Bachelard et Bergson : continuité et discontinuité (Hors collection) (French Edition)

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Sous la direction de Frédéric Worms et Jean-Jacques Wunenburger

Présentation La rencontre entre Bachelard et Bergson va bien au delà d'objections adressées par un philosophe à un autre sur un problème ou un autre (le temps, le néant, l'image). elle va au delà aussi de l'opposition entre deux courants trop souvent figés de philosophie française (la conscience et le concept, la métaphysique et la science). Elle conduit en réalité au centre respectif de deux œuvres décisives, au carrefour de toute la philosophie du XXe siècle en France, et cela dans tous les domaines, scientifiques et métaphysiques, mais aussi esthétiques et éthiques.

Table des matières Remerciements (Frédéric Worms et Jean-Jacques Wunenburger) Les auteurs Introduction Continuité ou discontinuité. Un faux problème ? (Marie Cariou) Première partie Deuxième partie Troisième partie Conclusion Métaphysique Force et résistance, le rythme de la vie (Jean-Jacques Wunenburger) 1. De l'art des bifurcations symétriques 2. Le philosophème commun de la tension antagoniste 3. La controverse ambiguë 4. Enjeux d'un philosophème dynamique La rupture de Bachelard avec Bergson comme point d'unité de la philosophie du XXe siècle en France (Frédéric Worms) Les degrés d'une rupture : l'instant, le néant, l'image Une rupture dans le siècle ? image, néant, instant dans le moment philosophique de la Seconde Guerre mondiale Entre Bachelard et Bergson : une relation singulière Rythme et durée : la philosophie du temps chez Bergson et Bachelard (Gaspare Polizzi) Bergson et Bachelard (Jean-Michel Le Lannou) Le dépassement vital Le dépassement intellectuel Philosophie des sciences Bachelard, Le Roy et l'épistémologie bergsonienne (Anastasios Brenner) Introduction 1. Le témoignage de Bachelard 2. la comparaison de leurs œuvres 3. La théorie de l'instrument Conclusion Le bergsonisme, point aveugle de la critique bachelardienne du continuisme d'Émile Meyerson (Frédéric Fruteau de Laclos) Introduction : Meyerson/Bachelard, une discontinuité au cœur du XXe siècle ? I. Bachelard est moins anti-meyersonien qu'anti-Bergsonien II. Meyerson est moins pré-bachelardien qu'anti-bergsonien Conclusion : continuité de la tradition épistémologique française. de Meyerson à Bachelard via les personnalistes Temps bachelardien, temps einsteinien : la critique de la durée bergsonienne (Daniel Parrochia) 1. L'intuition de l'instant et la relativité einsteinienne 2. Les éléments philosophiques spécifiques de la théorie bachelardienne du temps. Une construction différenciée Conclusion L'espace-temps entre algèbre et géométrie : la théorie de la relativité chez Bergson et Bachelard (Élie During) I. L'espace cisaillé II. Algèbre et géométrie III. Arithmétique et topologie : une intuition de l'espace-temps Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique (Gérard Chazal) Introduction I. La rupture d'avec l'expérience immédiate II. La place de la conscience dans l'épistémologie Conclusion Théorie de la connaissance

Bergson et Bachelard : les sciences, la métaphysique et le langage (Claudia Stancati) 1. l'esprit géométrique du langage 2. langage et esprit de finesse 3. les obstacles au miroir du langage 4. le langage jeune de l'imagination 5. le langage des philosophes Sur le sujet : Bachelard contre Bergson (Carlo Vinti) 1. avant-propos 2. sujet et durée 3. sujet et instant Le dynamisme de la pensée scientifique chez Bachelard au regard du schématisme kantien et de l'intuition bergsonienne (Julien Lamy) La nouménologie et le schématisme Intuition travaillée, pensée vivante et instant fécond L'épistémologie bachelardienne comme un non-bergsonisme : l'exemple du « rationalisme électrique » (Gervais Kissezounon) D'une rencontre fertile de Bergson et Bachelard : l'ontologie génétique de Simondon (Jean-Hugues Barthelemy) Introduction : ontologie philosophique et/ou épistémologie historique Vers une « ontologie de la connaissance » : de Bergson à Simondon De Bachelard à Simondon : les « schèmes physiques » de l'ontologie nouvelle et la théorie « phénoménotechnique » de la connaissance « Intuition », « dialectique », « transduction » Esthétique La présence de Bergson dans l'esthétique bachelardienne (Valeria Chiore) Introduction L'air et les songes : mouvement, imagination, volonté L'intuition de l'instant : temporalité, ontologie, intentionnalité Conclusion La question de l'image chez Bachelard et Bergson : problèmes et enjeux (François Ide) Mémoire bergsonienne, image bachelardienne, réminiscence proustienne (Jean Libis) Bergson, Bachelard et la dialectique de la continuité et de la discontinuité en musique (Éric Emery)

Remerciements Frédéric

Worms

Frédéric Worms est professeur d’histoire de la philosophie contemporaine à l’Université de Lille III et directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine à l’ENS (Paris).

Jean-Jacques Wunenburger Jean-Jacques Wunenburger est professeur de philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon III et directeur de l’Institut de recherches philosophiques de Lyon et ancien directeur du Centre Gaston Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la rationalité de l’université de Bourgogne.

Le

présent volume est issu du Colloque international conjointement organisé à l'Université de Lyon 3 par l'Institut de recherches philosophiques de Lyon et le Centre international d'étude de la philosophie française contemporaine (ENS, Paris) avec la collaboration du Centre Gaston-Bachelard de recherches sur l'imaginaire et la rationalité de l'Université de Bourgogne et avec le soutien de l'UMR Savoirs, textes et langues de l'Université Charles-de-Gaulle - Lille 3. Il n'aurait pas été possible sans le soutien de chacune de ces institutions, que nous remercions ici à nouveau, mais aussi sans leur collaboration mutuelle qui témoigne du renouveau multiple des études sur la philosophie française du XXe siècle, ainsi que des associations qui peuvent en renouveler les approches, en tenant compte de leur développement impressionnant sur le plan international. Les éditeurs tiennent tout particulièrement à remercier les contributeurs qui ont tous fait ressortir, à travers la

relation capitale entre Bergson et Bachelard, un aspect central et original de la philosophie contemporaine, ainsi que Julien Lamy, dont le travail exemplaire de coordination a permis la réalisation de cette manifestation et de cet ouvrage.

Les auteurs J ean-Hugues

BARTHÉLEMY, professeur de philosophie, directeur de séminaire à la Maison des sciences de l'homme de Paris-Nord. Institution de rattachement : laboratoire LLCP de l'Université de Paris VIII. Anastasios BRENNER, professeur à l'Université Paul-Valéry (Département de philosophie, route de Mende, 34199 Montpellier Cedex 5, [email protected]). Marie CARIOU, professeur émérite, doyen honoraire de la Faculté de philosophie, Université Jean-Moulin - Lyon 3. Gérard CHAZAL, professeur émérite de l'Université de Bourgogne. Valeria CHIORE, Université des Études de Naples - L'Oriental, Naples (Italie), fondatrice des Cahiers « bachelardiana », membre de l'Équipe de recherche sur les formes symboliques et sur l'imaginaire de l'Université des Études de Naples - L'Oriental. Élie DURING, maître de conférences, Université de Paris X - Nanterre. Éric ÉMERY, professeur invité de méthodologie et de philosophie à l'École polytechnique fédérale de Lausanne. Frédéric FRUTEAU DE LACLOS, maître de conférences, Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne, IPHST. François IDE, doctorant à l'Université de Lille III. Gervais KISSEZOUNON, docteur, maître-assistant des universités, CAMES. Julien LAMY, professeur de philosophie, doctorant à l'Institut de Recherches philosophiques de Lyon (IRPhiL), président de l'Association des doctorants et chercheurs en

philosophie (Lyon 3), membre de l'Association des Amis de Gaston Bachelard. Jean-Michel LE LANNOU, professeur de philosophie en Première supérieure. Jean LIBIS, professeur en classes préparatoires (à la retraite), président de l'Association des Amis de Gaston Bachelard. Daniel PARROCHIA, professeur de logique à l'Université de Lyon, IRPhiL-Lyon 3. Gaspare POLIZZI, professeur d'histoire de la philosophie, International University Line, Florence. Claudia STANCATI, professeur associé de philosophie du langage au Département de philosophie de l'Université de Calabre. Prof. Carlos VINTI, professore ordinario, Docente di Storia della filosofia contemporanea nella Facoltà di Lettere e Filosofia dell'Università di Perugia (Italia). Frédéric WORMS, professeur d'histoire de la philosophie contemporaine à l'Université de Lille III - UMR 8163 Savoirs, textes et langage ; directeur du Centre international d'étude de la philosophie française contemporaine à l'ENS (Paris). Jean-Jacques WUNENBURGER, professeur de philosophie à l'Université Jean-Moulin - Lyon 3, directeur de l'Institut de Recherches philosophiques de Lyon, ancien directeur du Centre Gaston-Bachelard de recherches sur l'imaginaire et la rationalité de l'Université de Bourgogne…

Introduction

Continuité ou discontinuité. Un faux problème ? Marie N otre

Cariou

propos portera simplement sur une interrogation : une interrogation sur la nature de la question : continuité ou discontinuité ? Quel peut être le sens de ce « ou » ? S'agit-il d'un rapport d'exclusion invitant à choisir entre la continuité, essentiellement illustrée par Bergson et la discontinuité essentiellement illustrée par Bachelard ? Et donc d'une sorte d'option philosophique fondamentale qui nous amènerait à cultiver l'opposition, voire une impossible conciliation, non seulement entre le continu et le discontinu mais aussi, bien sûr, entre Bergson et Bachelard. « Faux problème », dirait le premier. « Pauvre dialectique des oui et des non », dirait le deuxième. On verra pourquoi (1re partie) S'agit-il plutôt d'une alternative pratiquée méthodologiquement à la manière des Stoïciens, « ou bien, ou bien » pour mieux découvrir la source qui contient les deux termes en proposant une approche nouvelle de l'un et de l'autre ? De quelle continuité, de quelle discontinuité, au singulier comme au pluriel est-il ici question ? (2e partie). Ce qui nous amènera à repenser le sens du terme « dialectique » chez nos deux interlocuteurs et à trouver au terme de notre enquête non une volonté de polémique stérile, mais l'intuition d'une harmonie féconde (3e partie).

Première partie On ne saurait retenir la première hypothèse. D'abord parce qu'on ne peut pas prendre à la lettre les critiques formulées par Bachelard à l'égard de Bergson puisqu'il est amené luimême à les nuancer, les atténuer, voire les abolir dès qu'il mesure à quel point elles ne s'adressent qu'à une caricature de bergsonisme comme il le reconnaît dans la Poétique de l'espace (p. 81). Ensuite parce qu'on ne peut pas réduire la durée bergsonienne à la continuité, fut-elle dynamique. On remarquera, en effet, que Bachelard apporte un correctif à la plupart de ses controverses en retrouvant après coup le véritable sens de la démarche bergsonienne, et même lorsqu'il croit corriger Bergson, en substituant à des thèses approximatives et caricaturales, des arguments typiquement bergsoniens. Non seulement il reconnaît que ce n'est parfois qu'une querelle de mots mais il revient souvent vers une conclusion qui justifie Bergson sur les points essentiels de sorte que leur connivence paraît à terme plus profonde que leurs divergences : par exemple, dès le début de la Dialectique de la durée, qui annonce pourtant un examen critique du bergsonisme, il affirme (p. 10) « comme le dit justement Bergson une intuition philosophique demande une contemplation longuement poursuivie » ou bien, après avoir souligné le rôle de la dialectique dans les phénomènes psychiques il conclut : « nous donnons donc son plein sens, à la fois ontologique et temporel, à la formule bergsonienne – le temps est hésitation » (p. 25), ce qui relève semble-t-il d'une volonté de parachever et de parfaire plus que de rejeter.

Plus poétiquement peut-être, après s'être interrogé sur la célèbre métaphore du tiroir dont la portée fut tronquée et sommairement simplifiée dans un bergsonisme de clichés déjà familier chez les pédagogues, il rétablit quasi spontanément le sens le plus subtil de cette belle image médiatrice en explorant le secret des armoires où dans le parfum bleu des coutumes d'antan il découvre que « la lavande met une durée bergsonienne dans la hiérarchie des draps » (Poétique de l'espace, p. 83). Toutefois, dans la mesure où Bachelard est parfois tenté de penser que la durée bergsonienne est homogène et sa continuité linéaire, il est amené à lui opposer l'expérience d'une autre durée, ou plutôt d'autres durées, plus complexe, plus dynamique et aussi plus paradoxale que celle qu'il croit lire dans l'Essai. Pourtant affirmer que les phénomènes ne durent pas tous « de la même façon » (Dia., VII), que la continuité philosophique est « une œuvre » ou encore que « la vie philosophique doit être saisie dans ses actes dans son flot (p. 14), c'est faire écho aux affirmations bergsoniennes, c'est peut-être les amplifier mais ce n'est pas les corriger. Bachelard écrit notamment (Dia., VIII) : « Il nous semble impossible qu'on ne reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie complexe sur une pluralité de durées qui n'ont ni le même rythme, ni la même solidité d'enchaînement, ni la même puissance de continu. » Certes, mais il nous semble, à nous, tout aussi impossible d'ignorer les textes de Bergson qui développent une franche critique de la durée unique et qui établissent fort clairement la diversité des rythmes de durée. Reprenons quelques-uns des plus explicites, en tout cas des moins contestables :

Dès l'Essai, la durée est définie comme une « multiplicité qualitative, une hétérogénéité pure » (148-170, 152-175) et Bergson insiste d'autant plus sur cet aspect que de son propre aveu, la traiter comme une « chose homogène » ne peut que favoriser le déterminisme et rendre la liberté « incompréhensible » (153176). Or il paraît clair que l'expérience de la durée a pour corrélat fondamental la défense et illustration de ce « fait » qu'est la liberté. Et l'on n'a même pas à se demander si le but de l'Essai n'est pas d'abord la réfutation du déterminisme puisque l'Avantpropos de février 1888 le déclare explicitement : « Nous avons choisi parmi les problèmes, celui qui est commun à la métaphysique et à la psychologie, le problème de la liberté… Les premiers chapitres où l'on étudie les notions d'intensité et de durée ont été écrits pour servir d'introduction au troisième » (p. 3, VIII). Dans le contexte de sa méprise sur ce caractère de la durée bergsonienne Bachelard affirme, fort logiquement d'ailleurs, que « l'acte libre est un accident » (Dia., p. 6). Il le serait en effet si la continuité dont il est ici question était statique, linéaire, le flot sans turbulence et le fleuve sans rives. Mais il n'en est rien. De ce que Bergson affirme que « les actes libres sont rares », on ne saurait déduire qu'ils sont accidentels. Au contraire, ils sont rares précisément parce qu'ils sont essentiels. Mais comme nous ne vivons que rarement au niveau de ce dynamisme interne d'un moi fondamental qui nous rendrait perpétuellement créateur et d'abord bien sûr créateur de nousmêmes, la plupart de nos actions restent prisonnières de ce « fantôme décoloré » qui

n'est que notre projection dans l'espace et en quelque sorte un oubli de soi. En 1896, Matière et mémoire est peut-être plus catégorique encore et contient des propos que l'on pourrait sans peine attribuer à Bachelard. « Il n'y a pas un rythme unique de la durée ; on peut imaginer bien des rythmes différents » (p. 342/232) et un peu plus loin il est également question de « durées », au pluriel, « à élasticité inégale » (p. 233). Dans L'évolution créatrice (1907) c'est le sentiment de la durée qui est évoqué comme fluctuant : l'expression est la même que dans l'Essai : « La liberté admet des degrés. » Le sentiment de la durée « admet des degrés » (p. 665/201). Toutefois cette reprise de l'expérience d'une durée intérieure cède le pas ici à une autre durée qui curieusement peut avoir des caractères analogues, celle qui nous entoure. Car l'univers dure lui aussi et son évolution non plus n'a rien de continu. Elle est le théâtre de déviations, d'arrêts, de reculs, voire de mutations et de sauts brusques (EC, p. 583/105). Et d'ailleurs elle n'est par terminée. Certes le domaine de la vie est bien défini, comme une « création indéfiniment continuée » (646/17) mais c'est à grand renfort d'obstacles contournés, d'élans retombés, de directions abandonnées et même d'espèces perdues. Tout ce bouillonnement, même s'il aboutit – ou devrait aboutir – à l'apothéose d'un esprit humain et même pourquoi pas, surhumain, est bien loin d'évoquer « un long fleuve tranquille ». Mais les textes les plus convaincants, les plus innovants peut-être sur ce point sont ceux de janvier 1903 dans l'Introduction à la

métaphysique recueillie dans PM (notamment p. 1418-1419/209-210). Bergson y critique ostensiblement l'idée d'une « durée unique qui emporte tout avec elle » à laquelle il oppose une « continuité de durées », au pluriel, qu'on peut suivre, pour reprendre ses images soit vers le bas soit vers le haut. Peut-être que Bachelard résolument non euclidien, eût préféré dire : qu'on peut suivre dans n'importe quelle direction. Et il est vrai, on y reviendra, que Bergson semble toujours fidèle à des images strictement duelles et des schémas d'un grand classicisme. Il reste que la pluralité des mouvements de « durée » est clairement établie et si l'on privilégie ici comme partout ailleurs dans cette œuvre deux directions c'est qu'il s'agit de suivre la possibilité d'éparpillement ou de dispersion de la conscience jusqu'à un point extrême qui serait la matérialité pure, autant que sa possibilité de concentration et de resserrement jusqu'à ce point extrême qui serait l'esprit pur. Entre ces deux limites la conscience peut parcourir bien sûr tous les degrés intermédiaires mais il n'est pas question d'un cheminement rectiligne. Bergson parle d'ailleurs de « va-et-vient » et parfois de zigzag. En rendant à la continuité sa turbulence et sa complexité, Bachelard ne faisait donc en un sens que retrouver au-delà d'une caricature de bergsonisme aisément rejetée, le véritable visage de la durée bergsonienne. Cependant, on ne saurait en rester là. Car ses impatiences, voire ses impertinences, ses attentes, voire ses déceptions et sa nostalgie d'une dialectique beaucoup plus équitable, et si l'on peut dire beaucoup plus serrée, sont loin d'être sans fondement.

Tout d'abord pour une raison simple : la méthode. Bergson, on vient de l'évoquer, reste fidèle à un dualisme méthodologique à la fois paradigmatique et pragmatique : paradigmatique parce qu'il reflète le réel dans son double aspect : l'étendue et la durée. Pragmatique parce qu'en distinguant jusqu'à l'opposition la plus extrême deux réalités on en démontre mieux la spécificité mais aussi les connexions possibles. Bachelard, lui, désoriente volontiers nos habitudes manichéennes. Il ne pratique plus le dualisme même strictement méthodologique, c'est pourquoi d'ailleurs l'emprisonner dans une fausse dialectique à deux termes, le jour - la nuit, la science - le poème, c'est manquer l'originalité de son œuvre. De surcroît c'est le faire bien plus bergsonien qu'il ne fut ! Alors que Bergson oppose le temps à la durée, l'espace à l'étendue, lui s'ingénie au contraire à multiplier les processus de temporalisation, les foyers de localisation, créant ainsi des dialectiques à plusieurs dimensions. De même, lorsqu'il utilise, abondamment d'ailleurs, dans la Philosophie du non, la dialectique bergsonienne du clos et de l'ouvert, il la rend d'emblée beaucoup plus compliquée. Les vraies dialectiques ne sont pas pour lui linéaires mais en quelque sorte centrifuges. Elles pratiquent la désintégration totale des noyaux et poussent les notions jusqu'au surgissement de leur propre vertige. On ne saurait donc les réduire à deux termes. On peut imaginer des dialectiques totalement éclatées à trois, quatre termes. Par exemple, on peut certes distinguer un moi profond et un moi superficiel mais entre la profondeur et la

surface il y a une multiplicité d'alternatives. « Du moins profond toujours moins profond au plus profond toujours plus profond la dialectique se déroule », dit-il dans la Poétique de la rêverie (p. 51). Dialectiser pour Bachelard implique donc une extrême variété d'axiomes et de démonstrations et l'on remarquera qu'il parle aussi bien d'une « philosophie dispersée » que d'une « poésie diversifiée » (Philosophie du non, p. 12 ; Poétique de la rêverie, p. 23). Mais cette dispersion et cette diversification n'ont rien d'anarchique. Au contraire elles exigent une constante remise en ordre des concepts et des différentes expériences. « Les schémas de la science sont toujours à refaire », disait déjà Bergson. Cependant Bachelard regrette qu'il soit demeuré trop fidèle à des schémas familiers à l'intellectualisme, à des cadres traditionnels, et fasse ainsi parfois figure de conservateur. « Bergson est un intellectuel qui s'ignore », écrit-il dans la Poétique de la rêverie (p. 99). Oui Bachelard est un intellectuel, mais qui ne s'ignore pas. Il s'en explique même ouvertement : en opposant deux intellectualismes, celui qui crée ses idées et les vivifie du dedans, le vrai, celui qui immobilise les idées mouvantes en concepts solidifiés « pour les manier comme des jetons » (le parallélisme psychologique, Mélanges, p. 495) le faux. Et c'est évidemment dans le premier qu'il se reconnaît. Il ne faudrait donc pas se laisser abuser par le style très, trop classique et par les images très, trop belles de Bergson. Sa pensée est très difficile, « difficultueuse », disait-il lui-même. D'autant plus difficile à suivre qu'elle

exprime des idées rigoureusement neuves dans le contexte de catégories philosophiques tout à fait traditionnelles. Contrairement à ces mystificateurs qui n'ayant rien à dire se plaisent à habiller des idées empruntées, banales et familières, d'oripeaux langagiers faussement hermétiques, il propose les pensées les plus audacieuses dans la langue limpide et éprouvée des grands classiques. Cela peut créer des paradoxes, des disproportions parfois même des confusions d'une inquiétante étrangeté. Il sent bien que ce dont il parle ne peut plus entrer dans le cadre établi des sciences du passé. Il dit lui-même qu'il faudrait une science plus large, plus complexe, mais il ne semble pas réaliser tout à fait que dès 1905 cette science était née. Il parle par exemple de durées que nous devons essayer de suivre soit « vers le bas soit vers le haut » sans mesurer à quel point ce langage tributaire d'un monde clos, encore trop euclidien, encore aristotélicien est tout à fait inadéquat à la multiplicité des processus qu'il faudrait alors expérimenter. L'intuition de la durée ne peut pas se parler sous la catégorie du haut et du bas pas plus que l'intensité des phénomènes de conscience ne peut se parler sous la catégorie du lourd ou du léger, du plus ou du moins. Pour être fidèle à une terminologie finalement très scolastique et à une méthodologie dualiste finalement très cartésienne, l'iconographie bergsonienne tombe quelquefois dans le métaphorique qu'elle est censée vouloir dénoncer. Il est vrai que toute expression nous fait retomber dans la représentation symbolique mais en évoquant la création d'images médiatrices, de concepts fluides ou d'œuvres artistiques, Bergson illustre bien l'exigence d'un nouveau langage.

On peut donc comprendre pourquoi Bachelard peut se sentir en porte à faux avec quelques images bergsoniennes. Dès lors que l'intuition de la durée doit se parler en termes non euclidiens, non aristotéliciens, non cartésiens, il faut inventer une nouvelle forme de discours philosophique moins fidèle sans doute à la tradition que la langue, même superbe, de l'Essai. N'est-ce pas ce qu'il tente lui-même en faisant se répondre dans d'insolites correspondances dont il avoue qu'elles ont quelque chose de « baudelairien » les livres d'animus, les livres d'anima, la raison de la science et celle du poème, faudrait-il dire leur raison d'être ? Peut-être alors curieusement est-on mieux armé pour comprendre Bergson après avoir lu Bachelard. Par ses critiques ou ses reprises, ses éclaircissements ou ses questionnements, il permet de relire la Philosophie de l'intuition dans un contexte que ni le rationalisme hostile ni le mysticisme enthousiaste n'a pu déceler en son temps. C'est à la lumière de ce nouveau contexte qu'ayant exclu l'hypothèse d'un rapport d'exclusion entre continuité et discontinuité, nous sommes amenés à examiner de plus près ce qui se présente comme une alternative, propédeutique à un véritable dialogue et donc à une possible synthèse entre les deux concepts et plus encore sans doute entre les deux penseurs.

Deuxième partie En partant d'une opposition, somme toute bien traditionnelle entre continuité et discontinuité, nous avons pour l'instant accepté d'entrer dans ce que Bergson appelait « les cartons de la cité » ou encore « les idées qu'on trouve dans le commerce » (PM, 1408/196) à savoir des concepts tout faits. Retrouver leur signification première, penser leur exacte relation et sortir des stéréotypes par une forme d'empirisme que l'Introduction à la métaphysique (p. 1408/196) définit comme une « auscultation spirituelle » ce sera découvrir que justement ils ne s'opposent pas et que l'expérience de la durée révèle leur complémentarité et leur mouvement réciproque. Après avoir analysé ainsi l'opposition de l'unité et de la multiplicité et voulant montrer que la réalité philosophique profonde exige à la fois l'une et l'autre, l'Introduction à la métaphysique lançait la formule paradoxale : « Le moi est une unité multiple. » Pour éclairer notre problème ne pourrait-on tenter une formule analogue : la durée est une continuité discontinue ? On remarquera en effet que Bergson ne parle jamais de continuité, tout court. Mais d'une « continuité de durées » au pluriel ou encore d'une « continuité ininterrompue d'imprévisible nouveauté » au singulier (PM, Introduction, 2, 1275/31) ce qui revient à dire, comme on va le montrer, une continuité de discontinuités. Toute nouveauté introduit nécessairement une rupture. Ce que fait apparaître la durée créatrice ne peut être expliqué par la série des éléments préexistants.

Bien loin de n'être que « phénomène du passé », incapable de créer comme semble le croire Bachelard (Dialectique de la durée, p. 23) le présent « absolument nouveau » (EC, 664/201) introduit une réalité que Bergson appelle parfois un « plus être irréductible » qui rompt la chaîne des antécédents au moins par l'un ou l'autre de ses aspects et parfois même intégralement. Certes le passé constitue bien la trame d'un moi qui ne se renie pas en se dépassant. En ce sens Bachelard rappelle à juste titre qu'il assure la continuité psychique. Mais il ne peut rendre compte de la création du moment. Même si ce moment est encore pour Bergson une durée et non pas cet instant infinitésimal que l'on peut penser mais non pas expérimenter, il fait surgir un événement, une œuvre radicalement autre, incommensurable avec ses prémisses. On voit alors que la discontinuité dont il est question ici n'a rien de négatif. Elle est tout aussi positive que la continuité. Et Bergson a trop insisté dans toute son œuvre sur tous les processus de création, qu'il s'agisse d'art, de morale ou d'évolution, pour que l'on ne retrouve pas une exacte articulation entre continuité et discontinuité dans la synthèse d'un acte créateur au moment où il s'accomplit. Il parie même dans L'évolution créatrice d'une « discontinuité nouvelle » qui pourrait être mise au jour par « la connaissance du vivant dès lors qu'elle penserait en même temps la continuité et le changement ou mieux, la continuité d'un changement » (p. 633/163). Cette discontinuité nouvelle ne serait pas pour autant le contraire de la continuité mais le contraire d'une fausse discontinuité. Car les ruptures ne sont pas des lacunes, les intervalles ne sont pas des vides, les

silences ne sont pas des « rien ». Ils sont l'exacte ponctuation de l'action, comme le point, la virgule ou le soupir, toutes ses formes de respiration retenue pour mieux rendre le rythme du poème, sont des éléments tout aussi constitutifs d'une phrase que la densité de ses mots et tout aussi indispensables à son intelligibilité. Les trous, les absences, les béances, tous positifs, chacun selon son mode. Il n'y a pas de négatif dans la nature, rien qu'un positif différent d'un autre. En ce sens, la première page de la Dialectique de la durée rappelle d'emblée et fort justement que la philosophie de Bergson est une « philosophie du plein ». Mais encore faut-il s'expliquer sur cette plénitude, peut-être est-elle l'indice d'une dialectique beaucoup plus subtile qu'on pourrait le croire au premier abord. « C'est la dialectique et non la continuité qui est le schéma fondamental », écrit Bachelard (Dialectique de la durée, p. 29) mais c'est après avoir affirmé que Bergson « n'a pas tenté de faire réagir la dialectique sur le plan de l'existence » (p. 7). Ce n'est pas si simple. Ce qu'il faut d'abord rappeler, c'est que Bergson distingue différentes formes de dialectique : une qui reste langagière et qui n'est qu'une opposition de concepts mais une autre, concrète, celle-là, qui porte la contradiction au sein d'une même réalité ; par exemple ici la continuité ne s'oppose pas à la discontinuité mais à une autre continuité de même que la mémoire ne s'oppose pas à l'oubli mais à une autre mémoire, la justice à une autre justice, la religion à une autre religion, une close, l'autre ouverte, une statique, l'autre dynamique.

C'est donc à l'intérieur d'une même notion qu'il faut penser les oppositions car c'est du fond de leur plénitude singulière que tous les êtres se fissurent. La dialectique des concepts contraires n'a pas d'épaisseur existentielle, elle est aisément surmontée d'ailleurs par l'intuition. « Les concepts vont d'ordinaire par couples et représentent les deux contraires. Il n'est guère de réalité concrète sur laquelle on ne puisse prendre à la fois deux vues opposées et qui ne se subsume, par conséquent aux deux concepts antagonistes. De là une thèse et une antithèse qu'on chercherait en vain à réconcilier logiquement pour la raison très simple que jamais avec des concepts ou points de vue, on ne fera une chose. Mais de l'objet saisi par intuition, on passe sans peine dans bien des cas, aux deux concepts contraires et comme par là on voit sortir de la réalité la thèse et l'antithèse on saisit du même coup comment cette thèse et cette antithèse s'opposent et comment elles se réconcilient » (Introduction à la métaphysique, PM, 1409/198). Ainsi l'intuition première de la durée permet de saisir le point de vue de la continuité et le point de vue de la discontinuité parce qu'elle contient l'une et l'autre indissociablement. La durée n'est pas leur synthèse a posteriori mais l'expérience réelle qui permet à la thèse et à l'antithèse de se forger comme points de vue et donc de s'exprimer car il faut bien qu'elle se transmette et donc renoue avec les concepts mais encore faut-il que ces concepts soient adéquats et « se moulent sur les formes fuyantes de l'intuition »… et c'est pourquoi l'on ne peut recourir à un langage trop longuement institué par des représentations symboliques qui, si elles conviennent souvent

à la maîtrise de la matière et de l'espace, ne sont plus adéquates à l'expérience de la vie et a fortiori de la conscience. Il faudra donc imaginer des concepts fluides qui ne soient pas des concepts flous, et même inventer, pourquoi pas, pour chaque expérience nouvelle un concept intégralement nouveau qui ne jouerait plus du tout le rôle d'une sorte de clef passe-partout et qui au lieu d'induire au général cultiverait le singulier. C'est même la tâche que Bergson assigne en particulier à la philosophie puisque c'est elle qui par l'intuition doit se placer « à l'intérieur de la réalité concrète sur laquelle la critique vient prendre du dehors les deux vues opposées, thèse et antithèse » (Introduction à la métaphysique, PM, 1430/204). On peut rappeler l'exemple qui suit même s'il est un peu trop simple ou peut-être parce qu'il est simple : « Je n'imaginerai jamais comment le blanc et le noir s'entre-pénètrent si je n'ai pas vu de gris, mais je comprends sans peine, une fois que j'ai vu le gris, comment on peut l'envisager du double point de vue du blanc et du noir. » On ne saurait déterminer dans cette perspective si c'est le blanc qui est positif et le noir son négatif ou vice versa. Car on peut aisément renverser l'ordre des concepts. C'est ce que fait d'ailleurs Bachelard lorsqu'il renverse la perspective dite bergsonienne de la continuité en privilégiant la discontinuité. Mais c'est en restaurant en même temps la puissance du négatif. On ne réhabilitera pourtant pas la discontinuité en dévalorisant la continuité et surtout il n'est pas possible de comprendre Bergson en gardant cette opposition du oui et du non.

La discontinuité est positive, la continuité est positive, l'idée de rien est aussi pleine que l'idée du tout. Ce n'est que par déficience qu'on est amené à les exprimer négativement car une proposition peut-être négative, mais pas une réalité. La négativité n'est pas dans les choses mais seulement dans leur rapport à une subjectivité. C'est un mode d'expression singulier dont le premier effet positif est de nous permettre d'éviter l'erreur. Bergson rappelle ici l'argumentation kantienne et ajoute : « Nier consiste toujours à écarter une affirmation possible, la négation n'est qu'une attitude prise par l'esprit vis-à-vis d'une affirmation éventuelle » (EC, 738/287). Cette attitude n'implique pas seulement l'intervention d'éléments intellectuels. Au contraire, une pure intelligence ne nie pas. On se souvient d'ailleurs qu'elle ne rit pas non plus. Le rapprochement n'a rien de gratuit. C'est le mélange de l'affectivité et du jugement qui dans les deux cas explique un certain type de défense. Une intelligence qui recevrait passivement, automatiquement, les messages des sens, qui ne serait en rien bouleversée par le désir, l'attente, le regret, bref, qui échapperait au flux et au reflux de la durée serait incapable de rire comme de nier. Un Dieu le pourrait-il ? Pour rire et pour nier, il faut être sensible à quelque privation. La proposition négative ne fait rien que traduire l'épreuve de l'absence. Déception, nostalgie, inquiétude, ignorance. Ne trouvant pas toujours dans la réalité l'ordre de nos attentes, nous invoquons un pur désordre. Ne parvenant pas à saisir les origines de l'existence, nous la faisons surgir du néant…

Mais toute négation pour être intelligible appelle son contraire. Elle ne tire sa puissance que d'un va-et-vient de l'esprit entre deux affirmations réelles ou virtuelles. Il faut en conclure qu'elle ne crée rien et n'a de vertu que pédagogique : elle prévient, elle corrige ou, comme dit Bergson, elle « fait la leçon » (EC, 742/292). Ici encore on remarquera que la même formule désignait le rôle du rire. Bachelard rappelle donc à juste titre que la négation n'est pour Bergson qu'une affaire de jugement. Mais pouvait-il aller jusqu'à dire pour autant que les discontinuités, les morcellements ne sont pas au sein du psychisme ? (Dialectique de la durée, p. 6). L'affectivité n'est pas moins une profondeur psychique que l'intellect et elle est justement un de ces facteurs d'hétérogénéité qui introduit des différences d'intensité dans le sentiment de la durée, et des perturbations dans notre adaptation au réel. Il y a une plénitude du trouble, du désir, de l'attente, de l'aspiration. Les remous de l'affectivité ne sont pas eux non plus des vides négatifs, ce sont des réalités expérimentales positives. On peut donc penser le négatif mais on ne peut pas l'expérimenter et penser le négatif comme tel, c'est selon Bergson, refuser de lui donner un autre contenu que celui de son contraire. On peut toujours penser le néant comme suppression de la totalité de l'être mais ce faisant on ne supprime rien du tout. Ce n'est qu'un artifice puisque toute pensée, fut-elle celle du néant témoigne de la présence d'un être qui pense et qui par cela même suffit à nier le néant. C'est pourquoi Bergson déclare que « l'idée du néant, entendue au sens d'une abolition de tout, est une idée destructive d'elle-même, une pseudo-

idée, un simple mot » (EC, 34/223) et un peu plus loin on trouve la formule célèbre « c'est une idée aussi absurde que celle d'un cercle carré ». Pour établir un dialogue équitable avec Bachelard il faut insister sur l'expression : l'idée du néant « entendu au sens d'une abolition de tout ». Car il s'agit ici d'une idée radicale, d'un néant absolu. Bachelard évoque (dans la Dialectique de la durée, p. 29) une expérience du néant en nous, « brisant à chaque instant notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée », expérience bien profonde en effet, mais il ne s'agirait pour Bergson que d'arrêts ou de silences momentanés, d'un sentiment d'absence ou d'échec tout à fait provisoire, pas d'une véritable pensée du néant. La pensée du néant est bien celle d'une suppression de tout, d'une abolition définitive et non de ruptures accidentelles qui ne revêtent quant à elles aucun caractère d'absurdité. Les manques, les vacuités, les lacunes viennent seulement du fait que le mouvement de l'élan vital et a fortiori de la conscience qui est sans doute sa manifestation actuelle la plus haute, ne se maintient pas sans cesse au même niveau, au même rythme. Il peut s'accélérer ou se ralentir, suivre comme on l'a vu deux directions opposées, celle d'une contraction de durée qui à la limite donnerait la spiritualité pure, ou d'une dispersion de durée qui à la limite donnerait la matérialité pure. Certes, nul n'a l'expérience de ces deux limites mais l'intuition est bien définie comme un va-et-vient entre ces deux extrêmes et c'est pourquoi d'ailleurs elle se diversifie selon les multiples degrés d'intensité qu'elle peut atteindre et pas

seulement selon la nature de ce qu'elle veut connaître. De même que l'intensité créatrice produit ce que Bergson appelle un « plus être » à chaque instant, on pourrait dire que la retombée de l'élan produit un « moindre être » mais un être moindre, n'est pas un non-être. « Il faut se donner l'alternative temporelle qui s'analyse par ces deux constatations : ou bien en cet instant il ne se passe rien, ou bien en cet instant il se passe quelque chose », dit Bachelard (Dialectique de la durée, p. 25). Seulement voilà, pour Bergson, il se passe toujours quelque chose.

Troisième partie Ces quelques rappels de thèmes bien connus, ont évidemment ici pour but de montrer comment Bergson a déplacé la dialectique de la continuité et de la discontinuité : s'il n'y a que des positivités dans l'existence, il faut revenir à l'intuition de la durée car c'est dans cette expérience qu'on trouvera la source de leur unité fondamentale et non de leur opposition, de même que le devenir est l'unité réelle antérieure à l'opposition de l'être et du néant et non pas leur synthèse a posteriori. Or dans l'expérience une continuité dynamique qui retombe ce n'est pas une discontinuité mais une continuité statique, de même pour la discontinuité. Et il y a donc une dialectique du continu et une dialectique du discontinu. On peut remarquer d'ailleurs que Bergson emploie assez peu le mot dialectique. La plupart du temps c'est dans le contexte de doctrines philosophiques traditionnelles et dans un sens plutôt péjoratif. Par exemple « la dialectique pure » n'est jamais « qu'une tentative pour construire une métaphysique avec les connaissances rudimentaires qu'on trouve emmagasinées dans le langage » (Int. 2, PM, 1330/98). Telle est d'ailleurs à ses yeux la philosophie de Platon dont il dit qu'elle était à la fois une « conversation où l'on cherchait à se mettre d'accord sur le sens d'un mot et une répartition des choses selon les indications du langage » (PM, 1322/88). Elle n'a pu se teinter ensuite de mysticité que par des apports étrangers, des efforts transcendant la rationalité close de la Grèce et une sorte de rejaillissement sur la dialectique d'éléments

suprarationnels qui pouvaient la rendre de plus en plus ouverte au mysticisme mais sans qu'elle parvienne à sa parfaite intégration. Pour qui aurait une véritable intuition du réel, toute opposition trouverait son intelligibilité dans l'unité d'un même objet alors qu'on ne pourra jamais la surmonter et si l'on peut dire la remonter par un troisième terme encore verbal, encore conceptuel. En ce sens la philosophie devrait être un endeçà de la dialectique et une sorte de refus d'y entrer. Bergson n'en fait guère qu'un mode du dire « une détente de l'intuition » lorsque, désirant se communiquer, elle est en quelque sorte contrainte de se dialectiser dans des concepts. C'est d'ailleurs le seul cas où il reprend le terme à son compte. Bachelard reprend la formule « détente de l'intuition » et ajoute « cette détente est nécessaire au renouveau de l'intuition… Intuition et détente nous donnent au niveau de la méditation la preuve de l'alternative temporelle fondamentale » (Dialectique de la durée, p. 26). Bergson le concéderait sans doute tout comme il admet que la mémoire habitude puisse servir la mémoire image, ou que l'institution religieuse puisse favoriser la propagation d'un vrai mysticisme mais ce ne pourrait être qu'à regret. Car il reste que cette détente est une retombée. Comme les débris des feux d'artifice ou les fleurs fanées de Plotin elle diffuse un parfum lourd de nostalgie. Certes, contre les concepts tout faits, elle privilégie la richesse des images médiatrices, l'originalité des paradigmes artistiques mais l'exaltation est dans la trouvaille intuitive, sa genèse comme son expression relève d'un effort inouï car pour préparer l'intuition il faut la patience d'analyses multiples et pour

l'exprimer, on doit « remonter la pente naturelle de l'intelligence » (EC, 519/29-40). L'intelligence n'est-elle pas d'ailleurs ellemême une retombée ? Mais il est clair que le mouvement de la descente peut être aussi positif que celui de la montée. Il engendre la science et la technique au moins autant qu'il permet d'expliquer les troubles de la mémoire, l'intuition du déjà vu, la dégénérescence des civilisations, les horreurs de la guerre, les avatars de la société industrielle et les impasses de la religion close. Dans l'ordre scientifique comme dans l'ordre social les pratiques d'ouverture ne seront possibles qu'en retrouvant la direction première de l'élan vital qui a pu, semble-t-il dévier ou stagner. Car il faut le rappeler, cet élan n'est pas infini et il est donné une fois pour toutes. Lorsque Bachelard prétend qu'il ne s'arrête pas (Dialectique de la durée, p. 6), il définit ce qui devrait être ou ce dont on pourrait rêver, mais ce rêve ne devient jamais une réalité. En droit et en soi le mouvement de la vie comme celui de la conscience est indéfini et sans cesse fait pour aller plu loin. Il n'y a pas plus de repos absolu que de vide absolu dans la nature mais il y a des arrêts. Et c'est justement l'arrêt, dit Bergson, non la marche « qui demande une explication ». Alors quelle explication en donne-t-il ? D'abord arrêter, c'est figer. La limite, conçue ici comme forme fixe, est le visage même de la mort. Par opposition aux contours rigides, l'intuition est une frange indécise, ni vraiment de l'instinct ni vraiment de l'intelligence, une pensée fuyante, ou comme dit l'Essai une « étoile filante ». La philosophie s'écrit dans les marges, brouille les lisières, gomme les frontières. Contours, cadres, délimitations, sont toujours factices,

fabriqués. Les déterminations ne sont pas tant des négations que des réductions. L'acte qui décrit, qui détermine, qui circonscrit ne correspond pas à la réalité vivante mais à des systèmes de représentation. Toute théorie de la connaissance suppose donc l'arrêt au moins momentané du mouvement vital. Il ne s'agit pas ici d'une suspension du jugement mais de la conscience elle-même. Le jugement ne se suspend pas. C'est lui qui suspend, qui arrête un mouvement fait pour aller plus loin. Juger, c'est emprisonner la conscience, la circonscrire dans des limites qui sont autant d'entraves à son jaillissement créateur. L'intuition libère des intellectualismes clos parce qu'elle ne suspend plus, ne circonscrit plus. Elle brise les barrières qui empêcheraient la conscience de poursuivre sa marche vers des horizons insoupçonnés, des méthodes insolites et des mots jamais prononcés. Ensuite, l'arrêt ne se produit pas ici par l'intervention d'un obstacle extérieur et n'obéit pas la loi des chocs. Il s'opère par un renversement spontané du mouvement, un enroulement naturel d'un processus sur luimême, une sorte de déviation toujours virtuellement possible et quelquefois effective. Ce phénomène est décrit dans L'évolution créatrice sous le double terme d'interruption inversion. Bergson n'étant pas du tout familier de ce genre de doublet et de termes à tirettes, il peut être important de comprendre pourquoi il veut en faire un unique concept. De son propre aveu les deux termes doivent être tenus pour synonymes, en tout cas, rigoureusement indissociables. S'arrêter c'est s'inverser. S'inverser, c'est s'arrêter. Or toute projection implique un renversement. La détente de l'élan produit de la matière : des corps qui s'éparpillent, qui se

dispersent. La détente de l'intuition provoque des concepts : des analyses qui se multiplient indéfiniment à perte de vue, sortes de mirages de l'ininterrompu qui donnent naissance à des définitions lapidaires : « le physique c'est du psychique investi », la cosmologie est une « psychologie retournée », la « science est une conscience qui s'interrompt ». On pourrait dire aussi bien le temps est de la durée qui se renverse, ou de façon plus large, l'ordre géométrique est une interruptioninversion de l'ordre vital. On retrouve l'application de ce schéma dans Les deux sources : la religion statique est l'interruption-inversion de la religion dynamique, l'oligarchie est l'interruptioninversion de la démocratie. D'où naît l'idée que le seul moyen d'enrayer le processus mortifère c'est d'inverser l'inversion, d'interrompre l'interruption soit se remettre dans la direction de l'élan vital. On retrouve par là au niveau de la doctrine morale les leitmotive de la méthode scientifique : remonter la pente, marcher à contre-courant. Bergson assigne cette tâche à la philosophie dans la mesure où elle dilate son intuition jusqu'aux confins du mysticisme puisque inverser l'inversion de l'élan c'est retrouver sa source et se remettre, selon son expression « dans la direction du divin ». Peut-être que si Bergson allait jusqu'au bout de sa perspective, il ne devrait pas tant exalter l'intuition qui est une vision – mais une vision inversée – que le non-voir. Il pourrait alors entrer aussi bien dans les profondeurs de la théologie négative que dans la nouveauté d'une géométrie reimanienne et penser une métaphysique de l'irreprésentable. Mais telle n'est pas son orientation. Et il se pourrait que Bachelard, et d'autres, se trompe

en faisant du bergsonisme une philosophie de l' « insondable ». L'empirisme bergsonien se propose de tout sonder y compris l'au-delà, y compris le divin. Aussi bien, il y a une continuité, toute logique celle-là, entre tous ses ouvrages puisque le mysticisme vient remplir les promesses de l'élan vital en prolongeant et dilatant jusqu'à l'extrême l'intuition métaphysique. Il reste que plus qu'une profession de foi, Les deux sources est un grand traité de l'ordre social. C'est semble-t-il de la science et du poème plus que de la religion que Bachelard attend les pratiques d'ouverture qui pourraient nous prouver que, selon la belle formule de la Poétique de la rêverie (p. 3), « l'homme ne se trompe pas en s'exaltant ». L'éthique qui en ressort n'est pas pour autant moins exigeante que celle qui invite à entendre l' « appel du héros » car le savant lui aussi pratique une ascèse de la « pauvreté » (Dialectique de la durée, p. 150). La dialectisation des axiomes, la rectification des concepts sont tout autant de techniques de dépouillement, de purification qui retrouvent d'ailleurs pour se signifier des images ancrées dans un long patrimoine de rêveries mystiques, des images pour abolir des images, une belle iconographie au service d'une rigoureuse iconoclastie : nuit des sens et nuit de l'esprit, morts apparentes mais pour renaître dans le petit matin des illuminations surrationnelles. Mais n'y a-t-il pas là que les deux versants d'une même transparence ? Lorsque Bachelard écrit la Poétique de la rêverie il établit spontanément des correspondances entre l'œuvre épistémologique antérieure et la création artistique. En la réinsérant dans un système plus vaste de pratiques d'ascèse il élabore sa propre dialectique philosophique et manifeste sa propre cohérence en élargissant son champ

d'investigation. Mais pour élargir il faut savoir approfondir. À un certain niveau de profondeur la dialectique dans une série d'actes de pensée qui découvrent a posteriori que le « non » ce n'est pas le contraire d'un « oui » mais plus sûrement un « oui » qui s'entrouvre. On comprend mieux alors comment le rêveur rejoint l'épistémologue. Ce qui intéresse le second c'est le point de contact entre deux extrêmes, le mélange initial, le passage de l'un à l'autre. Ce sont les transitions ou les ruptures, les moments hésitants où la géométrie bascule, où la physique vacille, l'heure où la mécanique se met à onduler. Mais de même ce qui intéresse le premier ce n'est pas le sommeil lourd, l'inconscience stérile, c'est la rêverie indécise, les instants où s'estompent doucement les limites entre l'emprise du passé et l'invite de l'avenir, les « spleens légers habités de désirs inconstants » (Dialectique de la durée, p. 145), les beaux moments crépusculaires où le regard se plaît dans l'épaisseur d'un double : le clair-obscur des pensées neuves et des mots troubles. Fleuve, flamme, feuille, ce qui change, ce qui tremble, ce qui bouge : non point l'imaginaire dans son état nocturne, dans son état diurne, mais les images qui jaillissent dans l'incertain passage de l'ombre à la lumière, de la lumière à l'ombre. Dans ce contexte, nous pencherions donc pour réunir Bergson et Bachelard, quelles que soient leurs divergences, dans une même illumination. Certes cette lumière n'a rien d'éblouissant ni de terrassant ni de fracassant. Ce n'est ni la ténèbre diaphane qui surplombe le ciel de Grégoire de Nysse, ni le Grand soleil grec sur les tombes d'Argos. C'est le demi-jour bleu qui traverse la toile des rideaux sagement tirés et la lueur

discrète de la lampe veillant sur le travail patient de l'écolier. C'est l'aube qui se risque à travers le gris perle et le rose tendresse, et puis quand sonne l'heure des rêves et des voiles, « c'est l'obscure clarté qui tombe des étoiles ». Rien ne peut mieux la suggérer que cette atmosphère inspirée du Consuelo de G. Sand que Bachelard évoque dans son testament, je veux dire la Flamme d'une chandelle. On se souvient du Philosophes en méditation de Rembrandt, « cette grande chambre perdue dans l'ombre, ces escaliers sans fin qui tournent on ne sait comment ; ces lueurs vagues du tableau, toute cette scène indécise et nette en même temps, cette couleur puissante répandue sur un sujet qui en somme n'est peint qu'avec du brun clair et du brun sombre ; cette magie de clairobscur… » (p. 8-9). Bachelard transpose sur la recherche d'une écriture les stratégies de la peinture mais il en fait ici beaucoup plus qu'une technique. Il l'inscrit au cœur de la conscience, comme l'attente, comme l'annonce d'un éveil : celui de l'être le plus profond réconcilié avec luimême, avec ses proches et ses lointains, un « psychisme doré » bien loin des cauchemars et des angoisses vaines de sorte que son esthétique du clair-obscur devient inséparable d'une éthique de la sérénité (cf. Marie Cariou, Bergson et Bachelard, PUF, 1995).

