Aux marges de la phénoménologie: lectures de Marc Richir 9791037002730

"L’œuvre de Marc Richir, riche et polyphonique, nous lègue un ensemble complexe d’analyses, de propositions et de c

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Aux marges de la phénoménologie: lectures de Marc Richir
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Table of contents :
Aux marges de la phénoménologie
Avant-propos Marc Richir : aux marges de la phénoménologie
I. Un quadruple coup d’envoi. Remarques sur la première philosophie de M. Richir
II. Marc Richir, le réel et la question de l’idéalité
III. Réflexions sur le mouvement de pensée de Marc Richir
IV. ÉPOCHÈ hyperbolique et réduction architectonique
V. La refonte du concept d’horizon comme coup d’envoi de la phénoménologie richirienne
VI. Une filiation secrète de la phénoménologie
VII. Du sublime à l’illusion transcendantale
VIII. Mythe et vérité chez Schelling et Marc Richir
IX. Le court-circuit du sublime chez Heidegger
X. Qu’est-ce qu’un phénomène ?
XI. Penser la psychopathologie avec Marc Richir
Index nominum
Notice des auteurs
Table

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Aux marges de la phénoménologie

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Le concept d’espace de pensée, qui fait écho à ce que Maurice Blanchot appelait en 1955 « l’espace littéraire », ne cesse de retentir comme une formule suffisamment ample pour accueillir des réflexions diversifiées, et comme un lieu dont l’ouverture sur le monde instaure un nouveau rapport à ce qui se dit, s’écrit, se raconte ou se pense. Aussi un espace qui se voudrait intellectuellement exigeant et hospitalier requiert-il un caractère d’exception qu’une collection destinée à des ouvrages collectifs souhaite mettre en œuvre. Comment joindre, articuler, réunir, rassembler, donner la parole à des écritures qui, dans un même lieu, questionnent le monde, lui répondent, le sollicitent, sans pour autant faire allégeance ou céder à des effets de modes et de communications immédiates ? Deux modalités s’entrecroisent  : l’individuel et le collectif, lesquels coexistent depuis toujours, laissant la singularité de l’un s’acheminer vers celle de l’autre. Par-delà le travail de la pensée parcourant différents registres, du plus académique au plus personnel, par-delà également les discordances au cœur de la vie intellectuelle, « Rue de la Sorbonne » redonne voix à la mémoire des textes, aux études monographiques ou thématiques, aux essais et commentaires, à l’appel au dialogue ou à la disputatio, s’inscrivant ainsi dans un espace dont nous aimerions qu’il fasse date.

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada

www.editions-hermann.fr ISBN : 979 1 0370 0273 0 © 2019, Hermann Éditeurs, 6 rue Labrouste, 75015 Paris Toute reproduction ou représentation de cet ouvrage, intégrale ou partielle­, serait illicite sans l’autorisation de l’éditeur et constituerait une contrefaçon. Les cas s­trictement limités à l’usage privé ou de citation sont régis par la loi du 11 mars 1957.

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Collection « Rue de la Sorbonne », fondée et dirigée par Danièle Cohen-Levinas

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Aux marges de la phénoménologie Lectures de Marc Richir

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Sophie-Jan Arrien, Jean-Sébastien Hardy et Jean-François Perrier

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Depuis 1876

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Textes réunis et présentés par

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Avant-propos Marc Richir : aux marges de la phénoménologie

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Marc Richir nous a quittés le 9 novembre 2015, suscitant des hommages appuyés à son inlassable travail philosophique 1. Il nous fait héritiers d’une pensée polyphonique, riche d’analyses, de propositions et de concepts qui renvoient tant à Platon qu’à Descartes, Rousseau, Kant, Fichte et Schelling, sans compter ses dialogues avec l’anthropologie, les sciences exactes, l’esthétique et la pensée politique. À chacune de ces rencontres, opérées en régime phénoménologique, l’œuvre de Richir, d’une densité inégalée, appelle à être défrichée, dépliée et mise en résonances avec les voix inédites qu’elle convoque (Melville, Dubuffet, Michelet, etc.). Il n’est pas inutile de rappeler, en effet, que si les travaux majeurs de Richir se construisent dans un rapport soutenu à la phénoménologie de Husserl, « celui avec qui [il] n’a jamais cessé de penser 2 », il en questionne pourtant incessamment les fondements, non tant dans une énième tentative de refondation que dans la perspective d’une refonte, devant tantôt en relativiser, tantôt en radicaliser les résultats. Husserl n’est certes pas son seul interlocuteur déterminant : dans ses conversations avec Sacha Carlson, Richir soulignait au sujet de son Denkweg qu’il sera finalement « sorti de Derrida par Heidegger, et 1. Cet ouvrage est lui-même pour une part issue des 4es Journées d’étude du Laboratoire de philosophie continentale « Hommage à Marc Richir. Phénoménologie, esthétique et politique », tenues à l’Université Laval (Québec) les 29 et 30 septembre 2016. 2. Marc Richir, « Le nulle part me hante », Paris, Philosophie magazine, n° 42, 2010, p. 61-65.

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par Sophie-Jan Arrien, Jean-Sébastien Hardy et Jean‑François Perrier

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Aux marges de la phénoménologie

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de Heidegger par l’Idéalisme allemand 3 », témoignant ainsi de son appartenance irréductible à une tradition critique qu’il prolonge tout en s’en distanciant. En tout cela, on peut affirmer que Richir a souhaité faire subir une « distorsion » au regard phénoménologique lui-même, exigeant une nouvelle posture, certes exigeante, mais devant rendre possibles de nouvelles lumières sur la genèse même de la conscience naturelle que Husserl, malgré son projet critique, continue à prendre comme référent normatif. Comme le souligne László Tengelyi, Richir « appartient à la catégorie de phénoménologues qui ne se contentent pas de pratiquer la phénoménologie, mais qui s’efforcent de la transformer, faisant voir ainsi le phénomène sous un nouveau jour 4 ». Il s’agit constamment pour Richir d’interroger la « légalité » ou l’intelligibilité de la contingence, en remontant jusqu’au clignotement du phénomène 5, jusqu’au mouvement propre de la phénoménalisation, en tenant compte du fait que le fonds de la vie est toujours institué et humanisé par des systèmes symboliques, dont notamment ceux de la langue et de la société. Il en ressort une double exigence, un mouvement double : celui de rendre compte de l’antériorité et de l’autonomie radicale d’un champ pré-intentionnel à la limite du visible tout en explicitant les diverses institutions du sens qui permettent une certaine saisie conceptuelle d’un flux autrement fuyant. La quête de cette « mathesis de l’instabilité » aura animé la pensée de Richir de tout temps, de ses contributions à Textures 6 jusqu’à La contingence du despote 7. La profondeur et la complexité du champ problématique dessiné par Richir demandent dès lors qu’on multiplie les points d’entrée dans son œuvre. Plutôt que de prétendre d’emblée qu’il y aurait une esthétique richirienne, aux côtés d’une politique et même d’une phénoménologie, la multiplication des perspectives apporte des éclairages mutuels sur 3. Sacha Carlson, L’écart et le rien, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 13. 4. László Tengelyi, « Avant-propos », dans L’œuvre du phénomène. Mélanges offerts à Marc Richir, Bruxelles, Ousia, 2009, p. 9. 5. Ce clignotement, comme le note Bruce Bégout, « n’est pas une métaphore, c’est, à bien y regarder, l’état le plus originel auquel la phénoménologie puisse atteindre » (Pensées privées. Journal philosophique (1998-2006), Grenoble, Jérôme Millon, 2007, p. 110). 6. Revue fondée en 1968 par des étudiants de Max Loreau et à laquelle s’est joint ultérieurement Marcel Gauchet, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis et Miguel Abensour. 7. Marc Richir, La contingence du despote, Paris, Payot, 2014.

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Avant-propos 7

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l’ensemble de l’œuvre, synthétisée alors sous divers angles singuliers, parfois inaperçus par Richir lui-même. L’ampleur du corpus qu’il nous a légué invite à travailler dans les marges de sa phénoménologie, au travers de ses dialogues, de ses motifs, de ses prétentions, etc., pour ressaisir plus avant la vivacité des phénomènes. On doit notamment à Alexander Schnell 8, à Robert Alexander 9 et à Florian Forestier 10 d’avoir exposé de façon claire et synthétique la refonte de la phénoménologie proposée par le protagoniste de la « nouvelle phénoménologie en France » que fut Richir 11. Dans la foulée de ces travaux, le temps est venu de mesurer l’envergure du geste phénoménologique richirien et de faire droit aux échos qu’il suscite également chez des chercheurs d’horizons divers (psychopathologie, philosophie politique, esthétique, histoire de la philosophie, etc.), et ce par une lecture minutieuse mais décomplexée de ses textes ; une lecture curieuse des espaces blancs et des silences à partir desquels peuvent s’engager des dialogues féconds, parfois insoupçonnés. L’objectif de cet ouvrage collectif consacré à la pensée de Richir n’est donc pas seulement de présenter un aperçu global de cette pensée, Ersatz de l’introduction qu’il n’a lui-même jamais écrite, mais aussi de pointer vers des domaines du sensible et du sens auxquels il se sera ouvert, et ce dès le début de son œuvre, avec une originalité inégalée, au sein comme au dehors de la philosophie. L’organisation de l’ouvrage se veut le miroir de cette double visée. La première section, intitulée « Traversées », regroupe des approches transversales de l’œuvre de Richir. Sacha Carlson nous permet d’entrevoir à quel point la question du sens et de la phénoménologie est d’entrée de jeu indissociable, chez Richir, de celles de l’art, de la science et du politique. Carlson y découvre, imbriqués l’un à l’autre, les enjeux initiaux et les inquiétudes qui ont structuré le projet richirien au fil des ans et dont les échos ne manquent pas d’ailleurs de résonner dans les autres textes de l’ouvrage. C’est pour ainsi dire en une perspective inversée que Florian Forestier propose de dégager rétrospectivement 8. Alexander Schnell, Le sens se faisant, Bruxelles, Ousia, 2011. 9. Robert Alexander, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2013. 10. Florian Forestier, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2015. 11. Voir Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011.

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Aux marges de la phénoménologie

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les lignes de force de la phénoménologie richirienne au fil de la refonte qu’elle propose des concepts de réel et d’idéalité. Ce sont ainsi les grandes thématiques richiriennes de l’institution symbolique et de l’origine, de la fondation et du transcendantal, du sens se faisant et de l’extériorité, etc. qui se trouvent situées dans le mouvement d’ensemble de la pensée du philosophe. Le texte d’Alexander Schnell, consacré à ce mouvement de pensée comme tel, se concentre plus spécifiquement sur les distinctions entre Wesen sauvages, phantasíai-affections et phantasíai « perceptives », révélant par là la dimension absolument indépassable de l’affectivité à l’horizon de la pensée de Richir. C’est finalement à l’aune des questions de méthode chez Richir que Pablo Posada Varela reprend, quant à lui, le geste phénoménologique richirien, mettant de l’avant pour éclaircir et dévoiler son « fonctionnement » les notions d’épochè hyperbolique et de réduction architectonique. Dans une deuxième section, qui forme le cœur de l’ouvrage, nous avons regroupé sous l’intitulé « Concepts et dialogues » des angles d’attaque plus aigus et des tentatives plus circonscrites d’investir la pensée richirienne par le biais de thèmes spécifiques (par exemple celui d’horizon pour Michel Rhéaume ou de phénomène pour Sacha Carlson) et, le plus souvent, éclairé par le dialogue de Richir avec un auteur de prédilection sur la question. C’est ainsi que Jean-Sébastien Hardy se penche sur le Malin génie de Descartes, Tetsuo Sawada sur la question du sublime et de l’illusion transcendantale en lien avec la troisième Critique de Kant, Elisa Bellato sur la vérité du mythe à partir de Schelling et Jean-François Perrier sur la question du politique et de la communauté en rappelant la critique richirienne de Heidegger. L’ouvrage se clôt avec une troisième partie, « Entre hommage et témoignage », constituée du texte très personnel de Joëlle Mesnil qui y raconte sa rencontre humaine et intellectuelle avec Marc Richir. Rencontre qui représente tout aussi bien, notamment à travers l’auteure, la rencontre entre deux disciplines, leurs problèmes, leurs questions et leurs horizons, à savoir la phénoménologie et la psychopathologie – par quoi est avérée, outre l’empreinte que Richir a eue sur ceux qui l’ont fréquenté, la postérité et la fécondité de sa pensée par-delà la phénoménologie, mais jamais hors-phénoménologie.

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PARTIE I

TRAVERSÉES

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I Un quadruple coup d’envoi. Remarques sur la première philosophie de M. Richir 1

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On sait que c’est seulement après des études de physique que Marc Richir a choisi de se consacrer à la philosophie 2. C’est cet engagement, apparemment aussi indéfectible que radical, que cette contribution voudrait interroger : non pas à partir de considérations factuelles – voire psychologiques 3 –, mais en sondant ce qui affleure, dans ses premières

1. Une première version, plus courte, de ce texte est parue dans sa traduction espagnole par mon ami Alejandro Arozamena : « Un cuádruple pistoletazo de salida », El arte no es la política/La política no es el arte. Despertar de la historia, A. Arozamena (éd.), Madrid, Brumaria, 2015, p. 297-331. 2. On le sait notamment, aujourd’hui, grâce à la publication d’une série d’entretiens et de discussions : « Autant de chantiers ouverts à l’analyse que de questions pour la condition humaine », Le Magazine Littéraire, n° 403, novembre 2001, p. 61 ; « Le nulle part me hante », Philosophie magazine, n° 42, septembre 2010, p. 61-65 (je cite cependant, pour ma part, la version complète, inédite, de cet entretien). Voir aussi : « Entretien avec Marc Richir : Autour des Variations sur le sublime et le soi », par Florian Forestier, 2 parties, 2012, sur le site , ainsi que L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. 3. Richir a dit à ce propos tout ce qu’il pouvait en dire – et de ce fait, cela seul qu’il convient d’en dire. En particulier : « C’est un roman qui a tout déterminé. Adolescent, je lisais déjà de la philosophie. Mais à 17 ans, j’ai lu Crime et châtiment de Dostoïevski et ça a été un véritable choc : l’évidence s’est imposée que ma vocation était d’ordre philosophique. Pourquoi cette œuvre en particulier ? Je ne sais pas. Et je ne cherche même pas à me l’expliquer. C’est le mystère de l’origine… » (Le nulle part me hante, op. cit. (version complète), p. 1).

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par Sacha Carlson

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Aux marges de la phénoménologie

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I. L’art Qu’il y ait dès le départ chez Richir tout à la fois un souci et un intérêt quant à l’art, c’est ce dont témoigne d’emblée sa grande proximité, déjà évoquée, avec Max Loreau et son admiration pour sa poésie. À cet égard, il est significatif que le tout premier article de Richir soit consacré à la poésie : « Faye et les impasses de la poésie classique ». Écrit en décembre 1967 et publié en 1968 dans le premier numéro de Textures, c’est un texte d’une dizaine de pages où l’influence de Loreau, mais aussi de Derrida et de la psychanalyse, est patente 4. Richir s’y penche sur le second recueil de poèmes de l’essayiste Jean-Pierre Faye (1925-), Couleurs pliées, et c’est l’occasion de prendre position, pour la première fois, avec la poésie. Arrêtons-nous-y quelque peu 5. Comme l’explique le jeune philosophe, ce recueil est en fait un long poème en trois parties, où ce qui frappe d’abord est la singularité de la langue du poète : « On est saisi dès la lecture du premier plan de ce triptyque par une langue très pure et somptueuse où une lumière métallique 4. Richir cite en exergue un passage de La voix et le phénomène : « Le privilège de l’être ne peut pas résister à la déconstruction du mot. Être est le premier ou le dernier mot à résister à la déconstruction d’un langage de mots » (Jacques Derrida, La voix et le phénomène, op. cit., p. 83). 5. Encore plus que pour les autres articles de cette première période, je ne m’empêcherai pas de citer ce texte longuement, dans la mesure où il est à peu près introuvable à l’heure actuelle.

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publications philosophiques, de ce que j’appellerais volontiers, en écho au Banquet de Platon, l’erôs philosophique initial de Richir. Plus précisément, je me propose de mettre en évidence quatre aspirations, à mon sens fondamentales, qui ont concouru à façonner le sens et le style propre de la philosophie de Richir. Ces aspirations se manifestent d’abord comme quatre soucis ou inquiétudes : inquiétude quant à la chose artistique, quant à la Raison scientifique, quant à la chose politique, et quant à la vivacité phénoménologique du sens. Je voudrais montrer que ces quatre inquiétudes constituent non seulement pour ainsi dire un quadruple coup d’envoi pour la philosophie de Richir, mais qu’elles se prolongent aussi comme quatre axes qui structurent le plus souvent souterrainement le style et le sens de cette philosophie.

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Un quadruple coup d’envoi 13

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et incisive laisse jaillir la cruauté, la crudité des couleurs étincelantes et sanguines qui s’inscrivent dans la nudité innocente et sans défense du corps, avec une violence qui retient encore les mots dans l’instant même où ils vont s’élancer 6 ». Mais outre ce timbre vif qui résonne à travers les mots, Richir remarque aussi le trajet de l’écriture par où se dessine un parcours : « Dans cette langue qui parle du désir se dessine […] la marque de la castration, donc de la différence qui fait accéder à la langue maternelle dans les deux sens que l’on peut donner à ce mot : langue dont l’articulation ouvre sur la présence toujours déjà séparée et sur le phallus maternel toujours déjà détourné 7 ». L’écriture de Faye est d’ailleurs rendue sensible par la graphie même de l’ouvrage : au milieu du recueil, tout se renverse : le lecteur est obligé de retourner le livre pour poursuivre sa lecture des pièces qui sont désormais disposées verticalement sur les pages de droite, avant de s’aligner en diagonale, puis à nouveau verticalement, mais sur les pages de gauche, avant d’en revenir à la linéarité classique 8. En ce sens, comme le commente Richir, le référent de ce texte n’est pas tant un signifié classique, que l’espace même de l’écriture : « On pourrait dire que l’objet de la recherche de Faye, est le dépassement du discours enfermé dans la linéarité pour retrouver une écriture originaire, celle dont il nous dit dans Idéographie et Idéologie qu’elle est “une certaine liaison des représentations”, “idéographie”, “inscription de vue”, “eidos gravé” 9 ». L’aventure du poète est donc, pour Richir, celle de l’écriture, qu’il cherche à rencontrer dans son traçage originaire. Il s’agit finalement de rendre sensible cela même que Derrida essayait de penser, à cette même époque, comme l’« archi-écriture », à l’écart de la présence du logos, complice tout à la fois de la phonè et de la vision 10 : un projet que Richir semble aussi faire sien, dans ce tout premier écrit. Pourtant, l’aventure semble se solder par un échec : tel est en tout cas le constat formulé par Richir. Car le bouleversement apporté à l’ordre de la page n’est pas à la mesure de ce qui est requis. La contestation de la linéarité n’est pas radicale, dans la mesure où elle n’engendre pas l’impossibilité de se fier à la ligne : 6. Marc Richir, « Faye et les Impasses de la poésie classique », Textures, n° 1, Bruxelles, Printemps 1968, p. 30. 7. Ibid., p. 30. 8. Cf. ibid., p. 31 sq. 9. Ibid., p. 32-33 (je souligne : « écriture originaire »). 10. Cf. ibid., p. 34 sq.

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Il se trouve devant un tableau qui se dessine. Et c’est ici que se mesure la raison même de l’écriture fayenne : ce qu’il écrit, c’est-à-dire ce qu’il dépose avec sa plume sur la page est à tout instant finalisé par ce qu’il voit, ou du moins par ce qu’il croit voir. Faye se trouve donc dans l’impossibilité d’inscrire la passion de l’écriture – la passion de la différence – dans la mesure où ce qu’il décrit est toujours déjà écrit et présent [en note : il serait aisé de repérer dans Couleurs pliées, des tas d’expressions qui manifestent cette présence déjà là de ce qu’il s’agit de décrire […]]. Faye décrit, signifie un référent – l’espace de l’écriture – et, il n’écrit pas, c’est-à-dire qu’il ne met pas « lui-même » en jeu, par l’acte d’écrire sur une feuille blanche, cet espace lui-même. Car cet espace est déjà là 12.

Cependant, Faye n’explique-t-il pas lui-même dans certain de ses écrits théoriques que ce qu’il appelle l’écriture n’est précisément pas une « représentation 13 », mais une « liaison de représentations », c’est-àdire la pensée elle-même qui rend possible les représentations, comme le « dessin furtif » de quelque chose qui reste absent 14 ? L’écriture que Faye cherche à penser comme « idéo-graphie » n’est-elle pas de l’ordre de l’archi-écriture derridienne ? En un sens, oui – et c’est tout ce qui fait « l’ambiguïté du concept fayen d’écriture 15 ». Car comme le rappelle Richir, le poète remarque aussi que la littérature concrète est la production du sens par la « lettre singulière », « encore jamais

11. Ibid., p. 34. Rappelons que le concept derridien d’archi-écriture est essentiellement introduit dans la première partie de son ouvrage : Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. 12. Ibid., p. 34-35. 13. Cf. son article « Idéographie et Idéologie », Tel Quel, n° 29, Printemps 1967, sur lequel Richir s’attarde plus particulièrement. 14. Cf. « Faye et les Impasses de la poésie classique », art. cit., p. 35. 15. Ibid., p. 37.

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« c’est que Faye reste toujours à distance de ce qu’il appelle l’écriture 11 ». Dès lors, ce qu’il écrit n’est pas l’effectuation même de l’écriture dans son geste originaire, mais reste subordonné à ce qui est visible comme dans un tableau, et à ce titre, présent à soi-même. L’espace d’écriture que Faye explore n’est donc pas l’espace de l’archi-écriture, dans la mesure où cet espace est présupposé comme toujours déjà là, avant même l’acte d’écrire qui le rend sensible :

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codée », et dont « la maille quasi absente » s’écrit là sous nous yeux 16. N’est-ce pas dire que l’écriture originaire comme « idéographie » est antérieure à l’écriture concrète – à l’acte d’écrire –, qui ne sert dès lors qu’à communiquer, à dire ou à faire voir la première ? Et du même coup, l’écriture concrète n’est-elle pas seulement un moyen pour l’idéographie de se voir elle-même continûment dans le cours de son développement ? Richir estime en tout cas, de manière très derridienne, que cette théorie célèbre finalement la métaphysique de la présence comme phonocentrisme 17. Aussi : « la théorie fayenne de l’écriture ne peut en aucun cas être la théorie d’une pratique. Car depuis toujours, comme cela s’est passé dans l’aventure de la métaphysique occidentale, la théorie a enfermé la pratique, l’a rendu impossible comme telle. La poésie fayenne ne peut jamais être qu’une illustration, une exemplification de conceptions théoriques 18 ». Dans la mesure, donc, où sa pratique poétique reste subordonnée à la théorie, et que son écriture reste enfermée dans le logocentrisme, la poésie de Jean-Pierre Faye échoue à rendre sensible – pour tout dire : à phénoménaliser – le processus originaire de l’écriture. Et Richir de s’interroger : « on peut se demander si ce n’est pas là le destin de toute la poésie moderne. Celle-ci restera prisonnière du logocentrisme aussi longtemps qu’elle utilisera un langage de mots. La poésie comme tra-cement in-fini passe par la déconstruction du mot 19 ». Cette analyse de la poésie fayenne conduit ainsi Richir à s’interroger sur la poésie, et sur le rapport de la pratique artistique à la théorie philosophique. La poésie, si elle est véritablement écriture poétique, n’exprime pas un espace de sens toujours déjà là, mais se déploie dans l’espace même de la page et de la ligne. Alors, le « mot » est rendu à son mouvement premier, qui est d’être « geste traçant » ou « cri » (Artaud) générateur d’espace et de temps, et non plus gouverné a priori par un espace et un temps toujours déjà donné 20. L’écriture se comprend alors comme la « transgression infinie de toute sécurité et de toute recomposition de la présence », comme « pur mouvement de

16. Cf. ibid., p. 36. 17. Cf. ibid. 18. Ibid., p. 37. 19. Ibid., p. 37-38. 20. Cf. ibid., p. 39.

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21. Ibid., p. 39. 22. « Les réflexions qui vont suivre ne prétendent pas être achevées, précise Richir en note à propos des trois dernières pages de son texte, mais dessinent un programme. Elles résultent de fréquentes discussions que nous avons entretenues avec Luc Richir. Qu’il nous soit donc permis d’avertir le lecteur que sa contribution est certainement aussi importante que la nôtre » (ibid., p. 38, note 1). 23. « L’entreprise de Hölderlin est à ce sujet capitale en ce qu’elle situe un tournant : travaillé par la schizophrénie menaçant tout logocentrisme (qui mène à la limite à l’effacement complet du signifiant devant le signifié [en note : Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 33], donc à la confusion du signifiant et du signifié), Hölderlin écrit pour conjurer le danger [en note : cf. le livre très éclairant de Jean Laplanche, Hölderlin et la question du Père, et les réserves qu’y apporte Jacques Derrida dans L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p. 253-260], et après les premières œuvres (Hypérion, l’Empédocle), effectue ce retournement qui consiste à poser la distance entre les Divins et les Mortels, affirmer la différence. Il est significatif que Hölderlin se soit livré alors à de profondes recherches sur le rythme de la langue grecque et allemande, comme s’il s’était agi pour lui de donner au signifiant une épaisseur conjurant l’anéantissement dans l’Un-Tout. Et si Hölderlin sombra malgré tout dans la folie, c’est que, comme le dit à peu près Laplanche, il fut gagné de vitesse. Mais ce qui, selon nous, donne à Hölderlin une place centrale dont nous n’avons pas encore pu commencer à percevoir l’importance, c’est qu’avec lui éclate pour la première fois sans doute dans la poésie occidentale l’inquiétude de la différence » (ibid., p. 38). 24. « Chez Sade, la violence et la perversion généralisée (donc rendant le concept de perversion impossible) envahissent tout l’espace, et le langage de mots s’efface devant les tableaux et les figures dont le jeu est écriture [en note : Ceci est particulièrement remarquable dans les 120 journées de Sodome]. La lecture du texte est “galopante”, les mots n’offrent aucune résistance et c’est l’enchaînement des récits, d’écart en écart, que le lecteur doit littéralement écrire. L’entreprise de Lautréamont est structurellement du même ordre, comme l’ont montré M. Pleynet et Ph. Sollers dans l’élaboration du concept de “sous-scription” [en note : Marcelin Pleynet, Lautréamont par lui-même, Seuil, 1967 et Philippe Sollers, « La science de Lautréamont », Critique, n° 245, octobre 1967]. On pourrait aussi citer Potocki, Kafka et Bataille » (ibid., p. 38-39).

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la différance 21 ». D’une telle poésie, Richir cherche à déceler la possibilité concrète dans une série de « réflexions programmatiques 22 ». Il en décèle l’amorce chez Hölderlin, dont l’œuvre constitue un « tournant » dans l’aventure poétique occidentale 23 ; et il relève aussi différents moments de la « déconstruction du mot » chez Sade, Lautréamont, Potocki, Kafka et Bataille 24. Pourtant, Richir lui-même ne s’essaie pas à l’écriture proprement poétique. Aussi se voit-il contraint d’interroger le statut et la pertinence de son propre discours : « on pourrait nous reprocher de tomber ici dans le travers que nous dénoncions chez Faye : Ne sommes-nous pas en train de faire la théorie d’une littérature

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à venir 25 » ? Avec cette question se pose bien sûr aussi celle du statut du discours philosophique : est-il condamné, comme « théorie », à célébrer la présence du logos, comme le disait à peu près Derrida en prolongeant certaines idées de Heidegger ? Sur la question du statut de son propre discours, Richir, manifestement inquiet, avance ceci : « Nous répondrons qu’il ne s’agit ici nullement d’une théorie, mais du dessin d’une ouverture au-delà de la clôture logocentrique dans le sein de laquelle s’est développée la poésie tout comme la métaphysique, et ce de l’intérieur même de l’espace logocentrique 26 ». Mais qu’en est-il alors de la singularité de la philosophie ? Dans cette première publication s’esquisse une importante question qui inquiétera longtemps Richir, bien qu’il semble l’avoir très tôt tranchée. Il s’agit de comprendre le statut du discours philosophique non métaphysique par rapport à l’art : qu’en est-il de l’écriture philosophique, est-elle vouée à s’identifier à l’écriture poétique ? Or la véritable décision philosophique que prend très tôt Richir va à l’encontre de ce qui se pensait massivement à la même époque, en particulier sous l’influence de Heidegger : le destin de la philosophie, estime Richir, ne consiste pas à s’effacer en tant que philosophie pour laisser place à un déploiement plus authentique ou originaire de l’Être ou de la « différance », mais se trouve dans la philosophie elle-même. En ce sens, s’il y a bien chez Richir un souci de la chose artistique, celui-ci s’articule toujours au souci de ne pas confondre art et philosophie : car c’est depuis son lieu propre que la philosophie est amenée à rencontrer le monde de l’art. Alors seulement la rencontre peut être féconde, en particulier pour le phénoménologue qui découvre que chaque œuvre d’art constitue un phénomène insigne où paraît de manière privilégiée la phénoménalité. Pour l’expliquer, je prendrai l’exemple de la peinture, en m’arrêtant d’abord sur la méditation que Richir propose de l’œuvre de Jean Dubuffet en 1972, à partir d’un ouvrage de Max Loreau 27. Comme ce texte le rappelle, c’est en 1943 que le peintre trouve sur son chemin l’étincelle qu’il n’attendait plus : il peint « sans y faire attention » les Gardes du corps ; et c’est seulement après coup, lorsqu’il le regarde, que le tableau suscite son étonnement : quelque chose a jailli, qu’il 25. Ibid., p. 40. 26. Ibid., p. 40. 27. Marc Richir, « Pour une cosmologie de l’Hourloupe », Critique, n° 298, mars 1972, p. 228-253.

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Ce qui frappe dans ces toiles, c’est l’apparition d’une distorsion qui gauchit l’espace, ouvre une fissure dans l’apparence et rend flottant le recouvrement des matières par leurs formes. Celles-ci prennent, selon l’expression de Loreau, une nature « idéique », l’allure de contours brutalement centrés qui semblent littéralement partir à la dérive sur la toile, acquérant par là une étrange indépendance par rapport au tissu des couleurs dans lequel elles n’arrivent plus à s’ancrer. La perspective est abolie, et pourtant, il reste suffisamment de repères – qui sont autant de « pièges à capter le regard » – pour que le tableau donne l’impression d’une profondeur 31.

En fait, si l’abolition de la perspective ouvre un espace de distorsion, c’est que la perspective elle-même est une distorsion de la distorsion, par laquelle la distorsion originaire en vient à être éclipsée 32 ; aussi ce style si surprenant est-il en fait un retour à l’espace originaire de la peinture : espace brut des gestes du peintre, entre les matières qu’il cherche à pénétrer et les formes qu’il parvient à leur imprimer 33 ; espace « dynamique » qui ne peut plus être celui d’un « spectacle », mais plutôt celui de l’apparaître, de la phénoménalisation : prendre apparence (phénoménalisation) des choses peintes dans leurs mouvements d’apparaître, mais aussi, du même coup, phénoménalisation de la peinture elle-même, comme le prendre apparence du mouvement même de l’apparaître des choses 34. 28. Cf. ibid., p. 231 sq. 29. Cf. ibid., p. 242. 30. « S’il est impossible, s’agissant de Dubuffet, de passer sous silence l’indéfini balbutiement de ses manœuvres, c’est qu’il a institué le balbutiement et le tâtonnement en règle de méthode » (ibid., p. 251). 31. Ibid., p. 235. 32. Cf. ibid., 236. 33. Cf. ibid., p. 239. 34. Cf. ibid., p. 242.

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n’avait pas prévu et qu’il ne saurait donc situer avec précision, mais c’est ce qui va animer sa passion pour de longues années 28 – passion qui est une véritable passion de la peinture, c’est-à-dire de ce qui lie les matières aux gestes créateurs et formateurs propres au peintre 29. Cette recherche tâtonnante et inlassable 30 donnera sans doute ce style si particulier à l’auteur. Et c’est cette singularité de l’œuvre qui interpelle le phénoménologue :

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C’est cette même idée que Richir explore encore, quelques années plus tard, en 1985, dans le deuxième texte qu’il consacre à la peinture, et plus précisément à l’œuvre du peintre belge Maurice Wyckaert 35. Richir y aborde la question de la peinture avec le problème, classique depuis la Renaissance, du paysage 36 : celui-ci, on le sait, ne peut pas se réduire à un ensemble de choses bien disposées dans un champ de vision ou sur une toile, mais relève avant tout du monde, où certes paraissent des choses. Ce paysage ne se réduit donc pas à une seule maison, mais c’est avant tout une phase de monde, c’est-à-dire « un matin d’été où il y a une maison 37 ». Et c’est précisément, d’après Richir, ce que nous donnent à voir avec une évidence presque aveuglante les productions de Wyckaert : « plus d’obnubilation possible, en elles, où la banalité des choses (et des corps) se trouve mise entre parenthèses, où ce ne sont pas des choses qui paraissent, mais des éclats, des phénomènes avant les choses, où le paysage du visible est profondément dépaysant, où le regard n’est pas capturé, mais entraîné irrésistiblement à bondir et à rebondir, à entrer, par ses bonds, dans une existence pour ainsi dire atmosphérique 38 ». La peinture est donc le lieu d’une « mise entre parenthèses » des choses – sorte d’« épochè esthétique » (Garelli) – qui donne à voir le monde lui-même dans son dynamisme propre : « espace de distorsion 39 », répète Richir, mais en précisant ici que ce n’est pas seulement le fait des gestes formateurs du peintre à même la matière qu’il rencontre, mais aussi et surtout de la dynamique propre du voir humain à laquelle les gestes du peintre font finalement toujours écho ; une dynamique qui est dans l’écart, c’est-à-dire la non-concordance des deux « puissances » du regard 40 : il s’agit des « traces rythmiques » comme 35. Le même texte, à quelques variantes près, a été publié deux fois : une première fois en 1985 dans le premier numéro de la revue La part de l’œil sous le titre « Maurice Wyckaert : l’orée du monde » (La part de l’œil, n° 1 : Arts Plastiques et Psychanalyse, mars 1985, p. 139-148) ; et une deuxième fois en 1986 dans la revue Esprit sous le titre : « L’orée du Monde : Maurice Wyckaert » (Esprit, n° 2 : Parler peinture, février 1986, p. 52-60). 36. Cf. Marc Richir, « Maurice Wyckaert : l’orée du monde », La part de l’œil, n° 1, art. cit., p. 139. 37. Cf. ibid. où Richir s’inspire d’une phrase de Constable : « Ce n’est pas une maison, mais un matin d’été où il y a une maison ». 38. Ibid. 39. Ibid., p. 142. 40. Cf. ibid., p. 142.

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41. Cf. ibid., p. 139. Il faudrait pouvoir citer presque tout ce très beau texte, et en particulier les descriptions qu’il donne de ces deux « puissances » du regard : « Ce qui frappe d’emblée dans cette peinture, c’est son extraordinaire dynamisme, mais distribué pour ainsi dire doublement, d’une part, selon ce que j’appellerais les traces rythmiques ou les schèmes du voir, et d’autre part selon les éléments ou les essences concrètes et fantastiquement vivantes dans les couleurs. Cette distinction, je ne la fais pas pour les besoins de l’analyse, car elle est, à mes yeux, la faille ou la fracture où vit et dont vit l’art de Wyckaert. Les traits ou les tracés, fort manifestes, ne sont pas, en effet, disposés comme un dessin préalable, comme un cadre appelé à être “rempli” par des couleurs ; ils constituent plutôt, par leur organisation, une sorte de squelette dynamique, de matrice, dont jaillissent, non pas des formes toutes faites, mais des formations disposées en écho, par leurs superpositions et leurs décalages, selon des lignes de force qui, le plus souvent, se recroisent : il s’agit, presque chaque fois, de plusieurs systèmes de traces rythmiquement disposées, et donnant l’impression d’écailles en glissement les unes par rapport aux autres, contrariées par d’autres systèmes de traces laminant à leur tour les premiers à contresens – comme si nous voyions le monde haché par des failles faisant jouer d’impossibles mouvements, dont l’agencement est déjà, par lui-même générateur d’espace et de lieux » (ibid., p. 139-140). Et à l’écart de ces traces, sont les couleurs : « Les formes qui sont en cours de formation dans les traces et les systèmes de traces sont d’emblée désaccordées eu égard à ce que nous voudrions y voir, par l’écart évident de la couleur par rapport aux usages du monde familier. Il y a, dans cette peinture, quelque chose d’élémentaire, au sens où les couleurs y jouent un peu comme des éléments […]. Extraordinaire mélange des “éléments”, fantasque alchimie où, en réalité, plus que se mélanger, ils s’échangent, où tel village italien (Ellera, 1983) paraît perché sur un nuage, ancré à une terre houleuse de verts et de bleus, perdu dans des orages de rouges, de noirs, de jaunes et de bleus. Ces échanges, qui ne sont régis par aucune loi a priori, mais qui s’effectuent chaque fois selon une logique propre, sont comme la généralisation de ce qu’avait vu Rimbaud : la mer allée avec le soleil, l’eau allée avec le feu, c’est l’éternité. Pareille transmutation des éléments du monde, s’épanchant en masses éclatantes et fluides décalées par rapport aux schèmes rythmiques, fait des couleurs qu’elles s’étalent comme des lambeaux de l’éternité du visible, flottant ou dansant dans une sorte d’intemporalité en dissonance dans la temporalité et la spatialité schématique des traits » (ibid., p. 140). Il est frappant que Richir retrouve dans la peinture les deux moments principaux qu’il dégage du phénomène, à savoir, d’une part, ce qu’il appelle le schématisme transcendantal de la phénoménalisation, qui consiste en la structuration formelle du phénomène (il s’agit aussi de ce que les Méditations phénoménologiques nommeront les « synthèses passives de troisième degré », qui sont des synthèses schématiques), et les concrétudes phénoménologiques que Richir désigne comme Wesen, et qui relèvent de la protoontologie phénoménologique (et qui correspondent aussi, selon le vocabulaire des Méditations, aux « synthèses passives de second degré »).

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« schèmes du voir », d’une part, et de la chair des couleurs comme « essences concrètes et fantastiquement vivantes », d’autre part 41. Car si c’est bien un monde, c’est-à-dire du phénomène, qui apparaît avec la

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Comme tout art véritable […], l’art de Wyckaert est révélateur de quelque chose de crucial dans notre expérience, notre rapport au monde : loin que la toile y soit comme une fenêtre donnant sur une scène extérieure, elle y joue comme une sorte de pivot, de frange immatérielle, de rien où rien ne paraît sinon le monde en ses phases, où se phénoménalise un phénomène en lequel opèrent, dans leur décalage constitutif, la vision contemplative et le voir incarné dans un corps de chair. La toile est elle-même la scène, le lieu du travail de peindre, donc aussi du même coup le lieu du travail du visible, entre voir et vision, entre traces rythmiques du voir et lambeaux d’éternité et d’infinité […]. Elle est donc elle-même comme une sorte de coin entre les deux, comme ce qui fait jouer l’espace (les profondeurs) et le temps (les lectures bondissantes et rebondissantes du regard). Car c’est finalement la toile, donc le travail de peindre, qui accorde les éléments en discordance (les traits schématiques et les couleurs), et qui, dans cet accord, fait une phase de monde, un phénomène 42.

De toutes ces analyses – que je ne fais qu’effleurer – je retiendrai essentiellement que si la rencontre entre l’art – ici la peinture 43 – et 42. Ibid., p. 144. 43. Mais on aurait pu parler d’autres arts. Signalons en particulier que l’intérêt de Richir pour la poésie s’est prolongé tout au long de sa carrière. Pour en rendre compte, il faudrait d’abord se pencher sur l’intérêt que Richir a porté à l’œuvre de Jacques Garelli à partir de la seconde moitié des années quatre-vingts. Voir en particulier « L’énigme du monde : Le plus gai savoir » (Critique, n° 486, 1987, p. 991-1008) qui est précisément consacré à l’œuvre du poète et philosophe. À lire ce texte, on constate que Richir y pose la question de la poésie de manière analogue à sa manière d’approcher la peinture : il y est question, dans l’un et l’autre cas, de « l’énigme du monde », c’est-à-dire du monde comme phénomène. Or cette énigme, poursuit Richir, est pour Jacques Garelli, le lieu même de la poésie : « non pas lieu philosophique en tant qu’énoncé du problème spéculatif, mais lieu même de l’énigme où nous sommes et que

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peinture, c’est précisément parce que tout en s’accordant en une seule phase, les rythmes (les contours, les tracés) sont toujours en discord avec les essences (les couleurs), et portent donc toujours aussi en eux, à ce titre, les mémoires et les prémonitions d’autres accords possibles. Mais ce qui est remarquable, c’est que la peinture est alors comme une sorte d’apprentissage du regard : elle apprend à voir le monde ; pas simplement le monde de la toile peinte, mais aussi le monde auquel nous sommes toujours déjà. Aussi Richir explique-t-il que

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II. La science Le deuxième souci que j’envisagerai concerne la science, sa légitimité et sa pertinence, c’est-à-dire aussi ses limites. Que la science fasse nous sommes pour nous-mêmes » (ibid., p. 991). « La poésie de Garelli est rigoureuse et exigeante, continue Richir : elle requiert l’adieu à nos “petites” complaisances (et aux “grandes” qui se profilent toujours derrière), nous invite à la conquête de nousmêmes et de notre liberté ; elle ouvre à un lieu que chacun peut venir habiter, s’il en accepte le risque, qui n’est jamais que celui de l’aventure, d’une navigation infinie, sans boussole, où se révèle, non pas le néant, mais la profusion fantastique du plus gai savoir – savoir sans “discipline”, sans “décrets” arbitraires du “cyclope”, “polices aux rumeurs opaques” : savoir qui n’est pas une science, et qui s’inscrit dans la postérité nietzschéenne ; savoir que nous avons tous, mais que l’affairement anonyme où nous vivons préfère ignorer » (ibid., p. 992 : la dernière expression entre guillemets est une citation de Garelli). Aussi est-ce avec Garelli – c’est-à-dire tout à la fois avec son œuvre proprement poétique, mais aussi avec son œuvre philosophique, qui se situe dans la mouvance phénoménologique – que Richir en vient à comprendre que le poème est en fait un phénomène. Sur la question de l’art dans l’œuvre de Richir, outre les textes déjà cités, mentionnons en particulier : « La vérité de l’apparence », La part de l’œil, n° 7, février 1991, p. 229-236 ; « Le travail de l’artiste à l’œuvre : visible ou invisible », Ratures et repentirs, décembre 1996, p. 83-92 ; « Le cinéma : artefact et simulacre », Protée, vol. 25, n° 1, printemps 1997, p. 79-89 ; « Philosophie et poésie », Serta. Revista Iberoromanica, n° 4, 1999, p. 407-420 ; « Art et artefact », Utopia 3 – La question de l’art au IIIe millénaire, 2002, Paris, GERMS, p. 62-75 ; « Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman », Littérature, n° 132, décembre 2003, p. 24-33 ; « De la “perception” musicale et de la musique », Filigrane, n° 2 : Traces d’invisible, 2005 ; « Langage, poésie, musique », Annales de phénoménologie, n° 8, janvier 2009, p. 57-82.

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la philosophie est pour Richir capitale, c’est qu’elles ont toutes deux finalement le même « objet », même si elles le rencontrent chacune différemment : il s’agit du monde comme phénomène, ou comme le dit Richir, du phénomène-de-monde. On comprend alors que l’intérêt le plus immédiat pour la phénoménologie d’approcher les œuvres d’art est que celles-ci permettent d’attester concrètement ce que le phénoménologue cherche à décrire et analyser avec les moyens qui lui sont propres : que les phénomènes qui paraissent à même le monde ne soient pas d’entrée des objets connus ou connaissables, c’est ce que l’on peut montrer par une analyse phénoménologique conséquente, mais c’est ce que montre aussi, et peut-être plus décisivement, tel ou tel tableau. L’inquiétude quant à l’art est donc pour Richir un souci des phénomènes.

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question pour Richir, c’est évident dès lors qu’on se souvient qu’il a d’abord étudié la physique avant de se lancer dans la philosophie 44. Et l’on peut déjà subodorer que son abandon de la physique est très significatif. De manière générale, je caractériserais en effet la posture initiale de Richir vis-à-vis de l’institution de la science comme celle d’une défiance : défiance vis-à-vis un certain impérialisme scientifique, corrélatif d’une idéologie de l’exactitude, de l’absoluité et la complétude. Cela se comprend mieux lorsqu’on réalise que Richir lui-même a d’abord défendu pendant ses études de physique une position de type « scientiste » – ou « pythagoricien », comme il le dit lui-même – ; bref, qu’il a d’abord cru au pouvoir véritatif ultime de la science 45. Sans doute est-ce en réfléchissant tout à la fois sur la situation de crise des sciences contemporaines, mais aussi et corrélativement sur la question de leur fondement, que Richir a renoncé à ses premières certitudes 46. Il fallait en effet reparcourir l’itinéraire des sciences positives qui, depuis la fin du xixe siècle au moins, avaient tenté d’intégrer en ellesmêmes les questions de leurs propres fondations, traditionnellement dévolues à la philosophie, jusqu’à la fameuse « crise des fondements » à laquelle tout cela devait finalement aboutir. Ce que Richir a sans 44. « Au moment de m’inscrire à l’université, j’ai choisi la physique, à l’Institut d’astrophysique de Liège. Je pensais naïvement que les mathématiques, principal instrument de la physique moderne, constituaient le fond de la réalité. Or un peu plus tard j’ai lu les deux préfaces à la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant. “Nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes”, soutient le philosophe. Ma croyance dans les mathématiques s’effondrait. Ils ne nous donnent pas accès à une réalité objective et transcendante, comme certains le croient encore aujourd’hui. La “réalité” est soutenue par ce que Kant appelle des conditions de possibilité de la connaissance, qui précèdent l’expérience que nous faisons des choses. C’est ce champ, plus fondamental que les mathématiques, la physique et même l’expérience réelle, que je me alors suis mis à explorer. À 22 ans, j’ai décidé d’interrompre la recherche en physique et de m’inscrire en philosophie à l’Université Libre de Bruxelles. » (« Le nulle part me hante », art. cit., p. 1). 45. Lors d’un entretien privé, Richir me disait : « J’ai étudié la physique parce que j’étais pythagoricien. C’est-à-dire que je croyais que le fond de l’être était d’essence mathématique. Je croyais au pouvoir véritatif de la science ». 46. Je reprends ici les éléments d’un bref article de Richir publié en 1977 : « Le statut de la philosophie première face à la crise des fondements des sciences positives » (Annales de l’Institut de Philosophie, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1977, p. 185-187), mais qui, à en croire certaines discussions que j’ai eues avec Richir, semble reprendre grosso modo les positions qui devaient être les siennes au début de ses études de philosophie.

