Bakst, 1866-1924 9781780421513, 1780421516

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Bakst, 1866-1924
 9781780421513, 1780421516

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Bakst

Texte : Elisabeth Ingles Traduction : Laurence Larroche Page 4 : Portrait de Vaslav Nijinski dans le ballet L’Après-midi d’un faune, 1912. Aquarelle, gouache, or sur papier collé sur toile, 40 x 27 cm. Musée d’Orsay, Paris.

Mise en page : Baseline Co Ltd 127-129 A Nguyen Hue Fiditourist, 3e étage District 1, Hô Chi Minh-Ville Vietnam

© Parkstone Press International, New York, USA © Confidential Concepts, worldwide, USA

Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays. Sauf mention contraire, le copyright des œuvres reproduites se trouve chez les photographes qui en sont les auteurs. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’établir les droits d’auteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à la maison d’édition.

ISBN : 978-1-78042-151-3

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Avant-propos « Un merveilleux décorateur doté d’un goût exquis, d’une imagination infinie, un homme d’un raffinement extraordinaire, un aristocrate. » — Anna Ostroumova-Lebedeva, amie et collègue de Léon Bakst.

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Biographie 1866 :

Léon Baskt (de son vrai nom Lev Samoilovich Rosenberg) est né le 9 mai 1866 à Grodno (Biélorussie) dans une famille juive de classe moyenne.

1883-1886 : Il étudie la peinture à l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. 1886 :

Il débute sa carrière artistique comme illustrateur dans divers magazines.

1890 :

Il fait la connaissance d’Alexandre Benois, qui l’introduira dans les cercles artistiques européens. Il étudie à l’académie Julian à Paris, où il rencontre notamment l’artiste Jean-Léon Gérôme.

1896 :

Il retourne à Saint-Pétersbourg, où sa carrière prend de l’élan après la publication de ses premiers livres sur la scénographie et ses portraits.

1898 :

Il est le co-fondateur, avec Alexandre Benois et Serge Diaghilev, du groupe Mir Iskusstva (Le Monde de l’Art).

1902-1903 : Il débute sa carrière de scénographe au théâtre de l’Ermitage et au théâtre Alexandrinsky, à SaintPétersbourg. Il recevra ensuite de nombreuses commandes de la part du théâtre Mariinsky. 5

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1906 :

Il enseigne le dessin dans la prestigieuse école de peinture Yelizaveta Zvantseva, où il aura Marc Chagall pour élève. Il organise à Paris la section russe de l’exposition d’art annuelle du Salon d’Automne.

1909 :

Il retourne en France en 1908 et collabore avec Sergei Diaghilev à la création de la compagnie de danse les Ballets Russes.

1910 :

Ses créations, à la fois brillantes et exotiques, auront une influence décisive sur la mode et sur les arts décoratifs. Ses costumes les plus admirés sont sans aucun doute ceux qu’il a créés pour les ballets de Diaghilev : Shéhérazade (1910) et L’Apres-midi d’un faune (1912).

1911 :

Diaghilev le nomme directeur artistique. Les décors somptueux crées par Bakst lui assurent très rapidement une renommée internationale.

1912 :

Expulsé de Russie en raison de ses origines juives, il décide de s’installer définitivement à Paris.

1920 :

L’éditeur de Vogue Magazine, Conde Nast, persuade Bakst de faire publier un de ses dessins pour l’une de ses couvertures.

1924 :

Il meurt à Paris le 27 décembre 1924, à l’âge de 58 ans. 7

Introduction

E

ntre les années 1870 et 1917, la Russie tout entière connaît une extraordinaire

série de changements. Un large éventail de facteurs contribue à l’effervescence de cette époque, non seulement dans le domaine culturel mais aussi dans celui de la politique. Dans le domaine de la littérature, Dostoïevski et Tourgueniev ont beaucoup à dire sur l’injustice sociale, et Gorki, se joignant à la ferveur révolutionnaire grandissante de ce

Arrivée de l’amiral Avelan à Paris 1893-1900 Huile sur toile Musée de la Marine, Saint-Pétersbourg

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début de siècle, écrit en 1901 un poème en prose qui deviendra le cri de ralliement du mouvement réformateur. Le ballet, qui connaissait depuis 1738 une popularité grandissante à SaintPétersbourg en raison de l’admiration de Pierre le Grand pour la culture française et italienne, et qui s’était par la suite implanté également à Moscou, resta l’une des formes de spectacle les plus populaires tout au long du XIXe siècle. Il atteignit de nouveaux sommets avec les créations de chorégraphes

Portrait de Valéry Nouvel 1895 Aquarelle sur papier collé sur toile, 57 x 44,2 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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tels que Marius Petipa (1822-1910) et de compositeurs tels que Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893), dont la collaboration donna naissance aux trois classiques immortels que sont Le Lac des cygnes, La Belle au bois dormant et Casse-noisette. L’opéra commençait lui aussi à sortir de l’obscurité où il s’était trouvé relégué au début du siècle. Il n’y avait rien de réellement novateur qui fasse réagir le public et qui remette en question sa perception de l’art, à l’exception peut-être de La Dame de pique, où Tchaïkovski aborde le domaine du surnaturel.

Portrait d’Alexandre Benois 1898 Aquarelle sur papier collé sur toile, 64,5 x 110,3 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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Avec Diaghilev tout allait changer. Il eut l’idée de rassembler une multitude d’artistes aux talents fondamentalement divers pour observer ce qui allait en résulter. Diaghilev poussa le concept beaucoup plus loin et, avec ses co-fondateurs de Mir Iskoustva (le Monde de l’Art), il réunit des peintres, des musiciens, des danseurs et des chanteurs dont les noms sont aujourd’hui synonymes d’éclat, de prestige et de pittoresque, mais aussi d’une approche radicale et stimulante de l’art.

Grand Marché de poupées 1899 Esquisse d’affiche, pastel sur carton, 72 x 98 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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Les

Ballets

Russes

de

Diaghilev,

directement issus du Monde de l’Art, permirent à de nombreux artistes de laisser s’exprimer leur génie : des peintres (Benois, Picasso, Bakst), des compositeurs (Ravel, de Falla, Debussy, Stravinski), un chorégraphe (Fokine)

et

des

danseurs

(Pavlova,

Karsavina, Nijinski). Léon Bakst trouve tout naturellement sa place dans cet éventail impressionnant d’artistes prestigieux.

La Chinoise vers 1900 Série de douze cartes postales pour le ballet La Fée des poupées Editions de la commune Sainte Eglise

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Influences formatrices Enfance, jeunesse et débuts professionnels 1866-1890

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akst était issu d’une famille juive aisée ; son père avait réussi dans les affaires et

son grand-père gagnait déjà confortablement sa vie en tant que tailleur. Bakst, de son vrai nom Lev Samuilovitch Rosenberg, naquit le 9 mai 1866, à Grodno, dans la région qui correspond aujourd’hui à la Biélorussie. Les Bakst déménagèrent à Saint-Pétersbourg, la capitale russe, alors que Lev n’avait que quelques mois.

Danse sacrée siam 1901 Galerie Tretiakov, Moscou

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Cette ville allait rester sa patrie durant près de trente ans. Dès qu’il en eut l’âge, ses parents l’emmenèrent au théâtre, où il s’imprégna de chaque détail de ce merveilleux univers onirique. Il répéta inlassablement qu’il voulait faire des études d’art, et ses parents finirent par céder lorsque le sculpteur Marc Antokolski, membre éminent des Ambulants, déclara que Lev était capable d’un travail d’une très grande qualité.

Costume d’une nymphe chasseresse pour le ballet Sylvia 1901 Aquarelle, crayon et bronze sur papier, 28,1 x 21,1 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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A l’âge de 17 ans, Bakst s’inscrivit donc à l’Académie des beaux-arts, qui était malheureusement déjà sur le déclin et n’avait pas grand-chose à offrir aux jeunes espoirs du moment. Cette expérience ne fut pas très positive pour Bakst, bien au contraire. Il ne montra aucune aptitude particulière pour les matières principales : ni l’histoire, ni la religion, ni les études d’après nature ne l’intéressaient, et cela se faisait sentir dans ses résultats.

Dessin d’un décor pour le ballet Hyppolyte 1902 Gouache et aquarelle sur papier, 28,7 x 40,8 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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Ses professeurs finirent par perdre patience lorsqu’il leur présenta une scène religieuse, La Lamentation du Christ, qu’ils jugèrent trop réaliste : Marie y apparaissait comme une vieille femme aux yeux rougis de pleurs, et les visages de certains personnages

avaient

des

traits

juifs

prononcés. A cette époque il choqua les membres de l’Académie dans leur profond conventionnalisme, leur raideur et peut-être leurs préjugés raciaux.

Costume d’une suivante de la cour de Phèdre pour le ballet Hyppolyte 1902 29 x 21 cm Collection privée

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Sa situation familiale s’était récemment détériorée. Après le décès de son père, il fut contraint de chercher du travail afin de subvenir à ses besoins ainsi qu'à ceux de sa mère et de ses sœurs. Il finit par trouver un emploi d’illustrateur dans un atelier qui produisait des ouvrages éducatifs et des livres pour enfants. Le propriétaire, l’écrivain Alexandre Kanaïev, prit le jeune homme sous son aile et lui présenta plusieurs figures importantes du monde culturel russe, notamment Tchekhov, mais aussi d’autres écrivains, éditeurs et artistes.

Le Dîner 1902 Huile sur toile, 150 x 100 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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Ayant reçu une première commission de Kanaïev, Bakst réussit rapidement à vivre de son travail. Les illustrations qu’il produisit à cette époque sont pour la plupart sans grande valeur artistique. Toutefois, à partir de 1888, date à laquelle il illustra Le Roi Lear de Shakespeare et La Pucelle d’Orléans de Schiller dans un style assez sec, sans grand effort ni soin du détail, son style évolua peu à peu et il commença à mieux saisir l’équilibre nécessaire entre les illustrations et le texte.

Costume du facteur pour le ballet La Fée des poupées 1903 Aquarelle, bronze et encre rouge sur papier, 37 x 20,3 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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Certains thèmes carnavalesques (arlequins, danseurs masqués) firent leur première apparition à cette époque ; ils devaient devenir l’une des marques de fabrique de Mir Iskoustva. L’attirance de Bakst pour le monde de la sorcellerie transparaît dans les démons et les nécromanciens qui peuplent certains de ses dessins, et ses premières expériences tachistes, hésitantes et en noir et blanc, datent également de cette époque.

Costume de la poupée française pour le ballet La Fée des poupées 1903

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Ses illustrations à l’encre et au pinceau de livres pour la jeunesse commencèrent à lui valoir une certaine notoriété, et on lui demanda d’illustrer deux livres d’A.V. Krouglov : Bonheur et Scènes de la vie russe. Sa collaboration avec l’écrivain O.I. Rogova éveilla en lui une curiosité toute neuve pour la vie et la culture d’autres peuples. Mais c’est avant tout dans ses illustrations d’articles de journaux et de magazines (L’Artiste, vie à Saint-Pétersbourg) que l’on

Costume de la poupée en porcelaine pour le ballet La Fée des poupées 1903

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aperçoit clairement l’orientation que son art allait prendre par la suite. Bon nombre de ces dessins ont pour thème le théâtre, et deux d’entre eux furent réalisés en 1892, à la double première de l’opéra Iolanta et du ballet Casse-noisette, tous deux de Tchaïkovski. Les deux grandes passions de Bakst, le dessin et le théâtre, se rejoignaient ainsi en une synthèse pleine de promesses.