Conclusion Pour conclure ce rapide tourbillon des redites ou des trouvailles, des tergiversations ou des résolutions, des oppositions ou des connivences entre Bachelard et Bergson, nous serions tentés de répondre à la question posée : Bergson et Bachelard, continuité ou discontinuité ? Point d'interrogation. Bergson et Bachelard, discontinuité et continuité… Point de suspension. Sans prétendre avoir rassemblé tous les éléments nécessaires à la justification de cette réponse, sans doute avons-nous seulement entrouvert le débat en essayant d'imiter ce meunier dont parle Bachelard lorsqu'il esquisse un paradigme de la notion de « synthèse » (cf. La poétique de l'espace, p. 7 !) Bergson substituait à l'image du tisserand croiseur de fils, celle du couturier qui taille sur mesure. Bachelard quant à lui évoque le cône trapu et les ailes des moulins et confie au meunier le soin de réconcilier les vertus de la terre et les vertus du ciel, l'enracinement ténébreux et les envols lumineux. Pourquoi le meunier, direz-vous ? La réponse est dans le texte : parce que c'est un « voleur de vent qui avec de la tempête fait de la bonne farine ».

Métaphysique

Force et résistance, le rythme de la vie Jean-Jacques Wunenburger Jean-Jacques Wunenburger est professeur de philosophie à l’Université Jean Moulin Lyon III et directeur de l’Institut de recherches philosophiques de Lyon et ancien directeur du Centre Gaston Bachelard de recherches sur l’imaginaire et la rationalité de l’université de Bourgogne.

B ien

que H. Bergson et G. Bachelard aient développé des projets et des démarches philosophiques fort hétérogènes, on ne peut qu'être frappé par le recours, chez tous deux, de formes de discursivité parallèles ou convergentes, qui aboutissent en l'occurrence à un certain isomorphisme des schèmes d'analyse, des types de problématisation, du déploiement d'arguments et de résolution de problèmes [1] . Dès lors, il s'agit de comparer moins des réponses explicites à des questions fondamentales que des modes de traitement, des styles de développement de positions, qui peuvent être rapprochés même s'ils engendrent des expressions philosophiques littéralement différentes. On se centrera à cet effet sur le couple conceptuel de force et de résistance, qui apparaît jouer un rôle heuristique semblable chez l'un et l'autre des philosophes, attestant peut-être par là une commune conception énergétique de la vie.

1. De l'art des bifurcations symétriques La description des formes physiques et psychiques, la compréhension de leurs émergence, variation et transformation renvoient, en effet, de manière privilégiée, chez Bergson comme chez Bachelard, à une énergie, une force, un dynamisme originaire de la vie, qui à leur tour vont orienter, irriguer, traverser la plupart des opérations cognitives, des plus simples aux plus complexes. Chez Bergson, l'action d'une force primitive dans le cosmos ou dans la Nature est ainsi censée se prolonger dans la conscience, qui puise dans ce dynamisme la capacité de mobilisation et de créativité psychique et intellectuelle. Chez Bachelard, une tonalité vitale, proche à certains égards d'un vouloirvivre schopenhauerien, va doter la rationalité scientifique et l'imagination poétique d'une puissance plastique de transformation des représentations. La référence à une semblable force primitive va donc leur permettre d'éclairer les processus de complexification de la vie de l'esprit, même si la médiation du langage inhibe, voire masque l'élan vital chez Bergson, alors qu'elle se présente comme la forme irréductible à travers laquelle la pensée active un dynamisme élémentaire chez Bachelard [2] . Chacune des deux philosophies va aussi identifier et classer les processus intellectuels selon leurs rapports de continuité ou de discontinuité avec cette force vitale qui traverse le non-Moi mais aussi l'intériorité du Moi-sujet. À première vue, volonté et imagination chez Bachelard [3] , intuition et image chez Bergson, nous rendent

réceptifs aux propriétés de fluidité et de mobilité de la vie, qu'elles s'expriment sur un mode physique ou psychique, tandis que la raison chez l'un, l'intelligence chez l'autre, nous en séparent par le biais de la représentation abstraite, qui ne permet de poser une proposition vraie sur la vie que sur fond d'une altération, d'une coupure, voire d'une aliénation, qu'il faudra contourner et compenser, même si la raison comme l'intelligence contribuent à une construction intellectuelle, sous forme de connaissance scientifique. On peut donc bien parler chez tous deux d'une distribution des opérations de l'esprit, répartie selon qu'elles sont en phase, en osmose, en connaturalité avec la vie ou, au contraire, qu'elles sont extérieures, étrangères, scindées par rapport à sa manifestation originaire. Cette dualité de principe, articulée autour d'un couple de contraires, lien-coupure, consubstantialité-hétérogénéité, semble de plus se répéter lors de l'analyse de chaque type d'opération de l'esprit, mais surtout dans les opérations intellectuelles dotées d'une affinité et d'une empathie avec l'objet. Certaines expressions et manifestations intuitives ou discursives de l'esprit se voient en effet mobilisées, entraînées, par une dynamique primitive, mais qui ne peut développer pleinement ses potentialités cognitives et émotives qu'en étant couplée avec une rupture, une résistance, une discontinuité. Chez Bergson comme chez Bachelard, la vie de l'esprit connaît donc un couplage originaire, structurel et fonctionnel, entre un élan, un dynamisme et son contraire, une résistance, un arrêt. C'est ce que nous nous proposons d'établir dans ses grandes lignes en proposant une analogie entre

les paradigmes de la conscience créatrice chez l'un et l'autre.

2. Le philosophème commun de la tension antagoniste À la croisée de philosophies vitalistes, panpsychiques, et des sciences de la nature et de la vie (même si Bachelard est sans doute moins attiré par la biologie et la [4] psychophysique que Bergson ), Bergson et Bachelard renvoient originairement l'intelligibilité des phénomènes, externes et internes, à l'existence et au développement d'une force vitale qui pousse au changement, au devenir, à la mobilité mais aussi à l'accroissement, à l'augmentation de la puissance propre [5] . Les formes et matières sont bien l'enveloppe externe de forces, qui non seulement persévèrent dans leur être mais tendent à la création d'états plus riches et plus complexes (dans l'évolution de la cosmologie bergsonienne comme dans l'ordre des représentations conceptuelles et imagées chez Bachelard). Corollairement, il existe dans l'esprit des processus cognitifs qui prolongent ce dynamisme et l'intériorisent dans la vie de l'esprit. Pour Bergson et Bachelard les processus de connaissance intellectuelle, intuitifs ou discursifs, abstraits ou concrets, se développent donc selon des propriétés et régularités déterminées par l'existence sousjacente d'un dynamisme. Bergson rattache sa manifestation spirituelle chez l'individu à un processus cosmologique et phylogénétique, source d'une évolution généralisée de la matière et de l'esprit, alors que Bachelard s'en tient à un examen purement ontogénétique, identifiant cette puissance originaire dans une volonté à l'œuvre aussi bien dans l'ordre

de la rationalité que de l'imagination créatrice. D'un point de vue cognitif, le dynamisme spirituel se concentre chez Bergson dans l'intuition d'une durée, capable de renouer par son immédiateté avec le flux universel, d'assurer une saisie de réel en soi et d'engendrer une créativité de contenus de conscience nouveaux. Alors qu'au contraire, l'intelligence discursive, productrice de représentations verbales et abstraites, se détache de la vie et lui oppose l'écran de ses abstractions. Une semblable dualité se retrouve chez Bachelard. Nos représentations peuvent se trouver immobilisées, réifiées, dans le cas des images projectives et des concepts réalistes, coupant ainsi raison et imagination de leur source vive et de leurs productions dynamiques. À l'opposé, dès lors qu'elles se trouvent réappropriées par une raison et une imagination animées par une force énergétisante, qui les inscrit dans une temporalité, elles se voient dotées d'une plasticité cognitive ou poétique inégalée. Par ailleurs, tout déploiement dynamique et créatif de la force psychique nécessite une configuration complexe résultant d'une opposition dynamique. Certes, la pensée de la force peut induire une représentation homogène d'un seul flux continu, unidirectionnel. D'ailleurs, pour Bergson, la conscience intime du flux se confond avec l'expérience de la durée continue, à laquelle Bachelard avait précisément opposé une temporalité discontinue faite d'instants entrecoupés, réunis seulement par une vibration rythmique. Pourtant Bergson et Bachelard se rejoignent en associant la force originaire, cosmologique ou psychologique, avec une inhibition, qui opère comme une résistance et qui lui fait obstacle.

Cette contrariété, qui s'oppose à la simple expansion ruisselante, fluide, ouvre alors un changement de direction et d'intensité, bref inaugure un devenir saccadé. Bergson comme Bachelard font place dès lors à un obstacle, à un arrêt de la force, qui devient étape obligée d'un processus [6] . Dans L'évolution créatrice, Bergson compare ainsi la trajectoire de la vie à celle d'un boulet de canon qui se fragmente en explosant en cours de vol. « Quand l'obus éclate, sa fragmentation particulière s'explique tout à la fois par la force explosive de la poudre qu'il renferme et par la résistance que le métal y oppose. Ainsi pour la fragmentation de la vie en individus et espèces. Elle tient, croyons-nous, à deux séries de causes : la résistance que la vie éprouve de la part de la matière brute, et la force explosive – due à un équilibre instable des tendances – que la vie porte en elle. » [7] Pour Bachelard, l'imagination matérielle s'inscrit dans une expérience vécue de la résistance de la matière qui excède la simple vision à distance. « L'imagination active ne commence pas comme une simple réaction, comme un réflexe. Il faut à l'imagination un animisme dialectique, vécu en retrouvant dans l'objet des réponses à des violences intentionnelles, en donnant au travailleur l'initiative de la provocation. L'imagination matérielle et dynamique nous fait vivre une adversité provoquée, une psychologie du contre, qui ne se contente pas du coup, du choc, mais qui se promet la domination sur l'intimité même de la matière. » [8] Dans ces deux extraits de textes, on peut remarquer que, malgré la disparité des champs d'application, un même schème de tension antagoniste se trouve mis en œuvre, vérifiant un double principe. D'une part, une force ne

peut se déployer si elle obéit seulement à un modèle d'écoulement et d'intensification linéaire et continu. Le potentiel de la force et son actualisation sont conditionnés par un dispositif de résistance qui favorise ses variations et transformations. Autrement dit, toute force a besoin d'une contre-force qui s'oppose à son actualisation [9] . L'absence de cette discontinuité entraverait et inhiberait le flux énergétique, car la résistance favorise le processus de transformation et d'intensification de la force. Autrement dit, la force et son opposé constituent bien une structure d'organisation et de renforcement de l'actualisation des dynamismes. D'autre part, l'antagonisme ainsi créé par le couple de la force et de la résistance ouvre chez Bergson sur différentes réactions de montée et de chute, transcrites dans des verbes comme rebondir, concentrer, éclater et disperser en gerbe, voire faire exploser en un mouvement de feu d'artifice ; la résistance instaure ainsi une diversification phénoménale, produit un spectre de processus créatifs, explosifs mais imprévisibles. Certes Bachelard, pour son compte, évoque surtout l'intensification qui résulte de la résistance, en renforçant la tonalité du sujet, son énergie, mais en retour elle confère à la matière perçue et rêvée une « profondeur substantielle » nouvelle. Du fait de cette résistance énergétique, matière et sujet se mettent en mouvement, substituant un devenir à l'être inerte. « Dans cette matièredurée, l'homme se réalise plutôt comme devenir que comme être. Il connaît une promotion d'être. » [10]

3. La controverse ambiguë Pour Bergson et Bachelard il existe donc bien un antagonisme élémentaire entre la manifestation d'une force et un état d'inertie extérieur, qui engendre une réaction qui renforce l'expérience et l'expression de la force initiale. Mais c'est précisément au sujet de cette relation antagoniste que les deux s'affrontent indirectement, autour d'un jeu étrange d'interprétations et d'incertitudes croisées. Il s'agit en effet de savoir si l'obstacle qui engendre la réaction est extérieur à la force initiale, donc totalement lié à une contingence, ou au contraire s'il est solidaire, voire généré par elle, selon une sorte de finalité structurelle. Bachelard, dans ses analyses de La dialectique de la durée, semble reprocher à Bergson de penser l'obstacle de manière inappropriée. D'une part, il le considérerait comme « externe » : « La cause de l'échec, d'après M. Bergson, est toujours externe. C'est la matière qui s'oppose à la vie, qui retombe sur la vie élancée et en ralentit ou en courbe le jet… On a l'impression que la matière est pour M. Bergson, purement et simplement égale à l'échec qu'elle occasionne. » [11] Reproche qui pourrait paraître injuste puisque Bergson semble bien faire de la résistance un mouvement d'auto-enroulement de la vie comme matière sur elle-même, résistant à la montée en puissance de la vie versus psychique : « Il fallait que la vie entrât ainsi dans les habitudes de la matière brute, pour entraîner peu à peu sur une autre voie cette matière magnétisée.. La vie est tendance, et l'essence d'une tendance est de se développer en forme

de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan. » [12] D'autre part, Bachelard reproche à Bergson de penser l'obstacle comme une substance opaque et rebelle (dotée d'une sorte d'antitypie), alors que lui-même soutient à l'opposé que l'« hésitation » créatrice de la vie et du temps réside dans un vide, dans une interruption, une suspension qui voit l'être affronté au néant. « Ce n'est pas la matière qui fait obstacle. Les choses ne sont que les occasions de nos tentations. » [13] La vie expose à une alternance d'adhésion et de refus, de oui et de non, dont le rythme nous montre « la vie essayée, éphémère, refusée, reprise “où apparaît” la dialectique fondamentale de l'être et du néant » [14] . Mais ce néant qui suspend le mouvement « est en nous-même, éparpillé le long de notre durée, brisant à chaque instant notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée. Notre [15] hésitation temporelle est ontologique » . Il n'en reste pas moins que chez Bergson, la résistance matérielle dans l'évolution générale de la vie finit bien par s'autonomiser au point d'échapper à la vie, ce qui résiste devenant vraiment « autre » ; alors que chez Bachelard, l'obstacle opposé par les matières à la volonté créatrice ne se réduit pas à une discontinuité temporelle, mais devient une source d'adversité forte et violente que le sujet s'impose de lui-même et à lui-même, de manière quasi masochiste, pour se dépasser. « La vie s'oppose à la vie, le corps se dévore lui-même et l'âme se [16] ronge. » « L'imagination qui se complaît à de telles images d'opposition radicale enracine en soi l'ambivalence du sadisme et du masochisme… L'imagination détermine un matérialisme manichéen, où la substance de

toute chose devient le lieu d'une lutte serrée, d'une fermentation d'hostilité. L'imagination aborde une ontologie de la lutte où l'être se formule en un contre-soi, en totalisant le bourreau et la victime. » [17] Le débat ainsi ouvert porte donc sur le fait de savoir si la résistance que rencontre une énergie, un élan, est déjà virtuellement inscrite en elle et si cet obstacle est de l'ordre du plein (comme la matière contre l'esprit, chez Bergson) ou du vide (sous forme d'intervalle, d'instantané temporel chez Bachelard). Dans ce cas, l'expansion de la force se heurte à des interruptions, qui ne sont pas virtuellement inscrites dans la logique immanente de la force. Il n'est pas sûr que, malgré leur divergence proclamée, Bachelard et Bergson aient échappé à une même ambiguïté fondamentale, qui vient de ce que l'altérité qui participe à l'autodéveloppement d'une identité doit être à la fois connaturelle et radicalement hétérogène.

4. Enjeux d'un philosophème dynamique Bergson et Bachelard ont ainsi valorisé de manière proche un même schème d'actionréaction pour rendre compte des processus dynamiques et évolutifs. Ce rapprochement nous incite donc à mettre en rapport des philosophies non seulement par leurs positions conclusives mais par les types d'intelligibilité mis en œuvre dans des domaines hétéroclites. Chaque système philosophique recourt en effet à des opérateurs, des schèmes qui règlent les lois de la causalité et les relations entre des réalités aussi bien matérielles que psychiques. Bergson et Bachelard disposent ainsi de catégories opératoires pour rendre intelligible le donné, ici en l'occurrence les flux. Une grande philosophie se caractérise peut-être justement par l'idiosyncrasie et la systématicité de ces schèmes organisateurs. Or, le philosophème central que nous avons identifié chez l'un et l'autre comprend un couplage « action-réaction », qui appartient certes à la description de certains phénomènes empiriques de la nature, mais qui, à l'âge préscientifique déjà, avait émergé comme un modèle opératoire pour rendre compte de la vie [18] . L'antagonisme de la force et de la résistance constitue ainsi le noyau dur d'une pensée du rythme, en tant que celui-ci présuppose une séquence « élan-césure », « continuité-discontinuité » [19] . Bergson n'a certes pas vraiment reconduit sa pensée de l'antagonisme primitif vers une philosophie explicite du rythme, dont il a seulement appréhendé le principe dans une logique héraclitéenne qui lui fait dire que tout

processus rencontre à un moment donné une limite de son développement, avant de revenir en sens contraire [20] . Il rend ainsi possible des mouvements alternatifs et pendulaires qui évitent la frénésie, c'est-à-dire la continuation linéaire dans le même sens. L'originalité puissante de Bachelard tient peut-être à ce qu'il s'est aventuré à esquisser cette rythmanalyse dans La dialectique de la durée, où se dévoile un temps vibratoire, un « repos vibré », bien éloigné de la durée bergsonienne. Cette commune pensée d'un devenir contrarié rend possible, par son mécanisme même, une philosophie de la complexification de la réalité physique et psychique, puisque l'arrêt que rencontre l'expansion linéaire d'une force lui permet de s'auto-organiser autrement en faisant apparaître une configuration nouvelle, qui enrichit le plan phénoménal. Il est remarquable d'ailleurs, qu'à la différence de Bergson, Bachelard a introduit ce même binôme flux-résistance dans le devenir de la raison abstraite, puisque le devenir de la raison exige précisément un jeu dynamique d'oppositions logiques, de contrariété et même de contradiction qui reproduisent sur un plan conceptuel l'antagonisme des forces [21] . Enfin, par ce jeu de la résistance, il apparaît que les processus d'évolution et de transformation ne relèvent chez Bergson et Bachelard, ni d'un mécanisme répétitif linéaire, ni d'un hasard généralisé, ni d'une finalité englobante. Il existe bien dans la vie des orientations virtuelles (à certains égards inconscientes chez les deux), mais qui ne s'actualisent qu'au contact d'obstacles qui peuvent produire aléatoirement des bifurcations, des innovations, des enchaînements imprévus. La vie cosmique comme la vie poétique sont à la fois prédéterminées,

et livrées à des irruptions inédites, qui constituent la créativité. Bergson et Bachelard ont donc recouru à un même type d'intelligence des processus dynamiques, d'évolution et de création, fondé sur une dialectique d'action-réaction, mais on peut convenir que Bachelard a conduit sans doute plus loin le modèle, en théorisant plus soigneusement les conséquences.

Notes du chapitre [1] ↑ Voir nos analyses : « Images poïétiques, schèmes et création intellectuelle », in Miroirs, fragments, mosaïques, J.-P. Mourey (éd.), Publications de l'Université de SaintÉtienne, 2005, p. 11 sq. ; « Rationalité philosophique et figures symboliques », in Les lieux de l'imaginaire, Montréal, Éd. Liber, 2002, p. 33 sq. Nous tenons à remercier Florence Nicolas pour ses précieuses suggestions critiques. [2] ↑ Pour Bachelard « il n'y a de vie que “parlée” » (Introduction à la Poétique de l'espace, PUF, 1957, p. 7). « En règle générale nous pensons que tout ce qui est spécifiquement humain dans l'homme est logos. Nous n'arrivons pas à méditer dans une région qui serait avant le langage » (La poétique de l'espace, PUF, p. 7). [3] ↑ La volonté peut aider à animer l'imagination (« Rêver d'images matérielles – oui, simplement les rêver – c'est tonifier la volonté », La terre et les rêveries de la volonté, Corti, p. 8), même si celle-ci la dépasse amplement, voire parfois s'en émancipe, comme dans les rêveries du repos (« Les rêveries de la volonté ne doivent pas venir brutaliser, masculiniser les rêveries du loisir », La poétique de la rêverie, p. 183). [4] ↑ Voir J.-J. Wunenburger (dir.), G. Bachelard et l'épistémologie française, Paris, PUF. [5] ↑ Il y aurait lieu de rapprocher ces prémisses des conceptions de Plotin, Spinoza ou Nietzsche. [6] ↑ On gagnerait à comparer ces analyses avec celle de Maine de Biran qui appréhende le fait intime originaire du Moi comme une expérience d'une résistance. [7] ↑ H. Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, p. 578. [8] ↑ G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Paris, Corti, p. 21. [9] ↑ Voir notre développement dans La raison contradictoire, Paris, Albin Michel, 1990. [10] ↑ Ibid., p. 22. [11] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, p. 21. [12] ↑ L'évolution créatrice, in Œuvres, Paris, PUF, p. 579. [13] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, op. cit., p. 21-22. [14] ↑ Op. cit., p. 25. [15] ↑ Op. cit., p. 29. [16] ↑ Op. cit., p. 21-22. [17] ↑ G. Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 75.

[18] ↑ On trouve ce schème tensoriel depuis les Présocratiques. Il revient en force dans le romantisme allemand, dans la Naturphilosophie, de Goethe et F. von Baader et de Schelling. [19] ↑ Voir P. Sauvanet et J.-J. Wunenburger, Rythmes et philosophie, Paris, Kimé, 1996. [20] ↑ H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, p 1226 sq. [21] ↑ Voir G. Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF.

La rupture de Bachelard avec Bergson comme point d'unité de la philosophie du XXe siècle en France Frédéric

Worms

Frédéric Worms est professeur d’histoire de la philosophie contemporaine à l’Université de Lille III et directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine à l’ENS (Paris).

U ne

rupture profonde entre un philosophe et un autre peut être l'occasion, pour celui qui rompt, non seulement de se découvrir et d'accéder à soi, mais aussi de révéler, chez celui-là même avec lequel il rompt, quelque chose d'essentiel qui sans doute n'aurait pas pu apparaître autrement. Tel fut selon nous le cas, lorsque Bachelard manifesta, au cœur même de son œuvre, sa rupture avec celle de Bergson. Cette rupture, ou les conséquences de cette rupture allèrent cependant plus loin encore, si loin, au-delà même peut-être de l'intention initiale de Bachelard, qu'elles en vinrent à masquer ces aspects essentiels non seulement de Bergson, mais de Bachelard luimême, qui en faisaient encore une relation profonde. Ainsi, bien loin de contester qu'il y eut rupture entre ces deux philosophes, sur le problème déterminé et central du temps, notamment, nous soutiendrons ici que la radicalité de cette rupture, son excès en quelque sorte sur elle-même, en fit le motif d'une véritable discontinuité historique dans le siècle, entre deux moments philosophiques décisifs, au point de masquer ce qu'elle pouvait avoir de plus singulier. Au-delà même

de la rupture de Bachelard avec Bergson, et à travers les arguments de Bachelard contre Bergson, c'est bien de la rupture avec le moment « 1900 » en philosophie tout entier qu'il s'agit, en tant qu'elle fonde un nouveau moment philosophique, celui de la Seconde Guerre mondiale (en France au moins), et peutêtre encore au-delà. Telle est en tout cas l'hypothèse que l'on voudrait esquisser ici. Pourtant, qu'il y ait encore une relation profonde dans cette rupture même, et que la relation avec Bergson soit nécessaire à Bachelard pour accéder à lui-même, un premier fait nous l'indiquera. Ce n'est pas seulement le besoin qu'il eut de le manifester publiquement, et même de la manifester deux fois au moins, dans des livres dirigés par leurs titres même contre Bergson (les deux seuls livres, en outre, explicitement métaphysiques, dans son œuvre, et qui la font pivoter). C'est aussi la relation même, très précise, on ne peut plus explicite, entre ces deux titres. En intitulant en effet successivement L'intuition de l'instant et La dialectique de la durée ces deux ouvrages de 1932 et de 1936, Bachelard ne fait pas qu'écarteler, pour ainsi dire, ce qui chez Bergson s'appellerait sans aucun doute l'intuition de la durée, et la dialectique de l'instant ! Il ne se contente pas même de souligner, déjà, que sa contestation ne portera pas seulement sur un problème, aussi central soit-il celui du temps, mais aussi sur la méthode, le passage de l'« intuition » à la « dialectique » ayant autant d'importance que celui du temps à l'instant, et signant plus encore le passage d'un moment du siècle à un autre. Ce qui frappe plus encore, c'est la volonté de manifester entre ces deux pensées, au-delà de leur simple opposition, une sorte de chiasme, qui préserve les enjeux principaux

en tant que tels, même s'il convient de les redistribuer : il y a encore une intuition, il y a encore de la durée, on ne se dispensera ni de ces catégories, ni de ces questions. Ainsi Bachelard fait-il partie de ceux qui rendent nécessaires, tout à la fois, la rupture avec Bergson, et la relecture de Bergson. Il est bien, en ce sens, à la croisée des chemins, en un point intense d'unité. Il reste, cependant, à comprendre comment la force même de cette rupture a pu masquer, pendant un temps, la nécessité de cette relecture. Les remarques qui précèdent dicteront donc leur mouvement aux analyses qui vont suivre. Il faudra revenir d'abord, en effet, sur les critiques adressées par Bachelard à Bergson dans ces deux admirables livres, pour montrer par quelle gradation elle est conduite à s'approfondir au point de s'excéder elle-même. Mais il s'agira ensuite de mesurer brièvement les effets historiques de cette rupture et de son excès, à la fois chez Bachelard lui-même, et dans le moment qu'il contribue ainsi à ouvrir. Ce sera souligner deux des directions les plus importantes de ce moment philosophique qui a pour centre la Seconde Guerre mondiale : celui qui, en pleine lumière, accentue encore les thèmes opposés par Bachelard à Bergson, comme ce sera le cas, avant tout, chez Sartre et Merleau-Ponty ; mais aussi celui qui, dans l'ombre ou la pénombre relative, tout en partageant cette rupture sur des aspects essentiels, partage aussi la relation et même la reprise sur d'autres points, comme c'est le cas, avant tout, chez Jean Wahl et Vladimir Jankélévitch. C'est alors seulement que l'on pourra revenir, pour conclure, sur les aspects de l'œuvre de Bachelard, mais aussi de Bergson, trop méconnus peut-être, qui se trouvent soulignés

ou révélés par cette rupture même, au cœur du siècle.

Les degrés d'une rupture : l'instant, le néant, l'image Ce qui caractérise la critique de Bergson par Bachelard, d'un des deux livres que nous venons d'évoquer à l'autre, c'est qu'elle ne cesse de se reprendre, mais aussi de s'approfondir. Ainsi, il nous semble qu'elle s'appuie dans les deux ouvrages sur trois thèmes principaux, présents dans l'un comme dans l'autre, mais que l'accent passe cependant de plus en plus de l'un à l'autre, changeant radicalement, non seulement le thème, mais le ton et aussi la portée d'une critique, qui devient de plus en plus irréversible. Dans les deux livres en effet l'idée principale semble la même : il faut (selon Bachelard) renoncer à une image du temps continu, « positif » et plein, qui serait celle de Bergson, pour lui substituer l'image d'un temps discontinu et environné de néant ou « dialectique ». Mais du thème de la discontinuité, ou de l'instant, à celui du néant et de l'image, les enjeux s'accentuent autrement et s'approfondissent bien, en effet, de l'intérieur. Ainsi, dans L'intuition de l'instant, le débat avec Bergson, qui met au premier plan la question de la continuité ou de la discontinuité du temps, aussi tendu soit-il, reste-t-il encore proche et presque intime. Certes, dès la première phrase du livre, l'évocation de la thèse sur laquelle porte le livre, et que Bachelard va défendre contre celle de Bergson, donne bien la mesure des enjeux, en liant la question de l'instant à celle du néant :

« L'idée métaphysique décisive du livre de M. Roupnel est celle-ci : le temps n'a qu'une réalité, celle de l'instant. Autrement dit c2 t2, on est à l'extérieur de l'hypercône (région du genre espace).

Pour se donner de se ramener à t2) se réduit possibles : s2 < 0 : la s2 > 0 : la s2 = 0 : la

une représentation visualisable de la situation, il suffit trois dimensions : x, y et ct. L'équation (s2 = x2 + y2 – c2 alors à celle d'un cône, avec les trois situations quantité est du genre temps ; quantité est du genre espace ; quantité est du genre lumière.

Le point « ici et maintenant » – sommet du cône et origine des axes, de coordonnées (0, 0, 0) – réalise clairement la synthèse espace-temps (ou mieux, espace-temps-lumière) annoncée par Bachelard. C'est, à l'évidence, le seul « absolu » de cet espace habitable par l'homme car, si peu qu'on s'écarte de lui (même d'une quantité infinitésimale dx, dy, dz ou dt), on tombe dans un domaine (spatial ou temporel) relatif. Par ailleurs, seuls les photons lumineux constituent la surface du cône (appelé, du reste, cône de lumière).

2. Les éléments philosophiques spécifiques de la théorie bachelardienne du temps. Une construction différenciée Sur la base de la théorie d'Einstein, mais en lui ajoutant d'autres éléments, Bachelard va construire une véritable théorie philosophique, anti-bergsonienne du temps, qui va faire apparaître celui-ci comme un temps : 1. a. discontinu (≠ durée continue) ; 2. b. quantitativement analysable (≠ qualitativement perceptible) ; 3. c. linéaire et homogène en ses éléments (≠ multiple et hétérogène) ; 4. d. purement pensé (≠ uniquement « vécu »). Pourquoi le temps bachelardien est-il discontinu et quantitatif ? Il résulte des considérations précédentes que, si l'instant est l'élément fondamental du temps, les durées ou laps de temps ne peuvent plus être que des ensembles d'instants. Ce qui va alors différencier telle durée de telle autre, ce sera le nombre d'instants qu'elle comprend ou – comme dit Bachelard – qu'elle « utilise ». Cette thèse va avoir différentes conséquences dans la représentation et la compréhension que l'on peut prendre du temps bachelardien.

Première conséquence

Chez Bachelard, on ne part pas d'une durée qui serait un continu global et dont les instants seraient des coupures, autrement dit, on ne part pas des réels pour aller vers les rationnels ou les entiers, on fait l'inverse. La justification est mathématique : une fraction n'est pas la division d'un numérateur par un dénominateur. Bachelard critique cette représentation commune des rationnels [4] à laquelle il substitue (via la théorie des fractions de Couturat) la « bonne » représentation mathématique qui est qu'on construit les rationnels à partir des entiers et les réels à partir des rationnels et pas l'inverse. La Dialectique de la durée (1936) confirmera ce point de vue, à partir de trois arguments qui semblent se contredire, mais qui, en fait, se complètent : 1. 1. Le temps est lié à l'existence d'événements. Ceci entraîne automatiquement que l'absence d'événements implique une absence de temps. Il en résulte que le temps est forcément discret, donc que le temps est bordé par du non-temps : « Quelle que soit la série d'événements étudiés, nous constatons que ces événements sont bordés d'un temps où il ne se passe rien. » [5] 2. 2. Deuxième argument : en réunissant des ensembles discrets, même s'il y en a beaucoup, on n'atteint pas forcément au continu ; « Additionnez autant de séries que vous voudrez, rien ne prouve que vous atteindrez le continu de la durée. » [6] 3. 3. Troisième argument : le continu, qui est une construction, présuppose souvent sinon toujours du discontinu à sa base. Il est

imprudent de supposer un continu premier « surtout lorsqu'on se souvient de l'existence d'ensembles mathématiques qui, tout en étant discontinus, ont la puissance du continu. De tels ensembles discontinus peuvent remplacer à bien des égards l'ensemble continu. Inutile de descendre plus avant » [7] . Que veut dire ici Bachelard ? Considérons des séries d'événements. Dire qu'elles sont bordées par un temps où il ne se passe rien veut dire ceci : ... |———| |—————| |——| |——————————| ... On a affaire à des séries d'éléments discrets séparées par du vide. Donc un ensemble discret de séries discrètes. Supposons qu'il y en ait une infinité. Quelle est la puissance d'un ensemble infini discret constitué d'ensembles finis discrets ? Dans le cas de P(N) comme dans le cas du célèbre ensemble triadique de Cantor : z = ∑ c1/n avec cj = 0 ou 2 la puissance d'un tel ensemble est de type non dénombrable (i.e. continu si l'on prend l'hypothèse du continu de Cantor). Il en résulte donc que le discret, judicieusement disposé, peut jouer le même rôle que le continu.

Deuxième conséquence Les différences ou hétérogénéités qui peuvent se manifester dans les durées ou dans les rythmes reçoivent alors des explications arithmétiques. Ainsi : — Des phénomènes peuvent être plus ou moins finement scandés : ...................... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...

— Des durées ou des rythmes peuvent varier : certains s'éteindre (5 peut devenir 3 puis 2, puis 1 : témoin que des phénomènes peuvent mourir ou disparaître) : ..... ..... ..... ... ... ... .. .. .. . . . . D'autres peuvent commencer (1 peut devenir 2, puis 3, puis 5, etc.).

Troisième conséquence Il y aura donc, pour Bachelard, des durées plus ou moins pleines, des temps plus ou moins lacuneux. Ces temps seront alors associés à différentes régions de la matière, de la vie ou de la pensée. Ainsi, il y aura des compositions d'instants plus ou moins denses selon qu'on considérera, par exemple, le temps de l'atome, celui de la cellule ou celui d'un être pensant. « … l'atome rayonne et existe souvent, il utilise un grand nombre d'instants, il n'utilise cependant pas tous les instants. La cellule vivante est déjà plus avare de ses efforts, elle n'utilise qu'une fraction des possibilités temporelles que lui livre l'ensemble des atomes qui la constituent. Quant à la pensée, c'est par éclairs irréguliers qu'elle utilise la vie [8] (…). » Cette théorie va engendrer à son tour deux nouvelles séries de conséquences : en métaphysique et en morale. a) Métaphysiquement, Bachelard sera amené à définir, à titre d'idéal régulateur, un temps « divin », ou temps maximum ou temps parfaitement complet : « Et nous rêvons à une heure divine qui donnerait tout. Non pas l'heure pleine,

mais l'heure complète. L'heure où tous les instants du temps seraient utilisés par la matière, l'heure où tous les instants réalisés dans la matière seraient utilisés par la vie, l'heure où tous les instants vivants seraient sentis, aimés, pensés. L'heure par conséquent où la relativité de la conscience serait effacée puisque la conscience serait à l'exacte mesure du temps complet. » Finalement le temps objectif, c'est le temps maximum ; c'est celui qui contient tous les instants. Il est fait de l'ensemble dense des actes du Créateur. b) Dans le domaine de la philosophie pratique, maintenant, si le temps est fait d'instants discontinus, les actes des êtres vivants ne peuvent que s'inscrire dans ces discontinuités. Par exemple, un chat prêt à bondir sur une proie passe par un instant particulier qui est le moment où se déclenche le processus du bond, que Bachelard appelle, avec humour l'« instant du mal » : « Sans doute, le bond en se déclenchant déroule une durée en accord avec les lois physiques et physiologiques, lois qui règlent des ensembles complexes. Mais il y a eu, avant le processus compliqué de l'élan, l'instant simple et criminel de la décision. » [9] Bachelard peut alors dégager l'ultime conséquence de sa théorie du temps. C'est l'idée que toute morale ne peut être qu'instantanée : « En méditant dans cette voie, on arrive soudain à cette conclusion : toute moralité est instantanée. L'impératif catégorique de

la moralité n'a que faire de la durée. Il ne retient aucune cause sensible, il n'attend aucune conséquence. Il va tout droit, verticalement, dans le temps des hommes et des personnes. » [10]

Conclusion En suivant la théorie bachelardienne du temps dans L'intuition de l'instant, on aboutit donc à une théorie à deux feuillets : D'une part, une théorie de base physique relativiste, d'inspiration einsteinienne, qui fait apparaître la durée comme relative et l'instant, point d'espacetemps, comme absolu. D'autre part, une théorie philosophique, qui greffe sur ce fond einsteinien une représentation discontinuiste du temps, qui s'appuie à la fois sur des justifications mathématiques et des intuitions, disons, poético-métaphysiques. On pourrait évidemment objecter à cette théorie que le temps a aussi des aspects qualitatifs. Comme l'avait bien montré Bergson, le temps n'est pas seulement ce qu'on décompte mais ce qu'on éprouve. Il n'est pas seulement ce qu'on subit mais aussi ce qu'on construit, ce qu'on structure par nos actes, nos projets, nos réalisations, etc. Bachelard aurait probablement répondu à ces objections en faisant valoir que sa théorie des groupements d'instants rend déjà parfaitement compte de la diversité des aspects des durées. Quant à la dimension existentielle du temps comme construction personnelle, réalisation de projets, accomplissement de soi, etc., c'est la Dialectique de la durée, c'est-à-dire le projet d'un « bergsonisme discontinu » qui le prendra en charge, notamment avec la théorie – inspirée d'Émile Dupréel – de la consolidation. D'où, finalement, une philosophie qui, certes, n'a cessé de dialoguer avec celle de Bergson,

mais dont la différence essentielle demeure tout de même qu'elle est fondée sur une base épistémologique, à la fois physique et mathématique, très prégnante dont se déduisent des conséquences complètement opposées à la première.

Notes du chapitre [1] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932), Paris, Gonthier-Médiations, p. 29. [2] ↑ Ibid., p. 29-30. [3] ↑ Ibid., p. 30-31. [4] ↑ Ibid., p. 43. [5] ↑ G. Bachelard, Dialectique de la durée (1936), Paris, PUF, 1950, p. 28. [6] ↑ Ibid. [7] ↑ Ibid. [8] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant, op. cit., p. 4748. [9] ↑ Ibid., p. 36. [10] ↑ Ibid., p. 110-111.

L'espace-temps entre algèbre et géométrie : la théorie de la relativité chez Bergson et Bachelard Élie Le

During

nouveau concept du temps physique qui émerge des travaux d'Einstein menace-t-il de déchirer la trame temporelle où coexistent les durées diversement rythmées de l'univers ? Formulé de la sorte, l'enjeu de la confrontation tentée en 1922 par Bergson dans Durée et simultanéité est bien de savoir si les temps relativistes variablement « dilatés » expriment une discontinuité réelle. Lorsque Bachelard, quelques années plus tard, se penche à son tour sur la théorie de la relativité, son problème est en apparence tout autre. Il ne se limite d'ailleurs pas à la seule relativité restreinte. Mais La valeur inductive de la relativité introduit déjà le thème discontinuiste qui trouvera sa pleine expression dans L'intuition de l'instant et La dialectique de la durée. Puisque les schèmes du continu et du discontinu relèvent généralement d'une intuition spatiale – ce qui rend évidemment problématique toute tentative de rabattre purement et simplement la philosophie bergsonienne sur un « continuisme » –, il faut d'abord montrer de quelle manière la notion d'espace, prise dans sa signification cosmique, s'est trouvée modifiée par le cadre conceptuel de la relativité. La discontinuité s'introduit d'abord sous la forme d'un

cisaillement de l'image du monde, qui est la conséquence directe de l'introduction d'une vitesse limite comme invariant fondamental. Les répercussions de ce cisaillement sont sensibles à différents niveaux : à la démultiplication apparente des durées répond, plus profondément, la déconnexion causale de pans entiers de l'espace-temps et l'impossibilité de produire une définition naturelle, non conventionnelle, de l'extension objective de l'univers à un instant donné (relativité de la simultanéité). Dans ce contexte, tout l'effort de Bergson consiste à rentoiler l'image de l'univers, en déjouant l'attrait des images véhiculées par la pédagogie relativiste (longueurs et durées élastiques). À rebours de la métaphysique spontanée des physiciens et par fidélité à ce qu'il croit être le cœur de l'intuition relativiste, il cherche à ressaisir sous la formulation algébrique des changements de perspective spatio-temporelle, comme sous la géométrie de l'espace-temps quadridimensionnel, l'unité du « temps réel » – et nullement, comme on le croit souvent, une version anachronique du temps absolu [1] newtonien . Bachelard, de son côté, cherche à tirer toutes les conséquences philosophiques du thème discontinuiste qu'il voit également à l'œuvre dans l'évolution contemporaine de la microphysique. La notion d'espace-temps qui se construit sur les ruines de l'espace et du temps absolus réclame, plutôt que des images, une nouvelle « synthèse a priori » : « Ceux qui ont compris l'organisation mathématique de la Relativité n'ont pas besoin d'exemples. Ils s'installent dans l'algébrisme clair et sûr de la doctrine. » [2] Ou encore : « La notion algébrique d'espace-temps nous débarrasse des images de la vulgarisation ; elle nous libère

de cette rêverie de fausse profondeur sur l'espace et sur le temps. » [3] Ces considérations conduisent naturellement à s'interroger, dans un second temps, sur la manière dont Bergson et Bachelard investissent ces questions du continu et du discontinu en faisant un usage stratégique de l'algèbre contre la géométrie. Cette opposition de l'algèbre et de la géométrie, qui est un des leitmotive de Bachelard, participe évidemment d'une dialectique philosophique. Elle ne doit pas faire oublier leur solidarité objective dans le travail d'élaboration théorique. En pratique, la géométrie relativiste est pénétrée d'algèbre, tandis que les transformations algébriques ne cessent de dégorger des intuitions géométriques. La prédilection des philosophes pour l'approche algébrique n'en est que plus frappante. Bergson et Bachelard insistent tous deux sur la nature formelle de la construction relativiste (transformations de coordonnées, invariances), au détriment du réalisme spontané que confortent les intuitions géométriques. Mais il est tout aussi clair aussi qu'ils le font en des sens différents. Cette différence tient à la manière dont la polarité algèbre/géométrie est sous-tendue par une autre, qu'ils parcourent en sens inverse : la polarité réalisme/instrumentalisme. Bergson cherche en effet dans la nature algébrique des transformations une confirmation du caractère purement symbolique, c'est-à-dire artificiel ou conventionnel, de la dimension temporelle impliquée dans les fameux paradoxes relativistes. Il montre, du même coup, que la seule raison qui nous fait tenir les temps variablement dilatés pour des temps est que nous y reversons inconsciemment, par une sorte de « transfusion de réalité », quelque chose du temps réel, c'est-à-dire du temps vécu ou

pouvant l'être. Bachelard, lui, se place d'emblée sur le plan de construction algébrique, mais pour mieux retrouver à partir de là le réalisme comme une « fonction philosophique », une fonction de réalisation. Ainsi, La valeur inductive de la relativité entend suivre le processus d'objectivation qui conduit de la « soudure algébrique de l'espace et du temps » [4] à la « réalisation de l'espace[-temps] », selon un mouvement inverse de celui suggéré par Bergson. L'univers y gagne-t-il une nouvelle figure ? C'est ce qu'il convient d'examiner pour finir. Sur ce point, Bachelard se contente de notations dispersée. De l'espace-temps relativiste, il ne donne que des aperçus ou des profils. Mais il trace par ailleurs le programme d'une métaphysique de l'instant susceptible d'introduire le régime d'intuitions qui conviendrait à une construction qui est en même temps une extension de l'expérience. Si la confrontation de Bachelard et de Bergson est autre chose qu'un vain exercice herméneutique, il faut bien qu'elle nous aide, non seulement à approfondir notre compréhension de chacun des deux philosophes dans sa relation tendue à l'autre, mais encore à entrevoir ce qu'aucun des deux n'aurait pu penser par lui-même avec le système de contraintes qu'il s'était donné. Nous suggérerons donc pour finir une sorte de chimère philosophique : l'intuition bergsonienne de la durée une, contrariée par l'intuition bachelardienne des instants contrapunctiques, y trouvera peut-être une expression plus conforme aux avancées de la physique du siècle.