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doute compris assez tôt, c’est qu’aucune science positive n’échappe finalement à cette crise :

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Il s’agissait en effet de comprendre philosophiquement et à revers tant du néo-positivisme que du structuralisme, qui résolvaient la question en l’occultant, que toute science est forcément limitée en elle-même, puisqu’elle s’institue en réduisant l’expérience du monde et des choses à une part très limitée de la pensée : la pensée opératoire, laquelle tend toujours à fonctionner comme une machine capable d’effectuer des opérations logiques et mathématiques. Par là, on peut déjà remarquer que le point de départ de Richir est très proche de celui de Husserl, à savoir le constat d’un état de crise de la logique et de la science, coextensif d’une perte de sens due, selon lui, à l’orientation par trop technicienne et formelle de la Raison scientifique. En ce sens, il n’est pas étonnant que Richir se soit immédiatement senti comme un « air de famille » avec le père de la phénoménologie. Car tout comme ce dernier (dans la Krisis), Richir en vient rapidement à penser que l’état de crise des sciences est en fait originaire : il menace depuis toujours, depuis l’institution de la science elle-même qui, comme l’explique Husserl, procède par idéalisation, et corrélativement par oubli de ses origines. Mais faut-il aller jusqu’à dire avec Heidegger que « la science ne pense pas » ? Une lecture, même superficielle, de l’œuvre de Richir montre en tout cas que celui-ci a longuement médité la pensée en laquelle s’inscrit la critique heideggerienne de la science. Comme on le sait, cette pensée est celle du Gestell (dispositif), qui définit pour Heidegger l’essence de la technique et de la science moderne ; il caractérise donc ce qui constitue le calcul, l’opération et l’opératoire, c’est-à-dire tout ce 47. « Le statut de la philosophie première face à la crise des fondements des sciences positives », art. cit., p. 186.

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[…] l’honnête homme contemporain néglige le plus souvent le fait qu’il n’y a aujourd’hui aucune science exacte qui ne soit en « crise », c’est-à-dire dans la plus profonde incertitude quant à son statut effectif : la fuite en avant néopositiviste ou structuraliste ne doit pas faire oublier le théorème de Gödel, les apories de la cosmologie contemporaine – véritable métaphysique à l’intérieur de la physique – ou l’étrangeté toujours active des relations d’incertitude d’Heisenberg 47.

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qui « marche tout seul », dans tout processus aveugle, supposé sans sujet ; il désigne ce qu’il y a de machinal 48 dans la pensée, c’est-à-dire ce qui s’y machine apparemment sans nous, et sans que l’on sache non plus très bien « comment ça marche ». Dès lors, avec le Gestell, nous sommes « réduits à un dispositif d’actions et de réponses à des stimuli-signaux, et le “monde” […] est réduit de la même manière à un ensemble de systèmes techniques, c’est-à-dire aussi physiques ou physico-chimiques, eux-mêmes récepteurs de signaux et émetteurs de signaux 49 ». Autrement dit, le Gestell qui caractérise la science met l’homme hors monde, c’est-à-dire hors sens, et c’est la raison pour laquelle Heidegger estime que la science « ne pense pas ». Nul doute que cette pensée a profondément marqué Richir dans sa manière d’envisager le champ de la rationalité scientifique. Mais il est non moins certain que la posture de Richir se caractérise aussi par une défiance, mais cette fois-ci à l’égard de Heidegger. On peut en effet remarquer un double écart significatif par rapport à la pensée du Gestell, qui se creuse petit à petit dans l’œuvre de Richir. D’un côté, Richir entend radicaliser la critique heideggerienne en montrant que le Gestell est la tendance de toute institution – de langue, de pratique, de pensée – à dégénérer pour se muer en une pratique strictement codée. En ce sens, l’« aveuglement » de Heidegger est de n’avoir conçu le Gestell qu’au lieu de la technique et de la science moderne, sans voir qu’il s’agit en fait d’une menace pour toute pensée et toute pratique, c’est-à-dire aussi pour le champ du social et du politique 50. C’est dire, dès lors, d’un autre côté, que le Gestell n’appartient pas essentiellement à la science, et que si celle-ci court toujours le risque de sa dégénérescence, elle est toujours aussi, dès le départ, une ouverture au monde en tant qu’elle est ouverte à la question du sens. Ici, Richir atténue plutôt la portée de la critique heideggerienne. Et c’est en prolongeant ce mouvement qu’il essaie alors de situer plus précisément le risque de dégénérescence propre aux sciences modernes. Il s’agit alors d’élucider les structures propres à l’institution de la Raison scientifique : Richir en revient par là à une inspiration plus husserlienne, puisqu’on est ici très proche du projet de 48. C’est pourquoi Richir traduira souvent le terme de Gestell par le mot français « machin », dont on connaît par ailleurs l’usage qu’en fait Lévi-Strauss. 49. Marc Richir, « Science et Monde de la Vie. La question de “l’éthique” de la science », Futur antérieur, n° 3, automne 1990, p. 19. 50. Cf. ibid., p. 21-22.

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la Krisis que Richir entendra d’ailleurs se réapproprier explicitement dans son ouvrage de 1990 sur La crise du sens et la phénoménologie, qui est précisément sous-titré : Autour de la Krisis de Husserl. On peut alors saisir plus clairement la posture que Richir a finalement adoptée par rapport aux sciences : son objectif est clairement de poser les bases d’une nouvelle épistémologie phénoménologique dont les travaux de Husserl et de Heidegger ne peuvent être considérés que comme des « préliminaires 51 » et dont « l’œuvre de J. Cavaillès, H. Weyl, A. Koyré, J. Ladrière etc. » ne constitue que l’« amorce 52 ». Il s’agit de réfléchir au sens des différentes théories scientifiques par la mise en évidence de l’ouverture, en elles, au non machinal, c’est-à-dire à la contingence ou à l’indéterminé. Il s’agit donc, du même coup, de montrer que la science (toutes les sciences !) n’est jamais un simple système hypothético-déductif à l’intérieur duquel les propositions se réduiraient finalement toujours à de simples tautologies. Richir s’est surtout attaché à le montrer pour les mathématiques et la physique. Pour les mathématiques 53, il examine les textes des « “héroïques” mathématiciens fondateurs 54 » du xixe siècle, Dedekind, Cantor et 51. « Nul doute que ce rapport [scil. celui qui s’institue entre l’expression mathématique et le supposé réel physique] ne soit extrêmement subtil et complexe, au point que les tentatives de Husserl (dans la Krisis) et de Heidegger (notamment dans Die Frage nach dem Ding) sur la question ne peuvent, tout au plus, qu’être considérées comme des préliminaires, certes extrêmement riches, mais ne donnant de la “chose” qu’une sorte de vue de loin, une ébauche des contours. Contrairement à ce que toute une tradition déjà instituée voudrait nous faire penser, l’épistémologie phénoménologique ne fait peut-être que commencer » (M. Richir, « Une antinomie quasi-kantienne dans la fondation cantorienne de la théorie des ensembles », Études phénoménologiques, n° 3 : Phénoménologie et sciences exactes, 1986, p. 83. 52. Cf. Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 254. Plus loin (p. 264), Richir évoque aussi Bachelard. 53. Dans sa quatrième Recherche phénoménologique (Bruxelles, Ousia, 1983), à propos de Dedekind, et dans trois articles : « L’Hérédité et les nombres. Pour une fondation transcendantale de l’arithmétique (à propos de Frege : Die Grundlagen der Arithmetik) », La liberté de l’Esprit, n° 4, octobre 1983, p. 77-137 ; « De l’illusion transcendantale dans la théorie cantorienne des ensembles », Annales de l’Institut de Philosophie de l’université de Bruxelles : Philosophie et Sciences, Paris, Vrin, 1986, p. 93-118 ; « Une antinomie quasi-kantienne dans la fondation cantorienne de la théorie des ensembles », Études phénoménologiques, n° 3 : Phénoménologie et sciences exactes, 1986, p. 86-79. 54. Marc Richir, « De l’illusion transcendantale dans la théorie cantorienne des ensembles », art. cit., p. 93.

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Frege, avec qui s’ouvrait en fait la fameuse « crise des fondements » qui devait trouver son expression la plus aboutie dans les célèbres théorèmes de limitation des formalismes de Gödel et de Löwenheim-Skolem. Ce faisant, l’objectif de Richir n’est pas de proposer une solution proprement logique ou mathématique à ces difficultés, mais bien plutôt de saisir la portée philosophique des apories rencontrées 55. Il s’agit donc de prendre acte de ce que les mathématiciens eux-mêmes ont mis en évidence – à savoir qu’il est impossible de fixer une opérativité autoconsistante qui puisse rendre compte à elle seule de ce qui se passe lorsque nous effectuons les opérations les plus élémentaires, depuis celle de compter jusqu’à celle de différencier, de dériver ou d’intégrer une fonction ; et qu’il est par exemple impossible de caractériser logiquement les « êtres » apparemment aussi simples que les entiers naturels 56 –, mais pour montrer que ces problèmes ne sont pas le fait de la seule technicité mathématique (ce qui confirmerait le caractère machinal et aveugle propre au Gestell). Ils relèvent plutôt d’une illusion transcendantale nécessaire à la pensée, et en laquelle s’inscrit donc aussi la mathématique, mais en parvenant à la discipliner et à l’utiliser : La mathématique est peut-être le seul traitement cohérent possible de l’illusion transcendantale, mais d’une cohérence qui paraît justement incohérente ou génératrice de conflits et d’antinomies internes à la pensée dès lors qu’on la met à l’épreuve de la réflexion critique-transcendantale puisque la mathématique nous apparaît comme la fiction systématique constituant un système de fictions, de pures apparences transcendantales de la pensée, et faisant comme si, pour s’organiser en un tel système, ces pures apparences étaient des êtres fixes, stables, parfaitement bien individués 57.

Mais « des êtres fixes, stables, parfaitement bien individués » voilà ce que ces apparences ne sont précisément pas, comme il appartient au 55. « Nous ne proposerons donc pas non plus d’étudier les réponses à la crise (axiomatisations, formalisations) proposées par la pensée logico-mathématique contemporaine, dans la mesure où elles nous paraissent fondamentalement évacuer, non certes les difficultés logico-mathématiques – il faut reconnaître, à cet égard, à notre siècle, une réelle profusion d’ingéniosité, d’inventivité, et même de génie –, mais bien les difficultés philosophiques contenues dans ces apories » (ibid., p. 93-94). 56. Cf. Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 251 sq. 57. Marc Richir, « Une antinomie quasi-kantienne dans la fondation cantorienne des ensembles », art. cit., p. 114.

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phénoménologue de le mettre en évidence en montrant qu’il s’agit là de la signification philosophique des paradoxes mathématiques. C’est en montrant que l’illusion transcendantale coextensive de la mathématique ne discipline pas complètement les multiplicités qu’elle rencontre, mais qu’elle engendre au contraire des conflits, que l’on peut comprendre que les mathématiques ne sont jamais complètement enfermées sur elles-mêmes, qu’elles ne se réduisent pas au pur et simple machinal, mais qu’elles sont toujours irréductiblement au monde, c’est-à-dire partie intégrante de la phénoménalité du monde qui s’éprouve paradoxalement dans la phénoménalité même de l’illusion transcendantale et de ses conflits. En ce qui concerne la physique 58, Richir cherchera alors à montrer que celle-ci est aussi ouverte au monde, mais d’une manière qui lui est propre, et sans donc se réduire aux mathématiques sur lesquelles elle s’appuie pourtant largement. Car le propre de la physique – et c’est ce qui fait aussi son énigme – est qu’elle est bâtie comme une théorie en large part mathématique, mais qui est faite cependant pour rencontrer en elle-même ce qu’aucune théorie purement mathématique ne pourrait y rencontrer, à savoir la contingence : non pas la contingence d’événements accidentels, mais la contingence des lois, comme liens de fonctionnement entre les variables d’observation qu’il faut dégager par des raisonnements et des calculs sur les observations et expérimentations 59. Finalement, on le comprend, l’enjeu de cette deuxième inquiétude de Richir, est de montrer par une réflexion philosophique que la science reste une activité humaine, où se joue donc aussi notre liberté et notre créativité : « Qu’il s’agisse de l’invention mathématique ou de la découverte physique, ce qui 58. Cf. Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit. ; « Mécanique quantique et philosophie transcendantale », La liberté de l’Esprit, n° 9-10 : Krisis, septembre 1985, p. 167-212 ; « Sens et non-sens de la nature », Actes du colloque de philosophie : Modélisation et fondements métaphysiques en sciences, Université libre de Bruxelles, 20 et 21 mars 1987, Cercle de philosophie de Bruxelles, déc. 1987, p. 53-71 ; « Temps et Devenir », Actes du colloque de philosophie des sciences : Le Temps, Université libre de Bruxelles, 29 et 30 janvier 1988, Cercle de Philosophie de Bruxelles, 1989, p. 4-19 ; « Science et Monde de la Vie. La question de “l’éthique” de la science », Futur antérieur, n° 3, automne 1990, p. 17-34 ; « Historicité et temporalité en cosmologie : quelques remarques », Annales de l’institut de philosophie de l’université de Bruxelles : Temps cosmique, histoire humaine, Paris, Vrin, 1996, p. 41-61 ; « Potentiel et virtuel », Revue de l’Université de Bruxelles, n° 1-2 : Le vide, 1997, p. 60-69 ; « La nature aime à se cacher », Kairos, n° 26 : Cosmologies, décembre 2005, p. 77-92). 59. Cf. Marc Richir, « Sens et non-sens de la nature », art. cit., p. 53 sq.

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est précisément en cause, chaque fois, c’est le surgissement de quelque chose que l’on n’escomptait pas, et il faut le plus souvent des dizaines d’années avant que le travail de réflexion (au sens kantien) aboutisse à des réélaborations théoriques satisfaisantes 60 ». En définitive, « le mathématicien qui invente un nouveau théorème, le physicien qui invente une nouvelle théorie, n’inventent pas moins, ou plus, que le philosophe 61 » – même s’ils le font chacun selon la spécificité de leur ouverture au monde et au sens.

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La troisième inquiétude concerne le politique. On a vu que la revue Textures, à laquelle Richir participe activement, prend rapidement une orientation politique, franchement orientée à gauche, mais à l’écart du Parti communiste et des groupes militants de tendance maoïste. La ligne éditoriale de Textures témoigne assez bien de ce qu’a dû être dès le départ le souci politique qui anime la pensée de Richir : il s’agit d’une exigence de penser l’institution du social et du politique, à partir d’une approche critique de la révolution et d’une critique du totalitarisme. Réfléchir sur la révolution n’était certes pas original, à cette époque sur laquelle soufflait un vent de contestation (« mai 68 », le Printemps de Prague, etc.) ; il n’est donc pas étonnant que le deuxième article de Richir, publié en hiver 1968, s’essaye à « réfléchir » et à « comprendre » ce qui s’était passé en mai-juin de la même année 62. Ce que Richir essaie alors de comprendre, c’est que le mouvement et l’agitation qui se répandent rapidement – « comme 60. Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 254. 61. Ibid. 62. Cf. Marc Richir, « Grand “jeu” et petits “jeux” », art. cit., p. 5. Dans cet article, Richir amorce sa réflexion en s’appuyant de manière critique sur un livre de Daniel Cohn-Bendit (Le gauchisme. Remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, Paris, 1968) que l’auteur qualifie lui-même de « gadget révolutionnaire de la rentrée ». Richir, quant à lui, remarque que « ce qui surprend dans cette (remarquable) analyse – qu’on qualifiera idéologiquement d’“intelligente”, “réaliste”, “souple” – c’est la manière dont elle joue le jeu subtil par lequel se recouvre le mouvement dans sa mise en fonds aux ressources effacées duquel l’idéologie puise pour faire fond » (« Grand “jeu” et petits “jeux” », art. cit., p. 24). Cet ouvrage sert donc à Richir de point de départ pour une critique de ce qu’il nomme, encore avec Marx, idéologie.

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III. Le politique

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une traînée de poudre » : de Nanterre à la Sorbonne d’abord, de la Sorbonne aux autres universités ensuite, et enfin des universités aux usines puis des usines aux quartiers – constituent un mouvement de contestation et de subversion, dont la propagation ne peut pas s’expliquer en termes de causes et d’effets, mais relève d’une résonance qu’il convient d’élucider philosophiquement. La contestation déchire en effet l’ordre établi, dévoile les structures répressives 63, révèle l’arbitraire du pouvoir 64. Mais laisse-t-elle voir autre chose, se demande Richir : quelque chose comme la socialité en deçà des structures oppressives ? La difficulté affrontée dans cette lecture des événements de Mai 68 est donc une difficulté philosophique, dont la portée dépasse le cadre des événements analysés : il s’agit de comprendre que si la contestation laisse voir quelque chose d’autre, ce qui est vu dans la contestation peut toujours relever d’un autre ordre, qui peut être aussi une autre idéologie. Le concept de contestation doit donc s’utiliser avec prudence, en cherchant toujours à repérer l’usage idéologique, « impur », toujours possible de ce concept : […] Il ne s’agit pas pour nous de conquérir, dans une démarche pleinement assurée de soi, un concept pur et stable de contestation qui se laisserait dépeindre simplement comme une présence pleinement – purement – différente d’un autre concept – « idéologique » – de contestation, mais au contraire de repérer l’excès qui emporte la contestation « au-delà » de toute conceptualisation dans le mouvement, dont la non-maîtrise « indique » dans le creux qu’elle dessine, l’impossibilité de sa saisie dans un concept. L’impureté dont nous parlons « consiste » en ce que cette indication « est » un geste qui, littéralement, montre un rien, une non-présence qui n’est pas une absence, et qui ne peut être érigée en idéalité signifiée. Le passage de la contestation à la « contestation » est impur dans la (dé)mesure où il est in-signifiant, de l’insignifiance d’un jeu 65.

La question est alors de comprendre ce qu’il en est des phénomènes de contestation historiquement situés, bref ce qu’il en est du destin des révolutions. En ce qui concerne mai 68, on pourrait croire que les événements auraient pu – auraient dû, si le mouvement ne s’était pas « arrêté » dans la nuit du 24 mai – conduire à une mise entre parenthèses 63. Cf. « Grand “jeu” et petits “jeux” », art. cit., p. 17. 64. Cf. ibid., p. 19. 65. Ibid., p. 7, note 4.

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L’idée d’auto-gestion, prise dans sa radicalité, possède un « étrange » pouvoir subversif : elle n’échappe pas à la métaphysique en tant que c’est une idée qui doit servir de modèle pour toute organisation sociale. Mais elle excède la métaphysique dans la (dé)mesure de son impossibilité, « l’irréalisme » du modèle qu’elle propose, son caractère « gratuit » par quoi se marque sa consumation 69.

Autrement dit, le sens de la contestation ne relève pas de la Realpolitik, mais elle ouvre à ce que Richir appelle ici une idée, mais qu’il va bientôt appeler une utopie 70 : utopie d’une société d’égaux, qui n’est certes pas une idée disponible, réalisable dans la réalité, mais qui donne par contre tout son sens et sa vie à tout projet politique réel (real). 66. Telle est la thèse de Cohn-Bendit : cf. ibid., p. 26. 67. Cf. ibid., p. 26. 68. Ibid., p. 26-27. 69. Ibid., p. 29-30. 70. Cf. déjà son commentaire en 1977 des Recherches sur la liberté humaine de Schelling où il montre que le lieu spéculatif du grand idéaliste est finalement celui d’une « utopie métaphysique », c’est-à-dire « de la seule utopie qui ait sans doute été possible en Allemagne, terre par excellence de la métaphysique, quand elle n’est pas sous le joug de la dictature totalitaire ou de la tyrannie » (p. 10). Et il ajoute en note : « Du moins la seule utopie “systématique”. Que l’on pense, en effet, à l’amorce d’un mouvement utopique qui se signale dans certains textes de Hölderlin, ainsi que chez Novalis, avec, par exemple, Europe et chrétienté » (note 2). Il n’empêche que Richir entend montrer qu’avec ce lieu utopique s’indique dans le discours philosophique un lieu possible d’ancrage pour le projet d’émancipation des individus « à l’encontre de la structure socio-étatique nouvelle, mise en place aussi bien par le néo-libéralisme technocratique que par toute une part du mouvement “révolutionnaire” moderne » (p. 11).

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de l’appareil de l’État et aboutir à une société fonctionnant en « autogestion 66 ». C’est précisément cette interprétation, qui constituait pourtant la vulgate gauchiste militante, que refuse Richir. Il s’agit plutôt de « poser les questions qui fâchent 67 » : quelle est la différence entre une telle auto-gestion et la gestion hiérarchisée coextensive de l’État ? Suffit-il de supprimer celle-ci pour atteindre celle-là ? Et qu’est-ce qui prémunit l’auto-gestion de son renversement en bureaucratisation ? Bref, « la nécessité du passage de l’organisation à la gestion de tous par tous n’est-elle pas idéologique 68 ? » Il est caractéristique que dans ce texte, Richir choisisse finalement de considérer le concept d’auto-gestion comme une idée – il en fait une « Idée régulatrice » (Kant), même s’il ne la nomme pas encore comme telle :

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Cette dernière remarque permet peut-être de risquer une première appréciation en ce qui concerne la filiation spirituelle, au départ, de la pensée politique richirienne. Il est clair, en effet que Richir ne se situe pas ici dans la tradition marxienne qui tend à assimiler l’utopie à l’idéologie : c’est que pour Marx, je le rappelle brièvement, l’idéologie s’oppose d’une part à la praxis, et doit donc se ranger tout comme l’utopie du côté de l’imagination ; et que d’autre part, l’idéologie peut aussi se définir dans son opposition à la science : idéologie et utopie se rangeront alors toutes deux dans la catégorie du non scientifique 71. La démarche de Richir, par contre, consiste au moins implicitement à préserver une place pour l’utopie dans l’expérience politique du vivre ensemble, tout en la maintenant à l’écart de ce qu’est supposé être l’idéologie 72. En ce sens, on pourrait peut-être se risquer à rattacher l’exigence politique de Richir, au départ, à la tradition de ce que l’on a appelé le « socialisme utopique 73 »  : Babeuf, Saint-Simon, Fourier, Leroux etc. 74, à condition d’élargir le sens de l’utopie – qui n’a d’ailleurs pas un sens univoque chez lesdits « socialistes utopiques 75 » – à tout exercice libre et créatif de la pensée, comme le lieu d’un projet de transformation de la société, par où la réalité (Realität) ne se donne plus comme une limite infranchissable à notre désir de liberté. À condition de préciser aussi que ce moment « utopique » de la pensée s’accompagne

71. Cf. la lecture de Marx proposée par Ricœur dans son ouvrage L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, 1997. 72. Ce qui demande aussi de définir correctement l’idéologie. Dans cet article, Richir ne s’explique pas vraiment sur la question ; plus tard, il s’appuiera sur les analyses de Claude Lefort dans deux articles publiés dans Textures : « La naissance de l’idéologie et l’humanisme » (publié d’abord dans Textures, n° 6-7 en 1973, et repris dans Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, p. 234-277) et « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes » (publié dans Textures, n° 8-9 en 1974 et repris dans Les formes de l’histoire, op. cit., p. 278-329). 73. L’expression est de Marx, mais sous sa plume, ce n’était pas supposé être un compliment ! 74. Cf. le beau livre de Dominique Desanti : Les socialistes de l’utopie, Paris, Payot, 1970, ainsi que l’ouvrage de Paul Ricœur : L’idéologie et l’utopie, déjà cité. 75. Cf. Paul Ricœur, op. cit. Mais c’est surtout l’œuvre de Miguel Abensour qu’il faudrait citer ici. Richir ne le connaissait pas encore à l’époque, mais il participera bientôt à la revue Textures, alors qu’il rédige sa thèse précisément consacrée aux Utopistes. Citons seulement son beau livre : L’Homme est un animal utopique/Utopiques II, Arles, Les Éditions de La Nuit, 2010. Richir s’en inspire explicitement dans son dernier livre sur la philosophie politique : La contingence du despote, Paris, Payot, 2015.

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toujours chez Richir, et depuis le départ, d’une exigence critique et phénoménologique. Ainsi, dans l’article de 1968, la question centrale autour de laquelle tourne toute la réflexion de Richir me semble être la suivante, même si elle n’est pas encore posée comme telle : quel est le mode d’être (ou d’apparaître) de ce qui se donne dans l’utopie coextensive de la contestation ? Un premier élément de réponse est peut-être fourni dans un autre article, paru dans Textures en 1970, et intitulé : « La fin de l’Histoire. Notes préliminaires sur la pensée politique de Georges Bataille 76 », dans lequel Richir entend montrer que le sens – et donc aussi le sens politique – n’est pas nécessairement soumis au règne apparemment sans partage du logos. Richir s’oppose plus particulièrement aux thèses soutenues par Kojève qui, s’appuyant sur l’identification hégélienne du sens et du conceptuel, pouvait estimer que l’Histoire était achevée, « au dénouement près 77 ». L’objectif de Richir est alors de mettre en évidence l’origine et l’essence non « logique » du politique, et par là, de « dégager des possibilités nouvelles pour la subversion des cadres de la pensée politique classique 78 ». C’est ce qu’il fait en commentant certains textes de Bataille datant des années 1933 et 1934 79, c’est-à-dire avant que ce dernier ne succombe à l’emprise kojévienne 80. De ces « notes de lecture 81 », je retiendrai surtout l’idée que Richir reprend à Bataille d’une fondation du social non pas dans la rationalité du logos, mais dans la vie affective. Le texte suivant mérite d’être cité intégralement, surtout si l’on rappelle combien la phénoménologie de l’affectivité sera une pièce maîtresse de la pensée de Richir : 76. Marc Richir, « La Fin de l’Histoire. Notes préliminaires sur la pensée politique de Georges Bataille », Textures, vol. 70, n° 6 : Politique de Bataille, 1970, p. 31-47. 77. Comprenons que si la fin n’est pas encore réalisée, elle est tout à fait prévisible, et que la pensée ou l’action ne peuvent plus rien y introduire de neuf : elles s’inscrivent par avance dans la finalité historique qui est alors, selon Kojève, la solution révolutionnaire du communisme. 78. Marc Richir, « La fin de l’histoire », art. cit., p. 39. 79. Il s’agit de textes parus dans La critique sociale : « La notion de dépense » (janvier 1933) ; « Le problème de l’État » (septembre 1933) et « La structure psychologique du fascisme » (novembre 1933 et mars 1934). 80. « Si Bataille n’avait cédé à l’extraordinaire emprise du discours de Kojève (qui s’étendit, notons-le, à toute une génération), il aurait peut-être saisi la possibilité de faire paraître les choses, le monde et l’Histoire dans un autre langage et sous un autre jour que celui de Hegel » (ibid., p. 38). 81. Ibid., p. 40.

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Toute vie affective présente une « inépuisable richesse de formes » : c’est en cela qu’elle est subversive : elle ne peut être capitalisée, inscrite dans le procès de circulation homogène. Ce fut le mérite de Bataille de le reconnaître, et de lutter toute sa vie, avec ses avatars, pour lui donner une existence positive. C’est ce mérite que nous avons voulu saluer ici. Aujourd’hui, pourtant, les choses sont en voie de changement : De « l’écrivain maudit » qu’il était, Bataille est en passe de devenir une « valeur consacrée » par la culture homogène, on se réclame de lui, il se laisse « homogénéiser ». Ce qui mesure, pour parler simplement et si ce mot a ici un sens, la portée d’un « échec » contre lequel il faut lutter. Il reste cependant à pousser au-delà de la reconnaissance : donner un être positif à la « vie affective » ne peut, comme Bataille l’écrivait déjà, signifier un retour à la morale ou à l’idéalisme : le retour est restauration qui va dans le sens même de ce qui est à combattre. Cela signifie au contraire qu’il faut mettre en œuvre une stratégie complexe – plus complexe en tout cas que ne semblait le penser Bataille – contre la tendance « homogénéisante » de la culture : « Donner un être positif à la vie affective » implique, d’une part que l’on dégage celle-ci des déterminations négatives que lui accorde la pensée traditionnelle (irrationalité, non-sens, effraction violente…) ; d’autre part, que l’on forge un langage « hétérogène » – qui ne se laisse pas récupérer par l’homogénéité culturelle – dans lequel des mots tels que « créativité » ou « spontanéité » cessent d’être des énigmes où des passe-partout qu’une pensée idéaliste utilise pour baptiser ses difficultés. Il s’agit en quelque sorte d’inscrire dans le monde « homogène » un noyau « hétérogène », dont l’instabilité et l’impossibilité (pour ce monde homogène) constituent une espèce de cancer qui frappe « l’homogénéité » d’une maladie incurable 82.

Je ne m’arrêterai pas sur ce texte, ainsi que sur les autres textes proprement politiques de Richir jusqu’à Du sublime en politique (1991) 83, ni à La contingence du despote (2015). Car on aura compris 82. Ibid., p. 46-47. 83. On peut citer ce passage partiellement inédit d’un entretien, à propos de la révolution française, du sublime et de Mai 68 : « Dans la Révolution française, le sublime désigne un moment très bref du point de vue du temps historique, une, deux ou trois journées, pas plus, où les repères symboliques classiques s’effondrent. Les acteurs se surprennent à faire des choses qu’ils ne se sentaient pas capable de faire. Et la communauté se sent elle-même affectivement, non pas en vue d’elle-même, mais en vue d’une cause qui la dépasse : la révolution, la patrie, la nation. Quelque chose comme une communauté utopique se manifeste : on n’est plus des monades seules face à notre finitude. Comme le dit Michelet à propos de la Fête de la Fédération,

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ce qui anime son souci politique : il s’agit du souci de penser la liberté et la vivacité du social, ce à quoi ce dernier ne se réduit cependant jamais complètement. Il s’agit de montrer que le « sens du social » ne se réduit pas non plus à la « tyrannie du logos », mais qu’il est précisément ce qui permet d’y échapper. Il s’agit finalement de redonner sens à notre inscription culturelle et historique en montrant que ce qui anime le mouvement de l’Histoire n’est pas forcément la nécessité ou la fatalité. En tout on le constate, c’est la question du sens qui anime la réflexion de Richir.

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C’est avec le quatrième « souci » que tous les fils vont se nouer, car c’est avant tout comme une phénoménologie que l’œuvre de Richir va explicitement s’élaborer et c’est dans le cadre de cette phénoménologie que les « soucis » précédemment envisagés vont être articulés. Il est cependant paradoxal que ce dernier axe de la pensée richirienne apparaisse tout d’abord comme le moins déterminé. Qu’est-ce donc que la phénoménologie pour Richir, du moins alors qu’il commence à lire et à pratiquer cette technique philosophique ? Je commencerai par rappeler le texte cité au début de ce chapitre : « Tout de suite, expliquet-il, je me suis senti, avec la phénoménologie, “un air de famille”. L’atmosphère de l’époque (en 1968) était cependant à autre chose : le structuralisme, Heidegger, Derrida 84 ». C’est donc « tout de suite » que Richir rencontre « la phénoménologie ». Et comme le texte l’indique, “il n’y avait plus de temps, un éclair de l’éternité”. Cependant, dès que ce moment se ritualise, qu’il donne lieu à des célébrations et des calculs, c’est qu’il s’est déjà retiré. La révolution « se glace » comme dit Saint-Just. Il n’y a pas de logique dans ce passage du sublime positif vers le sublime négatif. C’est contingent, car le sublime est lui-même contingent, inaccessible aux lois et aux calculs. Question : L’expérience de mai 1968 a-t-elle joué un rôle dans votre conception du sublime ? M.R. : En partie. Mais en 1968 le phénomène de fraternisation a été presque immédiatement torpillé par sa médiatisation. Un narcissisme pervers s’est instauré et a fait chuter le sublime dans ce que les situationnistes appellent le “spectaculaire” : le sublime s’est coupé de sa source affective. Cohn-Bendit raconte que dans les manifestations, il écoutait le reporter d’Europe 1 qui racontait les événements comme une étape du tour de France… » (« Le Nulle part me hante », art. cit. (version complète, inédite), p. 4). 84. Marc Richir, « Autant de chantiers ouverts à l’analyse que de questions pour la condition humaine » (Entretien), art. cit., p. 61.

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IV. La phénoménologie

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85. Malheureusement pour le chercheur, ce mémoire est inédit et inaccessible, bien que conservé aux Archives-Husserl de Louvain : je n’ai donc pas pu le consulter. 86. On peut trouver des précisions dans la version intégrale (inédite) de l’Entretien pour le Philosophie magazine, dont il vaut la peine de citer ici un long passage : « Qu’est-ce qui vous a orienté vers la phénoménologie ? L’époque était dominée par les œuvres de Heidegger, de Merleau-Ponty et Derrida. Même si j’étais très impressionné par Heidegger, le climat de sa pensée, ce qu’il appelle lui-même la Stimmung, sa “disposition affective”, m’en a assez vite détourné. Si puissant que soit son maître ouvrage, Être et temps, il règne chez lui une rhétorique de l’abîme, du tragique, un héroïsme de la mort qui m’est devenu assez vite insupportable. Le charme de Heidegger qui a envoûté ma génération n’a pas opéré longtemps chez moi. Est-ce que ce climat a quelque chose à voir avec l’engagement nazi de Heidegger ? C’est toute la question de la récupération de l’héroïsme par le fascisme. Pour moi, la tonalité d’Être et temps, c’est la république de Weimar en 1925 : une situation de désespoir et un appel à une radicalité qui ne peut être que celle de la mort. Face au néant, il n’y a qu’une existence héroïque qui peut être authentique. Le fascisme a procédé à une tragique récupération de l’héroïsme. Les pauvres gars qui s’étaient fait massacrer par milliers dans les tranchées de 14, dans un carnage industriel qui interdisait tout comportement héroïque, ont été récupérés et métamorphosés par le fascisme. C’est tout le sens de l’œuvre de Ersnt Jünger, l’auteur des Orages d’acier. Heidegger, qui était très proche de Jünger, s’inscrit pleinement dans cette entreprise. Vous êtes donc remonté de Heidegger à Husserl… Oui, j’ai voulu retourner aux sources. C’était le père fondateur de tous les philosophes du xxe siècle qui comptait pour moi. Et c’était lui qui avait relancé la démarche « transcendantale » que j’avais découverte à 17 ans chez Kant : interroger non pas le réel, mais notre rapport au réel. Husserl a été mon seul véritable maître, celui avec lequel je n’ai cessé de penser. Il propose la méthode la plus radicale pour reprendre à la racine la question de notre rapport au monde. Cette démarche s’appuie sur ce qu’il appelle la réduction, en grec épokhè. Il s’agit de « mettre hors circuit » la positivité des choses, mais aussi de moi-même qui les perçoit, les pense ou les imagine, afin de redécouvrir la manière dont ma conscience les vise – et ce indépendamment de la question de savoir si ces choses et moi-même existons réellement. Or ce lien entre ma pensée et l’objet, ce que Husserl appelle la visée intentionnelle, il ne se trouve ni dans ma tête ni dans l’objet, il n’est nulle part. Ainsi par exemple, quand je perçois une mélodie, la musique n’est ni dans l’espace physique, puisqu’il faut que je vise la musique pour l’entendre, ni dans ma tête, parce qu’il ne suffit pas que je vise

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par là, ce n’est ni Heidegger ni Derrida qui sont visés, mais bien plutôt Husserl, auquel il consacre son mémoire de licence en 1968 85. Si l’on peut donc parler d’un souci initial de Richir pour la phénoménologie, c’est bien dans sa lecture de Husserl qu’il faut en chercher l’origine et le sens, même si, comme on le verra, la phénoménologie proprement richirienne se nourrira progressivement d’influences diverses que l’entretien cité mentionne au passage : Heidegger, Merleau-Ponty, Kant, l’idéalisme allemand 86.

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La première lecture de Husserl par Richir me semble en fait se déployer dans plusieurs directions différentes, la première de ces directions étant celle d’une lecture critique. Dans les sillages derridien et heideggerien, Richir entend mettre en évidence les apories métaphysiques constitutives de la phénoménologie husserlienne. Richir parle alors de l’œuvre de Husserl comme d’une « œuvre étrange » : « Œuvre étrange, en ce qu’elle marque la clôture métaphysique dans son épuisant ressassement de la même difficulté fondamentale : l’impossibilité de fonder le Savoir sur l’intuition pleinement évidente, la rencontre d’un “reste” irréductible – impossible à maîtriser – excédant la présence pleine 87 ». L’œuvre de Husserl devrait alors être considérée comme la grandiose et ultime répétition du geste métaphysique qu’il s’agirait, dès lors, de « déconstruire ». Cette direction de lecture fut assurément importante pour le jeune Richir, qui projetait d’ailleurs explicitement de poursuivre la lecture de Husserl initiée par Derrida. Mais cela n’explique pas en quoi Richir s’est très tôt voulu phénoménologue, se réappropriant d’une certaine manière le projet husserlien. Il faut donc en venir à la deuxième direction de lecture, qui concerne le style de Husserl, et corrélativement, la lecture qu’il convient de faire de son œuvre. C’est ici qu’on voit poindre ce que je n’hésiterai pas à appeler la fascination de Richir pour Husserl, qui est en fait une fascination pour son style. Car en contrepoint de la dimension critique, on peut estimer que c’est avec Husserl que Richir s’initie à la philosophie, au sens où Richir chercha rapidement à adopter la démarche de Husserl, qu’il reconnaît rapidement comme celle d’un art de la question plutôt que celui des réponses ou du système, ainsi qu’en témoignent les innombrables manuscrits de recherche qui commençaient alors à être publiés par les Archives Husserl de Louvain. À ce propos, dans deux articles à peu près contemporains de son Mémoire de 1968 88, une note pour l’entendre. Ou quand je perçois un champ de lavande au cours de ma promenade, cette perception ne se trouve ni dans l’objet, le champ de lavande, ni dans ma tête. Elle n’est nulle part. C’est ce nulle part, ce “rien que phénomène” qui me hante. » (« Le nulle part me hante », art. cit., p. 1-2). 87. Marc Richir, « Prolégomènes à une théorie de la lecture », Textures, n° 5, printemps 1969, p. 36. 88. Cf. Marc Richir, « Husserl : une pensée sans mesure » (Critique, n° 267-268, p. 778-808) et « Prolégomènes à une théorie de la lecture » (art. cit.). À propos de ce dernier article, Richir écrit : « Ce texte, écrit en juillet 1968, a d’abord été conçu comme un chapitre “méthodologique” à l’intérieur d’un travail consacré à Husserl

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Si l’on y regarde bien, Husserl passa toute sa vie à parler de « questions qui n’étaient pas encore réglées » et seulement « comprises dans leur mouvement », et à « se taire comme auteur » à leur propos. Il apparaît de plus en plus que ce qu’il livrait parcimonieusement au public ne constitue qu’une face de son œuvre, celle où le désir du système l’emporte à biffer le caractère aporétique des recherches qu’il poursuivait dans ses cours et dans ses manuscrits. Si l’on n’envisage cette œuvre que par sa face publique, on risque de perdre sa dimension la plus riche, celle où la pensée cherche à s’assurer de son fondement dans la désespérance de quarante mille pages de manuscrits, à moins de lire […] les textes publiés eux-mêmes qui cachent derrière l’assurance des positions conquises un constant travail d’éboulement qui ruine celles-ci dans leur fondation […] 90.

Le style husserlien auquel Richir n’a cessé d’être sensible, est donc tout entier dans cette tension entre le souci de clarté pour l’exposition de sa méthode, et l’intrépidité de son questionnement, par lequel il s’agit de revenir sans cesse sur ce qui semble le plus assuré. La question qui se pose alors est bien sûr d’ordre méthodologique, et concerne la possibilité de lecture d’une telle œuvre : peut-on lire Husserl comme et intitulé La fondation de la phénoménologie transcendantale, 1887-1913. C’est une réflexion sur l’œuvre étrange de Husserl – 45 000 pages d’inédits écrits journellement en écriture sténographique, 2 500 pages publiées du vivant du philosophe – qui présida à son élaboration » (p. 36). 89. Marc Richir, « Husserl : une pensée sans mesure », art. cit., p. 781. Richir emprunte manifestement sa terminologie à Derrida, dans un article intitulé : « “Genèse et structure” et la phénoménologie », publié d’abord en 1959 puis repris dans L’écriture et la différence (Paris, Seuil, 1967, p. 229-251). 90. Ibid., p. 782-783.

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Richir insiste sur la nécessité d’aborder l’œuvre de Husserl sous ses deux « plans », qui sont, d’une part, le plan des grandes œuvres publiées du vivant de Husserl, où dominent les considérations « statiques » et « structurales » ; et d’autre part, le plan « des inédits qui affrontent les problèmes de la genèse et s’efforcent de s’assurer de ce fameux “premier commencement”, l’origine qui doit tout éclairer et donner à voir 89 ». À n’en pas douter, ce sont surtout le style et la pensée déployés dans les inédits qui fascinent le plus Richir : aucune réponse toute faite n’y est proposée, et dans cette mesure, la fondation qui s’y cherche apparaît moins solide ou assurée :

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n’importe quel philosophe ? « Plus que jamais, écrit Richir, il faut lire l’œuvre de Husserl comme un texte, c’est-à-dire comme un tissu – ni présent, ni absent – d’articulations, de tensions, de ratures, de reprises et de dénégations, contestant à l’intérieur même de sa texture l’assurance de ses prises de position et de ses affirmations 91. » C’est donc la textualité propre à l’œuvre de Husserl qui requiert que celle-ci soit approchée de manière tout à fait spécifique 92. Il faut arriver à lire les textes de Husserl en épousant le mouvement de pensée qui y est à l’œuvre, et sans être obnubilé par l’apparente stabilité et immobilité du système. Il faut en outre saisir ce mouvement à l’intérieur même de la pensée de Husserl, à même son questionnement propre, et en s’installant au lieu même de l’exercice de la phénoménologie : impossible, donc, d’interroger la phénoménologie husserlienne du dehors 93. Ces remarques sur la textualité de l’œuvre de Husserl, ainsi que sur la spécificité de sa 91. Ibid., p. 784. 92. Cf. Marc Richir, « Prolégomènes à une théorie de la lecture », art. cit., p. 40 sqq., où Richir ébauche une théorie générale du texte, de la textualité et de la lecture : un texte, explique-t-il, comporte nécessairement une part irréductible d’« excès » en contrepoint du « cadre » qui s’y institue. Il se constitue fondamentalement comme un « mouvement de construction » d’une pensée, qui implique nécessairement, dans le même mouvement, un effacement de l’excès surgissant sous la forme de difficultés ou d’apories. La lecture peut dès lors être envisagée comme ce qui consiste à épouser ce même mouvement dans une « attention librement flottante », contrairement à l’interprétation traditionnelle qui s’enferme toujours dans un cercle : « elle veut ressaisir hors du texte, au niveau du signifié, ce qu’elle n’a jamais cessé en vérité de vouloir trouver » (ibid., p. 37). L’interprétation traditionnelle se caractérise par la surimposition au texte d’un « cadre » qui lui est étranger, par l’imposition d’un lieu extérieur au texte lui-même mais pourtant à partir duquel le texte est lu et interprété ; de telle sorte que, par ce mode d’interprétation qui n’est précisément pas une lecture, le texte ne fait jamais rien d’autre que d’exhiber les lieux communs toujours présupposés d’une tradition et d’une culture. 93. Dans l’article de 1969 paru dans Critique, Richir rend également compte d’un ouvrage de Gérard Granel alors récemment paru (Le sens du temps et la perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968). Richir se demande alors si l’interprétation de Husserl par Granel ne consiste pas à interpréter Husserl du dehors, ce dehors étant en l’occurrence la pensée heideggerienne. Aussi, cette « lecture » serait-elle « un coup de force heideggerien ». « “Coup de force” qui, d’une part, situerait avant toute lecture la problématique de Husserl dans la perspective de l’historialité de l’Être, et d’autre part écraserait littéralement le texte sous le poids du penser heideggerien. L’interprétation tirant ses forces d’un centre herméneutique situé ailleurs que dans les textes husserliens, on peut se demander si ceux-ci ne sont pas “mis en perspective” par une “volonté de puissance” qui “interprète”. » (« Husserl : une pensée sans mesure », art. cit., p. 787.)

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lecture, peuvent faire comprendre que s’il y a une proximité entre sa phénoménologie et celle de Richir, ce n’est pas nécessairement quant à la « doctrine », mais peut-être plus essentiellement quant au style de questionnement philosophique ; peut-être est-ce surtout avec ce style que Richir se sentait une profonde affinité – cela même qu’il appelle un « air de famille ». Il y a cependant une troisième manière d’envisager le rapport initial de Richir à Husserl. Celle-ci ne concerne plus seulement le style de questionnement, mais la question même du phénomène. Dans l’entretien de 2001 déjà cité, Richir explique que ce qui a initialement motivé ses propres méditations, c’était « la question du statut du phénomène comme rien que phénomène (et non comme phénomène d’autre chose) ». Mon hypothèse de lecture est ici que cette manière d’envisager le phénomène relève d’une interprétation particulière de la réduction phénoménologique husserlienne ; et que cette interprétation fait écho à la thématique nietzschéenne de la pure apparence. Cette hypothèse, je l’admets, peut sembler hasardeuse. C’est que d’une part, dans l’entretien de 2001, Richir signale expressément que c’est « à l’écart du cheminement de Husserl et de Heidegger » que cette question du phénomène comme rien que phénomène a été rencontrée. En fait, cette affirmation me semble devoir être franchement nuancée : c’est très clair en ce qui concerne Heidegger, chez qui Richir trouvera l’occasion du coup d’envoi de la première expression de sa phénoménologie ; mais je ne pense pas non plus que Richir ait élaboré sa première pensée du phénomène (comme rien que phénomène, ou comme pure apparence) sans lien aucun avec la phénoménologie husserlienne : certains textes me semblent le confirmer, où Richir présente la réduction phénoménologique comme la réduction de l’être et de la pensée à l’apparence pure comme apparence qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même, et donc à aucun être ou aucun étant 94. Bien sûr, cette interprétation est très libre, et en un sens infidèle, ce pourquoi, sans doute, Richir estime

94. Cf. par exemple Marc Richir, Le Rien et son apparence. Fondements pour la phénoménologie (Fichte, Doctrine de la Science 1794/1795), Bruxelles, Ousia, 1979, p. 324, où il est question de « […] penser ce que Husserl s’efforçait – sans succès probant, on le sait – de pratiquer comme la réduction phénoménologique, c’est-à-dire la “réduction” de la “pensée” à l’apparence en général, à l’apparence pure et simple […] ».

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95. C’est que d’une part, cette interprétation laisse de côté ce qui chez Husserl accompagne nécessairement la réduction phénoménologique, à savoir la réduction eidétique, et que d’autre part, elle met l’accent sur l’apparence (Schein), dans l’indistinction que ce terme conserve entre l’illusion et l’apparition, alors que Husserl maintient malgré toute la distinction, à même le phénomène, entre les apparitions et l’apparaissant. 96. Presque rien, sinon la présence persistante dans les écrits de Richir de formules nietzschéennes, telles que « l’innocence du devenir », etc. Dans un entretien privé, Richir m’a aussi expliqué qu’il avait beaucoup lu Nietzsche au début de ses études de philosophie. On peut également relever certains passages où Richir assume une certaine postérité nietzschéenne. Par exemple, dans Phénoménologie et institution symbolique, Richir écrit que « nous avons à devenir hypergrecs », lorsqu’il précise : « Telle est du moins la postérité nietzschéenne et phénoménologique que nous avons à assumer […] » (Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Jérôme Millon, 1988, p. 367.) Mentionnons de même cette note de Du sublime en politique (1991) : « Le grand absent de nos considérations sur les philosophes est Nietzsche. Mais outre que sa prise en compte eût nécessité, à elle seule, tout un livre, il reste que le statut très singulier – presque aberrant – de son écriture requiert déjà de lui-même l’élaboration d’un discours, ou plutôt d’une “méthode” critique appropriée, que nous ne trouvons pratiquement nulle part, malgré l’abondance de la littérature qui lui a été consacrée. D’un mot, la difficulté de l’œuvre nietzschéenne est que, prise dans sa littéralité de premier degré, elle est d’un intérêt philosophique quasiment nul, et que, prise au second, voire au troisième degré, elle est d’une complexité inextricable. Il s’agit bien d’un problème de “méthode”, car il s’agit d’abord de s’y retrouver dans les voies d’accès possibles à cette complexité, où toutes les questions que nous traitons ici s’enchevêtrent, au point, sans doute, d’avoir échappé à Nietzsche lui-même, qui peut-être s’y est perdu. À l’instar de son grand contemporain, Richard Wagner, Nietzsche est probablement un “monstre” trop moderne pour qu’on puisse nourrir la présomption d’en faire le tour, qui serait presque fatalement trop simple. Ce qui manque encore, c’est une approche de cette “monstruosité” qui y fasse droit, en tant que monstruosité. C’est celle-ci que les commentateurs ont manquée, pour l’avoir accusée ou pour l’avoir minimisée en l’assimilant » (Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991, p. 10, note 1).

