tellement répandu, que la psychanalyse est la langue maternelle de la modernité. Mais on sait aussi, avec Freud, que les résistances contre lui sont toujours puissantes, et avec Lacan, que l’analyse est réfractaire à ce qu’il appelait « discours universitaire ». En ce qui concerne la question du corps, en 1913, Freud prévenait les philosophes qu’à conséquence de la découverte de l’inconscient, ils devaient repenser la relation entre âme et corps : « En particulier, la postulation des activités inconscientes obligera à la philosophie à prendre parti, et au cas d’assentiment, à modifier ses hypothèses sur le lien du psychisme avec le corps, à fin de le poser en correspondance avec le nouveau connaissance » (Freud, 1992 : 181). Il faut souligner que de cette façon Freud situait la psychanalyse comme force motrice d’une pensée renouvelée sur le corps. En prennent appui sur cette affirmation, j’ai essayé de vérifier comment les théoriciens contemporains ont répondu au défi freudien. 230
Cf. J. Copjec, Imaginemos que la mujer no existe. Ética y sublimación.
Buenos Aires, FCE, 2006.
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Evidemment, de manière préliminaire, il fallait poser la question sur le statut du corps dans la psychanalyse. Troisième constatation d’importance : le corps est au centre de l’expérience clinique et il est une référence transversale dans la théorie analytique, même si « corps » n’est pas un concept fondamental de la psychanalyse : il n’y a pas de définition canonique, il ne s’agit pas de une théorie achevée du corps. Ce qui ne l’empêche pas de redéfinir la relation corps-âme de manière originale : corps pulsionnel, frontière entre psychique et somatique, selon Freud ; corps « substance jouissante », résultat de l’incorporation du langage, selon Lacan. Question de lignée Du point de vue de la psychanalyse, il y a un récit historiographique des études du corps qui organise une « lignée » de penseurs, pour qui Nietzsche prend la place du père symbolique, c’est à dire, celui, dont la référence est incontournable, invoqué de manière implicite ou explicite par les penseurs du corps pour s’autoriser d’aborder cet objet singulier. Il faut ajouter à celle de Nietzsche la pensée aussi puissante de Spinoza. D’abord, l’opération effectué par Nietzsche c’est une inversion imaginaire : du mépris on passe à la revendication du corps. Mais l’opération est aussi d’une grande efficacité symbolique, capable de mettre en échec le bâtiment de présupposés de la métaphysique, faisant chanceler toutes les certitudes. Nietzsche mit en évidence les pièges de la métaphysique et son travail généalogique tira le corps comme point aveugle, ou signifiant refoulé. De cette façon il mit en scène le signifiant corps au centre de la pensée contemporaine, formulant une interrogation insistante qui donne lieu à une pluralité de discours. Avec ce signifiant comme blason et en transfert avec la position brise-tout de Nietzsche, les penseurs du corps on articulé une façon renouvelé de l’aborder. On peut tracer ce lignée des
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penseurs du corps au XXe siècle : la question du corps est posée au premier plan par la phénoménologie – surtout celle de M. Merleau-Ponty – et prend plus d’importance avec les post- structuralistes – dénomination américaine pour réunir à M. Foucault, J. G. Deleuze et J. Derrida – devenant la notion centrale des études féministes et queer contemporaines avec le travail de J. Butler comme référence principale. Mais aussi de la théorie de l’art contemporaine, arrivant finalement à l’ontologie « depuis » le corps, de J. L. Nancy. Diagnostic lacanien sur la question du corps Au début de son enseignement – dans la sixième séance du séminaire II – Lacan remarque certains traits qui fonctionnent, à son avis, comme prémisses pour comprendre la conception du corps dans la modernité. D’abord, il insiste sur ce qu’on a déjà dit : que le corps c’est l’avoir et pas l’être qui le caractérise, puisque l’être, surtout depuis Hegel, est identifié au savoir. Deuxièmement, Lacan fait référence à l’importance de l’invention des machines et son incidence sur la manière de concevoir le corps, y articulant, évidemment, son interprétation de l’opération effectuée par Descartes. De cette façon, le psychanalyste met l’accent sur un fait extrêmement remarquable : que le corps soit assimilé à la machine, par médiation d’une image métaphorique, est la condition de possibilité du fonctionnement de certains savoirs et pratique – spécifiquement, pour le dire rapidement, les savoirs et pratiques de la biomédecine. En effet, « [l]e médecin a vis-àvis du corps l'attitude du monsieur qui démonte une machine » (Lacan, 1978 : 93). On peut ajouter que l’image du corps comme tombeau de l’âme, selon Platon, inaugure et soutient la tradition métaphysique. Or, celle de Descartes, le corps comme horloge, est son corollaire, et elle donne lieu à la perspective mécaniciste, avec les développements théoriques et