I. L'espace cisaillé Sans doute la mécanique du discontinu ne naîtelle véritablement qu'avec la physique des quanta. Bachelard décrit la relativité comme une « mécanique des grandes vitesses » [5] . Mais il faut remarquer que le discontinu s'introduit déjà à ce niveau, et d'au moins deux manières. 1 / Tout d'abord, la vitesse de la lumière, indépendante de celle de la source, est définie par Einstein comme une constante dans tous les systèmes de référence en mouvement relatif uniforme. Ce postulat revient à congédier l'éther, milieu homogène et continu que sillonneraient des trajectoires de lumière. En réalité, l'espace absolu est destitué de manière radicale, non seulement parce qu'on n'en a plus l'usage, mais parce qu'il n'a proprement aucun sens physique. Car il est impossible de définir sur cette base une notion de simultanéité absolue entre événements distants, ni par conséquent de donner un sens objectif à l'idée d'espace, conçu comme une configuration de l'univers « à l'instant t ». « Il faut donc […] formuler la Relativité essentielle de l'intuition de localisation et de l'expérience de localisation », et reconnaître du même coup que « l'extension d'un monde objectif n'a pas vertu d'absolu » [6] . La destitution du temps absolu, de ce point, de vue, apparaît comme une conséquence de la dissolution de l'espace absolu et de la notion de localisation qui lui était attachée : « Comme la simultanéité est liée à des expériences physiques qui se passent dans l'espace, la contexture temporelle est solidaire de la contexture spatiale. Puisqu'il n'y a pas d'espace absolu,

il n'y a pas de temps absolu. » [7] Dès lors, la notion même de trajectoire devient un problème ; nous n'en avons plus d'intuition simple, et Bachelard a raison de dire que la lumière n'est plus que le sujet du verbe « se propager à la vitesse de la lumière » [8] . Bergson ne l'ignorait pas, puisqu'il plaçait au cœur de l'intuition relativiste une vitesse absolue conquise au sein même de la relativité des mouvements. La lumière offre l'exemple d'un mouvement purement intensif, plus proche de l'acte que du déplacement : un mouvement qui n'aurait pas lieu dans l'espace, qui se passerait donc de support, et jusqu'à un certain point de mobile [9] . 2 / Le deuxième point qu'il convient de relever, c'est que le postulat d'une vitesse limite affirme, contre la notion d'action instantanée à distance, un principe de limitation dans les possibilités de connexion causale entre les événements. La vitesse invariante est en effet aussi une vitesse limite pour toutes les interactions physiques, toutes les transmissions de signaux dans l'univers. Connecter causalement deux événements distants, cela prend du temps : tel est le principe qui sous-tend l'étrange comportement de la lumière en relativité. Et il arrive, pour deux événements distants, que le temps manque. Si du reste l'infini, comme nous l'explique Bachelard, est solidaire des intuitions continuistes, il paraît logique que la vitesse finie de la lumière crée un univers, sinon discontinu, du moins déconnecté : entendez, un univers où le principe d'interaction universelle (à l'œuvre dans la définition kantienne de la simultanéité) se trouve destitué au profit d'un principe de connexion partielle entre événements de l'espace-temps. En découle une caractérisation topologique de l'espace-

temps : l'espace-temps est peut-être d'une pièce, mais il apparaît, en chacun de ses points, diversement connecté. Ce caractère localement « cisaillé » [10] de l'espace-temps est bien capturé par l'idée d'un « ordre conique » défini par les « cônes de lumière » en chaque point de l'espace-temps (Minkowski, Robb). On en trouverait l'équivalent algébrique avec l'idée que le groupe des transformations de Lorentz est un groupe « non compact ». Voyons à présent en quel sens il revient à l'« algébrisme » de porter dans la conscience philosophique l'aiguillon du discontinu qui défigure déjà l'image newtonienne du monde.

II. Algèbre et géométrie « Algèbre », dans les textes de Bachelard, renvoie invariablement à l'idée d'une coordination fonctionnelle entre les éléments ou les aspects d'un domaine, coordination qui prend la forme de groupes d'opérations ou de transformations pensées comme recadrages instantanés, à l'image des changements de système de référence. C'est en ce sens que la théorie de la relativité restreinte est dite d'essence algébrique. Plutôt que le style de Riemann, c'est celui de Klein (définition des propriétés géométriques comme invariants du groupe fondamental) qui imprègne sa construction. Que l'algèbre soit le terrain privilégié des intuitions du discontinu tient à ce qu'on y a affaire à des « systèmes d'actes », pour parler comme Valéry. La « géométrie » se distingue au contraire comme le domaine du continu. Les transformations peuvent toujours y être ressaisies de manière active (au sens des « transformations actives » des géomètres), plutôt que comme de simples substitutions de coordonnées. Continues, elles y trouvent une traduction naturelle en termes de trajets ou de déplacements (rotations, translations). En ce sens la géométrie est solidaire d'une fonction philosophique que Bachelard affecte d'un coefficient négatif : à la différence d'Émile Meyerson, qui dans La déduction relativiste saluait le géométrisme comme une expression du réalisme foncier de la science [11] contemporaine , Bachelard pense qu'il s'accorde le plus souvent avec le réalisme des intuitions naïves et immédiates. Cela n'empêche pas, bien entendu, que la géométrie elle-même puisse finalement être ressaisie sur

« une base affermie dans un algébrisme sousjacent », « [c]et algébrisme dont Klein et Poincaré ont si bien compris le rôle dans la correspondance des diverses géométries… » [12] . L'alternative philosophique entre algébrisme et géométrisme doit donc être finalement dépassée, résorbée ; mais cette réconciliation ne pourra se faire que par l'algèbre. À y regarder de plus près, cependant, il n'y a pas de distribution simple qui permettrait d'associer invariablement réalisme et géométrisme, idéalisme et algébrisme. Le réalisme, pris en bonne part (et il l'est plus souvent qu'on ne le dit chez Bachelard), est une « fonction philosophique ». Or cette fonction s'exerce dans les deux sens : tantôt le réel est posé au niveau géométrique, tantôt il l'est au niveau algébrique. « Si la philosophie fait son rôle, elle doit garder actives toutes les possibilités d'inversion des philosophes. » [13] De fait, le formalisme algébrique tel que le comprend Bachelard est tendanciellement réaliste. Il faut donc parler d'un « réalisme algébrique » [14] . D'où le renversement toujours possible des positions : là où Bergson, notamment dans les cinquième et sixième chapitres de Durée et simultanéité, tend à déréaliser la théorie en montrant que la géométrie ne fait que traduire un schéma algébrique où se combinent de purs intermédiaires symboliques (coordonnées de temps et d'espace), Bachelard s'emploie souvent à faire reconnaître la solidité de la connaissance discursive, son caractère ontologique, en soulignant le mouvement de concrétisation de l'abstrait qui caractérise l'induction relativiste. Ainsi l'algèbre introduit un réalisme supérieur, en phase avec l'activité rationaliste ; il vient contrecarrer les effets idéalistes de la relativité, liés pour l'essentiel à la

position centrale que semblent y tenir les observateurs ou les « points de vue ». Le réalisme géométrique, à son tour, peut être réévalué en un sens positif, pour autant qu'on sache y retrouver une géométrisation active, travaillée en profondeur par le jeu des formes algébriques. Ainsi, par exemple, la lumière apparaît moins comme un objet, même éminent, que comme une constante, et mieux, comme une fonction. Autrement dit, elle vaut moins par ses caractères intrinsèques (les propriétés géométriques des trajets décrits par certaines particules), que par ses caractères formels, sa fonction de coordination rationnelle en tant que constante structurelle de l'espacetemps. Cette coordination, soit dit en passant, est déjà à l'œuvre dans la définition de la simultanéité à distance, lorsqu'on fait jouer le postulat d'invariance et d'isotropie de la vitesse de la lumière. « La vitesse de la lumière est au nœud de la construction, c'est elle qui apporte une déclaration de réalité à la soudure algébrique de l'espace et du temps. Mais elle ne travaille géométriquement qu'en se géométrisant. Elle a beau provenir de l'expérience, son rôle la replace dans le corps des notions [15] postulées. » En revanche, si Bergson révèle la géométrie de l'espace-temps comme une simple représentation, un échafaudage qu'il faut se garder de confondre avec la réalité à laquelle il s'adosse, cette déréalisation de l'univers géométrique ne s'accompagne chez lui d'aucune promotion du réalisme algébrique. Aussi se trouve-t-il plus d'une fois conduit à une position proche d'un instrumentalisme pur et simple, bien qu'il prenne soin de préciser que la prise que nous donne la théorie sur la réalité est la meilleure preuve qu'elle en a

saisi quelque chose, au moins dans les grandes lignes. Mais la géométrie, justement, n'est pas un filet qu'on jetterait sur les choses. Ressaisie dans son acte, comme géométrisation, elle s'oppose aux intuitions géométriques spontanément réalistes qui se donnent l'espace et les trajectoires comme des faits qu'il suffirait de décrire. À cet égard, la limite commune des interprétations meyersonienne et bergsonienne de la « géométrisation du réel » est peut-être qu'elles conduisent à faire l'impasse sur le moment proprement constructif. Et la construction, pour Bachelard, est toujours d'essence algébrique. Y a-t-il encore un sens, dans ces conditions, à vouloir conquérir une nouvelle figure de l'univers, une intuition sui generis qui serait à la hauteur de la construction relativiste ? Cela paraît douteux si l'on s'en tient aux déclarations explicites de Bachelard sur l'espace-temps. Ce dernier, lit-on, devrait céder la place à « une configuration abstraite », une « configuration sans figure » : « après avoir haussé l'imagination, instruite d'abord par les formes spatiales, jusqu'à l'hypergéométrie de l'espace-temps, nous verrons la science occupée à éliminer l'espace-temps lui-même pour atteindre la structure abstraite des groupes » [16] . L'énergie, poursuit Bachelard, « reste sans figures », et c'est encore une fois l'algèbre (ici, la théorie des groupes, le « complexe algébrique espace-temps » [17] ) qui conduit à la « libération d'une intuition trop spatiale, trop confiante dans sa conquête réaliste première » [18] . « L'espace-temps a pour lui son algèbre. Il est relation totale et relation pure. Il est donc le phénomène mathématique essentiel. » [19] À cet espacetemps algébrisé, Bachelard reconnaît une double vertu : 1 / il permet de reformuler des

principes de conservation (réalistes) en [20] principes d'invariance (rationalistes) ; 2 / il conduit en outre à déréaliser la notion même d'invariance, dont on sait depuis Felix Klein qu'elle admet généralement une [21] interprétation géométrique immédiate . L'invariance elle aussi doit être conquise, et donc construite. Elle n'est pas donnée comme un objet dont les mesures (points de vues, perspectives) diffracteraient l'image ; elle constitue en elle-même une condition formelle de l'objectivation. Cela vaut peut-être contre Brunschvicg, qui a tendance à identifier invariance et objectivité sans prendre pleinement en compte le jeu de conventions qu'une telle invariance suppose. Mais cela vaut aussi bien contre Bergson, lorsqu'il valorise les grandeurs intrinsèques (invariantes par changement de référentiel), tels que les temps et les longueurs « propres », aux dépens des grandeurs impropres, variablement déformées par les effets de perspective spatio[22] temporelle … Si l'on suit Bachelard, cette valorisation des grandeurs intrinsèques relèverait encore d'une interprétation « géométrique » de l'invariance, il faudrait se garder d'en surévaluer la portée philosophique. Cela ne l'empêche pas, du reste, de reconnaître que l'invariance algébrique gagnée dans le jeu des substitutions « ne travaille pas sur un monde de fantômes ». Il n'ignore pas qu'elle se traduit « presque toujours » par « la consistance et la permanence de sa forme », de sorte qu'elle dégorge « presque toujours » une matière : c'est d'ailleurs là l'enjeu principal de la philosophie du calcul tensoriel exposée dans La valeur inductive de la relativité. On ne saurait cependant masquer la différence d'attitude fondamentale que

recouvre cette apparente concession. Bergson comme Bachelard ont le souci des opérations effectives : sous le « tout fait » des formes mathématiques ils cherchent l'activité dynamique de l'esprit. Mais tandis que Bergson cherche en amont de la théorie, dans la durée, le point de réel qui donne son impulsion à l'organisation rationnelle, Bachelard cherche cette intuition en aval, dans le sillage de l'abstraction ou le mouvement de sa concrétisation. C'est un thème récurrent de la Valeur inductive de la relativité : la relativité invente et crée l'expérience, qui est donc au-devant d'elle [23] . C'est dire que l'« intuition de l'espacetemps », s'il en existe une, ne saurait être « à la source de notre pensée comme un don que l'esprit peut toujours raviver », elle ne peut venir « que d'un effort d'extension de la raison pour prolonger son action et son rythme » [24] . On ne saurait mieux signifier qu'ici l'induction bachelardienne marche à rebours de l'intuition bergsonienne, laquelle vise au contraire à « incorporer le temps aux états géométriques » [25] en s'efforçant de ressaisir le « temps réel », vécu ou capable de l'être, en deçà de la « soudure algébrique de l'espace et du temps », en faisant sentir en chaque point la part qui revient à la convention pour mieux court-circuiter la tentation réaliste.

III. Arithmétique et topologie : une intuition de l'espace-temps Prenons Bachelard au mot. Une intuition plus complexe de l'espace-temps, une intuition construite, voilà ce que promet l'effort d'extension de la raison et de l'expérience suscité par la physique relativiste. Cette intuition ne serait ni spatiale ni temporelle ; en rendant espace et temps solidaires, elle nous délivrerait pour de bon de « l'irrationnalisme attaché à une durée insondable » [26] . Mais en quel sens seraitelle encore une intuition ? Peut-on ressaisir l'espace-temps « en durée », pour parler cette fois-ci comme Bergson, c'est-à-dire comme une réalité « se faisant », plutôt que comme du « tout fait » ? Prévenu contre le réalisme géométrique, Bachelard n'a jamais accordé de crédit à l'image de l'univers-bloc où le temps ne coulerait plus pour se donner, littéralement, comme une quatrième dimension de l'espace. Rien ne l'empêchait donc d'étendre sa stratégie algébriste au temps lui-même, ressaisi (plutôt que fondu) dans le complexe espace-temps. Il s'y est employé dans L'intuition de l'instant et La dialectique de la durée. Ces livres apparaissent comme des réponses à Bergson autant que comme des tentatives pour étendre l'expérience relativiste à l'intuition d'un espace-temps qui ne serait pas un nouvel absolu géométrique, mais bel et bien une nouvelle condition d'intelligibilité du temps lui-même. Le temps y trouve, en effet, une formulation algébrique, et plus précisément arithmétique, qui ouvre à l'intuition d'un temps « discontinu » et même « ponctiforme » [27] . Car il s'agit bien, cette fois-ci, de gagner

une intuition, et même une « libération par l'intuition » [28] . L'ordre arithmétique est chez Bachelard le principe d'organisation des actes de l'esprit et des instants du monde. Il est à l'horizon de l'algèbre comme son principe d'intelligibilité philosophique, car c'est l'arithmétique qui permet de ressaisir, en deçà de la mesure, la portée rationnelle du nombre. Logiquement, Bachelard oppose [29] l'arithmétisation à la géométrisation . Le temps arithmétisé sera donc un temps ponctuel, un temps ressaisi par-delà la mesure et tout ce qui du même coup le rattache encore aux intuitions spatiales du mouvement continu et de la congruence des intervalles. Car Bachelard y insiste, un des enseignements principaux de la relativité est précisément que le « laps » de temps, l'intervalle de durée, est une chose relative, et en ce sens secondaire [30] : c'est même sur ce point précis que la « critique einsteinienne de la durée objective » a pu réveiller le philosophe « de ses songes dogmatiques ». Ce qui dès lors conserve une valeur absolue, ce sont les coïncidences spatio-temporelles, autrement dit les instants ou points de l'espace-temps qui bordent l'intervalle [31] . L'instant a ceci de singulier qu'il permet d'introduire le nombre dans la durée, et de le faire localement, sans ouvrir du même coup l'espace de la mesure, sans susciter le problème bergsonien d'un temps inévitablement spatialisé par sa mesure, mesuré par sa projection dans l'espace. En mettant en cause le géométrisme qui imprègne encore tous les schèmes différentiels du bergsonisme (flux, fluxion, inflexion, etc.), Bachelard invite à dépasser le problème de la mesure « en quelque sorte géométrique d'une durée continue » [32] en direction d'une nouvelle intelligence du nombre. On ne sera

donc pas surpris de voir qu'il oppose une conception ordinale du nombre à la conception cardinale qui est encore celle de Bergson. Le nombre n'est pas d'abord affaire de mesure, mais d'ordre et de correspondance : « L'idée de longueur de temps est secondaire. » [33] Ainsi l'arithmétisme de l'instant (connexion ou correspondance des points-événements) vient relayer l'algébrisme de la référence (changements de coordonnées) pour suggérer un temps à la fois local et contrapunctique. Mais ne nous y trompons pas. En jouant le discret contre le continu, il s'agit moins de nier la durée que de réformer l'intuition sur son propre terrain. Il s'agit d'« arithmétiser la durée bergsonienne pour lui donner plus de fluidité, plus de nombres, plus d'exactitudes aussi dans la correspondance que les phénomènes de la pensée présentent avec les caractères quantiques du réel » [34] . Que Bachelard puisse parler d'un « bergsonisme morcelé » [35] ou d'un « bergsonisme [36] discontinu » indique au mois que quelque chose du bergsonisme se conserve au cours de l'opération. Cette chose, c'est précisément la durée. Mais le terme recouvre à présent un problème précis : celui d'un temps local, gagé sur le « rythme temporel caractéristique des variables en évolution », qui ne suppose pas un « temps absolu, extérieur au système » [37] . Comment ne pas reconnaître là le problème même de Bergson ? Cette convergence inattendue doit nous faire réfléchir. Se libérer de la mesure, de la géométrie de la durée et des intuitions globalement continuistes qu'elle enveloppe, nous condamne-t-il à embrasser la métaphysique du discontinu, l'ontologie « ponctuelle » des durées « lacunaires » ? Ce serait oublier un peu vite qu'il y a une autre manière de se rapporter à l'espace sans le mesurer : la topologie. Et la topologie peut être une

topologie des chemins aussi bien que des points. Le cas du paradoxe des jumeaux de Langevin, si laborieusement traité par Bergson, nous en offre la démonstration. On sait que Bergson se rend coupable dans Durée et simultanéité d'un faux raisonnement sur la symétrie des mesures (les jumeaux Pierre et Paul, nous dit-il, sont interchangeables : ce n'est évidemment pas le cas). Mais derrière cette « boulette » (comme dira Einstein), il y a la question de l'identité de l'intervalle temporel. L'identité, plutôt que l'égalité, car il ne faut pas l'entendre en un sens métrique, mais en un sens strictement topologique. Voici, en substance, ce que suggère Bergson : il faut bien que les deux jumeaux coexistent, s'ils vivent dans le même monde ; il faut bien qu'une même durée les enveloppe, puisque leurs temps propres (qui en donnent des mesures divergentes) sont bornés par la même paire d'événements de l'espace-temps. Bachelard objecterait que nous en avons déjà trop dit en supposant, derrière les instants et les mesures prises de loin en loin, une durée unique qui dominerait toutes les séries et où le mot « pendant » prendrait son sens [38] . « Dans l'orchestre du Monde, il y a des instruments qui se taisent souvent, mais il est faux de dire qu'il y a toujours un instrument qui joue. » [39] Cependant, le problème n'est pas tant celui du continu, que de la connexion. Ce que Bergson veut nous faire reconnaître, ce n'est pas la présence d'une durée universelle qui envelopperait toutes les autres ou les scanderait comme une basse continue, mais la connexion qui permet de dire que les durées, aussi diversement rythmées qu'on se les figure, coexistent bel et bien dans un même monde. À la question métaphysique de la coexistence (intensive) des

durées répond le problème topologique de leur connexion (extensive). Que l'univers dure signifie qu'entre les deux jumeaux, comme en général entre deux durées propres de l'univers, il ne peut y avoir de déconnexion absolue. Il faut donc que la contexture temporelle de l'univers lui-même nous le présente pour ainsi dire d'une seule pièce, bien que la durée relativiste interdise tout recours à l'imagerie newtonienne d'un temps absolu au cours uniforme [40] . Concilier dans une même intuition la connexion des durées et le cisaillement de l'espacetemps, tel est peut-être le bénéfice qu'on peut attendre de l'arithmétisation bachelardienne de l'intuition bergsonienne. S'il n'avait pas trop vite conclu de l'unité des rythmes à l'égalité quantitative des durées écoulées, Bergson aurait peut-être été conduit de lui-même, par d'autres voies, à cette nouvelle figure du temps. Ce temps diversement replié sur l'espace, ce temps fibré, aéré, allégé, n'aurait probablement pas déplu à Bachelard. De sorte que nous pourrions dire, à notre tour : « Du bachelardisme, nous acceptons presque tout, sauf la discontinuité »…

Notes du chapitre [1] ↑ Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre étude : « Bergson et la métaphysique relativiste », Annales bergsoniennes, III, Paris, PUF, 2007. [2] ↑ Gaston Bachelard, « La dialectique philosophique des notions de la relativité », L'engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 128 (noté ER). [3] ↑ ER, p. 130. [4] ↑ Gaston Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, 154 (noté VIR). [5] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, Vrin, 1949, p. 172 (noté RA). [6] ↑ ER, p. 124. [7] ↑ ER, p. 127. [8] ↑ Gaston Bachelard, L'activité rationaliste de la science contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 48. Voir Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, p. 54 et 65-66 (noté NES). [9] ↑ Henri Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, p. 37-94. [10] ↑ Nous employons ce terme à dessein, en faisant écho aux transformations dites de « cisaillement » (shear en anglais) qui traduisent dans le cadre de l'algèbre linéaire les changements de systèmes de coordonnées de l'espace-temps (équations de Lorentz). [11] ↑ Émile Meyerson, La déduction relativiste, Paris, Payot, 1925, § 28, « La géométrie et l'algèbre », p. 40, et § 144, p. 204. [12] ↑ VIR, p. 178. [13] ↑ RA, p. 28. [14] ↑ RA, p. 27-28, p. 160 sq. [15] ↑ VIR, p. 154. [16] ↑ NES, p. 71. [17] ↑ ER, p. 128. [18] ↑ NES, 71. [19] ↑ VIR, 99. [20] ↑ ER, 133 (voir VIR, p. 122 sq.). [21] ↑ VIR, p. 162-163. [22] ↑ Voir à ce sujet la remarque de Bachelard sur la « contraction » des longueurs : on s'exprime encore de manière impropre lorsqu'on dit que la matière d'un phénomène « apparaît » contractée dans un autre système de référence, car « cette longueur est tout aussi bien une propriété de l'espace laissé à la règle par le système de référence, aussi bien une propriété du contenant que du contenu » (VIR, p. 110). La même remarque vaut évidemment pour le temps propre. [23] ↑ VIR, p. 8. [24] ↑ VIR, p. 110. [25] ↑ Ibid. [26] ↑ ER, p. 130. [27] ↑ Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, Paris, 1932, rééd. Gonthier/Médiations, p. 38 (noté II). [28] ↑ II, p. 56. [29] ↑ Gaston Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1936, p. 40 (noté DD). [30] ↑ II, p. 29. [31] ↑ II, p. 31, 37, 41. [32] ↑ II, p. 42. [33] ↑ DD, p. 37. [34] ↑ DD, p. 8. [35] ↑ II, p. 27. [36] ↑ DD, p. 8. [37] ↑ DD, p. 61. [38] ↑ II, p. 45. [39] ↑ II, p. 46. [40] ↑ En effet, l'unité pour ainsi dire topologique de la durée est compliquée par l'« ordre conique ». Ce dernier, comme on l'a vu plus haut, vient cisailler l'espace-temps relativiste en déterminant des zones de déconnexion relative entre événements distants mais « contemporains », c'est-à-dire trop distants dans l'espace et trop rapprochés dans le temps pour pouvoir constituer les extrémités d'une « durée ».

Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique Gérard

Chazal

Introduction De

Bergson à Bachelard nous passons d'une approche philosophique des sciences à une autre. De Durée et simultanéité en 1922 au Nouvel Esprit scientifique en 1934 ou à L'activité rationaliste de la physique contemporaine (1951), nous assistons à un véritable renversement. Lorsque s'amorce les bouleversements que va connaître la physique, avec l'article de Planck en 1900 sur le rayonnement du corps noirs puis avec les articles de 1905 d'Einstein, le bergsonisme existe comme une philosophie déjà constituée, subitement confrontée à des avancées aussi bien théoriques qu'expérimentales susceptibles de l'ébranler. La philosophie bachelardienne, plus jeune d'une génération au moins, se développe après que les deux grandes instances de la physique se sont mises en place : la relativité et la mécanique quantique. Le bergsonisme précède la révolution scientifique et tente de faire avec. L'épistémologie bachelardienne se constitue à partir de cette révolution dont elle prend acte et qu'elle tente de penser. Bergson est donc contraint de réinterpréter la science de manière à sauver sa philosophie, même au prix d'erreurs de physiques embarrassantes. Bachelard construit sa philosophie à partir des mêmes avancées scientifiques et n'est donc pas confronté au divorce que doit subir le bergsonisme. On le sait, Bergson s'est directement et explicitement confronté à la relativité (au moins restreinte). En 1922, il rencontra Einstein à deux reprises lorsque le physicien vint en France à l'invitation en particulier de Paul Langevin. Cette rencontre est souvent

citée comme un exemple d'incompréhension réciproque. Or, il n'est pas sûr que Bergson n'ait pas compris la relativité mais celle-ci ouvrait sur une conception de l'espace et du temps qui paraissait tout à fait incompatible avec la philosophie de la durée telle que l'avait développée Bergson. C'est la même année que paraissait Durée et simultanéité. Je n'examinerais pas ici les développements de Bergson dans cet ouvrage puisque cela a été (va être) fait. Curieusement, d'ailleurs, lorsque Bachelard s'intéressera à la mécanique relativiste dans Le nouvel esprit scientifique, il ne fera pas allusion à cet ouvrage de Bergson, tout du moins pas explicitement. En effet, certaines citations de Bachelard peuvent être comprises comme visant indirectement l'interprétation bergsonienne. Si Bergson n'a pas été silencieux sur la question de la relativité, il ne semble pas – tout du moins à ma connaissance – avoir tenté une démarche similaire à Durée et simultanéité pour la mécanique quantique qui, pourtant, encore plus que la relativité ébranle la philosophie bergsonienne et en particulier sur un de ces postulats fondamentaux : celui de la continuité. Or c'est bien sur ce terrain là que Bachelard va construire sa plus sévère et sa plus explicite critique de Bergson, non seulement dans La dialectique de la durée (1936) mais encore dans L'activité rationaliste de la physique contemporaine (1951). Sans entrer dans tous les détails de l'argumentation antibergsonienne de Bachelard, je voudrais m'attacher à deux aspects du renversement philosophique que Bachelard fait subir à la pensée de Bergson. Autrement dit, je voudrais sur la question de la continuité – puisque tel est notre propos aujourd'hui –

développer ce qui me semble être deux oppositions radicales entre Bachelard et Bergson : 1. 1. Alors que Bergson tente de placer systématiquement l'intuition physique dans le prolongement de l'intuition immédiate et de ramener l'expérience scientifique dans les limites de l'expérience première, Bachelard va voir de l'expérience commune à la théorie scientifique une rupture radicale. 2. 2. L'épistémologie « non cartésienne » de Bachelard lui interdit de fonder de quelque manière que ce soit la connaissance scientifique sur le cogito. La conscience intime, l'expérience vécue sont, pour Bachelard, autant d'obstacles épistémologiques. Bergson, comme cela est évident dans Durée et simultanéité, ne cesse de placer au cœur de l'intuition physique comme de la démarche expérimentale – tout du moins des expériences de pensée qu'il utilise – une conscience percevante accompagnant une durée vécue.

I. La rupture d'avec l'expérience immédiate Lorsqu'il s'agissait de la conception du temps, c'est-à-dire la durée comme continu échappant à l'analyse ponctuelle et discontinue de la mécanique, Bergson veut replacer le temps du physicien dans la continuité de l'expérience vécue que nous pouvons en avoir. « Nous voulons ménager toutes les transitions entre le point de vue psychologique et le point de vue physique, entre le Temps du sens commun et celui d'Einstein », écrit-il au début de Durée et simultanéité [1] . L'objectif de Bergson est donc de fournir une interprétation de la Relativité qui demeure compatible avec l'expérience immédiate. Il l'écrit clairement lorsqu'il pense avoir atteint cet objectif : « Il ne satisfait pas seulement aux exigences de la science, il reste aussi bien d'accord avec l'expérience commune. » Ce point de vue est évidemment capital sur la question du temps : « Il [l'observateur] vit un temps psychologique, et avec ce Temps se confondent tous les Temps mathématiques plus ou moins dilatés » ou encore : « Contre le sens commun et la tradition philosophique qui se prononcent pour un Temps unique, la théorie de la Relativité avait d'abord paru affirmer la pluralité des Temps. En y regardant de plus près, nous n'avons jamais trouvé qu'un seul Temps réel… » [2] La notion d'intuition va jouer chez Bergson le rôle d'un trait d'union méthodologique entre le sens commun et la science. C'est en glissant de l'intuition immédiate à celle du physicien qu'il assure la continuité : « Tout repose sur des intuitions de simultanéité et des intuitions de

succession. » Il confond ainsi ce que Bachelard s'efforcera de séparer en montrant que l'intuition du physicien est une intuition « instruite » en rupture avec l'intuition immédiate du sens commun. D'où le reproche formulé par Bachelard : « En se limitant à des points arrêtés, à des points nécessairement très peu nombreux, la mécanique ne nous livre aucun moyen, pense le philosophe, pour nous faire connaître en profondeur la continuité du mouvement. La méthode d'abstraction de la mécanique nous donne l'illusion de la continuité comme d'ailleurs le cinéma nous donne l'illusion du mouvement. Au lieu de tous ces artifices, mathématiques ou techniques, Bergson en appelle à la réalité intime. En somme pour lui la continuité est une donnée immédiate de la conscience. » [3] Pour Bergson, la saisie de la réalité est liée à la perception intime du continu et en particulier de celui de la durée. Dès lors la formule mathématique, même lorsqu'elle se présente sous la forme d'une équation différentielle et dans la mesure où celle-ci spatialise la variable temps, laisse échapper l'essentiel. En ce sens, le formalisme de Schrödinger (une équation différentielle, donc une forme continue mathématique) ne pourrait guère plus satisfaire Bergson que le formalisme matriciel d'Heisenberg qui peut sembler plus discontinu. Et de son point de vue il aurait d'ailleurs raison puisqu'il a été montré que les deux formalismes étaient équivalents. Bachelard ne se contentera pas dès lors d'évoquer Marey pour voir « une sorte de revanche métaphysique du cinéma contre les critiques bergsoniennes ». Il va identifier l'erreur philosophique à laquelle conduit cette conception de la continuité comme donnée immédiate de la conscience et y opposer les

développements de la physique. Or, le concept clé où cristallise l'erreur bergsonienne selon Bachelard c'est nécessairement celui de causalité, le concept qui est particulièrement retravaillé par la mécanique quantique. On aurait pu mettre en avant le quantum d'action comme rupture décisive de la continuité. L'article de Planck sur le rayonnement du corps noir comme celui d'Einstein sur l'effet photoélectrique y invitaient. La critique aurait été facile et d'autant plus facile qu'elle aurait pu s'appuyer sur une erreur presque grossière de Bergson dans Durée et simultanéité où il pense expliquer la constance de la vitesse de la lumière par son caractère ondulatoire : « La théorie de l'émission étant rejetée, la propagation de la lumière n'étant pas une translation de particules, on ne s'attendra pas à ce que la vitesse de la lumière par rapport à un système varie selon que celui-ci est “en repos” ou “en mouvement”. » [4] Cependant, la critique bachelardienne ne s'arrête pas à de telles erreurs et se porte d'emblée au cœur de l'ontologie bergsonienne du mouvement. Après avoir fait remarquer « qu'une synthèse expérimentale ne peut être une donnée immédiate » [5] Bachelard en vient au fond, c'est-à-dire dans ce cas à la manière dont la connaissance scientifique conçoit la causalité. Chez Bergson la continuité du mouvement qui dépasse toujours la trace qu'il laisse dans l'espace tient à la coprésence constante de la cause et du but au cœur même du mouvement. Or, « penser l'évolution causale dans un continu qu'on n'épuise pas, c'est inscrire un mystère dans cette évolution, c'est exagérer la richesse du devenir comme le réalisme naïf exagère la richesse de la substance » [6] . Or qu'elle est la leçon de la mécanique quantique qui prolonge celle de

l'approximation dans la mécanique rationnelle (La connaissance approchée) Bachelard est clair : « le détail du détail » qu'invoque une philosophie du continu, « n'a pas de sens expérimental ; le détail du détail tombe en effet dans le néant absolu de l'erreur systématique, de l'erreur imposée par les nécessités de la détection. C'est alors que la dialectique de la détection joue sur le rythme du tout ou rien. Le nombre discontinu est substitué à la mesure continue. Il n'y a plus que l'erreur qui soit continue ; l'erreur est un simple halo de possibilités autour de la mesure. Les déterminations, elles, sont quantifiées. On s'explique alors que prise dans les formes où la causalité s'éprouve finement, elle s'égrène » [7] . Le passage de l'atome planétaire à l'atome de Bohr, de l'orbite électronique au niveau d'énergie de l'électron est donc une rupture de la continuité. Dans la Dialectique de la durée, Bachelard montre comment la physique en isolant radicalement la cause de l'effet rompt la continuité bergsonienne du mouvement, la continuité perçue et vécue. Et dans L'activité rationaliste de la physique contemporaine, il substituera à cette continuité immédiate et vécue une autre continuité construite celleci, celle du champ (champ électromagnétique ou gravitationnel) qui prend le pas sur la notion de mouvement. La ligne de champ va alors jouer un rôle particulaire tel que les surfaces de niveau deviennent le lieu d'égale possibilité d'une infinité de mobiles potentiels. « La ligne de force relève des intuitions corpusculaires » et « la surface de niveau relève des intuitions ondulatoires » [8] . La force newtonienne qui restait encore si proche du vécu musculaire est dorénavant une notion dérivée. « En fait, dans tous les cas

envisagés par la Physique mathématique, on considère des forces qui dérivent d'un potentiel, c'est-à-dire des forces dont on obtient l'expression mathématique en dérivant une fonction uniforme et continue dans une région déterminée de l'espace. » [9] Et le champ de forces n'est plus la donnée immédiate à la conscience d'un continu intime mais « une hypothèse rationaliste » [10] Bachelard renverse alors la philosophie bergsonienne en faisant de l'intuition du continu l'abstraction et en redonnant à la formulation mathématique la concrétude. « La prise du réel scientifique ne peut se satisfaire des images premières. Le réalisme des premières intuitions – on en a ici une preuve bien simple – doit être mis entre [11] parenthèses. » Voilà qui prend directement le contre-pied de Bergson affirmant dans Durée et simultanéité : « Toute apparence doit être réputée réalité tant qu'elle n'a pas été démontrée illusoire » [12] ou encore : « Les apparences sont d'un certain côté, c'est à celui qui les déclare illusoires de prouver son dire. » [13] Enfin, toujours sur cette question de la rupture avec l'expérience immédiate, le perçu, le vécu, le contenu de l'intuition première, Bachelard va répondre à l'opposition bergsonienne de la durée et de sa trace spatiale par la dialectique de l'onde et du rayon. Ou plutôt, car l'onde dans la mécanique ondulatoire est encore une image même si elle est rationnellement travaillée, le rythme se substitue à la durée. Derrière la continuité spatiale de la trace que laisse le mouvement il ne faut pas chercher une continuité temporelle qui ne lui est pas réductible. Sur un point Bergson a raison, la ligne n'est qu'une figure appauvrie du temps que le paradoxe de Zénon faisait voler en éclats.

Mais derrière la ligne ce n'est pas la durée vécue par une conscience que la physique débusque mais le rythme qui s'exprime dans la forme ondulatoire de l'équation. Il n'y a plus l'épaisseur d'une réalité quasi existentielle mais une ontologie de la probabilité puisque le carré de la fonction donne seulement la probabilité d'une présence corpusculaire. L'intellectualisme bergsonien finalement tombe, selon Bachelard, dans un réalisme naïf. Et c'est donc à ce réalisme premier que Bachelard va opposer, après la notion de champ, l'atome probabiliste : « Sidwick nous dit en effet que la mécanique ondulatoire traite “the electron-in-its-orbit” comme un système d'ondes stationnaires. Ainsi l'électron-dans-son-orbite refuse la simpliste analyse d'un mobile réel qui parcourt une trajectoire éphémère. » [14] Puis après l'atome probabiliste ce sera l'idée d'un temps statistique où, selon l'expression de la Dialectique de la durée, « le fil du temps est couvert de nœuds » [15] qui vient morceler la durée. En effet, on aurait tort, par exemple de se laisser prendre à la régularité de la désintégration d'un ensemble d'atomes de radium dans le temps. « Le temps statistique qui marque l'évolution de désintégration d'une foule d'atomes de radium peut paradoxalement être pris comme le modèle le plus parfait du temps régulier. Cette foule innombrable d'accidents (car pour un noyau particulier de radium la désintégration est un accident) donne un temps sans accident. » [16] Le tracé régulier de la décroissance exponentielle de la radioactivité d'un échantillon de radium est donc un leurre. La courbe lisse cache une suite discontinue de désintégrations.

II. La place de la conscience dans l'épistémologie La philosophie bergsonienne condamne le philosophe à une épistémologie fondée sur la conscience. Pour Bergson, le temps dont il est question dans la physique n'est qu'une sorte de projection du vécu. « Telle est la durée immédiatement perçue, sans laquelle nous n'aurions aucune idée du temps. Graduellement nous étendons cette durée à l'ensemble du monde matériel. » [17] Ou encore : « On ne peut pas parler d'une réalité qui dure sans y introduire de la conscience. » [18] Et enfin : « Voilà le temps réel, je veux dire perçu et vécu […] car on ne peut pas concevoir un temps sans se le représenter perçu et vécu. Durée implique donc conscience. » [19] Il y a bien une épistémologie bergsonienne et son fondement n'est pas dans une réflexion sur la pratique et la démarche scientifiques mais dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience. Dès lors la physique mathématique apparaît comme une abstraction qui n'épuise pas et n'épuisera jamais le réel, celui qui nous est donné dans nos sensations. C'est dans cet ouvrage en quelque sorte fondateur que Bergson montre le mouvement d'abstraction par lequel la science se détache de la valeur qualitative du monde. « Et l'on prouverait sans peine que, plus le progrès des explications mécaniques permet de développer cette conception de la causalité et d'alléger par conséquent l'atome du poids de ses propriétés sensibles, plus l'existence concrète des phénomènes de la nature tend à s'évanouir ainsi en fumée algébrique. » [20] Les mathématiques appliquées à la physique restaient pour Bergson un simple langage

abstrait et toujours trop pauvre par rapport à la richesse de la perception. Ainsi, en conclusion de Durée et simultanéité : « L'Espace et le Temps : ceux-ci restent ce qu'ils étaient, distincts l'un de l'autre, incapables de se mêler autrement que par l'effet d'une fiction mathématique destinée à symboliser une vérité physique. » [21] À cette conception Bachelard répond : « De la même manière, les pures possibilités mathématiques appartiennent au phénomène réel, même contre les premières instructions d'une expérience immédiate. » [22] Et il citera Langevin déclarant : « Le Calcul tensoriel sait mieux la physique que le Physicien lui-même. » [23] Aussi lorsque Bergson se voit contraint d'interpréter la relativité il ne cesse de mettre en scène un physicien comme conscience humaine d'une durée. Il pense trouver dans la relativité une bonne raison de ramener la loi physique à une conscience qui va se confondre avec le système de coordonnées à partir duquel s'effectuent les mesures. Alors que la physique classique et en particulier la mécanique rationnelle avaient fait un effort considérable pour détacher la loi physique de toute subjectivité, Bergson croit que la relativité, en prenant en compte l'observateur, revient à un recentrage sur une conscience. L'erreur de Bergson est alors de confondre la notion d'observateur telle que se la donne la physique relativiste avec celle de toute psychologique de conscience. Car, pour lui, « tout ce que la science pourra nous dire de la relativité du mouvement perçu par nos yeux, mesuré par nos règles et nos horloges, laissera intact le sentiment profond que nous avons d'accomplir des mouvements et de fournir des efforts » [24] . Il en résultera l'étrange analogie [25] que fait Bergson entre les phénomènes de dilatations et de contractions

du temps et le raccourcissement des longueurs dans la perspective, la conscience de l'observateur devenant comme le sommet d'un cône de perception. Évidemment, on peut se demander dans quelle mesure la mécanique quantique, au moins dans son interprétation par l'École de Copenhague, ne pouvait pas venir conforter le point de vue bergsonien. La théorie de la mesure qui est alors proposée ne vient-elle pas confirmer l'exigence de Bergson d'une fonction fondamentale si ce n'est fondatrice de la conscience dans la démarche du physicien ? Cette possibilité aurait-elle échappé à Bachelard pourtant parfaitement au fait des travaux de Bohr ? Dans un système quantique, l'état de telle ou telle composante du système reste indéterminé tant qu'aucune mesure n'en a été faite. Elle ne prend une valeur que lors de la mesure, c'est-à-dire dans l'interaction du système avec l'appareil de mesure et, puisque celui-ci est in fine composé de particules régies par les lois de la mécanique quantique, lorsqu'un observateur prend connaissance des indications de cet appareil de mesure. On sait les nombreuses expériences de pensée qui ont été imaginées et discutées dans la communauté des physiciens lorsqu'il fallut interpréter la signification de cette totalité constituée par un système quantique, l'appareil de mesure et l'observateur. On sait aussi que certains n'ont pas hésité à voir dans la conscience de l'observateur l'élément faisant basculer l'état d'une particule donnée dans tel ou tel état. Mais outre que cette interprétation dépasse la philosophie bergsonienne et conduit à une certaine forme de positivisme qu'Einstein n'a pas manqué de dénoncer dans la position de Bohr, elle n'a jamais fait l'unanimité de la communauté des physiciens.

La part d'indéterminisme ou de nondéterminisme introduite par la mécanique quantique ne se superpose pas au dépassement du déterminisme par l'acte libre tel que Bergson le définit dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience au dernier chapitre. Si le formalisme mathématique de la mécanique quantique ne permet de faire des prévisions sur l'évolution future d'un système qu'en termes probabilistes, la mesure fournit toujours une valeur déterminée. Tout le discours qui va au-delà de cette simple constatation relève d'une philosophie de la physique dont on sait que, inaugurée par le débat entre Einstein et l'École de Copenhague, elle se poursuit encore aujourd'hui. Bergson, à ma connaissance tout du moins, n'a jamais explicitement fait allusion à la mécanique quantique pour d'une part justifier sa philosophie de la conscience ou la place de la conscience dans sa philosophie ni utiliser les premières découvertes en ce domaine dans sa critique de la mécanique classique ou plutôt de la philosophie plus ou moins scientiste qui lui fut associée. A-t-il ignoré les travaux développés dans les années 1920-1930 par Bohr, Heisenberg, de Breuil, etc. ? Probablement non. Mais il a peut-être eu parfaitement conscience que l'interprétation de la théorie de la mesure comme intervention de la conscience dans la résolution du paquet d'ondes pour reprendre le vocabulaire qui a eu cours, dépassait le cadre de la physique proprement dite et que d'autre part l'indéterminisme sur lequel se fondait une telle interprétation n'était finalement guère compatible avec sa pensée finalement très classique. Car, c'est bien Bergson qui écrit à la fin de l'Essai sur les données immédiates de la conscience : « C'est pourquoi

toute définition de la liberté donnera raison au déterminisme. » Penser l'indéterminisme de la mécanique pouvait se faire sans recentrer la démarche scientifique sur la conscience et supposait simplement une rupture épistémologique que Bergson ne fit pas mais que Bachelard accomplit. Un chapitre entier du Nouvel esprit scientifique, on le sait, est consacré à cette question et Bachelard, s'appuyant sur le calcul des probabilités, montre comment ce non-déterminisme permet une construction objective ou plutôt une reconstruction de l'objectivité. Ce n'est pas par hasard que le chapitre V du Nouvel esprit scientifique s'intitule « Déterminisme et indéterminisme, la notion d'objet ». La connaissance probabiliste, pour Bachelard après Louis de Broglie et Reichenbach, n'est pas une connaissance subjective, pas même la marque d'une ignorance subjective – ce qui aurait encore pu valoir en mécanique statistique, mais bien l'outil mathématique qui permet d'éliminer toute dimension psychologique de la connaissance scientifique. « Le déterminisme ne pouvait s'imposer que par l'intermédiaire d'une mathématique vraiment élémentaire. » [26] C'est une nouvelle mathématique qui en complexifiant l'expérience ramène à la stricte objectivité la physique non déterministe. Le probable n'est ni l'ignorance, ni le subjectif, ni la part imprescriptible de la conscience, ni l'irréel. Je ne pourrais à ce sujet mieux faire que de citer Bachelard, citant lui-même Margenau : « Il ne faudrait pas croire que probabilité et ignorance soient synonymes du fait que la probabilité s'appuie sur l'ignorance des causes. Comme le dit avec une grande finesse M. Margenau : “Il y a une grande différence entre ces deux expressions : un électron est

quelque part dans l'espace, mais je ne sais où, je ne peux connaître où ; et : chaque point est une place est également probable pour l'électron. En effet, la dernière affirmation contient en plus de la première l'assurance que si j'exécute un très grand nombre d'observations, les résultats seront distribués régulièrement dans tout l'espace.” On voit donc poindre le caractère tout positif de la connaissance probable. » « Il ne faut pas davantage assimiler le probable à l'irréel. » [27] En fait, à la réintroduction d'une dimension psychologique dans la démarche scientifique telle que la préconise Bergson, Bachelard oppose une psychanalyse de l'esprit scientifique. Et, si l'on veut encore parler de continuité et de discontinuité, cette fois du point de vue épistémologique, à la continuité entre le sens commun et la théorie scientifique, fondée sur la conscience du flux de la durée, défendue par Bergson, Bachelard oppose une discontinuité par la rupture qui prend la forme d'une sorte de conversion de l'esprit confronté à la recherche de l'objectivité.