Portrait de Lubov Gritsenko 1903 Galerie Tretiakov, Moscou

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Russie et France La Création du Monde de l’Art, 1890-1909

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akst s’était lié d’amitié avec le célèbre aquarelliste Albert Benois et sa femme,

Marina, fille de l’un des employés d’une revue pour laquelle il travaillait. Au printemps 1890, à l'âge de 24 ans, il fit la connaissance du frère de l’artiste, Alexandre, qui en avait vingt. Dans un premier temps, Benois et ses amis eurent pitié du nouveau venu, qui leur parla de ses difficultés matérielles depuis la mort de son

Portrait de Sergei Diaghilev 1904-1906 Huile sur toile, 97 x 83 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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père ; mais la pitié se transforma vite en sympathie, et Bakst et Benois devinrent rapidement de grands amis. Ce groupe d’amis était passionné de culture sous toutes ses formes : ils étaient au courant de l’actualité musicale, ils avaient des débats interminables sur les dernières œuvres littéraires, ils suivaient de près ce qui se faisait au théâtre et prenaient tout particulièrement plaisir à retrouver les danseurs et les chanteurs dans les coulisses du théâtre Mariinsky, saluant au passage assistants costumiers, éclairagistes et accessoiristes.

Portrait d’Andrej Bely 1905

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Bakst, qui s’était toujours senti attiré par le milieu culturel, était totalement dans son élément et fut rapidement accepté par ce groupe plein de vie et d’énergie. Les deux éléments moteurs étaient Benois et le peintre Constantin Somov (1869-1939) accompagnés de deux ex-condisciples, Valery Nouvel, passionné de musique, et Dimitri Filosofov, philosophe et théologien qui demeura toujours un peu en retrait des activités culturelles du groupe puis de la revue. Cousin de Filosofov, Diaghilev rejoignit le groupe l’été suivant, Filosofov

Vase (autoportrait) 1906 Aquarelle et gouache sur papier collé sur toile, 113 x 71,3 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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ayant demandé à ses amis de s’occuper de lui lorsqu’il viendrait à Saint-Pétersbourg pour s’inscrire à l’université. Là encore, des liens d’amitié étroits s’établirent presque immédiatement. Diaghilev, originaire de Perm, au pied de l’Oural, venait d’un milieu cultivé où l’on s’intéressait à la musique, et il avait l’intention d’étudier le chant, la théorie musicale et la composition à l’université de Saint-Pétersbourg. Bakst fut encouragé par sa rencontre avec Benois et le groupe. Jugeant qu’il avait beaucoup à apprendre, il se mit au travail,

Autoportrait 1906

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bien déterminé à combler les lacunes de son éducation artistique. Il commença par étudier les vastes collections d’œuvres de grands maîtres exposées au musée de l’Ermitage, en particulier les portraits de Rembrandt, qu’il s’essaya à copier. L’année suivante, en juin 1891, il décida de prendre de longues vacances en Europe. Il s’arrêta tout d’abord à Paris, où il passa de longues heures au musée du Luxembourg. Puis, en Espagne, plutôt que de copier les tableaux de maîtres, il préféra peindre des paysages et des scènes d’après nature.

Portrait de Constantin Somov 1906 Charbon, craie sur papier et carton, 35,5 x 26,7 cm Galerie Tretiakov, Moscou

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De là, il partit pour l’Italie, mais la beauté du pays le fascina tellement qu’il en oublia pratiquement de travailler. De

retour

à

Saint-Pétersbourg

en

septembre, il recommença à dessiner, quelque peu à contre-cœur et dans un but strictement alimentaire, pour des journaux et des magazines. Sa véritable énergie, il la consacra à l’étude de l’aquarelle sous la direction d’Albert Benois, qui entre-temps était devenu président de la Société des aquarellistes russes. C’est probablement à cette époque qu’il décida d’adopter un pseudonyme inspiré du nom de sa grand-mère maternelle, Bakster.

Elysium 1906 Galerie Tretiakov, Moscou

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Plusieurs de ses œuvres (neuf en 1892, douze l’année suivante) furent montrées lors des expositions organisées régulièrement par la Société des aquarellistes ; ce qui prouve qu’il avait fait d’énormes progrès dans ce domaine. Son sens exacerbé de la couleur et son soin du détail incitèrent le grand-duc Vladimir à remarquer le travail de Bakst et à lui demander, par l’intermédiaire de Benkendorf, de donner des leçons à ses enfants. L’établissement de bonnes relations avec la famille impériale déboucha sur une commande : une peinture à l’huile de grandes dimensions pour

Terror Antiquus 1906 Panneau décoratif, huile sur toile, 250 x 270 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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marquer la visite en France d’un détachement naval russe. Bakst partit donc à nouveau pour Paris en 1893, mais le tableau en question, Paris accueillant l’amiral Avelan, ne vit pas le jour avant 1900. Cette commande n’était pas la seule raison de ce voyage en France : Benois rapporte que le jeune Bakst, naïf et inexpérimenté, s'était entiché d'une actrice plus âgée que lui ; ce qui provoqua la consternation de sa mère et de Benkendorf. Bakst et son amie partirent ensemble en France et séjournèrent durant un temps en

Ondée 1906 Gouache et encre rouge sur papier, 15,9 x 13,3 cm Musée russe, Saint-Pétersbourg

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Bretagne, le voyage se transformant peu à peu en séjour prolongé. Bien que cette liaison passionnée prît fin au bout de trois ans environ, Bakst resta en France trois années de plus, au cours desquelles il effectua plusieurs séjours en Russie, en Espagne (où il fut captivé par Velázquez), et en Afrique du nord. Sa technique artistique mûrit en proportion des efforts qu’il déploya pour suivre les cours à l’académie Julian, notamment ceux de Jean-Léon Gérôme ; il apprit également beaucoup au contact du peintre finlandais Albert Edelfelt.

Portrait de la poétesse Zénaïda Hippius 1906 Crayon et craie rouge et blanche, papier sur carton, 54 x 44 cm Galerie Tretiakov, Moscou

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Il était fasciné par la diversité des caractéristiques

raciales

et

peignit

à

l’aquarelle de nombreux portraits d’individus aux types ethniques variés. Il cherchait un style qui lui fut propre, mais avait le sentiment de n’y parvenir que dans ses portraits et ses paysages. Il fit ainsi le portrait de Nouvel (1895) et celui de Filosofov. Bakst brûlait d’explorer de nouvelles voies, mais il se heurta à la dure réalité du marché de l’art parisien.

Portrait de Mili Balakirew 1907

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Il fit toutefois des progrès dans ses peintures à l’huile, sa facture devenant plus libre et plus expressive. Il continuait également de travailler au gigantesque tableau représentant l’arrivée de l’amiral russe sur la place de la République, au milieu d’une foule immense. Il reçut pendant cette période la visite de plusieurs de ses amis : Benois et son neveu Evgeni Lanceray (1875-1946), ainsi que Diaghilev. Ces contacts renforcèrent leur désir de fonder une nouvelle confrérie d’artistes qui pourrait servir de point d’ancrage aux jeunes talents russes.

Dans l’Atelier de l’artiste Esquisse d’affiche pour l’exposition des peintres russes à la Sécession de Vienne 1908 Aquarelle, gouache et mine de plomb sur papier collé sur carton, 46,8 x 60,2 cm

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Le nom choisi pour la revue, Mir Iskoustva (le Monde de l’Art), devint également celui du groupe, qui, par la même occasion, fut promu au statut quasi-officiel de mouvement artistique. La revue rencontra un succès spectaculaire et ses membres exercèrent un impact considérable sur le concept même de scénographie, non seulement en Russie, mais dans le monde entier. On y trouvait des articles sur la musique, les arts, le théâtre, la littérature et la philosophie. Toutes les grandes figures de l’art russe participaient à l’entreprise, soit en tant que journalistes, soit comme objets d'articles.

Costume de Salomé pour le ballet Salomé 1908 Galerie Tretiakov, Moscou

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Les artistes dont les œuvres étaient reproduites dans ces colonnes avaient tendance, comme Benois et Somov, à suivre l’exemple de Diaghilev en renouant avec le style XVIIIe et la peinture romantique, ou bien cherchaient à recréer une certaine Russie païenne. Cette dernière tendance est celle que suivirent certains membres du groupe arrivés plus tard, tels que Nicolas Rœrich (1874-1947), Ivan Bilibine (1876-1942), et une recrue tardive et vénérable venue des Ambulants, Victor Vasnetsov (1848-1926).

Costume d'Ida Rubinstein dans le rôle-titre de Salomé pour le ballet Salomé 1908 45,5 x 29,5 cm

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Tous partageaient un but commun : assimiler les courants neufs issus des pays occidentaux et les mêler aux aspects traditionnels les plus séduisants de l’art populaire russe. C’est ce retour à une certaine tradition qui faisait entre autres la force du Monde de l’Art et qui nourrissait toute la merveilleuse gamme d’œuvres d’art qui le rendit célèbre dans l’Europe du début du siècle. Pour la conception de décors et de costumes des arts lyriques (ballet et opéra), ils n’avaient pas

Dessin d'un décor pour le ballet Cléopâtre 1909

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d’égal en Russie ; de même dans le domaine des arts graphiques, où ils produisaient des illustrations de livres et de revues de tout premier ordre. Bakst joua un rôle important dans ce bouillonnement artistique qui lui ouvrit des horizons innombrables et lui permit d’approcher son art sous un angle nouveau. Il finit enfin par trouver le support idéal pour exercer ses talents de créateur : les décors et costumes de théâtre.

Costume d’une danseuse destiné à Ida Rubinstein pour le ballet Cléopâtre 1909 28 x 21 cm Collection M. et Mme N. D. Lobanov-Rostovski The Metropolitan Museum of Art, New York 64

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L’entrée de Diaghilev dans le monde du théâtre date de 1899, l’un de ses amis proches, le Prince Serge Volkonski, ayant été nommé directeur des théâtres impériaux et l’ayant embauché comme assistant. Diaghilev eut tôt fait de trouver un emploi pour chacun des membres du groupe, et Bakst reçut en 1902 une première commande pour la mise en scène du ballet français Le Cœur de la marquise, de Marius Petita. Les créations de Bakst eurent beaucoup de succès, bien qu’il se plaignît du fait qu’elles aient été modifiées au moment de la réalisation.

Costume d’un danseur juif pour le ballet Cléopâtre 1909 (daté 1910) Aquarelle, gouache, or et crayon sur papier, 31,5 x 23 cm Collection privée

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Il n’y eut que deux représentations, mais une autre commande suivit bientôt avec une collaboration sur le ballet de Delibes, Sylvia, les décors revenant à Benois, Korovine et Lanceray, alors que Bakst et Serov étaient chargés des costumes. L’ego démesuré de Diaghilev le conduisit, hélas, à se brouiller avec Volkonski, et le projet fut abandonné. Bakst ne pouvait cependant pas se permettre de refuser le travail offert par le nouveau directeur, Teliakovski. A sa grande surprise, il s'attira ainsi les foudres de Diaghilev et se vit accuser de « trahison ».