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penser à l’écart de Husserl 95. D’autre part, rattacher cette interprétation de Husserl à une lecture richirienne de Nietzsche peut sembler encore plus hasardeux : presque rien, dans ses écrits, ne permet en effet de déceler une influence de Nietzsche sur Richir 96. Aussi, l’hypothèse que j’avance ici ne prétend pas tant expliquer la genèse historique précise de la question du phénomène chez Richir, mais cherche plutôt à éclairer le sens de la question initiale de sa phénoménologie. Car ce qui se donne à penser avec l’expression « phénomène comme rien que phénomène », ou « pure apparence » (expression que Richir utilise aussi dès le départ) fait immanquablement penser à Nietzsche. On connaît

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le célèbre fragment de jeunesse du philosophe : « Ma philosophie, platonisme retourné : plus on s’éloigne de l’étant vrai, plus pur, plus beau, meilleur c’est. La vie dans l’apparence comme but 97 ». Michel Haar envisage ce fragment comme l’acte de naissance de la philosophie de Nietzsche, pour qui, désormais, être c’est être apparent. Il n’est plus question de comprendre l’être comme l’en-soi invisible et inapparent – cela même que Schopenhauer appelait la volonté – qui se cache derrière les apparences trompeuses ; au contraire, il faut penser l’être comme apparence (Sein als Schein) : « la volonté n’est rien que l’apparence (Schein) elle-même et […] l’Un originaire n’a de phénomène (Erscheinung) qu’en elle ». C’est donc dire tout à la fois qu’il faut penser l’être comme manifestation, brillance, luisance et éclat apolliniens de la vie, mais aussi en même temps comme illusion, tromperie et simulacre ; de même qu’il faut alors comprendre le dionysiaque comme « l’inépuisable puissance productrice des apparences, comme la puissance de phénoménalisation, toujours en surcroît par rapport à toute phénoménalité positive 98 ». Ce qui m’importe dans cette très rapide évocation de Nietzsche, c’est le statut « positif » qui est conféré aux apparences : l’apparence tire sa force d’elle-même, de son propre éclat, et non pas de ce dont elle est supposée être l’apparence ; et c’est cet éclat même qui est la puissance de la vie. Si je me sens autorisé à rapprocher ici Nietzsche de Richir, c’est qu’on trouve au départ chez ce dernier une idée analogue : le phénomène doit être décrit pour lui-même, sans présupposer ce dont il est le phénomène ; ce n’est pas l’objet illusoire censé se cacher derrière son apparence qu’il faut décrire, mais l’illusion elle-même, dans la vivacité de son apparence. On découvre alors que l’apparence en tant que telle ne se réduit jamais au simple objet déterminé d’une intuition – représentation ou image. L’apparence pure se révèle paradoxalement constituée d’apparence et d’inapparence, de visible et d’invisible, comme une surface intrinsèquement labile et distordue, comme une grande partie de l’œuvre de Richir s’attache précisément à la décrire.

97. Cf. à ce propos Michel Haar, « Le renversement du platonisme et la nouvelle signification de l’apparence », Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 79-107 ; l’auteur y envisage d’ailleurs Nietzsche comme un précurseur de la phénoménologie. Je reprends ici ses explications, ainsi que ses citations de Nietzsche. 98. Ibid., p. 81.

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Mais pourquoi, demandera-t-on, une telle passion (nietzschéenne) de l’apparence chez Richir ? Cette passion me semble reposer sur une « décision » méthodologique fondamentale, que l’on peut tenir pour la « profession de foi » phénoménologique initiale de Richir, et où résonne en même temps l’écho de Nietzsche et de Husserl. Le sens, estime Richir, ne se trouve pas dans les significations déterminées et arrêtées exprimées par notre langue, mais bien plutôt dans ce qui fait la vie du sens, dans l’épreuve même de la vie où du sens est senti et éprouvé, où il y a de l’apparence, fût-elle prétendument illusoire. Mais le lieu de cette épreuve est sans doute moins dans ce que l’on croit toujours déjà savoir, et où le sens est précisément peu éprouvé, que dans l’inconnu, l’imprévisible, l’inopiné, l’impossible : bref, dans ce que l’on n’attendait pas. Ce quatrième souci pour la phénoménologie, on le comprend, est une inquiétude quant au sens – qu’il soit politique, scientifique, artistique ou autre – ; et c’est la raison pour laquelle c’est principalement comme phénoménologie que l’œuvre de Richir va se déployer. ***

Bibliographie Abensour Miguel, L’Homme est un animal utopique/Utopiques II, Arles, Les Éditions de La Nuit, 2010. Carlson Sacha, « Un cuádruple pistoletazo de salida », El arte no es la política/La política no es el arte. Despertar de la historia, A. Arozamena (éd.), Madrid, Brumaria, 2015, p. 297-331. Cohn-Bendit Daniel, Le gauchisme. Remède à la maladie sénile du communisme, Seuil, Paris, 1968. Derrida Jacques, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967. — L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. — La voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967. Desanti Dominique, Les socialistes de l’utopie, Paris, Payot, 1970. Faye Jean-Pierre, « Idéographie et Idéologie », Tel Quel, n° 29, printemps 1967. Granel Gérard, Le sens du temps et la perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968. Haar Michel, « Le renversement du platonisme et la nouvelle signification de l’apparence », Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1993, p. 79-107.

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Laplanche Jean, Hölderlin et la question du Père, Paris, PUF, 1984. Lefort Claude, « La naissance de l’idéologie et l’humanisme », Textures, vol. 73, n° 6-7, 1973, p.27-68. — « Esquisse d’une genèse de l’idéologie dans les sociétés modernes », Textures, vol 74, n° 8-9, 1974, p. 278-329. — Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978. Richir Marc, « “Grand” jeu et petits “jeux” », Textures, vol. 68, n° 3-4, mai 1968, p. 5-35. — « Faye et les Impasses de la poésie classique », Textures, vol. 68, n° 1, printemps 1968, p. 30-40. — « Husserl : une pensée sans mesure », Critique, n° 267-268, p. 778-808. — « La Fin de l’Histoire. Notes préliminaires sur la pensée politique de Georges Bataille », Textures, vol. 70, n° 6 : Politique de Bataille, 1970, p. 31-47. — « Pour une cosmologie de l’Hourloupe », Critique, n° 298, mars 1972, p. 228-253. — « Le statut de la philosophie première face à la crise des fondements des sciences positives », Annales de l’Institut de Philosophie, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 1977, p 85-87. — « L’Hérédité et les nombres. Pour une fondation transcendantale de l’arithmétique (à propos de Frege : Die Grundlagen der Arithmetik) », La liberté de l’Esprit, n° 4, octobre 1983, p. 77-137. — « Maurice Wyckaert : l’orée du monde », La part de l’œil, n° 1 : Arts Plastiques et Psychanalyse, mars 1985, p. 139-148. — « Mécanique quantique et philosophie transcendantale », La liberté de l’Esprit, n° 9-10 : Krisis, septembre 1985, p. 167-212. — « L’orée du Monde : Maurice Wyckaert », Esprit, n° 2 : Parler peinture, Paris, février 1986, p. 52-60. — « Une antinomie quasi-kantienne dans la fondation cantorienne de la théorie des ensembles », Études phénoménologiques, n° 3 : Phénoménologie et sciences exactes, 1986, p. 86-79. — « De l’illusion transcendantale dans la théorie cantorienne des ensembles », Annales de l’Institut de Philosophie de l’université de Bruxelles : Philosophie et Sciences, Paris, Vrin, 1986, p. 93-118. — « Sens et non-sens de la nature », Actes du colloque de philosophie : Modélisation et fondements métaphysiques en sciences, Université libre de Bruxelles, 20 et 21 mars 1987, Cercle de philosophie de Bruxelles, déc. 1987, p. 53-71. — Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Jérôme Millon, 1988.

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— « Temps et Devenir », Actes du colloque de philosophie des sciences : Le Temps, Université libre de Bruxelles, 29 et 30 janvier 1988, Cercle de Philosophie de Bruxelles, 1989, p. 4-19. — « Science et Monde de la Vie. La question de “l’éthique” de la science », Futur antérieur, n° 3, automne 1990, Paris, L’Harmattan, août 1990, p. 17-34. — La crise du sens et la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1990. — « La vérité de l’apparence », La part de l’œil, n° 7, février 1991, p. 229-236. — Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991. — « Historicité et temporalité en cosmologie : quelques remarques », Annales de l’Institut de philosophie de l’université de Bruxelles : Temps cosmique, histoire humaine, Paris, Vrin, 1996, p. 41-61. — « Le travail de l’artiste à l’œuvre : visible ou invisible », Ratures et repentirs, décembre 1996, p. 83-92. — « Potentiel et virtuel », Revue de l’Université de Bruxelles, n° 1-2 : Le vide, 1997, p. 60-69. — « Philosophie et poésie », Serta. Revista Iberoromanica, n° 4, 1999, p. 407-420. — « Le cinéma : artefact et simulacre », Protée, vol. 25, n° 1, printemps 1997, p. 79-89. — « Autant de chantiers ouverts à l’analyse que de questions pour la condition humaine », Le Magazine Littéraire, n° 403, Paris, novembre 2001, p. 61. — « Art et artefact », Utopia 3 – La question de l’art au IIIe millénaire, 2002, Paris, GERMS, p. 62-75. — « Du rôle de la phantasia au théâtre et dans le roman », Littérature, n° 132, décembre 2003, p. 24-33. — « La nature aime à se cacher », Kairos, n° 26 : Cosmologies, décembre 2005, p. 77-92. — « De la “perception” musicale et de la musique », Filigrane, n° 2 : Traces d’invisible, 2005, p. 57-82. — « Langage, poésie, musique », Annales de phénoménologie, n° 8, janvier 2009, p. 57-82. — « Le nulle part me hante », Philosophie magazine, n° 42, Paris, septembre 2010, p. 61-65. — « Entretien avec Marc Richir : Autour des Variations sur le sublime et le soi », par Florian Forestier, 2 parties, 2012, sur le site . — L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. — La contingence du despote, Paris, Payot, 2015. Ricœur Paul, L’idéologie et l’utopie, Paris, Éditions du Seuil, 1997.

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II Marc Richir, le réel et la question de l’idéalité

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Deux positions extrêmes semblent circonscrire l’étendue des approches possibles du réel. À un premier extrême, on voit dans le réel (ou dans la réalité) la marque même de ce qui « est » « présent », « là », de façon immédiate – à tel point qu’il se trouve déjà supplanté au nom d’un « avoir » préalable et irréductible, rendant impossible (et donc « confus » et « inutile ») tout questionnement eu égard à son « fondement » (si tant est qu’un tel questionnement soit vraiment pertinent pour l’adversaire d’une telle position). À l’autre extrême, le réel est conçu comme étant absolument non-présent (voire comme « impossible »), c’est-à-dire comme ce qui ne peut ni s’imaginer, ni se dire – de sorte que ce qui « est » repose sur une absence (pourtant signifiante !) inaccessible 1. Ce qui constitue le réel, c’est le type de factualité permettant à la fois de donner une concrétude aux « contraintes phénoménologiques » et un soubassement proto-ontologique à tout apparaissant 2.

Ce texte entend montrer comment la phénoménologie transcendantale de Richir permet de redéfinir la problématique du réalisme et d’appré­hender la question du réel à travers une économie conceptuelle 1. Alexander Schnell, La déhiscence du sens, Paris, Hermann, 2015, p. 123. 2. Alexander Schnell, La déhiscence du sens, op.cit., p. 144.

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par Florian Forestier

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plus riche que ce qui fut fait avant lui. Dans un premier temps, j’exposerai les principes généraux de la philosophie de Richir. J’expliquerai ensuite sa conception de l’institution symbolique de la métaphysique classique, les liens de celle-ci à la physique moderne, ainsi que la façon dont la phénoménologie telle qu’il la comprend déplace et repose cette problématique. Je développerai en particulier la théorie richirienne de l’idéalité et son évolution jusque dans les derniers travaux de l’auteur. Ces réflexions permettront de proposer une nouvelle approche de la « question » du réel en phénoménologie.

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On ne répétera jamais assez que le travail de Richir a pour objet de questionner, de reformuler et de refonder l’idée même de phénoménologie. Il en réélabore les méthodes autant qu’il en reformule et déplace les enjeux. Dès lors, plutôt qu’à plonger ex abrupto dans un questionnement dont on pense posséder l’objet, cette phénoménologie invite en premier lieu à retrouver un geste, le geste phénoménologique, ce qui implique de se situer d’abord hors de ce qui s’est institué et pensé comme phénoménologie, hors de ses références et implications propres. L’ambition singulière de l’œuvre richirienne appelle ainsi selon nous une distinction préliminaire lorsqu’on entend l’aborder. Il faut en effet distinguer les recherches qui interrogent la position de la phénoménologie comme telle, le régime sous lequel celle-ci peut avoir sens et peut s’exercer, et les recherches qui mettent, au sein de cette économie conceptuelle, cette phénoménologie en œuvre. Suivant mon propre lexique, il faut traiter différemment ce que j’appelle les questions transcendantales pures et ce que j’appelle les questions transcendantales phénoménologiques 3. Cette distinction, j’y reviendrai, ne peut cependant être que provisoire et heuristique. Elle pose certes un cadre coupant court au risque d’interprétation dogmatique de la phénoménologie, mais est destinée à être dépassée vers une mise en œuvre de la phénoménologie mobilisant de concert ces deux dimensions. Les questions transcendantales pures telles que je les ai définies sont de caractère méta-phénoménologique : elles ne produisent pas directement 3. Cf. sur ce point Florian Forestier, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2014 ; Le réel et le transcendantal, Grenoble, Jérôme Millon, 2015.

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I. Le sens de la refondation

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de résultats phénoménologiques, c’est-à-dire de descriptions permettant de rendre compte de modes de manifestation (ou plus exactement de phénoménalisation), mais permettent d’élaborer l’économie conceptuelle 4 que présuppose une phénoménologie, c’est-à-dire les dimensions dont celle-ci doit rendre compte et les conditions d’usage des concepts qu’elle mobilise. Plus précisément ainsi, les questions transcendantales pures déterminent les conditions d’intelligibilité de la phénoménologie en explicitant le plan sur lequel celle-ci se situe et prend sens, en lequel elle peut s’exercer et se développer sans s’aveugler elle-même, sans se prendre au piège de ses mots, de sa méthode, de ses outils. Cette dimension méta-phénoménologique est fondamentale dans le travail de Richir, au point d’en constituer peut-être une signature : Richir réinterroge l’idée de phénoménologie et les conditions de possibilité (de pensabilité) de cette idée. Les premiers travaux de Richir, Au-delà du renversement copernicien (1976), Le rien et son apparence (1979), les Recherches phénoménologiques (1981-1983), constituent des prolégomènes visant à expliciter les conditions transcendantales d’une phénoménologie. Ils dégagent pour ce faire des concepts tels que « schématisme » ou « rien-que-phénomène », et établissent la façon dont nous pouvons en user ; en quelque sorte, ils élaborent la position spéculative de la phénoménologie et du phénoménologue qui est amené à l’habiter. Dans Phénomène, temps et être (1987) et surtout dans les Méditations phénoménologiques (1992) et l’Expérience du penser (1996), le phénoménologique reçoit peu à peu sa concrétude. Ces ouvrages voient en effet l’introduction des concepts opératoires 5 que sont les Wesen sauvages ou le sens-se-faisant : ceux-ci entendent donner des référents à la logique des processus élaborée jusqu’alors dans sa formalité. Ils problématisent ainsi la concrétude phénoménologique sans cependant parvenir encore à accompagner et à comprendre de l’intérieur les processus du champ phénoménologique. Ils inaugurent un style, permettent de nombreux aperçus au sein de la masse phénoménologique, mais ne peuvent encore fonder le déploiement d’une méthode systématique.

4. Ce terme est employé ici en référence à l’usage qu’en fait Derrida dans sa célèbre étude « Violence et métaphysique », L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. 5. Selon la distinction bien connue établie par Fink entre concepts opératoires et concepts thématiques.

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Aux marges de la phénoménologie

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Une troisième phase, ouverte par Phénoménologie en esquisses (2000), reprend alors le projet et met en œuvre des analyses plus processuelles et descriptives, que je caractérise comme transcendantales-phénoménologiques. Celles-ci sont en particulier menées à travers la reprise et le déplacement des concepts husserliens d’imagination, de phantasia, ainsi que par leur complexification avec la reprise de l’idée de phantasia-perceptive, d’une part, et leur combinaison avec la problématique de l’affectivité (les phantasiai-affections), d’autre part. Tout aussi bien cependant, cette mise en œuvre de la phénoménologie refondue et refondée permet un retour vers les questions transcendantales pures qui sont reprises avec plus d’acuité dans les dernières œuvres du philosophe, au sein de la pratique phénoménologique elle-même. L’objet de la phénoménologie richirienne n’est ni l’immanence ni la transcendance. Richir n’entend pas rendre compte d’un accès à une transcendance, mais comprendre comment la dimension de la transcendance structure ou peut structurer la phénoménalisation. Sur ce point, des distinctions sont donc nécessaires : transcendance, réel et extériorité ne relèvent pas du même champ problématique ni n’appellent les mêmes développements. L’accès au réel fait moins question pour Richir que les façons dont nous nous tournons vers lui en son extériorité. En toute rigueur, l’extériorité n’a pas non plus à être atteinte : elle est une dimension qui structure a priori le champ phénoménologique, la question étant bien plutôt là encore de comprendre les différentes façons dont un rapport à cette dimension peut se nouer au sein de ce champ. Ce qui importe est de comprendre les conditions de la constitution de ce que j’appellerai la forme phénoménologique du sens, c’est-à-dire d’une relation à cette extériorité appréhendant celle-ci en tant qu’extériorité. On ne peut pour Richir parler de sens qu’en tant qu’il est habité d’un excès, que ce sens est sens d’autre chose que de lui-même : c’est là la forme ou condition minimale d’une phénoménologie du sens, avant toute concrétisation et toute élucidation concrète. En termes richiriens, le sens relève d’un schématisme-de-langage lui-même défini en lien à un schématisme-hors-langage qui l’alimente 6. Pour autant bien sûr, 6. On soulignera une fois encore que cette dualité des phénomènes de langage et des phénomènes hors langage n’est pas pour Richir la structure ultime de la phénoménalité. En régime de réduction hyperbolique, seul subsiste le phénomène comme rien-que-phénomène qu’il s’agit de comprendre en sa formalité transcendantale. Le

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cela ne veut pas dire que le sens soit sens d’objet, que la pensée soit nécessairement pensée d’un objet ; le fait que la pensée pense quelque chose et la façon dont elle élabore ce quelque chose en connaissance sont deux niveaux différents de questionnement. La pensée est pensée de quelque chose ; mais comment interprète-t-elle ce qu’elle pense ? Comment le reprend-elle et le réfléchit-elle ? Comment comprendre phénoménologiquement le contact de la pensée avec elle-même sans rabattre celui-ci sur la structure cartésienne de la conscience de soi, ni sur une compréhension classique de l’ipséité ? Je ne pense pas si je ne sais pas, fût-ce confusément, que je pense et ce que je pense, ce qui implique pour Richir une certaine temporalité, une certaine réflexivité, une certaine forme de rapport à soi de la pensée qu’il s’agit cependant d’expliciter. Ces coordonnées minimales ne suffisent pas bien sûr, on le verra, pour élaborer phénoménologiquement la problématique du sens, encore moins celle de la connaissance, en particulier scientifique, qui implique la prise en compte d’autres paramètres. L’ouverture à l’extériorité en tant que telle est en effet intrinsèquement interrogation d’elle-même, à la fois dans la forme temporelle et réflexive du sens et dans les modalités de la détermination symbolique de la réalité et de ce en quoi celle-ci (la réalité) est « réelle ». Ce problème est pour Richir celui de la philosophie elle-même, ou plus exactement celui de ce qu’il désigne comme l’institution symbolique de la métaphysique classique 7. Il est instructif à ce sujet d’examiner la façon dont Richir articule cette institution à celle de la physique moderne, en d’autres termes à la façon dont l’horizon de l’extériorité y est réélaboré. Ces deux institutions constituent en effet la matrice de la phénoménologie husserlienne et s’ouvrent tout aussi bien, lorsqu’on les questionne, sur la mise en abyme de la question du phénoménologique. Cette mise en question procède d’un retournement inspiré de la problématique phénomène comme rien-que-phénomène est nécessairement pluriel, nécessairement écart et motilité (Richir parle d’improvisation schématique), nécessairement habité d’une concrétude diffuse, proto-hylétique et proto-affective. La forme transcendantale de la phénoménalisation qui ne peut qu’être phénoménalisation d’autre chose que d’elle-même et qui n’est pas phénoménalisation d’une forme prédonnée s’explicite à ce niveau. Voir pour cela F. Forestier, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2015, en particulier le premier chapitre. 7. En particulier dans La crise du sens et la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1990.

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kantienne du jugement esthétique réfléchissant. Plus exactement, elle relève d’une redéfinition du rapport entre ce que Richir appelle le phénoménologique et le symbolique. Sous ce prisme, Richir propose également une épistémologie phénoménologique, qu’il définit à la fois génériquement (en dialogue avec la pensée heideggérienne) et spécifiquement, en particulier à travers une relecture du projet husserlien d’une genèse de l’idéalité tel qu’exposé dans L’origine de la géométrie. Cette problématique de l’idéalité, qui traverse de bout en bout l’œuvre richirienne et y redevient très présente notamment dans les dernières œuvres, conduit l’auteur à ajouter à sa reprise de la question kantienne du jugement réfléchissant une méditation sur l’interprétation fichtéenne de la Bildung. Ce faisant, il s’agit de passer d’une interrogation des paramètres structurants d’une phénoménologie du sens et de la connaissance à une interrogation des modalités concrètes d’effectuation de cette connaissance.

II. De l’institution symbolique de la métaphysique classique à la phénoménologie Bien qu’il relève d’une phase transitoire de l’œuvre richirienne, qu’il n’en mobilise pas les ultimes raffinements conceptuels et que l’auteur lui-même semble avoir pu souhaiter revenir sur cet ouvrage encore marqué par une influence heideggérienne plus tard récusée, le développement proposé dans La crise du sens et la phénoménologie est remarquable à plus d’un titre. Il constitue la seule présentation d’ensemble que Richir consacre à la question de la science. C’est peut-être aussi surtout, en ce qui concerne notre propos, son seul texte où la problématique des conditions à la fois symboliques et phénoménologiques de la connaissance sont systématiquement interrogées.

2.1. Le sens et le sens du sens Richir entend d’abord exposer la « structure symbolique de la métaphysique classique », afin de comprendre la façon dont celle-ci habite et conditionne la pensée scientifique (et notre compréhension de ce qu’on appelle vérité scientifique). L’idée d’institution symbolique est ici déterminante, et constitue une dimension qu’il faut distinguer a priori de la dimension proprement phénoménologique. Pour citer l’auteur :

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Il faut préciser qu’« il n’y a pas […] d’institution symbolique plus “simple” ou plus “complexe”, toute institution symbolique couvre de sa totalité apparemment sans dehors tout le vivable, le pensable 9 », ce qui fait par ailleurs toute la difficulté du concept d’institution symbolique, même si ce n’est pas là l’objet de ce texte. L’institution symbolique est nécessairement, par son caractère total, institution de ce qui est signifiant et non signifiant, de ce qui fait que ce qui est signifiant l’est et que ce qui n’est pas signifiant ne l’est pas ou, formulé en d’autres termes, de ce en quoi ce qui est est et ce qui n’est pas n’est pas. Ainsi, « Que la signifiance du réel, le sens d’être de ce qui est, fasse irréductiblement partie, selon une corrélation aussi systématique qu’énigmatique, de la signifiance en général au sein de l’institution symbolique de langage, c’est là, en vérité, la question abyssale de toute métaphysique, mais aussi de toute la pensée humaine 10 ». Toute institution symbolique l’est certes de langue et donc de signes, mais précisément en tant que cette langue et ces signes s’ouvrent à quelque chose qui les excède et à quoi ils doivent d’une façon ou d’une autre aussi s’ajuster. Sous-jacentes ici sont les distinctions du signe et du réel, mais tout autant, du réel et du référent linguistique, ce dernier ne devant précisément pas être pris pour le réel qui ne peut, par principe, être capturé au sein de l’institution symbolique, et dont la problématique relève plutôt du rapport que cette institution a avec elle-même. La praxis, pour Richir, est en quelque sorte toujours inquiète d’elle-même, cette inquiétude anticipant au sein de toute modalité du vivre humain la disposition théorétique. Nous ne sommes jamais vraiment et tout à fait sûrs de ce que nous avons, voyons, savons. L’institution symbolique, en d’autres termes, ne tient qu’en tant qu’elle se cherche et s’interroge. Cette institution est certes irréductible, car on ne peut jamais sortir d’elle pour la considérer de l’extérieur, mais elle 8. Marc Richir, L’expérience du penser, Grenoble, Jérôme Millon, 1996, p. 14. 9. Marc Richir, L’expérience du penser, op.cit., p. 15. 10. Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, op. cit., p. 13.

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Par institution symbolique, nous entendons donc tout d’abord, dans sa plus grande généralité, l’ensemble, qui a sa cohésion, des « systèmes » symboliques (langues, pratiques, techniques, représentations) qui « quadrillent » ou codent l’être, l’agir, les croyances et le penser des hommes, et sans que ceux-ci en aient jamais « décidé » (délibérément) […] 8.

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ne constitue pas pour autant une totalité sans dehors qui s’activerait et fonctionnerait de façon purement automatique : elle implique bien plutôt toujours en elle ce mouvement de se régler 11, de se reprendre, mais aussi d’exprimer et de coder en elle cet excès et cette tension mêmes, ce mouvement d’écart et de réajustement. Ce codage peut prendre différentes modalités. Le mythe, par exemple, en est une expression. Il met en jeu une logique complexe, dans la mesure où en lui, il est vain de discerner ce qui est pris comme réel et ce qui est pris comme fiction signifiante. D’inspiration schellingienne, l’interprétation de Richir à ce sujet insiste sur le caractère non pas allégorique, mais tautégorique du mythe 12. Sous forme symbolique, celui-ci met en scène l’énigme du sens ; il est répétition d’une foi symbolique dans la signifiance du réel et, en ce sens, rejoue toujours d’une certaine façon l’énigme du processus d’institution lui-même 13.

2.2. L’institution symbolique de la métaphysique classique La philosophie 14 constitue également un processus de codage de ce type. Elle implique pour sa part une véritable institution au sein de l’institution. Elle est en effet explicitation et exacerbation de ce clivage interne à l’institution symbolique. Elle ouvre la brèche du sens et du sens du sens, en dramatise le jeu, et transpose la disposition questionnante de l’institution symbolique en questionnement explicité, 11. De telles formules sont bien sûr trompeuses. Richir insiste ici sur la dimension processuelle et néglige la dimension subjective, qu’il devra réintroduire dans des analyses ultérieures. Le processus est en effet incompréhensible si on ne prend pas en compte l’activité d’un soi accouchant le sens. 12. Je remercie Elisa Bellato d’avoir souligné ce point. 13. Dans la dernière partie de L’expérience du penser, Richir se livre à une analyse de la Théogonie d’Hésiode. Il faut cependant souligner qu’il s’agit là de mythologie, laquelle implique toujours l’institution d’un ordre : « […] il y a le roi des dieux, puis l’épouse du roi des dieux, les frères du roi des dieux, et tout cela non sans âpres concurrences ! Telle est la mythologie, à distinguer des mythes, et qui est pour ainsi dire l’élaboration symbolique de la légitimité de la royauté. Dans les sociétés que P. Clastres nomme si justement “sociétés contre l’État”, il n’y a pas de telle mythologie. » (Marc Richir, L’écart et le rien, Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 209). 14. Richir s’attarde peu ici sur la distinction entre les Présocratiques, Platon et Aristote sur ce point et, contrairement à Heidegger, ne se met pas en quête d’une parole originelle susceptible de livrer le secret de la philosophie, de l’envoi grec.

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puis en investigation réglée. Elle est une recherche de principes et de méthodes plutôt que de révélations et de puissances. En d’autres termes, la philosophie naît déjà d’une crise, ou plus exactement d’un surgissement de la structure en crise du sens. Celui-ci est aussi, en effet, lié à la prolifération des faux-semblants par l’exacerbation des possibles de la parole et par la perversion des modalités classiques de l’argumentation et de l’enquête. En mettant ainsi l’accent sur la question des simulacres (et de leurs modalités distinctes dans la sophistique, la rhétorique, le spectacle), Richir fait sienne une lecture assez classique de la naissance de la philosophie. Pour autant, il souligne ce faisant que la philosophie ne procède pas simplement d’un désir de distinguer le vrai du faux : la philosophie ne n’épuise précisément pas dans la simple tentative d’arraisonner le sens du sens. Au contraire, elle est dès son institution d’une certaine façon sensible au plan singulier sur lequel s’opère son questionnement et au rapport spécifique à l’expression et à la communication que ceci impose. Le sens du sens ne peut, sous peine de s’annuler, être pensé comme simple redoublement du sens. En effet, « […] s’il n’y avait que cela, la philosophie se serait rapidement effondrée, étouffée par le scepticisme, puisque ce n’est pas au langage, fût-il ré-institué dans une nouvelle institution symbolique, de dire quand il ment et quand il ne ment pas […] 15 ». Ce qui légitime ou fonde n’est pas sur le même plan que ce qui est fondé. Il ne s’agit plus ici de questionner la différence ontologique, mais bien plutôt la différence intrinsèque du sens dans sa tendance à se redoubler, qu’on pourrait avec Derrida appeler la différance. L’enjeu de la philosophie devient dès lors celui de sa discursivité, la recherche d’un ajustement introuvable de la rationalité à la réalité, et de la réalité à la rationalité. Dans les termes de Richir, […] Dès lors que surgit l’au-delà surgit du même coup le problème du rapport (de la référence juste) entre l’au-delà et l’en deçà, de leur ajustement réciproque au sein du logos juste, en lui-même apophantique, c’est-à-dire au sein d’un logos (à la fois rapport et dire) véritablement philosophique qui, dans son accord avec lui-même, manifesterait, en même temps que lui-même, l’au-delà de lui-même 16.

15. Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, op.cit., p. 16. 16. Marc Richir, ibid., p. 15.

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Ainsi,

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La philosophie ne peut ainsi positivement exposer le principe, et ce, du fait de sa logique même. La principialité est ce qu’elle ne peut directement présenter, qu’elle doit toujours plutôt manifester ou indiquer, ce en regard de quoi elle se met en chemin sans pouvoir se l’approprier. D’emblée, la structure de l’absolu est celle d’une absolution, d’un échappement. L’absolu est en ce sens toujours méontique et même méontologique ; dans sa logique problématique même, c’est son absence, sa structure d’excès qui ouvre à l’interrogation du sens du sens. Il y a en ce sens ouverture à la question du fondement à même l’effondement, pour prendre un terme deleuzien, ou par infondation, pour prendre un terme levinassien. Dans la langue de Richir, la philosophie (ou plus exactement ici ce qu’il désigne comme la métaphysique classique) est hénologie avant d’être ontologie, ou plutôt elle ne peut être ontologie qu’en tant qu’elle est toujours implicitement hénologie : la convertibilité aristotélicienne de l’Être et de l’Un est ainsi forcée, de façon néo-platonicienne, en béance du premier sur le second. Le néoplatonisme, en suivant sa logique à l’extrême, expose presque la structure de la métaphysique classique dans sa pureté, la clef de son mouvement ne pouvant être que ce […] Fondement inconnu et inconnaissable, que les néo-platoniciens thématiseront presque à l’extrême, fondement autoréférentiel, non thétique de soi, transcendant et autonome, où l’institution de la philosophie arrive presque à l’expression pure de son propre sens, c’est-à-dire aussi de sa propre énigme 18.

Tout l’enjeu sera de se déprendre de la positivité métaphysique de l’Un et de ses paradoxes, et de comprendre cette « structure de l’absolu » comme structure phénoménologique.

17. Marc Richir, ibid., p. 16-17. 18. Marc Richir, ibid., p. 19.

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L’institution symbolique de l’au-delà comme lieu idéal ne va pas sans celle d’un certain langage dont le caractère principal doit être son apophansis, c’est-à-dire sa « transparence » au moins en creux par rapport au lieu idéal. La science n’est ainsi, en un sens, que le chemin ordonné vers la science […] 17.

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La métaphysique ne peut ainsi se déployer qu’en tant qu’elle met en jeu ce que Richir appelle avec Jacques Garelli un logos harmonique, cherchant à s’exposer à une altérité qu’il s’agit précisément de ne pas recoder totalement, car « la tautologie symbolique de la vérité ne se tient que de se nourrir à du radicalement autre 19 ». Ainsi « la métaphysique demeure […] avant tout interrogation symbolique du symbolique […]. Car c’est dans ses questions, et non dans ses réponses, qu’elle est portée, en amont d’elle-même, par l’abîme inclôturable de son impossible “fondation” 20 ». Remarquons ici que cette « extériorité » (celle, donc, de la phénoménalisation elle-même) ne doit pas être pensée sous la forme déjà trop philosophiquement codée du monde. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer que la pensée est au monde et que c’est parce qu’elle est au monde qu’elle peut « faire du sens ». L’excès du penser n’est pas en tant que tel excès du monde : la structure hénologique de la métaphysique montre plutôt que la pensée philosophique peut (et même doit) se défier du concept de monde, que la réflexivité philosophique touche un excès, ou plus justement un point de non-coïncidence, qui est le lieu de ce que Richir appelle sa tautologie symbolique, c’est-à-dire le point aveugle où le sens se postule ou se présuppose d’une certaine façon dans sa détermination.

2.3. L’institution symbolique de la physique moderne L’institution de la physique moderne, sur fond de métaphysique classique, introduit dans ce dispositif un certain nombre de ruptures. Elle déplace le lieu de la tautologie symbolique de l’Un-principe aux mathématiques, comme nouveau lieu de l’institution symbolique de la métaphysique. Selon Richir, c’est la mutation même de l’horizon de l’Un qui, faisant entrer en philosophie la possibilité de l’infini actuel, crée les conditions de possibilité du projet métaphysique de la mathématisation. La lecture de Richir ici diffère aussi bien de celle que propose Husserl dans la Krisis que de celle de Heidegger. L’institution de la physique moderne est en effet à comprendre dans sa structure métaphysique, sur le fond des tautologies symboliques qui la soustendent. Elle implique d’élucider un certain nombre de glissements et 19. Ibid., p. 23. 20. Marc Richir, La crise du sens et la phénoménologie, op.cit., p. 24.

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la façon dont ceux-ci vont à la fois « perdre » une partie de la structure originelle de la métaphysique et la décanter en retrouvant ailleurs, avec plus d’intensité encore, ses points d’excès. Plus précisément, il s’agira de comprendre comment ces glissements vont accompagner une sorte de duplication de la question du fondement partiellement recodée par les mathématiques et à nouveau (mais d’une autre façon) réouverte. Le glissement de la physique ancienne à la physique classique est en effet marqué par une mutation du sens des principes et de la principialité : il ne va plus s’agir de chercher à comprendre la nature du mouvement, du lieu, de l’attraction, mais bien de mathématiser ceux-ci. Une telle mathématisation conduit à la fois à supposer leur parfaite détermination, actuellement donnée dans leur structure mathématique, et à évider cette perfection, dans la mesure où elle n’est d’une certaine façon plus rien d’autre que cette structure. Trois nouvelles tautologies symboliques accompagnent ce glissement. a) La première est celle de l’infini et du fini, qui ouvre la possibilité ontologique de la mathématisation. Celle-ci est principalement formulée dans l’œuvre de Nicolas de Cues par la position de l’infini actuel. L’infinité actuelle de l’univers y est en effet posée dans sa déterminabilité absolue qui est mathématique. L’essence de l’univers est donnée par sa mathématicité, qui rend compte du comportement de chaque objet. Aucun lieu de l’univers n’est plus privilégié par rapport à un autre ; la perfection de l’univers est hors de lui ou partout présente en lui. b) Cette isotropie permet de poser l’indifférence du mouvement avec pour corollaire la seconde tautologie symbolique, celle du stable et du changeant. Le mouvement n’a alors plus de réalité ontologique, plus d’essence propre, et le mouvement rectiligne uniforme peut être considéré « comme rien ». La « neutralité ontologique » du mouvement conduit à l’institution galiléenne de l’équivalence du mouvement rectiligne uniforme et de l’immobilité. Elle fait de la vitesse (qui est changement) puis de l’accélération (changement du changement) l’objet principal de la physique (assimilation, souligne Richir, qui sera plus tard élargie par Einstein). c) La troisième tautologie symbolique, qui selon Richir englobe les deux autres, est celle du nécessaire et du contingent, inscrite au cœur de la mise en œuvre de la physique et de sa démarche expérimentale. En effet, dans ce nouveau cadre, la rencontre des mathématiques et du réel devient le problème principal de la physique : l’univers est mathématique et ces mathématiques sont cependant à trouver en

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lui. L’expérience implique de découvrir de façon contingente des lois posées comme nécessaires, ce qui induit une sorte de dialectique cherchant à concilier la nécessité du cadre global et la contingence de la loi locale. La physique se pose comme nécessaire et se découvre de façon contingente (parfois au prix de révolutions) ; elle réfléchit ses résultats et est amenée à assumer une relative contingence des lois qu’elle affirme. En ce sens, l’enjeu de la physique moderne est bien celui de la découverte de la contingence et de son énigme à l’intérieur de la nécessité du mathématique. Dans ce que Richir nomme la métaphysique classique, c’est-à-dire grecque, la question de la contingence ne se pose pas avec la même acuité. Dans cette institution symbolique, la contingence ne rencontre pas directement la nécessité ; cette dernière n’y a en effet pas le même sens, elle est intrinsèque à l’être, donnée comme son intelligibilité. Dans la physique moderne au contraire, la nécessité prend la forme du mathématique. Elle est ainsi fragilisée, dans la mesure où son « évidence de nécessité » n’est plus donnée avec elle. Tombé hors de la nécessité mathématique, le « pourquoi » la met à son tour en question, la questionne dans ce qui fait d’elle une nécessité. Comme l’écrit Richir, « en physique, seul le mathématique a un sens métaphysique, mais […] ce métaphysique risque toujours d’advenir comme absolu non-sens ou comme sens absolument aveugle 21 ». La nécessité mathématique ne se fonde pas elle-même et porte, comme son ombre, la question de sa fondation. Si la tautologie de la métaphysique classique s’exprime le plus purement dans la structure de l’Un au-delà de l’Être, la tautologie de la physique et de la métaphysique moderne s’exprime dans le principe de raison. Celui-ci met en effet la raison en abyme ; ni le sens de la principialité ni le sens de la raison ne peuvent être compris, pénétrés ou possédés. Le principe de raison prend forme, en amont de toute intelligibilité, comme exposition de la tautologie symbolique elle-même. L’analyse de Richir conduit ainsi à comprendre la question générale de la détermination de la réalité comme question d’une réflexivité au sein d’une institution symbolique (la métaphysique), puis à montrer comment l’évolution de cette institution pose le problème du statut des mathématiques dans leur rapport avec la contingence du phénomène. 21. Marc Richir, ibid., p. 59.

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Aux marges de la phénoménologie

Comment appréhender l’idéalisation d’une réalité sans postuler sa détermination préalable ni altérer le statut de l’idéalité ? Il s’agit pour Richir de montrer comment la phénoménologie permet de déplacer les paramètres de cette problématique en comprenant la façon dont une concrétude contingente anime et fait vivre de l’intérieur une institution symbolique.

III. La phénoménologie comme mise en mouvement de la métaphysique : une reprise kantienne de la question de l’idéalité © Hermann | Téléchargé le 24/05/2023 sur www.cairn.info via Renmin University of China (IP: 106.120.213.169)

La structure problématique de la physique classique se retrouve presque à l’identique dans la phénoménologie husserlienne qui, selon Richir, explicite en quelque sorte son impensé. L’eidétique husserlienne a en effet précisément la fonction d’inscrire l’infini dans le fini, le nécessaire dans le contingent, et de comprendre comment ils peuvent y être rencontrés. Le problème que posait la phénoménalité à la physique devient chez Husserl le problème de la phénoménalité et conduit la philosophie tout entière à se redéfinir comme phénoménologie. Ce faisant, une telle phénoménologie reste encore prisonnière, en les réinstituant autrement, des tautologies symboliques sur lesquelles la science moderne s’est établie. Pour comprendre phénoménologiquement comment le réel est amené à prendre sens et à être compris et connu au sein de projets de sens, il faut mettre en mouvement cette tautologie symbolique. Cela signifie pour Richir de comprendre comment l’institution symbolique et le phénoménologique s’articulent, ce qui implique de prendre en compte deux dimensions. a) On ne peut pas réduire l’institution symbolique ni sortir d’elle : il faut donc toujours faire avec elle. En tant que « lacune phénoménologique », ou encore « trou de phénoménalisation 22 », le symbolique est, en d’autres termes, toujours immotivé ; il est, en tant que symbolique, irréductible, car aucune base ne peut lui être trouvée. Il y a du « nonvécu » dans le vécu ; il y a une facticité indépassable dans cela même par 22. Voir à ce sujet Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Jérôme Millon, 1987.

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3.1. L’articulation du symbolique et du phénoménologique

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quoi nous accédons au monde comme monde sensé ; les signes nous appellent à faire du sens selon certains parcours, certaines orientations, avant d’avoir le moindre sens pour nous. Un retour à une donation intuitive telle que la thématise Husserl est ici impossible. b) Un bon angle pour penser la possibilité d’une phénoménologie est dès lors la problématique du jugement esthétique réfléchissant chez Kant. Richir fait de la troisième critique la clef du kantisme. Plus précisément, il s’attache à comprendre chez Kant la complicité du jugement esthétique réfléchissant et du jugement téléologique réfléchissant, lequel anticipe la forme de la loi. Il y aurait là une circularité, note Richir, si le jugement téléologique n’était implicitement contaminé par le jugement esthétique, lequel devient la condition subjective singulière ou phénoménologique de la connaissance en général. D’une part, cette complicité implique en premier lieu la contingence de l’accord du particulier et du général. Il n’y a pas de pensée en effet s’il n’y a pas de réflexion ou, en termes richiriens, de temporalisationspatialisation en langage. Celle-ci est cependant phénoménologiquement amorcée par une requête de sens, qui est un fait « radicalement contingent », « un fait de finitude ». Il ne s’agit pas seulement de son occasion, mais de sa structure en tant que pensée ; non seulement l’acte, mais le « contenu » de pensée est inséparable d’une telle facticité. Ma pensée me vient comme si je la découvrais. Dans la contingence de son déploiement, elle se structure cependant de façon à projeter, comme exigence interne, l’horizon de l’absolu. D’autre part, cet horizon lui-même ne naît pas de rien. La contingence du sens à penser se donne au sein de l’institution symbolique. Nous voulons faire ou dire quelque chose qui ait du sens à l’intérieur de l’institution, mais ne pouvons le faire que par les ressources que sont les concrétudes phénoménologiques. Il faut ainsi penser à la fois la dimension phénoménologique intrinsèque aux concepts de la réflexion, et la dimension symbolique qui permet à l’amorce de sens de devenir sens en amorce. En d’autres termes, il y a une division interne de l’institution symbolique entre ce qui en elle est réfléchissant et ce qui est déterminant. Sans dimension réfléchissante, l’institution symbolique serait aveugle à elle-même.