Conclusion De Bergson à Bachelard, nous n'avons pas le passage d'une philosophie quelque peu éloignée de la science en train de se faire à une philosophie instruite des avancées de la physique. On sait que Bergson n'était pas ignorant en matière scientifique et se tenait parfaitement au courant de ce qui se passait en ce domaine. Son débat avec Einstein en témoigne et relève moins d'une supposée incompréhension de Bergson de la théorie physique que d'une approche philosophique différente. De Bergson à Bachelard, nous avons l'opposition entre deux conceptions des rapports entre philosophie et science. Pour Bergson, la philosophie est première. Non pas qu'elle aurait à contester les acquis de la science mais son rôle est de les interpréter de manière à les rendre conforme aux cadres de la philosophie définis par ailleurs. En quelque sorte, et dit de manière un peu schématique, le rôle de la philosophie est d'instruire la science quant à la signification fondamentale de ses résultats en les ramenant à leur juste place, c'est-à-dire une place subordonnée à la réflexion philosophique. C'est cette démarche que l'on retrouvera plus tard chez Merleau-Ponty dans son article « Einstein et la crise de la raison », en particulier dans sa conclusion : « Le monde, outre les névrosés, compte bon nombre de “rationalistes” qui sont un danger pour la raison vivante. Et, au contraire, la vigueur de la raison est liée à la renaissance d'un sens philosophique qui, certes, justifie l'expression scientifique du monde, mais dans son ordre, à sa place dans le tout du monde humain. » [28] C'est cette conception de la

rationalité qui fait voir à Merleau-Ponty après Bergson, des paradoxes dans la théorie de la relativité, paradoxes qui n'existent que dans la mesure où la pensée n'a pas effectué la conversion qu'appelle la nouvelle physique. À l'opposé de cette idée d'une philosophie instruisant la science, Bachelard développe celle d'une philosophie s'instruisant auprès de la science. D'où certainement son attachement à l'histoire des sciences qui, à travers les débats, les polémiques, les ruptures qui la traversent, révèlent la manière dont se constitue la pensée scientifique. La construction des concepts scientifiques de l'empirisme premier et du réalisme naïf au rationalisme appliqué et au matérialisme instruit suit des profils que le philosophe a pour mission de retracer. La fonction critique de la philosophie chez Bachelard vient en quelque sorte après coup, dans ce qu'il appelle « une histoire jugée » et ne peut pas définir a priori les cadres et la place de la pensée scientifique. Enfin, pour conclure sur la question de la continuité, il semble bien que les développements les plus récents de la physique atomique en définissant une longueur minimum en dessous de laquelle la notion même d'espace devient problématique et une durée minimum en dessous de laquelle la notion même de temps n'a plus de sens, longueur et durée de Planck, donne tort à Bergson. Les concepts et les formules de la physique, espace-temps à plus de quatre dimensions, non-localité, intrication quantique, superposition d'états… se sont non seulement de plus en plus éloignés des représentations du sens commun mais sont en radicale rupture d'avec lui. Le souhait bergsonien d'une définition des concepts scientifiques en continuité avec les concepts du sens commun, même en ménageant autant

d'étapes que l'on voudra ainsi qu'il le disait dans le texte que j'ai rappelé ci-dessus (« Nous voulons ménager toutes les transitions entre le point de vue psychologique et le point de vue physique, entre le Temps du sens commun et celui d'Einstein ») semble devoir être définitivement et radicalement abandonné. Cet abandon Bachelard l'avait déjà pensé sous la forme de la rupture épistémologique.

Notes du chapitre [1] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige », 1998, p. 1. [2] ↑ Ibid., p. 167. [3] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine¸ Paris, PUF, 1951, p. 55. [4] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige », 1998, p. 37. [5] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936 ; Paris, PUF, 1963, p. 56. [6] ↑ Ibid., p. 59. [7] ↑ Ibid., p. 63. [8] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 62. [9] ↑ Ibid., p. 60. [10] ↑ Ibid. [11] ↑ Ibid., p. 65. [12] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige », 1998, p. 35. [13] ↑ Ibid., p. 86. [14] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 70. [15] ↑ G. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, Boivin, 1936 ; Paris, PUF, 1963, p. 67. [16] ↑ G. Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, p. 72. [17] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige », 1998, p. 42. [18] ↑ Ibid., p. 45. [19] ↑ Ibid., p. 46-47. [20] ↑ H. Bergson, Les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 1927 ; édition « Quadrige », 1991, p. 155-156. [21] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige », 1998, p. 175. [22] ↑ G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934 ; édition « Quadrige », 1995, p. 60. [23] ↑ Ibid., p. 58. [24] ↑ H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, PUF, 1968 ; édition « Quadrige », 1998, p. 29. [25] ↑ Ibid., p. 74-76. [26] ↑ G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934 ; édition « Quadrige », 1995, p. 105. [27] ↑ Ibid., p. 121. [28] ↑ Maurice Merleau-Ponty, « Einstein et la crise de la raison », in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 248-249.

Théorie de la connaissance

Bergson et Bachelard : les sciences, la métaphysique et le langage Claudia

Stancati

1. l'esprit géométrique du langage C 'est

vraiment à partir du langage qu'on peut relire Bergson et Bachelard et trouver entre les deux, face à des différences avérées, une ligne de continuité plausible. Pour l'un et pour l'autre, le langage est la façon plus générale pour s'approcher de la réalité. Pour Bergson « on pense souvent dans l'espace et nécessairement par les mots » (EDI, 5), pour Bachelard la structure logique du langage est une sorte de politesse préalable de l'esprit (ER, 87). Mais cette primauté ne fait pas du langage, ni pour l'un ni pour l'autre, un lieu originaire de la vérité philosophique ou une source privilégiée de la connaissance. Toutefois pour Bachelard comme pour Bergson le langage, en toute ses formes, reste le lieu où s'étale la différence entre la façon de travailler des diverses facultés de l'esprit et entre les différentes formes de la connaissance, et sur lequel, donc, la philosophie et les sciences doivent s'interroger. Selon Bergson, l'esprit se sert, pour toutes ses opérations, de représentations symboliques et métaphoriques qui ont leur source dans l'idée même d'un espace homogène « qui nous permet d'opérer des distinctions tranchées, de compter, d'abstraire et peut-être aussi de parler » (EDI, 66). Ces relations de nature spatiale sont transportées d'emblée dans des idées intellectuelles par une traduction illégitime de notre logique naturelle, qui demeure ainsi affectée d'une sorte de géométrisme caché. Le langage ainsi pour Bergson tour à tour : solidifie, isole,

cristallise, et donc souvent donne une forme banale, trompe ou prend au piège, l'usage de mots distincts laissant supposer parfois des objets indépendants là où il n'y a qu'une seule réalité (MM, 319). Finalement, pour Bergson, les mots et l'idée d'étendue forment un filtre entre l'esprit et les sinuosités du réel qui entrave notre connaissance : un « prisme dont une face est espace et dont l'autre est langage » (PM, 1273). Comme le dit Bachelard, notre « langage matériel » qui a emprunté ses racines et sa syntaxe dans le monde des choses et des actions de notre expérience usuelle (IA, 133), nous fait croire à une « matière placide, indifférente à la durée » (NES, 64). En effet c'est l'« expérience de l'espace » qui s'exprime aussi à travers notre langage, qui nous transmet une réalité statique et géométrique plutôt que dynamique (ARPC, 116). La science classique accroît selon Bachelard cette tendance naturelle et la durcit dans une sorte d'« inconscient géométrique » (NES, 41) donnant lieu à une « géométrisation foudroyante » et suspecte (NES, 76). Pour Bergson les notions emmagasinées dans le langage « distribuent les objets et les faits d'après l'avantage que nous pouvons en tirer, jetant pêle-mêle dans le même compartiment intellectuel tout ce qui intéresse le même besoin » (PM, 1276). Cette racine pragmatique est une deuxième raison de soupçon vers le langage puisqu'il se nourrit de pratiques sociales « habituelles » et il répond aux nécessités de l'action plutôt qu'aux besoins de précision de la connaissance. Pour Bergson ces pratiques incluent à la fois le sens commun et le travail ordinaire des scientifiques, finalement aussi les symboles de la science, du moins dans l'acception raide utilisée dans l'Introduction à la

métaphysique : « Puisque les habitudes se créent dans l'action et en remontant vers la spéculation créent des problèmes, des obscurités artificielles que la métaphysique doit dissiper » (MM, 168). Bien plus convaincu de la cohérence sévère des symboles scientifiques gagnée au prix d'un travail de contrôle continu (MR, 215), Bachelard partage pourtant souvent avec Bergson cette critique du langage. Devant un objet, écrit Bachelard, « qu'on m'indique avec son nom usuel » on ne peut pas discerner « si c'est le nom ou la chose qui agit sur ma pensée ou ce mélange informe et monstrueux de la chose et de son nom » (RA, 72 ; FES, 73 ; PN, 85). Commodité et habitude sont les mots clés d'un usage langagier spontané, délié de toute réflexion et lesté d'une ontologie qui devient insensiblement une contrainte gênante pour la philosophie et pour les sciences. Le même résultat peut se produire par un usage non averti des mots qui ont jadis appartenu à la science, là où le langage et les habitudes de la vie pratique prêtent une fausse clarté à des notions qu'on prétend scientifiques (MM, 319 ; RA, 233). C'est donc pour cette raison qu'il faut abandonner une sorte de paresse de l'esprit qui se cache dans les habitudes de langage plusieurs fois évoquées par Bachelard et par Bergson au cours de leurs ouvrages (EDI, 3839 ; EC, 687 ; PM, 1256 ; NES, 73 ; PN, 85). La tâche de sortir de cette ontologie spontanée du langage est confiée par Bachelard à la science nouvelle. La microphysique détruit l'idée d'une localisation homogène typique de la vie de tous les jours et conduit à « l'échec complet » de ce que Bachelard appelle « le matérialisme spatial » (E, 66). Le langage des sciences nouvelles devra par

conséquence fuir toute « cancérisation géométrique » de son tissu linguistique comme celle qui affecte en certains cas le langage de la philosophie contemporaine (PE, 192). Mais pour Bergson aussi, « sous le regard du physicien », se dissout la matérialité de l'atome et son inertie (PM, 1313). C'est cette sorte de fusion entre l'onde et le corpuscule qui a permis pour Bergson de renouveler les idées sur la structure de la matière en nous montrant que sa prétendue immobilité et invariabilité n'étaient que des « vues prises sur le mouvant et le changeant », et, à l'appui de l'importance philosophique de ces découvertes de la physique contemporaine, il cite Noumène et microphysique de Bachelard (PM, 1312-1313).

2. langage et esprit de finesse Ces révolutions dans les sciences se doublent de transformations philosophiques plus générales mais aussi d'une nouvelle idée de langage scientifique qui ne porte pas sur des choses (RA, 190), qui n'a plus une sémantique purement référentielle ou pour mieux dire qui n'a plus comme Bedeutung des objets au sens de ce que Bachelard appelle une ontologie primitive (PN, 101). Dès son Essai sur la connaissance approchée Bachelard vise à une « épistémologie instrumentale fractionnée » (ECA, 77), véritable prélude à une systématisation de la connaissance scientifique qui ne se brise pas « contre l'objet » (ECA, 274), au dépassement de la donnée pure et simple pour des objets construits et complexes, face auxquels la simplicité « n'est que la facilité d'un langage bien réglé » sans « aucune racine dans le réel » (ECA, 102). Briser la coïncidence qui date depuis des siècles entre l'ontologie et la linguistique, entre les catégories de la connaissance scientifique et celles du langage commun, c'est une opération préalable à l'affirmation d'une logique et d'une langue pour les sciences qui ne craignent pas de bouleverser leur propre grammaire (ECA, 85), puisque les mots et les choses peuvent nous conduire à une impasse là où on n'est pas capable de distinguer soigneusement entre la dénotation scientifique et celle du langage commun (RA, 190). C'est pour cette raison que le rationalisme appliqué est actif et difficile, il construit ses objets comme des objets doubles, sans multiplier les perceptions il les nouménise, effaçant ou transformant sur le

plan linguistique, tous les attributs trop offusqués, qui relèvent trop du réalisme. La tâche de rendre dans le langage le dynamisme de la réalité au sens scientifique et de suivre de près une procédure de conceptualisation évoluant continuellement et donc toujours ouverte, est confiée d'abord par Bachelard au « jeu des épithètes », à la multiplication des qualitatifs jusqu'au point de pouvoir « admettre une quasi-continuité notionnelle » (ECA, 27) suivant un mécanisme sui generis de composition morphologique. Plutôt que risquer une dérive analogique en utilisant des images, qui doivent en tout cas être chargées de théorie, Bachelard préfère la plupart du temps faire confiance à un travail incessant d'affinement de la terminologie scientifique, voire à des néologismes du moment que « parfois les néologismes parlent plus vite d'une périphrase » (MR, 167). Bachelard éloigne ainsi les mots de la science soit du langage ordinaire soit des symboles logiques, qui traduisent la plupart des fois des connaissances très et trop générales, auxquels il oppose l'utilisation de modèles capables de montrer les structures de la pensée et de l'expérience (RA, 17 ; PN, 90) en dépassant le « monolinguisme », c'est-à-dire l'enracinement du langage dans une ontologie toute faite (PN, 138-139). Le travail de définition du langage scientifique est donc continu. Il s'agit parfois de traduire en technicismes les mots du langage ordinaire en les mettant entre guillemets (MR, 263). On peut rebaptiser de vieux mots, on peut les mettre en séries par l'utilisation de traits d'union qui reproduisent ainsi des trajectoires (MR, 101 et 95), on peut instituer des doublets pour donner grâce à des formes allotropiques les caractéristiques dynamiques de la pensée (RA,

131). Le langage de la science est donc en état de révolution sémantique permanente (MR, 263 et 264). Or, puisque dans les sciences on n'a plus à faire avec des faits mais avec des événements de la raison on peut être assurés que l'intersubjectivité rationaliste les rend communicables, leur ontologie étant ancrée au « consentement d'une cité physique et mathématique » (RA, 11), la sémantique du langage scientifique s'étale ainsi dans une direction contraire au réalisme en embrassant à la fois les raisons pragmatiques de la communication. Les éléments de ce langage sont à la fois extrêmement abstraits et artificiels mais, pour la même raison, complètement sociaux, puisqu'ils sont produits par une communauté scientifique de chercheurs, de professeurs et de divulgateurs, où la science écrite et l'ordre des livres augmentent de plus en plus leur poids (ARPC, 31-33). C'est alors le langage raide de la philosophie que doit s'infléchir pour suivre la science contemporaine, ce travail sur le langage aboutit à une multiplication de la rationalité (ARPC, 41), à ce que Bachelard appelle surrationalisme, aux rationalismes régionaux mais aussi à une poliphilosophie. Quel rapport peut-on donc instituer avec Bergson qui, en « renversant le biais et l'usage des mots », se propose « de briser la glace des mots pour retrouver au-dessous d'elle le libre courant de la pensée » (Le bon sens et les études classiques, 1895, MI, 368) ? La philosophie nouvelle proposée par Bergson part d'une critique de l'ontologie réaliste cachée dans le langage qui « convertit les pensées en choses » (EC, 630-631). « Appareils moteurs artificiels qui répondent en nombre limité à une multitude illimitée d'objets

individuels » (MM, 301), les mots ne peuvent presque pas exprimer, à son avis, ce qui est individuel, les états psychiques, l'intuition, la variété des formes des choses et les variations de l'esprit auxquelles il faudrait donner des noms toujours différents et « propres »(EC, 684). Bergson semblerait dans certains passages personnifier l'intellectuel qui boit le vin fin de la qualité, le philosophe qui, dans sa critique du langage, suit ce que Bachelard appelle la richesse prolixe de la sensation individuelle. On ne saurait toutefois réduire la richesse de la pensée bergsonienne à des stéréotypes : dans les mêmes pages où il sépare la science et la métaphysique, Bergson reconnaît la valeur des sciences et de leur travail épistémologique ; il sait trop bien que « l'avenir d'une science dépend de la manière dont elle a découpé son objet » et que « la science moderne n'est ni une ni simple » (IM, 1430), du moment que la biologie, les nouvelles sciences de l'esprit et de la connaissance de l'humain ont retenu toute son attention (DSRM, 1064). Bergson dessine un parcours complémentaire pour l'intelligence et l'intuition, qui reste exceptionnelle, le travail de la science prend alors le statut d'une connaissance approchée (MM, 334) qui, face à « ce qui n'est pas abstrait et conventionnel mais réel et concret, à plus forte raison de ce qui n'est pas reconstituable avec des composantes connues, de la chose qui n'a pas été découpée dans le tout de la réalité par l'entendement, ni par le sens commun, ni par le langage » peut nous en donner une idée « en prenant sur elle des vues multiples, complémentaires et non pas équivalentes » (PM, 1274). Pour Bergson du moment que « intellection ou intuition, la pensée utilise sans doute

toujours le langage ; et l'intuition comme toute pensée finit par se loger dans des concepts » (PM, 1275), puisque, malgré tout, « les cadres de l'intelligence ont une certaine élasticité, ses contours un certain flou » et que cette sorte d'indécision « est justement ce que lui permet de s'appliquer dans une certaine mesure aux choses de l'esprit » (PM, 1281), il faut préfigurer une nouvelle alliance entre le travail ordinaire de la philosophie et l'intelligence scientifique, entre l'intuition philosophique et le progrès des sciences. Alors « la science communiquera à la métaphysique des habitudes de précision qui se propageront de la périphérie au centre » et « l'une et l'autre auront écarté la connaissance vague qui est emmagasinée dans les concepts usuels et transmise par les mots » (PM, 1287), alors « intuitive ou intellectuelle la connaissance sera marquée par le sceau de la précision » (PM, 1320). Ce travail se présente chez Bergson comme un passage d'une façon à l'autre de l'activité de l'esprit : « Sans cesse – il écrit – il faut s'en appeler de l'esprit géométrique à l'esprit de finesse » puisqu'il n'y a pas « de pensée sans esprit de finesse et l'esprit de finesse est le reflet de l'intuition dans l'intelligence » (PM, 1278, 1321), le même esprit de finesse est évoqué par Bachelard pour qui il représente l'élément métaphysique nécessaire à l'organisation du travail expérimental (ARPC, 45, 145).

3. les obstacles au miroir du langage La formation de l'esprit scientifique de 1938 est le texte où, non pas le bergsonisme, mais la leçon de Bergson me paraît plus active, comme un levain qui parcourt ce livre tout au long de ses pages de la citation de Bergson qui ouvre le premier chapitre (FES, 15) jusqu'à celle des toutes dernières pages (FES, 250). Pour comprendre la position de Bachelard envers la « fausseté référentielle » essentiellement polymorphe, et la tromperie des images il faut se rapporter encore une fois à la critique des « habitudes verbales » (FES, 73) et de l'« attirail métaphorique » (FES, 74), qui nous font considérer comme un véritable progrès scientifique ce qui n'est qu'un mouvement purement linguistique, un chemin où il se laisse guider quelquefois par Bergson. Quand on lit de façon rapprochée les pages des deux philosophes, on a l'impression que certains mots ou images rebondissent de l'un à l'autre en changeant de tonalité et que certaines notions sont transposées en [1] changeant de dénomination . C'est le cas de la notion d'obstacle philosophique et épistémologique qui se retrouve chez Bergson quand il parle de impedimenta au sujet du progrès de la psychologie (PM, 1270). La notion bachelardienne d'acte épistémologique semble se rapprocher en quelque façon de l'intuition bergsonienne d'une supra-idée (PM, 1285), d'une « vision supra-intellectuelle et synthétique » (PM, 1305), puisqu'il s'agit d'une intuition travaillée, de ces bonds du

génie scientifique qui apportent des développements inattendus. La structure de pensée qui sous-tend chez Bachelard la notion d'obstacle me paraît débitrice de la critique analytique du langage philosophique et scientifique et de la psychologie de son utilisation qu'il partage avec Bergson. Les formes-images, linguistiques et/ou conceptuelles, sont en effet trop souvent tissues de relations casuelles et ne portent pas la marque de la nécessité syntactique ou d'une cohérence sémantique avec leur objet. C'est le langage qui à la fois désigne et explique (FES, 17), c'est le langage qui nous trompe car, sous un même mot à la même époque on trouve des choses différentes, c'est le passé linguistique (FES, 45) qui détourne l'esprit, c'est l'utilisation de symboles d'origine affective comme dans l'alchimie (FES, 51) qui nous prend au piège. Ainsi les lois définissent les mots plus que les choses (FES, 57), et la généralité des idées immobilise la pensée. On trouve chez Bergson un pareil intérêt critique pour la formation des idées générales auxquelles correspondent la plupart des mots. La question importante pour le philosophe est de savoir par quelle opération, pour quelle raison, et surtout en vertu de quelle structure du réel les choses peuvent être ainsi groupées, et cette question ne comporte pas une solution unique et simple (PM, 1294). Il s'agit en effet d'une inclination naturelle de l'esprit, car la classification et la généralisation sont presque un instinct pour les animaux avant que pour les hommes : « En un sens rien ressemble à rien, puisque tous les objets diffèrent. En un autre sens, tout ressemble à tout (…) Mais entre la généralisation impossible et la généralisation inutile, il y a celles que provoquent, en la préfigurant,

des tendances, des habitudes, des gestes et des attitudes, des complexes de mouvements automatiquement accomplis ou esquissés qui sont à l'origine de la plupart des idées générales proprement humaines » (PM, 12951296). Seulement un petit nombre de ces idées « tiennent au fond des choses » et les sciences et la philosophie pourront s'en servir en les débarrassant de la « gangue » des besoins sociaux en vue desquels elles ont été formées puisque c'est la société qui les « a préparés pour le langage en vue de la conversation et de l'action » (PM, 1297).

4. le langage jeune de l'imagination Les usages prescriptifs du langage, ainsi que la création littéraire et la conversation, trouvent une place dans l'œuvre de Bergson mais cette place n'est pas comparable au travail de Bachelard sur la poétique des éléments et les rêveries où naturellement il revient sur le langage en prenant ses distances de Bergson sur des questions centrales concernant la structure de l'esprit. L'air et les songes c'est le texte où Bachelard souhaite confier l'intuition créatrice à l'imagination qui est le contraire de l'habitude (comme, à son avis Le Roy l'a montré à partir de Bergson, AS, 18) en se proposant ainsi de compléter et de réformer le bergsonisme par le dessein d'une intuition imaginante. Dans La poétique de l'espace, Bachelard entreprend de travailler à la communicabilité d'une image singulière comme à un fait de grande signification ontologique (PE, 2) puisque l'image relève d'une ontologie directe mais il avoue préalablement qu'il ne croit pas à une région « qui serait avant le langage » (PE, 7) et donc il conduit son travail d'explication de la transsubjectivité des images (PE, 4) en les considérant « comme jeune langage » (PE, 10). Il se figure alors les « élans linguistiques qui sortent de la ligne ordinaire du langage pragmatique » comme des « miniatures de l'élan vital » et il souhaite « un microbergsonisme qui abandonnerait les thèses du langage-instrument pour adopter la thèse du langage-réalité » ; ce qu'il considère encore « le plus insidieux

des automatismes, l'automatisme du langage » est rendu à la liberté par la poésie (PE, 11). C'est dans ce texte encore qu'il conduit la polémique avec Bergson quand, tout grand écrivain qu'il est il « prend un mot dans un sens péjoratif ». Contre les philosophes qui se méfient des tiroirs, Bachelard esquisse les contours d'une alliance entre la poésie et le langage commun : « D'abord le mot, tous les mots font honnêtement leur métier dans le langage de la vie quotidienne. Ensuite les mots les plus usuels, les mots attachés aux réalités les plus communes ne perdent pour cela leurs possibilités poétiques » (PE, 79). Dans une page pointue, Bachelard rappelle méticuleusement les occurrences en sens péjoratif de la métaphore polémique du tiroir dans les ouvrages de Bergson et il reproche « à une philosophie qui veut s'instruire sur la conceptualisation dans les sciences contemporaines » l'usage d'un instrument polémique rudimentaire tel que la métaphore des tiroirs, mais il reconnaît en même temps que tout ça est « surtout sensible dans le bergsonisme tel que l'enseignement le simplifie » (PE, 80-81). Pour Bachelard, la métaphore est une image fabriquée, tandis que l'image, œuvre pure de l'imagination absolue, est un phénomène de l'être. Il critique Bergson là où il utilise plutôt des métaphores destinées à suppléer aux insuffisances de la raison, que des véritables images : « Chez Bergson, les métaphores sont surabondantes et, tout compte fait, les images sont très rares. Il semble que pour lui l'imagination soit toute métaphorique » (PE, 79). C'est donc sur le terrain d'une métaphysique de l'imagination que Bachelard attaque Bergson et il s'en détache surtout à propos du rapport de l'imagination et de la mémoire en dégageant

par cette voie une nouvelle considération du langage ordinaire. Il n'est pas question de faire ici l'avocat de Bergson face aux accusations de Bachelard mais il faut rappeler certains passages où Bergson discute la différence entre métaphore et image en faveur de la seconde : « Ne soyons pas dupes des apparences : il y a des cas où c'est le langage imagé qui parle sciemment au propre, et le langage abstrait qui parle inconsciemment au figuré. Dès que nous abordons le monde spirituel, l'image, si elle ne cherche qu'à suggérer, peut nous donner la vision directe, tandis que le terme abstrait, qui est d'origine spatiale et qui prétend exprimer, nous laisse le plus souvent dans la métaphore » (PM, 1285).

5. le langage des philosophes Dans l'Introduction à son Activité rationaliste de la physique contemporaine, Bachelard avait indiqué les deux voies qui se présentent au philosophe qui veut réfléchir sur les problèmes posés par la science. La première est celle d'intégrer dans une philosophie nouvelle les résultats scientifiques et la seconde celle d'intégrer la philosophie dans une connaissance scientifique approfondie (ARPC, 27). J'ose dire qu'en lisant Bergson d'un bout à l'autre on trouve qu'il y a essayé de pratiquer ces deux possibilités. Du reste, Bergson n'a jamais accepté le divorce entre la philosophie et les sciences, il savait trop bien qu'une philosophie de l'intuition qui prétend de se passer des résultats scientifiques « sera balayée par la science tôt ou tard » (EC, 723). Au contraire, il a réclamé pendant toute sa vie le lien de sa philosophie avec les sciences par exemple lors de la séance du 1er janvier 1908 à la Société française de philosophie : « Il est question d'une condamnation de la science, de je ne sais quelle subordination de la science à la métaphysique. Où, quand, sous quelle forme ai-je dit quelque chose de tout cela ? Qu'on me montre dans ce que j'ai écrit une seule ligne, un mot qui puisse s'interpréter de cette manière ! » (M, I, 747). Il veut donner à la science toute sa valeur sans « réduire la philosophie à la simple systématisation des sciences » (lettre à Borel, 1908, M, I, 756) et il écrit de sa propre philosophie comme d'une « métaphysique moulée sur l'expérience soit intérieure qu'extérieure (…) une philosophie modeste mais

décidée à rester sur un terrain solide » en rappelant que « chacun de mes livres m'a coûté plusieurs années de recherches scientifiques et chacun d'eux aboutit non pas à des vagues généralités, mais à des conclusions capables d'éclaircir par quelques côtés des questions très spéciales » (Le Figaro, 28 février 1914, M, I, 1040-1041). Le devoir qui attend les philosophes se présente à Bergson comme une manière difficultueuse de penser (ne serions-nous donc pas ici au rationalisme difficile de Bachelard ?), comme un effort collectif et progressif de perfectionnement de la méthode philosophique symétrique et complémentaire de celui des sciences, comme un travail précis de « circonvallation scientifique ». Et il recommande alors aux philosophes d'étudier, lorsqu'un « problème philosophique barre la route il faut écarter l'obstacle ou ne plus philosopher. (…) Nul ne dira même quelle est la science dont relèveront les nouveaux problèmes (…) nul philosophe n'est maintenant obligé de construire toute la philosophie » (PM, 1328). J'ose dire que Bachelard, philosophe/étudiant, comme il se définit, a complété ce parcours suggéré par Bergson dans son langage aux philosophes (PM, 1309) par sa philosophie au travail dans les régions à la frontière entre les différentes provinces des sciences (ARPC, 45) où la sensibilité philosophique est à son plus haut degré (ARPC, 210).

Bibliographie Les ouvrages de Bergson et Bachelard sont cités d'après les éditions ici indiquées et sont individués par les abréviations suivantes : Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience : EDI. — Matière et mémoire : MM. — Introduction à la métaphysique : IM. — L'évolution créatrice : EC. — Les deux sources de la religion et de la morale : DSRM. — La pensée et le mouvant : PM dans Œuvres, A. Robinet (éd.), Paris, PUF, 1959. — Mélanges, A. Robinet (éd.), 2 vol., Paris, PUF, 1972 : M. Gaston Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, Paris, Vrin, 1987 : ECA. — Les intuitions atomistiques, Paris, Boivin, 1933 : IA. — La formation de l'esprit scientifique, Paris, Vrin, 1938 : FES. — Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1983 : NES. — La philosophie du non, Paris, PUF, 1940 : PN. — L'air et les songes, Paris, José Corti, 1943 : AS. — L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951 : ARPC. — Le matérialisme rationnel, Paris, PUF, 1957 : MR. — La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957 : PE. — Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1959 : RA. — La flamme d'une chandelle, Paris, PUF, 1961 : FC.

— Études, Paris, Vrin, 1970 : E. — L'engagement rationaliste, Paris, 1972 : ER.

PUF,

Notes du chapitre [1] ↑ Bergson parle, par exemple, d'une miniature du monde qui passe du cerveau à la conscience (PM, 1327).

Sur le sujet : Bachelard contre Bergson Carlo

Vinti

1. avant-propos Au

sujet de l'alternative proposée dans le titre de ce colloque – « Continuité ou discontinuité ? – à propos du rapport Bachelard-Bergson, nous sommes arrivés, grâce à une longue familiarité avec les textes bachelardiens, à la conviction qu'il s'agit de discontinuité et qu'elle finit par prendre, dans l'économie de la réflexion bachelardienne les caractères d'une véritable opposition polémique. Il nous semble même tout à fait correct de soutenir qu'il est possible de retrouver chez Bachelard un ferme nonbergsonisme, avant tout épistémologique, plus généralement philosophique qui trouve dans la critique des notions bergsoniennes de l'homo faber, de l'intuition, de la durée ses aspects les plus importants. Ailleurs, et même récemment, nous nous sommes occupés de certaines de ces problématiques [1] , nous nous limiterons donc à reprendre ici celles qui concernent la réflexion bachelardienne sur le temps, surtout pour les aspects qui amènent le penseur de Bar-sur-Aude au refus de la notion bergsonienne du temps comme durée et, par conséquent, au refus de l'idée de conscience et de subjectivité qu'une telle notion suppose. On sait que Bachelard, tout en reconnaissant avec Bergson que le temps est aussi « une donnée immédiate de la conscience », en arrive, à propos de sa structure, à des conclusions opposées : au lieu de l'unicité et de la continuité de la durée, la pluralité et la discontinuité des instants, qui caractérisent tant le tissu de l'expérience phénoménique que la structure même de la

pensée, de la conscience, et « même de la personne » [2] . À plusieurs reprises, dans L'intuition de l'instant et dans La dialectique de la durée – ses deux œuvres les plus significatives sur ce sujet – Bachelard insiste sur l'hétérogénéité structurelle entre une conscience, une subjectivité sous-jacente à la théorie du temps comme durée, et celle qu'implique la théorie du temps instantané. En effet, selon Bachelard, la notion – bergsonienne – du temps comme durée suppose l'idée d'une subjectivité substantielle, pleine, unitaire, continue, alors que la notion du temps comme succession d'instants – la sienne –, implique l'idée d'une conscience et d'un sujet pluriel, dispersé, traversé, de part en part, par des divisions et des vides [3] .

2. sujet et durée Quoi qu'il en soit, pour mieux qualifier les siennes, il faut, selon Bachelard, « se souvenir des thèses bergsoniennes », qui défendent « la primitivité de la durée », cueillie dans une expérience « directe », « intime », « personnelle », résultat d'une « évidence intuitive », une « évidence de l'intuition intime », et où l'instant ne serait qu'« une coupure artificielle », « une fausse césure » qui brise le continuum de l'expérience même, du sujet, de la vie [4] . La philosophie de Bergson est, pour cette raison, « une philosophie du plein » et sa psychologie est « une psychologie de la plénitude » ; elle ne connaît pas de vides, sa dynamique se réalise en une série ininterrompue de variations, substitutions et compensations [5] . Le dynamisme psychologique bergsonien a, derrière lui, une garantie ontologique et substantielle [6] . Dans le système bergsonien, le moi est « ancien et profond », « riche et plein » et le bergsonisme « a la facilité de tout substantialisme, l'aisance et le charme de toute doctrine d'intériorité » [7] . Derrière l'écoulement de la durée de la conscience, apparemment garanti par aucun fondement, il y a toujours la garantie ontologique d'un sujet substantiel, d'une âme : « L'âme se manifeste ainsi comme une chose derrière le flux de ses phénomènes ; elle n'est pas vraiment [8] contemporaine de sa fluidité. » On a accusé la doctrine bergsonienne de « mobilisme » [9] : elle renferme en réalité une immobilité : il s'agit de l'immobilité de la durée qui relie l'écoulement continu du

temps à un fond ontologique indestructible, qui relie le devenir à l'être [10] . Chez Bergson, ce qui constitue le sujet, son activité, la « valeur créatrice du devenir », c'est la continuité du devenir même ; c'est pour cela que, chez lui, il n'y a pas de dialectique temporelle authentique, il n'y a pas de nouveauté dans le devenir, il n'y a pas de créativité dans le sujet, il n'y a pas de dialogue authentique entre sujet et monde ; tout est renfermé et consommé dans l'écoulement ininterrompu de la durée, dans la nature inépuisable de la substance temporelle : « Pour Bergson, insiste Bachelard, il n'y a aucun flottement, aucun jeu, aucune interruption, dans l'alternative de la connaissance intime et de la connaissance externe. J'agis ou je pense, je suis chose ou philosophe. Et à travers cette contradiction même, je suis continu. » [11] La permanence et la continuité de la durée révèlent et explicitent la présence de la substance spirituelle, dont le dynamisme est alors lu comme richesse d'une âme, d'une âme toujours présente : « On a alors l'impression que l'âme bergsonienne ne peut s'interrompre de sentir et de penser, que les sentiments et les idées se renouvellent sans trêve à sa surface et chatoyent, dans le flot de la durée, comme l'eau de la rivière ensoleillée. » [12] Dans cette optique de permanence substantielle et de plénitude psychologique, les oppositions sont toujours complémentaires les unes des autres, les changements toujours des substitutions, des compensations ontologiques. Dans la théorie bergsonienne de la durée et de l'élan vital, du « succès purement ontologique de l'être », il manque alors, et il ne pouvait pas en être autrement, l'idée de « l'échec essentiel », du « risque de l'intelligence »,

du « risque de la vie absolu et inconditionné » : les thèses bergsoniennes n'abordent pas l'« essence métaphysique du risque » ; le philosophe Bergson « n'a rien écrit sur le risque et pour le risque, sur le risque absolu et total » [13] . Dans la philosophie bergsonienne, en conclusion, nous sommes livrés « à une continuité immédiate et profonde », qui ne « peut se rompre que superficiellement » ; en elle, en effet, « les discontinuités, le morcellement, la négation » n'apparaissent que dans la dimension de l'expression, ils apparaissent en surface, ils ne sont pas « au sein même du psychisme » ; en somme, Bergson n'a pas reconnu la valeur de la dialectique sur le plan de l'existence et de la connaissance intuitive, de la dialectique comme dialogue « de l'âme et du réel », considérant que « l'expérience qui va des choses au moi était un jeu d'images qui gardaient une homogénéité foncière » [14] . Voici alors que pour jeter les bases d'une nouvelle conception du sujet et de la pensée, il faut sortir du bergsonisme, refuser de Bergson pas tant le lien essentiel que le philosophe avait mis entre durée et conscience, mais l'idée de la durée comme une continuité immédiate et profonde de la conscience. Quand Bachelard affirme que, de la philosophie de Bergson, « nous acceptons presque tout, sauf la continuité » [15] , cela veut dire qu'il assume, substantiellement, une position antibergsonienne [16] . Parce que si le psychisme se montre toujours avec les caractères de la continuité, ou mieux, des continuités, on ne peut jamais considérer « ces caractères », comme cela se passe dans le système bergsonien, « comme achevés, comme solides, comme constants » ; il faut au contraire les considérer comme le résultat

d'un processus élaboré de construction, il faut « les construire » [17] . En effet, la continuité et la durée ne sont pas « un donné immédiat de la conscience », elles en sont un produit, « une œuvre » de la conscience même. Il s'agit alors, pour Bachelard, de jeter les bases d'un « bergsonisme discontinu » [18] qui prend selon nous, dans les pages de Bachelard, les caractères évidents d'un antibergsonisme.

3. sujet et instant Ce n'est pas des théories bergsoniennes, mais au contraire de la leçon esthétique de Gaston Roupnel, de même que des retombées épistémologiques de la science contemporaine – du relativisme, du quantisme en particulier – que nous apprenons « l'idée métaphysique fondamentale » du caractère « indirect et médiat de la durée », du caractère « primordial de l'instant », de son « jaillissement » gratuit et créateur dans la « discontinuité essentielle du temps » [19] . L'expérience de l'instant accepte le risque de la dialectique réelle entre l'être et le néant, le risque de la négation qui s'insinue au cœur même de la réalité temporelle, au cœur du sujet, elle accepte donc le risque absolu d'une psychologie, non plus compensatoire, comme celle de Bergson, mais d'une « psychologie de l'anéantissement », qui montre comment la négation, le néant, constituent, à côté de l'être, le tissu de la conscience et du sujet [20] . Il faut surtout, selon Bachelard, tracer les lignes d'une « psychologie de l'esprit scientifique tourmentée par l'idée du vide », une psychologie qui ne se limite pas à considérer le vide d'un simple point de vue compensatoire, qui fasse que « le vide à un point de vue particulier soit automatiquement le plein à un autre point de vue », mais qui établisse « l'équilibre… entre la conceptualisation réciproque du vide et du plein », en considérant « les deux concepts contraires du vide et du plein », « non pas comme points de départ, mais comme facteurs de résumés », de même que l'être et le néant doivent être reconsidérés dans l'« oscillation dialectique de la réalisation et de l'anéantissement » [21] . Le donné immédiat de la conscience, c'est l'instant, pas la durée, et en tant que tel, l'instant « c'est déjà la solitude… la solitude dans sa valeur métaphysique la plus dépouillée » ; c'est lui qui, avec sa « violence créatrice », affirme la situation du « tragique isolement » de la conscience même. Et voilà l'immédiate conversion de la phénoménologie de la temporalité comme succession d'instants discontinus en une phénoménologie de la conscience instantanée, « voilà donc le philosophe devant l'affirmation que le temps se présente comme l'instant solitaire, comme la conscience d'une solitude » [22] . La conscience instantanée a complètement perdu tout lien immédiat avec elle-même et avec les autres, elle a perdu les garanties offertes par l'écoulement continu du temps, les garanties données par le « fantôme » de son propre passé et par l'« illusion » de son propre avenir [23] . On n'a plus, comme chez Bergson, le temps plein des événements, le temps continu et substantialiste de la conscience et de l'élan vital, mais le temps raréfié – métaphysique – de l'instant, le temps comme pure émergence et discontinuité, le temps qui se soustrait définitivement aux conditionnements de la vie, de la conscience intime, de la mémoire reliée de façon vitale au passé et chargée d'avenir, pour se soumettre uniquement aux obligations et aux rythmes abstraits de la pensée, aux engagements de la connaissance rationnelle. C'est là que Bachelard propose la définition de la subjectivité de l'instant opposée à la subjectivité de la durée : « N'est-ce pas là [c'està-dire dans l'expérience de l'instant créateur plutôt que dans l'intuition de la durée] que l'élan vital est le plus actif ? Pourquoi essayer de revenir à quelque puissance sourde et enfouie qui a manqué plus ou moins son propre élan, qui ne l'a pas achevé, qui ne l'a pas même continué, alors que se déroulent sous nos yeux, dans le présent actif, les mille accidents de notre propre culture, les mille tentatives de nous renouveler et de nous créer ? » [24] Et puis, avec un écart qui constitue véritablement le renversement de la position bergsonienne, Bachelard affirme que le domaine où « l'élan vital est [le] plus actif », où la temporalité de l'instant montre sa créativité la plus profonde, où pour cette raison la conscience montre sa plus grande

ouverture et son plus grand dynamisme (« jaillissement »), ce n'est pas le domaine de l'intuition immédiate mais celui de la pensée rationnelle, médiate, discursive, c'est le domaine où la pensée se réalise « dans son effort de connaissance », parce que « la connaissance est par excellence une œuvre temporelle » [25] . Paradoxalement – et on retrouve ici une thèse centrale de la réflexion bachelardienne – « l'élan vital » actif dans la temporalité de l'instant, dans la connaissance rationnelle, refuse la vie et le naturel immédiat : dans le temps de la connaissance nous « essayons alors de détacher notre esprit des liens de la chair, des prisons matérielles » [26] . Le renversement est complet : le primum, c'est l'instant pas la durée ; l'instant appartient à la connaissance discursive, pas à l'intuition ; l'artificiel n'est pas le temps de la science ; l'artificiel, c'est le temps de la vie avec ses durées continues ; si on doit encore parler de durée, elle ne peut être qu'une construction, le résultat d'« instants sans durée » [27] . Bachelard insiste sur le fait que l'activité discursive – de négation et d'abstraction –, de la pensée et de la connaissance se qualifie surtout par rapport (polémique) au temps biologique, au temps perçu immédiatement, au temps vécu : « Il y a donc, au-dessus du temps vécu, le temps pensé. » [28] C'est là, à notre avis, le moment le plus qualifiant du « bergsonisme discontinu » auquel Bachelard fait allusion, qui est en réalité un bergsonisme renversé, un non-bergsonisme qui réhabilite, par rapport au temps vécu et perçu, le temps pensé, en tant que celui qui retrouve le véritable caractère du devenir, la fonction réalisatrice du devenir. Le temps abstrait de la pensée n'est pas le temps vide, le temps vidé de toute référence par rapport à une réalité immédiate, concrète, naturelle ; la réalité du temps n'est pas celle de la perception, de l'intuition, du vécu. Alors que les philosophes (bergsoniens) refusent le dédoublement entre temps vécu et temps pensé, alors qu'ils « réalisent la durée de pensée en en faisant une durée vécue », il faut prendre conscience du fait que « cette temporalisation excessive » est étrangère à la pensée rationnelle ; que la pensée rationnelle s'établit « dans des périodes intemporelles », « dans un temps de totale non-vie, refusant le vital » [29] . La pensée rationnelle « en expulsant la durée vécue », nous conduit dans la « région du temps suspendu » gouvernée par la normativité des pensées rationnelles, par la « causalité d'une psychologie technique », qui établit « une chronotechnique de la pensée apodictique » en utilisant « bien entendu un temps discontinu » [30] . L'expérience quotidienne, et même l'expérience intuitive de type bergsonien se réalisent en un « autohypnotisme » sans profondeur, en suivant les lois de la vie, la temporalité du vécu, « la viscosité qui caractérise la vie sans pensée, la vie sans effort de pensée », alors que la culture de la connaissance rationnelle (scientifique) se trouve « devant la tâche de détemporaliser le travail de la pensée pour le retemporaliser et obtenir les fulgurances de la démonstration rationnelle » [31] . Alors, si Bergson privilégie la durée vécue et perçue par rapport au temps de la science, pour Bachelard c'est précisément le temps de la science, le temps de la rationalité (scientifique) qui jette les bases du renversement de la position bergsonienne. À ce propos, un passage de l'un des derniers écrits épistémologiques de notre auteur, La vocation scientifique et l'âme humaine, est exemplaire : « Et j'aimerais alors étudier les tissus temporels de l'activité de la pensée scientifique. Nous nous rapprocherions de la temporalité profonde de l'âme humaine. Pour mieux préciser ma pensée, je demanderais aux bergsoniens s'ils ne sont pas un peu trop soumis à l'empirisme de la durée intime. Ils acceptent le flux du vécu, ils suivent en eux la riche coulée du temps intime. Mais la volonté et l'intelligence ne trouvent pas leur part dans cette donnée immédiate. En fait, la tension directionnelle de la pensée, tension si forte dans l'effort de la rationalisation du savoir, doit être inscrite dans l'intimité la plus profonde de notre être. La courbe toujours souple de la durée bergsonienne

ne doit pas nous faire oublier la ligne toujours droite de la pensée prévisionnelle. » [32] Nous pourrions en rester là. Notre thèse sur l'opposition entre la conception bachelardienne de la temporalité et celle de Bergson, surtout en ce qui concerne la notion de subjectivité qui les sous-tend nous semble assez claire. Nous nous limiterons maintenant à indiquer deux directions d'approfondissements possibles. La première concerne l'opposition que Bachelard même marque, dans L'intuition de l'instant, entre une « philosophie de l'action », comme propre à l'expérience bergsonienne de la conscience de la durée, et une « philosophie de l'acte », à son avis implicite dans l'expérience de l'instant, c'est-à-dire au moment où la conscience « se tend jusqu'à décider un acte » [33] . Une philosophie de l'action renvoie à l'idée d'« un déroulement continu », qui s'appuie, pour ainsi dire, sur « une durée toujours originale et réelle », alors qu'une philosophie de l'acte indique qu'« un acte est avant tout une décision instantanée », qui « a toute la charge de l'originalité » [34] . L'action, le continuisme qui la soutient, est quelque chose de secondaire, c'est le résultat d'automatismes organiques et vitaux consolidés ; « c'est pourquoi il nous fait revenir, pour sentir l'instant, aux actes clairs de la conscience » [35] . Au fond, conclut Bachelard à ce sujet, alors qu'une philosophie de l'action, qui renvoie à la continuité de la durée, est une philosophie de l'inertie, de la « contemplation passive », une philosophie de l'acte est véritablement une philosophie du sujet actif et créateur [36] . En ce qui concerne la seconde direction, des indications utiles proviennent, toujours dans L'intuition de l'instant, de cette « métaphysique de l'habitude », que Bachelard considère comme fonctionnelle pour décrire, contre le continuisme de Bergson, la liberté de la conscience instantanée par rapport au passé et à l'avenir [37] . Reprenant Roupnel, Bachelard propose en effet une définition de l'habitude très éloignée de tout schéma réaliste, pourtant vue comme processus d'unification causaliste et mécaniciste de l'écoulement de l'expérience temporelle. Pour Bachelard l'habitude « fragile et libre comme une symphonie », refuse au passé « une force réelle de causalité », et ne concède pas à l'avenir « une force de sollicitation réelle » [38] . Elle agit plutôt comme mémoire dynamique, comme acte synthétique qui organise une solidarité entre le passé et l'avenir ; il s'agit d'un sentiment réfléchi qui réalise une synthèse et ce n'est que dans cette synthèse, dans son inachèvement dynamique que se réalise l'individu, le sujet, le moi, sans le besoin d'un recours à un fondement ontologique ultérieur. En définitive l'habitude bachelardienne finit par perdre même les garanties pragmatiques et psychologiques que Hume continuait à lui attribuer, même si, à la façon de Hume, Bachelard voit les individus, les sujets se constituer dans le canevas, la trame, le rythme des « instants discontinus ligaturés des habitudes » [39] . En tant qu'individus, nous ne sommes qu'« une somme assez variable d'habitudes », « nos artères ont l'âge de nos habitudes » [40] . Nous ne sommes qu'« un faisceau d'habitudes » [41] , « la gerbe mal liée d'un millier d'autres temps », « et les “temps” foisonnent en nous sans trouver la cadence qui réglerait notre durée » [42] . Nous ne sommes rien d'autre qu'« une somme d'accidents », notre identité « n'est jamais pleinement réalisée » et même « la plus solide des permanences spirituelles… se dégrade en ressemblance » [43] . Nous ne sommes pas, et nous ne « nous conservons jamais tout entiers », du moment que « nous n'avons jamais été conscients de tout notre être » [44] . Déjà dans La dialectique de la durée Bachelard avait écrit : « Prise dans n'importe lequel de ses caractères, prise dans la somme de ses caractères, l'âme ne continue pas de sentir, ni de penser, ni de réfléchir. Elle ne continue pas d'être. » [45] Le néant, le vide, la fragmentation habitent désormais notre âme, et son statut ontologique même : « Le néant est en

nous-mêmes, éparpillé le long de notre durée, brisant à chaque instant notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée. Notre hésitation temporelle est ontologique. » [46] La confrontation avec Bergson amène Bachelard à un point extrême dans la dissolution de la subjectivité philosophique traditionnelle. Toutefois, confondre ce point extrême avec une adhésion à des positions nihilistes et sceptiques serait trahir l'esprit de sa réflexion tout entière. Mais discuter ce point équivaudrait à commencer une autre intervention.