Costume d’un satyre pour le ballet Cléopâtre 1909 (daté 1910) 28 x 21,5 cm Collection privée

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Il réalisa malgré tout des dessins pour deux tragédies grecques, Hippolyte, d’Euripide (1902) et Œdipe à Colone, de Sophocle (1904), pour le théâtre Alexandrinsky. Il s’attacha à rendre l’esprit de la Grèce antique d’une façon totalement nouvelle, grâce à des costumes qui redonnaient vie à des personnages venus de la nuit des temps. Ses croquis étaient si clairs et si détaillés que la tâche des costumiers s’en trouva grandement facilitée. Pour produire ses dessins, Bakst aimait à entrer dans la peau des personnages, à s’immerger complètement dans leur univers,

Costume d'une danseuse indo-persane pour le ballet Cléopâtre 1909 Aquarelle et or sur papier, 48 x 31 cm Collection privée, Paris

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mais il aimait aussi incorporer dans les costumes certains éléments de la personnalité de chacun des acteurs ou danseurs, démarche comprise et appréciée par ceux-ci. Il recherchait avant tout l’originalité et y parvint ici de façon éclatante. Parallèlement, Bakst travaillait sur le ballet La Fée des poupées mis en scène en 1903 par les frères Legat, Nicolas et Serge, au théâtre de l’Ermitage puis dans le cadre plus imposant du théâtre Mariinsky. Bakst s’était inspiré de la galerie de Saint-

Costume de Tamara Karsavina dans le rôle-titre pour le ballet L'Oiseau de feu 1910 35,5 x 26 cm Collection privée

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Pétersbourg où se trouvaient les magasins de jouets, et qui attirait les enfants de la ville comme un aimant. Le spectacle, les décors et les costumes furent reçus avec enthousiasme. Bakst avait réussi par un procédé ingénieux à établir une opposition entre l’univers réel et celui de la féérie en agrandissant les éléments scéniques et les accessoires dans le deuxième acte, de sorte que, par contraste, les danseurs qui incarnaient les poupées animées paraissaient minuscules.

Costume de Vera Fokina dans le rôle de Tsarave pour le ballet L'Oiseau de feu 1910 35,5 x 22,1 cm Musée des arts du théâtre et de la musique, Saint-Pétersbourg

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C’est avec cette production que naquit véritablement la notoriété de Bakst en tant que décorateur de théâtre. Quelque temps auparavant, Bakst avait rencontré une jeune veuve, Lubov Gritsenko, fille du prince P.M. Tretiakov, célèbre collectionneur d’art. S’étant épris d’elle, il lui exprima son amour de façon curieuse et quelque peu comique, par le biais des décors du ballet : il donna ses traits à l’une des poupées suspendues au plafond du magasin de jouets, et l’habilla même comme Lubov.

Costume de l’oiseau de feu pour le ballet L’Oiseau de feu 1910 Aquarelle et gouache sur papier Collection privée

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Ses amis trouvèrent son idée parfaitement désopilante, mais elle avait dû paraître touchante à Lubov puisqu’elle épousa Bakst peu de temps après, en novembre 1903. Le mariage suscita l’opposition de la famille Tretiakov, mais pour l’apaiser, Bakst se convertit au christianisme, prenant ainsi une décision qui changea le cours de sa vie. Bakst et Lubov eurent un seul enfant, Andrei, qui naquit en 1907. Lubov avait une fille de son premier mariage, Marina, dont Bakst fit un portrait charmant.

Costume de l’oiseau de feu pour le ballet L’Oiseau de feu 1910 Aquarelle et gouache sur papier Collection privée

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Il fit également celui d’Andrei, en 1908, sous les traits d’un adorable petit garçon dodu. Durant cette période, Bakst produisit des peintures et des aquarelles dans des genres divers : portraits, œuvres narratives et panneaux décoratifs. C’est à cette époque que Bakst perfectionna son autre point fort : le graphisme. A l’instar des impressionnistes et des décadents français, il aimait les estampes japonaises, visibles pour la première fois en dehors de leur pays d’origine, et il se mit à les collectionner, avec une préférence pour Hokusai.

Dessin pour le décor de scène du ballet Shéhérazade 1910 Aquarelle sur papier Musée des Arts Décoratifs, Paris

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Il était très attiré par leurs couleurs vives et fraîches, l’économie des lignes et les perspectives souvent inattendues. Ses dessins pour Mir Iskoustva étaient radicalement différents de ses illustrations pour enfants et pour la presse ; il concevait désormais la page entière comme une unité. Bakst fit encore œuvre de novateur, avec Somov, en créant des programmes de théâtre d’un style radicalement nouveau ; ils en firent pour la première fois de réelles œuvres d'art, colorées et agréables à regarder, à emporter chez soi comme souvenir.

Costume du sultan Shâhriyâr destiné à Alexis Boulgakov pour le ballet Shéhérazade 1910 35,5 x 22 cm Collection Thyssen-Bornemisza, Madrid

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A peu près à la même période, alors qu’il était désireux de faire connaître plus largement l’approche novatrice du Monde de l’Art et de ses adeptes, et qu’il déplorait l’emprise de l’académisme sur l’enseignement des arts, il fut invité, de même que Mstislav Doboujinski, à donner des cours à l’école de peinture progressiste de Yelizaveta Zvantseva, dont Marc Chagall serait plus tard l’un des élèves. Bien que la revue eût cessé de paraître dès 1904, le Monde de l’Art continua d’organiser des expositions.

Costume du grand eunuque pour le ballet Shéhérazade 1910 Musée des beaux-arts, Strasbourg

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En l’espace de deux ans, le groupe prit sous son aile un grand nombre d’artistes qui n’avaient pas au départ de lien particulier avec les six membres fondateurs. La variété des styles et des approches esthétiques parmi ces nouveaux adeptes, contribua à enrichir et à diversifier ce mouvement qui devait laisser une marque indélébile dans l’histoire de l’art russe. Il incluait désormais Mikhaïl Vroubel, Bilibine, Roerich, Igor Grabar, Valentin Serov, Doboujinski, Alexandre Golovine, Evgeni Lanceray et Anna Ostroumova-Lebedeva.

Costume du grand eunuque pour le ballet Shéhérazade 1910 National Gallery of Australia, Canberra

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En 1910, à l’issue d’une querelle avec l’Union des artistes russes basée à Moscou, à laquelle ils étaient affiliés, les membres du groupe firent sécession et fondèrent de façon « officielle » le mouvement du Monde de l’Art. La troupe du Ballet impérial, dont le siège était au théâtre Mariinsky, se distinguait toujours par un niveau technique très exigeant et c’est là que venaient se former les jeunes espoirs de la danse dont les noms sont aujourd’hui célèbres dans le monde entier.

Costume du nègre argenté pour le ballet Shéhérazade 1910

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En revanche, la plupart des spectacles eux-mêmes étaient très classiques, aucune innovation de taille ne s’étant produite au cours du dernier siècle. De temps à autre, le théâtre Mariinsky servait de cadre à des galas de charité à l’occasion desquels les chorégraphes pouvaient s’exprimer plus librement. C’est à l’une de ces soirées, en 1907, que la déjà très célèbre Anna Pavlova exécuta pour la première fois la danse qui allait devenir indissociablement liée à son nom : La Mort du cygne.

Costume du nègre doré pour le ballet Shéhérazade 1910 35,5 x 22 cm Musée des beaux-arts, Strasbourg

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La musique, qui en fait n’avait pas été composée pour évoquer la mort du cygne, était tirée du Carnaval des Animaux de Saint-Saëns, et la chorégraphie permit à Pavlova de donner libre cours à son infinie expressivité. Le ravissant costume du cygne était l’œuvre de Bakst. Tout absorbé qu’il était par ses activités scénographiques, Bakst continuait de produire des tableaux pour les expositions du Monde de l’Art. En 1907, il réalisa également un vieux rêve et se rendit en Grèce avec Valentin Serov pour y visiter des sites antiques.

Costume d’une odalisque pour le ballet Shéhérazade 1910 The Marion Koogler McNay Art Museum, San Antonio

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A son retour, Bakst peignit des paysages assez intéressants, mais l’une de ses œuvres les plus remarquables est sans nul doute le panneau décoratif intitulé Terror Antiquus (1908), sur le thème de la destruction de la légendaire Atlantide. Les minuscules personnages qui courent en tous sens témoignent de l’insignifiance de l’homme face aux caprices des dieux. Les eaux tourbillonnantes contrastent avec le « sourire archaïque » d’Aphrodite, au premier plan,

Dessin de Vaslav Nijinsky pour le ballet Shéhérazade 1910

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pour lequel Bakst s’inspira très probablement des corai admirées au cours de son voyage en Grèce. Le panneau remporta la première médaille d’or à l’Exposition internationale de Bruxelles en 1910. Encouragé par le chaleureux accueil réservé en Europe à tout ce qui venait de Russie, ainsi que par les réformes radicales de Fokine, Diaghilev se lança dans une nouvelle

aventure.

Les

Ballets

Russes

naquirent d’une série de discussions entre les futurs participants, chacun demeurant persuadé d’avoir convaincu Diaghilev de

Costume de la sultane bleue pour le ballet Shéhérazade 1910 Aquarelle, gouache et or sur papier Collection privée

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concrétiser le projet. En réalité, l’astucieux impresario y pensait depuis déjà quelque temps. Diaghilev fit appel à Bakst, Benois et Nouvel pour organiser la saison parisienne de 1909, et il demanda à Fokine de créer un nouveau ballet : ainsi naquit Cléopâtre, avec décors et costumes de Bakst. En guise de préparation, Bakst étudia consciencieusement les bas-reliefs égyptiens, et c’est à partir de ses croquis que Fokine imagina les attitudes caractéristiques qu’allaient adopter les danseurs, tête tournée sur le côté, tronc de face.

Costume du sultan Zaman pour le ballet Shéhérazade 1910 National Gallery of Australia, Canberra

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Au générique du ballet, une distribution de rêve : Pavlova, Fokine, Karsavina et Nijinski. La danseuse choisie pour le rôle de Cléopâtre était une jeune inconnue du nom d’Ida Rubinstein (1885-1960). Cette créature exotique, longue et très svelte, aux envoûtants yeux noirs, n’était pas une danseuse professionnelle mais elle impressionna vivement Fokine. Elle apprécia le fait que les créations de Bakst reflétaient d’une certaine façon la personnalité des

Costume de Ludmilla Schollar dans le rôle d’Estrella pour le ballet Le Carnaval 1910 31,5 x 24,5 cm Musée des arts du théâtre et de la musique, Saint- Pétersbourg

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danseurs, et Bakst dessina les costumes pour l’une de ses premières prestations en solo, dans un ballet inspiré d’une autre tragédie grecque : Antigone. Ce fut encore lui qui l’habilla, d’une manière très originale, dans Salomé d’Oscar Wilde, qui ne fut hélas jamais montré sur scène. Il s’établit entre Bakst et Rubinstein une relation professionnelle étroite et durable qui contribua à la renommée de la danseuse russe en Europe.

Costume de la valse noble pour le ballet Le Carnaval 1910

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Cléopâtre était une sorte de comédie musicale

dramatique,

techniquement,

des

qui

s’éloignait,

habituels

ballets

traditionnels. Les décors de Bakst étaient particulièrement sophistiqués : un temple égyptien occupait la scène, décoré par des rangées de coussins et de statues imposantes. L’emprise qu’avait su avoir Bakst sur l’espace et son goût des couleurs lui valurent une réputation, que peu de scénographes connurent après lui.