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Pour illustrer cette conception, et tout aussi bien pour la mettre à l’épreuve de la compréhension de l’effectuation concrète d’actes de connaissance au sein d’un système symbolique déterminé, la relecture que Richir propose de L’origine de la géométrie est intéressante. Elle permet en particulier de poser plus nettement, au sein de cette théorie de la connaissance, la question de l’idéalisation et de l’idéalité, dans sa structure phénoménologique. a) La géométrie selon Husserl procède d’une institution originaire et s’inscrit dans un système théorique d’idéalités à travers lesquelles a lieu sa transmission. En termes richiriens, il faut surtout rappeler que la géométrie s’enchâsse elle-même dans une institution symbolique, qu’elle ne peut donc pas être idéalisation directe d’une eidétique du monde de la vie. Elle est idéalisation sur fond de découpage symbolique, et il faut la concevoir comme institution symbolique de second ordre, même si elle est amenée peu à peu dans son évolution à se déprendre du contexte qui l’a fait naître et à chercher sa propre universalité. L’institution symbolique pré-géométrique des arpenteurs babyloniens nous livre selon Husserl des figures non encore géométriques au sein d’une praxis technique. Husserl insiste à la fois sur ce qui en elle prépare l’idéalisation, sur le mouvement de raffinement technique permanent qui l’habite (tracés de plus en plus ronds, etc.), où la répétition rituelle et traditionnelle le dispute à la recherche d’efficacité, et sur la rupture, sur le caractère exceptionnel de cette catastrophe dans l’histoire du monde que réalise l’idéalisation en tant que telle. Dans sa lecture, Richir insiste moins pour sa part sur la dimension événementielle de l’institution, sujet qui sera toutefois abordé plus tard dans son œuvre. Pour comprendre le phénomène concret qu’a été le processus d’institution, il faut en effet aussi être attentif à la structure sociale et politique au sein de laquelle il a eu lieu (des sociétés étatiques, sédentaires et agricoles.) Il y a certes d’une part une certaine contingence culturelle aux pratiques pré-géométriques et dans l’arpentage une dimension aveuglément transmise ; mais il faut précisément appréhender celle-ci en tant qu’elle s’inscrit elle-même dans un enchevêtrement plus large de pratiques, qui permet en particulier de comprendre le basculement progressif par lequel, avant l’institution de l’idéalité à proprement parler,

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3.2. L’origine de la géométrie et l’institution de l’idéalité

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la praxis s’institue comme raffinement et amélioration d’elle-même et devient ainsi peu à peu sa propre fin. Les figures, avant d’être instanciation d’idéalités, sont en effet des tracements déterminés ou, suivant les termes richiriens, des modes déterminés de temporalisation-spatialisation en langage du geste de tracer. En ce sens, ils ne peuvent s’effectuer de façon mécanique, car ils recourent à l’intuition, au sentiment de l’expert exprimant son savoir-faire, et doivent être pensés du point de vue de la poïesis. Il s’agit toujours de bien faire, de mieux faire, de trouver comment bien et mieux faire, ce qui implique flair, intuition, constitution d’une manière propre, en plus et au-delà des recettes instituées et partagées. Sous un tel angle, il faut alors penser le passage progressif d’un tracement se cherchant à un tracement s’instituant, il faut penser à un perfectionnement de la recette à laquelle on réfléchit toujours aussi en l’appliquant, dans la mesure où, pour le dire en termes kantiens cette fois, quelque chose du sens de la figure se découvre dans le schème de son tracement avant même l’institution idéale de la figure comme telle. Le concept encore empirique se réfléchit ainsi en lui-même : avant même que la figure devienne support d’une idéalité, elle s’idéalise peu à peu en s’autonomisant comme finalité d’un tracement réussi. Ainsi, l’idéalisation a toujours déjà travaillé la praxis technique qui contenait déjà des théorèmes de géométrie de façon implicite, et la praxis technique a longtemps continué de travailler dans la géométrie. Ce soubassement à la fois technique, praxique et poïétique constitue la base impensée de la géométrie au moins jusqu’à la théorisation des géométries non-euclidiennes ouvrant à la formalisation du géométrique comme telle. Il habite plus généralement les mathématiques elles-mêmes, amenées au cours de leur histoire à rejeter les évidences sur lesquelles elles se sont d’abord développées, évidences autant symboliques qu’intuitives. b) Cette insistance sur la dimension du symbolique n’implique aucun rejet de la dimension intuitive de la géométrie. Il s’agit également de comprendre la concrétude phénoménologique de ce soubassement qui nourrit l’idéalisation et sans laquelle la géométrie ne développerait et n’inventerait rien : la réflexivité géométrique appelant à l’idéalisation est précisément liée à cette concrétude qui, ne cessant d’habiter l’idéalité, la brouille et la soutient tout à la fois. Cette concrétude ne peut cependant fournir d’intuition remplissante, encore moins d’intuition

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fondatrice 23. Une fois encore, une phénoménologie retrouvant le sens originel de l’institution et clarifiant la science est pour Richir impossible. La science elle-même ne peut entièrement exposer a priori ses critères. L’unité de la science est toujours aussi donnée comme telos : la science est une institution symbolique équivoque, mais qui se donne comme horizon l’univocité et se ressaisit dans cet horizon. En quelque sorte, il s’agit d’assumer de concert la contingence de l’institution symbolique de la science et son mouvement de réflexion sur cette contingence à l’horizon de son telos d’univocité, se traduisant ainsi par de perpétuelles reformulations, par l’incessante recherche de ce qu’il y a « de scientifique dans le scientifique ». La traditionalisation de la science (dans les termes de Husserl) se comprend ainsi toujours sur fond du hiatus entre arche et telos, un hiatus qui ne se reprend qu’en se réfléchissant au sein d’un telos, non pas comme eidos métaphysique, mais comme « question in-finie, indéterminable », comme « horizon symbolique de sens » d’une tradition qui reste toujours à réinventer et à découvrir. Il faut souligner une fois encore ici que l’idéalisation n’est pas un événement originel mais un processus qui poursuit son propre approfondissement. L’idéalisation se vise toujours aussi elle-même, elle entend toujours à nouveau expliciter l’idéalité de l’idéalité. En ce sens, elle implique un permanent passage à sa propre limite. Ainsi, l’idéal démonstratif lui-même n’épuise pas encore cette idéalité, car la démonstration ne cesse à son tour de se dépasser elle-même vers son propre fondement. On notera d’ailleurs que cette réflexivité conduit en fin de compte à outrepasser la dimension du fondement : les mathématiques du xxe et xxie siècles assument leur dimension d’activité théorétique créatrice et assimilent à leur praxis la méta-mathématique 24. c) L’autre question de Husserl reprise par Richir est celle de la propagation de l’évidence par élucidation de l’activité logique, comprise comme activité constructive formant de nouveaux jugements sur le fondement de ceux qui ont été établis. Cette propagation ne relève pas chez Richir du temps continu de l’idéalisation, mais d’une temporalisation et spatialisation intermittente et plurielle. Pour Husserl, la 23. Cf. à ce sujet mes articles « Mathématique et concrétudes phénoménologiques », Annales de phénoménologie, n° 11, 2012, p. 57-82, et « Philosophie et intuition mathématique », Annales de phénoménologie, n° 15, 2016. 24. Cf. Florian Forestier, « Intuition et invention mathématique », Annales de phénoménologie, n° 15, 2016.

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réactivabilité à l’identique de l’idéalité une fois celle-ci instituée est un principe premier de la phénoménologie, lié à la structure continue du flux temporel : il ne saurait tout simplement y avoir la moindre expérience sans cette continuité. Richir cherche pour sa part à comprendre comment des structures idéales et stabilisées peuvent se constituer sans postuler le type de continuité que pose Husserl, et de comprendre d’une autre façon la structure du champ phénoménologique. Il ne s’agit plus seulement ici de comprendre que le sens qui s’est formé peut être réveillé dans un ressouvenir (l’évidence peut être réactivée, mais comment interpréter ce fait ?), mais de comprendre cette réactivation comme une recréation. Husserl lui-même concevait certes la remémoration ou l’imagination comme des modifications, mais sans que celles-ci n’altèrent un noyau essentiel dont Richir entend poser tout à fait autrement la problématique. En effet, ce sont pour lui les conditions de la transmission d’une certaine stabilité au sein de cette recréation qu’il faut questionner : une stabilité qui ne soit pas celle d’une essence reproductible, mais la condition de possibilité de l’idéalisation et de la ré-idéalisation. Selon Richir, Husserl interprète à tort la discontinuité que présuppose le ressouvenir comme répétabilité et réactivation d’une même phase de présence, d’une idéalité par avance reconnaissable comme telle. La conception husserlienne de la rétention brouille celle du processus de réminiscence, qu’il faut nettement distinguer de celui, actif, de l’anamnèse. Ce faisant, elle brouille le sens même de la continuité qui ne peut précisément être continuité d’un sens, mais bien condition de possibilité de constitution d’unités de sens. C’est précisément le rôle du concept d’empreinte phénoménologique, déjà évoqué plus haut, de permettre de comprendre cette possibilité. Celui-ci propose une conception phénoménologique de la mémoire qui n’est pas d’abord mémoire d’un quelque chose, mais sentiment de familiarité, implication au sein d’un champ de tensions affectives et sensibles, à travers lequel la cohérence et la structure du souvenir sont reconstruites sans être inventées de rien. Cette conception du champ et de la mémoire phénoménologiques est parente de la conception derridienne de la trace et de l’archi-écriture comme condition de possibilité « non-phénoménologisable » de l’existence d’un champ phénoménologique. La conception derridienne est cependant précisée et élargie, car Richir veut passer d’un paradigme encore formel (celui, chez Derrida, d’une conception élargie de

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l’écriture, ou plus exactement de l’inscription, précédant tout jeu de sens et toute sémiologie) à une compréhension concrète du processus même selon lequel s’accomplit cette logique. Les risques apportés par l’écriture décrits par Derrida, insiste Richir, participent des risques habitant originairement toute institution symbolique. Sur ce point encore, certes, la lecture de Richir est en vérité proche de celle de Derrida, qui montre lui-même combien la continuité des rétentions n’assure pas la continuité d’un système d’évidences et l’articulation sans faille des conclusions aux prémisses et combien la pensée est dépendante de son inscription (voire des supports matériels de son inscription) et du système scriptural des renvois indicatifs auquel il lui faut toujours aussi se fier. La terminologie de l’écriture est cependant récusée par Richir, malgré sa valeur heuristique, pour son aspect limitant et, selon lui, trompeur : […] L’« association » ne procède pas elle-même d’une écriture, fût-elle archi-écriture – elle n’enchaîne pas les « signes » ou les « traces », mais des phénomènes, et ce n’est que secondairement, par une retraversée du champ phénoménologique par le champ symbolique, qu’elle paraît n’enchaîner que des « signifiants 25 ».

La logique derridienne ainsi reprise et réassimilée n’interdit ni ne limite plus la phénoménologie, mais en devient partie prenante. Elle devient constitutive de la compréhension qu’il faut avoir des processus génétiques au sein desquels des phénomènes, en eux-mêmes informes et volatiles, se structurent 26.

3.3. L’eidos et l’image Ces prémices d’une théorie de l’eidos sont explicitées, vingt ans plus tard, par les analyses de Richir consacrées à cette question dans L’institution de l’idéalité et les Fragments phénoménologiques sur le langage qui entendent élucider la structure et l’origine phénoménologique de l’idéalité elle-même.

25. Marc Richir, ibid., p. 299. 26. Cf. le dernier chapitre de Florian Forestier, Le réel et le transcendantal, op. cit., 2015.

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Richir y fait plus précisément le lien entre sa vision de l’empreinte phénoménologique et l’eidétique. En effet, l’absence d’évidence apodictique et de fondement ne rend pas la phénoménologie impossible, ni n’interdit de penser une eidétique de la poétique et du vague qui ne soit pas seulement eidétique. L’eidos écrit Richir peut être insaisissable sans être évanescent : son caractère insaisissable vient plutôt de son caractère non-explicitable, l’eidos n’étant précisément, en tant que tel, que présupposition d’eidos : « […] ce qui est fixé lorsqu’on essaie de saisir l’eidos, ce n’est pas cet eidos lui-même, qui est fuyant, fluctuant, intermittent, mais sa présentification en image 27 ! » Toute tentative de fixer l’eidos (par exemple, dans le jeu de la variation, dans la fixation d’un Vorbild) ne saisit en fait qu’une image de l’eidos, de ce que serait l’eidos. Il s’agit d’une anticipation en image d’un eidos qui n’est que dans cette anticipation. L’eidos, en ce sens, n’existe pas. Son idéalité est son inexistence reflétée dans l’image. Dans un autre sens toutefois, l’eidos existe, mais n’est pas autre chose qu’une concrétude ordinaire transposée dans sa présentification en image qui la reflète comme si elle était un eidos. L’idéalité n’est a priori liée à aucune concrétude déterminée, bien qu’elle ait besoin de la base d’une concrétude occasionnellement détachée pour se maintenir.

IV. De l’idéalité à l’extériorité : une reprise fichtéene De la structure générale du sens et de l’institution symbolique, nous sommes ainsi passé à une interrogation phénoménologique visant à comprendre la recherche de la connaissance, dans l’horizon ouvert par la métaphysique classique et la physique moderne, comme processus de sens-se-faisant. L’exemple de la géométrie nous a invité à comprendre de manière plus concrète l’effectuation de ce processus même et amené à questionner la forme phénoménologique de l’idéalité. Ce parcours nous aura permis de passer d’une question générique, celle du rapport au réel, à celle de l’ensemble des paramètres et de la structuration du champ phénoménologique sous-tendant la mise en question de la réalité de ce réel et la constitution de l’horizon de la connaissance et 27. Alexander Schnell, Le sens se faisant, op.cit., p. 64.

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de la science moderne. Les analyses proposées par Richir au troisième temps de sa pensée permettent à présent de compléter ces esquisses en éclairant plus précisément les paramètres et dimensions impliquées dans l’élucidation de ce rapport au réel. La question de l’idéalité invite en effet à réfléchir plus précisément à la question de la transcendance et à la constitution de l’horizon de transcendance au sein du champ phénoménologique ; en retour, cette transcription phénoménologique permettra une meilleure compréhension de la problématique du réel. On notera ici par ailleurs que le modèle kantien mis en avant par Richir s’est d’emblée doublé d’un modèle fichtéen insistant pour sa part sur les dimensions de l’imagination et de l’idéalité. La dernière phase de l’œuvre de Richir, depuis Phénoménologie en esquisses, et surtout Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, est caractérisée par le retour de ce modèle fichtéen à partir des concepts phénoménologiques élaborés dans l’horizon du modèle kantien. Le recours à ce modèle permet en effet de donner une allure moins formelle aux analyses proposées préalablement, de comprendre ce qui les sous-tend, en réarticulant comme des moments ou des dimensions d’une seule structure ce que nous avons appelé transcendantal pur et transcendantal phénoménologique. Sur ce plan, la phénoménologie n’explicite plus le cadre transcendantal dans lequel elle se déploie, mais se performe ; elle ne distingue plus la pensée transcendantale de la concrétude comme telle de l’explicitation de sa phénoménalisation, mais comprend l’effectivité de cette phénoménalisation à l’aune d’une explicitation de la concrétude 28.

4.1. Sens et extériorité Dans les derniers moments de son œuvre, Richir précise en effet sa conception du sens-se-faisant en intégrant à ses analyses les nouvelles « contraintes minimales » révélées par la problématique de l’idéalité. Le sens n’est plus simplement compris comme enchaînement ou mise en lien peu ou prou réflexive de proto-significativités. La figure du sensse-faisant, qui tenait dans un premier temps autant du raisonnement que de la compréhension, est clairement rapportée à ce second modèle. En d’autres termes, pour Richir, le sens est à présent nécessairement, 28. En particulier en mobilisant les concepts d’élément fondamental et d’élément de l’intelligible, qu’il serait cependant trop long de définir ici.

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directement ou indirectement, porté par l’appel ou l’aspiration d’une transcendance à laquelle il s’indexe et qu’il répercute en lui. Parler de sens implique une extériorité non seulement prégnante, mais appréhendée dans sa dimension d’extériorité. Cette extériorité n’est pas tant visée que sous-jacente au processus du sens-se-faisant, qui ne la vise pas, mais se fait sous sa contrainte, l’assume dans sa dimension d’extériorité. Le sens n’est pas seulement sens d’autre chose que de lui-même, il est sens de quelque chose comme autre chose. Cette évolution dans la compréhension richirienne du sens conduit tout aussi bien à majorer la dimension ipséique, sinon subjective, impliquée dans son mouvement. La réflexion sur la dimension subjective de l’expérience, en particulier du sens-se-faisant, s’approfondit en effet dans les derniers travaux de Richir. La thématique de la densification d’un soi par condensation affective conduit à une interprétation désormais moins processuelle de la genèse du sens, laquelle est en quelque sorte assistée par le soi, par son effort et son aspiration. Celui-ci n’est bien sûr pas seulement une dimension affirmative, une constellation de forces ; la subjectivité relève selon Richir d’une affectivité obscure, qui ne se phénoménalise pas dans l’horizon d’un monde, et résiste au contraire à cette phénoménalisation. Ainsi, « […] le soi et l’individu relèvent en grande partie d’une dimension hors-monde […] 29 » et est en quelque sorte dessiné en creux. Pour reprendre à ce sujet une formule suggérée par Guy van Kerckhoven, nous ne sommes jamais seulement ni tout à fait Dasein.

4.2. Le sublime et la transcendance Richir entend en particulier montrer qu’une compréhension phénoménologique du sens implique une explicitation plus poussée de cette dimension de transcendance, qui se trouve alors, nous le verrons, pluralisée. On ne peut en effet selon Richir se contenter de poser une transcendance : celle-ci doit pour être comprise dans son effectivité phénoménologique être déclinée selon plusieurs expressions, certes nouées, dont il faut comprendre les relations autant que la genèse. Dans les Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, les Fragments phénoménologiques sur le langage et dans les Variations sur 29. Sacha Carlson, L’écart et le rien, Conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 213.

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le sublime et le soi 1 et 2, Richir propose de nouvelles dramaturgies pour expliciter la structure du sens dans l’horizon de cette transcendance plurielle. Celles-ci mobilisent avec toujours plus d’insistance la thématique du sublime. Les analyses de Richir se déploient pour ce faire selon plusieurs angles, celui de la genèse de la spatialité, celui de l’ipséité, celui de l’idéalité. Chaque fois, deux dimensions essentielles et liées sont impliquées pour rendre compte phénoménologiquement de la transcendance : l’altérité comme déchirement d’une part, l’extériorité sensible d’autre part. Dans les Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, cette question est appréhendée dans l’horizon d’une phénoménologie de la genèse de la dimension spatiale, analysée selon plusieurs dimensions. Dans les Variations sur le sublime et le soi, elle est plus directement reprise dans l’horizon d’une phénoménologie du sens. Comme l’explique Richir, Pourquoi faut-il distinguer […] deux types de transcendance ? Je dirais que c’est parce qu’il y a des phénomènes de langage et que le langage, dans l’architectonique que je propose, est radicalement impuissant à l’égard de la transcendance absolue pure. Tel était donc mon point de départ : considérer que si la transcendance est absolue, elle doit être radicalement dehors – il doit donc s’agir d’un dehors non spatial et non temporel ! –, alors que la transcendance avec laquelle le langage a affaire – ce que j’appelle la transcendance physico-cosmique – doit se comprendre comme la transcendance de son référent 30.

Richir distingue ainsi une dimension de transcendance absolue, relevant de l’altérité et d’une phénoménologie de l’affectivité, et une dimension de transcendance physico-cosmologique, celle de l’extériorité de l’expérience (Richir use du terme de « monde », mais celui-ci ne semble pas nécessaire ici, car il ne présente pas la structure husserlienne d’omni-englobance, d’horizon des horizons, ou heideggérienne de totalité : ces dimensions sont phénoménologiquement élaborées à partir d’autres paramètres, comme nous le verrons plus loin). La transcendance absolue désigne une cassure d’un champ phénoménal d’abord affectivement fermé sur lui-même. Richir parle d’un excès d’affectivité, d’une surprise d’exister. Cette transcendance absolue, écrit-il encore, est « […] une part de 30. Marc Richir, L’écart et le rien, Conversations avec Sacha Carlson, op. cit., p. 210.

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l’affectivité qui s’échappe de toute affectivité et dont l’affectivité ellemême ne peut absolument rien dire […] 31 ». Cette dimension est constituée dans une expérience initiale, toujours aussi traumatique, que Richir caractérise comme expérience sublime (et d’une certaine façon comme événement sublime). Celle-ci vient interrompre le flux phénoménologique par un débordement de l’affectivité sur elle-même qui y creuse à la fois l’alvéole d’un sujet et enroule l’expérience sur elle-même (alors que le sens se constitue de façon génétique, en écho, si on peut dire, de la genèse du soi). La scène primitive de la naissance du sens chez Richir est l’expérience du nouveau-né qui a faim, qu’on nourrit et qui finit par comprendre qu’on le nourrit, c’est-à-dire développe une dimension affective d’attente et d’attention. L’espacement de la faim et du rassasiement ouvre, écrit Richir, un rythme affectif qui est le début de l’humanisation du champ phénoménologique sauvage. En cette expérience en effet, l’affectivité brute se structure et prend forme : le se-sentir devient un se-sentir-objet-dela-sollicitude-d’un-autre dont je dépends. Ce phénomène de scission affective entraîne par ailleurs également un phénomène d’agrégation et de scission sensible par lequel les dimensions de la corporéité et de ce qui n’en relève pas se constituent par densification. L’extériorité mondaine se concentre ainsi elle-même dans son extériorité au Leib. Elle se constitue, écrit Richir, sur fond de cette scission : la perception (pour Richir, la perception en phantasia) d’objets externes, comme externes, est précédée par la sensation de leur extériorité, de leur indépendance, par la constitution de l’horizon d’extériorité sur fond duquel et à partir duquel ils seront perçus. La scission en effet est structurée par des jeux de tendances et de contre-tendances : la densification qui accentue l’incarnation est contrecarrée par des mouvements « d’atmosphérisation » liés à ce que Richir désigne (après Husserl) comme Empfindnisse, vibrations sensibles en tant que telles insaisissables, illocalisées et illocalisables : celles-ci nimbent d’emblée l’extériorité sensible d’une dimension supplémentaire, imaginaire et idéale, inaccessible et lointaine, faisant d’elle une extériorité toujours déjà plus que sensible. Cette dimension, alors qualifiée par Richir de transcendance physico-cosmique, est en quelque sorte « […] la “face” de la transcendance absolue “tournée” 31. Ibid., p. 209.

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Tout tient, selon nous, à la transcendance de l’espace (étendue) par rapport à ce qui s’y trouve, transcendance qu’il n’y aurait pas s’il n’y avait la transcendance de l’élément de l’intelligible, laquelle est attestée par le sublime. […] C’est comme si la transcendance […] phénoménologiquement indéterminée et quant à elle radicalement inétendue – « tirait » à elle la transcendance de l’espace, les deux transcendances étant, dans cette relation, non positionnelles 35.

Dès lors, résume Richir, […] Ce qui ouvre au medium du sens se faisant, ce par quoi le sens, en luimême infigurable en intuition, est différent, à l’écart (comme rien d’espace et de temps) des phantasíai « perceptives » qui en constituent les relais ou les porteurs phénoménologiques. Ce « dehors » est donc l’« élément » qui est aussi nécessaire au langage, ce sans quoi il n’y aurait pas langage, à savoir, bien en deçà des significations et des significativités, ce sans quoi il n’y aurait pas de compréhension et d’intelligible au sens large (différent du noeton classique) 36.

32. Ibid., p. 209-210. 33. Ibid., p. 212. 34. Alexander Schnell, Le sens se faisant, op.cit., p. 230. 35. Marc Richir, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, op.cit., p. 404. 36. Marc Richir, Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble, Jérôme Millon, 2008, p. 67.

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vers nous – “face” ou “côté” toujours aussi transcendant […], tenu, en ce sens, par la transcendance absolue en abîme 32 », ou encore, selon Sacha Carlson, « […] le référent du langage, mais qui ne peut habiter le langage qu’en étant transmué par le langage lui-même […] 33 ». Il faut rappeler ici avec Alexander Schnell que « […] dans le “réel”, il y a plus que l’excès de l’“être”susceptible d’être perçu par rapport à l’“être-perçu” actuel – s’il ne s’en tenait qu’à cela, il n’y aurait aucun moyen de distinguer ce qui “est” “réellement” de ce qui est imaginé, par exemple 34 ». Le réel ne s’ouvre qu’en tant qu’il outrepasse son phénomène, qu’il n’est pas épuisé en lui. L’extériorité perceptive chez Richir est toujours aussi et d’abord extériorité imaginaire et intelligible. Ainsi,

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Précisons cependant que cette dimension imaginaire du réel soulignée par Richir et Schnell ne doit pas être rabattue sur une conception classique de l’imagination. Il s’agit surtout par le terme « imaginaire » de souligner que la relation gnoséologique au réel – à un réel dont la réalité concerne la façon dont il est appréhendé (pas seulement pris en compte, mais vraiment interrogé) – implique un travail, une tension, une action, alimentés par les différentes sources que sont la facticité sensible et la transcendance affective. On notera par ailleurs que cette conception de la constitution comme véritable Bildung peut être considérée comme un autre fil conducteur des analyses richiriennes. Dès l’article écrit entre avril 1969 et février 1970 intitulé « Le Rien enroulé. Esquisse d’une pensée de la phénoménalisation (note préliminaire) », lequel paraît dans la revue Textures 37, Richir soulignait en effet que la phénoménalisation consiste pour lui dans les mouvements par lesquels le phénomène se phénoménalise ou se fait phénomène. Cette position est réaffirmée dans Le rien et son apparence 38, ouvrage de dialogue avec la pensée fichtéenne de l’image. Selon Richir, c’est la « […] question du jaillissement de la vision dans le pur voir ou la lumière qui est enfin au cœur de la réflexion de Fichte dans la Wissenschaftslehre de 1804 –, cette question du Rien (= la lumière, le pur voir) et de son apparence (la vision au double sens de vision qui voit et d’être vu) 39 ». La relation sensible première du Moi au Non-Moi est pour lui une relation de flottement dont la terminologie de l’imagination (ou de la phantaisia) husserlienne rend mieux compte, car elle ne comprend pas d’abord en elle l’horizon épistémologique du vrai et du faux. Une telle image ne se comprend pas comme une image, au contraire de l’image réfléchie, créatrice, porteuse d’une Einbildungskraft, laquelle se sait activité imaginante de mise en forme. C’est alors seulement l’image réfléchie au second degré, c’est-à-dire réfléchissant et assumant 37. Nous nous inspirons pour ce développement des remarquables analyses proposées par R. Alexander, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2013. 38. Marc Richir, Le Rien et son apparence. Fondements pour la phénoménologie (Fichte, Doctrine de la Science 1794/1795), Bruxelles, Ousia, 1979. 39. Marc Richir, Le Rien et son apparence, op. cit., p. 166.

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4.3. La dimension imaginaire du réel

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l’écart de l’image réfléchie au réel, qui incorpore directement le souci épistémique qu’elle ouvre par son activité réfléchissante 40. Pour Richir, l’imagination chez Fichte tente perpétuellement de résoudre un insoluble conflit avec elle-même. En s’interrogeant, elle creuse en elle-même aussi bien l’horizon du vrai que la structure de la perception comme perception de quelque chose ; celle-ci ne relève donc pas, comme le voulaient Kant et Husserl, d’une réceptivité, mais d’une activité intellectuelle s’effectuant au sein même de la masse sensible et y dégageant une polarité de sujet et d’objet. La mise en jeu de l’Être comme horizon est elle-même fruit de cette activité qui ouvre l’horizon de la consistance des choses et des êtres au-delà et en deçà du flux des apparences : « dans le double-mouvement de l’imagination se produit la phénoménalisation, le prendre apparence incompréhensible du rien absolument contradictoire 41 ». Fichte tire ainsi au plus loin les conséquences d’une pensée systématique dans laquelle l’absolu n’est plus un être mais corrélation faite être. Selon Alexander Schnell, la philosophie fichtéenne ouvre à une compréhension élargie de la question de la corrélation, bien exploitée par Richir. Mise en question par les nouveaux réalismes, en particulier par Quentin Meillassoux 42, cette corrélation ne se réduit pourtant précisément pas à une juxtaposition entre ce qui est et ce qui est donné à la conscience, mais répond à la tâche fondamentale de la philosophie : celle-ci ne peut expliciter son propre statut et celui de la connaissance à laquelle elle ouvre qu’à travers une compréhension de la corrélation. Selon Alexander Schnell, la tâche fondamentale de la philosophie est en effet de rendre compte de la façon dont les jugements a priori de la philosophie peuvent être synthétiques 43, ce qui leur permet en d’autres termes de n’être pas pures tautologies, mais au contraire d’accroître effectivement nos connaissances. Il s’agit de rendre compte du fait que la nécessité (ou la contrainte) qu’expose la philosophie transcendantale est toujours d’abord rencontrée ; qu’elle 40. Sur ce point, cf. les très belles réflexions d’Alexander Schnell dans Réflexion et spéculation, Grenoble, Jérôme Millon, 2009. 41. Marc Richir, Au-delà du renversement copernicien, op. cit., p. 175. 42. En particulier Quentin Meillassoux, Après la finitude, Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006. 43. Selon une exposition orale faite à l’occasion de la soutenance de thèse de Paul Slama, le 5 mai 2017.

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se révèle dans la mise en jeu d’une facticité qui ne remet pas en cause son caractère transcendantal, mais appartient à sa logique même. Comme en atteste l’ensemble du parcours que nous avons suivi, la phénoménologie de Richir présente alors une compréhension exemplaire de cette coappartenance originelle du phénoménologique et du spéculatif. À partir de la position structurelle d’un ensemble de contraintes minimales de la problématique du réel et du rapport à sa réalité, elle tente en effet de comprendre les modalités phénoménologiques de ce rapport et les différents types d’effectuations qui s’y inscrivent et à travers lesquelles se construit notre connaissance.

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La phénoménologie de Richir conduit ainsi à creuser le concept de phénomène comme tel afin de comprendre la façon dont une charge ou dimension de réalité l’habite originellement. Cette charge de réalité n’est pas portée par une seule instance (qu’il s’agisse de la perception, de l’événement, du temps ou de l’espace) ; il faut la comprendre comme une contrainte structurelle, impliquant différentes dimensions liées : la distinction du schématisme et de l’élément qui se schématise en lui, l’écart à soi du schématisme, qui ne « sait » jamais exactement ce qu’il schématise, et la compréhension de cet écart comme double écart, à la fois schématique et affectif… Ces ingrédients donnent à leur tour les conditions d’une pensée du réel, qu’il s’agit ensuite de transposer dans l’expérience actuelle. La question du réel ne peut alors être comprise comme celle d’un poids factice ou factuel de réalité, comme la simple question de l’ouverture à une extériorité ; elle implique bien plutôt la compréhension d’un nouage de ces dimensions. À la dualité d’une pensée structurellement habitée par le concret, structurellement ouverte, sortant d’elle-même, Richir substitue une partition subtile, dans laquelle la sortie de soi de la pensée reçoit un sens plus précis et plus fort, remettant en jeu la question de la vérité, comme exigence et horizon et, comme chez Husserl, comme expérience. La genèse du sens et l’ouverture à l’horizon du réel impliquent plusieurs dimensions, la facticité nue n’étant que l’une d’entre elles, jouant son rôle au sein d’un écart préalable, ouvert par une transcendance affective, écart au sein duquel le travail d’une proto-imagination permet seul de constituer cette facticité comme relais de la transcendance.

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4.4. La Bildung

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Il faut enfin insister sur le fait que la transcendance affective n’est pas un événement originel ouvrant le champ du sensible comme transcendance une fois pour toutes, mais un événement transcendantal, ou quasi-transcendantal, qui inscrit dans la structure de l’ouverture au réel une dimension inchoative et instable. Le champ phénoménologique ne se maintient ainsi ouvert qu’en tant qu’il bouge ; son ouverture est sans cesse relancée et reconfigurée, et le réel, sans ce mouvement, se perdrait en son image. Assumant cette dimension événementiale, Richir prend ainsi acte d’un déplacement du « site » de la vérité, sans consentir à une mutation totale de celui-ci. Comme Deleuze ou Badiou, il admet en effet que la dimension de la vérité implique de penser un in-appropriable à tout régime imaginaire et, d’une certaine façon, à tout régime de savoir. Mais il s’agit bien pour Richir d’une dimension permettant de comprendre la façon dont nous sommes ouverts à la question de la vérité, et non d’un basculement pur et simple de la vérité de l’être à l’événement. Deleuze et Badiou se rattachent en effet pour leur part à la thématique kierkegaardienne d’une vérité à laquelle nous ne serions pas d’abord accordés, dont nous ne pourrions rien faire mais qui nous imposerait de nous décider par rapport à elle (Gregori Jean analyse bien ce déplacement de la conception de la vérité hors du schéma déjà platonicien d’une vérité à laquelle notre pensée serait préaccordée 44). La phénoménologie richirienne invite pour sa part à comprendre comment cette dimension événementiale participe de notre ouverture à l’horizon de la vérité au sein d’une économie transcendantale impliquant transcendance, facticité et imagination. Les analyses plus précises consacrées par Richir à la façon dont un élément occasionnel sert de base à la visée idéale constituent à la fois une illustration et une explicitation de cette idée.

44. Grégori Jean, « Kierkegaard et le problème de la vérité dans la philosophie française », in Kierkegaard et la philosophie française. Figures et réceptions, J. HernandezDispaux, G. Jean, J. Leclercq (éd.), Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2015, p. 183.

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La phénoménologie de Richir permet d’appréhender de façon plus subtile la question du réel, en comprenant d’abord la pluralité de ses acceptions puis en ressaisissant la façon dont la logique même de la question peut être exposée et les différentes dimensions qui en relèvent. En un certain sens, il n’y a plus chez lui de clivage entre le spéculatif et le concret, la concrétude phénoménologique étant précisément dégagée par la dimension toujours aussi spéculative de la phénoménologie. L’événementialité et l’institution symbolique nous invitent cependant en même temps à assumer une certaine historicité, ou plutôt une certaine contingence des expressions de cette philosophie et de cette phénoménologie, dont la transcendantalité appelle à des concrétions multiples dans des langues elles-mêmes multiples, aux styles, aspérités et rythmes divers. Loin d’être une limitation de la philosophie et de la légitimation, cette inscription en est un élément, une dimension constitutive : la rigueur philosophique implique elle-même que son mouvement et son expression ne soient jamais tout à fait transparents. ***

Bibliographie Alexander Robert, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2013. Derrida Jacques, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967. Forestier Florian, « Mathématique et concrétudes phénoménologiques », Annales de phénoménologie, n° 11, 2012, p. 57-82. — La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2014. — Le réel et le transcendantal, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. — « Intuition et invention mathématique », Annales de phénoménologie, n° 15, 2016. Jean Grégori, « Kierkegaard et le problème de la vérité dans la philosophie française », in Kierkegaard et la philosophie française. Figures et réceptions, J. Hernandez-Dispaux, G. Jean, J. Leclercq (éd.), Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2015. Meillassoux Quentin, Après la finitude, Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.

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V. Conclusion

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Richir Marc, Au-delà du renversement copernicien. La question de la phénoménologie et de son fondement, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976. — Le Rien et son apparence. Fondements pour la phénoménologie (Fichte, Doctrine de la Science 1794/1795), Bruxelles, Ousia, 1979. — Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Jérôme Millon, 1987. — La crise du sens et la phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1990. — L’expérience du penser, Grenoble, Jérôme Millon, 1996. — Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, Grenoble, Jérôme Millon, 2006. — Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble, Jérôme Millon, 2008. — L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. Schnell Alexander, Réflexion et spéculation, Grenoble, Jérôme Millon, 2009. — Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011. — La déhiscence du sens, Paris, Hermann, 2015.

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III Réflexions sur le mouvement de pensée de Marc Richir

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Quel est le mouvement de pensée de Marc Richir ? Dans leur remarquable ouvrage Neue Phänomenologie in Frankreich 1, HansDieter Gondek et László Tengelyi ont présenté Richir (à côté de Michel Henry et de Jean-Luc Marion) comme l’un des représentants majeurs de la troisième génération de phénoménologues en France. La thèse fondamentale de cet ouvrage est que cette troisième génération a exploré et exploité un nouveau concept de « phénomène », celui d’« Ereignis » (événement), déterminé en premier lieu par son caractère non-anticipable et son effet de « surprise ». L’événement est ce qui excède le carcan de l’intentionnalité husserlienne avec ses horizons rétentionnels et surtout protentionnels, et permet de faire imploser de l’intérieur, pour ainsi dire, la structure fondamentale de la conscience transcendantale, ce qui a des conséquences décisives pour le statut du sujet et du transcendantal lui-même. Or, malgré le caractère fructueux de cette hypothèse de travail, nous ne sommes pas convaincus qu’elle s’applique véritablement à Richir (qui l’a d’ailleurs rejetée dans une conversation privée). Indépendamment du fait qu’il faille se méfier de vouloir trouver un point commun, sur le plan systématique, entre les différents auteurs appartenant à cette génération de phénoménologues (ce qui n’exclut pas des recoupements, bien entendu, compte tenu de 1. Hans-Dieter Gondek et László Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011.

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par Alexander Schnell

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leurs sources communes), Richir se démarque en effet sur plusieurs plans de ses contemporains par des analyses totalement inédites. Nous dirons d’abord un mot sur l’acception richirienne du « phénomène » et sur sa conception du rôle et du statut du « sujet transcendantal » avant de nous pencher sur les concepts plus spécifiques de « schématisme », de « Wesen sauvages », de « phantasíai-affections » et, pour finir, de « transcendance » et de « sublime ».

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Richir est un penseur de la dualité 2 ; c’est un dualiste. L’un des couples conceptuels qui traversent de façon systématique son œuvre est le couple « phénoménologie (“champ phénoménologique sauvage”)/ institution symbolique », lequel n’est pas identique au couple « phénoménologique/proto-ontologique ». Les rapports entre ce qui relève du phénoménologique et ce qui relève de l’institution symbolique sont fort complexes. Pour simplifier (parce qu’il y a des interpénétrations qui viennent brouiller ces distinctions 3), on peut dire que ce qui relève de l’institution symbolique est « fixé » (dans le langage, mais aussi parfois dans une compréhension ou saisie « hors langage »), tandis que le phénoménologique ne se manifeste pas directement et se soustrait à toute captation symbolique. Richir réalise de part en part une « phénoménologie de l’inapparent », et c’est en ce sens que le « donné » n’est pas réductible au « phénoménologique ». Or, au sein du « champ phénoménologique sauvage » transparaît une autre dualité – celle entre le « phénoménologique » (au sens restreint) et le « proto-ontologique ». L’usage du « proto- » se justifie en ce que l’ontologie appartient à ce qui est symboliquement institué, et qu’en même temps, il faut accorder un certain sens d’« être » (d’« estre » ?) au phénoménologique. À partir des années 2000, Richir abandonne l’usage du concept « proto-ontologique » au profit du champ lexical de l’« affectivité ». Il s’agit précisément ainsi de souligner la dimension 2. Voilà un premier indice du fait que Richir ne s’inscrit pas dans la mouvance de la « phénoménologie de l’événement ». 3. Pour des clarifications sur ce point, voir les excellentes analyses de Florian Forestier, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2014, p. 53 sq.

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I. Phénomène et sujet transcendantal

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affective de ce qui vient « remplir » ce qu’il nomme désormais, à la suite de Husserl, les « phantasíai », c’est-à-dire les représentations constitutives du champ phénoménologique à la base de tout rapport intentionnel. Le « phénoménologique » est en effet un champ que Richir n’identifie pas ipso facto à la « subjectivité transcendantale ». Ce qui caractérise ce champ, aux yeux de Richir, c’est qu’en lui le « sens » est en train de « se faire » – au double sens d’une « production » ou « constitution » du sens (Sinnbildung) et d’un processus qui ne connaît ni origine (archè), ni fin (télos), ni commencement, ni point d’aboutissement (dans le temps et dans l’espace). Le « sens se faisant » met en jeu une double dualité : d’une part, entre le « schématisme » et les « Wesen sauvages » (caractérisés depuis 2000 plutôt comme « phantasíai », voire « phantasíaiaffections ») ; et d’autre part, plus récemment, la dualité – pour nous fondamentale – entre le couple schématisme/phantasíai-affections et la transcendance, mettant en jeu le « “moment” du sublime ». Nous traiterons successivement de tous ces concepts.

II. Schématisme, Wesen sauvages et phantasíai-affections Intéressons-nous d’abord au « schématisme » et aux « Wesen sauvages ». Bien qu’ils soient inextricables, il est nécessaire, dans cette présentation introductive, de les exposer séparément. Le schématisme est l’un des concepts les plus fascinants et aussi les plus difficiles dans l’œuvre de Richir. Il faut d’abord en cerner l’essence, en proposer une définition. Les difficultés commencent lorsqu’il s’agit d’en préciser le statut. De façon sommaire, le schématisme peut être conçu comme l’articulation « logique » qui fait que le sens de quoi que ce soit « tienne ». Mais le schématisme possède-t-il une positivité minimale permettant de le « décrire » et de l’« expérimenter », ou bien, à l’instar des conditions transcendantales de la connaissance chez Kant, est-il une condition de la phénoménalisation qui ne possède aucune « réalité concrète » et que le phénoménologue introduit dans le but d’identifier un ordre purement épistémique de la phénoménalisation ? Ce n’est ni exclusivement l’un, ni exclusivement l’autre. Tout comme les autres concepts censés rendre compte du registre archaïque de la phénoménologie, il s’agit d’une notion qui ne fait l’épreuve de son effectivité et de son efficience que dans la réalisation et le déploiement

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de ses analyses. Mais en aucun cas ces analyses ne se mesurent à une réalité pré-donnée ; elles ne peuvent donc pas être dites « vraies » dans le cadre d’une théorie de la vérité-correspondance ou de la véritéadéquation. Aussi le schématisme ne peut-il pas être pointé du doigt ; en même temps, il possède une cohérence et une consistance sans cesse approchées par Richir tout au long de son œuvre. Le schématisme peut d’abord être caractérisé négativement. Il est « an-archique » et « a-téléologique ». Il n’est ni dans le temps, ni dans l’espace. S’il y a bien un schématisme de langage qui produit un sens, il y en a aussi un – hors langage – qui n’en produit pas du tout. Le schématisme n’est ni objectif, ni subjectif, plus exactement : c’est une structure présubjective qui articule originairement les entités « élémentaires » à l’origine de toute amorce de sens que Richir appelle les Wesen sauvages, et que, en même temps, seul un sujet peut attester par sa vie – par son affectivité, justement ! Donc bien que les Wesen sauvages soient caractérisés comme une « abstraction », il est tout aussi juste de dire qu’ils sont des concrétudes de phénomènes – articulés, donc, par le schématisme. Le schématisme n’est pas une « mise en figure », en dépit du sens que « schêma » revêt en grec. Il consiste en une « mobilité sans trajectoire », paradoxale et de ce fait difficile à penser, de condensations et de dissipations 4. Il désigne l’articulation inconsciente (mais pas au sens de la psychanalyse !) des différentes sortes de rythmes de ces condensations et dissipations. C’est une sorte de « condensation transcendantale » qui accompagne, oriente et sous-tend le processus de la Sinnbildung. La détermination positive du schématisme – que Richir a appelé dans un entretien avec Florian Forestier la « dynamique du transcendantal » et dont il faut souligner le lien constitutif avec la « Sinnbildung » – fait apparaître que, d’une part, il désigne un double « mouvement » d’« articulation » et d’« appropriation ». C’est en vertu de ce double mouvement que le sens (qu’il soit « en amorce » ou distinctement saisissable) devient sens pour nous. Et, d’autre part, il exprime à la fois le principe de la temporalisation-spatialisation (qui n’est elle-même ni temporelle, ni spatiale) et, nous l’avons déjà mentionné, ce qui, de l’« intérieur » pour ainsi dire, fait « logiquement » « tenir » le discours (sachant que, dans certains cas – comme par exemple en poésie – c’est 4. Sur cette question, voir les analyses détaillées proposées par Robert Alexander dans Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2013.

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l’expression qui le fait tenir, donc, d’une manière générale, qu’il n’y a besoin ni de logique, ni de grammaire, ni de syntaxe). Le schématisme se substitue ainsi à la conception classique (et phénoménologiquement non satisfaisante) d’une mise en forme d’une « matière » (sensible) grâce à l’activité synthétique de l’intellect. Nous en venons alors aux Wesen sauvages et aux phantasíai-affections. Les Wesen sauvages, qui ne sont ni quelque chose d’étant, ni un néant (si on voulait les poser, ils s’évanouiraient aussitôt), doivent nécessairement être supposés par le phénoménologue comme la base la plus archaïque du champ phénoménologique – autrement dit, on ne peut en faire l’économie si l’on veut refonder la phénoménologie, ce qui est le projet de Richir. Celui-ci emprunte l’expression de Wesen sauvages au Visible et l’invisible de Merleau-Ponty. Cependant, elle n’a pas exactement la même signification que dans le projet de son prédécesseur. Chez Richir, les Wesen sauvages fournissent un contenu absolument élémentaire à une sorte de logos disloqué, à cela même que Derrida a appelé dans La grammatologie « l’archi-écriture » (terme qui est d’ailleurs à l’origine de l’idée – richirienne – du « schématisme »). Les Wesen sauvages constituent, d’après Richir, la concrétude de cette écriture. Dans les Méditations phénoménologiques (1992), Richir identifie les Wesen sauvages aux « concrétudes phénoménologiques de monde » ou « lambeaux ou copeaux apparents de la phénoménalité ». Ils constituent des proto-temporalisations/proto-spatialisations schématiques 5, ouvrant « en eux-mêmes et par eux-mêmes aux amorces de sens, c’està-dire aux commencements internes des phénomènes de langage 6 ». À cela, les Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace (2006) ajoutent que les « amorces de sens » caractérisant tout « phénomène de langage » constituent des « enchaînements schématiques » de « phantasíai “perceptives” » – dans la mesure où c’est dans ces amorces que du sens « cherche à se stabiliser ou à se “posséder” » en vue de l’appréhension des phénomènes « constitutifs » du positionnel. Que faut-il entendre par là ? Les Wesen sauvages, qu’il ne faut pas prendre en un sens nominal (il ne s’agit pas d’essences idéelles à l’instar des idées platoniciennes) mais dans un sens verbal, ne sont autres, eu égard au « contenu », que 5. Marc Richir, Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 169, 152, 163. 6. Ibid., p. 152.

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III. Le « “moment” du sublime » Nous voudrions maintenant attirer l’attention sur le second volet de la dualité fondamentale (face au premier volet constitué par le couple schématisme/phantasíai-affections) de la pensée richirienne qui a acquis dans ses derniers travaux une importance de plus en plus grande – on peut même dire que cette figure s’est finalement érigée en « point suprême » de sa refonte de la phénoménologie transcendantale : il s’agit de ce que Richir appelle le « “moment” du sublime 8 ». Celui-ci se situe « entre » le « Je transcendantal » kantien, une pure forme, et l’« ursprünglich stehendes Strömen (= présent vivant) » husserlien, qui est certes donné dans une « expérience transcendantale », mais n’en est pas moins essentiellement marqué (selon lui) par la détermination (encore métaphysique) de l’« éternité ». Ce « moment » ne s’inscrit dans aucune suite temporelle – il est à son tour hors temps (et hors histoire), ce qui se justifie déjà par le fait qu’il n’est « accessible » qu’en pratiquant l’épochè phénoménologique hyperbolique (mettant en doute toute position, et en particulier toute temporalité préexistante). Il met en œuvre le scénario originaire suivant : 7. Marc Richir reprend ce concept à Husserl, voir le texte n° 18 de Husserliana XXIII, en particulier p. 504-506 et p. 514-524. 8. Richir met toujours ce terme entre guillemets parce qu’il ne s’agit pas d’un instant ou d’une phase se temporalisant en présent.

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des « Wesen de phantasíai-affections » – et on les « perçoit » (de façon « interne » et non pas en vertu d’une visée intentionnelle) moyennant ce que Richir appelle justement les « phantasíai “perceptives” 7 ». Plus exactement, ce sont eux qui donnent une concrétude aux phantasíaiaffections, c’est-à-dire à cela même qui atteste – quoique seulement indirectement – les Wesen sauvages. Ainsi, on peut dire que les Wesen sauvages sont inaccessibles comme tels et qu’en même temps, ils habitent les phantasíai-affections. Pour utiliser un langage heideggérien, ils « wesen », déploient leur essence, dans ces dernières. Proprement indicibles, ils sont une abstraction qui résulte du schématisme par rapport à l’affectivité. Ainsi, ils sont plus « profonds » que les phantasíai-affections, lesquelles s’obtiennent par la rencontre de ces Wesen sauvages et de l’affectivité.

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On peut entendre par systole le « ressaut » de l’affectivité dans le « moment » du sublime, […] où, « momentanément » coupée de toute attache, l’affectivité s’emporte en « elle-même » en hyperbole dans une sorte d’état hyperdense, et où, toujours « momentanément », elle se réfléchit sans concept dans son excès dont l’horizon est la transcendance absolue qui ouvre à la question du sens dans la mesure où elle est irréductiblement en fuite, insaisissable, infigurable, donc inaccessible et radicalement indéterminée. Si ce « moment » persistait, l’affectivité s’y perdrait comme dans un « trou noir », et ce sans retour possible : ce serait une sorte de « mort psychique ». Bien au contraire, la systole est immédiatement « suivie » de la diastole qui en est la détente […] qui est déjà schématique dans la mesure où elle est immédiatement reprise par le schématisme qui non seulement module l’affectivité en affections dans les phantasíai « perceptives », mais encore distribue corrélativement le sens, trop massif et trop surabondant, en lambeaux de sens plurivoques tendus par et vers le sens désormais en appel, où le « moment » du sublime continue de jouer, mais en fonction, ou mieux, comme virtuel  9.

Le « moment » du sublime est ainsi caractérisé par une double interruption : interruption du schématisme, donnant lieu à une « hypercondensation » de l’affectivité ; puis interruption de cette densification, de cet « excès d’affectivité », qui équivaut à une reprise du schématisme et à la constitution du contact, en et par un écart comme rien d’espace 9. Marc Richir, Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, Jérôme Millon, 2010, p. 23 sq.