Notes du chapitre [1] ↑ Cf. C. Vinti, Il soggetto qualunque. Bachelard fenomenologo della soggettività epistemica, Napoli, Esi, 1997, p. 673-726, 887-906 ; Id., « Cogito pétrisseur. Bachelard e l'homo faber : dalla critica epistemologica alla esaltazione estetica », in Bachelardiana, I, 2006, 1, p. 125-135. Nous renvoyons aux pages et aux notes de notre monographie sur Bachelard pour la liste plus détaillée des différentes thématiques, l'indication ponctuelle de la bibliographie secondaire, les différentes hypothèses d'interprétation, souvent divergentes, qui s'y trouvent. [2] ↑ O. Souville, « Le temps discontinu selon Bachelard », in Aa. Vv., Gaston Bachelard. L'homme du poème et du théorème, Dijon, PUD, 1984, p. 297. [3] ↑ « Bref, à notre avis, la continuité psychique pose un problème et il nous semble impossible qu'on ne reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie complexe sur une pluralité de durées qui n'ont ni le même rythme, ni la même solidité d'enchaînement, ni la même puissance du continu » (G. Bachelard, La dialectique de la durée [1936], Paris, PUF, 19893, p. VIII). [4] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932), Paris, Denoël, 1985, p. 17, 29. [5] ↑ « Cette psychologie est si riche, si nuancée, si mobile, qu'elle ne peut se contredire ; elle donne de l'activité au repos, de la permanence à la fonction ; elle s'assure de tout un jeu de suppléances qui font que la scène psychologique n'est jamais vide et qui sont autant de moyens complémentaires de réussite. Dans ces conditions la vie ne peut craindre un échec absolu. Si l'intelligence s'obscurcit, l'instinct se réveille… notre vie est si pleine qu'elle agit quand nous ne faisons rien » (Bachelard, La dialectique de la durée, p. 1). [6] ↑ « Il y a en quelque sorte toujours quelque chose derrière nous, la Vie derrière notre vie, l'élan vital en dessous de nos impulsions. Notre passé tout entier veille aussi derrière notre présent » (ibid.). [7] ↑ Ibid., p. 2. [8] ↑ Ibid. [9] ↑ C'est la polémique que mène en particulier Julien Benda, contre Bergson et le bergsonisme, polémique à laquelle quelques années plus tard, dans « De la mobilité de la pensée selon une philosophie contemporaine » (Revue de métaphysique et de morale, LV, 1945, p. 161-202), il finira par mêler Bachelard. [10] ↑ « Et c'est ainsi que, dans la psychologie bergsonienne, la durée pleine, profonde, continue, riche, fait office de la substance spirituelle. En aucune circonstance, l'âme ne peut se détacher du temps ; elle est toujours comme tous les heureux du monde, possédée par ce qu'elle possède. S'arrêter de couler c'est s'arrêter de subsister ; en quittant le train du monde, on quitterait la vie. S'immobiliser c'est mourir. Ainsi, on croit rompre avec la conception substantielle de l'âme et l'on taille, à la pleine étoffe, l'être intime dans une durée indestructible. Le panpsychisme n'est plus qu'un panchronisme. La continuité de la substance pensante n'est plus que la continuité de la substance temporelle. Avant Bergson, jamais on n'avait si bien réalisé l'équation de l'être et du devenir » (Bachelard, La dialectique de la durée, p. 2). [11] ↑ Ibid., p. 4. [12] ↑ Ibid., p. 5. [13] ↑ Ibid., p. 5-6. [14] ↑ Ibid., p. 7. [15] ↑ Ibid. [16] ↑ S. Goyard Fabre partage notre opinion (« Bachelard et Bergson : “deux grandes pensées” », in Revue de l'Université d'Ottawa, LVII, 1977, p. 101). Les positions de M. Périgord (« Bachelard et l'échappée du cogito », in Revue de synthèse, XXIV, 1973, p. 118), G. Polizzi (Forme di sapere e ipotesi di traduzione, Milano, F. Angeli, 1984, p. 295), P. Quillet (Bachelard, Seghers, Paris, 1964, p. 54) sont différentes, plus attentives à souligner les affinités entre Bergson et Bachelard. [17] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 8. [18] ↑ « Nous voudrions alors développer un essai de bergsonisme discontinu, en montrant la nécessité d'arithmétiser la durée bergsonienne pour lui donner plus de fluidité, plus de nombres, plus d'exactitude aussi dans la correspondance que les phénomènes de la pensée présentent avec les caractères quantiques du réel » (ibid.). [19] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 13, 15, 18-20, 43, et passim. [20] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 8. [21] ↑ Ibid., p. 10-11. [22] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 13. [23] ↑ « … avec l'instant qui passe, sans souvenir pour qui vient de nous quitter, sans espoir non plus, puisque sans conscience, pour ce que l'instant qui vient nous livrera » (ibid., p. 14). [24] ↑ Ibid., p. 19. [25] ↑ Ibid. [26] ↑ Ibid. [27] ↑ Ibid., p. 20. [28] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 17. Bachelard poursuit : « Ce temps pensé est plus aérien, plus libre, plus facilement rompu et repris. C'est dans ce temps mathématisé que sont les inventions de l'Être. C'est dans ce temps qu'un fait devient un facteur. On qualifie mal ce temps en disant qu'il est abstrait, car c'est dans ce temps que la pensée agit et prépare les concrétisations de l'Être » (ibid.).

[29] ↑ G. Bachelard, Le rationalisme appliqué (1949), Paris, PUF, 19866, p. 26. Bachelard poursuit en précisant : « Que la vie, par ailleurs, se déroule et ramène ses nécessités, c'est sans doute une fatalité corporelle. Mais cela ne retranche pas la possibilité de se retirer du temps vécu, pour enchaîner des pensées dans un ordre d'une nouvelle temporalité » (ibid.). [30] ↑ Ibid. [31] ↑ Ibid., p. 27. Et, dans l'une des pages suivantes Bachelard dira : « Le temps des processus de la pensée scientifique est donc un temps réorganisé, revécu, repensé, vidé de toutes les occasions et de toutes les contingences » (ibid., p. 37). [32] ↑ G. Bachelard, « La vocation scientifique et l'âme humaine », in Aa. Vv., L'homme devant la science, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, 1952, p. 24. [33] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 21. [34] ↑ Ibid., p. 21-22. [35] ↑ Ibid., p. 22. [36] ↑ Ibid., p. 22-23. [37] ↑ Cf. ibid., p. 57-75 (chap. II, Le problème de l'habitude et le temps discontinu). [38] ↑ Ibid., p. 68, 72. [39] ↑ Ibid., p. 72. [40] ↑ Ibid., p. 70, 72. [41] ↑ « C'est un faisceau d'habitudes qui nous permet de continuer d'être dans la multiplicité de nos attributs en nous laissant l'impression que nous avons été, alors même que nous ne pourrions trouver en nous, comme racine substantielle, que la réalité que nous livre l'instant présent » (ibid., p. 74). [42] ↑ G. Bachelard, Fragments d'une Poétique du feu, Paris, PUF, 1988, p. 47-48. [43] ↑ Bachelard, L'intuition de l'instant, p. 70-71. [44] ↑ Ibid., p. 71. [45] ↑ Bachelard, La dialectique de la durée, p. 29. [46] ↑ Ibid.

Le dynamisme de la pensée scientifique chez Bachelard au regard du schématisme kantien et de l'intuition bergsonienne Julien N ous

Lamy

proposons, dans le cadre de cette courte étude, un « coup de sonde » dans la question du dynamisme de la pensée scientifique chez Bachelard, en interrogeant les relations possibles de la pensée bachelardienne à certains aspects féconds des œuvres de Kant et Bergson. Il s'agira de replacer le dynamisme et la démarche inventive de la science contemporaine dans la perspective de la créativité de la pensée rationnelle. Si les axes de la science et de la poésie sont d'abord inverses [1] , cela n'implique pas nécessairement un rejet inconditionnel de l'activité créatrice hors de la sphère de la pensée scientifique. Dans cette perspective, il faudra examiner de quelle nature est la pensée créatrice dont il s'agit avec le nouvel esprit scientifique et surtout quelles en sont les opérations. La « créativité rationnelle » des savants [2] , l'« effort créateur » [3] des mathématiciens, l'« art poétique de la [4] Physique » ainsi que la « rêverie » de l'esprit scientifique ne sont pas des activités anomiques, anarchiques ou insondables, échappant à toute logique au sens large du terme. Il s'agit d'activités réglées, qui ont leurs exigences propres, dont on peut tenter de restituer le fonctionnement. Néanmoins, dans quelle mesure une mise en relation avec Bergson et Kant est-elle

pertinente pour une analyse du dynamisme de la pensée scientifique tel qu'il se présente chez Bachelard ? En quel sens peut-on dialectiser la relation entre Bachelard et Bergson par l'introduction d'une tierce figure, en l'occurrence la figure kantienne ? Quels sont les indices textuels qui peuvent justifier l'idée d'une réactualisation possible du schématisme kantien et de l'intuition bergsonienne dans le texte bachelardien ? Par ailleurs, quelle est leur fonction dans l'économie du texte épistémologique du philosophe du nouvel esprit scientifique ? En quoi cette réactivation implique-t-elle non seulement une déformation du projet qui encadre leur utilisation dans leur système philosophique initial, mais aussi des effets sur le texte bachelardien lui-même ? Afin d'apporter des éléments de réponse à ces interrogations, on s'attachera dans un premier temps à rendre sensible le réinvestissement de certains motifs kantiens sur le schématisme, dans le sens d'une relecture du constructivisme bachelardien. Puis il sera question du rôle et de la place de l'intuition dans l'épistémologie bachelardienne, à partir de la notion d'intuition travaillée.

La nouménologie et le schématisme Examinons dans un premier temps ce qu'il en est du schématisme. Du point de vue des textes, on peut recenser chez Bachelard plusieurs expressions qui nous renvoient soit au champ lexical du schématisme, soit aux catégories philosophiques qui lui sont apparentées. Nous pouvons en dresser un catalogue restreint mais suggestif, sans prétendre à l'exhaustivité. Dès Les intuitions atomistiques [5] (1933), plusieurs passages retiennent notre attention. Bachelard y dit en effet que « nos concepts sont des schèmes d'intervention » (p. 130131). Il parle quelques lignes plus loin d'« un phénomène précisé, schématisé, imprégné de théorie. Non pas trouvé mais produit » (p. 138-139). Il nous adresse par ailleurs cette invitation : « Toutes ces précautions une fois prises, fermez les yeux sur le réel et confiez-vous aux intuitions intellectuelles » (p. 150-151), tout en évoquant plus loin un « risque scientifique par lequel des intuitions nouvelles réforment la pensée et l'expérience » (p. 152). Il est par ailleurs question d'un rôle de l'imagination dans la production de phénomènes nouveaux, qui facilite la tâche de l'entendement dans le cadre de la constitution des hypothèses atomiques (p. 142) ; imagination scientifique dont Bachelard précise, à propos du développement des positions axiomatiques de l'atomistique contemporaine, que jamais elle « n'a été plus riche, plus mobile, plus subtile que dans les recherches contemporaines sur les principes atomiques » (p. 159). Dans Le nouvel esprit scientifique [6] (1934), Bachelard parle d'espaces de configuration

comme « formes a priori de la schématisation » (p. 99), dont L'expérience de l'espace dans la physique contemporaine [7] (1937) reprendra l'analyse sous l'idée d'« espaces abstraits ». Dans la même période, l'article « Critique préliminaire au concept de frontière épistémologique » (1936) évoque des a priori de la pensée, qui ne sont jamais définitifs (p. 76). Citons pour terminer L'activité rationaliste de la physique contemporaine [8] (1951), texte plus tardif où Bachelard souligne que « la pensée mathématique [propose] les schèmes d'études pour les phénomènes ondulatoires » (p. 188), que la mécanique ondulatoire met en jeu un « jugement synthétique a priori » (p. 195), enfin que la physique contemporaine engage « transcendances rationnelles » (p. 210). Pour développer une interprétation raisonnée de ce catalogue et coordonner le fil décousu de ces extraits, nous allons nous arrêter sur un article datant de 1931, inaugural et décisif pour ces questions, intitulé « Noumène et microphysique » [9] . Bachelard y réinvestit de façon prégnante le champ lexical du noumène, en envisageant la microphysique à la lumière d'une « intuition nouménale » et d'un « a priori » mathématique. Il est question de « noumène » que l'on pose sous le phénomène (p. 17), de « coordination nouménale » (p. 14), de « propriétés nouménales » plus nombreuses que les propriétés phénoménales (p. 17), de « nouménologie » qui éclaire une phénoménotechnique (p. 18), mais aussi d'un « plan nouménal du microcosme » essentiellement complexe (p. 18). Bachelard insiste sur l'« intuition nouménale » qui sert de principe régulateur dans le cadre de la réforme des bases axiomatiques (p. 19), ainsi que sur l'idée d'une « image mathématique du concret » formée par la série bien coordonnée

des abstractions (p. 21), dans l'horizon d'une « métaphysique qui est positive puisqu'elle s'expérimente » (p. 22). On pourrait penser que ce ne sont là que des artifices de l'expression, que Bachelard use d'une rhétorique spécieuse pour métaphoriser sur la science récente de l'infiniment petit. Mais il est nécessaire d'aller plus loin et de prendre Bachelard au sérieux, en suivant le principe de lecture selon lequel nous sommes confrontés à un usage contrôlé et raisonné de la catégorie de « noumène ». Or l'argumentation bachelardienne vise en premier lieu dans cet article à souligner que si la science du XIXe était la science de « notre » monde, de « nos » objets et de « notre » expérience quotidienne, il n'y a en revanche plus en microphysique d'expérience immédiate, le microphénomène échappant à toute forme de saisie sensible directe, étant dépendant de nos méthodes et instruments de détection expérimentale. Avec la microphysique, on ne pense plus en termes de « choses » ou de propriétés substantielles. Ainsi, on ne peut plus avoir « confiance en l'instruction que le donné immédiat prétend nous fournir » (p. 14) : le microphénomène se pense par une organisation de relations d'essence mathématique, avant d'être l'objet de réalisations phénoménotechniques et de vérifications expérimentales. Dans ce contexte, le noumène mathématique préfigure le micro-phénomène : c'est la pensée mathématique qui dessine, oriente et régule l'expérimentation en coordonnant a priori le champ microphysique. Toutefois, la réutilisation bachelardienne de la catégorie de noumène s'inscrit dans le sens positif de ce concept chez Kant [10] , Bachelard refusant l'idée d'une limitation a priori de la

connaissance scientifique [11] . Le contexte microphysique implique ainsi une transformation du sens et de la portée du noumène, nécessitant une mise en perspective par le schématisme. Car s'il est un pur objet de pensée, le noumène mathématique n'est pas un inconnaissable ou une insaisissable chose en soi. Il demeure en direction de l'expérience scientifique, en schématisant l'expérimentation phénoménotechnique et en dessinant a priori le plan de l'expérience microphysique dans des espaces de configuration. C'est en ce sens qu'opère la fonction schématisante de la nouménologie scientifique : les micro-phénomènes sont préfigurés dans un réseau de relations, à partir d'une topologie de concepts constituant le plan rationnel qui oriente et informe les réalisations expérimentales. Le noumène mathématique est un opérateur cognitif, une idée dynamique qui suggère l'expérience scientifique en déterminant rationnellement un programme de recherches instrumentales, ce qui met en jeu un schématisme de l'idée a priori. Le schématisme nouménologique présente ainsi une analogie fonctionnelle avec le schématisme kantien, par l'opération consistant à relier l'objet de pensée mathématique à l'expérience scientifique de laboratoire : de même que le schème kantien se pose comme intermédiaire permettant de donner à un concept son image, de projeter le concept dans l'intuition pure afin qu'il puisse informer l'expérience sensible, de même le noumène mathématique engage une information a priori du champ de l'expérimentation scientifique par la préfiguration structurelle de cette expérience dans des espaces de configuration. Qu'en est-il alors de la référence bachelardienne à l'idée d'une intuition intellectuelle, dont on sait que Kant la

refuse à l'entendement humain ? Il ne s'agit plus de l'intuition d'un objet intelligible ou d'une chose en soi, ni d'une pure forme vide en attente d'un donné. L'intuition nouménale nous suggère plutôt que c'est la raison qui se sensibilise mathématiquement en se projetant dans les formes de l'espace et du temps pensés. Le schématisme nouménal opère dans un espace et un temps pensés préfigurant le microphénomène dans un plan de [12] représentation . Cependant, si l'intuition nouménale se donne son objet, il y a une double médiation, mathématique et instrumentale. Les mathématiques fournissent le langage de l'intuition nouménale en dessinant une « image mathématique » du concret. En ce sens, on peut dire que l'organisation rationnelle du plan microphysique par les noumènes mathématiques « fait figure de réalité » et que les microobjets sont « représentés par des [13] métaphores » . Pour rassembler notre propos, nous pouvons dire que si la sensibilisation du concept s'opère chez Kant par le schématisme et que si le concept pur est impuissant à une sensibilisation directe dans le système kantien, il apparaît que le noumène microphysique chez Bachelard est sensibilisé mathématiquement puis réalisé expérimentalement. On peut ainsi distinguer deux moments de l'activité nouménologique et schématisante du nouvel esprit scientifique. Le premier consiste en l'organisation a priori de l'expérience dans un espace de configuration, déterminant un plan rationnel de recherches expérimentales. Les notions d'ondes et de corpuscules, par exemple, opèrent comme des schèmes permettant la projection de l'idée abstraite de relation dans le plan de la représentation, configuré par un espace et un temps pensés. C'est ce que

semble corroborer un passage du chapitre IV du Nouvel esprit scientifique [14] , où Bachelard souligne que les aspects ondulatoire et corpusculaire du microphénomène constituent deux « images » mathématiques de l'expérimentation technique ou encore deux moments de la mathématisation l'expérience microphysique : l'onde situe le corpuscule dans un plan de possibilité et représente l'ensemble des probabilités de sa réalisation expérimentale. Le second moment est alors celui de la réalisation phénoménotechnique, qui réintroduit une dimension réaliste. Comme le rappelle d'ailleurs Daniel Parrochia dans Les grandes révolutions scientifiques du XXe siècle [15] , il faut tenir compte d'une relativisation du noumène à la puissance des instruments de mesure et des théories dont ils sont la réification. Il s'agit alors d'un « réalisme vérifié », instruit et final, non pas premier ou originaire. La réalité du micro-objet, toujours fuyante et fantomatique, n'est posée qu'au terme des processus de réalisation technique. Par conséquent, le schématisme nouménologique se comprend dans l'horizon du rationalisme appliqué : l'invention mathématique féconde est réalisante, elle conduit à une découverte expérimentale.

Intuition travaillée, pensée vivante et instant fécond Dans le contexte ainsi esquissé, nous tenterons paradoxalement une confrontation à l'intuition bergsonienne. Le paradoxe est d'autant plus sensible que l'intuition désigne chez Bergson une saisie directe de la durée alors que nous aboutissons avec le constructivisme bachelardien à une critique de l'immédiat au profit de la médiation, à une valorisation du construit contre le donné. Dans quelle mesure peut-on alors penser une place et un rôle pour l'intuition chez Bachelard quant au dynamisme de la pensée scientifique et aux ruptures épistémologiques qui jalonnent l'évolution de l'esprit scientifique ? On bute en premier lieu sur une difficulté liée à la critique récurrente de l'intuition immédiate ou première. Néanmoins, si Bachelard n'a de cesse de souligner les illusions inhérentes à une immédiateté greffée sur l'expérience commune, constituant autant d'obstacles épistémologiques [16] , il convient de ne pas surdéterminer sa critique de l'intuition. On peut sur ce point se référer au chapitre IV de La philosophie du non, consacré à la réforme de l'intuition naturelle dans le sens d'une extension de la notion même d'intuition. En soulignant que « l'intuition commune est caractérisée par un déficit d'imagination », il s'agit pour Bachelard de montrer la nécessité d'en « corriger » et d'en « dialectiser un à un tous les éléments » [17] . De sorte que la critique de l'intuition immédiate vise à dégager et souligner l'importance d'une refonte de l'intuition. Il est question d'une libération intuitive en vue de « fonder de nouvelles [18] intuitions ». La philosophie du non nous suggère sur ce point une analogie fonctionnelle : l'intuition travaillée est à l'expérience scientifique ce que l'intuition première est à l'expérience commune. Or l'« intuition travaillée » [19] se présente comme une intuition préparée et médiatisée par une étude discursive [20] . La fonction d'une telle intuition dans le texte

bachelardien consiste à souligner la nécessité de passer des intuitions premières aux intuitions de « seconde approximation ». La question se pose alors de savoir comment s'opère un tel passage. Nous pensons qu'il se joue dans la transposition des formes de l'intuition dans le plan de la représentation évoqué précédemment. Retenons ici que la dialectique des intuitions consiste à sublimer les intuitions naturelles pour fonder de nouvelles intuitions dans l'espace et le temps pensés, en passant par l'abstraction et l'étude discursive pour épurer l'intuition de ses résidus concrets premiers. C'est ce que nous fait comprendre Bachelard sur l'exemple des théories de la Relativité [21] , en parlant d'un processus discursif et d'une préparation qui conduisent la science à fonder de nouvelles intuitions temporelles en rupture avec les intuitions naïves de la simultanéité. La notion d'espace-temps, par exemple, fonctionne « comme une forme a priori, fonctionnellement a priori, permettant d'informer l'expérience électromagnétique précise » [22] . Et Bachelard de préciser qu'« il importe peu, philosophiquement, que cette forme ne se présente que tardivement dans l'histoire de la science. Elle est instituée comme fonctionnellement première par le rationalisme instruit qui est un des aspects les plus nets des doctrines de la [23] Relativité » . On comprend que l'intuition de seconde approximation, bien que préparée par des analyses discursives, se pose ensuite comme nouvelle base intuitive sur le plan de la représentation. Les intuitions secondes opèrent comme des intuitions premières, non pas dans le sens d'une primitivité, mais quant à leur fonction dans la nouvelle hiérarchie des valeurs rationnelles et des valeurs expérimentales. L'intuition nouménale fonctionne comme intuition originaire pour la pensée scientifique. Néanmoins, l'intuition nouménale implique-t-elle, en raison de sa fonction dans la réorganisation des pensées et des expériences, des similitudes fonctionnelles avec l'intuition bergsonienne, malgré les discontinuités constatables entre les doctrines des deux philosophes ?

Si l'on se réfère au texte de l'Introduction à la métaphysique de 1903, on remarque que Bergson établit une distinction entre ce qui, dans la science, relève de l'acte générateur et ce qui relève de la rigueur logique. On a d'un côté l'intuition, de l'autre l'expression et l'exposition de cette intuition. Or l'intuition est selon Bergson à l'origine de l'invention, le symbole intervenant pour donner une forme ou une expression déterminée à ce qui est saisie directe de la durée, du changement et de la mobilité par un acte simple de sympathie intellectuelle. Malgré l'insistance de Bergson sur l'intuition comme saisie intime de l'esprit par l'esprit, il n'en précise pas moins dans une note importante que l'intuition, comme « fonction métaphysique » de la pensée, concerne également « la connaissance, par l'esprit, de ce qu'il y a d'essentiel dans la matière » [24] . Il y a donc place chez Bergson pour une fonction de l'intuition dans la science, notamment du point de vue de l'invention et des découvertes importantes, même si l'impulsion motrice tend à se figer rapidement dans les moules toujours inadéquats des images, des mots et des concepts. Nous pointons ainsi des similitudes fonctionnelles entre Bachelard et Bergson autour de la question du dynamisme et des actes de la pensée scientifique, qu'il faudrait plus amplement interroger. Nous pouvons retenir ici le fait que Bachelard s'intéresse particulièrement au devenir de l'esprit scientifique, aux formations et transformations des représentations, aux dynamismes intellectuels et aux « drames du rationnel » [25] (les actes générateurs), beaucoup plus qu'aux méthodes constituées et aux constructions logiques achevées (la rigueur logique) [26] . Bachelard est sensible à la pensée vivante et nouvelle, qu'il opposerait à la pensée mécanique, transposant à la science des éléments empruntés à l'esprit du bergsonisme. La philosophie des sciences bachelardienne est sensible aux mutations de l'esprit scientifique, telles qu'elles se manifestent dans la science contemporaine, en vue de mesurer et d'éprouver le pouvoir de la raison en se livrant à une étude de ses actes et en tentant d'en retracer les impulsions dynamogénétiques. Or du

point de vue de la dynamique des processus cognitifs il apparaît au détour des textes [27] que Bachelard envisage la possibilité, au niveau fonctionnel, d'une intuition comme acte générateur ou comme impulsion motrice par laquelle la pensée scientifique peut transgresser les contraintes analytiques de la raison discursive (transcendances rationnelles) et les limitations de l'expérience constituée (transcendances expérimentales), en demeurant sur le plan de l'expérience scientifique. Nous avons conscience qu'une telle approche n'épuise pas le champ épistémologique dans la mesure où la dimension de formalisation, de normalisation des constructions scientifiques paraît toute aussi importante pour Bachelard. L'étude de l'invention est indissociable d'une étude de la vérification, des procédures de contrôle et de surveillance de la pensée scientifique. C'est que Bachelard distingue entre une action inventive et une action critique de la raison, entre une méthode inventive et une méthode préventive, doublet épistémique qu'il précise dès l'article de 1938 intitulé « La psychologie de la raison » [28] : la raison a une « action de surveillance » et une « action d'invention », elle se dédouble dans ses activités et se présente comme polémique tout autant qu'architectonique. La pensée scientifique peut dès lors se penser selon un schème rythmique : il y a des alternances, des oscillations réglées, des mouvements et des repos, de la continuité et de la discontinuité. Nous devons tenir ensemble les exigences d'invention, d'inventivité, de ruptures épistémologiques (discontinuité) et les exigences de surveillance intellectuelle de soi, de normalisation de la pensée scientifique, de standardisation des modèles ou paradigmes (continuité). Cependant, Bachelard esquisse dans Le rationalisme appliqué une idée pour le moins énigmatique, qui nous permettra de conclure en pointant une piste féconde de réflexion. Au chapitre IV du Rationalisme appliqué, consacré à la surveillance intellectuelle de soi, Bachelard décrit quatre niveaux de cette action d'autocontrôle et d'autocensure du sujet épistémique : 1 / la vigilance expérimentale ; 2 / la surveillance de la vigilance expérimentale par

l'application rigoureuse d'une méthode ou d'un protocole ; 3 / le soupçon à l'égard de la méthode et la remise en question des méthodes ; 4 / finalement, la (surveillance)4 nous conduit sur les chemins risqués de la raison, dans les « régions de l'imprudence intellectuelle », où l'imprudence, pour reprendre une formule du « Surrationalisme » [29] , devient méthode. La surveillance implique alors une remise en cause de la rationalité elle-même. Or voici ce qui nous interpelle dans les propos de Bachelard : « On sent alors se préparer les éléments d'une (surveillance)4 qui devrait nous préserver d'une fidélité irraisonnée aux fins mêmes reconnues comme rationnelles. Mais cette attitude est évidemment rare et fugitive […] Alors que les trois premiers exposants de la surveillance sont, à notre avis, des attitudes de l'esprit scientifique relativement faciles à constater, la (surveillance)4 nous paraît aborder à la zone des dangers. Ce serait plutôt du côté poétique, ou dans des méditations philosophiques très spéciales, que nous trouverions les lucidités extrêmes de la (surveillance)4. Elles se présentent dans des temps extrêmement lacuneux, où l'être pensant s'étonne soudain de penser. Dans ces instants, on a bien l'impression que rien ne monte plus des profondeurs, que rien n'est plus impulsif, qu'il n'y a plus rien de déterminé par un destin venu des origines. Il semblerait que ce soit à une doctrine des naissances qu'il faudrait aborder. » [30] Tout nous laisse à penser que Bachelard introduit ici la perspective de l'instant fécond, de l'intuition de l'instant dont il disait déjà en 1932 qu'elle ne se prouve pas mais s'expérimente [31] . Faut-il donc entrevoir ici l'idée, suggérée mais non développée, d'une forme d'intuition poétique ou philosophique, de « foyer » de l'intuition qui caractériserait le quatrième niveau de la surveillance de soi ? Cette intuition ne correspondrait-elle alors pas à l'instant fécond, nœud d'un nouveau commencement ? Tout se passerait

alors comme si cette très rare intuition permettait d'atteindre la région des intuitions fécondes et fécondantes du génie scientifique, où la nouveauté de l'acte créateur inaugure des commencements, des mutations et des transformations de l'esprit scientifique. Ce que nous retiendrons, c'est que l'étude du dynamisme de la pensée scientifique nécessiterait d'explorer jusque dans leurs plus lointaines conséquences les « flèches » audacieuses lancées par Bachelard à propos de la nouveauté radicale des instants, qui fournit un élan et renouvelle les habitudes intellectuelles. Peut-être faudrait-il étendre ce schéma à la rationalité elle-même, en nous plaçant sur les lignes de crêtes du surrationalisme et du surréalisme, là où se joue la dynamogénie des activités plastiques de la raison, que l'on ne peut saisir qu'en acte mais par l'intermédiaire de ses œuvres concrètes ? Nous serions alors reconduit vers la question des actes créateurs de la pensée. Or si Bachelard insiste sur la rupture entre la pensée et la vie dans le cadre de la connaissance objective, il n'en demeure pas moins que la philosophie bachelardienne est sensible à la vie de la pensée, à la « vie spirituelle » [32] . La pensée scientifique et la pensée rationnelle ne sont pas des fonctions monotones, ce sont des pensées vivantes, évolutives, progressives, métamorphiques. Dans ce contexte, l'importance accordée aux actes créateurs de l'esprit semble devoir nous inviter à reconsidérer l'empreinte du geste philosophique bergsonien dans l'œuvre bachelardienne, dont l'esprit plus que la lettre semble lui avoir insufflé, par-delà les postures philosophiques, les thèses et les présupposés doctrinaux, tout son dynamisme et sa vitalité philosophiques.

Notes du chapitre [1] ↑ Cf. Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949 [1938], p. 12. [2] ↑ Gaston Bachelard, Le matérialisme rationnel, Paris, PUF, « Quadrige », 2e éd., 2000 [1953], p. 23. [3] ↑ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, « Quadrige », 7e éd., 2003 [1934], p. 35. [4] ↑ Gaston Bachelard, La philosophie du non. Essais d'une philosophie du nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, « Quadrige », 5e éd., 2002 [1940], p. 39. [5] ↑ Gaston Bachelard, Les intuitions atomistiques. Essai de classification, Paris, Boivin, 1933. [6] ↑ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, op. cit. [7] ↑ Gaston Bachelard, L'expérience de l'espace dans la physique contemporaine, Paris, Alcan, 1937. [8] ↑ Gaston Bachelard, L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951. [9] ↑ Gaston Bachelard, « Noumène et microphysique », in Recherches philosophiques, n° 1, Paris, 1931-1932 ; article reproduit dans le recueil posthume Études, Paris, Vrin, 1970. [10] ↑ Cf. Kant, Critique de la raison pure, « Analytique transcendantale », livre deuxième : « Analytique des principes », chap. III : « De la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes », Paris, Gallimard, « Folio-Essais », p. 276-294. [11] ↑ Pour plus de détails sur cette question, cf. Gaston Bachelard, « Critique préliminaire au concept de frontière épistémologique », in Actes du 8e Congrès international de philosophie (2-7 septembre 1934), Prague, Orbis, 1936 ; article reproduit dans Études, Paris, Vrin, 1970. [12] ↑ Comme le souligne Bachelard dans La philosophie du non, op. cit., chap. V, p. 110 : « Il faudra […] faire remonter les deux formes de l'intuition sensible jusque dans l'entendement, en laissant la sensibilité à son rôle purement affectif, à son rôle d'auxiliaire de l'action commune. Nous aboutirons ainsi à une détermination des phénomènes dans l'espace pensé, dans le temps pensé, bref dans des formes strictement adaptées aux conditions dans lesquelles les phénomènes sont représentés. » [13] ↑ Gaston Bachelard, « Noumène et micro… », op. cit., p. 13. [14] ↑ Gaston Bachelard, Le nouvel esprit…, op. cit., p. 96-101. [15] ↑ Cf. Daniel Parrochia, Les grandes révolutions scientifiques du XXe siècle, Paris, PUF, 1997, p. 123. [16] ↑ Le discours préliminaire de La formation de l'esprit scientifique (Paris, Vrin, 1937) dessinait déjà en ce sens, sous l'idée de psychanalyse de la connaissance objective, un programme de catharsis intellectuelle, intuitive et affective devant nous permettre de nous libérer des pesanteurs de l'expérience première. [17] ↑ Gaston Bachelard, La philosophie du non, op. cit., chap. IV, p. 104. [18] ↑ Ibid., p. 94. [19] ↑ Pour une exposition précise du concept d'« intuition travaillée », on se reportera spécialement au chapitre 9 de L'activité rationaliste de la physique contemporaine, intitulé « Les intuitions de la mécanique ondulatoire ». [20] ↑ E. Le Roy proposait déjà des analyses similaires dans les deux volumes de La pensée intuitive (1929-1930). [21] ↑ Gaston Bachelard, « La dialectique philosophique des notions de la Relativité », in L'engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 124-125. [22] ↑ Gaston Bachelard, « La dialectique philosophique… », op. cit., p. 129. [23] ↑ Ibid., p. 129. [24] ↑ Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », note de bas de page n° 2, in La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 13e éd., 1998, p. 216. [25] ↑ Gaston Bachelard, L'activité rationaliste…, op. cit., p. 137. [26] ↑ Sur ce point, cf. notamment Jean-Jacques Wunenburger, in Collectif, Bachelard, raison et imagination, Bahia (Brésil) : Universidade Estadual de Feira Santana, 2005, p. 24 : « Le bachelardisme est une philosophie moins des formes, des méthodes et des structures de l'esprit que des dynamismes intellectuels qui produisent des changements, des métabolismes, des métamorphoses des représentations, qui sont soumises à des ruptures et à des révolutions perpétuelles, et vouent l'esprit à l'aventure du nouveau. » [27] ↑ On peut se référer par exemple à l'analyse du rapport entre invention et dynamisme de la découverte dans La valeur inductive de la Relativité (Paris, Vrin, 1929), où il est question de la « préparation épistémologique complète » des inventions, qu'on ne peut revivre que du dehors et dont il faut re-saisir, à partir des livres et des confidences des savants,

le dynamisme et les premières suggestions, afin d'en restituer l'« impulsion épistémologique » et le principe d'« autosuggestion logique ». [28] ↑ Gaston Bachelard, « La psychologie de la raison » (Entretiens d'été, Amersfoort, 1938), coll. « Actualités scientifiques et industrielles », n° 849, Paris, Hermann, 1939 ; article reproduit dans L'engagement rationaliste, op. cit., p. 27-34. [29] ↑ Cf. Gaston Bachelard, « Le surrationalisme », in Inquisitions, n° 1, Paris, Éditions sociales internationales, 1936 ; article reproduit dans L'engagement rationaliste, op. cit., p. 11. [30] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 3e éd., 1998 [1948], p. 80-81. [31] ↑ Gaston Bachelard, L'intuition de l'instant, Paris, Stock, 1932. [32] ↑ Gaston Bachelard, La philosophie du non, op. cit., p. 105 : « Des modifications si profondes doivent retentir sur tous les a priori de la connaissance, sur toutes les formes de la vie spirituelle. »

L'épistémologie bachelardienne comme un nonbergsonisme : l'exemple du « rationalisme électrique » Gervais B achelard

Kissezounon

estime que les sciences, et particulièrement la physique et la chimie, ont deux pôles philosophiques qui constituent la matrice de la mentalité « abstraite-concrète » [1] marquée par la double action d'abstraction et de concrétisation dans « la réciprocité des dialectiques ». C'est ce « couplage de raison et d'expérience » [2] , cette « union serrée du rationalisme et de la technique » [3] que Bachelard nomme « rationalisme appliqué ». L'un des exemples choisis par l'auteur permettant de saisir le rationnel et le réel dans un véritable couplage, est ce qu'il appelle le « rationalisme électrique » et qu'il comprend à la fois comme un double « facteur d'invention théorique et de découverte expérimentale » [4] , témoignage des « réactions réciproques de la pensée rationnelle et de la pensée technique ». Or, les analyses que Bachelard consacre au « rationalisme appliqué » l'amènent à prendre ses distances par rapport à la théorie bergsonienne de l'homo faber qu'il juge « réductive » et mal adaptée à cette « instance révolutionnaire » [5] qu'est la pensée scientifique. Nous nous demanderons à partir de là, si le non-bergsonisme affiché par Bachelard peut être pris dans le sens d'une opposition irréductible ou d'une complémentarité féconde. Selon Bachelard, la nouveauté du rationalisme électrique avait été déjà perçue par Hegel [6] qui considérait que le domaine de l'électricité n'était plus un appendice des sciences en tant que « facteur d'invention théorique » et de « découverte expérimentale » [7] . C'est là le but du chapitre VIII, « le rationalisme électrique », du Rationalisme appliqué par lequel Bachelard se propose d'apporter « une preuve décisive » [8] à ses deux thèses touchant le rationalisme moderne. — La première thèse pose qu'il est « indispensable de joindre systématiquement une application expérimentale à tout principe d'organisation » [9] . Il faut donc que le rationalisme électrique s'applique. — Comme pour Bachelard, il y a deux manières d'inventer : « dialectiser la pensée et préciser l'expérience » [10] , la deuxième thèse est que toute expérience scientifique doit s'organiser rationnellement. Par conséquent, l'expérience électrique doit, elle aussi, pouvoir s'organiser rationnellement. Après ce projet d'illustration des deux thèses fondamentales du rationalisme, Bachelard va expliquer que la simple observation des phénomènes ne permet pas de se rendre compte des valeurs d'organisation qui animent la science, et donc le rationalisme appliqué en général et le rationalisme électrique en particulier. Car, comme dit Bachelard, « le pur phénoménisme est ici particulièrement insignifiant » [11] , les phénomènes électriques n'étant pas « directement signifiants » [12] . Considérant l'histoire de l'électricité entre le XVIIIe et le XIXe siècle, Bachelard retient qu'il y a eu d'abord « une sorte de sensualisme de l'électricité » qui a duré un demi-siècle environ et qui s'était alors offert « comme une doctrine de la connaissance immédiate » [13] . Ensuite il y a eu le débat Galvani Volta dans lequel J. B. Van Mons avait mis en valeur que « les expériences de Volta prouvaient que le fluide électrique ne relevait pas de la biologie » [14] . Mais il a par contre péché par excès en acceptant avec Brugnatelli que « le fluide électrique était une matière au même titre que les autres matières chimiques » [15] .