Costume de Chiarina pour le ballet Le Carnaval 1910 Aquarelle et crayon sur papier, 27,5 x 21 cm Musée des arts du théâtre et de la musique, Saint-Pétersbourg

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D'autres œuvres furent présentées lors de cette saison : les ballets Le Pavillon d’Armide et Les Sylphides ; les opéras Ivan le Terrible, de Rimsky-Korsakov et Judith de Serov. La tournée fut un triomphe pour Diaghilev et sa troupe. Les danseurs étaient en passe de devenir des légendes vivantes, mais la vraie nouveauté était ailleurs : le rôle du décorateur était devenu important, et Bakst, Benois et leurs collègues eurent, grâce à cette tournée, une influence décisive et permanente sur l’art de la scénographie.

Costume de Chiarina pour le ballet Le Carnaval 1910 National Gallery of Australia, Canberra

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Vers un Univers coloré, 1910-1913

D

ans

la

période

qui

précéda

le

déclenchement de la Première Guerre

mondiale, les Ballets Russes eurent une production

artistique

d’une

richesse

incomparable. A l’issue de leur première véritable saison, tous les artistes associés à la compagnie, qu’ils fussent danseurs, chorégraphes, compositeurs ou peintres, se sentirent plein d’une confiance qui donna naissance à des œuvres magnifiques.

Costume de Vaslav Nijinski dans le rôle d’Iskender pour le ballet La Péri 1911 Aquarelle, 67,6 x 48,9 cm The Metropolitan Museum of Art, New York

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Chacun de leurs ballets ou presque était un chef-d’œuvre dans lequel la musique, la danse, le scénario et les décors se fondaient en une synthèse à la magie toujours intacte. Les membres du Monde de l’Art s’étaient toujours passionnés pour le théâtre et le plus beau compliment que l’on pût adresser à leurs œuvres était de les trouver « théâtrales ». La musique était une autre de leurs passions ; ils connaissaient non seulement les grands compositeurs russes, mais également les artistes étrangers, et idolâtraient Wagner aussi bien que Tchaïkovski, Chopin aussi bien que Glinka.

Costume de Natasha Trouhanova dans le rôle-titre pour le ballet La Péri 1911 Aquarelle et gouache sur papier, 68 x 48,5 cm Collection M. et Mme N. D. Lobanov-Rostovski The Metropolitan Museum of Art, New York 110

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Mais des compositeurs contemporains tels que Claude Debussy, Richard Strauss, Maurice Ravel ou Manuel de Falla faisaient également, à cette époque, leur apparition sur le devant de la scène internationale. Ils étaient appelés à jouer un rôle important dans la saga des Ballets Russes. Parmi cette nouvelle génération, le génie exceptionnel du jeune Igor Stravinski occupait une place à part. Bakst était porté par cette vague de créativité et, entre 1909 et 1921, il créa pour Diaghilev plus de costumes et de décors que quiconque, y compris Benois.

Costume de Nijinski dans le rôle de Narcisse pour le ballet Narcisse 1911 Musée des arts du théâtre et de la musique, Saint-Pétersbourg

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Beaucoup des créations de cette période, qui marqua l'apogée de sa carrière au théâtre, demeurent dans les mémoires. Il n’est pas exagéré de dire que, pour bien des gens, les mots « Ballets Russes » évoquent avant tout les formes légères et tourbillonnantes, les étoffes somptueuses et les contrastes de couleurs intenses des costumes de Bakst. Après l’extraordinaire succès de la saison de 1909, tout le monde avait besoin de se reposer

et

de

retrouver

l’inspiration.

Diaghilev, qui s’était épris de Nijinski et entretenait probablement déjà avec lui une

Costume d’une Béotienne pour le ballet Narcisse 1911 40 x 27,3 cm Musée des arts du théâtre et de la musique, Saint-Pétersbourg

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relation charnelle, emmena le jeune homme en voyage à Venise, sa ville préférée. Bakst les accompagna, peut-être pour faire office de chaperon. A Venise, Bakst dressa un grand portrait à l’huile de Nijinski sur la plage, le corps bronzé et musclé du jeune danseur tranchant avec le rouge vif de son maillot de bain et le bleu de la mer. Bakst fit de nombreux dessins et peintures de Nijinski, sur scène et à la ville. Dans la vie quotidienne il n’avait pas cette incroyable force qui le possédait lorsqu’il dansait ; il semblait lent, peu communicatif, presque ordinaire.

Costume d’un Béotien pour le ballet Narcisse 1911 40 x 27,3 cm Musée des arts du théâtre et de la musique, Saint-Pétersbourg

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Ce n’était que lors des représentations, pas même lors des répétitions, comme en attestaient ses partenaires, qu’il s’animait et semblait entrer physiquement, par quelque processus magique, dans la peau du personnage qu’il interprétait. Vaslav Nijinski (1888-1950) incarna des personnages inoubliables dans les ballets qui firent la réputation de Diaghilev : l’esclave doré de Shéhérazade et les rôles-titre dans Petrouchka et Le Spectre de la rose.

Costumes de deux jeunes Béotiennes, Vera Fokina et Bronislava Nijinska, pour le ballet Narcisse 1911 Aquarelle, gouache, crayon et or sur papier, 47 x 32 cm Collection privée

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Mieux encore, il signa la chorégraphie et interpréta dans deux des spectacles les plus novateurs du Monde de l’Art : L'Après-midi d'un faune et Le Sacre du printemps. Hélas, ce météore à la trajectoire fulgurante devait bientôt s’éteindre : en 1913, son mariage avec une danseuse de la compagnie, Romola de Pulszki, déclencha une séparation pleine d'animosité avec Diaghilev. Quelques années plus tard, à l’âge de 31 ans, Nijinski sombra dans la schizophrénie.

Costume d’un éphèbe pour le ballet Narcisse 1911 Aquarelle, crayon et or sur papier Collection privée

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A

Venise,

Bakst

se

délecta

de

l’architecture des églises et des palais, fut fasciné par les tableaux de Titien et du Tintoret, séduit par le charme pittoresque des gondoles, des ponts et des canaux. Son séjour eut sur lui une influence considérable et son style s’en trouva radicalement altéré. En juin, les journaux russes rapportèrent qu’il s’était fait envoyer toutes ses vieilles toiles et les avait brûlées. Pourtant, ce geste inutilement mélodramatique ne doit pas être mis sur le seul compte de sa découverte des splendeurs de la Renaissance vénitienne.

Costume d’une nymphe pour le ballet Narcisse 1911 40 x 26,8 cm Musée des beaux-arts, Strasbourg

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En effet, Bakst connaissait bien les couleurs saturées et les lignes audacieuses des post-impressionnistes français, notamment Gauguin et Matisse, dont le modernisme sans concession lui permit d’appréhender son propre style sous un jour nouveau. Ce changement n’était donc pas soudain ; il mûrissait en lui depuis quelque temps déjà, mais son séjour à Venise servit de catalyseur à la prise de conscience de ses réelles capacités créatrices.

Costume de la première bacchante pour le ballet Narcisse 1911 Musée des arts du théâtre et de la musique, Saint-Pétersbourg

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Diaghilev, éternel optimiste, réussit par quelque tour de force financier et avec l’aide d’Astruc, à réunir à nouveau les Ballets Russes à Paris, pour la saison 1910. Quelques idées originales virent peu à peu le jour et, tous étant d’avis qu’un nouveau ballet à thème russe était la meilleure option, on réfléchit et on finit par se mettre d’accord sur un conte traditionnel, L’Oiseau de feu, dans une version très remaniée du texte tel qu’il était publié. Benois voulait monter une production de Giselle, un ballet vieux de 70 ans, en hommage à la patrie du ballet,

Une Bacchante dans le ballet Narcisse 1911 Couverture du programme officiel des Ballets Russes 31 x 20 cm Collection privée

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et c’est aussi lui qui fut à l’origine du projet Shéhérazade. Fokine, quant à lui, avait créé Le Carnaval à la suite d’une commande de spectacle pour un bal à Saint-Pétersbourg, et il persuada Diaghilev de le reprendre. L’ouverture de la saison donna lieu à certaines inquiétudes, du fait qu’il n’y aurait, cette année-là, ni opéra ni Pavlova, celle-ci ayant décidé de monter sa propre compagnie (elle n’aimait pas beaucoup les innovations de Fokine ni la musique étrange de Stravinski ; plus prosaïquement, elle jalousait Karsavina).

Dessin pour le décor de l’acte I du ballet Le Mart yre de saint Sébastien 1911 42 x 57,3 cm Collection privée

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Pourtant, les nouveaux ballets allaient recevoir un accueil des plus chaleureux. Shéhérazade fut un immense succès. La partition était un poème symphonique de Rimski-Korsakov, exubérant et mélodieux, librement inspiré des Mille et une nuits. Benois opta, toutefois, pour un scénario entièrement différent : dans sa version, le sultan Shâhriyâr et son frère le sultan Zaman veulent mettre à l’épreuve la fidélité des épouses du sultan, et notamment de sa préférée, Zobéide.

Affiche reproduisant les dessins de costumes des personnages secondaires dans le ballet Le Mart yre de saint Sébastien 1911 13 x 40 cm Collection privée 130

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Ayant annoncé qu’ils partent pour la chasse,

ils

reviennent

inopinément

et

découvrent une scène d’orgie : Zobéide et son amant, l’esclave doré, sont pris en flagrant délit. Le sultan, désespéré, fait tuer toutes les épouses et tous les esclaves noirs ; seule Zobéide est épargnée mais, lorsque le sultan aperçoit le corps de son amant, il la tue d’un coup de poignard. Baskt dessina les décors et les costumes et fit de nombreuses suggestions concernant le scénario.

Costume pour le ballet Le Mart yre de saint Sébastien 1911

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C’est ainsi que Benois, atterré, découvrit sur le programme le nom de Bakst en face de la mention « auteur ». Il s’ensuivit une brouille sérieuse avec Diaghilev, mais Benois ne sembla pas garder rancune à Bakst de cet incident. Le rôle de Zobéide revint à Ida Rubinstein, et Nijinski fut, bien sûr, l'esclave doré. Ces deux danseurs exceptionnels, sur une chorégraphie dramatique de Fokine, remportèrent un immense succès. Mais ce furent surtout les décors de Bakst qui firent sensation.

Dessin pour les accessoires et le mobilier destinés au ballet Le Spectre de la rose 1911 39 x 26 cm Collection privée

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Avant de se mettre au travail, Bakst avait étudié de très près les miniatures perses ainsi que l’art turc et chinois. De son travail naquirent des décors d’un luxe inouï. Les costumes firent encore plus grande impression. Les recherches de Bakst sur l’art oriental stimulèrent son imagination et il créa des vêtements d’une sensualité presque choquante. Les costumes bleu et pourpre du sultan (rôle muet tenu par le grand mime Alexandre Boulgakov) et de son frère sont superbes.

Costume de Vaslav Nijinski dans le rôle de la rose pour le ballet Le Spectre de la rose 1911 40 x 28,5 cm Collection Ella Gallup Sumner et Mary Catlin Sumner Wadsworth Atheneum, Hartford 136

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Il est clair que celui de Shâhriyâr ne permettrait pas à un danseur de se mouvoir librement, mais celui du sultan Zaman est moins gênant. Le costume écarlate du grand eunuque est somptueux, comme il se doit pour un personnage incarné par le grand danseur et professeur Enrico Cecchetti. Quant aux odalisques, le rose et le vert de leurs vêtements reprennent ceux du rideau de soie, et les danseuses, dans leurs voiles transparents, semblent tout droit sorties d’un voluptueux fantasme.