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au registre phénoménologique le plus archaïque a lieu, dans une consécution hors temps, une croissance en intensité (une « hyperbole ») de l’affectivité qui implique en même temps une mise hors circuit de toute conscience, de toute pensée, de tout langage (ce que Richir appelle une « interruption du schématisme »). Cette hyperbole (laquelle est excès et va de pair avec l’hyper-condensation affective) s’interrompt « ensuite » instantanément et de façon inopinée (dans l’« exaiphnès platonicien », comme il le précise), et provoque un retour, un revirement, de l’affectivité sur elle-même. Pour visualiser ce « moment » absolument essentiel, Richir emploie la métaphore (utilisée aussi par Levinas et par Maldiney, mais qu’il prend en un sens rigoureusement non spatial, non temporel et a fortiori non physiologique) de la contraction (« systole ») et de la décontraction (« diastole ») du cœur humain :

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et de temps, de soi à soi (du « vrai soi ») qui résulte précisément de la « mutation » de cette « hyper-condensation ». Une autre fonction décisive de ce « moment » est de donner lieu au « soi » (voire de constituer l’origine de la conscience) et, en particulier, de donner lieu à l’écart (et au rapport) non réflexif du soi à soi. Car si « la pensée » se dit elle-même, si nous ne commandons pas et ne créons pas le sens, celui-ci ne se fait pas « tout seul ». Le « “moment” du sublime » rend alors compte (de façon quasi mythologique et aucunement dans une genèse psychologique) du surgissement du soi devant « pouvoir accompagner » tout sens se faisant et se disant. Enfin, le « “moment” du sublime » confère à l’expérience son contenu déterminé à travers la diastole (en tant que relâchement de la densification de l’affectivité). Il permet en effet d’expliquer comment, dans l’« endogénéisation 10 » du champ phénoménologique, le sens n’est pas le fruit d’une « production » ou d’une « construction » purement subjective, mais relève bien de la concrétude du « monde », du « réel » (ce qui suppose bien entendu en même temps la transposition architectonique de l’affectivité en phantasíai-affections). Il convient toutefois de souligner, enfin, que si le « “moment” du sublime » ouvre certes à la transcendance, il n’équivaut pourtant pas à réintroduire une quelconque forme de divinité au sein du registre le plus archaïque du champ phénoménologique, mais témoigne plutôt de la difficulté (et de la nécessité) – que Richir reconnaît sans réserve et à juste titre – de « traiter avec Dieu ». Nous ajoutons enfin que Richir a opéré dans ses derniers textes un déplacement sur le concept de « “moment” du sublime ». Initialement destiné à rendre compte de la genèse du soi, ce concept s’est déplacé (depuis les Variations sur le sublime et le soi) vers quelque chose qui est au cœur de ce qu’il a appelé dans une conversation privée une vérité intenable (« intenable » parce que parler de « vérité », en général, reviendrait en principe à un simulacre). Richir pense en effet qu’il faut arriver dans la « description » (au sens le plus large) à tenir une frange active d’indéterminité. Ou encore, il faut – et c’est fondamental – « s’abstenir de conclure » (pensons ici à la fameuse « rage de conclure » de Flaubert). Toute la réflexion à propos de l’hyperbole (et du « moment » du sublime) s’inscrit en fin de compte dans une réflexion sur la nature et 10. Voir notre ouvrage Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011.

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l’essence du penser. Tout penser est chargé d’affectivité. En témoigne l’usage des concepts de « systole » et de « diastole » qui dans les derniers écrits ne signifient plus exclusivement la condensation et le relâchement d’affectivité (le déplacement évoqué contamine ainsi également le sens de ces termes de « systole » et de « diastole »). Mais, bien entendu, il y a toujours de l’affectivité dans le penser, la systole et la diastole pouvant se muer en affections de pensée (ou du penser). Cela exprime le fait que l’on ne peut pas penser purement, qu’il n’y a pas de pensée désincarnée.

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Dans cette dualité fondamentale, la structure intentionnelle classique, avec sa corrélation noético-noématique, est, on le voit, reconsidérée et profondément remaniée. Or, est-il possible d’y identifier un « mouvement de pensée » caractérisant toute la refondation richirienne de la phénoménologie ? Nous partageons profondément à cet égard le point de vue de Patrice Loraux, qui y répond par l’affirmative, en proposant une figure de pensée qui réfléchit à nos yeux cela même qui sous-tend le dualisme richirien. Aussi, dans un dernier moment, voudrions-nous entrer en discussion avec cet ami de longue date de Richir 11. Loraux, ancien enseignant à l’université Paris 1, à la retraite depuis plusieurs années, penseur de premier ordre à notre avis, a eu le privilège d’assister de très près à la genèse et à l’évolution de l’œuvre richirienne qu’il a eu l’occasion de creuser durant des décennies, à l’occasion de très nombreuses discussions philosophiques avec Richir, toujours très stimulantes et fructueuses. Ce qui est en effet remarquable dans ce petit texte, c’est que Loraux pointe du doigt une figure tout à fait décisive chez Richir – qu’il appelle les « trois états de philosophie » (ou encore les trois « temps de philosophie »), « superposés et quasi contemporains 12 ». Figure que Richir aurait probablement récusée mais qui n’en traverse pas moins toute sa pensée. Il ne s’agit pas là d’un concept qui sous-tendrait toute son œuvre, mais 11. Voir notamment son hommage à Richir, tout à fait remarquable, intitulé « Pour n’en pas finir », qui ouvre le n° 15 des Annales de phénoménologie (Annales de phénoménologie, n° 15, 2016, p. 11-14). 12. Patrice Loraux, « Pour n’en pas finir », art. cit.

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IV. Les « trois états du philosopher » chez Richir (selon Patrice Loraux)

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bien plutôt d’une « matrice transcendantale » (ce terme est de Richir, nous y reviendrons) qui mérite au plus haut point d’être considérée avec attention. On peut y voir, ce qui serait à creuser et à discuter, quelque chose comme une rémanence de la philosophie classique allemande (chez Hegel ou chez Fichte) dans la pensée richirienne. Loraux pointe d’abord un premier motif hégélien : le caractère indissociable entre la vie et sa « possibilité inespérée » – « possibilité de la “vie autrement” » – qu’est la philosophie. Alors que Hegel avait caractérisé l’Absolu comme vie, Richir a fait de la philosophie l’absolu de sa vie. Or, la vie a deux traits fondamentaux : elle est à jamais en cours, inachevée, voire donne lieu à une fuite ; et elle est une vibration, en non coïncidence avec elle-même (cette non-coïncidence fût-elle « un perpétuel cache-cache entre la fusion et la non-coïncidence »). Ces deux caractéristiques se ramènent à une seule : la pensée comme vie authentique ne s’attache ni à elle-même, ni à la tradition, ou à des modèles, ancêtres, maîtres, etc. – mais elle « se décide à “embarquer” » et ce, en respectant l’impératif, mis en évidence à juste titre par Loraux, de la conjonction entre « la fidélité et l’audace de la transposition » (exprimant par là même la quintessence du bon rapport entre le maître et le disciple ou, tout simplement, du bon rapport à la philosophie tout court). Quel est le rôle et la place du soi dans tout cela ? Certes, dans ce geste consistant à « embarquer », il faut laisser derrière soi le « soi » tel qu’il a été saisi par la tradition afin de ne pas succomber au narcissisme philosophique. Il n’empêche que ce geste requiert un « ancrage minimal » qu’il faut « laisser flottant » et « à bonne distance » vis-à-vis des choses, ancrage que Richir a essayé de penser, dans ses derniers écrits, en tant que « Soi », mais précisément comme « Soi non identique » puisque non coïncident avec lui-même. En étroite filiation avec Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty, Richir pense ce « Soi » en termes de temporalisation (et de spatialisation) : « un “présent vivant” pré-temporel, toujours tout entier lui-même, ce qui permettra de comprendre que sa “détente” est le processus même de la temporalisation/spatialisation ; ou encore un Soi “condensé” qui se détend et, par là, fait monde ». Ce qui témoigne de l’articulation entre le Soi et le temps (et l’espace), c’est cette caractéristique fondamentale de la vie – et du phénomène – qu’est la vibration : « […] si le “moi” – lui-même vibrant – vibrait dans la même fréquence que celle de l’espace et du temps, ce moi ne pourrait même pas s’apercevoir qu’il est spatialisant et temporalisant. Affaire, donc, de composition des vibrations. »

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Pour Richir, selon l’approche de Loraux, il s’agit d’éviter deux écueils. Le premier est celui d’une activité du penser s’identifiant à « l’Esprit » (Hegel) et se perdant dans des « productions chimériques » non attestables. Le second est le geste de confiner cette activité à son propre exercice, au seul rapport à elle-même. L’alternative proposée par Richir aux yeux de Loraux est la « relation sans relation » ou ce que Loraux appelle une « relation “difficile” », expression qui renvoie à l’idée de Jean-Claude Milner d’un « universel difficile » par opposition à un « universel facile ». Qu’est-ce qu’une telle relation difficile ? C’est une relation où la pensée garde un contact avec elle-même, tout en s’engageant dans un « entretien infini » (Blanchot) avec de l’« autrement », avec un « “partenaire” indéterminé », avec une « transcendance si haute » et toujours capable de « prendre la “fuite” », mais qui empêche que le sens en train de se faire implose ou se court-circuite tout simplement. Et ce qui est difficile, précisément, c’est qu’il s’agit d’éviter à tout prix les identifications précipitées afin d’assigner à l’activité philosophique son « lieu propre » qui est celui de l’« épochè », d’un « interminable évidement », de la « “kénose” […] des positivités », seuls susceptibles de garantir « l’allure “ouverte” du penser ». Loraux renvoie ici – du moins implicitement – à une caractéristique essentielle du champ phénoménologique selon Richir, à savoir celle qui se réfère aux « phénomènes comme rien que phénomènes ». Richir précisait à ce propos en 1987 (en caractérisant son propre projet en termes de « phénoménologie transcendantale ») : La phénoménologie transcendantale s’enracine […] dans la question du phénomène en tant qu’il n’est pas toujours déjà « interprété » comme phénomène d’autre chose que lui-même (une structure préalable, une chose ou un objet à quoi correspondent des concepts ou idées déterminés), par suite, du phénomène considéré comme rien que phénomène, où ne paraît et n’apparaît que le phénomène. […] Notre considération du phénomène comme rien que phénomène, revient donc à radicaliser la réduction phénoménologique husserlienne et à lui donner un nouveau sens : il s’agit de considérer le phénomène en dehors (par mise entre parenthèses ou hors circuit) de toute positivité et de toute déterminité qui n’est susceptible, pour nous, de lui venir que par ailleurs ou d’ailleurs, dont il constitue pourtant […] la matrice transcendantale 13.

13. Marc Richir, Phénomènes, temps et êtres, Grenoble, Jérôme Millon, 1987, p. 18.

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Autrement dit, le penser ne peut effectivement être « ouvert » qu’à condition d’ouvrir à son tour à une sphère « pré-immanente » qui n’est autre que le champ phénoménologique déjà décrit plus haut. Cette sphère rend compte de la « phénoménalisation pure », en deçà de toute objectivité constituée et même en deçà de toute donation immanente. Et c’est ici, précisément, que Loraux identifie « trois états du philosopher » conférant à cette « matrice transcendantale » un contenu concret et relevant d’« une transposition sur un registre épuré où se heurtent et s’éprouvent le Soi qui ramène à lui l’expérience et ce qui n’est pas du tout “pour un soi” ». Il nous semble que Loraux touche avec cette idée d’un « éclatement de l’état de philosophie » quelque chose d’extrêmement profond et juste 14, l’idée étant que tout processus relevant de la Sinnbildung renferme et s’opère selon trois moments, à propos desquels Loraux dit, quoique de façon un peu vague, qu’ils sont « superposés et quasi contemporains, mais avec des décalages ». Voyons comment Loraux caractérise ces trois « moments » ou « états » – qu’il appelle l’« inchoativité », l’« œuvre » et l’« irréductible » – et qu’il met en évidence comme se situant au cœur du mouvement de pensée de Richir. À travers cette caractérisation, il s’agit donc d’approcher cette « matrice transcendantale ». Ce qui la caractérise de la façon la plus générale, c’est qu’elle exprime et reflète une disharmonie (sur ce plan, Richir rompt avec le leibnizianisme). Disharmonie entre un plan « objectif » et « subjectif », plus précisément entre, d’une part, le « plan des positivités » et, d’autre part, la réorganisation nécessaire du partage entre le soi cherchant à s’identifier et à se réidentifier à lui-même, et une instance radicalement anonyme 15. Au plus profond du soi s’ouvre en effet une « scission du soi » (Sich-Spaltung ou Selbst-Spaltung et non plus Ich-Spaltung) affectant fondamentalement cette « matrice transcendantale ». Le premier moment de cette dernière est l’inchoativité, c’est-à-dire un élan énigmatique de la « pure énergie du penser » (Loraux ne cite 14. Dans La déhiscence du sens et dans Wirklichkeitsbilder (parus en 2015), nous avons d’ailleurs tenté quelque chose de très semblable en termes d’« Urbild » (mais la notion de « matrice transcendantale » nous paraît bien convenir également), caractérisée elle aussi par trois moments : la phénoménalisation, la plasticité et la réflexibilité. 15. À cela fait écho la fonction du « “moment” du sublime » (évoquée plus haut) selon laquelle le soi est inextricable de l’écart non réflexif à lui-même.

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pas Fichte, mais la proximité est patente), se déployant sans origine ni but, cherchant à se frayer un passage, « où des intuitions fusent incontrôlées, instantanées, animées de vitesse infinie ». « Sans origine ni but », c’est-à-dire, pour Loraux, « sans vrai fil conducteur », et se buttant à « ce qui résiste sans avoir de vraie consistance ». L’idée fondamentale étant ici que quelque chose commence (sans, toutefois, de « point de départ »), que du sens s’amorce, mais sans garantie aucune que cette amorce aboutisse. Or, ce premier état se voit confronté à deux sortes de « nécessités », d’« obligations », de « devoirs » : premièrement, « l’obligation de repasser par des termes déjà institués » ; deuxièmement, le « devoir faire œuvre ». Qu’est-ce à dire ? Face à – c’est-à-dire « en même temps » que lui mais de façon « décalée » – l’élan inchoatif de l’énergie de la pensée mettant en mouvement (« en amorce ») le sens, s’opère une « fixation » (relevant de la « pesanteur du signifiant ») qui « accroche » la pensée à des significations établies ou instituées. C’est là, précise Loraux, en attirant l’attention sur le second aspect évoqué, « le moment redoutable de l’“état d’œuvre” où une philosophie risque de se perdre en terminologie ontologique ou spéculative ». L’inchoativité est donc d’une certaine façon doublement mise en péril (Loraux écrit : « mis[e] au tourment ») : par l’exigence de fixité qui la sous-tend et par l’« éléatisme toujours renaissant », donc par une tendance à l’ontologisation, voire à la spéculation métaphysique. Ces deux « moments » de la matrice transcendantale se contredisent. Mais n’attendons pas de « relève » ou de « dépassement » dialectique pour échapper à cette contradiction ; il s’agit plutôt de « sortir du cercle » d’un engourdissement, d’une « ankylose », à la fois exigé(e) et rédhibitoire. Fidèle à un ancien projet (datant du n° 3 de la revue Epokhè (1993) qui portait déjà le même titre), Loraux identifie un troisième moment de la matrice transcendantale, concomitant aux deux premiers – l’« irréductible ». Ce concept est porteur de cette même contradiction : à la fois d’un refus et d’une affirmation. Refus d’une « coïncidence avec la signification “adéquate” » ; affirmation d’une « résurgence de la relation “difficile” », d’une « instabilité [oxymorique] de l’état ». Concomitant, l’irréductible l’est avec l’inchoativité parce qu’il est aussi près qu’elle de la source, de l’archè – mais cette dernière « manque de décision ». Et il l’est également avec l’œuvre parce qu’il en partage le pouvoir de « cadrer » – mais cette dernière a perdu le caractère « vibratoire ». L’irréductible exprime une « rébellion » (en particulier à la définition même de la philosophie), une soustraction

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à toute domestication (donc une « insoumission »), une « perpétuelle résistance » au « langage de ce qui serait… à dire et qu’on ne saurait accommoder ni faire plier ». Pour Richir, le « schématisme » est un concept, nous l’avons mentionné plus haut, qui vise à exploiter toutes les potentialités de l’« archi-écriture » derridienne. Loraux établit à son tour à la fin de son très beau texte (certes sans se justifier) un lien étroit entre cet « attelage rétif » où s’affirment conjointement l’inchoatif, l’œuvre et l’irréductible et trois « modes de scription » correspondants : « la notation de pensée non développée, assez heureuse et libre ; l’écriture, qui est une transposition, bien loin d’une simple fixation ; le quasi “manque à s’inscrire” ». Loraux précise à propos de ce dernier qu’« il n’y a plus de mot disponible pour un autre mot et l’effort extrême pour tenter de dire, malgré tout autrement le dernier mot défaille ». L’irréductible, en philosophie, est aussi ce qui reste de l’œuvre de Richir après sa disparition : le « refus ultime de toute coïncidence avec la signification “adéquate” », selon cette formule peut-être insuffisamment développée par Loraux. L’expression affective de ce concept se trouve par exemple dans la correspondance de Cézanne : un sentiment de permanente insatisfaction, d’inachèvement radical, en même temps que la conscience du fait que quelque chose a été vu, touché. Il s’agit là d’un concept qui est à la fois le moteur de toute son œuvre, mais qui la met aussi, à chaque fois, en question intérieurement. L’irréductible entre ainsi en résonance avec le concept derridien de « trace », qui nomme un autre champ de tension de la Sinnbildung, tout aussi anarchique et atéléologique, aussi immémorial et immature. ***

Bibliographie Alexander Robert, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2013. Forestier Florian, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2014. Gondek Hans-Dieter et Tengelyi László, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011.

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Husserl Edmund, Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phänomenologie der anschaulichen Vergegenwartigungen. Texte aus dem Nachlass (18981925), Eduard Marbach (éd.), La Haye, Martinus Nijhoff, 1980. Loraux Patrice, « Pour n’en pas finir », Annales de phénoménologie, n° 15, 2016, p. 11-14. Richir Marc, Phénomènes, temps et êtres, Grenoble, Jérôme Millon, 1987. — Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992. — Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, Jérôme Millon, 2010. Schnell Alexander, Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phéno­mé­no­logie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011. — La déhiscence du sens, Paris, Hermann, 2015. — Wirklichkeitsbilder, Tübingen, Mohr Siebeck, 2015.

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IV Épochè hyperbolique et réduction architectonique

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I. Position du problème : une question de méthode L’« épochè phénoménologique hyperbolique » aura été l’un des apports les plus originaux de Marc Richir. Souvent citées par ses commentateurs, les explications à son propos restent toutefois assez mystérieuses, voire décevantes ou, pour le moins, insuffisantes. À la décharge de tous ceux qui s’aventurent dans un commentaire ou un dialogue concernant la méthode richirienne, force est de concéder que Richir lui-même est loin d’être clair quant à l’explicitation de son geste méthodique. Ce geste est désigné par le couple « épochè hyperbolique » et « réduction architectonique ». Les parties de son œuvre consacrées à la méthode voient toutefois très vite toute explicitation se diluer à la faveur d’une mise en exécution : sa méthode est davantage opérée ou effectuée qu’elle n’est détaillée, explicitée, racontée. Il n’est donc pas facile de cerner ce que sont l’épochè phénoménologique hyperbolique (qui nous occupera en premier lieu) et la réduction architectonique (sur laquelle nous porterons ensuite notre attention). Nous ne prétendons pas pallier sans reste ce manque – peut-être inévitable – de l’herméneutique richirienne. Nous nous dédouanons d’emblée de tout recours à une littéralité entendue au premier degré et qui nécessairement porterait à faux : il n’y a pas, au moins concernant ce sujet, un quelconque passage caché qui en fournirait la clef. Comment s’y prendre sans pour autant se borner à répéter ce travers

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par Pablo Posada Varela

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richirien 1 consistant à opérer ou à effectuer ce qu’il s’agirait pourtant d’expliciter ? Si les textes de Richir sur sa propre méthode se révèlent insatisfaisants quant à ce qui s’y trouve de façon explicite, ils s’avèrent extrêmement riches quant à ce qu’ils suggèrent et quant à ce qui est, chaque fois, mis en mouvement. Il nous semble donc que la seule chose à faire afin d’expliciter un tant soit peu cette méthode opérante est d’en oser une traduction, c’est-à-dire de l’énoncer – mais sans en disséquer l’opérativité – dans une langue autre, quitte à en forcer certains traits (et à en oublier d’autres). C’est ce que nous tenterons de faire à l’aide de la méréologie ou « théorie des touts et des parties » mise en place par Husserl dans sa troisième Recherche logique. À la difficile question de savoir « qu’est-ce que l’épochè phénoménologique hyperbolique ? », on répond souvent en évoquant une « mise en suspens de toute institution symbolique », une « suspension de toute forme d’intentionnalité » ou un « retour au pré-intentionnel 2 ». Hormis le fait que ces exigences n’ont rien d’original puisqu’elles sont peu ou prou partagées par tous les phénoménologues contemporains, il faut encore se demander comment y parvenir. Or, c’est par les conséquences de l’épochè hyperbolique (grosso modo, par les caractères de ce à quoi elle ouvre) que l’on a coutume de répondre à la question – ce qui ne saurait suffire. Nous nous proposons d’aborder la question autrement, depuis le couple épochè-réduction ; et, plus concrètement, par ce qui fait le nœud de la théorie transcendantale de la méthode phénoménologique, énoncée par Fink dans sa Sixième Méditation cartésienne. Comment ces deux termes s’articulent-ils ? Répondons d’abord de façon formelle en désignant l’armature de ce rapport : une suspension ou épochè amène ou permet la « réduction » à un champ phénoménologique déterminé ; « réduction » qu’il convient désormais d’entendre comme « re-conduction ». Chez Marc Richir, avons-nous signalé, ces deux instances s’appellent épochè hyperbolique et réduction architectonique. Notre exposé circulera entre ces deux termes de la théorie transcendantale de la méthode. 1. Peut-être somme toute inévitable, en raison de la chose même, qui ne serait quant à elle montrable que sous condition d’effectuation. Nous nous garderons donc bien d’apposer au terme de « travers » la connotation négative qui pourrait lui échoir. 2. Comme le fait Richir lui-même, notamment dans L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 153 sq.

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Qu’est-ce que la réduction architectonique cherche à réduire ? Autrement dit, vers où re-con-duit-elle ? La réponse à cette question nous permettra de renouer avec l’épochè hyperbolique, car elle en montre la pertinence : la réduction architectonique vise la reconduction de l’expérience depuis sa forme dissimulée, repliée, écrasée sous la forme massive du présent, vers le déploiement de tout son spectre architectonique, de toute sa plurivocité transcendantale. Il s’agit donc de déployer ce qu’une massivité faussement originaire, ce qu’une facticité apparemment « d’une pièce », écrase, pour ainsi rejoindre, d’abord par épochè hyperbolique, puis par réduction architectonique, ce fait remarquable qu’est la multistratification de l’expérience. Un tel fait, mis en avant par Richir, consiste en ceci que l’expérience se vit, dans et par un même sujet, sur plusieurs portées à la fois, selon plusieurs espaces-temps. Ce fait d’expérience constitue la matrice phénoménologique qui sous-tend le bien-fondé de la démarche architectonique. L’architectonique comme discours distinguant des registres de phénoménalisation ne s’épuise pas dans le discursif. Elle est bien plus qu’une démarche théorique, dans la mesure où elle trouve, dans l’expérience elle-même, un répondant, c’est-à-dire quelque chose qui est intrinsèquement architectonique et que l’analyse s’attache à prolonger, voire à exagérer, consciente qu’elle est de la menace lovée dans le caractère faussement concluant, faussement originaire, de la facticité. Citons ce passage de Richir qui nous permettra de plonger tout de suite dans le vif du sujet : Du point de vue des concrétudes phénoménologiques, préparés que nous sommes à ne plus concevoir le vivre comme vivre de quelque chose d’actuellement présent, nous commençons à comprendre que nous ne vivons jamais sur un seul « plan » à la fois, ni selon la structure matricielle uniforme de la temporalité, qu’elle soit husserlienne ou heideggérienne. Il y a toujours, en nous, à la fois de l’enfance, de l’adolescence, de l’adulte et du vieillard […] ; notre « vivre » plonge toujours, de manière extrêmement subtile car différenciée de façon prodigieusement complexe, dans divers styles ou diverses figures de l’absence […], et nous sommes toujours, multiplement, traversés par divers rythmes de temporalisations, le plus souvent inaccomplis, les uns très lents, et les autres très rapides 3.

3. Marc Richir, « Vie et mort en phénoménologie », Alter, nº 2, p. 346.

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Voilà le champ phénoménologique auquel Richir cherche à reconduire une expérience (une fausse facticité, temporalisée au présent, d’un seul tenant) qui s’en trouve éloignée. Une citation supplémentaire nous permettra de cerner encore mieux cette matrice phénoménologique de la démarche architectonique :

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Revenons, une fois ces précisions faites, à la spécificité du levier 5 employé pour rendre manifeste un tel panorama. Pourquoi ce levier et pas un autre ? En quoi l’épochè hyperbolique serait-elle la plus à même de dévoiler cette situation de multistratification que nous venons d’évoquer ? Pour répondre à la question, nous avons choisi une stratégie qui nous semble porteuse car révélatrice. Puisque Fink réintroduit explicitement la problématique architectonique en phénoménologie, nous gageons qu’à la lumière de cette relative proximité entre Fink et Richir apparaîtra d’autant mieux la spécificité de l’apport richirien quant à la méthode. Il suffit donc de décliner sous la forme d’un contraste explicite et d’une comparaison avec Fink notre questionnement quant à la nature de l’épochè hyperbolique et de la réduction architectonique : en quoi l’épochè hyperbolique entend-elle aller plus loin que cette autre radicalité qu’est la déshumanisation du spectateur transcendantal chez Fink 6 ? Et, si nous nous reportons vers le deuxième terme du couple méthodique : en quoi l’architectonique au sens de Richir est-elle 4. Marc Richir, Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p 379. 5. « Hebel » en allemand ; le terme est utilisé par Husserl au début de sa 3e Recherche logique. 6. Rappelons que, pour Fink, le mouvement de réduction vise à retourner en deçà de l’aperception mondanéisante, mais aussi humanisante. La subjectivité transcendantale se situant en deçà de sa propre auto-aperception comme être humain, le mouvement de réduction pris dans sa radicalité est donc un mouvement de déshumanisation.

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Tous ces termes sont l’indication, nominalisante dans la langue de la philosophie, de problèmes « à résoudre », et qui, en un sens, ne seront jamais « résolus », parce que, en un autre sens, leur « résolution » demande du temps, et du temps selon plusieurs rythmes à la fois, dont certains, excessivement rapides, passent le plus souvent inaperçus, et dont d’autres, excessivement lents, demanderaient sans doute une durée de vie excédant largement la durée de la vie humaine 4.

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autre que celle de Husserl et de Fink ? Cette toute dernière différence serait-elle déjà repérable à même ce que nous avons désigné comme la « matrice phénoménologique » de la démarche architectonique (comme démarche phénoménologisante visant à prolonger ce que le phénoménologiser phénoménalise) ?

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Quitte à revenir plus loin à ladite « réduction architectonique », partons d’abord du tout premier terme, à savoir de l’épochè hyperbolique. Quel est l’apport spécifique de l’épochè hyperbolique par rapport au geste d’épochè finkéen ? Qu’est-ce qui, de celle-ci, ne se trouve pas chez Fink ? Il s’agit de l’hypothèse du Malin Génie, ou plutôt du Malin Génie comme simple hypothèse 7. Interrogeons alors la différence entre ces deux leviers : qu’est-ce que l’épochè hyperbolique richirienne et, plus concrètement, la simple hypothèse du Malin Génie, vient ébranler, déranger, distordre au-dedans de la déshumanisation finkéeenne de façon justement à élargir son spectre de phénoménalisations ? Quels porte-à-faux inédits produit l’introduction de cette hypothèse par rapport au jeu d’écartements déjà à l’œuvre chez Fink entre le moi phénoménologisant et son terrain d’étude, à savoir la vie transcendantale ? Chez Fink la déshumanisation tente de retrouver la profondeur d’un rapport vie-monde en deçà des représentations aperceptives. Le rapport vie-monde est rejoué en deçà des concepts mondains de transcendance et d’immanence. Le se-savoir-inséré-dans le monde appartient en effet déjà au sens de l’« expérience interne ». L’intériorité ou sphère d’immanence d’un moi est de prime abord une intériorité qui se trouve dans le monde. Cela apparaît déjà quand l’on réfléchit à la spécificité méthodique de la problématique psychologique. Même si je questionne ma propre intériorité psychologique, je questionne une partie du monde, un domaine mondain. On a ainsi toujours 7. Selon Richir, Husserl n’aurait pas pris la mesure de la radicalité du doute hyperbolique cartésien et de l’hypothèse du Malin Génie. Ce n’est qu’à intégrer dans le mouvement de réduction l’hypothèse du Malin Génie que l’immanence du vécu peut se phénoménaliser dans son indétermination et sa contingence.

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II. Hyperbole et contre-performativité phénoménologisante

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conscience du monde comme de l’unité empiétante de la transcendance et de l’immanence. L’« intérieur » de l’expérience interne ne transcende absolument pas le monde, c’est au contraire un « intérieur » immanent au monde, opposé à la totalité de tous les objets « transcendants », immanents eux aussi au monde 8. S’il est vrai que la déshumanisation suspend, depuis l’exposant phénoménologisant, la mondanéisation ou l’incorporation du transcendantal dans l’être du monde afin de la remettre en jeu, elle ne suspend pourtant jamais l’incarnation du moi phénoménologisant dans le pré-être du transcendantal. C’est un lien, celui du moi phénoménologisant avec le moi transcendantal, dont le fond ontologique ou pré-ontologique (donc de l’ordre du Vorsein) n’est jamais mis en question par Fink. Or, c’est exactement cette suspension que va produire ce levier supplémentaire qu’est l’épochè hyperbolique mise en place par Richir. Ce décollage, cette auto-étrangéisation, ce porte-à-faux supplémentaire sera instillé non pas par le Malin Génie lui-même, mais déjà par la simple hypothèse du Malin Génie, par la seule prise en compte de sa possibilité. En effet, une croyance au premier degré dans le Malin Génie précipiterait le sujet dans la psychose, notamment dans la schizophrénie. Que fait l’épochè hyperbolique ? Essayons de traduire le processus dans le langage établi par le jeune Fink. Tout se passe comme si l’hyperbole allait jusqu’à ôter au moi phénoménologisant toute densité performative. Cette densité, si nous nous situons dans les parages finkéens, se voulait encore faite de l’étoffe du Vorsein transcendantal, et ce, malgré l’opposition des « vecteurs » ici en jeu : le vecteur constituant, épousé par la vie transcendantale elle-même, est porté vers le monde, alors que le vecteur proprement phénoménologisant, endossé par le moi phénoménologisant, est tourné – de façon non directement constituante, mais seulement phénoménalisante – vers son objet d’analyse, à savoir vers la vie transcendantale comme constituante. Chez Fink, le phénoménologiser, dans sa rétraction, est toujours sûr de fouler un sol transcendantal, donc de retrouver le Vorsein du transcendantal. Autrement dit, chez Fink la déshumanisation réductive se paye toujours d’une re-transcendantalisation. Le retrait dé-mondanisant, 8. Eugen Fink, Autres rédactions des Méditations cartésiennes, tr. française par F. Dastur et A. Montavont, Grenoble, Jérôme Millon, 1998, p. 213, (p. 170 de l’original allemand).

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le recul dés-humanisant, est immanquablement troqué contre une intensification de la transcendantalisation. Or voilà que le propre du Malin Génie est de lever le présupposé finkéen d’une appartenance nécessaire du phénoménologiser au pré-être du transcendantal. La seule hypothèse du Malin Génie m’enjoint de prendre en considération des hypothèses vertigineuses à même de produire des phénoménalisations inouïes : je peux me dévoyer de façon essentielle (ce qui permet de penser, au-delà de Fink, les psychoses) ; je peux être dépossédé de ma pensée, ne plus « retrouver » le transcendantal (et, partant, le monde constitué) ; le retrait en deçà du monde peut aussi être un retrait en deçà du transcendantal, voire en deçà de toute capacité constituante. Mon actualité phénoménologisante, ma pensée, peut s’avérer être une illusion, un « effet », sa « vérité » étant toujours en amont de sa propre facticité. Le seul fait de prendre en compte cette hypothèse rejoue la question de l’incarnation et déploie des trajets transcendantaux recouverts par le présupposé finkéen évoqué. Or c’est justement à même cette remise en jeu de l’incarnation dans le transcendantal que nous serons amenés à frôler des mondes autres, des rythmes autres, qui, bien qu’ayant été toujours là en fonction, se trouvaient recouverts, voire étouffés par une actualité phénoménologisante encore trop massive chez Fink. Cette actualité phénoménologisante trop présente et oppressante, seule la mise en avant de l’hypothèse du Malin Génie pouvait, pour ainsi dire, la contre-performer, la suspendre à la racine, c’est-à-dire, dans ce cas précis, la court-circuiter toujours un cran en amont d’elle-même. C’est en cela qu’une telle hypothèse s’avère être un levier radical, sorte de garde-fou à l’envers, de cran d’arrêt inversé. Loin d’arrêter tout mouvement au-delà de nous-mêmes, il nous y expose, remettant en jeu notre incarnation au(x) monde(s) et à notre propre chair, désormais phénoménalisée à neuf, moyennant une auto-étrangéisation par où nous nous recevons à/de nous-mêmes de façon native. L’hypothèse du Malin Génie nous expose à une ou des concrescence(s), nous pousse à en devenir transpassibles 9. L’essentielle réflexivité de l’épochè hyperbolique n’est qu’une conséquence de la radicalité de l’hypothèse du Malin Génie, ce qui rejoint d’ailleurs le sens générique de l’hyperbole (comme figure de style). Le moi phénoménologisant est lui-même, disait souvent Marc Richir, 9. Bien sûr sans garantie d’engranger aussitôt du transpossible – c’est là l’irréductible a posteriori propre à toute phénoménologie.

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pris en hyperbole. En effet, l’épochè hyperbolique, de par sa radicalité, ne peut que s’imposer, en toute conséquence, sa propre suspension, c’est-à-dire une suspension de son propre suspendre. Hyperbolique quant à tout être ou pré-être, elle ne peut que s’appliquer à elle-même : elle se « pose », pour le dire ainsi, en contre-confirmation ou démenti performatif de soi. Revenons à notre question : quel est l’intérêt de cette suspension hyperbolique ? Pourquoi cette suspension du suspendre ? Quel est son apport ? Nous venons d’avancer des éléments de réponse partiels. Essayons de reprendre autrement.

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C’est parce que la concrescence des concrétudes est à ce point subtile et profonde qu’elle risque d’être aussitôt architectoniquement recouverte par un moi phénoménologisant toujours moins archaïque que les concrescences qu’il essaye de tirer au clair. C’est donc l’hypothèse du Malin Génie qui, hyperbolisant la suspension – donc suspendant le suspendre – évide le présent phénoménologisant, l’empêchant ainsi de se reprendre et de brouiller, de sa facticité, le fond de concrescences sur lequel il se meut et auquel il tente de faire espace, de prêter chair, de réfléchir. Pourquoi le moi phénoménologisant est-il toujours architectoniquement moins archaïque que les concrescences qu’il s’attache à phénoménaliser ? Tout simplement parce que la réduction phénoménologique comme acte méthodique éveillé est nécessairement une réflexion en première personne, faite au présent, en relative possession de soi et en auto-confirmation performative. Indépendamment du caractère foncièrement passif des motivations réductives, la réduction elle-même, fût-ce comme reprise de tendances affectives passives (telles que le sublime, l’angoisse, l’effroi, l’étonnement, l’ennui), se reprend au présent et en première personne. Or voilà qui nous met, eu égard à son thème, face à un dénivellement architectonique qu’il faudra ménager et dont il faudra jouer. L’auto-mise en échec de l’actualité phénoménologisante par l’entremise de l’hypothèse du Malin Génie est, toute paradoxale que cette contre-performativité paraisse, une façon de neutraliser le dénivellement architectonique qui se creuse entre le moi phénoménologisant et son thème. Le moi phénoménologisant,

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III. Hyperbole et spectralisation architectonique du tiers exclu

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invoquant l’hypothèse du Malin Génie, use à l’aveugle d’un levier d’auto-invalidation transcendantale (levier supplémentaire par rapport à la dés-humanisation finkéenne). Toutefois, il est important de remarquer que cette auto-invalidation ne nous annihile pas car, justement, la facticité est multi-stratifiée et non pas d’une pièce. C’est précisément la matrice phénoménologique de l’architectonique, c’est-à-dire le fait phénoménologique d’une foncière multi-stratification de l’expérience, qui fait que l’auto-suspension ne vaut pas, ici, comme une contradiction performative, mais plutôt à titre de creusement architectonique. Le répondant phénoménologique de l’architectonique déjoue ce qui n’est que contradiction apparente. En effet, il n’y a contradiction qu’au regard d’une facticité massive et d’un seul tenant, c’est-à-dire d’une facticité dont les hiatus architectoniques auraient été barbouillés, griffonnés, mélangés par écrasement, bref une facticité non analysée architectoniquement. La contradiction performative découvre soudainement son propre porte-à-faux dès lors qu’elle se surprend non pas empêchée à la racine, mais prise à partie dans des concrescences inouïes, dès lors qu’elle est reçue par éclairs dans des mondes pluriels à la faveur d’assises subites et mystérieuses, d’étranges séjours instantanés (ou plutôt commandés par une temporalité autre). Ainsi, nous assistons à un véritable dévoiement architectonique de la contradiction performative forcée par le Malin Génie. La contradiction porte, littéralement, à faux. Déjouée, elle n’atteint plus sa cible 10. Néanmoins, loin de s’éparpiller, de se disséminer, le dévoiement de la contradiction performative est aussitôt « architectonisé » (ou « spectralisé ») : il est d’emblée reversé et renversé, métabolisé sous l’espèce de concrescences archaïques en acte qui grouillaient toujours déjà dans le fond multiple de l’actualité phénoménologisante. Le Malin Génie, croyant étrangler le moi phénoménologisant, lui découvre des poches d’air auxquelles seul un aussi puissant levier pouvait nous hisser (car il nous enjoint à traverser notre propre mort). Alors qu’il 10. Il faudrait ici reprendre, depuis ce que nous avons nommé la « matrice phénoménologique de l’architectonique », la manière dont la démarche architectonique permet de déjouer les pièges – les apparentes apories – de la dialectique transcendantale, notamment depuis les travaux, profonds et éclairants, de Frank Pierobon (à l’origine, comme on le sait, de l’usage que Richir fait lui-même de l’architectonique). Y a-t-il une version proprement phénoménologique de la façon dont l’architectonique travaille et élabore les apories, apparemment sans appel, de la dialectique transcendantale (voire de la version phénoménologique de la dialectique transcendantale) ?

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semblait nous mettre au pied du mur, le Malin Génie nous découvre des nouvelles dimensions, des mondes autres. Il nous amène à relativiser architectoniquement ce qui n’apparaît comme étroitesse ou tiers exclu, marteau ou enclume, qu’eu égard à un registre architectonique déterminé, à savoir celui des présents étales (un certain Husserl, interprété superficiellement) ou de la temporalité finie, dont la mort (ou la finitude destinale de l’Être) serait la seule pierre d’achoppement (Heidegger) 11. L’attention phénoménologique portée à ce que produit l’hypothèse du Malin Génie révèle, à notre plus grande surprise, qu’ici « contradiction ne fait pas raison », révélant du même coup les raies spectrales d’un ici à plusieurs portées, à fond multiple. En effet, l’hypothèse du Malin Génie manifeste une multi-stratification de l’expérience où contradiction (performative) ne fait pas nécessairement raison (phénoménologique). C’est cette découverte d’un ici et d’un maintenant spectralement découplés que le moi phénoménologisant se devra de prolonger par une architectonique. Ainsi, la simple instillation de l’hypothèse du Malin Génie produit tour à tour des sortes d’épurations transcendantales de nous-mêmes qui nous catapultent, irréductiblement a posteriori, vers des concrescences inouïes, avec – a priori de corrélation oblige – leur part inouïe d’affectivité qui s’en trouve prise à partie (affectivité propre mais vécue d’abord comme étrange). Le moi phénoménologisant doit donc se 11. En un sens très profond, le point de départ de Richir n’est pas la finitude, mais l’infini ou, si l’on veut, l’indéfini comme indéfinition entre le fini et l’infini. Autrement dit, Richir se place d’emblée aux antipodes de toute transcendantalisation de la finitude. La finitude, voire la mort, est sans vertu authentiquement transcendantale ou essentialisante (« wesend » pourrait-on dire). Elle survient. Elle se superpose de manière non essentielle à un vivre qui plonge dans l’infini, dans l’immémorial et l’immature. En témoigne non seulement la lecture inaugurale que Richir fait de Fichte, et qui est résolument centrée sur la question de l’infini en tant qu’il habite secrètement le cœur de toute représentation finie (cf. sur ce point les travaux de Sacha Carlson, et notamment : « Représentation et phénoménalisation. Remarques sur le contexte problématique de la première lecture richirienne de Fichte “entre Heidegger et Platon” », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 68, février 2016, p. 85-120 ; ainsi que « Systématique fichtéenne et architectonique richirienne », à paraître dans AUC Interpretationes). Mais en témoigne également l’intérêt porté par Richir, lors de ses dernières années, à la figure de Miguel de Unamuno, dont il voyait, en ferme contraste avec Heidegger, une compréhension de la finitude qui se faisait résolument sur fond d’infinité et où cet être aux prises avec l’infini constituait, malgré l’accident de notre mortalité, l’essentiel de ce qu’on appelle « vivre ».

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glisser peu à peu dans la réflexivité du phénomène lui-même pour en épouser le pouls. C’est justement le recours à l’hypothèse du Malin Génie qui fait que le « moi » phénoménologisant devient « soi » phénoménologisant ; c’est ce levier qui en ouvre la transpassibilité, le spectre des résonances et consonances dont il ne se sait pas capable. Or, en tout état de cause, il ne saurait y avoir de capacité ontologiquement ou pré-ontologiquement arrêtée comme capacité, mais toujours des concrescences a posteriori dont le propre est de venir de très loin, de très profond, et ce, au point de rejouer, chaque fois, l’incarnation. Ce que nous appelons ici « incarnation » correspond à ce pan de trajet constituant désormais supposé par Fink comme acquis. Or voilà que cette supposition occultait la façon, toute virtuelle, dont les profondeurs les plus absconses du sujet (où l’incarnation n’est pas un acquis sur lequel camper) se trouvent prises à partie par et dans une pluralité de mondes.

IV. Cogito hyperbolique et transpassibilité Un passage d’Antonio Machado, bien que référé à la poésie, reflète très bien le problème auquel fait face l’analyse phénoménologique et auquel ce levier supplémentaire (par rapport à la déshumanisation finkéenne) qu’est l’hypothèse du Malin Génie tente d’offrir une solution : C’est au poète que la terre dicte sa meilleure leçon. Car dans la grande symphonie paysanne, le poète a l’intuition de rythmes qui ne s’accordent pas avec le flux de son propre sang, et qui sont, en général, plus lents. La tranquillité, le peu d’empressement des campagnes, où domine l’élément planétaire est une grande leçon pour le poète. La terre l’oblige par ailleurs à sentir les distances – non à les mesurer – et à trouver une expression temporelle, comme, par exemple : Le jour endormi Gît de cime en cime et d’ombre en ombre Dit Góngora, le bon, en rien gongoresque, le bon poète que portait en lui le grand pédant cordouan 12.

12. Antonio Machado, De l’essentielle hétérogénéité de l’être, tr. française par V. Martínez, Paris, Rivages poche, 2003, p. 73.

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Que la conscience – c’est-à-dire la « phase de présence » – soit tenue en haleine et mise à mal par ce qui y fait concrescence explique que le concret, qui y fait concrescence, « clignote » comme le dit Marc Richir. Autrement dit : ce n’est que par à-coups, par intermittence, que la phase de présence peut être « à la hauteur » des rythmes de concrescence qui s’y font espace. Elle est portée quelque peu au-delà de ce qu’elle tenait pour ses limites, se surprenant elle-même d’avoir pu là où elle ne l’aurait jamais cru ou su 13. Ainsi, la conscience se découvre grandie et approfondie, mais, désormais, par intermittence, au gré des concrescences qui y clignotent, et sans qu’elle ne puisse, en retour, en « prendre possession ». Ainsi, pris à partie – et, partant, pris de vertige – nous pouvons vouloir couper court à ces concrescences en voie d’autonomisation. Leur donner suite semble se faire à nos risques et périls. Nous pouvons vouloir laisser à elles-mêmes ces « inerties » inhumaines dont nous sentons que l’accomplissement, la plénitude phénoménologique, requiert notre disparition comme sujets. Nous pouvons vouloir reprendre de la sorte celui que l’on croit être notre souffle, nous replier, nous ramasser, laissant filer à l’infini, seuls et abandonnés à leur sort, les rythmes de concrescence des rien que parties. D’ailleurs, ils n’en ont cure. Ils n’ont pas besoin de nous. Nos inspirations, nos « illuminations » seraient donc de fâcheux accidents dans nos vies, bien rangées, qu’il conviendrait d’oublier pour autant qu’ils promettent de ces rimbaldiennes « saisons en enfer » qu’il serait sage de s’épargner. Traversés à l’improviste par ces éclairs soudains et imperceptibles, qui sont autant de chamboulements vitaux virtuels, nous pouvons « décider » de ne pas leur prêter chair, de ne pas faire corps avec eux, de continuer à camper dans nos retranchements de toujours dans lesquels ils nous auront, il est vrai, poussés, ne serait-ce qu’un instant. Nous en revenons ainsi, comme nous disait A. Machado, au pouls de notre « moi », aux battements balisés, aux écarts maîtrisés où nous croyons peu ou prou savoir celui que nous sommes, où, pareils à nous-mêmes, nous nous repérons et nous nous reconnaissons tant bien que mal. Nous constatons donc une dénivellation architectonique entre l’instance réfléchissante – le présent du phénoménologiser – et ce qui s’y réfléchit, à savoir des concrescences en présence et même, parfois, 13. Nous retrouvons ici la transpassibilité au transpossible dont parle Maldiney.

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hors présence. Cette remarquable situation correspond à un véritable renversement architectonique à l’opposé des prestiges du présent, et du sum. Là-contre, l’épochè hyperbolique essaye d’organiser la « démise » du phénoménologiser ou, pour le moins, la « déchéance » du moi phénoménologisant et des supposés prestiges de son actualité (et, partant, de son identité symbolique). Une fois le Malin Génie convoqué ou invoqué, la « préséance d’être » – le terme est de Fink, nous y viendrons à l’instant – du moi phénoménologisant ne peut plus être transcendentalement « mise à contribution » comme argument. Il n’est désormais plus possible de procéder à la manière de Descartes qui peut, après sa vertigineuse découverte, revenir des abîmes de l’hyperbole en s’accrochant au caractère actuel du feindre comme actuellement feignant pour échapper ainsi à l’hyperbole de la feinte et toucher à de l’être, fût-ce de façon indéterminée et évidée de tout sens. On ne saurait tenir, depuis l’actualité phénoménologisante, un îlot d’être ou de pré-être depuis lequel regagner le reste de l’expérience. L’essentielle multistratification de l’expérience fait qu’il n’y a malheureusement plus d’univocité du Vorsein du transcendantal. Le maintenant impressif n’est plus l’emblème d’une plus grande proximité avec la Vérité (comme cela pourrait être le cas chez Michel Henry), mais, bien au contraire, un sérieux problème pour l’analyse architectonique, pour autant que la facticité du maintenant écrase de sa massivité la subtilité des concrescences qui s’y trouvent repliées dans un fond multiple menacé d’étouffement. La radicalité d’une suspension du suspendre, d’une suspension hyperbolique du phénoménologiser lui-même dégage un lieu – substitut ou pendant architectonique du moi phénoménologisant finkéen – que Richir appelle le « cogito hyperbolique », sorte de caisse de résonnance ou – dit-il – schème organe de la phénoménalisation. Le cogito hyperbolique n’a pourtant rien d’un résidu. Il est inhabitable, inépousable ou imperformable comme tel (inaccomplissable, ou ineffectuable). Il n’est même pas un seuil stabilisé où un prétendu scepticisme pourrait durer et se retrancher, se reconnaître comme tel, vaquer à son minimum d’être et se suffire. En fait, ce caractère transcendentalement épuré du cogito hyperbolique est en stricte coalescence avec sa transpassibilité à des mondes autres. Des mondes autres dont la concrescence n’a pas à composer avec l’étoffe d’un supposé maintenant phénoménologisant, désormais suspendu en son pré-être. Voyons à quel point nous nous trouvons aux antipodes des stratégies propres de la phénoménologie constructive

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Et dans la mesure où le spectateur phénoménologisant dans la phénoménologie constructive a part, à sa manière propre, à l’actualité effective, dans la mesure où, en revanche, son objectité thématique n’y a pas part, l’être du spectateur phénoménologisant précède à un certain égard l’être de son thème « construit ». Déterminer le sens plus précis de cette « précession » forme la problématique fondamentale de la théorie transcendantale de la méthode référée à la phénoménologie constructive. […] Nous ne tenons fermement que le problème fondamental : la question du sens interne du rapport de l’activité phénoménologisante « constructive », distinguée par la préséance d’être de l’existence transcendantale actuelle (donnée), à son objet qui n’a pas part à la même préséance d’être 14.