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techniques concomitants. De cette façon, Lacan remarque que la machine assimilée au corps est l’image sous-jacente au développement de la biologie et la médecine moderne, mais aussi de ce qu’il appelle « biologie freudienne » : « Il s'agit d'une manipulation de symboles en vue de résoudre des questions énergétiques, comme le manifeste la référence homéostatique, qui permet de caractériser comme tel non seulement l'être vivant, mais le fonctionnement de ses appareils majeurs » (Lacan, 1978: 96), y compris « l’appareil psychique », axiome basal de la métapsychologie freudienne. Rappelons aussi que Freud définit la pulsion comme « mesure de travail » que le psychisme doit affronter à consequence de son intime liaison avec le corps, et que la pousseé constante de la pulsion devient un problème qu’il décrit comme un problème energétique. Ceci veut dire dire que la pensée de Freud, dont la médecine est le point de départ, est aussi impliquée dans la métaphore du corps humaine comme machine, même si à partir de son recontre avec l’hysterie il a fait un chagement de direction que lui mène loin de la médecine. Quant à Lacan, il affirme que l’opération de división cartesienne « est faite une bonne fois. » (Lacan, 1978 : 93) En consequence, les efforts pour rétablir l’unité de l’être humain « que cet idiot de Descartes avait découpée » (Ibidem) restent tout à fait inutils. Parmi tels efforts de retourner la perspective qui décompose l'unité du vivant, il y a des théories contemporaines « de bonne volonté », dit Lacan avec ironie, des théories « qui voudraient faire retour à la bienveillance de la nature et à l'harmonie préétablie » (Ibidem), comme le gestaltisme ou la phenomenologie. Quelques années plus tard, dans le séminaire consacré à l’angoisse, il ajoute ce que la tentative phenomenologique de résoudre le dualisme âme-corps suppose, à son avis : si pendant des siécles on a fait de l’âme un corps spiritualisé, la phenomenologie fait du corps une âme corpsifié, dise-t-il. Finalement, une autre affirmation, celle-ci dans le douzième séminaire : « Le corps, pour autant que nous ne savons
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même plus comment en parler, depuis justement que le renversement cartésien de la position radicale du sujet nous a appris à ne plus le penser qu'en termes d'étendue » (Lacan, S12 : 182)231. Je reviendrais après à ce qu’il propose contre – avec la duplicité cachée dans le terme – Descartes. Maintenant je veux faire remarquer que si nous ne savons même plus comment parler sur le corps, pourtant, et même à cause du renversement cartésien, on en parle sans arrêt, et on a fait appel à d’autres images pour essayer de compenser le pouvoir formidable – au sens foucaultien du terme– de l’image du corps-horloge de Descartes, très puissante et toujours opérant trois siècles après. Trois images pour une brève cartographie des études du corps Le corps est de l’étoffe de l’image, c’est à dire, qu’il se constitue en s’adhérant à l’image narcissique qui l’unifie et lui donne consistance – selon le stade du miroir théorisé par Lacan, au début de son enseignement. Par conséquence, la pensée sur le corps est collée au certaines images métaphoriques qui organisent le rapprochement théorique contemporain, et qui expliquent aussi l’inflation imaginaire autour de cette notion. Alors, en face de l’approche métaphysique du corps-tombeau platonique, et la versant mécaniciste du corps-horloge cartésien, les tentatives contemporaines de repenser le corps en clef postmétaphysique, tournent autour de trois images : l’abjection, le texte et la frontière. Il s’agit de trois manières de « faire corps » dans la scène de la pensée et la culture contemporaine, essayant de combattre l’approchement 231
Il s’agit du séminaire intitulé Les problèmes cruciaux pour la
psychanalyse, 1964-1965, séance du 3 mars, 1963. Puisque il s’agit d’un séminaire inédit, j’utilise la version de l’Association Freudienne Internationale.