Dessin pour le décor du prélude pour le ballet L'Après-midi d'un faune 1912 Gouache sur papier, 75 x 105 cm Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris

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Zobéide était, elle aussi, luxueusement harnachée de perles et de franges ; le rôle, écrit pour Ida Rubinstein, n’exigeait pas de virtuosité particulière et on suppose qu’elle n’avait pas à bondir ni à pirouetter trop vivement dans un costume de ce type. Les costumes les plus étonnants étaient toutefois réservés aux esclaves noirs. Ils se composaient d’une sorte de bustier doré rattaché par des rangs de perles au pantalon bouffant et à l’ornement qui entourait le cou. Les danseurs étaient coiffés d’une écharpe nouée en turban, ornée de perles montées sur des petits ressorts « vibrants ».

Portrait de Vaslav Nijinsky dans le ballet L'Après-midi d'un faune 1912 Aquarelle, gouache, or sur papier collé sur toile, 40 x 27 cm Musée d’Orsay, Paris

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La beauté androgyne et le corps souple de Nijinski étaient pleinement mis en valeur par le luxe du costume. Ces ressorts « vibrants » furent l’un des éléments qui influencèrent par la suite les créateurs de bijoux et de mode. Cartier s’inspira des coloris bleus et verts des décors et costumes pour une magnifique collection, notamment de colliers. L’orientalisme connut une vogue soudaine dans le domaine de l’ameublement et de la décoration. Le couturier parisien Paul Poiret bâtit ainsi ses collections de l’avant-guerre et de l’après-

Costume d’une nymphe pour le ballet L’Après-midi d’un faune 1912 Aquarelle, gouache et or sur papier Collection privée

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guerre autour d’un thème oriental et remplit l’intérieur d’une péniche d’énormes coussins souples pour l’Exposition Universelle de 1925. On voyait des turbans partout. Chaque hôtesse de soirées mondaines, chacun de ceux qui dictaient la mode de l’époque, tels que l’extraordinaire marquise Casati, voulait un salon à l’image du harem de Bakst. Cette mode gagna l’architecture et même, un peu plus tard, l’art naissant du cinéma : en 1921, Rudolph Valentino reproduisit dans Le Cheikh les opulentes arabesques de Shéhérazade.

Costume d’une nymphe pour le ballet L’Après-midi d’un faune 1912

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S’il y eut un moment où Bakst avait le monde à ses pieds, c’était bien celui-là. Baskt possédait un don unique : sans qu’on sût comment, l’étoffe elle-même, et la façon dont elle était coupée et drapée, guidaient de façon subtile les mouvements du danseur pour les mettre en harmonie avec l’environnement ou l’époque décrits dans le ballet. Bakst savait de même utiliser les couleurs pour exprimer les sentiments et la tension dramatique, renforçant ainsi, d’une façon presque surnaturelle, les émotions produites par la musique et la chorégraphie.

Costumes de nymphes pour le ballet L’Après-midi d’un faune 1912 National Gallery of Australia, Canberra

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Cette façon d’interpréter la musique à travers les couleurs était une nouveauté radicale dans le monde de la danse. Selon un critique, les Russes étaient capables de créer une harmonie étonnante entre la musique et les décors, de telle sorte qu’on avait l’impression que les sons émanaient des couleurs et les couleurs de la musique. Le deuxième grand succès de la saison 1910 fut L’Oiseau de feu. Bakst ne participa pas aussi activement à ce projet, mais un spectacle d’une telle originalité ne pouvait

Dessin pour le décor de l’acte I du ballet Hélène de Sparte 1912 Huile sur toile, 132 x 187 cm

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que susciter son intérêt, et il finit par concevoir les costumes pour les rôles principaux, c’est-à-dire l’Oiseau de feu, le Tsarévitch et la belle Tsarevna. Le costume jaune, rouge et orange de l’Oiseau, brillant de mille feux, contrastait radicalement avec la robe blanche, fluide et sobrement décorée de figures géométriques et de roses stylisées de la douce Tsarevna. L’élément

réellement

novateur

de

L’Oiseau de feu, et celui qui propulsa l’art du ballet dans le XXe siècle, était la musique de Stravinski.

Dessin pour le décor de l’acte II du ballet Hélène de Sparte 1912 Aquarelle sur papier, 55,5 x 57 cm Galleria del Levante, Milan

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Bien que celui-ci eût été l’élève de RimskiKorsakov et que l'on discernât dans sa musique certaines influences du maître, c’était la première fois que le public entendait de pareilles harmonies. L’exubérance discordante de la Danse des esprits infernaux produit aujourd’hui le même effet qu’elle dut produire, en 1910, sur le public averti de l’Opéra de Paris : celui d’un souffle tout droit venu des Enfers. Pour compléter la saison, on mit sur pied un divertissement intitulé Le Festin, à partir d’extraits particulièrement spectaculaires de plusieurs ballets.

Costume de Desjardins dans le rôle de Ménélas pour le ballet Hélène de Sparte 1912 26 x 24 cm Collection Parmenia Migel Ekstrow, New York

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A cette occasion, Bakst créa, entre autres, le costume que Nijinski devait porter dans le rôle du prince hindou et pour lequel il

s’inspira

persanes

fortement

qu’il

avait

des

miniatures

étudiées

pour

Shéhérazade. Il dessina également le costume de l’Oiseau d’or, incarné par Karsavina. Ces deux personnages de conte de fées étaient réunis dans un pas de deux (« L’Oiseau bleu ») appartenant au dernier acte de La Belle au bois dormant.

Costume d’Ida Rubinstein dans le rôle d’Hélène pour l’acte IV du ballet Hélène de Sparte 1912 Bibliothèque nationale de France, Musée de l’Opéra, Paris

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La liste des succès de la saison 1910 ne s’arrête pas là : Le Carnaval, chorégraphié par Fokine sur une suite pour piano composée

en

1834

par

Schumann,

remporta un triomphe lors de la première. Les créations de Bakst pour ce ballet étaient radicalement différentes de celles des spectacles orientalistes. Il adopta, cette fois-ci, le style quelque peu mièvre typique de l’époque à laquelle la partition avait été composée, sans toutefois perdre de vue l’origine des personnages, qui remontait à la Commedia dell’ arte.

Dessin pour le décor du ballet Salomé 1912 45,9 x 62,5 cm Ashmolean Museum, Oxford

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Bakst, de même que son collègue Nicolas Rœrich, était très attiré par le style de Gauguin et de Matisse. Pour lui, les couleurs de Gauguin étaient à mi-chemin entre les vitraux médiévaux et l’étincelante palette de Véronèse ; il était également impressionné par son traitement des formes. Il rencontra pour la première fois son autre héros, Matisse, durant l’été 1910. Après le triomphe de l’année 1910, personne ne doutait que les Ballets Russes se reformeraient l’année suivante.

Dessin pour le décor du ballet Le Dieu bleu 1911 Fusain, aquarelle et gouache sur papier, 55,8 x 78 cm Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou Paris

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Effectivement,

grâce

à

un

heureux

concours de circonstances, Diaghilev parvint à en faire une compagnie permanente, avec Karsavina et Nijinski comme danseurs étoiles. Bakst, quant à lui, faisait désormais partie de l’establishment du monde de l’art parisien. En 1911, il fut élu vice-président du jury de la Société des arts décoratifs et organisa sa première exposition au musée de la Société, avec cent-vingt études de décor. Cette même année il fut nommé directeur artistique des Ballets Russes par Diaghilev.

Costume de Bayadère pour le ballet Le Dieu bleu 1912 Aquarelle, crayon et or sur papier, 58,2 x 43 cm Collection privée

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La loyauté de Bakst envers Diaghilev et la compagnie ne fit jamais de doute, mais il pensait également qu’il ne pouvait pas mettre tous ses œufs dans le même panier ; de plus, il était très proche d’Anna Pavlova et d’Ida Rubinstein, qui ne se sentaient pas les mêmes obligations morales. Sa relation avec Rubinstein se révéla d’ailleurs très fructueuse : lorsqu’elle eut l’idée d’un nouveau projet audacieux, c’est à Bakst qu’elle s’adressa pour les costumes. Ce projet, Le Martyre de saint Sébastien, était ambitieux ; plutôt que

Costume de la danse sacrée pour le ballet Le Dieu bleu 1912 Aquarelle, crayon, rehauts de peinture or sur papier, 43 x 28 cm Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou Paris

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d’un ballet, il s’agissait d’un « spectacle théâtral » écrit par le romancier et poète Gabriele D’Annunzio (1863-1938) sur une musique de Claude Debussy. D’Annunzio voyait Rubinstein comme « une sibylle à l’écoute du Dieu qui l’habite ». Après l’avoir vue danser Cléopâtre, il déclara que ses jambes étaient celles de saint Sébastien, qu’il cherchait en vain depuis des années. Lors de leur première rencontre, orchestrée par le comte Robert de Montesquiou, grand prêtre de la décadence, ce fut à qui adresserait à l’autre le compliment le plus échevelé.

Costume du dieu bleu pour le ballet Le Dieu bleu 1912

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Quant aux décors de Bakst, ils restituaient apparemment et la splendeur de Byzance et le mysticisme des cathédrales gothiques. Pourtant, la complexité de la mise en scène et la longueur tout à fait inhabituelle de la représentation empêchèrent Le Martyre de saint Sébastien de remporter le succès escompté par son auteur. Ida Rubinstein fut tout de même très applaudie pour son interprétation du saint mais, une fois encore, ce furent les décors et les costumes qui attirèrent l’attention. On jugea qu’ils comptaient parmi les plus grandes réussites de Bakst.

Costume du dieu bleu pour le ballet Le Dieu bleu 1912 National Gallery of Australia, Canberra

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Diaghilev n’apprécia pas du tout ce qu’il considérait comme une infidélité de la part de Bakst et de Rubinstein, ce d’autant plus que Fokine avait lui aussi rejoint le camp des « traîtres » et chorégraphié le spectacle. Rubinstein le déçut à nouveau en ne se présentant pas aux représentations de Shéhérazade où elle devait danser. Pour couronner

le

tout,

Diaghilev

était

en

pourparlers avec Debussy pour un nouveau projet et il en voulut au compositeur d’avoir manifesté autant d’enthousiasme pour l’idée de D’Annunzio.

Costume d’un jeune rajah pour le ballet Le Dieu bleu 1912 Bibliothèque nationale de France, Musée de l’Opéra, Paris

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Diaghilev laissa finalement exploser son amertume dans une lettre virulente adressée à Astruc : « Bakst prétend que nous ne lui faisons pas assez confiance, mais je dois dire que, dans ses rapports avec nous, il a trahi tous les principes artistiques et esthétiques qui soient, d’une façon que je n’avais encore jamais vue ». Le programme de la nouvelle saison des Ballets Russes allait prendre forme à Monte Carlo, où l’ouverture devait se faire en avril.