Le cogito hyperbolique ne dit pas sum ni esse ; c’est un pur écart transpassible qui s’épuise dans les phénoménalisations auxquelles la suspension de sa propre performativité donne lieu. Or cette suspension n’amène pas un a-subjectivisme, et encore moins un nihilisme. Elle produit des phénoménalisations foisonnantes de mondes auprès desquels la subjectivité se reçoit, renaît, clignote.

V. L’approfondissement architectonique de l’a priori de corrélation. Retour sur la question de l’incarnation Cette suspension du suspendre est la seule à même d’ouvrir la problématique de l’incarnation dans toute sa radicalité. Il s’agit de l’expérience, pour le sujet, d’un radical se-recevoir à même un monde, et même sous les auspices d’horizons d’absences autres que ceux de ce monde, d’un renaître en coalescence avec des horizons inouïs. Soudain un monde fait irruption qui requiert, pour se phénoménaliser, une partie de nous qui nous est propre mais où nous ne nous reconnaissons pas de prime abord (c’est à ce moment précis que Richir parlera de mort symbolique). Nous assistons au surgissement 14. Eugen Fink, VIe Méditation cartésienne, tr. française par N. Depraz, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, p. 121 (p. 73-74 de l’original allemand).

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que Fink cherche à mettre en place, basées sur la préséance d’être du phénoménologiser actuel, et supposant un transcendantal univoque, dépourvu de tout hiatus architectonique :

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[…] parfois telle couleur – à l’instar du jaune de Bergotte –, telle Stimmung (qui a toujours ces caractères), tel paysage, etc., nous paraît surgir de nulle part en vue de nulle part, nous retourne énigmatiquement jusque dans nos profondeurs les plus intimes, nous émeut comme dans une « divine surprise », nous arrache à notre âge et aux contingences de la vie, nous donnant l’impression que nous n’avons jamais vieilli et ne devrions jamais vieillir 15.

Notons bien que cette force d’arrachement que nous venons d’évoquer, cette consonance de l’affectivité profonde avec le monde, aussi présente dans le passage cité, n’est autre que celle, parfaitement générique, de l’a priori de corrélation compris comme concrescence de deux parties dépendantes (génériquement ce qui est de l’ordre de la vie et ce qui est de l’ordre du monde, le vécu et ce qui s’apparaît dans le vécu). En tout cas : l’a priori de corrélation entre la vie et le monde n’est pas brisé (il n’y a pas ici de dépassement de la phénoménologie). Il y a, bien plutôt, un approfondissement architectonique de celui-ci, jusque dans les registres les plus profonds. Nous irions même jusqu’à dire que, à ces registres archaïques, l’a priori de corrélation est même intensifié : la concrescence a lieu sans l’entremise du présent, sans avoir à composer avec la forme du présent, sans que la concrescence se fasse à l’aune du maintenant, ou du présent vivant. La concrescence – c’est là, pensons-nous, la force

15. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 485-486. Nous pourrions évoquer, sur cette même ligne, la problématique du sublime. Voir sur ce point Sacha Carlson, « Lo sublime y el fenómeno (Kant, Richir) », tr. espagnole par P. Posada Varela, Ápeiron. Estudios de filosofía, nº 3 : Filosofía y Fenomenología, octobre 2015, p. 117-127.

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de mondes archaïques qui ne nous ont pas attendus ou qui semblent se passer de nous, c’est-à-dire de mondes dont la phénoménalisation pleine implique notre disparition. Cette imminence de disparition vire aussitôt vers une imminence de réapparition ; nous constatons la renaissance juvénile, inentamée, de parties absconses de notre vie : oui, nous sommes aussi bel et bien cela, c’est-à-dire plus techniquement (nous y reviendrons) la partie du fond de notre vie qui entre en concrescence avec ces mondes autres. Citons ce texte, saisissant, de Richir, tiré de Phénoménologie en esquisses :

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Et cependant, puisque, à ce registre architectonique, où il ne peut être question que de la proto-temporalisation/proto-spatialisation de l’instantané en luimême hors temps de présent des revirements, le recours au présent husserlien muni de ses protentions et de ses rétentions nous est interdit, il faut bien que la proto-temporalisation le soit d’horizons transcendantaux de temps sans présupposition de présent, et même de présence comme comportant toujours déjà en elle-même, mais sans présent assignable, son passé et son futur 17.

Il y a donc concrescence vie-monde sous toutes les « latitudes » architectoniques : au plus profond, entre l’affectivité proto-ontologique et le référent des phénomènes de langage (les phénomènes-de-monde), plus superficiellement entre le vécu de perception et l’objet perçu, dans les parages de la phénoménologie du langage, entre affection et phantasia, etc. L’« abîme de sens » entre vie et monde est pourtant toujours le même « tout du long » de l’architectonique. Ce n’est que par à-coups, par intermittence, que le phénoménologiser, et la phase de présence qu’il tient, peut être « à la hauteur » des rythmes de concrescence qui s’y font espace. C’est le sens de cette belle expression présente dans ce passage de Phénoménologie en esquisses : « comme si, par là, nous

16. En effet, la situation matricielle qui structure l’approche méréologique est celle de la dépendance entre parties en vue de leur concrétude. C’est ainsi que l’analyse méréologique est susceptible de suivre à la trace les implications intentionnelles et génétiques structurant chaque phénomène tout en laissant aux parties du phénomène l’initiative de ce mouvement de concrétisation. Autrement dit, les rapports de dépendance méréologique entre parties ne présupposent pas un tiers englobant. Les rapports de dépendance (c’est-à-dire de concrescence) fondant un « tout concret » ne sont que le fait exclusif des parties. C’est là le pari analytique de la méréologie et, précisément, l’enseignement principal de la troisième Recherche logique. 17. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 485-486.

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génétique et architectonique de la méréologie 16 – n’est pas co-présence et n’a pas à l’être. Son effectivité n’en dépend pas, ce qui ouvre dès lors à une analyse de toutes sortes de renvois, intentionnels et architectoniques, par-delà, mais aussi en deçà, du présent. C’est ce que nous dit Richir dans un passage immédiatement antérieur à celui que nous venons de citer :

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n’étions encore et toujours qu’aux lisières du monde ou des mondes pluriels que nous ne faisons qu’entrevoir […] 18 ». Le moment est donc venu de se poser de front la question de la spécificité non pas du levier phénoménologisant (épochè hyperbolique), mais de l’autre terme de la théorie transcendantale de la méthode, à savoir ce à quoi reconduit la « réduction architectonique ».

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Certes, nul ne saurait nier que Husserl ait, lui aussi, parlé de strates ou de couches (bien qu’il ait, et ce, à juste titre, mis en garde contre les dangers d’une telle métaphore). Il y a donc aussi chez Husserl (tout comme chez Fink, bien entendu) une architectonique. Cependant, il est essentiel de comprendre que ce qui fait la différence entre, d’un côté, une architectonique phénoménologique comme celle de Richir et, de l’autre, celles de Fink et Husserl, repose en ceci que le destin de l’archaïque n’est plus nécessairement dans ce qui sera le présent ; encore moins dans l’évidence ou dans le constitué final du monde tel qu’on le connaît et tel qu’on s’y reconnaît. L’archaïque, dès lors qu’on se situe dans une phénoménologie architectonique au sens fort, n’est pas fait de proto-choses (un peu comme dans la logique génétique de Husserl mise en œuvre dans Erfahrung und Urteil ou même dans les Analysen zur passiven Synthesis) ; l’archaïque est traversé par des phénomènes à part entière qui, d’eux-mêmes, font monde(s) au pluriel. Mais quels mondes et quels phénomènes ? Des mondes entre-aperçus qui n’ont ni le temps ni l’espace, dit Richir, de se temporaliser/spatialiser, c’est-à-dire de se phénoménaliser – des mondes, toutefois, où se déploient des concrétudes nullement en défaut de constitution. Ces concrétudes n’ont pas à être reprises en vue d’une quelconque stabilisation. D’ailleurs, le propre des concrétudes archaïques se révèle dans leur indifférence à notre égard, dans leur « Jeseinigkeit », comme dit Richir. Elles ne nous attendent pas et n’ont pas à nous attendre pour faire concrescence (pour devenir concrètes à leur registre), car elles n’ont 18. Ibid.

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VI. La « réduction architectonique » et l’irréductible pluralité des registres de concrescence

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pas à composer avec une quelconque aperception transcendantale, ou autres matrices de simulacres ontologiques. Elles sont en disruption par rapport à notre présent vivant, qui n’est plus un quelconque dénominateur commun de la phénoménalité. Au fond, chez Richir, il y a comme un empirisme inversé 19 : les horizons proto-temporels d’absence sont premiers, ils fonctionnent à même toute « sensation » (au sens large du terme) archaïque. C’est bien pour cela que l’affectivité est déjà proto-ontologique, emprise d’immémorial et d’immature. Chez Fink ou chez Husserl, la structure d’horizon peut paraître, certes, à des niveaux de « sensation » extrêmement archaïques, mais il s’agit toujours de la préfiguration de l’horizon du constitué final. En revanche, ce que Richir appelle « base phénoménologique » d’un transposé architectonique n’est aucunement une masse informe, mais quelque chose qui est déjà un monde à lui seul, et dont la vocation n’est absolument pas d’être repris, voire transposé. Ainsi, si les structures d’horizon vont de soi, ce qui, en revanche, est loin d’être premier chez Richir, c’est ladite intentionnalité longitudinale, la subjectivité se sentant elle-même au présent de façon continue (en fait, la conscience interne du temps husserlienne). Chez Richir, nous retrouvons partout des disruptions d’absence d’autres mondes, en écart avec le nôtre, et qui entrent en résonnance avec lui non pas sous la forme d’implications intentionnelles – requérant concrescence, complétion (auquel cas il n’y aurait qu’un monde, qu’une seule concrescence – mais sous l’espèce d’implications que nous pourrions nommer « architectoniques » – sorte d’aimantations qui ne font pas stricto sensu concrescence (la concrescence ne peut pas se faire stricto sensu entre deux éléments appartenant à des registres architectoniques différents ; elle ne peut pas enjamber de hiatus architectonique).

VII. Conclusion Nous voudrions conclure nos réflexions sur un point essentiel que nous venons d’effleurer en esquissant une différence 20 entre 19. Inversé par rapport à l’empirisme classique, mais se voulant, tout de même, empirisme, justement dans la tradition de Husserl lui-même. 20. Différence susceptible d’être analysée méréologiquement. Nous ne ferons, ici, que l’esquisser, en attente de l’entreprendre plus en détail dans d’ultérieurs travaux.

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implications intentionnelles (ou concrescentes : il s’agit de renvois qui demandent à être complétés, et qui se font entre éléments d’un même registre) et implications architectoniques (non directement concrescentes, ou bien de l’ordre d’une concrescence virtuelle qui restera à tout jamais « en souffrance », comme on peut dire d’une facture qu’elle est en souffrance). En fait, ce point essentiel a trait à la pluralité des registres architectoniques et à la nécessité de comprendre cette pluralité comme irréductible. Les hiatus architectoniques restent, en effet, irréductibles, et c’est cette irréductibilité qui légitime phénoménologiquement – c’est-à-dire en dernière instance – le bien-fondé d’une architectonique phénoménologique. Autrement dit, nous touchons, ici, à la matrice phénoménologique de l’architectonique. Il y va, en fait, de quelque chose qui peut quasiment s’énoncer comme une loi : s’il est vrai qu’il y a divers registres de concrescence, il ne saurait y avoir de concrescence entre registres, sans quoi il n’y aurait qu’un seul transcendantal qui engloutirait tous les registres. Ainsi, et pour recourir à des illustrations concrètes, il est d’emblée écarté qu’un affect (comme affect) entre en concrescence avec une phantasia (demeurant phantasia) ou qu’une affection vienne habiter, comme affection, une imagination (qui ne cesse d’être imagination). Ce sont des concrescences vie-monde impossibles. En revanche, il y a habitation virtuelle, effets virtuels (d’aimantation, non pas de concrescence) entre éléments appartenant à des registres de concrescence différents. Il y a, également, un autre type d’aimantation non pas sauvage mais symbolique, donc de l’ordre du signifiant (ce que Richir appelle dans ses Méditations phénoménologiques les « synthèses passives de 1er degré 21 »), qui met en rapport des éléments se situant à des registres architectoniques différents. Or ce rapport n’est pas non plus de l’ordre de la concrescence. Il s’agit, par exemple, de la façon dont un signifiant ou une scène imaginaire structurent l’expérience. Il faut donc bien distinguer : d’une part, l’irréductibilité entre les deux parties de l’a priori de corrélation (vie et monde), enjambée par la concrescence (c’est le miracle phénoménologique dont parle souvent Husserl, l’émerveillement suscité par l’a priori de corrélation) ; et, d’autre part, l’irréductibilité entre les registres architectoniques (non 21. Joëlle Mesnil a étudié de près ces aspects dans ses travaux et notamment dans son récent ouvrage L’être sauvage et le signifiant. Pour une critique du nominalisme en psychopathologie (Introduction à l’œuvre de Marc Richir), Paris, MJW Fédition, 2018.

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sujets à concrescence) que Richir a dégagés ; irréductibilité qu’on ne peut enjamber et sans laquelle il n’y aurait pas une pluralité des registres, mais un écrasement 22 donnant lieu à un transcendantal d’une pièce – ce que précisément, comme nous avons essayé de le montrer, l’épochè phénoménologique hyperbolique et la réduction architectonique essaient d’éviter 23. ***

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Carlson Sacha, « Lo sublime y el fenómeno (Kant, Richir) », tr. espagnole par P. Posada Varela, Ápeiron. Estudios de filosofía, nº 3 : Filosofía y Fenomenología, octobre 2015, p. 117-127. — « Représentation et phénoménalisation. Remarques sur le contexte problématique de la première lecture richirienne de Fichte “entre Heidegger et Platon” », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 68, février 2016, p. 85-120. Fink Eugen, VIe Méditation cartésienne, tr. française par N. Depraz, Grenoble, Jérôme Millon, 1994. — Autres rédactions des Méditations cartésiennes, tr. française par F. Dastur et A. Montavont, Grenoble, Jérôme Millon, 1998. Machado Antonio, De l’essentielle hétérogénéité de l’être, tr. française par V. Martínez, Paris, Rivages poche, 2003. Mesnil Joëlle, L’être sauvage et le signifiant. Pour une critique du nominalisme en psychopathologie (Introduction à l’œuvre de Marc Richir), Paris, MJW Fédition, 2018. Richir Marc, Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992. — « Vie et mort en phénoménologie », Alter, nº 2, 1994, p. 333-365.

22. Il est nécessaire de faire ici mention des importants travaux de Ricardo Sánchez Ortiz de Urbina, l’un des meilleurs lecteurs de Richir et de très longue date, qui fait un usage fécond de la phénoménologie richirienne. Cf. notamment Estromatología. Teoría de los niveles fenomenológicos, Madrid, Brumaria, 2015, dont Sacha Carlson prépare une version française. 23. Je remercie Joëlle Mesnil, Elia Rodière et Sacha Carlson de leur lecture attentive. Je tiens également à remercier les directeurs de ce volume pour leur excellent travail de relecture.

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Bibliographie

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— Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Jérôme Millon, 2000. — L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. Urbina (de), Ricardo Sánchez Ortiz, Estromatología. Teoría de los niveles fenomenológicos, Madrid, Brumaria, 2015.

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PARTIE II

CONCEPTS ET DIALOGUES

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V La refonte du concept d’horizon comme coup d’envoi de la phénoménologie richirienne

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Gaining the more open water, the bracing breeze waxed fresh; the little Moss tossed the quick foam from her bows, as a young colt his snortings. How I snuffed that Tartar air!–how I spurned that turnpike earth!–that common highway all over dented with the marks of slavish heels and hoofs; and turned me to admire the magnanimity of the sea which will permit no records 1.

La notion d’horizon a constitué, dès le départ, un concept central de la phéno­méno­logie. Pour Husserl tout d’abord, il y a au fondement de l’expérience une « anticipation fondamentale et originaire 2 » qui la rend toujours, par essence, indéfiniment reconductible. Cette ouverture du possible, Husserl la pense comme une double structure d’horizon, qui agit comme un « Spielraum von Möglichkeiten » (un « espace de jeu de possibilités ») et par laquelle l’a priori de corrélation 1. Herman Melville, Moby Dick, Boston, C.H. Simonds Company, 1922, p. 61. 2. Edmund Husserl, Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique (2e éd.) [désormais EJ], tr. française par D. Souche-Dagues, Paris, PUF, 1991, p. 37 [Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik, L. Landgrebe (éd.), Prague, Academia, 1939, p. 28].

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par Michel Rhéaume

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se révèle (à titre de pouvoir de syn­thèse) infini (endlos) et en principe omni-englobant. La même chose vaut chez Heidegger par la suite, qui pense le Dasein comme ouverture « ekstatique-horizontale » au monde. Dans Être et temps, le cheminement du questionnement philosophique est constamment décrit comme le fait de libérer, dégager ou (re)gagner un « horizon » déterminé, au sein duquel pourront être menées une explicitation et une interprétation du sens de ce en vue de quoi l’on questionne. Le point de départ lui-même, c’est-à-dire la situation d’oubli où le sens du verbe « être » va de soi, est lui-même décrit comme le fait d’être (à notre insu) « entrés » dans l’horizon d’un concept de l’être comme réalité 3. Puisque toute compréhension (et tout questionner) se meut dans un horizon de sens déterminé, l’enjeu de l’ouvrage consiste à découvrir quel horizon doit permettre de « prendre en vue » le sens de « être » en général, puis d’indiquer comment gagner ce « point de vue » qui doit libérer l’accès à ce qui est recherché. Or, dès son amorce, la pensée de Marc Richir s’engage dans une refonte radicale du concept d’« horizon phénoménologique ». La structure jusqu’alors « fondamentale » de l’apparaître qu’est l’horizon pour les deux pères de la phénoménologie se révèle pour Richir un phénomène institué et dérivé par rapport à un « horizein » plus originaire, celui que creuse ou trace la distorsion originaire de l’apparence. La description phénoménologique que cherche à élaborer Richir au cours des années 1960-1970 vise, de fait, à approcher ce « tissu conjonctif d’horizons intérieurs et extérieurs 4 » qu’est la « peau » de l’apparence. L’énigme de l’horizon, c’est celle de l’émergence du « soi » et de son ouverture à un monde où se donne de l’altérité. Comment l’horizon lui-même se forme-t-il, et à partir de quoi ? Comment approcher ce « proto-horizon » qui ne se laisse plus penser de manière classique ? La première partie de notre texte vise à souligner, ou rappeler, l’importance et le caractère central du concept d’horizon depuis les Grecs jusqu’à la phénoménologie, en passant par la perspective picturale. La seconde partie, qui constitue le cœur de notre enquête, propose une traversée de certains textes de Richir des années 1960-1970, au fil conducteur du concept d’horizon. Ce parcours permettra de montrer 3. Martin Heidegger, Être et temps, tr. française par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 43, p. 165 [Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967, p. 201]. 4. Marc Richir, « Phénoménalisation, distorsion, logologie. Essai sur la dernière pensée de Merleau-Ponty » [désormais PDL], Textures, vol. 72, n° 4-5, 1972, p. 85.

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comment, à partir des profondeurs instables et mouvantes de l’apparence, Richir arrive à penser l’émergence de la perspective et de la diplopie qui sont le lot de la conscience moderne et contemporaine.

I. Les lignes de force du concept d’horizon

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Soulignons tout d’abord brièvement quelques jalons de l’histoire du concept d’horizon : ceux-ci nous permettront d’en constater et d’en souligner le caractère fondamentalement métaphysique (au sens heideggérien de ce qui est déployé en vue de l’élucidation de l’étant effectif eu égard à sa possibilité ou son fondement). « Horizon » provient de la racine grecque « horos », qui désigne la limite d’un terrain ou la borne d’un champ 5. À cette racine se rattache le verbe horizô, qui signifie « séparer par une frontière », et qui donnera par extension les sens de séparer, délimiter, déterminer. C’est le participe horizôn qui est ensuite passé au latin pour donner en français « horizon ». Corrélativement, celui qui mesure la superficie ainsi délimitée par l’horos est l’horistes, l’arpenteur. À noter également que la racine du mot peut être rapprochée (par con­jecture) de oûra dans la langue homérique, qui désigne le sillon laissé dans un champ pour en délimiter les contours. Les gestes concrets qui consistent à délimiter un terrain (situer ou fixer ses contours ; mesurer son aire) vont servir à penser l’acte même par lequel on « comprend » les choses. Aristote désigne effectivement les actes de l’intelligence comme des gestes de séparation et de délimitation (poser ensemble ou séparément) : chez lui, le verbe horizô veut dire délimiter et déterminer, mais surtout définir. Suivant le processus habituel de substantivation, l’horismos désigne la définition même (le résultat) : c’est le « discours » (logos) qui délimite au mieux – au plus près, et le plus fidèlement – la chose. Mais cette dé-limitation, il faut le souligner, n’a pas le sens abstrait du pur et simple « repérage » (pour ainsi dire géographique) des contours. Ce qui est enceint par l’horizon, c’est la propriété, c’est-à-dire ce qui appartient « en propre » à quelqu’un. Or, la « pro­priété » de quelqu’un, ce qui est sien, son bien ou son « avoir », 5. Pierre Chantraine (éd.), Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999, p. 825.

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1.1. Horizein, horismos

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se dit dans le langage courant en grec « ousia 6 » ; en allemand Anwesen. Définir la chose en ce qu’elle est (son « essence »), c’est pour l’essentiel « com-prendre » ce qui lui revient ou lui appartient nécessairement, c’est-à-dire rassembler et délimiter les traits ou caractéristiques dont elle est « titulaire », en tant qu’elle « est » ceci ou cela. Il est presque superflu de noter toutes les connexions qui se jouent ici, et que Heidegger s’est évertué à souligner 7.

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L’histoire du mot (et du concept) d’horizon est très fortement marquée par celle de la perspective picturale, qui va devenir l’objet de nombreux traités théoriques au xve siècle. Ces derniers sont le symptôme d’un chamboulement profond – époqual –‍ qui déborde largement le seul domaine des beaux-arts. La technique de la représentation en perspective a pour but de découvrir et théoriser le moyen de « restituer » le plus fidèlement possible, sur une surface plane (celle du tableau), la profondeur de l’espace et des choses qui y apparaissent, pour un spectateur idéal 8. Le tableau est conçu comme une fenêtre 9 face à laquelle se trouverait un « spectateur » (celui qui regarde le tableau), et pour qui on 6. Ibid., p. 322. 7. Cf. par exemple Martin Heidegger, Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie (GA 18, SS 1924), Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2002, § 7b), p. 24-25. Nous laissons ouverte, ici, la question du rapport précis entre ce champ sémantique du « terrain habité » – délimitant une enceinte ou un champ de ce qui est propre, réservé pour l’affairement – avec celui, paradigmatique pour l’histoire de la métaphysique, de la production artisanale, sur lequel Heidegger insiste davantage. 8. Richir s’intéresse à la perspective picturale (qu’il rattache à la cosmologie moderne) dès 1972, dans « Pour une cosmologie de l’Hourloupe » [désormais CH] (Critique, n° 298, mars 1972, p. 228-253), alors qu’il découvre dans l’œuvre de Dubuffet un parallèle artistique de sa propre démarche phénoménologique : « […] La théorie de la perspective est élaborée à partir d’un espace théorique sans profondeur, dans lequel la profondeur n’est qu’une “troisième dimension”, aussi abstraite que les deux premières qui définissent le plan de la toile. En s’organisant autour d’un point de fuite unique, situé à l’infini, l’espace perspectif tente de s’unifier et de représenter l’espace homogène conçu par la cosmologie. Mais c’est là une abstraction géométrique impossible à réaliser en fait, et il n’est pas un seul tableau “classique” qui y réponde tout à fait » (p. 236). 9. L’image d’un spectateur face à une fenêtre revient souvent dans la période qui nous intéresse, et est directement rattachée à l’idée d’un horizon de donation fini, situé.

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1.2. Ligne d’horizon et perspective picturale

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reproduit sur la toile les formes des choses, telles qu’elles lui apparaîtraient s’il regardait directement le monde­. Ce spectateur idéal est représenté comme un « œil » (un point unique) qui projette sa propre vision comme un cône dans l’espace devant lui, cône dont la pointe est l’œil ponctuel, et qui traverse le tableau pour rejoindre les choses dans l’espace. L’angle d’ouverture d’un tel cône (très ouvert si l’objet regardé est grand ou proche du spectateur ; très fin si l’objet est petit ou éloigné) détermine la grandeur avec laquelle les objets apparaissent au spectateur théorique. Un objet éloigné, donc, sera « cerné » par un cône qui forme une pointe plus fine qu’un objet de même taille situé tout près de la « fenêtre » du tableau. La hauteur de la section du cône, dans le plan du tableau, détermine la hauteur de la figure qui représente l’objet. Ce report du tridimensionnel sur la surface du tableau est rendu possible par une série de constructions géométriques de plus en plus sophistiquées. Une des prémisses implicites d’une telle démarche est que l’espace soit de nature essentiellement géométrique (donc mesurable, idéalisable). Ce qui se situe dans un tel espace peut être décrit par un pur ensemble de relations entre des points et des lignes 10. On voit donc que toute la compréhension newtonienne de l’espace est préparée par la technique de la perspective. L’espace y est compris comme « homogène », « isotrope », et absolument continu : c’est l’un des aspects de ce que Richir appelle la « cosmologie philosophique classique 11 ». Mais en quoi tout cela est-il lié à l’horizon ? Pour cette nouvelle discipline, l’horizon est l’axe central sur le tableau qui correspond, dans l’espace idéal situé derrière celui-ci, à la hauteur du regard tel qu’il serait Le problème de l’horizon, envisagé par ce biais, est le problème de son infinitisation dans l’idée d’un point de vue de survol « absolu ». Cf. par exemple « La défenestration », L’ARC, n° 46 : Merleau-Ponty, Aix en Provence, 1971, p. 31-34 ; PDL, op. cit., § 1. 10. Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique et autres essais, tr. française par G. Ballangé, Paris, Minuit, 1975, p. 42. 11. Voir Marc Richir, Au-delà du renversement copernicien. La question de la phénoménologie et de son fondement [désormais ARC], La Haye, Martinus Nijhoff, 1976, p. 86-87 : « […] l’espace théorique et idéal – la sphère infinie dont le centre est partout et la périphérie nulle part – censé être représenté selon les canons de la perspective, est lui-même l’effet d’une distorsion seconde, distorsion de la distorsion première, qui tend à détordre et à effacer la profondeur réelle en ne la rendant qu’idéale ou concevable, à travers la méthode de construction géométrique qu’est la perspective. » Cf. aussi CH, p. 236.

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projeté droit devant soi (en allant à l’infini). L’horizon est le répondant, dans l’espace géométrique du tableau, de la hauteur du point de vue idéal du spectateur. Cet axe est central dans la construction des formes et figures qui seront tracées sur le tableau : c’est lui qui reçoit les lignes de fuite, et c’est lui qui définit l’orientation du regard projeté sur les objets. Autrement dit, l’horizon détermine à l’avance – selon la façon dont on positionne et oriente un spectateur idéal vers le monde qui s’ouvre à lui par la fenêtre du tableau – l’apparaître des choses au sein de ce monde. Autour de ce concept, une nouvelle compréhension de l’homme et du monde s’esquisse 12.

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Évoquons, avant de clore cette première partie, le lien du concept d’horizon avec la temporalité et le caractère directionnel du mouvement, lien qui se fait déjà sentir dans l’idée de « ligne de fuite » propre à la perspective picturale. Ce champ sémantique est plus spontanément saisi et appartient à l’usage quotidien du langage. La ligne d’horizon, à la rencontre entre ciel et terre (ou ciel et mer), est celle sur laquelle se « découpent » les choses qui font approche dans le champ de la perception. Corrélativement, l’horizon est la ligne vers laquelle s’éloignent les choses qui sortent du champ de la perception. De la même façon, pour quelqu’un qui se déplace, l’horizon est le lieu d’où surgissent les objets (qui sont alors statiques) qui se trouveront sur sa route. C’est ainsi que l’horizon, à titre de lieu d’où surgissent les choses, en vient à être lié à « l’attente », au « possible », et de manière plus générale au temps (par où, entre autres, il acquiert son caractère omniprésent dans l’analytique du Dasein).

12. Il peut être pertinent de préciser que, pour Richir, la Renaissance n’a fait que codifier, dans la théorie de la perspective picturale, la distorsion de la distorsion originaire qui était connue et pensée depuis Platon déjà. Richir réfère sur ce point au Sophiste, 235 d-236 d. L’étranger, y traitant des différents types de mimesis, cherche à décrire les artistes qui tordent les proportions des choses imitées pour les faire paraître moins déformées : « Non pas ceux du moins qui exécutent de grands ouvrages de sculpture ou de peinture ; car, s’ils donnaient aux belles figures qu’ils représentent leurs véritables proportions, tu sens bien que les parties supérieures paraîtraient trop petites et les inférieures trop grandes, parce que les unes sont vues par nous de loin et les autres de près. » Cf. aussi ARC, p. 86.

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1.3. Attente et temporalité

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Résumons ce que notre parcours, jusqu’ici, avait pour but de mettre en relief. L’horizon est, de part en part, un concept métaphysique au sens heideggérien, à savoir, un concept par lequel on pense ce qui fonde l’étant en sa possibilité. C’est déjà ce que permettaient d’entrevoir les racines du mot : elles sont à comprendre à partir du tracer de l’enceinte qui délimite et détermine ce qui nous est propre, notre bien, et que la langue grecque nomme ousia. C’est aussi ce qui ressortait pour l’horizon au sein de la perspective picturale. Celui-ci est structural pour la projection et la construction d’un champ (activement ouvert et bâti) d’apparaître. Enfin – c’est bien connu –‍, la connexion entre le sens de l’être et la temporalité comme horizon est le fil conducteur de Heidegger dans Être et temps. L’importance de la démarche richirienne, qui cherche à montrer l’en deçà de l’horizon classique et désire approcher, dans une description dynamique, le mouvement instable qui donne naissance à cet horizon, ressort alors pleinement.

II. Retour vers l’horizein 2.1. Repenser la limite C’est en commençant par le concept de limite que nous pourrons suivre la piste des refontes que Richir fait subir au concept d’horizon, ou plutôt, à la manière dont le tracer d’un « horizon » peut ou doit être pensé comme « origine » (insaisissable) de la phénoménalisation. Toutes les structures « statiques » que nous avons identifiées plus haut, allant de la simple « frontière » jusqu’à la structure perspectiviste géométrisée, seront décrites par Richir comme pseudo-stabilisations (c’est-à-dire stabilisations illusoires et en réalité impossibles) d’un « mouvement » lui aussi instable de l’apparence. Nous décrirons quatre de ces « reconductions » à la distorsion originaire et, ce faisant, nous nous acheminerons vers la pensée de l’institution de la conscience perspectiviste. 2.1.1. Le double-mouvement Nous abordons le corpus richirien par « Le rien enroulé » (1970) qui offre une première approche de l’idée de « double-mouvement ». Celle-ci permet de repenser toute périphérie et tout horizon de façon dynamique : le double-mouvement constitue un premier pas en direction de la distorsion originaire. Nous résumerons de manière très

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schématique les moments de la démarche richirienne, qui repense le geste husserlien de la réduction transcendantale. La question de départ, dans l’article qui nous intéresse, est désignée par Richir comme le « problème phénoménologique 13 ». Le geste fondateur de la phénoménologie, la réduction transcendantale, est décrit comme une réponse à la crise des sciences que Husserl thématise dans ses derniers écrits. « La pensée scientifique serait en crise parce qu’elle fonctionnerait de plus en plus comme une “machine” (automatique) opérant sur des signes définis seulement par des règles opératoires (techniques) 14. » La réduction transcendantale vise à réinvestir le champ de la science de son sens, de réactiver sa « présence » ; en langage husserlien, à dégager les différentes couches de prestations de sens de la conscience constituante, dans son rapport à l’objet. Ce problème initial de la phénoménologie est ce qui doit mettre en branle deux mouvements opposés, mouvements dont Richir cherche à montrer que seul leur équilibre permet de donner lieu à la « présence » du phénomène. Résumons cette analyse, en la formulant en langage husserlien 15. Le premier mouvement est celui de la réduction ou de l’épochè phénoménologique, qui est la conversion du regard par laquelle le phénoménologue rejoint une sphère de données absolument indubitables et apodictiques, en laquelle il s’agit de s’installer pour la décrire. Le caractère éminemment paradoxal de la réduction est que cette suspension de la thèse de l’attitude naturelle apparaît d’abord comme la « réclusion » de la conscience « à l’intérieur » d’elle-même comme domaine clos (pour accéder aux phénomènes). La réduction phénoménologique peut, sous cet angle, être vue comme un mouvement centripète, un retour en deçà de l’objet (extérieur). Mais ce premier mouvement est contrebalancé par un second, qui fait que la réduction est transcendantale. En effet, la conscience doit toujours du même coup se penser comme constituant les domaines d’objets (leurs types idéaux). Autrement dit, 13. Marc Richir, « Le Rien enroulé. Esquisse d’une pensée de la phénoménalisation » [désormais RE], Textures, vol. 70, n° 7-8, 1970, p. 5. 14. RE, p. 4. 15. Nous présentons ici notre interprétation (et explication) du mouvement de l’analyse à laquelle Richir se prête dans l’article en question. L’auteur y « traduit », pour sa part, le mouvement de la phénoménologie husserlienne dans une dialectique plutôt abstraite du « Même » et de l’« Autre ». Le fait que chacun des termes se renverse sans cesse en l’autre – dans une structure en chiasme – n’est rien qui favorise la limpidité du texte.

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elle doit recouvrer l’objet au sein de ce champ d’apparaître en le fondant exclusivement à partir d’elle-même. La conscience cherche à regagner la présence de la chose, jadis « immédiate » et non problématique dans l’attitude naturelle, en réfléchissant la structure dans laquelle la chose s’« apprésente » à travers les vécus qui l’exposent. Ce second mouvement est celui dans lequel l’étant peut devenir présent, sans jamais tout simplement l’être (sans plus, totalement). Ne reste que l’acheminement vers la présence de la chose 16. Or, ces deux mouvements (centripète, centrifuge) peuvent être pensés d’une manière exactement inverse. Qu’est-ce à dire ? D’une part, on peut considérer que par la suspension de toute thèse d’existence, la conscience ne « s’enferme » pas, mais prend la totalité qui est ouverte à elle en lui accordant un statut différent, soit celui de pur phénomène. Le premier mouvement peut donc en réalité être compris comme centrifuge, tendant à englober absolument tout apparaissant (la conscience se pense d’emblée comme absolument constituante). D’autre part, et conséquemment, la conscience doit alors rendre compte de la transcendance apparente des objets (la manière dont ceux-ci sont « autre chose » qu’elle-même) : le second mouvement consisterait à exclure l’objet du domaine infini de la conscience, ce qui est accompli en le posant comme un telos en fait irrejoignable malgré l’infinité du processus de constitution. Ce second mouvement consisterait donc à compenser l’écart perdu avec l’objet, à reconstituer la transcendance au sein de l’immanence. Dans les deux cas de figure, nous retrouvons deux mouvements qui s’équilibrent d’une manière nécessaire, en ce sens qu’ils se contrent sans que l’un puisse ou doive annuler l’autre. Ces deux mouvements sont ceux que met en branle le phénoménologue, dans une démarche que Richir ne cessera de chercher à (re)penser, et qui lui permet d’approcher le phénomène comme rien-que-phénomène. D’une part, la conscience ne peut s’égaler sans plus à elle-même dans une tautologie où le Moi serait égal au Moi, où le champ de l’apparaître serait parfaitement homogène – l’objet totalement ramené au Moi n’est absolument plus « ob-jet » (Gegen-stand), c’est-à-dire Non-Moi. Il n’y aurait dans ce premier cas de figure que la présence à soi d’un Moi, sans rien qui soit 16. Cet acheminement vers la présence est pensé par Husserl grâce à la notion d’« horizon interne », sur laquelle nous reviendrons dans la prochaine section. Sur la dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, voir PDL, § 1.

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présent. D’autre part, la conscience ne peut justement pas non plus s’abolir dans l’objet (c’était notre point de départ) : la conscience se perdrait alors elle-même dans l’automatisme et le mécanisme d’opérations logiques vidées de sens (Moi = Non-moi). Abolie dans l’objectualité, la conscience deviendrait machinale, vidée du rapport réflexif à soi – pur dispositif. Le présent (l’objectualité), dans ce second cas de figure, prendrait le pas sur la présence à soi 17. On peut reconnaître ici la structure de la Wissenschaftslehre fichtéenne, dont Richir offrira une analyse magistrale dans Le rien et son apparence 18. L’interprétation que nous proposons de l’article de 1970 tient d’ailleurs compte du développement ultérieur que subiront ces premières intuitions et ces descriptions. Ces deux mouvements – celui d’englober et celui d’exclure – sont en un équilibre essentiel. La phéno­ména­lisation vit (à l’intérieur) de cet équilibre qui est provoqué par le phénoménologue, équilibre qui se constitue sur la frontière instable du domaine de la conscience, et qui est institué par une réflexivité qui cherche à se penser dans son rapport à l’objet. Les deux mouvements forment ce que Richir appelle une « frange annulaire 19 », où le mouvement d’englober s’équilibre avec le mouvement d’exclure, un peu comme une étoile équilibre l’implosion constante sur elle-même avec l’explosion continue de sa masse. Nous avons décrit une première refonte conceptuelle de la peiras, de la limite, pensée de façon dynamique, comme double-mouvement qui fait s’équilibrer deux tensions inverses. Soulignons que les deux tensions en équilibre peuvent toujours être interchangées l’une dans l’autre, dans une sorte de clignotement : si l’un est compris comme centripète, l’autre s’y oppose alors comme une explosion ; s’il est à l’inverse compris comme centrifuge, l’autre s’y oppose alors comme une implosion. Ceci nous fournit un premier aperçu du chiasme (même si elle n’est pas, à notre connaissance, encore expressément nommée comme tel, c’est précisément une structure en chiasme qui 17. Cf. RE, p. 10 : « L’étant n’est à lui-même le Même que dans la mesure où il trouve son site dans l’aire de la frange qui entoure ce par quoi elle est entourée. Cette aire est l’aire de la présence, qui est en tant que telle écartelée par une double menace : l’évanouissement pur et simple et la permanence égale à soi du présent. » 18. Marc Richir, Le Rien et son apparence. Fondements pour la phénoménologie (Fichte, Doctrine de la Science 1794/1795) [désormais RA], Bruxelles, Ousia, 1979. 19. RE, p. 8.

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2.1.2. La déhiscence des horizons chez Husserl Les développements précédents concernaient, il est vrai, moins directement l’horizon que l’idée de « clôture » ou de « délimitation » (ils se situaient en quelque sorte dans le domaine de l’entente « grecque » de la chose). La méditation explicite du concept phénoménologique d’horizon, chez Richir, apparaît dans son dialogue avec les pensées husserlienne et merleau-pontienne, dialogue transi par l’influence de la différance derridienne. Le problème de l’horizon, comme nous le verrons, est celui de l’articulation du « spectateur », de la « chose » et du « monde », tous trois pensés comme totalités infinies. Une épochè phénoméno­logique plus radicale doit permettre de revenir en deçà de ces instances hypostasiées, auxquelles on a naturellement tendance à reconduire toute phénoménalité. L’approche du phénomène comme rien que phénomène (c’est-à-dire comme apparaître pur, qui ne serait pas manifestation d’un étant sous-jacent) exige donc, pour Richir, de repenser l’horizon phénoménologique. On trouve chez Husserl deux structures d’horizon distinctes 20. L’horizon interne d’un objet rassemble sous lui, à titre de pôle d’identité, l’ensemble des profils (Abschattungen) de la chose qui sont vécus au sein du flux de la conscience 21. L’horizon externe, quant à lui, représente le renvoi, dans l’apprésentation de la chose « une », aux autres objets du monde environnant. Le processus de l’expérience d’une chose est donc continuellement devant une sorte d’alternative : ou bien le vécu qui surgit est compris au sein de la poursuite de la détermination de 20. Sur ce qui suit, voir Edmund Husserl, EJ, § 8. 21. PDL, p. 66 : « [L’Idée] est le Même de la chose, comme X indéfiniment déterminable qui rassemble (legein) autour de lui tous ses profils possibles. Invisible en elle-même, elle est l’ouverture du voir comme tel, elle est la déterminabilité de l’objet comme horizon de toutes ses impressions dans le vécu du voyant. » ; cf. encore ARC, p. 4 : « l’intentionnalité est la réunion instantanée de l’intuition finie et du concept, de l’apparence et de l’Idée, du fini et de l’infini. Ainsi que l’écrit Husserl, “toute expérience a son horizon d’expérience”. »

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est analysée) puisque la structure qui s’est dégagée est la suivante : englober/exclure | exclure/englober. La « limite » ou la « périphérie » s’avère n’avoir rien de substantiel ou fixe, elle n’est pas un « quelque chose », mais tire tout son être de l’articulation du chiasme : la peiras est la membrure de l’équilibre dynamique.

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la chose ; ou bien il entame l’exploration du contexte de renvois qui détermine cette chose. Pour le dire autrement : une telle expérience, dans son processus, suit un chemin essentiellement fourchu, qui doit continuellement se poursuivre dans l’une des deux voies (qui appartiennent chacune à une structure d’horizon différente). D’une part de la fourche : la poursuite de la synthèse de la chose dans la structure de son horizon interne ; d’autre part : le passage au monde environnant qui constitue le contexte de la chose. Notons que l’horizon externe n’est pas la pure et simple « extériorité » indéterminée : il détermine bien plutôt, lui aussi, comment apparaît et se donne la chose. Quelqu’un qui s’établit par exemple dans l’attitude théorique et considère des objets mathématiques navigue au sein d’un « monde » (donc au sein d’un contexte de sens qui détermine en retour l’objet considéré) qui est différent du monde environnant de la praxis quotidienne. Or, Richir insiste à juste titre sur l’impossibilité de décider quelle structure d’horizon pourrait précéder ou fonder l’autre 22. D’une part, comme nous le disions, la « chose » comme pôle d’identité rassemble, d’après une règle prescrite par son type régional, les vécus qui l’« apprésentent ». Ce faisant, elle se « creuse » toujours en même temps par exclusion d’un dehors ou d’un autre. L’expérience (dynamique) d’une chose implique toujours essentiellement ce dehors, qui apparaît dans un premier temps comme horizon de « second degré » (tout renvoi à un contexte nécessitant son point de départ). D’autre part, l’horizon de monde fonctionne toujours comme le fond duquel se détache la chose, le « fonds » où elle est puisée ou le sol duquel elle émerge (tout « point » identique n’ayant sens que dans un système de référence préexistant). La démarche phénoménologique que Richir vise ici, et qu’il nomme la « défenestration 23 », implique de faire un pas de plus que Husserl – avancée que Richir trouve chez Merleau-Ponty. Ce pas supplémentaire doit nous faire parvenir aux phénomènes comme rien que phénomènes : 22. PDL, p. 67 : « L’expérience d’une chose mondaine s’inscrit donc au croisement de deux horizons, dont l’articulation est éminemment paradoxale : l’horizon extérieur (l’horizon de monde) est rapporté à l’horizon intérieur, c’est-à-dire qu’il en est indissociable et d’une certaine manière impliqué par lui, et pourtant, il l’implique, en tant qu’il le fonde, comme son sol inamovible, en tant qu’il n’y a pas d’horizon de monde sans choses du monde. » 23. Également présentée dans l’article « La défenestration », art. cit., dont certains passages sont identiques.