Après donc le biologisme en électricité, on est passé à ce que Bachelard appelle le « faux chimisme » et qu'il qualifie de « matérialisme obtus » [16] , dans la mesure où pour lui, l'affirmation de matérialité n'était pas plus garantie que celle de vitalité. Il en est ainsi parce que d'une part, aucune des deux ne suivait la discursivité de l'expérience et d'autre part, dans aucun cas, il n'y avait « l'effort nécessaire à la constitution des concepts expérimentaux précis susceptibles de traduire les faits » [17] . La conclusion pour Bachelard, c'est qu'« une pensée philosophiquement matérialiste comme la pensée de Brugnatelli ne prépare vraiment ni le matérialisme de la science électrique ni le matérialisme technique de la chimie » [18] . La suite de l'histoire de l'électricité, celle par laquelle on va accéder à un véritable rationalisme électrique, est due aux travaux de Coulomb et Maxwell qui ont permis la « réduction des images » par la « définition de concepts opératoires » [19] . Les progrès nous ont alors fourni des « corrélations de l'expérience déduites dans un corps de lois mathématiques » [20] qui nous placent dans la double situation caractéristique de la pensée scientifique moderne, i.e. du « rationalisme appliqué » : « un rationalisme engagé dans l'expérience » et un « empirisme transcendé » [21] . Le ton du rationalisme appliqué est donné tout au long des pages 4, 5, 6 et 7 du chapitre premier du Rationalisme appliqué : « L'empirisme et le rationalisme sont liés, dans la pensée scientifique, par un étrange lien, aussi fort que celui qui unit le plaisir et la douleur. » [22] D'une façon générale, ce qu'il faut retenir avec Bachelard, c'est que la science électrique, contrairement à la mécanique par exemple, n'a pas connu une orientation régulière dans son histoire, livrée qu'elle a été aux occasions de la découverte. Bachelard rappelle à cet effet que, jusqu'au XVIIIe siècle encore, on en était à se demander si l'électricité appartenait à la science de la vie ou à celle de la matière inerte. La question cruciale était la suivante : « L'électricité est-elle un effluve des êtres vivants ou un fluide des êtres inanimés ? », car on tenait l'électricité pour « une propriété de certaines substances ». C'est pourquoi Bachelard considère dans la troisième phase que « les progrès de la connaissance des phénomènes électriques ont mis en évidence une véritable déréalisation. Il a fallu détacher le phénomène électrique des spécifications matérielles qui semblaient être sa condition profonde » [23] . Au regard des deux thèses du rationalisme bachelardien, il faut considérer que « l'édifice du rationalisme électrique n'est ni un échafaudage transformé, ni une caverne aménagée. Il ne correspond ni à une organisation logique, ni à un chapitre d'histoire naturelle » [24] . En effet, « pour le caractériser philosophiquement, il faut y saisir à la fois le rationnel et le réel dans un véritable couplage au sens électromagnétique du terme, en insistant sans cesse sur les réactions réciproques de la pensée rationnelle et de la pensée technique » [25] . Mais au-delà, en faisant le rapprochement avec la région de la mécanique, Bachelard y voit une correspondance fonctionnelle. Avec ce constat se prépare déjà la contradiction avec Bergson. Car, Bachelard affirme que « ce n'est pas par des images mécanistes que vont se faire les analogies fonctionnelles. Les correspondances s'établiront par les mathématiques, par la rationalité, en considérant le rôle des coefficients dans l'aspect algébrique des lois » [26] ainsi qu'il en apporte l'illustration aux pages 160 et 161 du Rationalisme appliqué. Bachelard ayant considéré « un condensateur de capacité C qu'on a primitivement chargé envoie, au moment où l'on ferme un interrupteur I, un courant électrique dans une bobine caractérisée par son coefficient de self-induction L » et méditant sur l'équation différentielle

qu'il rapproche de l'équation d'un système

mécanique oscillant Il en conclut que « pour tout électricien méditant l'équation [1], il apparaît que le coefficient de self-induction L joue en électricité le même rôle algébrique que le coefficient d'inertie mécanique m dans l'équation [2] » C'est après avoir établi le parallèle entre les formules de ces deux équations que Bachelard conclut que la théorie de l'homo faber n'est pas adaptée à la pensée scientifique. En effet, c'est au regard de cette correspondance fonctionnelle entre l'électricité et la mécanique par la vertu de l'algèbre, que Bachelard va observer que deux régions très différentes de l'expérience reçoivent le même principe général et que pour interpréter de tels exemples, la théorie bergsonienne de l'homo faber se révèle insuffisante. On pourrait se demander comment s'explique cette insuffisance et si cela suffit à justifier ici le non-bergsonisme de l'épistémologie bachelardienne. Signalons d'abord qu'à la page 1 de La philosophie du non, Bachelard avertit qu'« un système ne doit pas être utilisé à d'autres fins que les fins qu'il s'assigne », tout en prenant ses réserves à la page 11 du même ouvrage où il écrit : « Nous réclamons aux philosophes le droit de nous servir d'éléments philosophiques détachés des systèmes où ils ont pris naissance. » Cela dit, revenons à la pomme de discorde qui nous intéresse ici. Comment donc comprendre le non-bergsonisme de l'épistémologie bachelardienne ? Sans rejeter entièrement la perspective de l'homo faber, Bachelard dit : « Si la théorie de l'homo faber est adaptée à la vie commune, elle ne l'est pas à cette instance révolutionnaire qu'est la pensée scientifique à l'égard de la pensée commune. » [27] De ce point de vue, l'épistémologie bachelardienne de la région de l'électricité se pose et se comprend comme un non-bergsonisme parce que, précisément, elle va au-delà du géométrisme cartésien pour s'enraciner dans une orientation résolument algébrique. Bachelard évoque même « une emprise plus forte de l'information algébrique sur les faits » [28] en électricité en particulier et dans les sciences en général. Entre le langage du mécanisme et celui de l'électricité, « il y a un appareil traducteur : c'est la formule algébrique : cette formule algébrique est la clef des deux royaumes » [29] . C'est pourquoi au regard d'une telle puissance d'organisation, Bachelard pense qu'il faut plutôt dire que la formule algébrique est « humainement plus concrète que l'une ou l'autre de ces deux applications phénoménotechniques » [30] . On sait que pour Bergson l'évolution de la vie chez l'homme délaisse l'instinct au profit de l'intelligence qui est avant tout vouée à se saisir de la matière et à la manipuler, car elle est essentiellement fabricatrice. C'est précisément pour cela que l'homo faber précède l'homo sapiens. Mais non seulement le faber précède le sapiens, pour Bergson, le faber est au regard de la préhistoire et de l'histoire ce qui reste caractéristique à la fois de l'homme et de l'intelligence. On connaît la célèbre analyse de L'évolution créatrice : « Dans des milliers d'années, quand le recul du passé n'en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et

nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu'on s'en souvienne encore ; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée ; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas homo sapiens, mais homo faber. En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et d'en varier indéfiniment la fabrication. » [31] C'est dans ce sens qu'on pourrait considérer avec Frédéric Worms, que chez Bergson, il semble que la science n'introduit pas de coupure fondamentale dans notre vie pour autant qu'elle consiste à prolonger la fonction pratique de notre perception. Cela semble en effet démontré par la nature technique de l'intelligence qui caractérise notre espèce, l'homo faber, et que décrivent assez remarquablement L'évolution créatrice et le premier chapitre de Matière et mémoire [32] . Mais ne nous y trompons pas, observe F. Worms, car « loin de se fondre dans un sens commun et une action pragmatique qui serait le tout de notre connaissance et de notre vie, la science manifeste et porte à la limite, selon Bergson, la rupture entre ce sens commun et/ou cette action eux-mêmes et la réalité ultime des choses accessibles seulement à un autre genre de pensée. Ainsi, la science ne fait-elle bien que porter à la limite une distinction entre deux genres de connaissance qui intervient dans notre vie même, et qui semble nous éloigner de la réalité véritable des choses pour les besoins de notre corps » [33] . Mais lorsqu'on poursuit la lecture de L'évolution créatrice jusqu'au chapitre IV [34] qui est le dernier du livre, on note que pour Bergson, « la science moderne est fille de l'astronomie ; elle est descendue du ciel sur la terre le long du plan incliné de Galilée ; car c'est par Galilée que Newton et ses successeurs se relient à Kepler » [35] . C'est alors qu'on pourrait se demander à l'instar d'Yvette Conry, si cette position centrale que Bergson accorde à l'astronomie keplérienne dans le développement du savoir n'obéit pas à l'a priori d'une modélisation de la pensée scientifique classique, universaliste, déterministe et géométrisante, alors même que cette science classique cédait le pas à la thermodynamique, la théorie des quanta, la chimie conquérante des structures, les mathématiques non euclidiennes, sur lesquelles précisément Bachelard s'appuie. Si l'on est d'accord avec Henri Gouhier [36] pour dire qu'en 1915, au moment où il esquissait son histoire de la philosophie en France, Bergson était déjà devant la pensée scientifique contemporaine [37] , on pourrait donc considérer avec Yvette Conry [38] que ces convergences délibérément sousestimées ou tues par Bergson, maintiennent sa vision de la physique au modèle de l'âge classique et que pour cela même, Bachelard pouvait légitimement refuser de s'y enfermer ou de s'y arrêter. Cependant, faudrait-il comprendre le non-bergsonisme de l'épistémologie bachelardienne comme s'inscrivant dans une opposition qui mettrait face à face ou dos à dos les deux auteurs ? Nous croyons que non. En effet, Bachelard lui-même souligne que la « condamnation de la mise en parallèle de la géométrie et de l'algèbre » ou encore de la physique et de l'algèbre, est « un effet du mythe comtien qui pose une répétition du développement historique des sciences dans le développement de culture scientifique de l'individu » [39] . C'est précisément parce qu'« en bien des occasions, nous pouvons renverser l'ordre des hiérarchies comtiennes » qu'il y a maintenant échange d'application, de sorte qu'on peut voir un « rationalisme d'une géométrie qui s'applique algébriquement et un rationalisme d'une algèbre qui s'applique géométriquement » [40] . Du reste, on pourrait, par une transposition légitime, supposer que Bergson a répondu comme par anticipation à Bachelard.

En effet, à l'affirmation de la page 163 du Rationalisme appliqué où Bachelard considère que « la théorie de l'homo faber est réductive, elle n'est pas prospective, progressive », on pourrait opposer la réponse de Bergson à un article de É. Borel dans laquelle Bergson réaffirme que l'une des thèses essentielles de L'évolution créatrice est que « tout l'effort de l'esprit mathématique, si personnel et si génial soit-il, si haut qu'il paraisse s'élever au-dessus de la réalité matérielle, le ramène tôt ou tard à suivre la pente naturelle de notre intelligence ». Mais à la suite, Bergson précise aussitôt : « Je me suis proposé de marquer la direction précise où l'intelligence progresse : comment aurais-je cru l'intelligence incapable de progrès ? […] Nulle part je n'ai prétendu qu'il fallût “remplacer l'intelligence par une chose différente”, ou lui préférer l'instinct. J'ai essayé de montrer que, lorsqu'on quitte le domaine des objets mathématiques et physiques pour entrer dans celui de la vie et de la conscience, on doit faire appel à un certain sens de la vie qui tranche sur l'entendement pur, et qui a son origine dans la même poussée vitale que l'instinct – quoique l'instinct proprement dit soit tout autre chose. » [41] Ce rapprochement des textes liés au « rationalisme électrique », bien qu'il soit court et rapide, nous permet de dire que le non-bergsonisme de l'épistémologie bachelardienne, tout comme son non-cartésianisme, ne témoigne pas d'une véritable opposition mais d'une complémentarité féconde. Précisant le sens du « nouvel esprit scientifique », Bachelard, dans La philosophie du non [42] , disait qu'il est « non pas une attitude de refus, mais une attitude de conciliation » [43] . C'est sans cesse nous dit Bachelard dans le même ouvrage, que nous devrons en effet rappeler que « la philosophie du non n'est pas psychologiquement un négativisme et qu'elle ne conduit pas, en face de la nature, à un nihilisme. Elle procède au contraire, en nous et hors de nous, d'une activité constructive. Elle prétend que l'esprit au travail est un facteur d'évolution. Bien penser le réel, c'est profiter de ses ambiguïtés pour modifier et alerter la pensée. Dialectiser, c'est augmenter la garantie de créer scientifiquement des phénomènes complets, de régénérer toutes les variables dégénérées ou étouffées que la science, comme la pensée naïve, avait négligées dans sa première étude » [44] . C'est du moins à cela que fait appel la « rythmanalyse » qui détermine le mouvement du « rationalisme appliqué » chez Bachelard et qui nous autorise à dire que par la vertu de la dialectique englobante, la science électrique s'est développée en allant au-delà du géométrisme et de la théorie bergsonienne de l'homo faber, mais surtout en « s'installant en un centre dialectique à double flèche où se formulent les corrélations de l'abstrait concret. [Car], le géométrique n'est pas plus concret que l'algébrique ; l'algébrique n'est pas plus abstrait que le géométrique. Le géométrique et l'algébrique échangent leurs puissances rationalistes d'invention » [45] . Enfin, nous voudrions croire avec Marie Cariou qu'il faut relire Bergson et Bachelard, par ce qu'elle appelle leurs « causes finales » car « leur but est le même : ouvrir la raison aux dimensions du monde et non emprisonner le monde dans les limites de la raison » [46] . C'est comme cela du moins, que nous envisageons l'ampleur et la profondeur des convergences qui réunissent nos deux auteurs au-delà de leurs divergences.

Bibliographie Bachelard G., La philosophie du non (1940), Paris, PUF, « Quadrige », 1994. Bachelard Gaston, Le rationalisme appliqué (1949), Paris, PUF, « Quadrige », 1998. Bachelard G., La dialectique de la durée (1950), Paris, PUF, « Quadrige », 2001. Bergson Henri, La pensée et le mouvant (1938), Paris, PUF, « Quadrige », 2005. Bergson Henri, Matière et mémoire (1939), Paris, PUF, « Quadrige », 2006. Bergson Henri, L'évolution créatrice (1941), Paris, PUF, « Quadrige », 2006. Bergson Henri, « À propos de l'évolution de l'intelligence géométrique. Réponse à un article de É. Borel », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1908, p. 28 et sq. ; Écrits et paroles, Paris, PUF, p. 282. Cariou Marie, Bergson et Bachelard, Paris, PUF, 1995. Conry Yvette, L'évolution créatrice d'Henri Bergson : investigations critiques (préface de François Dagognet), Paris, L'Harmattan, 2000. Deleuze Gilles, Le bergsonisme (1966), Paris, PUF, 1968. Gouhier Henri, Bergson dans l'histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989. Husson Léon, L'intelligence de Bergson (genèse et développement de la notion bergsonienne d'intuition), Paris, PUF, 1947. Worms Frédéric, « Entre critique et métaphysique : la science chez Bergson et Brunschvicg », in Pierre Wagner (sous la dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p. 403-446.

Notes du chapitre [1] ↑ G. Bachelard, op. cit., p. 1. [2] ↑ Ibid., p. 140. [3] ↑ Ibid., p. 194. [4] ↑ Ibid., p. 139. [5] ↑ Ibid., p. 163. [6] ↑ Dans philosophie de la nature, t. II, p. 187, cité par G. Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 139. [7] ↑ G. Bachelard, op. cit., p. 139. [8] ↑ Ibid., p. 138. [9] ↑ Ibid. [10] ↑ Ibid., p. 139. [11] ↑ Ibid., p. 138. [12] ↑ Ibid. [13] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 141. [14] ↑ Ibid., p. 142. [15] ↑ Ibid. [16] ↑ Ibid. [17] ↑ Ibid. [18] ↑ Ibid., p. 143. [19] ↑ Ibid., p. 144. [20] ↑ Ibid., p. 159. [21] ↑ Ibid. [22] ↑ G. Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, « Quadrige », 1994, p. 5. [23] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 143. [24] ↑ Ibid., p. 138. [25] ↑ Ibid., p. 138-139. [26] ↑ Ibid., p. 161. [27] ↑ Ibid., p. 163. [28] ↑ Ibid., p. 167. [29] ↑ Ibid., p. 168. [30] ↑ Ibid. [31] ↑ Henri Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 139-140. [32] ↑ Intitulé « De la sélection des images pour la représentation. Le rôle du corps », Matière et mémoire, Paris, PUF, 2004, p. 12-80. [33] ↑ Frédéric Worms, « Entre critique et métaphysique : la science chez Bergson et Brunschvicg », in Pierre Wagner (sous la dir.), Les philosophes et la science, Paris, Gallimard, 2002, p. 408. [34] ↑ Intitulé : « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l'illusion mécanique. Coup d'œil sur l'histoire des systèmes. Le devenir réel et le faux évolutionnisme ». [35] ↑ Henri Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 334. [36] ↑ Henri Gouhier, Bergson dans l'histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989, p. 36. [37] ↑ Ainsi que Bergson lui-même l'illustre dans Matière et mémoire, Paris, PUF, « Quadrige», 2004, p. 257 et sq. [38] ↑ Yvette Conry, L'évolution créatrice d'Henri Bergson : investigations critiques (préface de François Dagognet), Paris, L'Harmattan, 2000, p. 248. [39] ↑ Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1998, p. 157. [40] ↑ Ibid. [41] ↑ Henri Bergson, « À propos de l'évolution de l'intelligence géométrique. Réponse à un article d'Émile Borel », Revue de métaphysique et de morale, janvier 1908 (p. 28 et sq.). On peut également retrouver ce texte dans Écrits et paroles, p. 282. [42] ↑ P. 16 et 17. [43] ↑ P. 16. [44] ↑ P. 17. [45] ↑ Bachelard, Le rationalisme appliqué, Paris, PUF, 1998 p. 158. [46] ↑ Marie Cariou, Bergson et Bachelard, Paris, PUF, 1995, p. 39.

D'une rencontre fertile de Bergson et Bachelard : l'ontologie génétique de Simondon Jean-Hugues

Barthelemy

Introduction : ontologie philosophique et/ou épistémologie historique M algré

de nombreuses nuances possibles, le rapport de Bachelard à Bergson se présente d'abord comme celui d'une opposition entre d'un côté une ontologie philosophique et totalisante à visée suprascientifique et de l'autre une épistémologie historique et régionale qui se veut par rapport à la philosophie une « nouvelle discipline » [1] , interne pour une part à la science. Il n'est donc pas sans intérêt de comprendre en quoi l'entreprise plus récente de Gilbert Simondon offre, au principe même de son interrogation à la fois ontologique et épistémologique, un dépassement des alternatives entre thèses et des oppositions notionnelles classiques de la tradition philosophique occidentale qui vise plus particulièrement et prioritairement à concilier ces deux maîtres que furent pour lui Bergson et Bachelard. Cette tentative pleine d'actualité prend sens à partir du moment où l'on reconnaît que Bergson et Bachelard, pardelà leur capacité à inaugurer chacun son propre courant de pensée – telle est la force des « maîtres » –, s'inscrivent tous deux dans un courant plus vaste de la philosophie française dont une priorité explicite était déjà le refus des alternatives entre thèses ou des oppositions notionnelles classiques. En Allemagne et à la même époque, le courant phénoménologique fera lui aussi de ce refus une priorité, mais selon une démarche archiréflexive qui thématisera davantage la méthode philosophique et qui fera encore plus explicitement de l'opposition du sujet et de

l'objet le sol des alternatives classiques. Les phénoménologues français Maurice MerleauPonty et plus encore Mikel Dufrenne verront alors dans la tentative de Simondon une possible rencontre, non seulement de Bergson et Bachelard, mais plus globalement de la tradition française et des interrogations phénoménologiques nées en Allemagne. On peut dire qu'en un sens Simondon ne fait que prolonger Bergson en direction d'une pensée dépassant plus clairement des alternatives comme celle opposant mécanisme et vitalisme – Bergson restant plus vitaliste que mécaniste –, ou encore celle du continu et du discontinu – Bergson n'ayant pas pensé la discontinuité quantique. Au fondement de ces deux prolongements réside bien sûr l'approfondissement de l'exigence principielle d'une subversion de l'opposition du sujet et de l'objet en philosophie. Chez Simondon cette exigence se réalisera dans l'idée d'une connaissance de l'individuation qui serait elle-même individuation de la connaissance, l'individuation étant chez Simondon la genèse en général, dont l'« individualisation » est la forme vitale et la « personnalisation » la forme psychosociale [2] . Quant à Bachelard, Simondon ne prétend pas tant le prolongerdépasser – du moins dans les textes – que le compléter : à l'épistémologie historique, il s'agit d'adjoindre une philosophie de la nature qui marque la portée ontologique de certains « schèmes physiques » comme le champ einsteinien ou la dualité quantique ondecorpuscule, dont Bachelard disait déjà qu'ils possèdent une « valeur inductive ». Par là même, l'épistémologie qui fournit initialement à l'ontologie des schèmes physiques pourra être rattachée désormais à une « théorie de la connaissance » procédant réciproquement de la philosophie de la nature en tant qu'ontologie

philosophique ancrant les conditions de possibilité de la connaissance dans la genèse même du sujet.

Vers une « ontologie de la connaissance » : de Bergson à Simondon Le mot d'ordre philosophiquement fondamental de toute la pensée simondonienne réside très certainement dans l'idée suivante : le processus d'individuation ne se laisse pas objectiver par la connaissance, puisque celle-ci est produite par celui-là si la connaissance de l'individuation est elle-même individuation de la connaissance. Connaître l'individuation c'est individuer la connaissance, et c'est pourquoi il y a « analogie » entre les deux « opérations » [3] que sont ici l'objet et le sujet. L'individuation est donc un « domaine » en lequel sujet et objet ne s'opposent plus. Domaine qui n'en est d'ailleurs pas vraiment un, s'il est vrai qu'il comprend le physique aussi bien que le vital ou biologique et le psychosocial ou « transindividuel », comme autant de régimes d'individuation. Mais puisqu'à chacun de ces régimes correspond une ontologie régionale scientifique qui fige l'individuation des êtres en ces mêmes êtres dont elle dégage les structures génériques, il convient d'ajouter à ces ontologies régionales, pour retrouver le mouvement d'individuation caché par les êtres mêmes qui en résultent, une ontogenèse générale philosophique qui dégage l'opération génétique de ces êtres. Ontogenèse à laquelle Simondon accorde le statut de « philosophie première » : « Selon cette perspective, l'ontogénèse deviendrait le point de départ de la pensée philosophique ; elle serait réellement la philosophie première, antérieure à la théorie de la connaissance et à une

ontologie qui suivrait la théorie de la connaissance. L'ontogenèse serait la théorie des phases de l'être, antérieure à la connaissance objective, qui est une relation de l'être individué au milieu, après [4] individuation. » Simondon distingue donc clairement l'ontogenèse d'une connaissance objectivante comme celle dont procèdent les ontologies régionales scientifiques, réunies ici sous l'appellation globale d'« ontologie ». Que ce terme désigne ici l'ensemble des ontologies régionales scientifiques plutôt que l'ontologie philosophique traditionnelle, cela vient de ce que l'ontogenèse remplace l'ontologie philosophique traditionnelle comme précédant ce qui est pourtant nommé « ontologie ». On l'aura compris, « ontogenèse », chez Simondon, désigne aussi bien la théorie que le processus dont elle est la théorie, et ce processus d'ontogenèse, qui s'identifie à l'individuation, est en même temps devenir de l'être en général. Dès lors, nous pouvons dégager deux grands motifs de filiation entre Bergson et Simondon. Le premier de ces motifs est l'affirmation d'un devenir qui ne se laisse pas ob-jectiver parce qu'il est ce dont procède le sujet luimême. L'« ontologie » générale qui pense ce devenir est alors une « ontologie » génétique qui permet de refuser, dit à plusieurs reprises Simondon, une classification des êtres en genres qui ne correspond pas à leur genèse, mais à une connaissance prise après la genèse, fondement de toute scolastique à ses yeux. Ici Bergson est une source, lui qui, à l'instar des phénoménologues [5] , tentait prioritairement de subvertir les alternatives classiques, mais en attribuant au philosopher la tâche de penser le devenir qui constitue, en tant que « durée », l'essence de la

conscience elle-même, et fait ainsi procéder toute « essence » d'une autre, tout aussi relative. Dans un premier temps en effet il s'agit pour Bergson de subvertir les alternatives classiques, et notamment celle opposant mécanisme et finalisme [6] , en subvertissant l'opposition sujet/objet qui fait leur sol par le moyen de l'intuition du Tout conçu comme devenir : « La philosophie ne peut être qu'un effort pour se fondre à nouveau dans le tout. L'intelligence, se résorbant dans son principe, revivra à rebours sa propre genèse. » [7] Le « bergsonisme » de Simondon est d'autant plus net ici que ce dernier donnera raison à Bergson contre Husserl en ce qui concerne le moyen de réaliser la subversion des alternatives classiques : ce moyen est la « réduction » au devenir, et non celle à l'intention[n]alité. Dans un second temps Bergson montre en quoi cette pensée du devenir, cet « évolutionnisme vrai » [8] propre à la philosophie, est nécessairement une pensée du continu sousjacent à toute discontinuité appréhendée par l'intelligence scientifique. Le découpage de la réalité en genres et espèces relève d'un essentialisme qui spatialise la durée. Simondon, même s'il complexifiera la question du discontinu – déplacée vers la microphysique en vue d'une subversion de l'alternative continu/discontinu –, reprendra cependant à sa manière la thèse bergsonienne, et c'est à travers elle qu'il condamnait ci-dessus la scolastique. Le résultat le plus surprenant de cette dénonciation toute bergsonienne de la classification des êtres selon leurs structures génériques coupées de leur opération génétique, ou selon leur être séparé du devenir qui le fonde, est l'hypothèse selon laquelle le vivant serait une individuation qui, comprise comme phase et non plus

seulement comme régime, ne se fonde pas sur une individuation physique achevée mais constitue bien plutôt la perpétuation d'une phase inchoative de l'individuation physique : « Il est habituel de voir dans les processus vitaux une complexité plus grande que dans les processus non vitaux, physicochimiques. Pourtant, pour être fidèle, même dans les conjectures les plus hypothétiques, à l'intention qui anime cette recherche, nous supposerions que l'individuation vitale ne vient pas après l'individuation physicochimique, mais pendant cette individuation, avant son achèvement, en la suspendant au moment où elle n'a pas atteint son équilibre stable, et en la rendant capable de s'étendre et de se propager. » [9] Comme j'ai eu l'occasion de le montrer ailleurs [10] , « l'intention qui anime cette recherche » est cependant moins chez Simondon une volonté d'élaborer une cosmogenèse vitaliste que l'exigence d'une ontogenèse non réductionniste. L'évolution créatrice disait ne subvertir l'alternative entre mécanisme et finalisme qu'à la faveur d'une position autre qui rénovait le finalisme. Or toute rénovation est aussi, pour une part, conservation. Aussi bien Bergson avouait-il que le finalisme n'était pas abandonné sous sa forme vitaliste. Et lorsqu'il arrive à Bergson de relativiser l'expression « élan vital » en ancrant le physique et le vital lui-même dans une source commune qui n'est ni physique ni proprement vitale, ce n'est pas pour qualifier cette source de simplement préphysique et prévitale, mais pour la dire spirituelle : « C'est la conscience, ou mieux la supra-conscience, qui est à l'origine de la vie. » [11] Au contraire

Simondon ne reprend la thèse de l'inversion entre l'ordre des régimes d'individuation et l'ordre des phases de toute individuation, l'individuation vitale constituant la perpétuation d'une phase inchoative de l'individuation physique, que pour éviter le réductionnisme qui menace toute ontogenèse radicale en tant que pensée du supérieur à partir de l'inférieur. Et c'est précisément parce qu'il conçoit la genèse en termes d'individuation que Simondon pense subvertir véritablement l'alternative entre mécanisme et finalisme, ce dernier fût-il simplement vitaliste : le préphysique et prévital est ce qui n'est pas individué, et ne saurait a fortiori être spirituel. Mais il me faut ici me consacrer maintenant au second des motifs de filiation immédiats qui ont été annoncés. Ce second motif immédiat d'une filiation entre Bergson et Simondon est l'opposition répétée à Kant à travers l'affirmation de la priorité de l'ontogenèse, comme « philosophie première », sur la critique. Dans un passage fondamental de sa Thèse principale, Simondon écrit que « la pensée philosophique, avant de poser la question critique antérieurement à toute ontologie, doit poser le problème de la réalité complète, antérieure à l'individuation d'où sort le sujet de la pensée critique et de l'ontologie » [12] . Là encore Bergson est une source. J'ai déjà rappelé que pour lui également « la philosophie ne peut être qu'un effort pour se fondre à nouveau dans le tout ». Mais ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que cette fusion dans le tout était déjà chez Bergson ce qu'elle est chez Simondon : un retour sur le devenir « d'où sort le sujet de la pensée critique et de l'ontologie ». C'est pourquoi les critiques bergsoniennes portant sur la réflexivité kantienne ne sauraient être lues comme un

abandon de toute réflexivité. Considérons par exemple cette extraordinaire première synthèse de sa pensée qu'est la conférence « La conscience et la vie ». À y regarder de près, ce n'est pas en tant qu'elle est réflexive que la réflexivité kantienne est pour Bergson une erreur, mais seulement en tant qu'une telle « analyse préalable » est aussi par là même une « réflexion prématurée » [13] . La véritable réflexivité peut aussi bien être en ce sens revendiquée par Bergson, puisque la réflexivité kantienne est marquée du sceau de l'illusion, ce qui signifie que la démarche de connaissance propre à Bergson garantit seule une authentique connaissance de soi-même. Ce qui toutefois distingue une telle réflexivité radicale de ce que l'on nomme traditionnellement « réflexivité », c'est la « dilatation » [14] prônée par Bergson et en vertu de laquelle le sujet connaissant se reconnaît dans son objet : ici la réflexion ne reconduit pas le sujet à lui-même, mais à son origine. Origine dont la question est posée par Bergson avant même la critique adressée à Kant et comme ce qui motive cette critique : la première des questions philosophiques est la question « d'où venons-nous ? » [15] . Origine dont toute réflexion, qu'elle soit cartésienne ou « critique », n'est que le masque puisqu'elle produit le « mirage » [16] d'un sujet hors du devenir.

De Bachelard à Simondon : les « schèmes physiques » de l'ontologie nouvelle et la théorie « phénoménotechnique » de la connaissance Qu'en est-il du rapport à Bachelard ? La visée même d'une théorie de la connaissance qui procéderait d'une ontologie génétique préalable – ce que j'ai nommé de ce fait une « ontologie de la connaissance » – indique combien l'héritage bergsonien de Simondon peut sembler éloigner ce dernier de Bachelard. Pourtant, s'il est vrai que l'épistémologie historique de Bachelard ne se veut pas une théorie philosophique de la connaissance en général, un espace existe pour faire coexister épistémologie et théorie de la connaissance. Le geste simondonien consiste même en un sens à prendre au mot Bachelard en exploitant la « valeur inductive » de la Relativité einsteinienne, mais aussi de la physique quantique et de la thermodynamique des états loin de l'équilibre : ces dernières fournissent des « schèmes de pensée » qui permettent de faire de l'épistémologie ellemême le noyau de l'ontologie en tant que « réalisme des relations » consistant à désubstantialiser l'individu sans le déréaliser. Les schèmes en question sont ceux de la « métastabilité » thermodynamique, du « champ » einsteinien et de la « complémentarité » quantique de l'onde et du corpuscule. Le propre de Simondon est alors de faire du réalisme des relations l'antidote à une tradition qualifiée d'« hylémorphiste » qui, jusque dans la théorie kantienne de la connaissance, pensait la relation comme un

simple « rapport » précédé par les termes reliés, toujours déjà individualisés comme le sont la « matière » et la « forme » lorsqu'elles sont conçues comme préexistantes à leur mise en relation. La pensée simondonienne des « régimes d'individuation » physique, vitale et psychosociale se décline ainsi selon une démultiplication de la relation qui permet une paradoxale dérivation antiréductionniste de ces régimes. Cette singularité et cette ambition du positionnement historique et ontologique de Simondon ne doivent pas nous empêcher d'admettre l'héritage bachelardien de la doctrine du réalisme des relations et de ses « schèmes de pensée physique ». On sait que Bachelard affirmait dans La valeur inductive de la relativité qu'« au commencement est la relation : tout réalisme n'est qu'un mode d'expression de cette relation ; on ne peut pas penser en deux fois le monde des objets : d'abord comme relatifs entre eux, ensuite comme existant chacun pour soi […]. La relation affecte l'être, mieux, elle ne fait qu'un avec l'être » [17] . Ainsi Bachelard déplorait-il dans La philosophie du non l'absence d'une Relativité philosophique qui fasse pendant aux Relativités mathématique et physique : « Les mathématiciens nous ont appris à totaliser les formes d'espace et de temps dans un espace-temps. Les métaphysiciens, plus timides que les mathématiciens, n'ont pas tenté la synthèse métaphysique correspondante. » [18] Et il précisait : « Il conviendrait donc de fonder une ontologie du complémentaire moins âprement dialectique que la métaphysique du contradictoire », propos qui lui aussi trouvera un écho dans le remplacement simondonien de la non-unité dialectique par

une « plus qu'unité transductive ». J'y viendrai pour finir. Pour l'instant une question persiste : si l'épistémologie bachelardienne semble donc appeler à une « induction ontologique » de schèmes physiques telle que celle pratiquée par Simondon, y a-t-il pour autant chez Bachelard la place pour une théorie de la connaissance qui puisse, elle, procéder réciproquement de l'ontologie – comme c'est le cas chez Simondon – plutôt qu'être « à l'école des sciences » ? Il me semble que oui, s'il est vrai que Bachelard revendique un « rationalisme appliqué » qui ne se réduise pas à l'idée scientiste d'une positivité déjà donnée de la science. Le rationalisme appliqué est aussi un rationalisme instrumental ayant pour thèse au moins potentielle que la connaissance physique, sinon la connaissance objective en général, se construit à tout moment de son histoire depuis Galilée dans un décentrement mathématico-technique du sujet connaissant, thèse qui donne tout son sens à l'idée bachelardienne de « phénoménotechnique ». On n'est plus ici dans la simple épistémologie historique et régionale, mais dans une esquisse de théorie de la connaissance qui trouvera précisément de quoi se nourrir dans la pensée simondonienne du « régime transindividuel » d'individuation comme régime où l'individu devenu sujet connaissant construit sa connaissance grâce au processus d'individuation des instruments dont il s'entoure : pour Simondon, la technique ne se « concrétise » véritablement que dans les réseaux contemporains d'instruments de connaissance, en lesquels le sujet connaissant gagne l'objectivité de son point de vue parce que par leur biais il se décentre. Le prolongement ontologique de Bachelard par Simondon est donc tout aussi bachelardien

qu'était bergsonien le prolongement pour ainsi dire épistémologique de Bergson par Simondon. Pour Bachelard, le « dialogue de l'expérimentateur pourvu d'instruments précis et du mathématicien qui ambitionne d'informer étroitement l'expérience » est tel qu'il y a un « sens profondément instrumental et rationaliste de l'expérience scientifique », et que « le phénomène ainsi défini s'oppose aux vues cosmologiques des philosophies de la Nature » [19] . Seul le fait que l'ontologie simondonienne de l'individuation obéisse à un réalisme des relations permet à une telle ontologie de s'ouvrir à cette idée d'une réalité définie comme mathématicoinstrumentale. De même et réciproquement le non-scientisme du rationalisme instrumental de Bachelard l'ouvre à la philosophie nouvelle de la nature, contre les philosophies de la nature que Bachelard nommait ici « cosmologiques », et cette ouverture se fait par le biais de la notion d'information qu'utilisait ci-dessus Bachelard et qui deviendra chez Simondon le centre d'une « réforme notionnelle » : « Le philosophe idéaliste, écrit ainsi ironiquement Bachelard, a un véritable éloignement pour l'information instrumentale. Il en est encore à cette opinion que les instruments et les machines ruinent le caractère naturel des phénomènes. » [20] Rien n'est plus simondonien que ce dernier propos de Bachelard.

« Intuition », « dialectique », « transduction » On peut donc commencer de penser la position simondonienne comme une tentative, sans doute unique en son genre, pour faire la synthèse de deux pensées françaises entre lesquelles la discontinuité l'emportait au départ. Je voudrais pour finir, je l'ai annoncé, thématiser la notion simondonienne de « transduction », qui justement permettra à cette synthèse de se réfléchir et de cristalliser dans le dépassement conjoint des idées sans doute incompatibles d'« intuition » bergsonienne et de « dialectique » bachelardienne. Par où, donc, la synthèse ne se voudra pas éclectisme vain, mais invention, selon le mot d'ordre du technologue qu'était aussi Simondon. J'annonçais plus précisément que Simondon, par cette notion de transduction, réalisait ce que Bachelard appelait de ses vœux sous le nom d'« ontologie du complémentaire moins âprement dialectique que la métaphysique du contradictoire ». Or, par cet appel, Bachelard révélait que ce qu'il avait toujours entendu par le mot « dialectique », mais sans jamais en préciser le sens, ne pouvait pas en rester à la dialectique proprement dite, pourtant si proche encore de la manière bachelardienne habituelle de décrire les rapports entre la « raison » et l'« expérience ». L'ontologie du complémentaire n'est pas dialectique mais « transductive » au sens simondonien du terme, car s'il est vrai que la complémentarité n'est pas opposition, alors il ne suffit pas de poser comme Bachelard la raison et l'expérience pour ensuite seulement les faire travailler selon un aller-retour : la

complémentarité encore bipolaire de Bachelard reste trop entachée de dialectique, et sans doute Bachelard n'a-t-il repris ce dernier mot que parce qu'en définitive il ne le dérangeait pas vraiment. Simondon, lui, s'attache à revisiter la « complémentarité » quantique afin justement de faire que la bipolarité laisse désormais la place à un déphasage à partir d'un centre. La « transduction » nomme ce déphasage et le processus d'individuation qui en résulte. Or, s'il est vrai que, comme le disait d'entrée de jeu Simondon, la connaissance de l'individuation n'est pas une connaissance à proprement parler mais une analogie entre l'opération dans l'objet et l'opération dans le sujet, alors la transduction n'est pas seulement un processus ontologique mais aussi un processus mental qui accompagne la genèse de l'objet en tant que ce dernier n'est précisément plus ob-jet. Nous nous rapprochons donc semble-t-il de Bergson, et c'est bien une intuition que la transduction, telle qu'elle est définie dès l'introduction de la thèse principale de Simondon, oppose à la déduction et l'induction : « Dans le domaine du savoir, elle définit la véritable démarche de l'invention, qui n'est ni inductive ni déductive, mais transductive, c'est-à-dire qui correspond à une découverte des dimensions selon lesquelles une problématique peut être définie […]. On pourrait sans aucun doute affirmer que la transduction ne saurait être présentée comme procédé logique ayant une valeur de preuve ; aussi bien, nous ne voulons pas dire que la transduction est un procédé logique au sens courant du terme […]. La transduction n'est donc pas seulement démarche de l'esprit ; elle est

aussi intuition, puisqu'elle est ce par quoi une structure apparaît dans un domaine de problématique comme apportant la [21] résolution des problèmes posés. » Ce motif bergsonien de l'intuition ne s'explicite cependant vraiment qu'au terme de la Thèse complémentaire de Simondon, donc au terme de Du mode d'existence des objets techniques, lorsqu'il s'agit pour Simondon de revenir en un dernier chapitre, non seulement sur la tâche proprement philosophique d'unification « entre les modes techniques et les modes non techniques de pensée » [22] , mais aussi sur le mode de réflexivité requis pour la réalisation d'une telle tâche : « Pour que la philosophie puisse opérer l'intégration du sens des techniques à la culture, il ne suffit pas qu'elle s'applique à la culture en dehors de la philosophie proprement dite, comme elle pourrait accomplir une tâche limitée par devoir ; toute activité philosophique, en raison de la réflexivité de la pensée, est aussi une réforme du mode de connaissance, et possède un retentissement dans la théorie de la connaissance. Or, la prise de conscience du caractère génétique de la technicité doit amener la pensée philosophique à poser d'une nouvelle manière le problème des rapports entre concept, intuition et idée. » [23] Or, la caractérisation de l'intuition – par rapport à l'« idée » et au « concept » – qui suit ce passage reconduira bien Simondon à Bergson, tout en précisant déjà la nature transductive et donc analogique de l'intuition comprise comme mode – paradoxal – de réflexivité :

« La connaissance par intuition est une saisie de l'être qui n'est ni a priori ni a posteriori, mais contemporaine de l'existence de l'être qu'elle saisit, et au même niveau que cet être […]. L'intuition n'est ni sensible ni intellectuelle ; elle est l'analogie entre le devenir de l'être connu et le devenir du sujet, la coïncidence de deux devenirs : l'intuition n'est pas seulement, comme le concept, une saisie des réalités figurales, ni, comme l'idée, une référence à la totalité de fond du réel pris en son unité ; elle s'adresse au réel en tant qu'il forme des systèmes en lesquels s'accomplit une genèse ; elle est la connaissance propre des processus génétiques. Bergson a fait de l'intuition le mode propre de connaissance du devenir ; mais on peut généraliser la méthode de Bergson, sans interdire à l'intuition un domaine comme celui de la matière, parce qu'il semble ne pas présenter les caractères dynamiques nécessaires à une appréhension intuitive ; en fait, l'intuition peut s'appliquer à tout domaine en lequel s'opère une genèse, parce qu'elle suit la genèse des êtres, prenant chaque être à son niveau d'unité, sans le décomposer en éléments comme la connaissance conceptuelle, mais aussi sans détruire son identité en le relativisant par rapport à un fond de totalité plus vaste. » [24] L'idée d'« analogie entre le devenir de l'être connu et le devenir du sujet » est ici annoncée dans le cadre d'une subversion des alternatives classiques : ici, celles opposant respectivement une saisie a priori du réel à une saisie a posteriori, et une intuition sensible à une intuition intellectuelle. Et la

référence à Bergson est devenue explicite parce que, comme l'indique l'idée bergsonienne d'intuition en tant que « coïncidence entre deux devenirs » – pour reprendre l'expression que Simondon applique à sa propre pensée –, l'opposition principielle du sujet et de l'objet, qui fait le sol des alternatives classiques, était déjà ce dont Bergson visait la subversion. Pourtant j'annonçais également une distance de Simondon à l'égard de l'idée bergsonienne d'intuition, distance antimétaphysique ou post-critique – l'intuition bergsonienne étant résiduellement pré-critique – dont les thèmes mêmes de la transduction et de l'analogie sont les indices. Or, cette distance se manifeste ici par le fait que ce que Simondon nomme « idée », pour la distinguer de l'intuition, correspond à l'intuition bergsonienne en tant que « coïncidence » avec un Tout dont la nature diffère de celle de la matière. Tel est le sens des derniers mots du passage cité. En cela le devenir bergsonien n'est pas transductif, et sa connaissance n'est pas analogique, c'est-à-dire capable de maintenir l'identité dans la différence. Chez Bergson la connaissance intuitive du devenir n'est pas non plus elle-même une genèse. C'est pourquoi Bergson oppose encore connaissance philosophique et connaissance scientifique. Simondon, lui, n'oppose pas intuition et rationalité scientifique, et reproche à Bergson d'introduire un dualisme hylémorphique entre opération intéressée, ou utilitaire, et opération désintéressée, ou contemplative, dualisme qui selon lui n'est qu'une manière, pour l'« opérationnalisme » de Bergson, de se nier en retrouvant le nécessaire équilibre entre opération et structure. Je conclurai ici en donnant la parole à un texte de Simondon qui s'intitule « Théorie de l'acte

analogique », texte encore peu connu mais publié dès 1995 – puis à nouveau en 2005 – en supplément à sa thèse principale L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information : « La méthode analogique est valable si elle porte sur un monde où les êtres sont définis par leurs opérations et non par leurs structures […]. La question première de la théorie de la connaissance est donc métaphysique : quelle est la relation de l'opération et de la structure dans l'être ? Si l'on répond que c'est la structure, on aboutit à l'objectivisme phénoméniste de Kant et d'Auguste Comte ; la connaissance reste nécessairement relative et devient indéfiniment extensible par le progrès scientifique. Si au contraire l'on répond que c'est l'opération, on aboutit à l'intuitionnisme dynamique de Bergson ; la connaissance est absolue et immédiate, mais n'atteint pas nécessairement tous les objets : le terme inerte comme la matière ne peut être connu que comme dégradation du dynamisme vital, et la connaissance du statique est une intuition qui se défait, qui retombe. Par ailleurs, si le terme dynamique peut être objet d'intuition, les ruptures mêmes ou les limites de ce dynamisme sont difficiles à connaître par intuition ; la science devient – paradoxalement – pur pragmatisme du savoir, recette pour agir. Cette méthode se nie partiellement elle-même car, partie du primat de l'opération, elle ne reconnaît plus la valeur opératoire de la connaissance scientifique, ou plutôt se sert de sa destinée opératoire pour la flétrir par le qualificatif d' [25] “utilitaire”. »

Notes du chapitre [1] ↑ Selon la formule de Dominique Lecourt dans L'épistémologie historique de Gaston Bachelard (Paris, Vrin, 1970), où l'auteur précise et justifie magnifiquement ce jugement aux pages 10-11, auxquelles je renvoie donc le lecteur. [2] ↑ Pour un exposé du détail et des nuances propres à cette tripartition simondonienne des individuations physique, vitale et psychosociale, je me permets de renvoyer aux chapitres IV et V de mon Penser l'individuation. Simondon et la philosophie de la nature (préface de Jean-Claude Beaune), Paris, L'Harmattan, 2005. [3] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, Grenoble, Millon, 2005, p. 36. [4] ↑ Ibid., p. 284. Simondon écrit « ontogénèse » comme le faisait Theilhard de Chardin en 1956 dans La place de l'homme dans la nature. Sur l'héritage teilhardien du vocabulaire de Simondon, voire mon Penser l'individuation, op. cit., chap. 1er, 2. [5] ↑ Comme le rapporte Françoise Dastur dans son Husserl. Des mathématiques à l'histoire, Husserl se sentait très proche de la distinction bergsonienne entre temps et durée, que lui exposa Ingarden à l'occasion de son travail sur Bergson. Plusieurs affinités entre Husserl et Bergson expliquent l'intérêt de Merleau-Ponty puis de Simondon pour Bergson, même si Simondon fut, quant à lui, renvoyé à Bergson également par Teilhard de Chardin et même Bachelard. La priorité d'une subversion des alternatives classiques est sans doute la visée commune dont procèdent ces affinités. Dans « Bergson se faisant », Merleau-Ponty écrit : « L'intuition de ma durée est l'apprentissage d'une manière générale de voir, le principe d'une sorte de “réduction” bergsonienne qui reconsidère toutes choses sub specie durationis – et ce qu'on appelle sujet, et ce qu'on appelle objet » (in Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 232). [6] ↑ Cf. L'évolution créatrice, passim. [7] ↑ Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF, 1983 (155e éd.), p. 193. [8] ↑ Ibid., p. 367. [9] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, op. cit., p. 152. [10] ↑ Voir mon Penser l'individuation, op. cit. [11] ↑ Bergson, L'évolution créatrice, op. cit., p. 261. [12] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, op. cit., p. 269. [13] ↑ In L'énergie spirituelle, Paris, PUF, 1966 (102e éd.), p. 2. [14] ↑ Ibid. [15] ↑ Ibid. [16] ↑ Ibid. [17] ↑ Bachelard, La valeur inductive de la relativité, Paris, Vrin, 1929, p. 208 et 210-211. [18] ↑ La philosophie du non, Paris, PUF, 1966, p. 67. [19] ↑ Le rationalisme appliqué, op. cit., p. 1 et 104 (souligné par l'auteur). [20] ↑ Ibid., p. 153 (souligné par l'auteur). Que le rationalisme instrumental ne soit pas un scientisme malgré sa thèse d'une

souveraineté des sciences, cela tient à ce que le rationalisme instrumental est une théorie de la connaissance – et en cela d'ailleurs l'« épistémologie historique » s'y transcende –, tandis que le scientisme, comme tel, n'a rien à dire que la science ne puisse déjà dire. [21] ↑ Simondon, L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, op. cit., p. 33-34. La distinction annoncée entre, d'une part la transduction, d'autre part la déduction et l'induction est alors précisée par Simondon à la page 34, à laquelle je renvoie donc le lecteur par manque de place ici. [22] ↑ Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958, p. 216. [23] ↑ Ibid., p. 233. [24] ↑ Ibid., p. 236. [25] ↑ L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, op. cit., p. 564 (souligné par l'auteur).

Esthétique

Ontologie poétique La présence de Bergson dans l'esthétique bachelardienne Valeria

Chiore

Introduction «

Le bergsonisme, dans sa révolution contre la philosophie du concept, a justement revendiqué l'étude directe du changement comme une des tâches les plus urgentes de la [1] métaphysique. » Ainsi Bachelard commence-t-il la « Conclusion » de L'air et les songes, à propos de Bergson et du bergsonisme, avec lesquels il a depuis toujours entretenu un rapport de confrontation critique et averti. Un rapport qui, continu et constant dans les œuvres épistémologiques, s'est de plus en plus affaibli dans les textes de poétique, en s'affirmant avec une certaine force justement dans son livre consacré à l'élément aérien [2] . Par conséquent, L'air et les songes peut être considéré comme le texte fondamental de la confrontation « poétologique » entre Bachelard et Bergson. Confrontation dialectique, dans laquelle Bachelard, après avoir reconnu à Bergson le mérite d'avoir dynamisé la conception du temps et du mouvement, impute à ce dernier un certain immobilisme, un certain cinématisme, sollicitant un plus d'ontologie, qui ramène progressivement la notion de mouvement à celles – tout à fait bachelardiennes – d'imagination, de volonté et d'instant. Mais, au même moment où, dans L'air et les songes, Bachelard procède à cette triple réduction, il récupère à son arc bien d'autres flèches d'antibergsonisme, représentées, par exemple, par L'intuition de l'instant (mais, aussi, La dialectique de la durée et Instant poétique et instant métaphysique), un texte d'une portée théorique forte qui, centré sur la notion d'instant insérée dans une plus

ample structure ontologique, peut être considéré comme le pilier du chapitre conclusif de L'air et les songes. Le mouvement, en tant qu'imagination, volonté et instant, se présente, donc, comme un noyau déterminant de la confrontation entre Bachelard et Bergson. L'intuition de l'instant, comme Ur-Text de L'air et les songes (et plus généralement d'un certain aspect de la poétique bachelardienne). Et Bergson, fond inéluctable de la confrontation bachelardienne, comme basso continuo, contrepoint dialectique à partir duquel Bachelard pourra définir sa propre philosophie, en particulier sa poétique, comme ontologie poétique.

L'air et les songes : mouvement, imagination, volonté Mouvement Le Mouvement, tout d'abord. « Si l'on veut étudier des êtres qui produisent vraiment le mouvement, qui sont des causes vraiment initiales de mouvement, on pourra trouver utile de remplacer une philosophie de description cinématique par une philosophie de production dynamique. » [3] Fondamentale chez Bergson, à travers L'évolution créatrice (1907), Durée et simultanéité (1922), jusqu'à La pensée et le mouvant (1934), corroborée par les principes de mouvant, durée, élan vital, où elle trône dans le plus vaste horizon d'une métaphysique de la liberté, la notion de mouvement est reprise, dans L'air et les songes, par Bachelard, et partagée, avec un évident artifice dialectique, en tant qu'élément de différenciation d'une nouvelle philosophie dynamique qui s'oppose à la philosophie classique, cinématique. Et ce n'est pas un hasard si L'air et les songes a comme sous-titre éloquent « Essai sur l'imagination du [4] mouvement » . Tout d'abord Bachelard semble partager en tout et pour tout le bergsonisme, dans sa lutte contre la physique classique – géométrique, spatiale, cinématique –, des solides, en faveur d'une physique plus avancée – arithmétique et mathématique, temporelle et dynamique –, des fluides, privilégiant la production dynamique contre la description cinématique : comme si le dynamisme du mouvement, en soi-même productif, pouvait être employé contre un cinématisme simplement descriptif d'une mécanique lue comme transport d'un objet solide dans l'espace [5] .