Costume d’un pélerin pour le ballet Le Dieu bleu 1912 43 x 28 cm Collection Thyssen-Bornemisza, Madrid

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Baskt, très pris à Paris par le projet du Martyre de saint Sébastien, fut sommé par Diaghilev de descendre à Monte Carlo pour travailler sur les nouveaux ballets dont il était chargé. La chorégraphie du Spectre de la rose, un pas de deux pour Nijinski et Karsavina sur L’Invitation à la valse de Weber orchestrée par Berlioz, avait déjà été mise

au

point

par

Fokine

à

Saint-

Pétersbourg. Bakst choisit les années 1830 comme cadre de la charmante chambre baignée de lune de la jeune fille. Celle-ci, de retour de son premier bal, était vêtue d’une robe blanche à volants.

Costume de la mariée pour le ballet Le Dieu bleu 1912

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Le Spectre de la rose, lui, paraissait entièrement couvert de pétales dans des tons divers de rose, rouge et mauve, avec une coiffe de feuilles de rosier. Le décorateur démontra, là encore, sa capacité à adapter exactement les costumes à la musique et à la chorégraphie. Comme d’habitude, les décors furent pour beaucoup dans son succès. Les Ballets Russes ne devaient pourtant remporter leurs succès les plus éclatants qu’un

peu

plus

tard,

lorsqu’ils

se

produisirent à Paris.

Dessin pour le décor du ballet Thamar Musée des Arts Décoratifs, Paris

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Le moment fort de la saison fut Petrouchka, où se mariaient à la perfection les décors et costumes de Benois, la chorégraphie de Fokine, le talent de Nijinski dans le rôle de l’émouvant pantin doté d’un cœur humain, et la merveilleuse musique de Stravinsky qui évoque si bien la fête de carême dans le vieux Saint-Pétersbourg. Bakst ne prit pas part à cette entreprise, mais il créa les décors et les costumes d’un ballet centré sur le mythe classique de Narcisse et de la nymphe Echo. Il était également censé travailler sur deux autres spectacles, La Péri et Le Dieu bleu.

La Reine Thamar et le prince dans le ballet Thamar 1912 Couverture du programme du Comœdia Illustré (1912)

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Diaghilev et Bakst finirent par se réconcilier, mais leur relation ne fut plus jamais aussi proche ni aussi aisée. Il devint bientôt évident que Diaghilev ne pouvait pas se passer de son décorateur, la saison londonienne, prévue pour coïncider avec le couronnement de Georges V au mois de juin,

ayant

provoqué

de

nouveaux

déchaînements de « bakstomanie ». Les vitrines des boutiques et des grands magasins à la mode débordaient toutes de couleurs éclatantes et de tissus opulents : le harem était devenu un endroit respectable.

Costume de la reine pour le ballet Thamar 1912 National Museum of Australia, Canberra

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Malgré la controverse provoquée par Le Martyre de saint Sébastien, Bakst n’hésita pas à travailler sur les décors et les costumes d’un autre spectacle à la gloire d’Ida Rubinstein, Hélène de Sparte, d’Emile Verhaeren (1912). Il créa trois décors reflétant sa vision toute personnelle des paysages de la Grèce antique, fort éloignée du marbre blanc et froid des représentations traditionnelles et pleine au contraire de coloris de terre brûlée et de colonnes polychromes. Le splendide profil d’oiseau de la Rubinstein était formidablement mis en valeur par le costume

Costume d’un Lezghin pour le ballet Thamar 1912 National Museum of Australia, Canberra

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qu’elle portait au quatrième acte, sur lequel Bakst avait interprété de façon très originale certains motifs muraux grecs et crétois. Les costumes des personnages masculins étaient tout aussi somptueux, celui de Ménélas en particulier, impérial dans son habit noir et violet. Lorsqu’ils abordèrent la saison 1912, les Ballets Russes n’étaient plus au mieux de leur forme. Le public, qui avait accueilli leurs spectacles avec tant d’enthousiasme au cours des trois saisons précédentes, ne leur était plus totalement acquis, et la compagnie connut ses premiers échecs.

Dessin pour le décor des actes I et III du ballet Daphnis et Chloé 1912 Aquarelle sur papier, 74 x 103,5 cm Musée des Arts Décoratifs, Paris

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Narcisse fut l’un d’entre eux. Le second fut Daphnis et Chloé, qui, malgré la ravissante partition de Ravel et le lyrisme des danses de Fokine, ne connut pas le succès qu’il méritait. Diaghilev était de plus en plus persuadé que cette mauvaise passe était due, du moins en partie, aux chorégraphies de Fokine qui commençaient à s’essouffler ; en cela il rejoignait Stravinski. Il encouragea Nijinski à pousser plus avant ses propres expériences chorégraphiques, ce qui devait donner naissance à L’Après-midi d’un faune. Mais pour l’heure il ne parla à personne de ses

Dessin pour le décor de l’acte II du ballet Daphnis et Chloé 1912 Musée des Arts Décoratifs, Paris

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projets car il ne voulait pas que Fokine apprît ce qui se tramait. Pendant ce temps Baskt et Fokine préparaient en collaboration deux nouveaux ballets : Thamar et Le Dieu bleu ; c’était pratiquement la dernière fois qu’ils travaillaient ensemble. Le Dieu bleu était aussi un ballet orientaliste, inspiré, cette fois, de la tradition hindoue. Le livret était de Jean Cocteau, la musique de Reynaldo Hahn, et le rôle principal devait bien entendu être tenu par Nijinski. L’autre ballet, Thamar, rappelait, par la partition exotique et colorée de Balakirev (proche de Rimski-Korsakov à ses débuts),

Costume de Tamara Karsavina dans le rôle de Chloé pour le ballet Daphnis et Chloé 1912 Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford

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le triomphe qu’avait été Shéhérazade. Le scénario, adapté par Bakst à partir d’un poème de Lermontov, mêle érotisme et morbide : Thamar, reine de Géorgie, fait assassiner ses amants dès qu’ils ont rempli leur fonction. Karsavina avait pour partenaire, dans le rôle du prince voué à la mort, un excellent danseur spécialiste des rôles de composition, Adolph Bolm. Les coloris des décors allaient du rose au rouge et au violet foncés. Une tour de briques octogonale s’élevait, menaçante, vers les cintres, créant une atmosphère de malaise et de mystère.

Costume d’un officier polonais 1913 26,3 x 21 cm Collection Parmenia Migel Ekstrom, New York

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Les reflets du soleil couchant jouaient sur le bleu foncé du sol et le vert des tapis, s’infiltrant par de hautes fenêtres au travers desquelles on apercevait de lointains pics enneigés. Une fois encore, Thamar ne remporta pas immédiatement un grand succès auprès du public, mais fut bien reçu par certains critiques. L’un d’entre eux jugea que le travail de Bakst restituait parfaitement l’esprit caucasien. Fokine lui aussi était mécontent. Il avait mis le meilleur de lui-même dans Daphnis et Chloé pour que le ballet fusse reconnu comme l’une de ses plus grandes réussites,

Dessin pour le décor du prologue du ballet La Pisanelle ou La Mort parfumée 1913 Extrait du Comœdia Illustré (20 juin 1913)

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mais l’évolution de la compagnie l’inquiétait. Le niveau commençait à « baisser » car beaucoup des danseurs les plus expérimentés, craignant d’avoir à couper les ponts avec leur pays dès lors que la troupe était permanente, avaient quitté les Ballets Russes pour retourner en Russie. Et lorsque Fokine apprit que la première de L’Après-midi d’un faune devait avoir lieu avant celle de Daphnis, il ne put contenir sa rancœur et son amertume face à ce qu’il considérait comme un grave affront : il eut une explication sanglante avec Diaghilev et dut quitter la compagnie pour laquelle il avait tant fait.

Dessin pour le décor du ballet Oriental Fantasy 1913

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Le premier ballet de Nijinski témoignait d’une approche révolutionnaire qui devait avoir des répercussions sur l’art du ballet tout au long du XXe siècle, tout en consacrant Nijinski comme un chorégraphe singulièrement doué. Dans cette œuvre brève sur une musique d’une grande sensualité composée par Debussy, ce sont les fantasmes érotiques du faune qui prennent corps. Les mouvements des danseurs rappelaient ceux des personnages sur les frises grecques. Les sept nymphes (dont, pour la première représentation, Olga Khokhlova, qui devait devenir la femme de Picasso) étaient vêtues

Costume d’Anna Pavlova pour le ballet Oriental Fantasy 1913 Victoria & Albert Museum, Londres

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de longues tuniques de couleur crème décorées de motifs bleus ou bruns. Le faune, créature mi-humaine mi-animale, portait une sorte de justaucorps à motifs pie destiné à imiter une peau de bête. Il avait deux petites cornes dorées sur la tête, et le maquillage, ainsi que les oreilles pointues, avaient pour effet d’exagérer l’animalité des traits du danseur. Quant à la chorégraphie, elle différait si profondément de tout ce qui s’était fait précédemment, que Bakst eut conscience d’assister à la fin d’une époque : même les réformes les plus radicales de Fokine n’étaient jamais allées aussi loin.

Portrait de Léon Massine 1914

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Le spectacle fit scandale et reçut en même temps un accueil triomphal ; ce scandale était dû au fait que, lors de la première représentation, Nijinski, étendu sur un voile dérobé à l’une des nymphes, eut, pour mimer la passion, un mouvement du bassin sans équivoque. L’affaire fit grand bruit et opposa, en une énergie controverse, un rédacteur de journal connu, tenant d’une certaine moralité, aux défenseurs de la liberté d’expression de l’artiste, notamment Rodin et Redon. Tout cela finit par dégénérer en une attaque en règle contre la modernité sous tous ses aspects.

Costume des jeunes gens conduisant Orphée au temple pour l’acte I du ballet Orphée 1914

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Du coup, on s’arracha les billets pour le spectacle ; Nijinski était consterné, Diaghilev ravi. A cette époque, Bakst connaissait également des difficultés d’ordre privé. Fatigué, surmené, il souffrait depuis quelque temps d’une maladie, très probablement une dépression, au sens clinique du terme. En 1913, malgré la maladie, Bakst continua vaillamment de travailler. L’un des projets dans lesquels il était impliqué, était un nouveau spectacle conçu par D’Annunzio pour Ida Rubinstein, intitulé La Pisanelle .

Costume des monstres pour le ballet Orphée 1914 24,5 x 31 cm Musée Pouchkine, Moscou

200

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Il s’inspira pour les costumes d’un peintre de la Renaissance, Carpaccio, et de sa collaboration étroite avec Fokine (qui devait être la dernière) naquit une œuvre splendide qui transcendait un matériau de départ assez médiocre. A Londres, il travailla encore sur deux opéras pour Covent Garden : une production du Mefistofele de Boito et Le Secret de Suzanne de Wolf-Ferrari. Sa première exposition en Angleterre eut lieu à la Fine Art Society, qui publia également une monographie d’Arsène Alexandre intitulée L‘Art décoratif de Léon Bakst.

Costume de la femme de Putiphar pour le ballet La Légende de Joseph 1914 Aquarelle, crayon et or sur papier, 48,3 x 33 cm Collection privée

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Bakst fit également un voyage en Allemagne, où il visita Nuremberg, Cologne et

Dresde

en

préparation

pour

une

production du Faust de Gounod qui finalement ne vit pas le jour. Il dessina, d’autre part, les décors et costumes de plusieurs ballets pour la compagnie de Pavlova, avec laquelle il était resté en très bons termes ; ce fut d’ailleurs elle qui inaugura à New York sa première exposition américaine car il ne pouvait être présent alors qu’elle se trouvait en tournée aux EtatsUnis au même moment.