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il exige une épochè qui fasse sauter les trois « idées » au sens kantien qui sous-tendent la structure d’horizon husserlienne 24. Le résultat étant qu’il n’y a plus rien de stable ou de fixe pour départager clairement ou univoquement ce qui appartient à l’horizon interne et ce qui appartient à l’horizon externe dans le « flux » de l’expérience. La « fourche » est encore là, comme lieu d’une tension entre le même et l’autre, mais les deux directions comportent une part irréductible d’indécidable. Aucune chose n’est parfaitement refermée sur elle-même comme sur son centre 25. Nous retombons sur des acquis que nous avions déjà aperçus : a) au lieu de l’étant délimité, Richir pense le tracer de la limite en train de se faire, le sillon dans son apparaître, le pur horizein ; b) mais comme ce tracer ne fixe de manière univoque aucun intérieur (aucun centre de la chose), celui-ci peut à tout moment s’avérer être l’extérieur (son autre), et vice versa. Richir a « dynamisé » en quelque sorte la représentation de l’horizon, qui devient tracer (actif) qui fait que la différance des deux horizons se creuse continuellement et n’est en rien fixe (ou même fixable). 2.1.3. Le chiasme Le chemin parcouru jusqu’à maintenant a permis de mettre en place plusieurs éléments qui appartiennent au tracé (résultant du tracer) de l’horizon (de la chose ; du monde ; de la conscience) : ce tracé, en tant que frontière, se révèle comme un équilibre de mouvements contraires qui s’entrechoquent ou s’entrecroisent, et ce, de manière essentiellement instable 26. L’un des traits les plus importants de la refonte richirienne 24. Ces trois idées sont : l’ego identique à soi ; la chose identique à elle-même ; le monde totalisable. On peut voir dès 1968, dans « “Grand” jeu et petits “jeux” » (Textures, Bruxelles, vol. 68, n° 3-4, mai 1968, p. 5-35), Richir chercher à penser le mouvement révolutionnaire comme un faire sans telos théorique, ce qu’il appelle alors un faire intransitif (p. 13). Les termes de « jeu », de « tâtonnement », de « gesticulation » visent à approcher le mouvement propre à quelque chose qui se phénoménalise en vue de se phénoménaliser – un mouvement d’apparaître qui ne serait pas réductible à ce qui apparaît, ni à celui à qui cela apparaît. Le même genre de mouvement pur de phénoménalisation qui ne parvient pas à enceindre un objet est pensé dans CH, par le biais de sa méditation sur la peinture de Jean Dubuffet. 25. PDL, p. 76 : « Il y a dans tout visible une étrange distorsion qui empêche la clôture des surfaces sur elles-mêmes puisque le noyau sur lequel elles sont centrées se présente comme un noyau d’absence. » 26. La distorsion de l’apparence ne parvient jamais à se détordre, et toute « stabilisation » d’un équilibre entre les mouvements qui l’habitent risque toujours de

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du concept d’horizon tient au caractère « interchangeable » des termes autour de l’horizon, instabilité qui a été désignée plus tôt par le terme de « clignotement ». L’horizon phénoménologique devient essentiellement perméable, ou poreux, c’est-à-dire qu’il permet une « osmose » réciproque des domaines qu’il ne parvient à séparer que de manière éphémère, précaire. Cette instabilité appartient au phénomène, ou plutôt à sa phénoménalisation 27. Autrement dit, le phénoménologue, dans l’épochè que notre penseur envisage, doit prendre acte de manière radicale de cette instabilité et de ce dynamisme internes à la phénoménalité. Richir emprunte le vocabulaire nécessaire pour penser cet état de choses à Merleau-Ponty, chez qui il trouve une méditation sur le « chiasme 28 ». Le chiasme est une figure de style rhétorique, qui consiste à inverser l’ordre des termes dans les parties symétriques de deux membres de phrase, de manière à former un parallèle ou une antithèse : « C’est bonnet blanc et blanc bonnet ; il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger 29 ». Merleau-Ponty avait reconnu dans Le visible et l’invisible la structure du « chiasme » dans une série de rapports éminemment importants, comme le rapport corps-esprit, touché-touchant, voyantvisible. C’est par ce concept que Richir cherche à décrire l’absence de solution de continuité qui règne « autour » de l’horizon et qui rend essentiellement indistinct et instable ce que l’horizon délimite toujours imparfaitement. Mais il y a plus : le chiasme est, pour Richir, le « nœud » phénoménologique où réside l’énigme de l’apparence, qui fait d’elle un apparaître « à » ce qui s’instituera comme un « je » connaissant, à la fois en rapport

voir les termes qui s’équilibrent autour du chiasme échanger leurs places. Cf. PDL, p. 76-77 ; ARC, p. 58-59. 27. Il ne reste, de fait, qu’un mouvement que le phénoménologue traque. Comme en physique quantique, l’observateur est inclus dans le « dispositif » qu’il s’agit de décrire : son approche, sa tentative de saisir, appartient essentiellement au jeu du clignotement, à la fuite du phénomène et aux transfigurations de l’intérieur en extérieur. Le phénoménologue ne peut en quelque sorte que réfléchir la « structure » du mouvement de son propre échec. 28. Voir surtout Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible. Suivi de Notes de travail, Paris, Gallimard, 1979 (1964), p. 309-313. La section qui devait aborder de front le concept de chiasme reste, dans cet ouvrage, inachevée. 29. CNRTL, « chiasme ». Repéré à .

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à la chose et en rapport à soi 30. Le dynamisme inhérent à cette structure (le sentant peut par principe toujours devenir senti, et vice versa) permet également à notre phénoménologue de penser le « rapport » entre les différentes couches de la phénoménalité : « II n’y a […] pas de hiérarchie entre différents “ordres” – le sensible, l’intersubjectif, le linguistique, l’idéal, le culturel, etc. – mais chaque fois recroisement et chiasmes entre eux 31 ». Richir, en suivant Merleau-Ponty, étend ce principe à toute l’apparence. L’ensemble du champ atteint par le phénoménologue dans la réduction met en jeu de tels chiasmes : l’apparence est à penser comme la « peau » mobile ou la « membrane » qui les articule, ces chiasmes ne faisant jamais que renvoyer (en suivant Merleau-Ponty) à d’autres chiasmes, indéfiniment, sans fin. Ce « redou­ble­ment » indéfini des rapports en chiasmes, Richir le nomme logo-logique 32. C’est en ce sens que le « monde » et la « conscience » n’appartiennent qu’à une seule et même chair, nappe ou tissu d’apparences. Cette chair articule un mouvement de bascule qui n’a précisément jamais fini de se produire. Et comme le phénoménologue est « pris » dans cette nappe, il ne peut pas en sortir pour la considérer « à distance ». La structure en « chiasmes » de « chiasmes » est la structure même de toute réflexion phénoménologique, qui cherche, comme voir, à se retourner sur ellemême comme voir voyant un visible. 2.1.4. La périphérie infinie et la double courbure Une dernière façon d’esquisser l’horizon refondu par Richir dans sa phénoménologie est de passer par les concepts mathématiques de périphérie, de surface et de courbure 33. Supposons un tracé quelconque que l’on envisagerait comme une limite : si l’on n’a pas sous les yeux 30. PDL, p. 87 : « Et pourtant, c’est là l’énigme qu’on ne répétera jamais assez, c’est comme si cette apparence elle-même sentait : c’est le corps qui est sentant en même temps qu’il est sensible, et c’est ce qui lui donne un étrange privilège sur tout le sensible, dont il est, cependant. La bourre de chair de cette apparence qui est le corps est la bourre de chair du sentant : c’est ma chair. » 31. PDL, p. 101. 32. Expression que Richir emprunte apparemment à Max Loreau : cf. CH, p. 235. 33. Les « interlocuteurs » de Richir, dans ce cas-ci, sont d’abord les penseurs qui se situent au « seuil » de la modernité : Nicolas de Cues et Giordano Bruno. L’idée d’un « cercle de rayon infini », par exemple, est une Sprengmetapher (pour reprendre l’expression de Hans Blumenberg) dont se sert le Cusain pour « rassembler » en une

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la totalité du trait refermé sur lui-même (autrement dit, si ce qui se donne n’est qu’un segment d’une limite), comment déterminer quel côté est l’intérieur ? Tout simplement en étudiant sa courbure. En traçant des droites orthogonales le long du trait en question, on peut déterminer si plusieurs de ces droites se recroisent. Le cas échéant, on a identifié l’intérieur autour duquel notre segment tend à se refermer. Pour se « représenter » la périphérie que Richir cherche à penser pour élaborer sa nouvelle cosmologie phénoménologique, on peut se représenter une périphérie qui ondulerait constamment 34. Une telle périphérie ferait s’échanger sans cesse, à chaque fois que l’inflexion de sa courbure changerait de côté, son intérieur et son extérieur. C’est une telle périphérie que Richir cherche à conceptualiser dans Le rien et son apparence, celle de la distorsion originaire de l’apparence, qui se constitue en « cosmos » par chiasmes de chiasmes, formant une logologie (rapport de rapport) toujours en mouvement. Ce mouvement, c’est à une phénoméno-logologie de chercher à l’épouser, le suivre, le poursuivre, puisqu’il n’y a plus à le saisir ou à le délimiter comme on le ferait grâce à un concept. Nous dirons qu’une frange dont le dedans est le dehors est une frange affectée d’une distorsion fondamentale qui fait que son dedans est son dehors, ou encore, une pure périphérie, c’est-à-dire rien d’autre qu’une périphérie, dont on peut aussi bien dire qu’elle n’a ni dedans ni dehors, étant en soi-même la pure limite dont l’en deçà et l’au-delà sont indiscernables […] 35

2.2. La possibilité de la perspective picturale Évidemment, cette refonte ne sera pas sans avoir des répercussions importantes sur la possibilité et le statut de l’horizon au sens perspectiviste du terme. Ce sont ces répercussions que nous étudierons dans sorte de point focal conceptuel des lignes de tension que le Moyen Âge tardif avait exacerbées dans sa réflexion cosmologique. 34. Dans ARC, Richir joue plutôt avec les concepts structurants de la sphère : le centre, le rayon, la périphérie. L’infinité et l’impossibilité de localiser chacun de ces éléments permettent de « décrire » des situations paradoxales, intenables, dans le jeu desquelles Richir voit se déployer l’institution de la cosmologie classique. 35. RA, p. 144.

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cette dernière section, en suivant l’article de 1975 « La vision et son imaginaire 36 ». D’abord (et c’est un trait de la pensée de Richir qui devient rapidement clair), comme toute structure stable, celle de la construction perspectiviste de la vision est une triple institution 37, qui résulte de distorsions de la distorsion originaire qui se joue dans la « nappe périphérique infinie » ou dans la « chair » du monde au sens de Merleau-Ponty. Richir tente de reparcourir le mouvement d’émergence de cette distorsion de la distorsion. Il y met en lumière la façon dont ce mouvement se stabilise dans une sorte de « circulation statique » : celle-ci donne lieu à une cosmologie illusoirement fixe, qui rend possible la perspective picturale. Nous ne pourrons que faire un résumé très schématique de ce texte extrêmement dense. L’article se veut une interprétation du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Les cinquante-huit premières pages sont en réalité le commentaire d’un petit segment de phrase de Rousseau, qui dit qu’il supposera l’homme « conforme de tout temps, comme [il le voit] aujourd’hui, marchant à deux pieds, se servant de ses mains comme nous faisons des nôtres, portant ses regards sur toute la nature, et mesurant des yeux la vaste étendue du ciel 38 ». Ce qui intéresse Richir, c’est la station verticale, et la possibilité d’une mesure par les yeux d’une étendue. Plus exactement, Richir décrit le surgissement de trois institutions hors de la trame ou de la membrane logologique de l’apparence (il s’intéresse à tout type de sensation, mais montre comment c’est la vision qui articule et organise la structure illusoirement « fixe » du monde perceptible). Ces trois institutions, qui sont quasi stabilisées l’une par l’autre, forment le cadre essentiel de la cosmologie philosophique classique qui servira de point de départ à Richir dans son ouvrage de 1976 Au-delà du renversement copernicien. Ces trois institutions sont : celle de l’œil de survol (qui fonde l’idée d’une troisième personne absolue) ; celle de l’œil cyclopéen (qui constitue le face-à-face de la vision comme une ligne entre deux points) ; celle, enfin, du « regard incarné », qui n’est pas vraiment 36. « La vision et son imaginaire. Fragments pour une philosophie de l’institution (1re partie) » [désormais VI-1], Textures, vol. 75, n° 10-11, 1975, p. 87-144. 37. Institution que Richir nomme dans l’article qui nous intéressera la « structure triangulaire » de la vision. Cf. VI-1, § 7, p. 140. 38. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les arts ; Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, GF-Flammarion, 1992 (1971), p. 172.

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une troisième institution, mais plutôt l’équilibre de l’échange perpétuel entre les deux premières, équilibre dans lequel tout le mouvement se stabilise. La description richirienne prend son départ dans la pure et simple vision, pure « peau » périphérique ou membrane essentiellement dynamique dont il cherche à épouser les mouvements 39. Commençons par décrire l’émergence de l’institution de l’œil de survol. Cette idée d’un œil qui survole absolument le visible est issue de la double-tension propre à la pure vision (« pure » : c’est-à-dire qui n’est pas le voir « de » quelqu’un, ni la vue de telle ou telle chose). La « vision » tend à devenir pur voir (actif), ainsi qu’à réduire le vu au pur visible (passif). C’est là une première « direction » du mouvement qu’articule le chiasme de la vision : le voir tend à devenir total, et à réduire le vu en pur visible. La tension vers le pur voir possède un caractère de verticalité : pour gagner une meilleure vue sur ce qui est à voir, la vision (en tant qu’elle est active) cherche à gagner une hauteur depuis laquelle elle peut survoler le visible. Si la vision pouvait voir depuis un zénith « absolu », elle pourrait voir depuis le lieu où le visible ne projette plus aucune ombre. Le « zénith » est donc le lieu (impossible, mais vers lequel la vision en tant qu’elle voit tend – son « fantasme ») depuis lequel le visible (le vu) ne recèle plus aucune invisibilité : il y serait entièrement exposé à la vue 40. Comme toute « tension » au sein de la phénoménalité (rappelons que nous ne décrivons jusqu’à maintenant que la « pure vision », apparence d’avant les choses et le regard), cette première direction est contrebalancée. En effet, le voir lui-même tend toujours du même coup à s’abolir dans le pur visible, puisqu’il est toujours essentiellement exposé au règne de la visibilité (tout voyant se sait vu). Comme la vision n’est que comme chiasme en tension (puisqu’il s’agit de quelque chose qui se joue « dans » la trame de la phénoménalité), ni l’une ni l’autre des directions de cette double tension qui habite la pure vision ne parvient à s’accomplir (c’est-à-dire à vaincre l’autre), mais le fantasme de cette 39. Rappelons que la description phénoménologique ne peut plus cerner quelque chose comme un eidos fixe et stable. Elle doit plutôt prendre en chasse, c’est-à-dire pister le mouvement de la phénoménalisation. Ce « mouvement » est décrit comme un ensemble de tendances (tensions qui s’équilibrent) et de clignotements (chiasmes). La description s’attarde aussi à ce qui motive ces mouvements (les « menaces » que fuit la phénoménalisation, ainsi que les « fantasmes » qu’elle poursuit). 40. Sur ce mouvement, cf. VI-1, § 3, p. 104-110.

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réalisation continue d’habiter la vision. C’est là l’idée de la réalisation impossible du narcissisme absolu qui consisterait, pour la vision, à se voir voyante 41. Nous avons décrit le premier « équilibre » qui constitue, d’une part, l’idée d’un œil de survol absolu, situé au zénith idéal du monde et qui pourrait tout voir, en même temps qu’il constitue, d’autre part, l’idée d’un monde parfaitement aplati à l’horizontale pour s’offrir à l’œil absolument voyant. Mais il y a un second mouvement interne à la vision, qui surgit lui aussi de la trame logologique de celle-ci, qu’on peut désigner comme celui de l’œil cyclopéen. Il faut préciser, afin de voir de quoi il retourne, que tant que la vision « flotte » pour ainsi dire entre l’œil absolu et la trame horizontale de la pure visibilité, la vision n’arrive à se « fixer » nulle part, et est par conséquent toujours comme « exposée » à la menace de la perte de soi dans l’un des deux pôles. La trame ou la membrane fluide de la vision met donc en jeu un mouvement en équilibre, mais entre deux pôles qui causeraient sa perte : le mouvement cherche par conséquent à s’ancrer, à se « fixer ». Richir explique ainsi que la vision est capable d’arriver à voir, au sein du visible quelque chose comme du voyant quasi situé : c’est le moment où la vision se « recroise » elle-même dans l’échange d’un regard, ce qui a pour effet de la fixer en retour. Cette première fixation de la vision, qui a lieu dans la rencontre du regard d’autrui, advient sous la forme d’une percée du visible par du diaphane. Le diaphane apparaît dans la trame du visible sous la forme de la prunelle de l’œil de l’autre. Évidemment, c’est là quelque chose de paradoxal puisque le diaphane ne peut justement pas être vu à strictement parler, comme tel. Mais la « fixation » du regard en un lieu est tout de même possible parce qu’il se manifeste comme trouée invisible de visible (comme une trouée du diaphane dans la surface opaque du visage). C’est ainsi que « la vision », d’anonyme et flottante qu’elle était dans le premier double-mouvement, parvient à se situer grâce à une « trouée » localisée et qui se constitue imaginairement comme un 41. Cf. ARC, p. 13 : « Par là même, nous découvrons en outre que la tension de l’intentionnalité est corrélative d’un narcissisme de la vision : si le voyant pouvait se tenir en même temps en son lieu et au lieu de survol, il se verrait absolument voyant, de telle sorte que l’intentionnalité peut aussi être interprétée comme résultant d’un fantasme de narcissisme absolu, dans lequel le voyant passerait entièrement du côté du visible. » Sur la même question (narcissisme absolu de la « voyance »), voir RA, p. 20 sqq.

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« point », un regard cyclopéen situé « derrière » les yeux et le regard, et qui forme un « intérieur » imaginé de la tête comme centre depuis lequel je suis regardé. L’échange de regards, donc, constitue une ligne tendue entre deux points imaginaires 42. Mais étant ainsi regardé, le « je » se retrouve face à une « menace » équivalente à celle qui jouait dans le premier équilibre de la vision : le regard d’autrui, comme tout regard, menace de faire de moi un pur visible (c’est-à-dire qu’il tend à me réduire ou à faire que je m’abolisse dans le visible). Cette menace fait en sorte que le regard ne peut être soutenu bien longtemps, et que la vision repart dans son errance pour regagner le visible anonyme. C’est alors que les deux « tensions » basculent alternativement de l’une à l’autre. L’axe horizontal du face-à-face bascule vers l’axe vertical du pur survol, et vice versa (les deux axes traçant ainsi, en en balayant le volume, le dôme englobé par la voûte du ciel). C’est dans cet équilibre que la vision s’ancre dans « mon » regard (incarné), « ma tête » devenant pour ainsi dire le pivot imaginaire de basculement des deux axes. Ce pivot, de manière analogue à l’œil cyclopéen, est constitué comme « point » derrière mon propre regard, sur l’axe de ce dernier. Le regard ainsi incarné devient le « lieu » où s’exerce le narcissisme du corps propre, où se « noue » l’ensemble des nœuds logologiques auparavant dispersés dans la trame périphérique de l’apparence. La vision, une fois située (transformée en regard), sert de pôle rassembleur pour la totalité des chiasmes de toutes les autres sensations qui sont ainsi « attribuées » au corps propre. C’est à ce stade que se « stabilise » (illusoirement) le « soi » comme centre d’une vue qui peut balayer l’horizon et contempler la voûte céleste. C’est ainsi que Richir, par une description phénoménologique du dynamisme de la vision (abstraction faite de toute « intériorité » qui permettrait de déterminer à qui elle appartient ou d’où elle vient – c’est-à-dire comme pure membrane de l’apparence), parvient à « décrire » l’émergence de la cosmologie classique qui rend entre autres possible l’essentiel de la perspective picturale.

42. Sur ce mouvement, voir VI-1, § 4, p. 110-120.

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L’ensemble de nos développements nous ont livré deux résultats. Nous avons vu Richir remonter à un horizein plus « fondamental » (ou à tout le moins plus profond), et décrire comment toute délimitation phénoménale (d’un « je », d’une « chose », d’un « monde ») n’est que pseudo-stabilisation d’un mouvement et d’une tension dynamique instables, installés au creux de la pure apparence. Nous avons également vu comment, de cette membrane ou de cette peau fluide de l’apparence, peut émerger quelque chose comme l’ouverture horizontale offerte au regard, illusoirement fixe et structurée. Nous conclurons par quelques remarques sur le dernier texte que nous avons analysé. Elles nous permettront d’effleurer – en guise d’ouverture – le dernier sens de l’horizon, qui le rattachait au temps. « La vision et son imaginaire » déploie une description phénoménologique qui prend acte, pour ainsi dire, des nouveaux « paramètres » propres au phénomène comme rien que phénomène et qui décrit comment peut « surgir » quelque chose comme un monde humain à partir de la « peau » périphérique de l’apparence. Richir y démontre donc de manière performative (et encore inchoative) le fondement de sa critique de la pensée heideggérienne. Le monde humain 43, habité, social et « compris » (ce qui veut toujours dire aussi « historique »), émerge de quelque chose qui n’est pas une « chose », mais d’un « rien », d’une trame phénoménologique barbare, sauvage, fluide, mobile, logologique, qui précède et fonde les distinctions entre le proprement humain et le sauvage, entre la nature et la culture. Cette « fondation », cela dit, possède un sens tout à fait neuf, puisqu’il s’agit d’un « fondement » labile et ondulatoire (océanique plutôt que terrestre), instable, évanescent : distordu. Par ailleurs, comme Rousseau, Richir réfléchit la possibilité (fictive, mais potentiellement éclairante) de deux « événements » particuliers d’une « histoire » de l’homme. La description phénoménologique richirienne vise essentiellement à dégager une structure dans laquelle se joue l’économie de la différance du « rien » avec lui-même. Ce qui ressort du texte, ce sont les rapports d’échange et de circulation du « pur mouvement » de « rien » qui précède toute présence. Le premier événement 43. Cf. PDL, p. 72-73.

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III. Conclusion

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(la première « scène » historique) qui s’y dessine est l’apparition de la station verticale. L’homme, celui qui « se lève », est celui en qui a lieu l’appel de la verticalité propre à la vision : le même élan, chez l’oiseau, n’est pas freiné ; et chez l’animal qui rampe, il ne peut s’amorcer 44. Le second événement est le premier échange de regards entre la mère et le nourrisson (qui fixe la vision et institue le narcissisme du corps propre). À quelle « temporalité » a-t-on affaire ici, dans la membrane de la phénoménalisation qui n’est au fond qu’absence creusée en elle-même ? Il ne peut s’agir que d’un « temps » immémorial, qui habite toujours le présent, mais qui n’a jamais lui-même été le présent dans lequel un étant prenait place. Cette temporalité souterraine est celle en laquelle se rejoue sans cesse l’équilibre des deux institutions qui se « stabilisent » en une troisième. On retrouve là un « passé » qui n’a jamais été, et qui se loge au creux de l’apparence nouvellement comprise. Cette apparence, en sa distorsion avec elle-même, est originaire en ce qu’elle précède le monde humain institué, qui est celui depuis lequel pense Heidegger, et que la pensée de Richir a pour vocation de « dépasser ». ***

Bibliographie Chantraine Pierre (éd.), Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1999. Heidegger Martin, Être et temps, tr. française par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985 [Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967]. Husserl Edmund, Expérience et jugement. Recherches en vue d’une généalogie de la logique (2e éd.), tr. française par D. Souche-Dagues, Paris, PUF, 1991 [Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik, L. Landgrebe (éd.), Prague, Academia, 1939]. Melville Herman, Moby Dick, Boston, C.H. Simonds Company, 1922. Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible. Suivi de Notes de travail, Paris, Gallimard, 1979 (1964). 44. Le vol de l’oiseau et le mouvement de l’animal rampant seront analysés et décrits à neuf, à l’aide d’une conceptualité beaucoup plus étoffée et fine, notamment dans les développements du troisième chapitre de Phénoménologie et institution symbolique, phénomènes, temps et êtres II, Grenoble, Jérôme Millon, 1988 (cf. p. 269).

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Richir Marc, « “Grand” jeu et petits “jeux” », Textures, vol. 68, n° 3-4, mai 1968, p. 5-35. — « Le Rien enroulé. Esquisse d’une pensée de la phénoménalisation », Textures, vol. 70, n° 7-8, 1970, p. 3-24. — « La défenestration », L’ARC, n° 46 : Merleau-Ponty, 1971, p. 31-34. — « Phénoménalisation, distorsion, logologie. Essai sur la dernière pensée de Merleau-Ponty », Textures, vol. 72, n° 4-5, mars 1972, p. 63-114. — « Pour une cosmologie de l’Hourloupe », Critique, n° 298, mars 1972, p. 228-253. — « La vision et son imaginaire. Fragments pour une philosophie de l’institution (Première partie) », Textures, vol. 75, n° 10-11, 1975, p. 87-144. — Le Rien et son apparence. Fondements pour la phénoménologie (Fichte, Doctrine de la Science 1794/1795), Bruxelles, Ousia, 1979. — Phénoménologie et institution symbolique, phénomènes, temps et êtres II, Grenoble, Jérôme Millon, 1988. Rousseau Jean-Jacques, Discours sur les arts et Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, GF-Flammarion, 1992.

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VI Une filiation secrète de la phénoménologie Le malin génie comme réduction hyperbolique

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Mais de la fable baroque, Descartes conserve surtout sa conception illusionniste du sensible et de la découverte, faite sur cette scène de la crise, du je comme dernier refuge dans la débâcle des référents, car la fable baroque est ce lieu du discours où s’invente et se défait, se dit et se dédit cette identité qui devient, chez Descartes, l’identité métaphysique du sujet pensant 1.

I. Sillages des Méditations Bien qu’elle ne concerne rien moins que la possibilité d’une refonte de la phénoménologie, notre analyse de la lecture richirienne de la deuxième des Méditations métaphysiques reçoit son impulsion de cette simple plainte de Cicéron : Nous recherchons un jugement marqué du sceau de la gravité, de la constance, de la fermeté, de la sagesse, et nous n’avons à notre service que des exemples de dormeurs, de fous, d’ivrognes (somniantium, furiosorum, ebriosorum) 2. 1. Jean-Pierre Cavaillé, Descartes : la fable du monde, Paris, Vrin, 1991, p. 311. 2. Cicéron, Académiques, tr. française par J. Kany-Turpin, 1, 2, XVII, 53, Paris, Flammarion, 2010, p. 179.

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par Jean-Sébastien Hardy

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Suivant cet incipit, il sera question des figures sous le patronage desquelles la pensée suit son cours et trace son chemin, sa « méthode ». Or, il n’est pas impossible que, parmi les personnages conceptuels directeurs de la philosophie 3, les figures démoniaques ou marginales – idiots, parieurs ou encore, plus récemment, zombies – aient souvent été précisément celles qui devaient venir conjurer l’attirance de la pensée pour son bord, l’empêchant ainsi de sombrer dans le vide qui ceinture son discours, où ne scintille plus aucune doxa. De ce point de vue, l’une des voix les plus affolantes et proprement enthousiasmantes de l’histoire de la philosophie est sans conteste celle du malin génie qui vient hanter Descartes dans ses méditations. Et, comme il fallait s’y attendre, la seule possibilité imaginative du malin génie, qui commence à titre de fiction, se referme instantanément – au point où Gouhier la disqualifiera à titre d’« artifice purement méthodologique » et rigoureusement inconséquent 4 –, sitôt qu’elle se révèle ne pouvoir être que fiction, rassurant ainsi l’ego dubitans quant à la certitude de son existence, du moins en tant qu’être dont l’existence est de penser, activement ou passivement. Or, dans l’interprétation et l’usage que fait Marc Richir du genius malignus, celui-ci, plutôt que de venir contenir et colmater tout débordement de la pensée vers, ou plutôt depuis, le sans-fond de son origine, doit permettre au contraire une hyperbolisation du doute quant à l’existence du sujet, mais aussi et surtout quant à l’être même de la pensée, lieu d’une phénoménalisation intérieure encore sauvage. La fiction d’une telle puissance d’illusion – et Richir, contre Gouhier, Alquié et Guérout, et avec Bréhier, n’entend pas distinguer « dieu trompeur » et « malin génie » – apparaît alors comme le geste philosophique le plus rigoureux et radical qui soit. L’immersion dans les tréfonds indistincts d’une phénoménalisation dont l’ego n’est peut-être pas l’origine ne devrait jamais être dépassée dans l’ordre des raisons qui sous-tend l’avancée des Méditations. Bons ou mauvais, les coups

3. Suivant la conception de Deleuze et Guattari, le personnage conceptuel « ne désigne plus un personnage extrinsèque, un exemple ou une circonstance empirique, mais une présence intrinsèque à la pensée, une condition de possibilité de la pensée même, une catégorie vivante » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005 (1991), p. 9). 4. Henri Gouhier, Essai sur Descartes, Paris, Vrin, 1949, p. 154.

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du malin génie n’indiquent pas la « terre promise » comme le dirait Husserl ; ils la sont déjà. C’est ce qui amène Richir à affirmer, dans l’« Avant-propos » à De la négativité en phénoménologie, que cette figure de pensée – ou figure elle-même pensante – indique au fond « une filiation secrète entre Descartes et Husserl 5 ». Il y aurait en quelque sorte selon Richir un lignage ésotérique entre les idées directrices de la phénoménologie transcendantale et les machinations d’un rusé et tout-puissant trompeur. Husserl n’aurait toutefois simplement jamais reconnu les implications de la « destruction de toutes nos anciennes opinions 6 » qui culmine dans l’hypothèse du malin génie, sauf « latéralement 7 », dans la fameuse hypothèse de la destruction du monde relatée au paragraphe 49 des Idées directrices, sur laquelle nous aurons à revenir. Avant d’examiner les passages pertinents des Méditations métaphysiques au prisme de la lecture qu’en fait Richir, il semble intéressant de pousser plus loin encore cette hypothèse. Les divers sillages de la phénoménologie post-husserlienne française pourraient-ils se laisser comprendre à travers les ancrages spécifiques qu’elles privilégient dans la lettre des deux premières méditations, avant la « banqueroute phénoménologique » de la troisième qui aurait fait de Descartes « le père de ce contresens qu’est le réalisme transcendantal 8 » ? La phénoménologie de Michel Henry découvre ainsi un acte de naissance dans la remarque que Descartes se fait à lui-même après avoir douté de la fermeté de la terre sous ses pieds et de la réalité des murs qui l’entourent : « à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’entends, que je m’échauffe (videre videor, audire, calescere) 9 ». Henry voit dans cette semblance une dimension de la vie qui, au cœur même du doute radical, demeure indubitable et infrangible. Que l’objet de ma vision soit ou non réel, que mon impression de m’échauffer soit ou non l’effet d’une fièvre qui m’emporte et m’illusionne jusqu’en ma chair, ces vécus, dans leur donation immanente immédiate, demeurent 5. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 2014, p. 10. 6. René Descartes, Première Méditation, Œuvres de Descartes, IX, éd. d’Adam et Tannery, tr. française par L. C. d’Albert, Duc de Luynes, Paris, Vrin, 1956, p. 13. 7. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 10. 8. Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris, tr. française par M. de Launay, Paris, PUF, 1994, § 10, p. 68. 9. René Descartes, Deuxième Méditation, op. cit., p. 23.

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ce qu’ils sont, indépendamment de l’existence du monde, de mon corps, de ma rationalité, etc. Le videor, cette semblance plus vraie que toute proposition, s’avère ainsi plus originaire que le videre  : « Ce qui demeure au terme de l’épochè, [c’est] cette vision, la pure vision considérée en elle-même, réduite à elle-même, à cette pure épreuve d’elle-même, abstraction faite de toute relation à des yeux présumés, à un soi-disant corps, à un prétendu monde 10 ». L’auto-affection est épargnée de tout doute possible, puisqu’elle ne dépend en rien d’une connaissance extérieure, ni même d’une existence quelconque : l’absolue suffisance à soi de la vie enveloppe une certitude d’un nouvel ordre, ne dépendant d’aucune adéquation, pas même intentionnelle. En somme, Henry trouve la sphère la plus radicale de la manifestation dans l’il y a, non pas du monde ou de l’être, mais dans l’il y a de la vie, fût-elle endormie, aliénée, trompée, etc. On pourrait multiplier les exemples de telles relectures des première et deuxième méditations dans la phénoménologie française contemporaine ; Renaud Barbaras et Jean-Luc Marion en fournissent des reprises particulièrement significatives. Néanmoins, Richir souligne à juste titre – tout comme László Tengelyi et Carla Canullo 11 – qu’« il est resté cependant, de l’héritage cartésien, quelque chose qui proprement n’a jamais été pris en compte : c’est l’hyperbole du doute et, dans cette hyperbole, les jeux ravageurs du malin Génie 12 ». Se serait-on défaussé trop précipitamment de cette carte singulière qu’est le malin génie dans le jeu des personnages de la philosophie ? 10. Michel Henry, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985, p. 25. 11. Respectivement : « Loin pourtant de leur reprocher ce cartésianisme, il les accuse bien plutôt de n’être pas allés assez loin sur la voie cartésienne. En effet, ni Husserl ni Heidegger n’ont pris au sérieux l’hyperbole cartésienne d’un malin génie. (László Tengelyi, « La formation de sens comme événement », Eikasia. Revista de Filosofía, vol. 6, n° 34, 2010, p. 155) ; « C’est dans la ligne husserlienne/cartésienne que, sous certains aspects, Richir se pose lorsqu’il nomme hyperbolique son épochè et qu’il évoque le Malin Génie de Descartes » (Carla Canullo, « Claude Romano au carrefour de la phénoménologie française », Journal of French and Francophone Philosophy – Revue de la philosophie française et de langue française, vol. 21, n° 2, 2013, p. 91). 12. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, p. 11. Voir aussi Marc Richir, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, « Avant-propos », Grenoble, Jérôme Millon, 2000, p. 23 : « Nous retrouvions dès lors, derrière la radicalité de l’épochè que Husserl, et Fink à sa suite, y compris dans la VIe Méditation cartésienne, avaient toujours manquée, faute d’avoir pris explicitement en considération, dans le “moment” cartésien du doute, sa dimension proprement hyperbolique. »

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II. L’entrée en scène du malin génie : la suspension de l’assentiment Alors que les méditations de Descartes apparaissent à Husserl comme étant les « archétypes de l’autoréflexion philosophique 15 », elles représentent pour Richir le lieu d’une découverte pour ainsi dire contraire, à savoir celle d’un clivage (Spaltung) endogène du Je pensant. Au sein même de l’intériorité mienne plane la hantise possible d’un autre, qui viendrait penser à ma place 16. En ce sens, la lecture richirienne de Descartes doit être comprise comme une réflexion sur la phénoménalité de la pensée, et ce dans toutes les modalités que Descartes déjà 13. Voir aussi Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité : phénoménologie et anthropologie phénoménologique, Grenoble, Jérôme Millon, 2004, p. 136-142 et Marc Richir, « Doute hyperbolique et “machiavélisme” : l’institution du sujet moderne chez Descartes », Archives de philosophie, vol. 60, n° 1, 1997, p. 109-122. 14. Karl Jaspers, Descartes et la philosophie, tr. française par H. Pollnow, Paris, F. Alcan, 1938, p. 27. 15. C’est le titre du premier paragraphe des Méditations cartésiennes. Nous soulignons. 16. Puisqu’il en va de la substitution d’un autre en lieu et place du sujet qui devrait pouvoir penser par lui-même et à lui seul – image moderne par excellence –, l’hypothèse du malin génie entretient encore des liens avec la critique de l’opinion et des préjugés du début de la première méditation, dont il est pour ainsi dire la radicalisation hyperbolique en deçà du cercle d’exemples d’abord pédagogiques, scolastiques et scientifiques.

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Notre objectif est alors de circonscrire en sa spécificité le cogito richirien qui émerge de son appropriation de la figure du malin génie, en particulier dans De la négativité en phénoménologie 13. Pour ce faire, nous contextualiserons brièvement l’apparition du malin génie dans la formation du doute chez Descartes, en mettant en évidence comment Richir entend dépasser le garde-fou que Descartes érige autour de ce dispositif expérimental. Après avoir montré comment le malin génie appartient selon Richir à l’institution moderne du sujet, nous exposerons les conséquences positives d’une réduction hyperbolique pour le projet phénoménologique, l’enjeu étant de s’ériger à la hauteur de la possibilité la plus vertigineuse qu’on éprouve devant l’idée cartésienne que « peut-être à la base de mon existence se trouve un abîme sans-fond 14 ».

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lui reconnaît : affirmation, négation, imagination, volonté, sensation, affection, etc. La question fondamentale que Richir soulève dans l’épopée cartésienne du doute se résume de la façon suivante : y a-t-il quelque marque que ce soit, à l’intérieur même de ma pensée, de son appartenance à moi-même ; suis-je l’absolue origine de mes pensées ? Ou encore, comme le demande laconiquement Richir : « Qu’est-ce qui distingue la pensée de l’illusion de penser 17 ? » Loin d’avoir manqué la question de l’événement du sens et du sujet en ayant préconçu ce dernier sur le modèle de la choséité comme le voudrait Heidegger, la méditation cartésienne non seulement anticipe mais abrite la problématique phénoménologique, à la condition de se soumettre fidèlement à l’hyperbolisation du doute qu’elle commande. Comment Richir en vient-il à voir justement dans les Méditations un essai d’ébriété méthodique, enchaînant réduction sur réduction ? À travers la suspension du témoignage des sens et au moyen de la prise en compte de la possibilité de la folie propre et de l’indistinction phénoménale entre rêve et vie éveillée, Descartes ébranle tour à tour la confiance acquise dans le rapport à l’objet senti, aux sens eux-mêmes, à la sensation, au corps propre, et, sur cette base, à l’entièreté des objets de la physique naturelle, astronomique et médicale qui dépend de la connaissance des choses composées par et dans la sensation. Pourtant, l’empire du doute n’a pas encore ainsi étendu son emprise aussi loin qu’il le peut. C’est alors, comme on le sait, que Descartes fait intervenir cette singulière invention de l’esprit : « il se peut faire qu’[un malin génie] ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et de trois […] ou que je juge encore quelque chose de plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela 18 ». Cette nouvelle épreuve du doute n’a pas pour fonction de suspendre le témoignage de la sensibilité perceptive et motrice – geste qui est déjà d’une radicalité inouïe –, mais bien de révoquer l’évidence des vérités qui ne dépendent d’aucune forme d’empirie en ce qu’elles sont communes tant à la vie des songes qu’à celle de l’éveil : étendue, figure, grandeur, nombre et lieu, selon l’énumération de Descartes. Les données « catégorielles » et « formelles » qui sont en cause même dans toute imagination délirante et qui ne relèvent ainsi que de la conscience seule pourraient 17. Marc Richir, Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 79. 18. René Descartes, Première Méditation, op. cit., p. 16.

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n’être à leur tour qu’illusions, sous les effets persuasifs d’un malin génie. En conséquence, « il n’y a plus d’eidétique qui tienne 19 » : ne subsiste plus aucun cran d’arrêt dans la régression vers les abîmes du doute, le sujet s’exposant à une « ruine des fondements 20 ». Le grand escamoteur qu’est le malin génie vient donc porter atteinte à l’évidence jusque dans ses derniers retranchements, car s’il n’apparaît plus évident que « 1 et 1 font 2 », ni qu’il y a de l’étendue dans les choses de la perception et de l’imagination, c’est désormais l’entièreté de la sphère cognitive qui est marquée d’un sceau d’incertitude, en tant que le soubassement auto-affectif de toute connaissance est ébranlé. En effet ; la fiction « va jusqu’à affecter jusqu’au plus profond de l’affectivité, faisant paraître les affections mêmes que le soi ressent comme illusions 21 ». Ainsi compris, la suspension des vérités mathématiques et logiques les plus simples sur lesquelles reposent géométrie, physique, etc. s’avère plus radicale que celle des vérités sensibles, car, comme le note Richir, l’hypothèse du malin génie ouvre la porte à la possibilité que « l’évidence, comme tout autre affect, p[uisse] être fau[sse] 22 ». Lire Descartes en phénoménologue – c’est-à-dire lire Descartes phénoménologiquement et lire en Descartes une anticipation magistrale de la phénoménologie – implique que l’on insiste sur le fait que ce n’est plus seulement l’adéquation de la pensée et de son objet qui est mise en doute, mais aussi et surtout l’adéquation de la pensée avec elle-même, la conviction intime qu’elle a de s’auto-appartenir d’emblée. N’en déplaise à Michel Henry, le texte cartésien laisse peu de doute à l’effet que c’est bien le contact censé inviolable de soi à soi, la mienneté primordiale de l’expérience intérieure de la pensée hors monde, qui est atteint par l’hypothèse du malin génie : le malin génie « me trompe en ce qu’il me fait prendre pour mien […] tout ce qu’il a décidé 23 ». Dieu est partout ; le malin génie aussi, mais plus près encore… En ce sens, pour bien comprendre la signification que Richir accorde au malin génie, il faut souligner que celui-ci leurre non tant 19. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 208. 20. René Descartes, Première Méditation, op. cit., p. 14. 21. Marc Richir, La contingence du despote, Paris, Payot, 2014, p. 174. 22. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 67. 23. Marc Richir, La contingence du despote, op. cit., p. 172. Richir critique pour la même raison le « tact intime » de Maine de Biran. Voir Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 21.

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par le contenu de la pensée que par son enveloppe, par sa « signature ». Comme le note Richir plus longuement dans ses Méditations phénoménologiques sur le langage,

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L’enjeu du doute hyperbolique consiste ainsi à suspendre, l’espace d’un instant, l’adhésion ou l’assentiment intérieur et muet du soi à son expérience propre, et ainsi de rendre visible cet assensio, notion qui pourrait être pensée en écho à l’école pyrrhonienne, et à Sextus Empiricus en particulier. Il serait d’ailleurs intéressant de reconstruire le rapport de Richir, mais aussi de la phénoménologie husserlienne 25, à cette souche de concepts parents : katalepsis, epoche, doxa, etc. 26 Quoi qu’il en soit, les phénomènes, de par leurs enchaînements, de par leur intensité ou leur vivacité, convainquent d’avance qu’ils sont phénomènes (« de quelque chose », et non simples apparitions, ni pur apparaître, « rien-que-phénomènes »). Ils suscitent chez l’ego un assentiment, non tant aux objets phénoménalisés qu’à l’Erlebnis lui-même : l’ego se pense pensant, puisqu’il s’est d’avance persuadé avoir pensé quelque chose. Tout l’art de la rhétorique, auquel Richir fait d’ailleurs droit dans certains textes portant sur le malin génie 27, est de savoir suivre et magnifier la force de persuasion propre au déploiement des phénomènes selon certains topoi ou lieux communs, selon leur élan ou 24. Marc Richir, « Doute hyperbolique et “machiavélisme” : l’institution du sujet moderne chez Descartes », art. cit., p. 93. 25. Voir Klaus Held, « Von Pyrrhon zu Husserl. Zur Vorgeschichte der phänomenologischen Epoché », Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy, vol. 1, n° 2, 2013, p. 233-244. 26. Richir le fait rapidement dans l’« Avant-propos » à De la négativité en phénoménologie. 27. Notamment dans La contingence du despote.

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[la fiction du malin génie] procède tout d’abord […] du soupçon, bien hyperbolique, que quand nous croyons penser et être, il se pourrait fort bien que nous ne pensions pas et que nous ne soyons pas vraiment – soit que de la non-pensée et du non-être nous eussent fait agir ou opérer machinalement, à l’aveugle ; soit, ce qui revient presque au même, que ce machinal procédât d’une Autre pensée, et d’un Autre être qui nous machineraient à notre insu. L’épochè phénoménologique hyperbolique consiste donc à ne pas décider d’avance, à laisser en suspens, la question du « vraiment », c’est-à-dire de ce qui serait susceptible de distinguer penser et être de l’illusion de penser et d’être 24.

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logique affective immanente ; convaincre revient à savoir puiser dans les choses ce qui s’impose le plus naturellement et communément à la conscience intime du sens. Au risque de l’anachronisme, il faudrait dire alors que la « phénoménologie cartésienne » va plus loin que celle de Husserl. Il ne s’agit plus de suspendre la validité ontique et doxique de l’étant dans son ensemble ni l’accord au monde posé dans une proto-doxa naturelle et naturalisante : il s’agit de mettre en doute l’adhésion spontanée à la pensée en tant qu’elle serait mienne et me conférerait une certaine sphère d’appartenance et d’existence irréductible. Un des mérites de la phénoménologie richirienne est alors de ne plus chercher à conjurer l’épouvantail du scepticisme en en montrant par exemple la contradiction performative comme le fait pour sa part Husserl : « Contrairement à ce que Descartes s’est efforcé d’établir, le doute hyperbolique ne peut être “surmonté”, sinon par une thèse dogmatique du philosophe 28 ». Le « scepticisme critique » cherchera donc à demeurer, aussi longtemps que possible, sous la séduction du malin génie Le doute hyperbolique consiste dans la suspension de l’évidence de la mienneté de la pensée : il n’est pas évident que je pense ce que je pense, dès lors que « penser » pourrait provenir d’un Autre dont je serais un effet ou un double. À cet égard, la lecture richirienne du malin génie fait droit à une critique du cogito plus intransigeante encore que le « ça pense en moi (es denkt in mir) » nietzschéen : il ne s’agit pas de dire que l’ego se méprend sur l’origine de ses pensées, qui viendraient plutôt d’une autre instance, mais bien que, au sein même de la pensée, il est impossible de savoir ce qui relève du moi, mettant en échec toute identification entre sujet et cause de la pensée. Descartes aperçoit du même souffle la positivité absolue de la pensée et son caractère inassignable à une origine réelle ou fictive. Dans Par-delà bien et mal, c’est bien ce que Nietzsche accepte finalement de retenir du cogito cartésien, après avoir mis au jour une à une toutes ses présuppositions : En fin de compte, il y a déjà trop dans ce « ça pense » : ce « ça » enferme déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même. On raisonne ici en fonction de l’habitude grammaticale : « penser est une action, toute action implique quelqu’un qui agit, par conséquent ». […]

28. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 219.

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Il s’agirait donc de séjourner dans l’essence de la question cartésienne rendue possible par l’hypothèse du malin génie : mes pensées m’appartiennent-elles ? Cette question conduit le philosophe à côtoyer d’un côté la paranoïa (des pensées auraient pu être implantées en moi) et, de l’autre, la schizophrénie (cette pensée sauvage est bel et bien la mienne). Tant pour Nietzsche que pour Richir ici, la véritable et saine formulation du cogito consisterait alors à considérer qu’il y a de la pensée ou qu’il y a – aux limites de la grammaire – « penser ». Le « je pense » implique tout au plus qu’il y a de la pensée, puisque l’évidence du « Je » pourrait aussi être une idée concoctée par le malin génie. C’est ce que Descartes ne parvient finalement pas à tolérer selon Richir : Si Descartes n’étend pas, comme nous sommes en train de le faire, l’hyperbole jusqu’au point où le malin génie me tromperait sur la vérité du fait (ou plutôt de la facticité) que je pense, c’est que, court-circuitant sans doute par là toute possibilité de phénoménologie, il ne considère nullement la pensée comme susceptible de constituer un ou le phénomène 30.

Pour appuyer cette idée d’une pensée d’ultime instance (ou « rienque-phénomène »), Richir apporte, de façon plus ou moins déclarée, différents amendements à la description des ressorts du malin génie chez Descartes. Dans les Méditations, le malin génie désigne formellement une autre « conscience », mue d’une certaine volonté de faire errer ma pensée d’erreur en erreur. Richir transforme ou nuance d’au moins trois façons l’imaginaire cartésien du malin génie, en l’épurant phénoménologiquement pour ainsi dire. D’abord, « C’est par illusion transcendantale que [le malin génie] paraît avoir des intentions et des intentionnalités 31 ». Le malin génie ne désigne donc pas proprement une conscience extérieure à la mienne qui aurait un quelconque désir ou intérêt à tirer les ficelles de mes 29. Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, tr. française par P. Wotling, Œuvres, Paris, Flammarion, 2000, § 17, p. 640. 30. Marc Richir, « Doute hyperbolique et “machiavélisme” : l’institution du sujet moderne chez Descartes », art. cit., p. 80. 31. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 20.

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Peut-être un jour s’habituera-t-on encore, chez les logiciens aussi, à se passer de ce petit « ça » (forme sous laquelle s’est sublimé l’honnête et antique Je) 29.

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jugements théoriques et pratiques. D’où la radicalité de l’hypothèse : le malin génie étant sans volonté, il ne se trouve aucune raison cachée qui guiderait ses machinations et qui nous permettrait, à rebours, de déceler la fausseté dans nos expériences et de décrypter en creux une quelconque vérité dans nos erreurs. Le malin génie ne conspire pas pour des intérêts propres et cachés : il est à la fois apathique et inconnaissable. Richir ajoute à cet effet que, « dans sa toute-puissance apparente, le Malin génie paraît arbitraire, ou plutôt, c’est cet arbitraire qui le fait paraître tout-puissant 32 ». Si l’on prend au sérieux ce parfait arbitraire du malin génie, cela signifie que le malin génie ne dupe pas nécessairement l’ego à tous coups. La tromperie implique même semble-t-il un mélange de vrai et de faux, une confusion entre les deux, de sorte que, comme le souligne Richir, « On ne peut jamais savoir jusqu’où le Malin Génie peut tromper 33 » : ma pensée pourrait parfois être mienne, mais je ne peux jamais savoir quand. Du reste, rappelons-le, chez Descartes, le grand joueur produit bel et bien du sens (des jugements morphologiquement et syntaxiquement corrects), et non pas du non-sens (Unsinn). Pour désigner de telles « productions », Richir parle d’ailleurs de « sens de rien » ou encore de « faux sens 34 », et non d’absence de sens. Dans l’immanence à soi de la pensée, c’est l’indiscernabilité radicale entre véracité et fausseté qui définit le simulacre, non son caractère d’illusion au sens traditionnel du terme, comme nous le verrons. Enfin, et pour toutes ces raisons, le grand marionnettiste cartésien n’est pas substantiel, mais proprement irréel, et même idéel ou idéal 35. Cet autre de la conscience égoïque n’est pas incarné par autrui, ni par une transcendance quelconque, divine ou politique, et ce, bien qu’il doive à tous coups être fantasmé comme tel. Le malin génie demeure toujours dans l’enceinte de la subjectivité et les affects qu’il suscite paraissent exogènes sans l’être 36. En outre, « idéal », le malin génie l’est selon Richir en ceci que cette figure doit être au moins une fois posée par la pensée pour devenir appropriable par et pour l’ego pensant. En d’autres termes, la fiction d’une source anonyme qui pourrait s’insinuer 32. Ibid., p. 65. 33. Ibid., p. 58. 34. Voir ibid., p. 69. 35. Ibid., p. 203 : « apparence sans support, c’est-à-dire sans substance ». 36. Ibid., p. 57.