Et pourtant sur ce point Bachelard prend progressivement ses distances de Bergson : « Cette substitution nous paraît devoir être aidée si l'on accueille les expériences de l'imagination dynamique et de l'imagination matérielle » [6] – dit-il ; ou bien : « Les images que nous proposerons conduiraient à soutenir l'intuition bergsonienne (…) par les expériences positives de la volonté et de l'imagination. » [7] Nous sommes donc à un tournant : Bergson apparaît, chez Bachelard, pour ce qu'il est : un interlocuteur, une occasion, un prétexte : un obstacle à surmonter, afin de pouvoir définir une théorie, tout à fait nouvelle, du mouvement, où le mouvant, dans le plein respect de son dynamisme intrinsèque, est intégré à travers le recours aux principes, tous bachelardiens, d'imagination dynamique et d'imagination matérielle ou, autrement dit, de volonté et d'imagination. Imagination et volonté : voici les éléments de réduction du mouvement bergsonien. Voici la tâche métaphysique, la demande d'ontologie, que Bachelard réclame à Bergson : une quête non satisfaite, selon Bachelard, par un bergsonisme qui, malgré ses efforts, lui semble être encore excessivement lié à une sorte de cinématisme. Ontologie que Bachelard vise à renforcer, redonnant au bergsonisme sa propre force dynamique et propulsive : en se servant des mêmes images suggérées par Bergson : des métaphores que Bachelard lit, pour ainsi dire, à la lettre, en les soumettant à une véritable « critique imaginaire » [8] . C'est le cas des couples d'images comme poussée et aspiration, passé et avenir, dessin et dessein, qui traversent le bergsonisme ainsi que les pages de L'air et les songes. Couples d'images qui, unies aux notions d'imagination et de volonté, représenteront notre domaine d'analyse : celui que Bachelard délimite, dans

sa poétique de L'air et les songes, pour justifier et rectifier la notion bergsonienne de mouvement. Ce même domaine d'analyse qui nous orientera, de plus en plus, avec sa référence à la thématique de l'instant, vers un horizon tout à fait ontologique.

Imagination « Donnons tout de suite un exemple d'une critique fondée sur les images, d'une critique imaginaire » – dit Bachelard, en soulignant : « On pourrait donc, croyons-nous, multiplier le bergsonisme si l'on pouvait le faire adhérer aux images dont il est si riche, en le considérant dans la matière et dans la dynamique de ses propres images. » [9] L'appel aux images est impérieux chez Bachelard, et l'amène à retrouver, dans Bergson même, des traces d'imagination : imagination matérielle, imaginaire, imagerie. C'est le cas de poussée et aspiration, des images récurrentes chez Bergson, qui nous donnent pleinement, selon Bachelard, le dynamisme du mouvement. Des images qui toutefois, pas suffisamment amplifiées par Bergson, réclament une valorisation ultérieure, qui en souligne l'engagement dans les matières élémentaires : le vol onirique des poètes, par exemple, ou l'élan minéral des alchimistes. Des images dont les chantres ne sont ni Bergson ni le bergsonisme, mais, plutôt, Shelley et Guéguen, Geber et Boehme : poètes et alchimistes qui, de la profondeur de leurs intuitions solitaires, donnent des leçons de matière, de dynamisme et de volonté, en transformant le mouvement de Bergson, trop cinématique, en un vrai élan ascensionnel. Et Bachelard affirme : « Nous retrouvons toujours les mêmes conclusions : l'imagination

d'un mouvement réclame l'imagination d'une matière. À la description purement cinématique d'un mouvement – fût-ce d'un mouvement métaphorique –, il faut toujours adjoindre la considération dynamique de la matière travaillée par le mouvement. » [10] Mouvement comme imagination, disait-on. Mais, aussi, mouvement comme volonté. Du moment que imagination et rêve apposent leur sceau à la notion de mouvement, ils transforment en effet le mouvement bergsonien en volonté, en exercice de volonté. Notion complexe, empruntée à un certain bergsonisme revu et corrigé à la lumière d'une nouvelle sensibilité schopenhauerienne et nietzschéenne, et que Bachelard décline dans la double modulation de poussée et aspiration, mais aussi de passé et avenir, de dessin et dessein, en y soulignant l'épaisseur temporelle et la vocation ontologique.

Volonté « Pour expliquer la valeur dynamique de la durée qui doit solidariser le passé et l'avenir, il n'est pas, dans le bergsonisme, d'images dynamiques plus fréquentes que la poussée et l'aspiration » – répète Bachelard. Mais, il se demande : « Ces deux images sont-elles vraiment associées ? Ne jouent-elles pas, dans l'exposition, le rôle de concepts imagés plutôt que d'images actives ? » Et il conclut : « La volonté a besoin de dessins plus riches dans l'avenir, plus pressants dans le passé. Pour employer le double sens dont Paul Claudel aime à jouer, la volonté est un dessein et un dessin. » [11] La volonté résout la séparation opérée par le bergsonisme, mettant en relief son caractère analytique et pas suffisamment dynamique ; car seule la volonté peut redonner à la durée son

propre dynamisme, à travers l'exercice complexe de dessin et de dessein, de projection et d'accomplissement d'un acte. Nous sommes là au cœur du problème. La volonté, plus radicalement que l'imagination, se pose comme racine du temps ; source d'un mouvement qui a retrouvé, dynamiquement, sa propre valeur de durée, en récrivant le temps, en reconstruisant la texture du temps, sous le signe du dynamisme, d'une authentique et réelle liaison entre poussée et aspiration, passé et avenir, qui était inhérente à la durée bergsonienne, et que Bergson lui-même, selon Bachelard, n'aurait pas assez valorisée. Mais, si la volonté a un tel pouvoir, cela est dû à deux aspects, profondément entrelacés, qui n'appartiennent pas au bergsonisme, mais, plutôt, à la philosophie bachelardienne : l'instant et l'intentionnalité. « Passé et avenir sont mal solidarisés dans la durée bergsonienne précisément parce qu'on y a sous-estimé le dessein du présent. Le passé se hiérarchise dans le présent sous la forme d'un dessein ; dans ce dessein, les souvenirs décidément vieillis sont éliminés. Et le dessein projette dans l'avenir une volonté déjà formée, déjà dessinée. L'être durant a donc bien dans l'instant présent où se décide l'accomplissement d'un dessein le bénéfice d'une véritable présence. Le passé n'est plus simplement un arc qui se détend, l'avenir une simple flèche qui vole, parce que le présent a une éminente réalité. Le présent est cette fois la somme d'une poussée et d'une aspiration. » [12] Dessin et dessein, dessein du présent, la volonté exerce, dans l'instant, sa propre force de projection et de hiérarchisation du temps, en l'orientant, le commandant, l'intentionnant. Dessin et dessein, dessin achevé et dessein projeté, la volonté est tout d'abord intentionnalité, force perspective, prospective, intentionnelle, qui donne à la ligne du temps un

sens, un vers, une direction. Qu'est-ce, en effet, la volonté, si ce n'est la force primordiale qui corrige la flèche du temps à travers un exercice d'intentionnalité ? Qu'estce la voluntas, si ce n'est cette capacité d'intervenir sur la scansion du temps, en la récrivant sous le signe de l'intention ? De même, dessein du présent, qu'est-ce, au fond, la volonté, dans son intentionnalité, si ce n'est l'instant, pivot du temps, sur lequel la temporalité se fixe, de toute sa portée ontologique et instaurative, pour mieux se développer dynamiquement, orienter, intentionner ? Nœuds ontologiques, instant et intentionnalité se présentent, donc, comme la racine de la volonté et, à travers la volonté, comme la texture d'un temps qui, traversé par l'élan dynamique et dynamisant de la durée, résout, enfin, le rapport entre des dimensions temporelles qui subsisteraient, autrement, comme des purs néants. Une promotion ontologique qui élève la durée à la dimension de l'être, en la transformant de simple durée en être durant. Et Bachelard, en comblant la faille d'un bergsonisme appauvri auquel il entend redonner une nouvelle lymphe vitale, en commentant un passage de Hofmannsthal qui déclame : « Dans l'instant, il y a tout : le conseil et l'action » [13] , s'exclame : « Prodigieuse pensée, où se reconnaît en sa plénitude l'être humain voulant. » [14] Instant, donc, comme dernier élément de réduction d'un mouvement lu comme imagination et volonté. Et pourtant la notion d'instant n'est pas nouvelle chez Bachelard, étant donné qu'elle prédomine dans un texte précédent, d'une portée philosophique extraordinaire : L'intuition de l'instant (1932). Texte qui, entièrement consacré à l'instantanéité, comme d'ailleurs La

dialectique de la durée (1936) et Instant poétique et instant métaphysique (1939), se pose comme Ur-Text de L'air et les songes et comme moment fondamental pour la fondation de la tétralogie en tant que véritable ontologie [15] .

L'intuition de l'instant : temporalité, ontologie, intentionnalité Temporalité « Le temps n'a qu'une réalité, celle de l'Instant. » [16] Le début de L'intuition de l'instant ne laisse aucun doute : l'instant se pose comme ontologie, noyau ontologique de la temporalité. Consacré à la Siloë de son ami et collègue Gaston Roupnel, le texte bachelardien, qui précède de dix ans L'air et les songes, se présente immédiatement, à partir de 1932, comme un véritable manifeste antibergsonien : un antibergsonisme savant de celui qui, imprégné de la théorie de Bergson, s'en est progressivement éloigné, pour adopter des positions antagonistes et différentes. « Quand nous avions encore foi en la durée bergsonienne – rappelle Bachelard – et que nous nous efforcions d'en épurer et par conséquent d'en appauvrir la donnée, nos efforts rencontraient toujours le même obstacle : … le caractère de prodigieuse hétérogénéité de la durée. » [17] Prodigieuse hétérogénéité, la durée bergsonienne tombe sous les coups de l'instant, fragmentaire et discontinu, qui défait la ligne du temps, en la décomposant dans ses dimensions de passé, de présent et d'avenir, et en la recomposant sous le signe du changement et du commencement, de l'innovation et de la créativité. « La durée n'a pas de force directe ; le temps réel n'existe vraiment que par l'instant isolé, il est tout entier dans l'actuel, dans l'acte, dans le présent » [18] , soutient Bachelard. Et encore, en insistant sur sa portée ontologique : « Comme réalité, il y en a qu'une : l'instant. Durée, habitude et progrès ne sont que des groupements d'instants (…). Aucun de ces phénomènes temporels ne peut avoir un privilège ontologique. » [19] Seulement l'instant qualifie le temps, pulvérisant et réduisant à un pur néant les dimensions contiguës de passé et de futur, qui existent pourtant, en tant que projections du présent, d'une réalité ontologiquement forte qui « place le néant absolu aux deux bords de l'instant » [20] . Dans ce passage de L'intuition de l'instant, se vérifie la rupture bachelardienne vis-à-vis de Bergson ; ici mûrit le triomphe de l'instant, constitutif de temps et de réalité. Mais quel type d'instant est celui de Bachelard ? Un instant ontologique, qui porte sur soi la marque de la discontinuité mais, aussi, de la création, de la nouveauté, de l'invention, préfigurant des horizons inattendus et réalisant, d'un côté, la métaphysique de la liberté tant désirée par Bergson, et d'un autre côté, au-delà de Bergson, une véritable ontologie poétique.

Ontologie Instant comme discontinuité, tout d'abord. « Nous aurions voulu un devenir qui fût un vol dans un ciel limpide, un vol qui ne déplaçât rien, auquel rien ne fît obstacle, l'élan dans le vide, bref le devenir dans sa pureté et dans sa simplicité, le devenir dans sa solitude » – avoue Bachelard. Et il continue : « Que de fois nous avons cherché sur le devenir des éléments aussi clairs et aussi

cohérents que ceux que Spinoza puisait dans la méditation de l'être. » [21] L'élan ontologique est vibrant (voir la référence au spinozisme), et il nous rappelle la demande d'ontologie si pressante dans L'air et les songes (exprimée, du reste, à travers la même image du vol). Mais la durée, entendue à la manière de Bergson, ne répond pas à l'appel : analysée de plus près, elle se décompose dans ses éléments fondamentaux, qui ne sont pas durée et continuité mais, plutôt, instant et fragment, moment et discontinu. Ne serait-il pas alors plus prudent, métaphysiquement prudent, considérer l'instant comme fondement de la temporalité ? Accepter, ontologiquement, que la durée se donne, enfin, comme une « poussière d'instants » [22] ? Une « atomisation du temps », en somme, « arithmétisation temporelle absolue » [23] , qui fait de la discontinuité sa propre raison d'être, jusqu'à préconiser une « pédagogie du discontinu » [24] . Instant comme discontinuité, disait-on. Mais, aussi, instant comme nouveauté, invention, création. « Toute la force du temps se condense dans l'instant novateur où la vue se dessille, près de la fontaine de Siloë, sous le toucher d'un divin rédempteur qui nous donne d'un même geste la joie et la raison, et le moyen d'être éternel par la vérité et la bonté. » [25] Emprunté à la rupture et à la discontinuité, l'instant est ainsi novateur, capable de transformer le mouvement en changement et en commencement. À la philosophie bergsonienne, qui, à travers la durée, a sacrifié la nouveauté de l'instant, Bachelard oppose la doctrine du commencement de Roupnel, sur laquelle il innerve son pouvoir de nouveauté, d'invention, de création, en reportant l'être « à la liberté ou à la chance initiale du devenir » [26] , qui représente, au fond, le sens de la métaphysique de la liberté bergsonienne. Mais l'instant bachelardien va au-delà, en fondant une véritable ontologie de la création qui, en réglant tous les domaines de l'existence, se décline comme ontologie poétique et poïétique. « Si l'on se porte dans le domaine des mutations brusques, où l'acte créateur s'inscrit brusquement, comment ne pas comprendre – se demande Bachelard – qu'une ère nouvelle s'ouvre toujours par un absolu ? » [27] : l'acte créateur, le to on, moment ontologique et instauratif, se consume dans l'instant : de la biologie [28] à la physique relativiste et quantique [29] ; de la géométrie à la musique [30] ; pour aboutir, enfin, aux horizons éclairés de la poésie, en nous redonnant, dans la lancée de Roupnel, « les heures enchanteresses du matin primitif ruisselant de créations neuves » [31] . Créateur et discontinu, l'instant se présente donc, dans L'intuition de l'instant, comme racine ontologique, constitutive du temps, de la réalité, de la poésie et, encore, comme matrice d'intentionnalité.

Intentionnalité « Nous devons souligner au passage la place de l'acte d'attention dans l'expérience de l'instant. C'est qu'en effet il n'y a vraiment évidence que dans la volonté, dans la conscience qui se tend jusqu'à décider un acte. » [32] Tension, décision, attention, l'instant représente la volonté en tant qu'intentionnalité. Une intentionnalité pas encore tout à fait déclarée, qui, ébauchée tout d'abord comme un générique tendre vers- de caractère physique ou

psychologique, trouve dans la conscience sa propre dimension, en se révélant, enfin, dans toute sa portée intentionnelle. C'est le cas du tendre vers- vectoriel, emprunté à la physique, « qui indique ce qui fait la direction du temps, en quoi une perspective d'instants disparus peut s'appeler passé, en quoi une perspective d'attente peut s'appeler avenir » [33] . Ou, encore, du tendre versattentif, dérivé de la psychologie, « qui se tend jusqu'à décider un acte » [34] . Mais c'est, surtout, le cas du tendre vers- conscienciel qui, véritable racine d'intentionnalité, se présente comme matrice du vecteur et de l'instant, de la volonté et de l'imagination, in uno du mouvement de la durée et du temps : ce qui, conjuguant instant et volonté, rachète passé et avenir de leur néant réciproque, leur attribuant, toujours en langage physique, un vers et une direction. « C'est à notre conscience que revient la charge de tendre sur le canevas des instants une trame suffisamment régulière pour donner en même temps l'impression de la continuité de l'être et de la rapidité du devenir », observe Bachelard. Et, encore : « C'est en tendant notre conscience vers un projet plus ou moins rationnel que nous trouverons vraiment la cohérence temporelle fondamentale qui correspond pour nous à la simple habitude d'être. » [35] Une tension consciencielle, quasi « phénoménologique » ou bien « augustinienne », que toutefois Bachelard n'emprunte ni à Husserl, ni à Augustin, quant plutôt à la psychologie « emphatique » et « affective » de Guyau qui, à partir de La genèse de l'idée du temps (« L'idée du temps… se ramène à un effet de perspective ») [36] et de son épaisseur projective et intentionnelle, consent au tendre vers-bachelardien de se révéler, enfin, comme véritable intention, « qui ordonne vraiment l'avenir comme une perspective dont nous sommes le centre de projection » [37] . Vectorielle, psychique et consciencielle, l'intentionnalité se révèle, donc, comme la structure portante de l'instant, à son tour un seuil subtil le long duquel la durée et le mouvement se transforment en imagination et volonté. Voilà le résultat de L'intuition de l'instant. C'est là le sens caché de la demande d'un plus d'ontologie que Bachelard adresse à Bergson dans L'air et les songes : le même dans lequel l'instant métaphysique se transforme en instant poétique, en présentant la poésie comme « métaphysique instantanée » [38] , « temps vertical d'un instant immobilisé » [39] , qui, en désarticulant le temps et, avec lui, la durée bergsonienne, recompose, enfin, poussée et aspiration, passé et avenir, dessin et dessein, en nous permettant de remonter, avec notre tâche finalement accomplie, vers le chapitre conclusif du texte aérien et, plus généralement, vers l'entière doctrine tétravalente des tempéraments poétiques.

Conclusion Instant, imagination et volonté, donc, comme éléments de réduction du mouvement bergsonien. L'intuition de l'instant comme Ur-Text de L'air et les songes. Et Bergson, qui les traverse tous, comme interlocuteur dialectique qui subsistera sur le fond, en nourrissant, avec l'envergure d'une confrontation à jamais assouvie, une poétologie qui se configure, de plus en plus, comme une véritable ontologie.

Notes du chapitre [1] ↑ G. Bachelard, L'air et les songes (1943), Paris, 1987, p. 289. Sur la notion bergsonienne de mouvement, expliquée par Bachelard à travers le mot changement, emprunté à la physique quantique, voir G. Bachelard, La dialectique de la durée (1936), Paris, 2006, p. 90. [2] ↑ Bergson n'apparaît dans la poétique bachelardienne, au-delà de L'air et les songes, si ce n'est dans certaines brèves citations dans La formation de l'esprit scientifique (1938), véritable Ur-Text de la doctrine tétravalente des tempéraments poétiques, et dans La poétique de l'espace (1957). Il est souvent cité, au contraire, dans les textes épistémologiques. [3] ↑ G. Bachelard, L'air et les songes, cité, p. 290. [4] ↑ Les sous-titres des œuvres de la tétralogie poétique sont, à ce propos, très intéressants, car ils décrivent, de façon schématique, un manifeste pour ainsi dire épistémologique, parce qu'ils sont centrés sur les concepts de matière, mouvement et force (L'eau et les rêves, « Essai sur l'imagination de la matière » ; L'air et les songes, « Essai sur l'imagination du mouvement » ; La terre et les rêveries de la volonté, « Essai sur l'imagination des forces »). [5] ↑ Voir G. Bachelard, L'air et les songes, cité, p. 289-290. [6] ↑ Ibid., p. 290. [7] ↑ Ibid. [8] ↑ Ibid., p. 291. [9] ↑ Ibid. [10] ↑ Ibid., p. 300. [11] ↑ Ibid., p. 292. [12] ↑ Ibid. La traduction du mouvement/élan bergsonien à travers le mot volonté n'est pas fortuite, mais elle renvoie explicitement à la Voluntas schopenhauerienne et au Wille zur Macht nietzschéen : l'écho de Schopenhauer et de Nietzsche retentit fortement dans les pages de Bachelard. La volonté de-(volonté de changement, volonté de se mouvoir, Ivi, p. 290) traduit bien le Wille zur Macht nietzschéen, en y exaltant l'aspect visuel, poétique et poïétique ; et ce n'est pas un hasard si Nietzsche prédomine dans L'air et les songes en tant que type poétique fondamental de l'imagination aérienne, cernée dans son aspect actif, dynamique, poétique. Mais, plus que Nietzsche, la figure de Schopenhauer s'impose dans ces pages de L'air et les songes : la volonté bachelardienne récupère en effet la matrice métaphysique et ontologique de la Voluntas schopenhauerienne, qui, selon Bachelard, s'accomplit dans l'instant plutôt que dans la durée. [13] ↑ Ibid. [14] ↑ Ibid. [15] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932) ; La dialectique de la durée (1936) ; Instant poétique et instant métaphysique (1939). La dialectique de la durée et Instant poétique et instant métaphysique, successifs à L'intuition de l'instant (et toutefois précédents à L'air et les songes), visent tous les deux sur l'instant en tant qu'élément opposé à la durée bergsonienne : le premier, en dialectisant la durée à travers sa déclination instantanée, du point de vue biologique, physique, psychologique, rythmanalytique ; le deuxième, en soulignant les développements métaphysiques et poétiques de l'instantanéité. [16] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant (1932), Paris, 1992, p. 13. [17] ↑ Ibid., p. 31. [18] ↑ Ibid., p. 52. [19] ↑ Ibid., p. 90. [20] ↑ Ibid., p. 99. [21] ↑ Ibid., p. 32. [22] ↑ Ibid. [23] ↑ Ibid., p. 28. [24] ↑ Ibid., p. 56. [25] ↑ Ibid., p. 95. [26] ↑ Ibid., p. 27. [27] ↑ Ibid., p. 18. [28] ↑ En biologie, Roupnel contre Bergson détermine une biologie de l'évolution entendue comme régénération opposée à la biologie de l'évolution en tant qu'adaptation (ibid., p. 83 et 67). [29] ↑ Bachelard fait allusion à la physique de Einstein, par exemple, qui révolutionne le concept de durée, en faveur de la notion d'instant : « l'instant, bien précisé, reste, dans la doctrine d'Einstein, un absolu » (ibid., p. 30). Mais Bachelard se réfère surtout à la théorie quantique des « impulsions », empruntée au Congrès de l'Institut Solvay en 1927, qui décrit, à travers l'intuition du temps discontinu, les phénomènes de radiation, en expliquant comment l'atome est perçu exclusivement en tant qu'impulsion, instant, discontinuité (ibid., p. 54). [30] ↑ Les exemples se multiplient du point de vue géométrique (ibid., p. 45-46), et musical (ibid., p. 46 et 86-89), où on se réfère à la mélodie, expliquée par Bergson en tant que symbole de la durée. [31] ↑ Ibid., p. 98. Bachelard cite ici G. Roupnel, Siloë, Paris, 1927, p. 196. [32] ↑ Ibid., p. 21. [33] ↑ Ibid., p. 48. [34] ↑ Ibid., p. 21. [35] ↑ Ibid., p. 73.

[36] ↑ G. Bachelard, L'intuition de l'instant, cité, p. 33, n. 1. Bachelard se réfère ici à J.. M. Guyau, La genèse de l'idée du temps, Paris, 1890, « Préface ». Bachelard revient plusieurs fois sur le caractère psychologique de la théorie de Guyau sur la temporalité, en y soulignant l'épaisseur de l'« affectif » et de la « sympathie » (ibid., p. 93). [37] ↑ Ibid., p. 51. La citation de Guyau est empruntée, encore une fois, à J.-M. Guyau, op. cit., p. 33. [38] ↑ G. Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique, dans G. Bachelard, L'intuition de l'instant, cité, p. 103. Instant poétique et instant métaphysique paru la première fois dans « Messages : métaphysique et poésie », 2, 1939, date qui signe le début de la réflexion poétologique de Bachelard (rappelons-nous qu'en 1938 parut La psychanalyse du feu, le premier des cinq textes qui composent la doctrine tétravalente des tempéraments poétiques). [39] ↑ G. Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique, cité, p. 111.

La question de l'image chez Bachelard et Bergson : problèmes et enjeux François T out

Ide

d'abord, commençons par expliquer le titre de cette intervention. En quoi la notion d'image telle que l'on peut la trouver dans les philosophies respectives de Bachelard et de Bergson nécessite-t-elle d'en éclairer les problèmes, c'est-à-dire les difficultés propres à chaque corpus mais aussi les points de frictions dès lors que l'on confronte, ou que l'on met en perspective, les deux philosophies ? En ce sens, parler d'enjeux, c'est évaluer, au-delà des problèmes repérés et explicités, la portée de chaque œuvre et cerner leur coprésence par-delà les divergences sur des thèmes philosophiques fondamentaux et communs tels que la perception, la mémoire ou la durée, et surtout les notions communes d'ouverture et de liberté qui constitueront l'horizon de notre réflexion. À ce titre, notre position sera la suivante : à un premier niveau ontologique Bachelard et Bergson ont des conceptions différentes quant à la nature de l'image, il faudra donc en repérer les écarts. Dans un second temps, notre effort portera sur l'analyse des points d'insertion, là où les deux auteurs se retrouvent sur des problématiques communes. C'est alors que nous pourrons, au-delà des divergences, montrer les convergences qui s'opèrent entre les deux pensées dès lors que l'on s'attache à la portée philosophique, et in fine métaphysique, que la notion d'image chez Bergson et chez Bachelard permet d'établir. En ce sens, nous montrerons tout d'abord que Bachelard et Bergson s'opposent sur la nature et la fonction de l'image. Pour Bachelard, l'image est soit un obstacle qui nous empêche d'accéder à la complexité du réel (dans un régime épistémologique) ; soit l'image nous élève en une transcendance qui nous place au cœur d'une surréalité (dans un régime poétique). En revanche, pour Bergson, l'image est fondamentalement au cœur de notre rapport au réel dans la perception et l'action. L'image pure, pour Bergson, nous plonge dans l'immanence de la perception pure. Par suite, l'opposition entre les deux philosophes porte bien évidemment sur les questions de continuité et de discontinuité. Pour Bergson l'image est liée à la notion de continuité, on peut même dire qu'elle en est le vecteur. En revanche, pour Bachelard l'image, essentiellement dans sa dimension poétique, se vit comme une modalité de rupture, tel un espace pur et instantané qui instaure la discontinuité. Mais c'est précisément au cœur de l'opposition entre les deux pensées que nous allons tenter de trouver des points d'insertion et de convergence qui nous permettrons de soulever et déployer les enjeux communs. Notamment autour des thèmes de l'ouverture et de la liberté puisque l'image dans sa dimension esthétique, chez Bachelard comme chez Bergson, fonde cette ouverture et cette libération commune qui font de l'image une élévation de soi et du monde, nous emportant ainsi sur un registre moral et métaphysique. Ainsi se trouvera confirmée, nous l'espérons, notre thèse initiale qui tend à affirmer que, bien que partant d'une conception différente quant à la nature de l'image, les deux auteurs qui nous occupent se retrouvent dans un souci commun. Celui d'établir par la production d'images, et autour de leur résonance, une dimension esthétique et morale au cœur de nos existences. Celui d'une élévation ou d'une avancée par la création susceptible de changer

l'homme, l'homme libre qui accède à l'absolu chez Bergson et l'homme intégral chez Bachelard. Commençons par pointer la différence de nature dans les définitions respectives de ce qu'est une image chez les deux philosophes. Pour Bergson, la nature de l'image se joue bien sûr en termes de représentation mais cette dernière notion est secondaire par rapport à l'image pure qui se comprend essentiellement en termes de perception puis d'action sur le réel. L'image est avant tout un moyen, notamment à travers la notion de « perception pure » développée dans Matière et mémoire [1] , d'appréhender le réel pour le transformer ou en tout cas y moduler la fin et les moyens de notre action sur les choses. Au départ, il y a donc une immanence de l'image dans sa dimension perceptive. Alors que l'image, dans la tradition métaphysique, semblait devoir introduire une rupture entre deux ordres donnés, que ce soit de l'intelligible ou du sensible ou ceux de la conscience et du monde, Bergson y voit une instance d'homogénéisation du réel : désormais toutes les réalités qui m'apparaissent au travers de mes sens doivent être rassemblées sous la dénomination commune d'images. C'est pourquoi il faut prendre garde à ne pas confondre l'image et la représentation : si la première détermine un horizon homogène d'existence, la seconde creuse un écart entre ce qui est représenté et ce qui le représente, entre la chose et son analogue dans la conscience. Bergson s'appuie sur sa conception de l'image pour surmonter la scission représentative. Mais toutes les images, quoique appartenant à un même niveau de réalité, ne sont pas totalement réductibles les unes aux autres. L'analyse de Bergson rencontre, en effet, la nécessaire dualité entre l'ensemble des images formées par la matière, et cette image particulière qui est mon corps. Mon corps a ceci de particulier qu'il est le centre actif, vivant, à partir duquel s'organise ma perception du monde. Mais il n'en est pas moins une image, au même titre que l'ensemble du monde matériel. Il n'en diffère que par l'écart qui sépare le particulier de la totalité. C'est que Bergson entend, grâce à cette conception de l'image, reformuler en profondeur les termes dans lesquels se posent la question de notre rapport au monde, de notre place dans l'univers. Il ne nie pas que mon corps a une fonction particulière par rapport à l'ensemble des autres corps. Mais il refuse d'introduire une rupture dans le tissu du réel qui me désolidariserait de la totalité de l'univers. L'enjeu est de rendre possible une théorie de l'action. Pour que mon corps soit autonome, actif, il ne doit pas se confondre avec l'ensemble du donné matériel. Mais pour que son action soit effective et s'exerce sur d'autres corps, sa réalité ne doit pas être hétérogène avec celle de l'ensemble de l'univers. C'est pourquoi mon corps est aussi une image, particulière certes, mais avant tout une image parmi les images. La conception que Bachelard donne de l'image est différente. Tout d'abord parce qu'elle se déploie selon deux pôles : épistémologique et poétique. Dans le domaine de la recherche épistémologique, l'image est ce qu'il faut dépasser, c'est un obstacle épistémologique en ce sens qu'elle représente simplement et naïvement, c'est-à-dire faussement, des phénomènes complexes. Pour ce qui est de la poétique, l'image possède chez Bachelard une tout autre fonction. Il faut ici savoir s'abandonner à l'expérience première, pure et naïve de l'image poétique pour autant que l'on sache en appréhender le rythme et la pulsation, ce sens particulier de la métaphore cher à Bachelard. On comprend que, pour Bachelard, la connaissance est dans un régime épistémologique une affaire de concepts et non d'images. Cette division, Bachelard la maintient dans sa philosophie des sciences de son premier livre à son dernier. À l'inverse, de manière plus générale tous ses

ouvrages dits de poétique entretiennent un rapport étroit avec la notion d'image. C'est en ce sens qu'il s'attache à définir ce qu'est une véritable image poétique. Il faut tout d'abord écarter les images superficielles. Il en est de plusieurs sortes, et toutes ont en commun de se prêter à une rationalisation facile, celle qu'on obtient en faisant appel à une mythologie scolaire, l'ondine à la source, l'air qui frémit à la sylphide. Il y a donc des images poétiques qui sont aussi des obstacles. Au contraire, les vraies images, celles dont nous vivons la vie sont celles dans lesquelles l'imagination travaille une matière et obéit à un dynamisme, et ce sont ces facteurs qui commandent les composantes formelles de ces images. À une imagination simplement reproductrice, on opposera donc une image créatrice, qui est toujours matérielle et dynamique. Ces caractères, elle les doit aux rapports qu'elle entretient avec les quatre éléments, une de ces quatre substances qui organisent les rêveries des hommes à défaut de structurer leurs pensées. Nous remarquons ici une première opposition entre les deux auteurs. D'un côté, une conception de l'image constitutive de notre rapport au réel et considérée comme indépassable car à la base de toute ontologie par Bergson. De l'autre, une définition de l'image qui permet un double emploi dans la mesure où Bachelard convoque cette notion pour en montrer les lacunes et l'imperfection épistémologique. L'image est à proscrire si l'on veut étudier la véritable manifestation du réel. Mais dans le même temps, l'image est un vecteur de connaissance et d'expérience dans le domaine de la poétique pour peu que l'on sache s'y abandonner et se laisser porter par la fulgurance de l'image poétique mais qui nous renvoie à une autre forme de réalité, une sur réalité. On voit que l'opposition entre Bergson et Bachelard autour de la notion d'image est bien réelle. Pour Bergson l'image est une condition de possibilité essentielle de notre rapport au réel. Une forme pure de l'immanence. Pour Bachelard l'image est toujours une forme impure qu'il faut dépasser pour parvenir à une connaissance rationnelle et scientifique où alors l'image est quelque chose qu'il faut travailler pour en extraire la quintessence poétique en une difficile alchimie. Néanmoins, au-delà de cette opposition, ce qu'il faut remarquer c'est que l'image est au centre de la réflexion des deux philosophes. À un second niveau, c'est dans le rapport à la temporalité que la définition de l'image chez Bachelard et Bergson va également se différencier. Chez Bergson, l'image est liée à la notion de durée notamment à travers le rapport étroit que l'image entretient avec la mémoire, et partant, avec le temps. L'image est un vecteur de la continuité de l'expérience dans le temps. L'image, chez Bergson, occupe une place et une fonction centrale dans la théorie de la connaissance qui se déploie notamment dans les deux chapitres centraux de Matière et mémoire [2] . À l'inverse, chez Bachelard, l'image ne se conçoit jamais dans la durée mais toujours dans la rupture et la discontinuité. L'image c'est ce dont il faut se déprendre dans la démarche scientifique. Ou alors l'image, dans sa dimension poétique, est comme une bulle atemporelle qui nous sort de la réalité pour nous faire accéder à une surréalité. Notamment à travers l'intuition de l'instant en tant qu'expérience qui se veut poétique et métaphysique. Certes, Bachelard peut accepter du bergsonisme « presque tout sauf la continuité », c'est bien autour des concepts de durée, de rupture et de discontinuité que les deux philosophies s'opposent le plus rigoureusement. On le voit ici par le biais des deux conceptions très différentes de la nature et de la fonction de l'image dans son rapport à la durée. Néanmoins, c'est ici que nous allons tenter de dépasser l'opposition pour voir en quoi, précisément, Bachelard peut tout

accepter du bergsonisme. En ce sens, nous allons raisonner en pensant ce qui les unit, non pas à l'exclusion ni même à côté de ce qui les désunit, mais au-delà. Et nous verrons que, précisément, cet au-delà rejoint l'enjeu métaphysique d'une ouverture vers la liberté par le truchement de la connaissance et de la création qui reste la préoccupation ultime des deux philosophes. Et c'est bien sûr encore et toujours, puisque tel est notre propos, autour de la question de la nature de l'image que nous allons essayer de le démontrer. C'est ici que se joue le cœur de la confrontation et que les enjeux communs vont se déployer au-delà des oppositions. En effet, même si on le sait il insiste sur la dimension discontinuiste, Bachelard accepte le primat ontologique de la durée dans la mesure où la substance est faite de rythme. Il accepte également la liberté, l'ouverture, il accorde beaucoup – comme Bergson – à l'imagination et il va même plus loin dans le sens du dynamisme. Tout sauf la continuité disions-nous. Attardonsnous sur ce « tout ». Bachelard, dans L'intuition de l'instant [3] , rétablit à l'intérieur de la problématique du temps les dimensions essentielles de ponctualité et de discontinuité, contre Bergson un an après la publication de La pensée et le mouvant [4] et trois ans avant La dialectique de la durée [5] qui apparaîtra comme la véritable riposte de Bachelard. La discontinuité se manifeste à travers la rupture qu'instaure l'instant par le biais d'une procédure de spatialisation signifiante. L'instant nous mène à une verticalité qui vient briser et rythmer la durée, c'est la dimension transcendante de l'ontologie bachelardienne. L'instant est une ponctuation de l'espace qui vient rythmer le temps. L'intuition de l'instant, c'est du temps spatialisé et imagé qui s'assume et se revendique comme tel, et qui renvoie à une multiplicité ontologique. Un régime ontologique différent, un surrégime ontologique oserions-nous dire, dans la mesure où l'instant est métaphysique parce qu'il est poétique et qu'il renvoie à une intuition pure. L'immanence rythmée par le discontinu, littéralement contrapuntique, nous aspire vers une transcendance. Le temps, c'est ici l'instant du poète qui s'absorbe dans l'image pure que crée la rencontre avec l'élément. On comprend qu'il y a ici non pas opposition irréductible entre Bachelard et Bergson autour de la notion de durée, puisque la notion de durée est acceptée de part et d'autre ; mais c'est la configuration de cette durée, continuiste d'un côté et discontinuiste de l'autre, qui achoppe. À ce titre, pour Bergson, Durée et simultanéité [6] (98/55), « il faudrait… ne retenir que la continuation de ce qui précède dans ce qui suit et la transition ininterrompue, multiplicité sans divisibilité et succession sans séparation, pour retrouver enfin le temps fondamental. Telle est la durée immédiate perçue sans laquelle nous n'aurions aucune idée du temps ». Il y a donc durée quand il y a succession, continuation, constitution d'un tout. Malgré ce point d'insertion, avec l'acceptation de la notion de durée que nous avons tenté de placer, l'opposition reste donc forte entre nos deux auteurs. Mais c'est paradoxalement à partir de cet antagonisme autour de la notion commune de durée, qu'un nouage des deux pensées reste possible. Voyons comment la notion d'image, telle qu'elle se déploie sur les thèmes de l'ouverture et de la liberté chez les deux auteurs, permet d'illustrer ce véritable retournement de situation. Tout d'abord, il y a un rapport et une communauté d'enjeu entre l'image poétique verticale qui sublime chez Bachelard et l'image particulière qu'est le souvenir pur chez Bergson. Ce principe de rapport à la création par ces deux formes d'images s'applique d'ailleurs à un auteur comme Proust chez Bergson bien sûr mais aussi chez Bachelard. Ce n'est pas le passé qui est restitué tel quel, c'est le présent qui réactive le passé et le reprend. C'est le cas de l'image déclenchante chez Bachelard

comme ça l'est du souvenir pur chez Bergson, c'est-à-dire celui qui se trouve en haut du cône de la mémoire tel qu'on le trouve schématisé dans les pages de Matière et mémoire [7] . Dans les deux cas l'enjeu commun et ultime, c'est la liberté et l'ouverture ; et l'image dans sa dimension esthétique fonde cette ouverture et cette libération commune. Bien que de nature différente au départ, on trouve ici un souci commun en termes de destination esthétique et morale : celui d'une élévation ou d'une avancée par la création autour d'une interrogation parallèle sur la notion d'image. Développons ce point. Bachelard reproche à la tradition philosophique de construire l'imagination comme une fonction seconde par rapport à la perception, de ne penser donc qu'à l'imagination reproductrice, alors qu'il cherche lui à rendre compte de l'imagination authentique, celle qui ne forme pas des images de la réalité, mais des images qui dépassent la réalité, qui la chantent, dit-il, ou encore celle qui déforme les images fournies par la perception. Ainsi l'image n'est en rien re-présentation, elle est présentation, ou plus encore, création. C'est cette capacité de dépasser le perçu qui fait de l'imagination une fonction valorisante, propre à exalter la conscience en lui faisant retrouver et prolonger les forces qui sont à l'œuvre dans la nature. C'est que Bachelard tourne son attention vers les deux caractères qui lui paraissent propres à l'image poétique, son imprévisible nouveauté et sa communicabilité. Il veut maintenant donner l'image d'une ontologie directe qui mette en évidence son être propre ainsi que son dynamisme propre. Bachelard révise ici la notion jungienne d'archétype et institue par là même autour de l'image une sphère de signification poétique pure. Le rapport de l'image poétique nouvelle avec la conscience est un rapport de résonance qui conditionne la communication poétique par l'image. Puis après l'archétype de résonance, la sublimation pure vient libérer la poétique de tout psychologisme. L'image poétique se décrit, chez Bachelard, dans une sphère de sublimation pure, une sublimation qui ne sublime rien car elle est libérée de la poussée des désirs. La conscience poétique est totalement absorbée par l'image qui apparaît sur le langage, au-dessus du langage habituel. L'image poétique est sous le signe d'un être nouveau. L'image poétique telle que la conçoit Bachelard est ici tout entière parée du langage de l'ouverture et de la libération. Ce sont précisément les mêmes thèmes que l'on retrouve chez Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion [8] bien que le registre soit un peu différent. La morale ouverte se sent aspirée vers des valeurs universelles qui excèdent les représentations particulières de la morale constituée et close. Cet élan vital qui exalte le moi vers un bien supérieur est entraîné par des images, pour ne pas dire des figures charismatiques (Socrate, Jésus, Moïse), et non par des principes abstraits. Ce dépassement de soi prend sa source dans une image médiatrice qui fixe l'orientation et met en mouvement celui qui vit cette image vers une moralité supérieure et ouverte. Pour importer le vocabulaire de Bachelard chez Bergson, il est ici question de sublimation morale. Les images mises en œuvre par la morale ouverte dans Les deux sources de la morale et de la religion doivent permettre de se hausser au-dessus des habitudes et de faire naître une humanité nouvelle (Les deux sources, 1046). Le parallèle avec Bachelard est flagrant puisque ce dernier explique dans La poétique de l'espace « qu'il faudra bien nous accorder que l'image poétique est sous le signe d'un être nouveau. Cet être nouveau, c'est l'homme heureux » [9] . Entre l'homme heureux et l'humanité nouvelle, une conjonction s'établit quant à la portée philosophique, au sens d'une destination ou d'un horizon, des deux pensées.

Revenons maintenant sur un thème qui, nous l'avons vu plus haut, oppose fondamentalement les deux auteurs autour des questions de continuité et de discontinuité, celui de la durée. Certes, comme on l'a vu, la durée oppose pied à pied les deux auteurs mais sous l'angle de l'ouverture et de la liberté cette opposition trouve un écho aux résonances souvent similaires. Pour Bergson « la mémoire sous ces deux formes, en tant qu'elle recouvre d'une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate, et en tant aussi qu'elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses » [10] . La mémoire est donc la conservation et la reproduction du passé dans le présent. Elle prend trois formes : pure, elle est enregistrement de tout ce qui arrive à une conscience individuelle, conservation dans un inconscient global, d'où ressortent parfois des images souvenirs (à condition d'être utiles) plus librement dans le rêve et la connaissance désintéressée ; habitude, elle est constitution de mécanismes corporels par répétition, et reproduction automatique, plus ou moins inconsciente donc ; immédiate enfin, elle est la synthèse qui définit le présent épais de la durée, et qui fait communiquer les deux premières mémoires, en inscrivant le passé pur dans l'action présente, via ce mixte qu'est l'image-souvenir, c'est-à-dire la représentation du passé. La distinction psychologique des deux premières mémoires ne se conçoit donc qu'avec la priorité métaphysique de la troisième – celle qui nous intéresse au plus haut point – coextensive à la durée et à la conscience elles-mêmes, et dont l'intensité varie avec elles. Ainsi la mémoire devient elle la notion centrale à la fois d'une psychologie générale, d'une théorie de la connaissance et d'une métaphysique, à travers la durée. De là s'ensuit chez Bergson une théorie définitive de la perception. « J'appelle matière l'ensemble des images, et perception de la matière ces mêmes images, rapportées à l'action possible d'une certaine image déterminée, mon corps » [11] (…) « Notre perception à l'état pur ferait donc partie des choses » [12] (…) « Percevoir consiste en somme à condenser des périodes énormes d'une existence infiniment diluée en quelques moments plus différenciés d'une vie plus intense (…). » [13] Percevoir signifie immobiliser des images. La perception est donc double chez Bergson : pure, ce qu'elle est d'abord en droit, elle consiste à découper des images sur le fond de la matière en fonction de ses besoins ; concrète, elle ajoute à ces contours spatiaux les qualités sensibles qui résultent d'une contraction opérée par la mémoire, en fonction de son rythme propre, sur les rythmes et les qualités mêmes de la matière. La perception chez Bergson se conçoit alors comme une intensification psychologique individuelle, menant aux confins de l'art et de la morale. La perception est un lien biologique universel et générique mais aussi une individualisation permanente, contact avec le monde mais aussi histoire individuelle. Le dynamisme intense de la pensée élémentaire, cher à Bachelard, n'est pas loin. En effet, dans Le Monde comme caprice et comme miniature [14] Bachelard décrit d'un côté l'espace du monde qui se joue devant nos yeux et avec lequel nous jouons en créant des images poétiques. De l'autre, c'est le monde sur lequel mon caprice va agir, cette action qui me définira comme homo faber, là où ma rêverie se condensera en pensées séparées et où l'univers se décomposera. Alors les choses se disperseront en objet de science et en modalité d'action. Nous remarquons que c'est là, ni plus ni moins, la fonction que Bergson assigne à l'image particulière qu'est mon corps au milieu de toutes les autres images, focaliser en vue de

l'action, puis atteindre l'art et la morale selon les modalités du rythme qu'on lui assigne. La miniature, c'est l'image poétique au sens où l'entend Bachelard. Le caprice, c'est l'homme agissant sur le monde grâce à l'image qu'il s'en fait. Tout comme chez Bergson, l'image sert à découper le réel pour mieux l'appréhender en fonction d'une image particulière, mon corps. Bachelard rejoint ce dispositif tout en déployant l'image, comme on l'a vu, sur deux pôles ou deux régimes : épistémologique et poétique. On voit ici que ce qui apparaît comme concept commun à Bergson et Bachelard, c'est le rythme, au-delà de la continuité et de la discontinuité qui les séparent. Ce qui les unit, c'est le rythme. Si l'on peut filer la métaphore certes le rythme n'est pas le même, d'où les chocs, mais ce qui prime c'est le mouvement et plus encore la direction vers laquelle nous mène ce mouvement, et cette direction est commune. Et c'est sans doute cette direction commune, pour ne pas dire ce sens commun, qui rythme la pensée des deux philosophes d'une cadence conceptuelle différente parfois dissonante mais métaphysiquement compatible. Puisque penser les images, c'est pour les deux philosophes se dégager de l'immanence et se libérer de la contingence en intensifiant à travers certaines procédures les forces de la vie contenues dans ces mêmes images. Essayons, pour illustrer ce dernier point, de nous attarder sur un domaine où l'application concrète de notre position trouverait à s'exprimer. Ce domaine est celui de l'esthétique. Ainsi pour Bergson, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n'a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même [15] . Aussi, « à quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience » [16] . La fonction de l'art est donc de percevoir et de faire percevoir, à travers une production d'image particulière, ce que masque la perception habituelle, avant tout l'individualité des choses et des êtres, par la création d'un artiste lui-même individuel. Il s'agit donc de la rencontre intuitive de deux réalités, et qui suppose donc un effort spécifique d'intuition et surtout de création. Dans Les deux sources de la morale et de la religion, l'art est rapporté à l'émotion créatrice. Ses traits constants sont déterminés par l'opposition de la perception esthétique et de la perception pragmatique, ou encore l'opposition de la création esthétique et de la fabrication technique. L'art est ainsi porteur de vérité métaphysique. Pour Bergson, « nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière (…) ressemblance qu'on trouve parfois entre l'œuvre et l'artiste » [17] . De manière parallèle, la poétique de Bachelard se propose de « fonder une métaphysique de l'imagination. C'est-à-dire obéir à la dynamique immédiate de l'image ». Il s'agit donc ici, pour Bachelard, de fonder une métaphysique de l'imagination : « Seule la considération du départ de l'image dans une conscience individuelle – peut nous aider à restituer la subjectivité des images et à mesurer l'ampleur, la force, le sens de la transubjectivité de l'image… » [18] À l'image objet, est substitué l'acte de conscience : celui qui donne à la vie sa dimension authentiquement créatrice, ouverte et libre. Pour les deux philosophes la dimension esthétique de l'image est donc bien au carrefour des deux sens de l'intuition ou de la perception sensible, en son point de détachement où elle passe de sa fonction psychologique à sa destination métaphysique. Ainsi est-elle profondément

intensive. Entre ces deux limites, dans chaque vie individuelle comme dans l'histoire de l'humanité, l'art, loin d'être réservé au goût subjectif, reste une dimension à part entière universelle de notre expérience. C'est la fonction commune que Bachelard et Bergson semblent accorder à l'image dans sa dimension esthétique, une ouverture et une liberté possibles. Pour le dire autrement, une métaphysique concrète, oxymore constitutif d'une philosophie de l'image telle qu'elle s'esquisse chez les deux auteurs. Pour conclure, nous insisterons donc sur le fait qu'une nouvelle fois, au-delà des divergences, on retrouve un parallélisme intense entre les deux destinations philosophiques. Si l'image d'un côté comme de l'autre nous permet de nous situer dans le réel à des degrés divers, elle permet surtout in fine de nous libérer du réel et de nous ouvrir à un monde possible ; un monde esthétique et moral au sens où l'expérience du monde, et la création de vie que l'image nous permet d'en donner, dresse un homme nouveau et heureux chez Bachelard, une Humanité nouvelle chez Bergson. Certes le chemin est long et tortueux, les antagonismes profonds et nombreux mais, sortant de la confrontation entre les deux systèmes, l'image commune qui nous reste en sortant de la confrontation, c'est celle de deux philosophes tournés vers l'élévation et la création de nouveauté en un souci métaphysique commun, l'ouverture infinie vers l'exigence d'une liberté toujours plus pure et intense.