Costume d’un convive pour le ballet La Légende de Joseph 1914

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Cette même année 1913, un autoportrait nous montre un Bakst épuisé et malade. Dans cet impressionnant volume de travail, un projet se détache des autres : le deuxième ballet de Nijinski, Jeux, sur une partition de Debussy (qui détesta la chorégraphie autant qu’il avait détesté celle de L’Après-midi d’un faune). Les costumes étaient quasiment identiques à ceux que portaient les joueurs de tennis de cette époque. Mais le public ne comprit pas la chorégraphie de Nijinski, ses mouvements

Costumes de deux noirs pour le ballet La Légende de Joseph 1914 32,5 x 41,3 cm Collection privée

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géométriques ni ses structures plates et abstraites, et lui réserva un accueil peu chaleureux. Tout décevant qu’il fût, cet échec n’était rien en comparaison du scandale que provoqua le ballet suivant de Nijinski lors de sa première à Paris, le 29 mai 1913. Le Sacre du printemps suscita des réactions violentes en raison, non seulement de sa chorégraphie, maladroite et

difficile

d’accès,

mais

aussi

des

rythmes marqués et des violentes tensions harmoniques de la musique de Stravinski

Dessin pour le décor de la toile de fond du château enchanté pour le ballet La Belle au bois dormant 1916 66 x 52 cm Evergreen House Foundation, Baltimore

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qui, pratiquement quatre-vingt dix ans plus tard, n’ont rien perdu de leur pouvoir exaltant et viscéral. Le Sacre et L’Après-midi d’un faune marquaient une rupture complète avec les formes traditionnelles et, bien qu’il ne fût pas impliqué directement dans ce projet (les décors et costumes étaient de Roerich), Bakst était tout aussi enthousiaste que ses collègues face à cette œuvre majeure qui, encore aujourd’hui, reste si indissociablement liée aux Ballets Russes.

Dessin pour le décor de la scène I du prologue pour le ballet La Belle au bois dormant 1916 84 x 72,5 cm Evergreen House Foundation, Baltimore

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L’Eminence grise, 1914-1924

D’

un point de vue artistique, les vingt dernières années de la vie de Bakst

furent dans l’ensemble assez décevantes. Ses plus grands succès appartenaient désormais à l’histoire ancienne et il ne parvint qu’une seule fois à retrouver l’état de grâce qui avait présidé aux premières saisons des Ballets Russes. Il eut en revanche une satisfaction, celle d’être reconnu comme le « vieux sage » de l’art scénographique. Il était très sollicité comme professeur et conseiller et voyagea dans le monde entier pour transmettre les

Costume de Hubart, prince de l’Est et de son page pour l’acte I du ballet La Belle au bois dormant 1916 Dessin, 48,3 x 33 cm Evergreen House Foundation, Baltimore

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fruits de son expérience et de sa conception de la scénographie en général. En 1914, il devenait évident que la compagnie de Diaghilev traversait une mauvaise passe. Les recettes diminuaient, les nouveaux ballets de Nijinski étaient trop audacieux et trop hermétiques pour certains publics et, une fois que ceux-ci eurent vu L’Oiseau de feu, Petrouchka, Shéhérazade et Le Carnaval, il n’y avait plus rien qui les attirât à nouveau au théâtre. Le moral était au plus bas parmi les danseurs après la brouille catastrophique entre Diaghilev et Nijinski.

Costume d’Aladin pour le ballet La Belle au bois dormant 1916

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Lorsque celui-ci, contre toute attente, épousa Romola en 1913, il ne se doutait pas de la réaction de Diaghilev, qui, aveuglé par sa conception autocratique de la loyauté, s’imaginait que Nijinski lui appartenait corps et âme. Nijinski était certainement assez naïf pour croire que tout s’arrangerait, et il fut stupéfait d’être sommairement renvoyé, sous un prétexte quelconque. Diaghilev était profondément blessé par ce qu’il considérait être une trahison de la part de Nijinski, mais, une fois calmé, il comprit très vite qu’il lui fallait un nouveau chorégraphe.

Costume de Felicita pour le ballet Les Femmes de bonne humeur 1917 Victoria & Albert Museum, Londres

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Il trouva pour ce poste un jeune danseur tout juste diplômé qui avait pour ambition de créer des ballets. Léonide Miassine (puis Massine) prit donc rapidement la place de Nijinski, dans tous les sens du terme. Bien qu’il ne possédât pas le génie de ce dernier pour ce qui relevait de la danse, il acquit peu à peu de l’assurance dans les rôles de composition et créa parallèlement des chorégraphies intéressantes. Son titre de gloire restera certainement le rôle du cordonnier dans le film de Powell et Pressburger, Les Chaussons rouges (1948).

Variation d’un costume de Vaslav Nijinski pour le ballet Les Orientales 1917 The McNay Museum, San Antonio

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Baskt, toujours malade, prit sur lui de terminer les costumes de Papillons, sur une musique de Schumann, œuvre sans grande consistance et pâle reflet de Carnaval. Diaghilev

le

relançait

constamment.

Enthousiasmé par les œuvres provocantes qu’étaient Salomé et Elektra, l’agent était en pourparlers avec Richard Strauss depuis 1912, au sujet d'une idée de ballet que Nijinski aurait chorégraphié, avec pour thème le Joseph de la Bible. Pour les décors, il s’adressa à l'espagnol José María Sert, dont l’épouse polonaise, Misia, devait devenir l’une de ses plus proches amies.

Costume de Battista pour le ballet Les Femmes de bonne humeur 1917 Aquarelle sur papier Evergreen House Foundation, Baltimore

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Ne sachant à qui s’adresser pour réaliser la chorégraphie, Diaghilev demanda humblement (ce qui n’était pas dans ses habitudes) à Fokine de revenir, et finit par le convaincre, après bien des efforts. Les costumes de La Légende de Joseph furent confiés à Baskt, qui puisa son inspiration dans les croquis qu’il avait faits des tableaux de Véronèse, quelques années auparavant à Venise. Il adapta la coupe et les coloris des vêtements, mêlant Orient et Occident en une synthèse étincelante. Le public réserva un accueil triomphal au nouveau ballet, et Massine, dans le rôle-titre, fut également encensé.

Dessin pour le décor de l’acte II, scène V, du ballet Aladin ou la lampe merveilleuse 1919 21,1 x 29, 5 cm The Museum of Modern Art, New York

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La réaction de la critique, en revanche, resta

dans

l’ensemble

plus

modérée.

Certains, de plus en plus nombreux, trouvaient que les décors, dans leur débauche de luxe, étaient trop voyants et qu’ils prenaient le pas sur les danseurs. Baskt

continuait

à

grand-peine

de

travailler. Il écrivit le livret d’un ballet avec pour personnage central le roi Midas, et s’essaya même à cette occasion à la chorégraphie. Il avait déjà commencé à travailler sur Orphée, avec une musique de Jean-Roger Ducasse, pour le théâtre Mariinsky, lorsqu’il tomba gravement malade.

Costume d’un grand d’Espagne pour le ballet Aladin ou la lampe merveilleuse 1919 48,5 x 32,5 cm Collection privée

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Le projet fut retardé d’un an, mais la Première Guerre mondiale éclata entre-temps et ni Orphée ni Midas ne virent le jour. La guerre eut un profond impact sur la destinée des Ballets Russes. Ils entreprirent une vaste tournée qui les mena aux EtatsUnis, en Espagne, au Portugal et à Londres, et Diaghilev dut établir son siège en Suisse. Soit par conviction, soit par crainte, Bakst préféra ne pas prendre le parti de Nijinski contre Diaghilev. Mais il se disputait souvent lui-même avec ce dernier. Etait-ce parce que Diaghilev sentait que Bakst ne lui vouait pas une loyauté exclusive ?

Paysanne russe 1920 Aquarelle sur papier, 68 x 49 cm Collection privée, Paris

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Evidemment, Baskt ne voyait pas les choses de la même façon que Diaghilev, mais il n'était pas moins conscient de l’attitude lunatique de celui-ci à son égard ; ce qui ne contribua pas à améliorer son état psychologique. En 1915, affaibli et malheureux, il fit une dépression nerveuse et dut aller se reposer dans un sanatorium suisse pendant quelques mois. En 1916, un voyage, au cours duquel il étudia les fresques de Florence, l’aida à retrouver quelque équilibre et, l’année suivante, alors que les Ballets Russes se trouvaient à Rome, il était prêt à reprendre du service.

Costume du loup pour l’acte III du ballet La Belle au bois dormant 1921 Aquarelle, gouache, or et argent sur papier collé sur carton Galleria de Levante, Milan

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C’est à cette période que Massine produisit sa première œuvre importante, Les Dames de bonne humeur, à partir d’une pièce de Goldoni, dramaturge vénitien du XVIIIe siècle, sur une partition composée de sonates de Scarlatti. Les décors de Bakst semblaient vus à travers une loupe, de sorte que les perspectives étaient déformées. Un critique du nom de Sacheverell Sitwell écrivit que des bruits circulaient au sujet d’un désaccord entre Bakst et Diaghilev, et que l’on voyait dans les costumes les effets de la dépression du décorateur.

Costume d’une dame pour le ballet La Princesse endormie 1921 National Gallery of Australia, Canberra

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Pourtant, Bakst s’intéressait vivement à tout ce qui se faisait de nouveau et essayait d’encourager les jeunes peintres. Il aimait, par exemple, les tableaux du Douanier Rousseau et en acheta certains. Son propre travail de décorateur commençait d’ailleurs à refléter son goût pour le cubisme. Il se lia d’amitié avec Picasso, qui fit son portrait en 1922 et créa des décors de grande qualité pour trois des spectacles de Diaghilev. Bakst aimait bien le jeune peintre italien Amedeo Modigliani, qui fit de lui, en 1917, un fascinant

portrait



Bakst

apparaît

renfermé, sur la défensive.

Costume d’une dame pour le ballet La Princesse endormie 1921 Victoria & Albert Museum, Londres

232

Bien qu’il sentît le vent tourner, Bakst fut ravi de pouvoir reprendre, en 1919, La Fée des poupées, auquel il avait travaillé dans sa jeunesse. Rebaptisé La Boutique fantasque, le spectacle était basé sur une orchestration, par Respighi, de courtes et ravissantes compositions pour piano de Rossini, que celui-ci appelait ses « péchés de vieillesse ». La chorégraphie était de Massine, qui faisait également partie des danseurs exécutant le cancan. Baskt avait fait des études de costumes amusantes, mais on l’informa soudain, sans aucun ménagement, qu’André Derain était désormais chargé du projet.

Costume d’un prince anglais pour le ballet La Princesse endormie 1921 Victoria & Albert Museum, Londres

234

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Blessé et profondément humilié, Bakst coupa immédiatement ses liens avec Diaghilev. Il entra alors dans une phase difficile où, tout comme dans sa jeunesse, les soucis matériels avaient désormais la priorité, les commandes étant plus rares que par le passé. Pour Aladin, au théâtre Marigny, il reprit simplement, en les modifiant, certains des costumes de Shéhérazade et, pour les décors, il eut de nouveau recours à un certain orientalisme exotique. Diaghilev traversait lui aussi une mauvaise passe. Nijinski et Massine partis (l’ironie du sort voulut que celui-ci, comme son prédécesseur,

Costume de l’oiseau bleu pour le ballet La Princesse endormie 1921 Victoria & Albert Museum, Londres

236

tombât amoureux d’une femme et fût immédiatement

congédié),

les

rentrées

d’argent se faisant rares : il lui fallait absolument retrouver le succès d’avant son époque expérimentale. Capable, même dans les moments difficiles, de gestes d’une audace folle, il se mit à échafauder un projet extraordinaire : la reprise de La Belle au bois dormant dans sa version intégrale. Ce ballet de Tchaïkovski, le plus ambitieux de tous, avait été chorégraphié à l’origine par Petipa, et Diaghilev était conscient du fait que le décor devait souligner le caractère intrinsèquement russe de la musique et des danses.