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cartésien fondé sur l’image du corps-horloge. Ces trois notions – qu’on peut extraire grâce à leur récurrence – infiltrent la production théorique et soutiennent la prolifération discursive autour du corps. Sur la base de ces images, j’ai suivi la trace de apports de la psychanalyse aux études contemporains du corps. De cette façon, j’ai mené un parcours de recherche qui analyse, d’un côté, l’incidence de ses images dans les débats et théories du corps à la contemporanéité ; et de l’autre, le dialogue ouvert par ces théories avec la psychanalyse, et plus spécifiquement, avec ce que Lacan a dit sur le corps. Mais je n’ai pas choisi les penseurs contemporains de Lacan, même si pour certains d’entre eux le corps était déjà au centre de leur pensée – évidemment, je fais référence à Foucault et Deleuze. Par contre, j’ai pris la contemporanéité stricto sensu, choisissant des penseurs vivants – des corps vivants, je suis tentée de dire – pour qui l’enseignement de Lacan est, de façon plus o moins explicite, une référence incontournable. La trajectoire proposée, donc, mène la théorie de Lacan – et la philosophie française – en aller et retour transatlantique. En premier lieu, la réception de la « french theory » aux États Unis – Lacan y mélangé – nous donne la théorie queer de Judith Butler qui, faisant revenir Foucault contre Lacan, met les corps, « the bodies that matter », c’est à dire, les corps toujours matériaux et matérialisés par la norme social, au centre du débat politique contemporain. Or, on écoute la résonance de sa pensée dans les controverses actuelles concernant la sexualité, les changements dans la famille, l’homoparentalité, etc. L’approchement de Butler à la sexualité selon la théorie du genre prend appui sur la notion lacanienne du Symbolique, que elle critique et recycle comme équivalent de la norme social « heterosexiste » qui régule la différence des sexes. Dans son parcours, elle prends appui et articule successivement les trois images relevées : la textualité parodique du corps est au centre de la première
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formulation 232 de la performativité comme opération constitutive du genre ; les corps abjects soutiennent la reformulation 233 du concept de performativité, qui met l’accent sur la matérialité des corps, toujours déjà façonnés par la norme ; à la fin234, le corps est pensé comme frontière entre matière et langage. L’image du corps comme abjection est née de la plume de Julia Kristeva, à propos de la littérature contemporaine. Mais elle a été reprise par les critiques d’art Américains (Rosalind Krauss, Hal Foster, Ive-Alain Bois) pour rendre compte des pratiques les plus extrêmes du « body art ». La théorisation qui ils proposent tourne autour du concept analytique de sublimation, auquel on oppose la « désublimation », conçue comme l’opération mise en jeu par les pratiques artistiques qui rejet le concept traditionnel d’image, privilégiant la mise en scène du corps morcelé ou mutilée, le corps martyr, les déchets corporelles, etc. Ailleurs, le débat s’engage avec celui sur la notion post-métaphysique de représentation, duquel prend parti des philosophes et penseurs éminents, comme Alain Badiou, Slavoj Žižek, Jean-Luc Nancy, etc. Justement avec Jean–Luc Nancy, et de retour en France, on essaye de fonder une ontologie depuis le corps. Son ontologie relationnelle, c’est à dire, une ontologie qui donne prééminence ontologique à la relation, prend appui sur l’image du corps-frontière. Cet ontologie ne peut pas se passer de la psychanalyse : Nancy reprend la critique de la notion de relation effectué par Lacan 235 , et à plusieurs 232
Cf. J. Butler, Gender trouble. Feminism and the subversión of identity.
New York, Routledge, 1990. 233
Cf. J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of “sex”. New
York, Routledge, 1993. 234
Cf. J. Butler,Undoing gender, New York, Routledge, 2004.
235
Cf. J-L. Nancy, El ‘hay’ de la relación sexual. Madrid, Editorial
Síntesis, 2011.
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reprises, il rend hommage à Freud, qui a souligné, jusqu’au bout de sa mort, le caractère étendu de « Psyché »236. Alors, on peut vérifier que le rapport des théoriciens du corps avec la psychanalyse en général, et plus spécifiquement, avec la conception analytique du corps, c’est un rapport ambivalent et imbriqué, c’est à dire un rapport de vecteur double : d’un côté il y a l‘importation conceptuelle ; de l’autre côté, la critique et la contestation théoriques de ses concepts ou axiomes principaux. Naturellement, c’est l’hypothèse fondamentale de l’inconsciente ce qui trace la ligne de division entre un rapprochement et l’autre. C’est pourquoi même si on a développé bien des théories sur le corps qui prend appui sur certains concepts psychanalytiques –comme on vient de expliquer, très rapidement– la plupart d’elles neutralisent l’envers inconscient. En ce qui concerne le corps – comme aboutissement de sa théorie de l’inconsciente et le sujet divisé – Lacan a développe la théorie de la jouissance, et il arrive à proposer une troisième substance, la « substance jouissante »237, que il postule contre Descartes et qui est au centre de son enjeu théorique et pratique. Cette troisième substance n’est pas une synthèse des autre deux, par contre, il s’agit d’une dimension que Descartes a repoussée de sa conception du corps, selon Lacan. Ainsi, en s’adressant aux médecins de la Salpêtrière en 1966, dit-il : « Ce corps n’est pas simplement caractérisé par la dimension de l’étendue : un corps est quelque chose qui est fait pour jouir, jouir de soi-même. La dimension de la jouissance est complètement exclue de ce que j’ai appelé le rapport épistémo-somatique » (Lacan, 1966). 236
Cf. S. Freud, « Conclusiones, ideas, problemas » (1937-1938), dans
Obras completas, vol. XXIII. Buenos Aires, Amorrortu, 1992. 237
Cf. J. Lacan, Le Séminaire. Livre XX. Encore (1972-1973). Paris,
Seuil, 1975.