Notes du chapitre [1] ↑ Œuvres (161-378). Sauf indication contraire, les nombres indiqués entre parenthèses renvoient à la page correspondante dans le volume d'Œuvres, dite édition du centenaire, établie par André Robinet, Paris, PUF, 1959. Ils sont suivis de la page de l'édition courante reproduite dans la collection « Quadrige ». [2] ↑ Intitulés : « De la reconnaissance des images. La mémoire et le cerveau » et « De la survivance des images. La mémoire et l'esprit ». [3] ↑ L'intuition de l'instant. Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel, Paris, Stock, 1935. [4] ↑ Œuvres (1251-1481), op. cit. [5] ↑ La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1936. [6] ↑ Mélanges, Paris, PUF, 1972. [7] ↑ Cf. p. 169 et 181 de l'édition « Quadrige » notamment. [8] ↑ Œuvres (981-1245), op. cit. [9] ↑ La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957, p. 12 dans l'édition « Quadrige ». [10] ↑ Matière et mémoire (184/31), op. cit. [11] ↑ Ibid. (173/17). [12] ↑ Ibid. (212/66-67). [13] ↑ Ibid. (342/233). [14] ↑ Études, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 1970, présentation G. Canguilhem, p. 23-39. Article paru initialement dans la revue Recherches philosophiques, III, 1933-1934, p. 306-320. [15] ↑ Le rire (462/120), op. cit. [16] ↑ La pensée et le mouvant (1370/149), op. cit. [17] ↑ Essai sur les données immédiates de la conscience (113/129), op. cit. [18] ↑ La poétique de l'espace, Paris, PUF, « Quadrige », p. 12.

À la recherche du temps passé Mémoire bergsonienne, image bachelardienne, réminiscence proustienne Jean S olliciter

Libis

une rencontre entre Henri Bergson, Marcel Proust et Gaston Bachelard pourrait apparaître à d'éventuels détracteurs comme une entreprise à tout le moins artificielle, au pire mégalomaniaque. Essayons de prévenir à l'avance la seconde critique, celle de la mégalomanie. Certes il va de soi qu'un traitement exhaustif de cette question exigerait la réalisation d'une thèse colossale. Je me contenterai ici de dessiner un diagramme comparatif, qui pourrait faire l'objet de développements ultérieurs et qui d'autre part se limitera à une question essentielle : dans les trois œuvres ici convoquées, quels rapports légitimes le sujet humain peut-il se flatter d'entretenir avec son propre passé ? Par « légitime » j'entends ici une relation qui ne soit pas d'ordre mythique ou idéologique, et qui soit donc légitimée par une démarche d'accréditation, soit sur un plan philosophique, soit sur un plan littéraire substantifié par une ossature philosophique. Le titre initial : « Souvenir bergsonien, image bachelardienne, réminiscence proustienne » me paraît aussi, après réflexion, presque trop large et il faudrait lui adjoindre le titre, plus restrictif et plus banal, de : « À la recherche du temps passé ». En revanche, la première critique éventuelle, à savoir que cette démarche serait quelque peu artificielle, ne me paraît pas très pertinente. Car avant de réunir trois grands noms dans le creuset de cette fin de colloque, je tiens à dire que leurs œuvres concentrent une même question absolument radicale. Une question qui, loin de relever précisément d'un artifice philosophique, nous plonge au cœur d'une interrogation centrale à toute métaphysique qui voudrait se présenter, non comme science, mais comme énigme. On pourrait formuler cette question de la façon suivante : qu'en est-il de cet étonnement radical, de cette stupeur même, de cet effroi certainement, qui nous saisit lorsque détournant notre attention des sollicitations présentes, nous tentons de communiquer avec ce que nous appelons communément le temps passé ? Comme telle cette question me paraît éminemment bergsonienne – sauf sur un point capital. Bergsonienne d'abord parce que seule une volonté intuitive, totalement dilatée, attentive et toujours recommencée, peut nous ouvrir un espace de sympathie ou de coïncidence avec l'enjeu qui nous retient. C'est dire qu'une approche conceptuelle, ou intellectualiste, ou même scientifique de la notion du temps me paraîtrait foncièrement en porte-à-faux avec son objet. Cette position – que je revendique – est bien foncièrement bergsonienne sauf sur un point important qui sera abordé en fin d'exposé : ce point concerne l'absence total d'effroi qui est explicitement lisible dans le discours bergsonien. Or cette question est tout aussi proustienne, quoique selon un infléchissement différent : il me semble que Proust est peut-être davantage hanté par la perte du temps que par sa re-saisie intuitive. Le titre de son ouvrage est à cet égard d'une opportunité absolue : À la recherche du temps perdu. Il n'empêche que le narrateur de la Recherche se fait fort de nous délivrer « un peu de temps à l'état pur » [1] selon l'extraordinaire formule divulguée en fin de parcours, et que par conséquent sa démarche n'est pas non plus étrangère à la recherche d'une essence. Enfin le cas de Bachelard semble d'abord nous éloigner un peu de la question posée, dans la mesure où la préoccupation fondamentale de Bachelard n'est sans doute pas celle de la temporalité, mais pourrait plutôt s'énoncer ainsi : quelles possibilités avons-nous d'habiter effectivement l'espace du monde par la médiation du

langage ? De sorte que la philosophie de Bachelard semble s'apparenter d'abord à une sorte de tentation cosmosophique. Il n'empêche que dans plusieurs textes mémorables, Bachelard semble éperdument envahi par la problématique du temps, qui devient, dans ses textes les plus intimistes, celle de la mémoire. Pour compléter ces généralités introductives, il faudrait jouer au détective, et repérer exactement ce que furent les rapports réels et textuels de ces trois auteurs entre eux. On peut repérer seulement quelques rapprochements, qui sont d'ailleurs parfois insolites. Dans la première « Introduction » à La pensée et le mouvant, Bergson dit que jusqu'ici « aucun romancier ne s'était avisé d'aller méthodiquement à la recherche du temps perdu » [2] . L'allusion à Marcel Proust est d'autant plus flagrante que le titre de la somme proustienne est donné entre guillemets dans le texte. Autre curiosité : il cite au moins une fois [3] Bachelard à propos de l'article publié par ce dernier sous le titre « Noumène et microphysique » et paru en 1931 dans les Recherches philosophiques. Proust, quant à lui, cite le nom de Bergson en un passage de Sodome et Gomorrhe, dans lequel il rapporte une conversation entre Bergson et Boutroux, tout en se demandant si cette conversation est bien exacte [4] (et par ailleurs, qu'en est-il de ce patronyme : Bergotte ; peut-on supposer une attirance patronymique entre Bergson et Bergotte ?). Enfin Bachelard, dont on sait à quel point il fut littéralement obsédé par l'œuvre et la stature de Bergson, Bachelard ne se réfère à Proust que cinq fois [5] . Laissons là pour aujourd'hui ce roman vrai des rencontres entre grands créateurs et tentons de traquer le roman virtuel de leurs convergences – ipso facto il ne sera pas possible d'échapper parfois à leurs divergences – et de leur sensibilité générale face à une ontologie de la temporalité. À dire vrai c'est moins sur la question générale du temps que sur celle de la mémoire que porte l'essentiel de la perspective comparatiste qui nous occupe ici. Seule la philosophie de Bergson semble hantée viscéralement, dans toute son extension, par la question du temps, ou plus exactement par celle de la durée, quoique les deux termes soient strictement coextensifs l'un à l'autre. Les bergsoniens connaissent par cœur la fameuse phrase : « Le temps est ce qui se fait et même ce qui fait que tout se fait. » [6] Cette prise de position fondamentale est inséparable chez Bergson d'une critique radicale de la tradition philosophique. De ce point de vue cette philosophie est subversive, et je serais tenté de dire que la subversion bergsonienne prépare la subversion bachelardienne (d'où chez ce dernier le sentiment latent d'une dette qui se manifeste paradoxalement par une insubordination récurrente, laquelle peut parfois devenir un peu agaçante). La tâche de la métaphysique bergsonienne est bel et bien d'explorer le temps comme déploiement infini d'une qualité pure – ce qui est presque chez lui un pléonasme. En revanche, je ne suis pas convaincu que la question du temps soit centrale dans l'œuvre de Bachelard. En dépit des deux ouvrages consacrés à cette question, c'est bien plutôt dans des livres plus tardifs, et seulement dans des chapitres singuliers, qu'apparaît en toute splendeur le questionnement sur le temps. Mais alors c'est davantage la question de la mémoire qui fait surface et qui concentre vers elle la tonalité du texte. Ceci n'invalide nullement la perspective explorée par Maryvonne Perrot dans Bachelard et la poétique du temps. Néanmoins j'ai tendance à penser que la question centrale chez Bachelard, une fois dépassé le souci de faire œuvre épistémologique, serait plutôt une question de nature spatiale. On pourrait la formuler ainsi : qu'en est-il de nos possibilités d'habiter le monde, c'est-à-dire un espace lui-même structuré imaginairement par des matières dont les quatre éléments nous fournissent un diagramme archétypal ? Enfin on pourrait penser que Proust est bergsonien dans son entreprise de construction d'une « cathédrale » littéraire. Il a sûrement pensé les choses ainsi et le narrateur de la Recherche dit lui-même qu'il entend donner à son œuvre « la forme du temps » [7] . Cependant là encore je ne suis pas loin de penser que chez Proust la problématique du temps s'incline

devant celle de la mémoire. Qui plus est : dans son essai sur Proust, Gilles Deleuze soutient que même la mémoire ne constitue même pas l'essentiel de la Recherche. Cet ouvrage, dit-il non sans ostentation, est tourné « vers le futur non vers le passé ». Je ne suivrai pas Deleuze dans ce paradoxe. En revanche, une relecture évidemment fragmentaire de la Recherche me laisserait plutôt à penser que c'est le désir qui est le nœud gordien du monde de Proust et son éternel pierre d'achoppement – sauf peutêtre dans les dernières pages où le désir se défait et se magnifie tout à la fois dans la grande sublimation du monde romanesque. Ainsi et pour résumer cette courte première partie, ce n'est pas forcément la question du Temps qui nous autoriserait à construire une fugue à trois voix autour des auteurs qui me préoccupent ici. C'est bien plutôt celle de la mémoire. À tout seigneur tout honneur. La fameuse analyse de Bergson au début du chapitre II de Matière et mémoire appartient à une sorte d'anthologie des pièces maîtresses de la philosophie. La mémoire-habitude y est distinguée, tous les lecteurs de Bergson le savent, de la mémoire-représentation. Or c'est cette dernière qui est qualifiée de vraie mémoire. Ou encore : c'est la « mémoire par excellence ». Ou : c'est la mémoire spontanée, ou encore la mémoire qui imagine – c'est-à-dire qui se manifeste en une image unique, singulière, irrémédiable, intangible. Bergson dit à juste titre qu'il faut faire un effort considérable, contre nos habitudes de pensée, pour se représenter ainsi le souvenir. D'habitude nous pensons plutôt le souvenir comme quelque chose qui pâlit, qui s'altère, qui s'abîme et qui finit par disparaître. En distinguant deux types de mémoire, Bergson ouvre une porte dont les implications sont considérables. D'abord la vraie mémoire est en quelque sorte empêchée par la nécessité que nous avons d'agir, à la fois vis-à-vis de la matière et de la société ; c'est pourquoi elle est le plus souvent oblitérée. « Pour évoquer le passé sous forme d'image, il faut pouvoir s'abstraire de l'action présente, il faut savoir attacher du prix à l'inutile, il faut vouloir rêver. » [8] On croirait lire ici une maxime empruntée à Bachelard lui-même ! De plus l'originalité absolue – et peut-être sans comparaison dans l'histoire des idées – de Bergson est de mettre entre parenthèses le problème de la conservation des souvenirs. Se demander où se conservent les souvenirs, c'est se poser une fausse question et être d'emblée victime d'une métaphore spatiale. Les bergsoniens savent combien la thèse du philosophe est radicale sur ce point : puisque la durée est posée comme indivisible, la mémoire est coextensive à la durée elle-même et notamment à la vie de l'esprit. Le souvenir est d'emblée parfait, c'est-à-dire adéquat au réel : il ne s'altère ni ne s'abîme pour autant qu'il ne soit pas concurrencé par la mémoire des habitudes qui sous-tend la nécessité d'agir dans le monde. En d'autres termes : ce que nous appelons couramment l'oubli n'est qu'une inattention au tissu indivisible de la durée à l'état pur. Le souvenir ne se conserve pas en un lieu mental, il perdure de lui-même, à la manière d'une note ou d'un accord musical dont toute l'existence est fonction de la totalité de la partition qui se joue. « Il y a simplement la mélodie continue de notre vie intérieure – une mélodie qui se poursuit et se poursuivra, indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente. » [9] À dire vrai, le « il y a simplement » de Bergson est tout le contraire d'une simplicité ! La thèse du philosophe me semble tout aussi fascinante qu'elle est résolument problématique (mais ce n'est pas ici le lieu d'en discuter). Toutefois les conséquences en sont si considérables qu'il est malaisé d'échapper à la fascination qu'elle suscite. Pour ma part, j'ignore jusqu'à quel point Marcel Proust a intériorisé cette extraordinaire intuition métaphysique. En tout cas son bergsonisme – si bergsonisme il ya–n'est pas très orthodoxe. Une étude de Pascal Fieschi est sur ce terrain très éclairante [10] . Elle montre certes qu'il y a bien chez Proust deux types de mémoire : une mémoire intellectuelle qui opère dans la reconstruction mentale, c'est-à-dire le replâtrage. Et une mémoire extatique, une véritable réminiscence, qui est pure irruption du passé dans

le présent. Nous connaissons tous, au moins par ouï-dire, les moments canoniques du parfum d'aubépine et des pavés dans la cour de Guermantes. On a qualifié d'affective cette mémoire, et il faudrait alors distinguer, au sein même de cette catégorie, à nouveau deux mémoires : selon qu'il y a seulement mémoire d'un désir passé – expérience qui peut alors rester complètement douloureuse – ou réminiscence plénière, source alors d'une joie qui est corrélative d'une expérience métaphysique totalement autonome. Le premier cas est illustré par exemple par telle ou telle remémoration douloureuse : « Il m'arrivait souvent de me rappeler avec une violence de désir inouïe telle fillette de Méséglise ou de Paris, la laitière que j'avais vue au pied d'une colline, le matin, dans mon premier voyage vers Balbec. Mais hélas ! je me les rappelais telles qu'elles étaient alors, c'est-à-dire telles que maintenant elles n'étaient certainement plus. » [11] Or une telle atmosphère de crispation est très différente de ce que sera le deuxième cas, celui de la véritable illumination mnémonique, puisque dans ce cas le narrateur parviendra à dire que « … les images de Combray et de Venise m'avaient (…) à l'un et à l'autre moment, donné une joie pareille à une certitude, et suffisante, sans autre preuves, à me rendre la mort indifférente » [12] . Par ailleurs, outre ce dédoublement au sein même de la mémoire dite affective, il y a une autre différence notoire entre l'univers du philosophe et celui du romancier. Chez Bergson la totalité des souvenirs est en droit mémorable en tant qu'images puisque chacun d'entre eux possède une épaisseur ontologique totalement irréductible. Dans l'univers de Proust, il semble au contraire qu'une multitude de souvenirs secondaires ou tertiaires tombe dans les limbes, les débarras de la mémoire. L'expérience de la réminiscence est aussi violente qu'elle est rare. Pascal Fieschi oppose assez plaisamment la « mémoire démocratique et laxiste » de Bergson à la « mémoire aristocratique et janséniste » de Proust. Il y a d'ailleurs une violence de la réminiscence qui est telle que le présent est pour ainsi néantisé dans cette expérience : il ne reste que du passé à l'état pur, qui est bien vécu au présent, mais d'une manière telle que le présent circonstanciel est totalement vidé de son contenu, en dehors de la seule sensation, presque miraculeusement survenue, qui déclenche l'état de grâce. En tout cas et quelles que soient les différences de perspective, il y a bien chez le philosophe comme chez le romancier la possibilité pour l'être humain d'être en osmose avec le passé. Chez Bergson, cette possibilité est virtuelle et infinie. Chez Proust, elle ne se manifeste qu'en acte et de façon finie. Reste le cas de Gaston Bachelard. Nous l'aborderons par le biais d'un texte que j'estime capital : par son contenu d'abord, par son écriture ensuite – dans la mesure où Bachelard n'y est ni tout à fait philosophe, ni tout à fait poète. Il invente son écriture propre, synthèse de l'élan imaginaire et la méditation métaphysique. Tel est le chapitre IV de La terre et les rêveries du repos, que l'on peut lire en contrepoint avec le chapitre III de La poétique de la rêverie. La méditation sur la maison commence dans une sorte d'arrachement brutal qui n'est pas sans évoquer la façon dont Proust congédie le présent dans l'expérience de la réminiscence. « Le monde réel s'efface d'un seul coup, quand on va vivre dans la maison du souvenir. Que valent les maisons de la rue, quand on évoque la maison natale, la maison d'intimité absolue, la maison où l'on a pris le sens de l'intimité ? » [13] Bien évidemment, nous ne sommes pas dans le champ ordinaire de la mémoire. La maison d'enfance représente un commencement d'être. Or très vite le vocabulaire de Bachelard va incorporer le terme d'image, de telle sorte qu'il va utiliser tour à tour le registre de la mémoire et celui de l'imagination. Avec la maison d'enfance nous sommes d'emblée dans une image : nous habitons dans une image – c'est à peu près ce que dit Rilke convoqué ici par le philosophe. Or ceci a une conséquence ou plutôt une double conséquence : 1 / La maison première, en tant que mixte de souvenir et d'image, est sur le bord extérieur du temps. Elle représente le temps d'avant le temps – et ce point de vue est longuement développé dans La

poétique de la rêverie. Dès lors, Bachelard tombe sous le coup de la critique bergsonienne, puisque Bergson a noté, avec une redoutable pertinence, que le péché mignon des philosophes était de gommer systématiquement la nature temporelle du temps. 2 / La méditation sur la maison d'enfance nous conduit très vite à une sorte de plongée plus lointaine et plus mystérieuse. L'image de la maison première renvoie à l'image de la maison onirique. « La maison onirique est un thème plus profond que la maison natale. Elle correspond à un besoin qui vient de plus loin. Si la maison natale met en nous de telles fondations, c'est qu'elle répond à des inspirations inconscientes plus profondes – plus intimes – que le simple souci de protection, que la première chaleur gardée, que la première lumière protégée. La maison du souvenir, la maison natale, est construite sur la crypte de la maison onirique. » [14] Texte extraordinaire dans lequel on voit Bachelard franchir la frontière qui sépare la mémoire de ses propres fondations inconscientes. Et un peu plus loin, le philosophe précise : « Ainsi une maison onirique est une image qui, dans le souvenir et les rêves, devient une force de protection. Elle n'est pas un simple cadre où la mémoire retrouve ses images. » [15] Bien entendu cette dernière phrase recèle un petit coup de griffe antibergsonien. Et antiintellectualiste en même temps ! Il resterait ici à développer plus longuement une compréhension de ce que Bachelard nomme la « maison onirique ». Tout ce qu'il déploie autour de ce vocable nous renvoie à l'idée d'un creuset inscrit dans un espace de l'inconscient. En tout cas si la maison natale représente un îlot hors du temps, le chemin de la mémoire vers l'enfance est un chemin radicalement privilégié. Tout se passe d'ailleurs comme si la mémoire rétrospective débouchait sur un point focal où l'on change de registre ontologique. C'est l'image bergsonienne du cône mais renversée ! En deçà s'ouvre un autre espace mental qui appartient véritablement à l'ordre de l'inconscient collectif. Et Bachelard peut dire que le passé personnel vient en quelque sorte se confondre et se dissoudre dans un passé qu'il appelle « énorme » et qui est, dans le fond, à la fois transtemporel et transhistorique. De sorte que la problématique bergsonienne est déplacée : le souvenir chez Bergson a sa raison d'être et sa persistance dans la durée elle-même, alors que chez Bachelard l'essentialité de la mémoire vient en quelque sorte se loger dans un endeçà de la temporalité. D'où la fameuse métaphore du lac tranquille qui est en nous et qui n'est pas traversé par le fleuve du devenir. Ce que vient corroborer la mise entre parenthèses de toute temporalité linéaire. « Le souvenir pur n'a pas de date. Il a une saison. » Chez Bergson, tout est potentiellement mémoire. Proust est hanté par quelques réminiscences privilégiées. Chez Bachelard il y a un souvenir paradigmatique, c'est-à-dire en fait une auréole de souvenirs, autour de la maison originelle. Il reste alors à s'interroger : comment la relation au passé et à la mémoire se projette-t-elle dans la vision du monde des trois auteurs que nous avons essayé de mettre en relation ? Il y a dans un texte presque sibyllin de Bergson une indication tout à la fois cohérente et surprenante. Le philosophe évoque le malaise de la conscience courante face à ce qu'elle nomme, à l'instar de Dino Buzzati dans Le désert des Tartares, la fuite du temps. « Devant le spectacle de cette mobilité universelle, quelques-uns d'entre nous seront pris de vertige. Ils sont habitués à la terre ferme ; ils ne peuvent se faire au roulis et au tangage… » [16] Or Bergson va se désolidariser complètement de cette manière de voir les choses. Et pour cause ! Si le tissu de la durée est indéchirable et perpétuellement renouvelé, l'être humain est substantiellement lié à son propre passé. Il n'y a pas de fuite du temps, il n'y a pas de dégénérescence du passé, il n'y a pas d'oubli définitif. Le temps est une puissance de création continue. Parlant des esprits chagrins qui déplorent la malédiction du devenir, il répond somme toute succinctement : « Qu'ils se rassurent ! Le changement, s'ils consentent à le regarder directement, sans voile interposé, leur apparaîtra bien vite comme ce qu'il peut y avoir au monde de plus substantiel et de plus

durable. » Formidable optimisme bergsonien, qui congédie toute dimension tragique de la temporalité et nous installe évidemment dans une philosophie de la plénitude ontologique. Au fond, le temps nous donne tout ce qu'il peut nous donner et rien de plus : mais cela même est typiquement capitalisable. Or de ce point de vue, ni Bachelard ni même Proust n'appartiennent à cette famille de pensée. La critique récurrente que Bachelard a fait de la continuité bergsonienne ouvre la porte à un pessimisme feutré mais ferme, que tempère à peine une rhétorique de la pudeur. « Les hommes passent, le cosmos reste. » [17] Bachelard a beau nous assurer que l'image poétique bien frappée nous ouvre à un avenir d'images : son œuvre ne cesse de nous dire, par fragments, que l'essentiel, ce grand lac d'eau calme, est toujours déjà derrière nous. Il faudrait ici – la moisson en serait abondante – réunir un florilège de références. Parfois il arrive que le ton se durcisse. L'œuvre de Bachelard est parcourue par de multiples tensions dramatiques qui dessinent les nervures d'une sensibilité inquiète, d'une métaphysique plus proche de Schopenhauer que de l'idéalisme d'un Lachelier ou d'un Brunschvicg. « Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d'une nuit à l'autre, nous garde dans l'existence ? » [18] La mélancolie bachelardienne qui affleure en de multiples occurrences n'est pas seulement une émergence psychologique : elle traduit aussi une véritable défection d'ordre ontologique [19] . Et qui plus est : dans cette perspective, Proust va nous apparaître beaucoup plus proche de Bachelard que de Bergson. De même que la maison première est le paradigme de tous les refuges possibles (de tous les points d'ancrage possibles), de même les visages féminins entrevus la première fois sont les supports de tout désir possible et de tout chagrin futur. « Et tout d'un coup s'exclame le narrateur, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c'étaient peut-être celles qui s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la haie d'épines roses, l'autre sur la plage. » [20] Le rapprochement entre Proust et Bachelard a été remarquablement tracé dans un article de France Berçu. L'auteur résume elle-même l'essentiel de son point de vue : « Proust et Bachelard nous apparaissent comme des écrivains de l'instant dans une perspective de durée, écrivains en perte de cette réalité qui, tout en nous constituant, nous angoisse ; témoins de cet éparpillement et de cette absence de nous-mêmes dans une spatialité et une temporalité qui nous échappent et nous enserrent tout à la fois. » Certains lecteurs de cet article seraient peut-être tentés d'objecter que le temps chez Proust est retrouvé et que Bachelard exalte tardivement le mythe du phénix. Mais lisez donc Le temps retrouvé si cela n'est pas déjà fait ! Le côté de Guermantes et le côté de chez Swann coïncident, certes, mais cela constitue l'expérience même du désenchantement et de la démythification ; à cela s'ajoute le fait que les paysages de Combray, dévastés par la guerre, sont parfois devenus méconnaissables. Et si Proust se livre à une sorte de dialectique fatiguée dans laquelle il voudrait nous convaincre que la Littérature quelque part pourrait nous sauver, les pages hallucinantes qu'il consacre aux ultimes soubresauts mondains du monde des Guermantes ressemble à une danse macabre. Le duc de Guermantes n'est plus qu'une ruine, mais superbe. Dialectique typiquement proustienne. Consolation d'esthète ! En lisant Le temps retrouvé, on songe, in fine, à une affirmation brutale et inattendue de Gaston Bachelard : « La mémoire est un champ de ruines psychologiques, un bric-à-brac de souvenirs. » [21] Devant l'œuvre de Bergson, l'attitude de Gaston Bachelard ressemble parfois à celle de la mouche du coche. Elle titille et irrite. Il n'en resta pas moins qu'une différence fondamentale les sépare : d'une part une ontologie de la plénitude temporelle, d'autre part une philosophie de l'instant, de l'image et de la pénombre. D'une façon inattendue, l'œuvre bachelardienne semblerait parfois illustrer davantage la création littéraire d'un Marcel Proust. Toutefois ce rapprochement lui-même que Bachelard n'a pas

explicitement cautionné, ne peut être que manié avec précaution. Enfin Proust fut quant à lui porté par une fascination bergsonienne qui n'en est pas moins très infidèle à son référent. La fugue à trois voix ici esquissée trouve néanmoins son dénominateur commun dans la toute-prégnance de la mémoire : car on n'en a jamais fini de méditer sur cette entité paradoxale, cet électron capricieux, qu'on peut nommer l'image-souvenir. Rendons grâce au temps des horloges, si décrié habituellement : il nous dispense de conclure plus avant.

Notes du chapitre [1] ↑ Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. III : Le temps retrouvé, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, p. 872. [2] ↑ Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Éd. du Centenaire, p. 1268. [3] ↑ Ibid., p. 1313. [4] ↑ Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II : Sodome et Gomorrhe, p. 984-985. [5] ↑ L'œuvre de Bachelard, dûment passée au crible, fait apparaître quelques 50 mentions du nom de Bergson. Marcel Proust est cité dans L'air et les songes, p. 141 ; La terre et les rêveries de la volonté, p. 373 ; La terre et les rêveries du repos, p. 80 ; La poétique de l'espace, p. 16 ; Le droit de rêver, p. 180. [6] ↑ La pensée et le mouvant, p. 1254. [7] ↑ À la recherche du temps perdu, t. III : Le temps retrouvé, p. 1045. [8] ↑ Matière et mémoire, Paris, Éd. du Centenaire, p. 228. [9] ↑ La pensée et le mouvant, Paris, Éd. du Centenaire, p. 1384. [10] ↑ Pascal Fieschi, « Le temps perdu est retrouvé », dans Marcel Proust, Paris, Hachette, « Génies et réalités », 1965. [11] ↑ À la recherche du temps perdu, t. III, p. 628. [12] ↑ Ibid., p. 867. [13] ↑ Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, Librairie José Corti, p. 95. [14] ↑ Ibid., p. 98. [15] ↑ Ibid., p. 119. [16] ↑ La pensée et le mouvant, p. 1385. [17] ↑ La poétique de la rêverie, p. 92. [18] ↑ Ibid., p. 128. [19] ↑ Sur cette question centrale, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : Gaston Bachelard ou la solitude inspirée, Paris, Berg International, 2007 ; ainsi qu'à notre thèse Bachelard et la mélancolie, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 1re éd., 2000. [20] ↑ À la recherche du temps perdu, t. III : Le temps retrouvé, p. 694. [21] ↑ Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, Paris, Librairie José Corti, p. 85.

Bergson, Bachelard et la dialectique de la continuité et de la discontinuité en musique Éric Je

Emery

propose trois remarques préalables, qui me paraissent philosophiquement importantes. Voici la première remarque : Au terme d'une conférence donnée en 1965 par Frank Martin sous le titre Les sources du rythme musical, le compositeur écrit ceci : « Il y a toujours dans les fonctions de notre esprit une frange de mystère et nous sentons confusément, mais fortement au terme de ce qu'on a dit en esthétique quelque chose qui est en deçà de notre vérité profonde. » [1] Je coïncide avec cette pensée quand je travaille dans le domaine de l'esthétique musicale. C'est pourquoi je me suis proposé, dans mon exposé oral, de faire entendre des exemples musicaux. Passons à la deuxième remarque : Un ami peintre, passionné par l'esthétique picturale, a mené dans un de ses livres des recherches sur ce que l'on appelle les tracés régulateurs. Il s'agit d'essayer de montrer, à la faveur de tracés adhérant aux éléments d'un tableau pourquoi celui-ci témoigne, soit d'une parfaite réussite, soit de défauts graves. Mon ami faisait valoir cette phrase des plus pertinentes : l'usage des tracés régulateurs s'impose quand ces tracés sont également révélateurs ; sinon l'analyste s'égare. Dans cette perspective, je souhaite que les considérations de mon exposé soient reçues comme des considérations révélatrices. Et j'ajoute immédiatement que je ne me livre pas,

quand j'écoute de la musique à des analyses, à moins que je sois en situation esthétique problématique (musique nouvelle pour moi). Enfin, la troisième remarque qui touche très directement le thème de ce Colloque : Bachelard et Bergson : continuité ou discontinuité. Notons d'emblée que, dans la phrase de Bachelard : « Disons tout de suite que du bergsonisme nous acceptons presque tout ; sauf la continuité » [2] , je souligne deux thèses fortes l'une et l'autre : 1 / du bergsonisme, nous acceptons presque tout (hommage rendu à Bergson) et 2 / nous n'acceptons pas la continuité (du moins celle que Bergson propose impérativement). Pour entrer dans le vif du sujet, je tiens à vous faire entendre sans commentaire préalable l'Andante du Concerto en do majeur pour piano et orchestre de Mozart. Si je rencontre dans une semaine deux auditeurs ici présents et que je leur demande de décrire le mélisme réalisé par le piano, on peut très bien imaginer que l'un ait l'air de contredire l'autre. L'un dirait : J'ai accueilli la mélodie comme une trajectoire continue dans mon espace musical ; l'autre répliquerait : moi, j'ai perçu une succession discontinue de notes égrenées sur une sorte d'écran temporel virtuel. Le premier aurait-il raison contre le second ? Ou faudrait-il approuver le second ? Voilà le pavé lancé dans la mare. On pourrait entrer déjà dans cette problématique, mais je désire progresser avec prudence en me situant au sein du bouillon de culture qui caractérise la recherche sur la notion de temps. Un tel projet, si on voulait le réaliser avec précision, ne pourrait pas se déployer dans la durée d'une conférence. J'ai décidé de procéder par quelques touches d'inégales ampleurs à la manière des peintres

impressionnistes. Quand je dis quelques, je précise que j'ai choisi volontairement cinq témoins parmi beaucoup d'autres : Wundt, Bergson, Gabriel Marcel, Husserl et Bachelard. Grâce à leurs apports, nous parviendrons à mettre une certaine clarté dans la problématique posée par l'affrontement apparent, selon moi, entre continuité et discontinuité, une problématique qui permettra de mieux situer la pensée de Bachelard par rapport à celle de Bergson. Première touche : Wundt. Nous sommes en 1874 ; c'est la date de parution de son ouvrage La psychologie physiologique [3] . Il fait émerger l'idée que les représentations auditives suscitent l'éveil et favorisent l'épanouissement de l'intuition du temps. Selon lui, c'est le problème du rythme qui a la primeur ; il se dégage à travers des structures temporelles où la succession rudimentaire des moments d'élévation et d'abaissement d'intensité se manifeste nettement séparés dans la conscience humaine. Donc discontinuité au sein des phénomènes de conscience. Pour illustrer cette thèse, donnons un exemple musical emprunté à la musique persane. Deuxième touche particulièrement importante ici : Bergson. Je ne prospecte pas l'ensemble très imposant de ses ouvrages. Retenons quelques idées ou phrases significatives tirées de l'Essai (de 1889) et du livre La pensée et le mouvant. Il écrit notamment dans l'Essai à propos d'un temps que l'on spatialise : « Lorsque nous parlons du temps, nous pensons le plus souvent à un milieu homogène où nos faits de conscience s'alignent, se juxtaposent comme dans [4] l'espace… » Bergson admet, certes, que la recherche scientifique ait recours à un temps que l'on spatialise sous forme d'une

multiplicité numérique et qu'elle parvienne à des réalisations pratiques remarquables. Mais il refuse que l'on étende ce mode de voir à la vie consciente ; il explicite ainsi sa pensée : « Le moi intérieur, celui qui sent et qui se passionne, celui qui délibère et se décide est une force dont les états et modifications se pénètrent intimement et subissent une altération profonde dès qu'on les sépare les uns des autres pour les dérouler dans l'espace. » [5] Bergson s'inscrit donc en faux contre les thèses de Kant d'un temps conçu comme un milieu homogène. À juste titre, la réflexion bergsonienne tend à montrer que les qualités spécifiques du temps et de la durée ne sont pas réductibles aux qualités spécifiques de l'espace et de l'étendue. Toutefois… Oui, toutefois ; quand Bergson écrit dans l'Essai : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse [6] vivre… » , on peut s'interroger au sujet des expressions toute pure ou se laisser vivre. Il propose, à mon avis, une définition contestable, car elle ferme l'horizon. De même dans l'ouvrage La pensée et le mouvant – qui réunit des textes de diverses époques, à partir de 1903 – on trouve des phrases comme celle-ci : « Écoutons une mélodie, en nous laissant bercer par elle : n'avons-nous pas la perception nette d'un mouvement qui n'est pas attaché à un mobile, d'un changement sans rien qui change ? Ce changement se suffit, il est la chose même. Et il a beau prendre du temps, il est indivisible. » [7] Ajoutons encore une citation de Bergson ; il répond à la question : que se passe-t-il dans la durée de la conscience ? en s'exprimant ainsi : « Il y a simplement la mélodie continue de notre vie intérieure, mélodie qui se poursuit et se

poursuivra, indivisible, du commencement à la fin de notre existence consciente. » [8] Autrement dit, continuité sans brisure de la durée réelle ; succession sans aucune juxtaposition. Permettez-moi de vous montrer par un troisième exemple musical que je ne suis pas en mesure de commenter, si je m'incline devant le référentiel proposé par Bergson. Il s'agit du mouvement lent du Quatrième Concerto pour piano et orchestre de Beethoven. Libérons-nous et admettons ensemble que la visée du compositeur est d'ordre expressif. Dès le début il suggère un dialogue soutenu entre l'orchestre tourmenté – dont le discours est haché, brisé, discontinu – et le piano qui égrène les notes de la mélodie en vue d'imposer le calme et la paix de l'âme. La continuité des cordes et des vents de l'orchestre fait émerger par des ruptures volontaires une impression de discontinuité. En contrepoint, la discontinuité de l'émission des sons du piano – par magie d'une organisation mélodique subtile et du toucher délicat du soliste – se mue, chez l'auditeur, en une continuité psychique apaisante. Troisième touche : Gabriel Marcel et son étude Bergsonisme et musique écrit en 1925 ; on y trouve le texte qui suit : « Au fur et à mesure que je passe de note en note, un certain ensemble se construit, une forme s'édifie, qui ne se laisse sûrement pas réduire à une succession organisée d'états, pas plus qu'un objet ne se confond avec les modifications sensibles que sa présence détermine chez le sujet. Il est de l'essence de cette forme de ne pouvoir sans doute être donnée que dans la durée, mais de transcender elle-même en quelque façon le mode purement temporel selon lequel elle se manifeste. » [9] Ceci confirme le bref commentaire que nous

avons donné de l'Andante de Beethoven : l'auditeur ne s'abandonne pas à une rêverie ; ce qu'il ressent, ce qu'il construit est le fruit d'une véritable maîtrise créatrice ; il y a participation active et c'est là que l'auditeur se révèle musicien. On peut illustrer cette thèse en faisant écouter le Prélude n° 3 en si mineur pour piano de Mendelssohn. Ce prestissimo illustre admirablement le dipôle discontinuité/continuité. Il y a d'ailleurs ouverture vers l'élaboration de diverses continuités pour autant que l'auditeur s'approprie activement la substance musicale proposée et la travaille selon ses désirs et ses visées. Pour cerner de plus près les moyens psychiques dont dispose le musicien en vue de s'approprier le message musical qu'il veut élaborer, une nouvelle touche s'impose. Dans son livre Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps (1928), Husserl met en évidence ce qu'il appelle le phénomène de rétention. Il ne s'agit pas d'un souvenir au sens strict du terme de la séquence musicale entendue ; il s'agit d'une substance qui s'élabore ou s'esquisse durant quelques secondes après le message. À ce phénomène on peut adjoindre la protention, qui permet de préjuger, à tort ou à raison, ce qui va être offert par l'œuvre écoutée. À la faveur de ces deux phénomènes, l'auditeur attentif et actif parvient à réaliser le travail d'élaboration évoqué par Gabriel Marcel ; il ne conçoit pas l'étoffe temporelle comme une succession d'états isolés les unes par rapport aux autres, mais d'ouvrir ces états les uns aux autres. Autrement dit, l'auditeur actif tend à s'approprier l'œuvre musicale pour en dégager le sens, la cohérence. On écoutera ici l'Air

de Caldara que voici pour illustrer cette explication (Come raggio di sol). C'est au sein de ce bouillon de culture que Bachelard intervient : cinquième touche. Il publie en 1936 La dialectique de la durée. Selon moi, son intervention dénoue les problèmes apparus plus haut, elle apaise certaines oppositions, elle donne des clarifications opportunes : « La continuité psychique, écrit-il, pose un problème et il nous semble impossible qu'on ne reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie complexe sur une pluralité de durées qui n'ont ni le même rythme, ni la même solidité d'enchaînement, ni la même puissance du continu. » [10] Ainsi, alors que les penseurs avant Bachelard ont cherché – explicitement ou implicitement – à proposer une approche moniste ou monolithique de la notion de temps, le philosophe de Barsur-Aube réclame vigoureusement une approche pluraliste : « L'action réelle du temps réclame la richesse des coïncidences, la syntonie des efforts rythmiques. » [11] Bachelard s'emploie, dans les huit chapitres de son livre à défendre cette thèse ; celle-ci est particulièrement bien dégagée dans le chapitre consacré à l'esthétique musicale. Ici, il faudrait pouvoir développer. Visons l'essentiel tout en notant que certains connaisseurs de Bachelard ne se rendent pas assez compte qu'il a parlé de la musique en musicien et en homme informé (il se réfère tout particulièrement à Maurice Emmanuel, à Lionel Dauriac et à d'autres esthéticiens). Selon Bachelard, trois variantes temporelles jouent dialectiquement les unes avec les autres dans l'écoute musicale ; elles se manifestent par opposition, par superposition, par réconciliation ou même fusion à la faveur de ce que le penseur appelle les jeux d'instances décisives : pour durer, il faut se

confier à des rythmes, c'est-à-dire à des systèmes d'instants. Et c'est là sans doute que se justifie tout particulièrement, dans le titre de son ouvrage, le mot dialectique. Quelles sont ces variantes temporelles dégagées par Bachelard ? Un temps qui se vit en se déployant selon des rythmes qui manifestent l'alternance entre instants décisifs et durées intercalées ; le temps que l'on ressent en le maîtrisant par puissance d'attente et enfin le temps que l'on construit et structure grâce au concours d'efforts de pensée soutenus et dûment exercés. Il montre notamment que ces variantes ne sont pas à considérer à l'état pur et qu'elles sont associées les unes aux autres ; et c'est ainsi que, sur le plan musical, la continuité résulte d'une dialectique obscure où les sentiments s'expriment à partir d'impressions et où les souvenirs sont en étroite relation avec des sensations. Illustrons cette thèse par une séquence assez brève de l'œuvre de Béla Bartok Musique pour cordes, percussion et célesta qui date de 1936, comme le livre La dialectique de la durée. Dans la présentation proposée par les organisateurs de ce Colloque, je retiens tout spécialement la remarque suivante : « On ne peut manquer de constater que les relations très fortes de Bachelard à la pensée de Bergson, à la fois explicites et complexes, nécessitent des éclaircissements. » Pourquoi complexes ? Peut-être faudrait-il noter, à la lumière de mon exposé, que cette complexité résulte du fait que Bergson et Bachelard obéissent à des intentionnalités différentes. Bachelard, comme chacun le sait, travaille avec un référentiel où la démarche dialectique intervient de part en part, alors que le référentiel de Bergson implique une démarche « classique ».

Et maintenant, en guise de conclusion, j'ajoute une dernière touche. En étudiant le livre de Gonseth intitulé Le problème du temps, et notamment la seconde partie consacrée à la recherche horlogère, j'ai eu la surprise en tant qu'esthéticien de la musique de voir que le philosophe suisse fait intervenir, en vue d'éclairer les problèmes de la mesure du temps, non seulement les variantes que sont le temps mathématique et le temps du physicien, voire du technicien, mais une variante qu'il appelle temps intuitif. Cette variante me semble jouer un rôle majeur au sein de toute considération portant sur l'expérience musicale. Gonseth dit de ce temps intuitif qu'il est « le résultat d'un arbitrage dont la conscience semble être le siège entre l'autorité du sentiment, la liberté de l'imagination et l'objectivité de la perception » [12] . Appliquons cette remarque à l'Andante de Mozart, que nous avons entendu au début de l'exposé : c'est en vertu de l'objectivité de la perception que la phrase du piano s'esquisse en notes discontinues ; c'est en vertu de l'autorité du sentiment et de la liberté de l'imagination que ces notes sont reliées entre elles en continuité. Pour le musicien – qu'il soit compositeur, interprète ou auditeur – l'expérience musicale fait appel à un libre jeu dialectique répondant aux exigences conjuguées du sentiment, de l'imagination et de l'objectivité ; c'est un jeu où trouvent leur éclosion aussi bien la continuité que la discontinuité au service de fins expressives. Il me semble que l'un des exemples musicaux les mieux appropriés pour dégager ce jeu dialectique est le fameux Air de la Suite n° 3 en ré majeur de J.-S. Bach. On peut y discerner la collaboration active, et même

créative, du temps que l'on vit, du temps que l'on ressent et du temps que l'on organise et structure.

Notes du chapitre [1] ↑ Un compositeur médite sur son art, Neuchâtel, La Baconnière - Payot, 1977, p. 93. [2] ↑ La dialectique de la durée, Paris, PUF, 1963, p. 7. [3] ↑ La psychologie physiologique, t. I et II, Paris, Alcan, 1886. [4] ↑ Essai sur les données immédiates de la conscience, Genève, Skira, 1945, p. 78. [5] ↑ Op. cit., p. 102. [6] ↑ Op. cit., p. 85. [7] ↑ La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1950, p. 164. [8] ↑ Op. cit., p. 166. [9] ↑ « Bergsonisme et musique », in La Revue musicale, 6e année, [10] ↑ [11] ↑ [12] ↑ 265.

n° 5 ; Nouvelle revue française, Paris, 1925, p. 224. La dialectique de la durée, op. cit., p. VIII. Op. cit., p. VIII. Le problème du temps, Neuchâtel, Le Griffon, 1964, p.