Portrait d’Ida Rubinstein 1921 Aquarelle, gouache, charbon sur papier collé sur toile 128,9 x 68,8 cm The Metropolitan Museum of Art, New York

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En 1921, il offrit à Bakst de s’attacher au projet. Cette entreprise démesurée - cinq décors et plus de trois cents costumes constitue la dernière grande œuvre de Bakst. Le public londonien fit bon accueil au ballet lors de sa première, mais le spectacle n’était pas suffisamment dans l’air du temps, et les recettes ne parvinrent pas à combler le déficit de Diaghilev. Sa brève réconciliation avec Bakst ne dura pas longtemps. Jusqu’à la fin, Bakst fut un bourreau de travail. Il était membre de plusieurs institutions

prestigieuses

:

le

Salon

d’Automne, la Société musicale française,

Judith tenant la tête d’Holopherne 1922 Huile sur toile, 46 x 53,5 cm Collection Robert L. B. Tobein, Marion Koogler McNay Art Museum, San Antonio

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l’Académie royale de Bruxelles. Il publia un essai, Tchaïkovski et les Ballets Russes et travailla à nouveau pour le théâtre : Mavra et La Nuit ensorcelée de Stravinski, ainsi que deux autres spectacles pour Ida Rubinstein (Artémis troublée, 1922 et Istar, 1924). Il était très respecté, autant par les artistes que par les acteurs, les danseurs, les musiciens et les auteurs. Il exposa ses œuvres à Chicago, New York et Washington, et passa beaucoup de temps aux Etats-Unis, où il donna des conférences et fit de la décoration pour des particuliers.

Costume du sultan Samarcande d’après le ballet Judith 1922 Collection Thyssen-Bornemisza, Madrid

242

243

Il mourut à Paris, le 27 décembre 1924, au terme d’une maladie de plusieurs mois ; il n’avait que 58 ans. Bien que ses talents de peintre et de graphiste suffisent à lui assurer une place au panthéon des artistes, c’est avant tout sa contribution à l’art scénographique qui en fait un très grand créateur. Son influence dans ce domaine n’est pas quantifiable. L’utilisation qu’il faisait des couleurs, la sinuosité des formes, la façon dont « il voyait ses costumes en mouvement, et dans le mouvement même du poème »

Costume de Mireille pour le ballet La Nuit ensorcelée 1923 45 x 29,2 cm Collection privée

244

245

(Arsène Alexandre), firent de lui un phénomène à part dans le monde du théâtre. Ses décors et ses costumes, notamment ceux de Shéhérazade, Le Spectre de la rose, Le Carnaval, L'Aprèsmidi d'un faune et La Belle au bois dormant, sont gravés dans la mémoire de tous ceux qui aiment le théâtre, et chaque nouvelle mise en scène ne peut qu’être inconsciemment mesurée à l’une de ses incomparables créations.

Costume d’Ida Rubinstein dans le rôle-titre d’Istar pour le ballet Istar 1924 48,2 x 31,4 cm Collection privée

246

247

Liste des illustrations A Affiche reproduisant les dessins de costumes des personnages secondaires dans le ballet Le Matyre de saint Sébastien Arrivée de l’amiral Avelan à Paris Autoportrait

131 9 43

B Une Bacchante dans le ballet Narcisse

127

C La Chinoise

17

Costume d’Aladin pour le ballet La Belle au bois dormant

215

Costume d’Anna Pavlova pour le ballet Oriental Fantasy

195

Costume d’Ida Rubinstein dans le rôle d’Hélène pour l’acte IV du ballet Hélène de Sparte

155

Costume d’Ida Rubinstein dans le rôle de Salomé pour le ballet Salomé Costume d’Ida Rubinstein dans le rôle-titre d’Istar pour le ballet Istar

248

61 247

Costume d’un Béotien pour le ballet Narcisse

117

Costume d’un convive pour le ballet La Légende de Joseph

205

Costume d’un danseur juif pour le ballet Cléopâtre Costume d’un éphèbe pour le ballet Narcisse

67 121

Costume d’un grand d’Espagne pour le ballet Aladin ou la lampe merveilleuse

225

Costume d’un jeune rajah pour le ballet Le Dieu bleu

169

Costume d’un Lezghin pour le ballet Thamar

181

Costume d’un officier polonais

189

Costume d’un pélerin pour le ballet Le Dieu bleu

171

Costume d’un prince anglais pour le ballet La Princesse endormie

235

Costume d’un satyre pour le ballet Cléopâtre Costume d’une Béotienne pour le ballet Narcisse Costume d’une dame pour le ballet La Princesse endormie

69 115 231-233

Costume d’une danseuse destiné à Ida Rubinstein pour le ballet Cléopâtre

65

Costume d’une danseuse indo-persane pour le ballet Cléopâtre

71

Costume d’une nymphe chasseresse pour le ballet Sylvia

21

249

Costume d’une nymphe pour le ballet L’Après-midi d’un faune Costume d’une nymphe pour le ballet Narcisse

143-145 123

Costume d’une odalisque pour le ballet Shéhérazade

93

Costume d’une suivante de la cour de Phèdre pour le ballet Hyppolyte

25

Costume de Battista pour le ballet Les Femmes de bonne humeur

221

Costume de Bayadère pour le ballet Le Dieu bleu

161

Costume de Chiarina pour le ballet Le Carnaval

105-107

Costume de Desjardins dans le rôle de Ménélas pour le ballet Hélène de Sparte

153

Costume de Felicita pour le ballet Les Femmes de bonne humeur

217

Costume de Hubart, prince de l’Est et de son page pour l’acte I du ballet La Belle au bois dormant

213

Costume de l’oiseau bleu pour le ballet La Princesse endormie

237

Costume de l’oiseau de feu pour le ballet L’Oiseau de feu

77- 79

Costume de la danse sacrée pour le ballet Le Dieu bleu

163

Costume de la femme de Putiphar pour le ballet La Légende de Joseph

203

Costume de la mariée pour le ballet Le Dieu bleu

173

Costume de la poupée en porcelaine pour le ballet La Fée des poupées

33

Costume de la poupée française pour le ballet La Fée des poupées

31

Costume de la première bacchante pour le ballet Narcisse

250

125

Costume de la reine pour le ballet Thamar Costume de la sultane bleue pour le ballet Shéhérazade Costume de la valse noble pour le ballet Le Carnaval

179 97 103

Costume de Ludmilla Schollar dans le rôle d’Estrella pour le ballet Le Carnaval

101

Costume de Mireille pour le ballet La Nuit ensorcelée

245

Costume de Natasha Trouhanova dans le rôle-titre pour le ballet ballet La Péri

111

Costume de Nijinski dans le rôle de Narcisse pour le ballet Narcisse Costume de Salomé pour le ballet Salomé

113 59

Costume de Tamara Karsavina dans le rôle de Chloé pour le ballet Daphnis et Chloé

187

Costume de Tamara Karsavina dans le rôle-titre pour le ballet L’Oiseau de feu

73

Costume de Vaslav Nijinski dans le rôle d’Iskender pour le ballet La Péri

109

Costume de Vaslav Nijinski dans le rôle de la rose pour le ballet Le Spectre de la rose

137

251

Costume de Vera Fokina dans le rôle de Tsarave pour le ballet L’Oiseau de feu

75

Costume des jeunes gens conduisant Orphée au temple pour l’acte I du ballet Orphée

199

Costume des monstres pour le ballet Orphée

201

Costume du dieu bleu pour le ballet Le Dieu bleu

165-167

Costume du facteur pour le ballet La Fée des poupées

29

Costume du grand eunuque pour le ballet Shéhérazade

85

Costume du grand eunuque pour le ballet Shéhérazade

87

Costume du loup pour l’acte III du ballet La Belle au bois dormant

229

Costume du nègre argenté pour le ballet Shéhérazade

89

Costume du nègre doré pour le ballet Shéhérazade

91

Costume du sultan Samarcande d’après le ballet Judith

243

Costume du sultan Shâhriyâr destiné à Alexis Boulgakov pour le ballet Shéhérazade

83

Costume du sultan Zaman pour le ballet Shéhérazade

99

Costume pour le ballet Le Matyre de saint Sébastien

133

Costumes de deux jeunes Béotiennes, Vera Fokina et Bronislava Nijinska, pour le ballet Narcisse

119

Costumes de deux noirs pour le ballet La Légende de Joseph

207

Costumes de nymphes pour le ballet L’Après-midi d’un faune

147

252

D Dans l’Atelier de l’artiste

57

Danse sacrée siam

19

Dessin d’un décor pour le ballet Cléopâtre

63

Dessin d’un décor pour le ballet Hyppolyte

23

Dessin de Vaslav Nijinski pour le ballet Shéhérazade

95

Dessin pour le décor de l’acte I du ballet Hélène de Sparte

149

Dessin pour le décor de l’acte I du ballet Le Martyre de saint Sébastien

129

Dessin pour le décor de l’acte II du ballet Daphnis et Chloé

185

Dessin pour le décor de l’acte II du ballet Hélène de Sparte

151

Dessin pour le décor de l’acte II, scène V, du ballet Aladin ou la lampe merveilleuse

223

Dessin pour le décor de la scène I du prologue pour le ballet La Belle au bois dormant

211

Dessin pour le décor de la toile de fond du château enchanté pour le ballet La Belle au bois dormant Dessin pour le décor de scène du ballet Shéhérazade

209 81

Dessin pour le décor des actes I et III du ballet Daphnis et Chloé

183

Dessin pour le décor du ballet Le Dieu bleu

159

Dessin pour le décor du ballet Oriental Fantasy

193

Dessin pour le décor du ballet Salomé

157 253

Dessin pour le décor du ballet Thamar

175

Dessin pour le décor du prélude pour le ballet L’Après-midi d’un faune

139

Dessin pour le décor du prologue du ballet La Pisanelle ou La Mort parfumée

191

Dessin pour les accessoires et le mobilier destinés au ballet Le Spectre de la rose Le Dîner

135 27

E/G Elysium

47

Grand Marché de poupées

15

J/O Judith tenant la tête d’Holopherne Ondée

241 51

P Paysanne russe Portrait d’Alexandre Benois

254

227 13

Portrait d’Andrej Bely Portrait d’Ida Rubinstein

39 239

Portrait de Constantin Somov

45

Portrait de la poétesse Zénaïda Hippius

53

Portrait de Léon Massine

197

Portrait de Lubov Gritsenko

35

Portrait de Mili Balakirew

55

Portrait de Sergei Diaghilev

37

Portrait de Valéry Nouvel

11

Portrait de Vaslav Nijinski dans le ballet L’Après-midi d’un faune

141

R/T La Reine Thamar et le prince dans le ballet Thamar Terror Antiquus

177 49

U/V Variation d’un costume de Vaslav Nijinski pour le ballet Les Orientales Vase (autoportrait)

219 41

255