261
Pour conclure, ce qu’on vérifie après ce trajet on peut le condenser en deux lignes : - les théories contemporaines sur le corps, par voie de l’importation conceptuelle et le débat, mettent en relief la vigueur épistémologique et politique de la psychanalyse et sa conception du corps. - le concept de jouissance et sa portée épistémique et clinique, est l’enjeu principal de la psychanalyse quant à la question du corps, et ce que la démarque de la philosophie.
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Table des matières Déconstruction : Catherine Malabou, Déconstruire la résistance philosophique à la biologie / 7 Laura Llevadot, Déconstruction, langue et souveraineté / 25 Begonya Saez Tajafuerce Penser en français ? / 37 Carlos Contreras, Derrida et l’Amérique latine / 47 Emmanuel Biset, Ana Paula Penchaszadeh, Politique et Déconstruction. Prolégomènes pour une lecture politique de Jacques Derrida / 55 Philosophie politique critique : Patrice Vermeren, La carte du monde et le cercueil de l’utopie / 71 Jordi Riba, La démocratie, hors-la-loi ? / 89 Philosophie, Phénoménologie et science : Pierre Cassou-Noguès, L'héritage de Cavaillès dans la philosophie contemporaine / 113 Anna Estany, Philosophie française ou philosophie en France ? Défis de la philosophie des sciences et de la technologie / 139
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Esthétique : Jacques Rancière, Le ressentiment anti-esthétique / 155 Gerard Vilar, Le moment français de l’esthétique contemporaine / 161 Carmen Pardo Salgado La langue dans l’oreille. Penser la musique avec Daniel Charles / 173 Antonio Castilla Cerezo, Une philosophie artiste. Réflexions sur l'histoire (souterraine) de l'esthétique française contemporaine / 193 Andrea Soto Calderón, La matérialité des images dans la pensée de Jacques Rancière / 207 Psychanalyse et philosophie : Anna Pagès avec Jean-Claude Milner (dialogue), La langue française à la place du symptôme. Un instant avec Jean-Claude Milner / 215 Jean-Pierre Marcos, Régression finie ou dispersion infinie. Polémiques philosophiques françaises autour de la psychanalyse et de la question du Modèle / 225 Ana Cecilia Gonzalez, Trois images du corps : problématiques contemporaines, entre psychanalyse et philosophie / 251
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BARCELONE PENSE-T-ELLE EN FRANÇAIS ? La lisibilité de la philosophie française contemporaine Il n’est pas fruit du hasard cette rencontre qui a précédé l’édition de ce livre. Les rapports entre philosophes français et catalans viennent de loin. Le xixe était modèle des « voyages philosophiques ». Est parmi les plus connus celui de Cousin en Allemagne. Moins connus, mais également fructifères étaient ceux des philosophes exilés qui partirent sous les régimes de persécutions pour trouver en France non seulement un lieu d’accueil, mais également l’opportunité de confrontation de leurs idées avec celles des philosophes français. De la même manière, certains exilés de la commune avaient trouvé un lieu d’accueil dans la Barcelone révolutionnaire des années républicaines. Ces rencontres n’ont jamais totalement fini de se produire au long du xxe siècle, période au cours de laquelle l’exil avait constitué la manière d’échapper à une morte sûre dans l’Espagne de la guerre civile. La période actuelle vit une nouvelle revitalisation des échanges, et ce livre en est un exemple. Ont contribué à ce livre, Emmanuel Biset, Pierre Cassou-Noguès, Antonio Castilla Cerezo, Carlos Contreras, Anna Estany, Ana Cecilia Gonzalez, Laura Llevadot, Catherine Malabou, Jean-Pierre Marcos, Anna Pagès, Carmen Pardo Salgado, Ana Paula Penchaszadeh, Jacques Rancière, Jordi Riba, Begonya Saez Tajafuerce, Andrea Soto Calderón, Patrice Vermeren et Gerard Vilar.
LA PHILOSOPHIE EN COMM U N
Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain et Patrice Vermeren
ISBN : 978-2-343-09643-8
27 €