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au cœur même de ma pensée est requise par la genèse de l’ipséité ; elle est un moment positif de la raison qui se reconnaît comme raison subjective. C’est ce qu’il nous faut maintenant analyser plus en détail.

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Relatant cette conquête du sujet au travers de l’épreuve du doute, Richir dissèque et réarticule dans le détail les diverses étapes de l’hyperbole du malin génie. Richir résiste d’abord à la résolution de l’hyperbole dans la certitude que croit découvrir Descartes lorsqu’il affirme que « même trompé, je suis ». Richir fait donc un arrêt sur image sur le moment où le malin génie plane sur la pensée de l’ego qui s’impose de feindre sa propre aliénation. Il décrit ainsi la scission (Spaltung) entre l’ego qui s’imagine soumis au malin génie et l’ego qui se reprend ou, littéralement, reprend conscience : Dans la mesure où le sujet se sait atteint de la sorte sans rien y pouvoir, il est conduit, devant l’angoisse de l’absence apparente d’origine de ses anomalies propres à attribuer cette « possession » à une « seconde conscience » derrière la première, et plus puissante que la première 37…

Les ressorts de la genèse du sujet étant essentiellement affectifs, cette deuxième conscience ou ce deuxième moment est celui du philosophe qui, fuyant l’angoisse de la dépossession de soi, se ressaisit, venant secouer et démentir le mauvais rêve auquel il s’est prêté 38. Sauf exception, Richir est clair sur ce point : l’illusion nécessaire et « originaire 39 » du malin génie est à tout moment le fait, la feinte, du sujet et en dépend. Plus ou moins à son insu, l’ego philosophant conserve toujours le dernier mot sur la ruse qu’il s’administre. La position de 37. Ibid., p. 123. 38. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, op. cit., p. 479 : « On dira que cette feinte originaire, hyperbolique, ne produit que de la fiction – et chez Descartes, c’est la fiction du Malin Génie contre laquelle, cependant, la feinte se reprend dans un cogito assurant la certitude factice d’exister pour celui qui feint. » 39. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 203. Voir aussi ibid., p. 128.

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III. L’institution moderne du sujet

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Richir peut paraître décevante sur ce point : selon lui, le philosophe « en son poêle » ne pourra jamais vraiment se prendre à son propre jeu et rester à jamais prisonnier de son hypothèse – et cela distinguerait d’ailleurs la lecture richirienne de celles de Derrida et de Deleuze 40. Le philosophe s’imagine, un instant, se tenir tel un pion sur l’échiquier du grand joueur, mais il peut à tout moment, par un exorcisme qui n’en tient qu’à lui seul, retirer sa mise du jeu. On relèvera tout de même chez Richir quelques formules qui semblent indiquer que la fiction du malin génie peut parfois dépasser les intentions préalables de l’ego qui doute et feint, par exemple lorsque Richir affirme que, règle générale, les coups du malin génie ne durent pas, que « ses interruptions sont infécondes (sauf dans le cas du délire psychotique) 41 ». Contrairement à la psychose de laboratoire à laquelle s’exercent les philosophes débutants, le délire véritable (psychose) consisterait à prendre les voix entendues et les mirages dépeints comme étant réels ; à croire au malin génie pour ainsi dire, au point de l’oublier et de se prendre pour lui (c’est d’ailleurs la définition exacte du despote chez Richir 42). Subsiste donc dans l’hyperbole un mince danger de céder indéfiniment aux voix du malin génie 43. Quoi qu’il en soit, dès que le malin génie est posé, son existence, symbolisée par un Phantomleib 44, est incompossible avec celle du sujet, et on assiste alors à une lutte à mort heuristique 45 : si ce trompeur (iste deceptor) était plus qu’une possibilité, le sujet, possédé jusqu’en la chair de sa pensée, ne serait plus que chose ; il serait « sa chose 46 ». Selon la dialectique richirienne, l’hypothèse du malin génie doit s’auto-dissoudre tôt ou tard. D’un geste sans retour, le soi se convainc que la possibilité 40. Sauf à donner tout leur poids à certaines formulations de Richir telles que « Le rapport à soi du sens n’est pas rapport d’identité, mais est porte-à-faux infini, insaturable » (ibid., p. 31). 41. Ibid., p. 27. Nous soulignons. 42. Voir Marc Richir, La contingence du despote, op. cit., p. 167 : « Il faut, selon nous, penser ensemble deux problèmes », à savoir la tyrannie et l’hyperbole cartésienne du malin génie, « à condition de la tirer de son contexte exclusivement épistémologique, donc de la pousser au plus loin, jusque dans les mouvements de l’affectivité ». 43. Voir Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 17. 44. Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité : phénoménologie et anthropologie phénoménologique, op. cit., p. 136. 45. Voir Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 17. 46. Voir ibid., p. 128 et 207.

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du malin génie n’était ultimement qu’une hubris théorique inoffensive 47. Plus précisément, dans l’après-coup, l’ego se représente, en vertu de ce que Richir qualifie de « narcissisme 48 », avoir été toujours la cause de cette imagination, se réappropriant ce faisant l’entièreté du champ de l’apparaître possible, concordant ou discordant. Le moi pur, en cause dans toute pensée, endosse les habits du malin génie, assumant être la source originaire et de la vérité et de l’erreur, au moyen d’une autoposition dérivée. Le malin génie n’est pas un hiatus irrationalis, mais est requis par la genèse même du sujet qui cherche à s’assurer de son existence par la possession de sa pensée, institution que Richir qualifiera de spécifiquement « moderne » en 1997 dans un article sur Machiavel et Descartes 49. Grâce à ses tractations avec son ombre projetée, ou son Doppelgänger, l’ego ne conquiert rien moins que son identité à soi. Le malin génie est donc la voie royale de la « tautologie symbolique du soi ». Le sujet se pose comme ayant été le même avant et après la fiction : le sujet doutant qui feint activement l’introjection en sa pensée de faux affects d’évidence est le même qui, passivement, en tant que subjectum, s’est imaginé passif dans cette fiction 50. Trompé ou non, je suis le même qui agit et subit la fiction, et c’est cette mêmeté qui vient définir la clôture de ma pensée et ouvrir le champ de ce qui sera reconnu comme « phénomène » ou « vécu ». Cela étant, cette « tautologie » demeure malgré tout bel et bien symbolique et non déductive ou réelle : « l’identité n’est rien d’autre elle-même qu’un mirage censé protéger d’un autre mirage 51 ». L’identité du moi à sa pensée est produite par la fiction du malin génie 52 ; d’autres figures auraient pu donner lieu à d’autres formes de la subjectivité transcendantale. L’ego qui imagine la possibilité d’une aliénation de sa pensée précède constitutivement celui qui se sait être pensant 53. En 47. Voir ibid., p. 207. 48. Par exemple ibid., p. 118. 49. Marc Richir, « Doute hyperbolique et “machiavélisme” : l’institution du sujet moderne chez Descartes », art. cit., p. 109. 50. Voir entre autres Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 19. 51. Ibid., p. 21. 52. « Ce qui tient ensemble [le Je qui feint activement et le Je qui est mystifié passivement] est la fiction elle-même. » (Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité : phénoménologie et anthropologie phénoménologique, op. cit., p. 136.) 53. Voir Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 17.

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théorie, la brèche demeure toujours ouverte pour les coups auto-immuns d’un malin génie (cette fois réel : politique, rhétorique, etc.). Comme le dit Richir, « le risque est toujours là du dérapage de la pensée 54 ». Sous cet angle, le doute hyperbolique préconisé par la phénoménologie richirienne s’attachera à l’« instant cartésien » lui-même, c’est-à-dire à l’instant hors-temps entre cet avant et cet après de l’institution du sujet, instant qui suspend toute appropriation subjective de la pensée pour laisser affluer l’apparaître en tant que « simulacre ».

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C’est ce maintien, héroïque ou téméraire, dans l’instant hyperbolique du doute qui permet pour Richir de dégager un nouveau commencement (ou re-commencement) pour la phénoménologie en Descartes. Il faut donner raison ici aux hypothèses de László Tengelyi et Hans-Dieter Gondek quant aux transformations contemporaines de la phénoménologie : c’est bien la redéfinition du sens de la phénoménalité du phénomène (comme auto-affection chez Henry, événement chez Marion, vie et mouvement chez Barbaras, etc.) qui permet de retracer différents devenirs de la phénoménologie après Husserl et Heidegger 55. Or, une des particularités significatives de la proposition richirienne à cet égard est de s’ouvrir à la possibilité de considérer le phénomène comme simulacre. Si Le sophiste de Platon a un rôle certain dans cette redéfinition, le malin génie cartésien y est toutefois aussi pour beaucoup, car c’est chez Descartes selon Richir que voit le jour un « nouveau type d’illusion 56 », inédit dans l’histoire de la pensée et inconcevable pour la philosophie grecque. Descartes l’aperçoit lorsqu’il s’interroge : Qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y a aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu,

54. Ibid., p. 18. 55. Hans-Dieter Gondek et Lázló Tengelyi, Neue Phänomenologie in Frankreich, Berlin, Suhrkamp, 2011. 56. Ibid., p. 203. Voir aussi ibid., p. 78.

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IV. Phénomène et simulacre

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et que, néanmoins, j’ai le sentiment de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble exister autrement que je le vois 57 ?

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L’apparence pure ou l’apparence de rien, dont l’origine historique remonte à l’ère baroque […] fait (ou laisse) paraître quelque chose […] là où il n’y a pas quelque chose – c’est-à-dire là où il n’y a rien. Autrement dit, l’apparence de rien est pure apparence qui n’est qu’apparence, mais qui, du même coup, paraît comme l’illusion qu’elle est l’apparence de quelque chose 58.

Richir contre ainsi la dévaluation du Schein en phénoménologie 59 : le malin génie serait « générateur, en quelque sorte, d’illusions pures, c’est-à-dire, si ce concept est pensable, d’illusions de rien 60 », lointain écho aux « choses purement feintes » qu’évoque Descartes 61. En suspendant l’assentiment à l’évidence de l’étendue, des nombres, du lieu, etc., l’apparaître qui paraissait jusque-là réglé – ou bien sur une nature du monde perçu ou bien sur une nature de nos facultés de perception et de connaissance – devient désormais libre, gratuit, arbitraire. L’illusion a en définitive toujours été pensée comme impure, c’est-à-dire surgie du « réel », quel qu’il soit, par confusion, brouillage, composition, intoxication, conspiration, altération, etc. Or, il s’agit avec le malin génie de penser un apparaître qui ne procède plus que de soi. Pour radicale que soit sa lecture des première et deuxième méditations, Richir n’avance peut-être pas sans éclaireur. Levinas a aussi entr’aperçu la signification phénoménologique positive et prometteuse du malin génie de Descartes et surtout son applicabilité au-delà du seul doute méthodique, destiné à être dépassé : 57. René Descartes Première Méditation, op. cit., p. 16. Nous soulignons. 58. Ibid., p. 78. 59. « Le nihil en question n’est rien d’autre que le sens se faisant » (ibid., p. 191). 60. Ibid., p. 11. 61. René Descartes, Première Méditation, op. cit., p. 15. Nous soulignons.

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Pour bien comprendre l’originalité absolue de l’illusion cartésienne, il faut marquer la distinction conceptuelle entre deux types fondamentaux d’illusions que sont l’illusion classique et l’illusion pure, ou « simulacre » : là où l’illusion classique fait prendre une chose pour autre chose que ce qu’elle est ; le simulacre fait prendre pour quelque chose ce qui n’est absolument pas.

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La possibilité que l’apparaître soit « pur spectacle » appartiendrait ainsi à tout phénomène, non pas en tant qu’il pourrait s’avérer faux par rapport à la signification qu’on lui accorde, mais parce qu’avant sa recapture par diverses institutions symboliques, le phénomène est nu, indifférent en lui-même à toute doxa. La question est alors de savoir comment rendre opératoire cette redéfinition du phénomène. Quel gain positif pour la phénoménologie ressort de la reconnaissance du caractère de simulacre du phénomène brut ?

V. Un ressourcement de la phénoménologie chez  Descartes ? Pour Richir, la fiction du malin génie se révèle avoir été une occasion manquée par la phénoménologie husserlienne, qui s’avère plus fichtéenne que cartésienne dans son incapacité à prendre au sérieux ce que Descartes a finalement lui-même refoulé, à savoir la réduction hyperbolique et le phénomène comme simulacre. C’est donc dire qu’un autre commencement demeure malgré tout actualisable pour la phénoménologie, d’autant plus que celui-ci aurait été entr’aperçu par Husserl lui-même au paragraphe 49 des Idées directrices : Il est tout à fait pensable (sehr wohl denkbar) que l’expérience se dissipe en simulacres [Schein] à force de conflits internes, et non pas seulement dans le détail ; que chaque simulacre, à la différence de notre expérience de fait, n’annonce pas une vérité plus profonde ; […] il est pensable que l’expérience fourmille de conflits irréductibles, et irréductibles non pas seulement pour nous mais en soi ; que l’expérience se rebelle tout d’un coup […] ; bref qu’il n’y ait pas de monde. […] Dans ce cas, il serait possible que, dans une 62. Emmanuel Levinas, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1971, p. 90-91.

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La possibilité d’[une chute des choses] au rang d’images ou de voiles, codétermine leur apparition comme pur spectacle et annonce le repli où s’abrite le malin génie. De là, la possibilité du doute universel, qui n’est pas une aventure personnelle arrivée à Descartes. Cette possibilité est constitutive de l’apparition comme telle […]. On se joue de celui à qui se présentait à l’instant le réel et dont l’apparence […] brillait comme la peau même de l’être 62.

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Le problème au cœur de l’hypothèse de la destruction du monde est donc bien celui de la « pensabilité » du simulacre, du phénomène qui n’est rien que phénomène. Ce dispositif répète d’une certaine façon l’hypothèse du malin génie, en nous forçant à imaginer une pensée pure, sans renvoi à quelque extériorité que ce soit, sans assignation à un sujet supposé savoir, sans division entre visée et remplissement. L’une et l’autre hypothèses nous plongent dans le champ de telles concrétudes absolues, d’un pur donné sans appel, au risque qu’il n’y ait plus que des schèmes sensoriels et affectifs transitoires et des noyaux de sens inchoatifs. Certes, « De cela, il n’y a pas de science, mais autant de parcours qu’il y a d’amorces de sens en suspens dans l’hyperbole 64 ». Néanmoins, « c’est là que la phénoménologie se montrera profondément transformée : celle que nous tentons 65 ». Refusant le saut trop hâtif dans une phénoménologie intentionnelle qui présuppose ses objets déjà constitués, Richir souhaite rendre opérable cette immersion dans les formations premières du chaos que Husserl ne considère que comme une pure possibilité, essentiellement méthodique et didactique (parce qu’elle doit confirmer l’incommensurabilité du mode d’être de la conscience et de celui du monde). La phénoménologie qui chérirait l’hyperbole ferait au contraire sa chasse gardée de « cette concrétude (Sachlichkeit), qui n’a qu’un rapport très lointain aux choses (Dingen) 66 », concrétude des formations perceptives et surtout imaginatives et affectives fugaces qui précèdent encore toute recapture par le langage symbolique. Pour être fuyant, le champ du simulacre, ou les « eaux très profondes » que découvre Descartes sous le joug de son démon, dessine une ou des structures architectoniques

63. Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, tr. française par P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1985 [1950], § 49, p. 160-161. 64. Marc Richir, De la négativité en phénoménologie, op. cit., p. 51. 65. Ibid., p. 11. 66. Ibid., p. 12.

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certaine mesure, il vienne pourtant à se constituer des formations offrant une unité rudimentaire : ce seraient des points d’arrêt provisoires (vorübergehende Haltepunkte) pour les intuitions, qui n’auraient ainsi qu’une simple analogie avec les intuitions de choses 63.

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L’imagination l’emporte sur la mémoire puisqu’elle est, pour ainsi dire, la matrice des choses, au lieu que l’autre en est le tombeau. Cette définition n’est pas moins juste à l’égard des sens. Quel air fade et insipide ne trouvonsnous pas dans tous les objets qui se présentent à nos yeux, sans l’enveloppe de l’illusion ? Il n’y a rien de plus plat que tout ce que nous trouvons dans le miroir de la nature 70.

Tout l’enjeu de Swift, dans sa « dissertation sur l’opération mécanique de l’esprit », est la production artificielle – parce que divorcée de toute nature grâce au recours à de « fausses lumières, d’angles réfractés, de vernis, de clinquant » – d’un enthousiasme, d’une possession qui n’attende ni l’intervention de Dieu, du Diable ou des Éléments : une auto-possession pour ainsi dire, qui s’apparente au délire que Descartes s’est administré dans ses méditations, ne serait-ce qu’un instant, instant d’un itinéraire secrètement picaresque qui marquera à jamais, même refoulé, l’histoire de la pensée et la naissance du sujet tel qu’on le connaît, tel que nous le sommes.

67. « Il n’est pas un pur et simple chaos et […] il est bien, d’une certaine manière, descriptible » (ibid., p. 66). 68. Voir ibid., p. 66. 69. Voir ibid., p. 203, 220 et surtout 9, note 3. 70. Jonathan Swift, Le conte du tonneau, Lausanne et Genève, Bousquet et Cie., 1756, p. 223.

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naissantes 67 : avant même que s’y profilent des objets, des domaines s’y tracent. Il y a toujours une « auto-consistance » du simulacre 68, que l’« hyperbole phénoménologique bien menée » a justement pour tâche de décliner, suivant les registres plus ou moins déjà humanisés au sein desquels notre expérience usuelle, « vulgaire » parce que nommable, s’éveille à elle-même, confiante de s’appartenir. Richir plaide ce faisant pour une phénoménologie dite « baroque 69 », attentive au potentiel pluriel contenu dans l’« illusion de rien » dont le foisonnement est libéré de tout ancrage réel ou même catégoriel. De ce point de vue, on trouve chez Jonathan Swift un éloge de l’illusion, comprise comme primat à la fois phénoménologique et esthétique du pouvoir de l’imagination sur toutes les autres facultés qui en dérivent sans l’avouer :

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Canullo Carla, « Claude Romano au carrefour de la phénoménologie française », Journal of French and Francophone Philosophy – Revue de la philosophie française et de langue française, vol. 21, n° 2, 2013. Cavaillé Jean-Pierre, Descartes : la fable du monde, Paris, Vrin, 1991. Cicéron, Académiques, tr. française par J. Kany-Turpin, Paris, Flammarion, 2010. Deleuze Gilles et Guattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 2005 [1991]. Descartes René, Première Méditation, Œuvres de Descartes, IX, éd. d’Adam et Tannery, tr. française par L. C. d’Albert, Duc de Luynes, Paris, Vrin, 1956. Gouhier Henri, Essai sur Descartes, Paris, Vrin, 1949. Held Klaus, « Von Pyrrhon zu Husserl. Zur Vorgeschichte der phänomenologischen Epoché », Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy, vol. 1, n° 2, 2013, p. 233-244. Henry Michel, Généalogie de la psychanalyse, Paris, PUF, 1985. Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure, tr. française par P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1985 [1950]. Jaspers Karl, Descartes et la philosophie, tr. française par H. Pollnow, Paris, F. Alcan, 1938. Levinas Emmanuel, Totalité et infini : essai sur l’extériorité, La Haye, Nijhoff, 1971. Nietzsche Friedrich, Par-delà bien et mal, tr. française par P. Wotling, Œuvres, Paris, Flammarion, 2000. Richir Marc, Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992. — « Doute hyperbolique et “machiavélisme” : l’institution du sujet moderne chez Descartes », Archives de philosophie, vol. 60, n° 1, 1997, p. 109-122. — Phénoménologie en esquisses, Grenoble, Jérôme Millon, 2000. — Phantasia, imagination, affectivité : phénoménologie et anthropologie phénoménologique, Grenoble, Jérôme Millon, 2004. — De la négativité en phénoménologie, Grenoble, Jérôme Millon, 2014. — La contingence du despote, Paris, Payot, 2014. Swift Jonathan, Le conte du tonneau, Lausanne et Genève, Bousquet et Cie., 1756. Tengelyi László, « La formation de sens comme événement », Eikasia. Revista de Filosofía, vol. 6, n° 34, 2010, p. 149-172.

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Bibliographie

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VII Du sublime à l’illusion transcendantale Sur la pathogenèse transcendantale chez Marc Richir

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Une des spécificités de la pensée phénoménologique de Marc Richir consiste sans doute en sa manière de réfléchir les phénomènes à leur limite. Ainsi qu’il le remarque dans ses Recherches phénoménologiques (1981-1983), les phénomènes se phénoménalisent inévitablement, dans la vie humaine, avec des possibilités de se déformer en « apparences » au sein de l’« illusion transcendantale 1 » ; ou, selon sa discussion du sublime kantien dans Phénoménologie et institution symbolique, les phénomènes de la liberté humaine (ou « liberté phénoménologique 2 ») ne se phénoménalisent qu’au bord de la crise de la « perte 3 » de leur richesse et concrétude. Ainsi, en évitant de les ériger en des concepts analytiques, Richir s’efforce de s’approcher de la phénoménalité des phénomènes toujours à leur limite, au bout de laquelle ils seraient fixés en tels ou tels êtres. Pour reprendre sa terminologie, la phénoménalisation des phénomènes dans la vie humaine se trouve nécessairement dans une sorte de « rencontre » entre eux-mêmes et l’« institution » qui menace sans cesse de niveler leur caractère concret. 1. Marc Richir, Recherches phénoménologiques (I, II, III). Fondation pour la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 1981, p. 28-51. 2. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes, temps et êtres II, Grenoble, Jérôme Millon, 1988, p. 100. 3. Ibid.

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par Tetsuo Sawada

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Il semble alors naturel qu’il aborde, dans la plupart de ses travaux, non seulement les aspects « normaux » de la vie humaine, mais aussi ses possibles modifications morbides. Les phénomènes, leurs concrétudes, leur caractère libre (« libéralité » au moment du sublime 4), sont alors non seulement nivelés dans l’institution symbolique mais également destinés à s’absorber dans des caractères en quelque sorte monotones. La structure des vécus de la conscience, à ce niveau morbide, est décrite par l’auteur comme « machin » ou « Gestell 5 ». Si Richir vise à s’approcher de la tension entre les phénomènes et l’institution, sa phénoménologie ne manque pas de discuter du cas où ces deux registres sont dissociés délibérément l’un de l’autre. L’auteur nomme « malencontre 6 » cette dissociation morbide. En ce sens, comme nous le verrons, la phénoménologie richirienne nous permet de réfléchir sur la structure patho-génétique de la vie humaine au niveau transcendantal. Dans cet horizon, notre présent travail se donne comme tâche de préciser cette structure patho-génétique de la vie humaine en se référant aux travaux de Richir, en particulier Phénoménologie et institution symbolique et Du sublime en politique.

I. Modification morbide de la vie humaine au moment du sublime 1.1. Du sublime dynamique à la superstition rituelle Il nous faut d’abord préciser ce que Richir appelle « malencontre » phénoménologique. Cette conception est détaillée par l’auteur dans sa lecture de la troisième critique kantienne. Le contexte se trouve notamment au § 28 de la troisième critique où Kant considère la modification de l’expérience du sublime comme une sorte de geste superstitieux : On pourrait, semble-t-il, opposer à cette analyse du sublime, pour autant que celui-ci est attribué à la force (Macht), que nous avons coutume de nous représenter Dieu en sa colère dans l’orage, la tempête, les tremblements de 4. Ibid. 5. Marc Richir, Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991. 6. Ibid.

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Kant discute ici du « sublime dynamique » qu’il vaut mieux préciser brièvement pour éclaircir le contexte de la citation ci-dessus. Cette expérience indique, en substance, les phénomènes de la nature et leurs aspects violents, par exemple des « roches se détachant audacieusement », des « volcans en toute leur puissance dévastatrice », des « ouragans que suit la désolation », des « immenses océans dans sa fureur » et des « chutes d’un fleuve puissant 8 ». Pourtant, selon Kant, cette nature en jeu au moment du sublime n’est pas faite d’objets susceptibles d’être analysés dans le cadre de la science naturelle. Car elle affecte, et même bouleverse, l’esprit (Gemüt) du sujet qui y fait face. Corrélativement, l’« imagination (Einbildungskraft) 9 » est mise en jeu et s’agrandit tellement que sa mise en jeu ne pourrait plus être soumise elle-même à l’idée régulatrice de la raison 10 ; la conscience du sujet caractérisée par cette imagination tente alors d’« appréhender » totalement ces phénomènes du sublime qui dépassent en réalité sa sensibilité (übersinnlich 11). Ainsi, faisant face aux scènes terrifiantes de la nature et malgré son « impuissance » physique, l’esprit du sujet n’y obéit jamais, mais cherche à protéger son être et son existence ; selon

7. Emmanuel Kant, Ak. 5, p. 263/144-145. Emmanuel Kant, Kritik der Urteilskraft, Kant’s Werke, t. V, Berlin, Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften, 1913 (Critique de la faculté de juger, tr. française par A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993). Sa première critique, Critique de la raison pure, est citée suivant la pagination de la version originale (A/B) et de la traduction française (Critique de la raison pure, tr. française par A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006). 8. Ibid., p. 261/142. 9. Ibid., p. 190/52. 10. En fait, Kant décrit comme « indéterminées (unbestimmt) » (Ak. 5, 244/118), et non régulatrices, les idées de la raison en conflit avec l’imagination (Einbildungskraft). 11. Ibid., p. 254/133.

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terre, et cependant se manifestant en même temps en sa nature sublime et qu’en ce sens ce serait une folie (Torheit) et un sacrilège (Frevel) que de s’imaginer la supériorité de notre esprit (Gemüt) sur les manifestations et, comme il le semble, sur les intentions d’une telle puissance. Il ne semble pas en ceci que ce soit le sentiment du sublime propre à notre nature, mais bien plutôt la soumission (Unterwerfung), l’accablement (Niedergeschlagenheit), le sentiment de la complète impuissance (Ohnmacht) qui constituent la disposition de l’esprit (Gemütsstimmung) […] 7.

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l’expression kantienne, le sujet s’éveille alors pour son propre « soi 12 ». Le « sublime dynamique », tel qu’il est présenté par Kant, nous montre ainsi non seulement le caractère grandiose, et même supra-sensible, du monde naturel, mais nous permet aussi de voir la genèse du soi dans son caractère tant spécifique que singulier. La différence entre ce sublime dynamique et le « sublime » présenté par Kant dans la citation ci-dessus est évidente. Dans celle-ci, Kant rapproche, en hypothèse, le sublime dynamique des phénomènes religieux se trouvant dans les sociétés dites primitives, ainsi que « Dieu en sa colère dans l’orage, la tempête, les tremblements de terre ». Il les considère délibérément comme ne faisant pas écho au « sublime dynamique ». Car, au lieu de s’approcher de sa propre ipséité, le sujet est soumis aux autorités divines qu’il se représentait par lui-même ; au lieu d’avoir des sentiments de respect (« crainte respectueuse (Ehrfurcht) 13 ») pour la scène grandiose de la nature, son esprit se trouve terrifié par la « peur (Furcht) » ou l’« angoisse (Angst) 14 » ; et, finalement, il se prosterne sans réflexion. La genèse de la singularité du sujet, à savoir du « soi », au moment du « sublime dynamique », est ainsi transformée en cérémonie rituelle. La vérité et la sagacité de la discussion kantienne du « sublime » consistent dès lors en ceci que, au lieu de se contenter de décrire la genèse du soi à l’épreuve du sublime, l’auteur précise la possible modification (« soumission » ou « accablement ») de ce même « soi » dans la dimension du rituel ou du superstitieux.

1.2. Malencontre symbolique 1.2.1. La rencontre phénoménologique Discutant du sublime kantien dans Phénoménologie et institution symbolique, Richir tente d’en trouver le statut phénoménologique. Tout d’abord, le sublime dynamique y est décrit comme « liberté phénoménologique 15 ». L’« imagination (Einbildungskraft) » entre, selon

12. Ibid., p. 261/143. 13. Ibid., p. 264/146. 14. Ibid. 15. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes, temps et êtres II, op.cit., p. 100.

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la description kantienne, en « conflit 16 » avec la raison. Selon Richir, ce « conflit » indique que le mouvement excessivement libre de l’imagination, mise en jeu au moment du sublime, échappe foncièrement aux idées régulatrices de la raison. En tentant d’appréhender des scènes grandioses, l’esprit du sujet est fortement bouleversé par la crainte de cette force excessive et s’éveille à son « soi 17 » pour protéger la dignité de son être. Mais cette éventuelle prise de conscience du soi signifie, dans la discussion kantienne, que l’imagination en conflit avec la raison est finalement récupérée par les idées régulatrices et pratiques de celle-ci. Richir décrit cette récupération comme « institution symbolique » de la vie du soi dans la raison (ou la « Loi » au sens kantien) 18. Cela signifie que la phénoménalité du phénomène de liberté humaine au moment du sublime se trouve, selon la phénoménologie richirienne, dans une certaine tension dynamique entre la libre phénoménalisation des phénomènes (« liberté phénoménologique ») et leur éventuelle stabilisation inopinée (« institution symbolique »). Ce croisement de deux registres hétérogènes, phénomènes et institution, est défini par l’auteur comme « rencontre 19 ». C’est en elle, selon la description de Du sublime en politique, que l’homme assiste à l’« énigme » de sa propre existence : la liberté indéterminée de son esprit au moment du sublime est, à son insu, récupérée par la détermination symbolique des idées de la raison. C’est grâce à celle-ci que l’imagination et son excessive liberté peuvent éviter de tomber dans le chaos ou le délire, bien que ce soit aux dépens de la liberté de l’esprit surgissant au moment du sublime. La phénoménologie richirienne, notamment dans le contexte du sublime, consiste ainsi à s’approcher de la phénoménalité des phénomènes à la limite entre eux-mêmes et leur moment instituant. 1.2.2. L’échec de la rencontre Ayant ainsi abordé le statut phénoménologique du sublime kantien, Richir commence à réfléchir sur le caractère phénoménologique de la « superstition rituelle », une version morbide du sublime kantien. Il écrit : 16. Emmanuel Kant, Ak. 5, p. 258/138. 17. Ibid., p. 261/143. 18. Cf. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 62. 19. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes, temps et êtres II, op.cit., p. 113.

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À l’instar de l’explication kantienne, Richir désigne ici le passage de l’angoisse, terrifiant le sujet au sein de la superstition rituelle, à la véritable « religion ». Celle-ci indique la « réconciliation » de l’homme avec Dieu (« instituant symbolique »), et non la soumission du premier au second. Car, affirme Richir, la manière par laquelle l’homme arrive à se réconcilier avec l’instituant symbolique est précisément de « résister 21 » à la tentation d’obéir à la puissance divine. C’est dans ce contexte que Richir tente de dégager l’échec de la « rencontre ». Il décrit sous le terme de « contrainte symbolique » l’« institution symbolique » en jeu au moment où le sujet tombe dans la superstition rituelle. C’est à ce niveau que l’« institution symbolique » modifie elle-même sa nature. Au lieu de rapprocher le sujet de son propre soi et de l’amener à se réconcilier avec l’« être tout puissant », cette « institution » se met à fonctionner elle-même comme une « contrainte » de la vie du sujet. Dès lors, étant modifiées en « automatisme de répétition », les activités du sujet deviennent monotones. Ne pouvant plus faire face, ou « résister », à la puissance divine, ce même sujet est obligé, en vain, de répéter automatiquement la figuration de l’être tout puissant et la soumission à celui-ci. L’« institution symbolique », comme moment de réconciliation, change ainsi sa nature à mesure que le sujet devient prisonnier de la superstition rituelle. C’est au cours de cette modification que deux registres, phénomènes et institution, se dissocient sans réserve l’un de l’autre et, dès lors, que la rencontre entre les deux est « manquée 22 » dans 20. Ibid., p. 120. 21. Ibid. 22. Ibid.

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Statut ambigu [de l’« instituant symbolique », à savoir Dieu] puisque nous passons, apparemment sans solution de continuité, de la peur (Furcht) ou de la crainte (Furcht) à l’œuvre dans la superstition, avec toutes ses manifestations qui relèvent, dans les rituels, de l’automatisme de répétition, à la religion, en laquelle, selon Kant, l’homme se réconcilie en quelque sorte avec l’instituant symbolique. L’automatisme de répétition est explicitement rattaché à toute une symbolique corporelle, elle-même instituée –, et à l’angoisse, la terreur et la souffrance, dont il reste à interroger le statut, mais dont on voit qu’elles sont liées à la contrainte symbolique dont l’origine ou la cause est elle-même rejetée dans l’être tout puissant, figure de l’institution symbolique 20.

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la vie du sujet. La « rencontre » phénoménologique est ainsi déformée en « malencontre symbolique 23 ». Si, en discutant de la superstition, Kant nous montre la faiblesse de l’esprit humain susceptible de s’incliner dans le rituel, Richir la reprend pour dévoiler, derrière la superstition, le rituel et la soumission, la dégénérescence de la force réconciliatrice de l’« institution symbolique » en la « contrainte » qui provoque la dissociation des phénomènes et de l’institution 24.

II. Structure transcendantale de la pathogenèse dans les phénomènes socio-politiques © Hermann | Téléchargé le 24/05/2023 sur www.cairn.info via Renmin University of China (IP: 106.120.213.169)

Il est alors significatif de voir que, dans la phénoménologie richirienne, l’approche de l’échec du sublime s’étend elle-même vers les phénomènes socio-politiques et leurs conséquences pathologiques. Dans Du sublime en politique (1991), ouvrage publié trois ans à peine après Phénoménologie et institution symbolique, l’auteur discute, de façon plus approfondie, de la même problématique kantienne à la lumière de l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet et de La révolution d’Edgar Quinet. Si le sublime est mis en échec dans la société soi-disant moderne, cela nous permet, selon Richir, de voir d’autres types et articulations, plus détaillés, de la structure patho-génétique de la vie humaine que ceux de la société soi-disant primitive discutée dans sa lecture de la troisième critique kantienne.

23. Marc Richir, Du sublime en politique, op.cit., p. 156. 24. Il faut noter que la fonction réconciliatrice de l’« institution symbolique » est, selon la remarque de Richir, typique de la philosophie kantienne de la raison. En critiquant son aspect « optimiste », le phénoménologue souligne l’« effondrement » de cette fonction de nos jours : « Version, encore une fois, quelque peu “optimiste”, puisqu’elle [l’« institution symbolique de la culture »] suppose que la culture a nécessairement un rôle réconciliateur, en tout cas entre la liberté phénoménologique et la liberté symbolique – comme s’il n’y avait pas, à cet égard, de “pathologie” sociale et historique : Kant n’était certes pas un homme du xxe siècle ! […] Il ne pouvait pressentir l’effondrement apparent du symbolique en lequel nous vivons de nos jours » (Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes, temps et êtres II, op. cit., p. 125).

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2.1. Le sublime dans les phénomènes socio-politiques

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Quelle fonction joue le sublime dans les événements socio-politiques ? Richir situe sa source dans la description par Michelet de la Fête de la Fédération qui eut lieu le 14 juillet 1790 pour le jubilé du premier anniversaire de la prise de la Bastille. Voici ce que Michelet, cité par Richir, explique :

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Richir trouve dans ces phrases une certaine ébauche du sublime au sens de sa propre phénoménologie, et ce, non pas en raison du caractère bouleversant de la Révolution ni de l’ambiance euphorique, et parfois même naïve, de la Fête de la Fédération. Car une série de célébrations amenait le peuple à assister aux nouveaux aspects de son propre pays et de ses paysages qu’il n’avait « jamais vus » à l’époque de l’Ancien Régime. En fait, ces « paysages grandioses » sont qualifiés, par le phénoménologue, de « phénomènes-de-mondes » ou de « paysage-de-monde ». Le monde comme phénomène est paysage-de-monde : non pas le panorama étalé sans ombre des êtres et des choses, non pas non plus le décor de la scène où se déroulent les fêtes, mais « quelque chose » de radicalement indéterminé parce qu’il a perdu tous ses anciens marquages symboliques, parce qu’il ne se réduit ni à des êtres ni à des choses 26.

Le « paysage », que le peuple découvre lors de la célébration, se trouve transfiguré devant lui comme « phénomène », et non comme choses ou êtres susceptibles d’être analysés dans un quelconque discours historiographique. Cela revient à dire que les aspects historiographiques et analytiques sont mis en suspens par une sorte d’« épochè 25. Jules Michelet, Histoire de la Révolution française (1847-1853), t. 1, Paris, Gallimard, 2005, p. 411 et Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 13. 26. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 18.

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Les lieux ouverts, les campagnes, les vallées immenses où généralement se faisaient ces fêtes, semblaient ouvrir encore les cœurs. L’homme ne s’était pas seulement reconquis lui-même, il rentrait en possession de la nature. Plusieurs de ces récits témoignent des émotions que donna à ces pauvres gens leur pays vu pour la première fois… Chose étrange ! ces fleuves, ces montagnes, ces paysages grandioses, qu’ils traversaient tous les jours, en ce jour ils les découvrirent ; ils ne les avaient vus jamais 25.

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phénoménologique 27 ». Le peuple est alors amené à réfléchir sur l’origine (« “quelque chose” de radicalement indéterminé ») de la Révolution à travers le jugement réfléchissant de chacun. La spécificité de la phénoménalisation de « paysage-de-monde » atteste non seulement l’affinité du sublime kantien et de ce qui s’est passé à la Fête de la Fédération, mais permet aussi à Richir de développer sa propre phénoménologie du « sublime ». Car, selon sa remarque ci-dessus, cette phénoménalisation a pour effet de décomposer l’institution symbolique profondément enracinée dans la société de l’Ancien Régime ; autrement dit, elle a pour fonction de libérer les hommes et le monde du « marquage symbolique » qui étouffait leur vivacité. Selon la théorie richirienne du sublime des phénomènes socio-politiques, si le sublime et la phénoménalisation des phénomènes en « paysagesde-monde » permettent à la communauté humaine de s’approcher du monde à l’état naissant et « jamais vu », cette phénoménalisation a aussi pour effet de rénover l’institution symbolique propre à l’ancienne organisation socio-politique.

2.2. L’institution de la mort symbolique Il est significatif de voir que, dans le même ouvrage, Richir ne manque pas de discuter de la conséquence négative du sublime au niveau socio-politique, plutôt que de se contenter de désigner ses caractères phénoménologiques, tels que le « phénomène-de-monde » et sa fonction rénovatrice de l’ancien corps politique. Pour cela, sa discussion se déplace de l’Histoire de Michelet à La Révolution de Quinet. La structure patho-génétique des phénomènes socio-politiques peut y être repérée. Selon Richir, ou encore Quinet, il s’agit des attitudes et des gestes qu’avaient pris une série de personnages révolutionnaires dirigeant le peuple depuis la fondation de la Convention nationale jusqu’à la montée de l’Empire de Bonaparte, en passant par la période de la Terreur. Richir, mais aussi Claude Lefort, porte une attention particulière à la perspective lucide, et même « machiavélienne 28 », de la thèse de Quinet : « Les révolutionnaires ont

27. Ibid., p. 19. 28. Ibid., p. 144 et Edgar Quinet, La Révolution (1865), t. 1-2, préface de Claude Lefort, Paris, Belin, 2009, p. 6.

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peur de la Révolution 29 ». Si les idées de la Révolution sont transformées en la Terreur, c’est que ce moment du sublime (« sublime chimère 30 » selon Richir qui reprend le terme de Quinet) est également transformé en une angoisse (« peur ») terrifiant les révolutionnaires. Richir précise la structure de cette « peur » comme suit : « C’est la même peur devant l’effondrement des infrastructures symboliques de l’Ancien Régime, c’est-à-dire aussi peur de la mort symbolique, et par là, de l’épreuve phénoménologique du sublime comme épreuve de cette mort 31 ». Richir se focalise ici sur le problème des révolutionnaires face à l’« abîme 32 » ouvert par l’absence de pouvoir. Face à cette fissure de la société, ces derniers se trouvent angoissés par la « peur » ; en suivant la terminologie kantienne, ils sont « angoissés » au lieu d’avoir des « sentiments de respect (Ehrfurcht) » devant le caractère abyssal du moment du sublime. Cette peur n’est pas une « peur » en un sens psychologique, susceptible d’être observée sous une forme empirique, mais c’est une peur « symbolique ». Au lieu d’y résister en vue de leur « conservation de soi » et de la réflexion sur la nouvelle fondation de la société, les révolutionnaires sont forcés de prendre conscience de leur propre « mort » pour y survivre. Pour reprendre la terminologie richirienne, leurs activités sont d’abord « instituées » puis destinées à être codées automatiquement par la peur de la « mort ». Ainsi, comme dans le cas de la « contrainte symbolique », Richir trouve, dans les gestes des révolutionnaires, la modification négative de l’institution symbolique en une « institution de la mort symbolique ». C’est dans celle-ci que, en étant terrifiés aveuglément par l’abîme laissé après la Révolution, ils se voient confrontés à l’étroite alternative de la vie ou de la mort, sans pouvoir réfléchir sur la fondation d’une nouvelle société.

2.3. L’illusion transcendantale pathologique Si la « peur » détermine symboliquement les gestes ou les comportements des révolutionnaires, leur modalité d’être est désignée par Richir

29. Ibid., p. 174 et Edgar Quinet, La Révolution, op. cit., p. 622. Nous soulignons. 30. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 160. 31. Ibid., p. 171. 32. Ibid., p. 161.

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sous le terme d’« illusion transcendantale de la politique moderne 33 ». Il en précise la structure lorsque, à la fin du chapitre consacré à Quinet, il discute de la montée du bonapartisme :

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Richir indique que les révolutionnaires, terrifiés par la « peur », se trouvent piégés par l’« illusion de la poursuite de la Révolution ». Dans le cas de Bonaparte, cette « illusion » le pousse à reprendre les idées de la Révolution dans une « guerre perpétuelle ». Les idées de la Révolution, telles qu’elles sont désignées par Michelet sous le terme de « paysages grandioses » et décrites par Richir comme « paysage-de-monde », ont pour effet de décomposer le « marquage symbolique » de l’ancien corps politique. Par contre, loin d’« effectuer » la force rénovatrice de ces idées, la « guerre perpétuelle » de Bonaparte, héritère de la Terreur, relève de l’illusion transcendantale. S’il nous faudra préciser cette « illusion » sur le plan de la philosophie transcendantale, on peut déjà affirmer que, dans une certaine mesure, elle fait écho à l’« illusion transcendantale » kantienne. Celle-ci a, selon Kant, pour effet d’amener le sujet à s’approprier, d’une façon subreptice (« subreption transcendantale 35 »), des idées qui se situent au-delà de la limite de son expérience. Il se comporte alors comme si ces idées pouvaient être mises à disposition pour sa faculté cognitive. Selon la théorie kantienne du sublime, les idées d’« absolument grand » ou de « formlos », idées cosmologiques, sont déformées et, par là, traitées comme si elles pouvaient être saisies par la sensibilité et l’entendement, alors qu’en réalité elles sont uniquement des objets de l’imagination.

33. Ibid., p. 80. 34. Ibid., p. 179. 35. Cf. Emmanuel Kant, A509/B537, p. 481.

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L’Empire fut néanmoins, par surcroît, une sorte de perpétuation de la Terreur dans son incorporation, qui mettait cette dernière à distance au sein de la guerre perpétuelle, guerre impérialiste et démiurgique qui a pu donner l’illusion de la poursuite de la Révolution (souligné par nous), de la propagation de ses « conquêtes matérielles » par d’autres moyens, alors même que, Quinet le montre avec force, il n’y avait sans doute pas plus anti-révolutionnaire que Bonaparte, en fait plus proche du rêve romain de l’empire universel, celui de Théodose et de Constantin, que de la Révolution 34.

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Aux marges de la phénoménologie

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Cette conséquence négative de l’illusion transcendantale kantienne fait écho à l’« illusion » telle qu’elle est présentée par Richir sous le terme d’« illusion de la poursuite de la Révolution ». Comme on l’a vu, la Fête de la Fédération représente la « rencontre » ou la réconciliation des phénomènes (Révolution) et de l’institution (les idées de la Révolution). Cependant, les révolutionnaires, « Bonaparte » dans ce contexte, considèrent les idées de la Révolution, délaissées de façon éphémère après la Fête, comme étant susceptibles d’être réalisées dans leurs « conquêtes matérielles » ; ils les traitent comme s’ils pouvaient en disposer dans leurs gestes, jusqu’à les « incorporer » à la communauté. Les idées de la Révolution se phénoménalisant à la Fête de la Fédération (c’est-à-dire la « rencontre » du phénoménologique et du symbolique) sont ainsi transformées en moment fantasmagorique et chimérique (« rêve romain ») pour, en dernière instance, être conduites jusqu’à la « guerre perpétuelle », elle-même antirévolutionnaire. En ce sens, il nous est possible d’affirmer qu’en discutant de l’« illusion de la poursuite de la Révolution », Richir considère l’illusion transcendantale comme une structure patho-génétique de la vie humaine au niveau socio-politique. Si Richir trouve dans la superstition rituelle de la société dite primitive la structure patho-génétique articulant l’« automatisme de répétition », en déplaçant sa discussion au sublime sur le plan socio-politique, il définit également une nouvelle forme de structure patho-génétique de la vie humaine qui n’est autre que l’« illusion transcendantale ». Déterminons maintenant le statut phénoménologique de cette « illusion transcendantale » à la lumière de ses premiers travaux intitulés Recherches phénoménologiques, notamment dans sa première recherche. L’auteur définit l’« illusion transcendantale 36 » comme élément faisant partie intégrante de la phénoménalisation des phénomènes 37. Le sujet qui s’y trouve s’approche de la limite entre la phénoménalité des 36. Marc Richir, Recherches phénoménologiques (I, II, III), op. cit., p. 45. 37. Richir témoigne de la portée phénoménologique de l’« illusion » dans sa conversation avec Sacha Carlson : « Ce qui pose la question du statut étrange des “effets” de ces mouvements, “effets” sans cause positive que sont les phénomènes comme rien que phénomènes, et leurs parties concrètes, impossibles à fixer une fois pour toutes, et où il faut comprendre comment l’illusion peut être elle-même une partie concrète du phénomène – car je ne la déclare illusion que si je l’abstrais du phénomène » (Marc Richir, L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015, p. 153. Nous soulignons).

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phénomènes qui fondent sa vie et une série d’apparences engendrant les « simulacres ontologiques 38 ». Cela revient à dire que les phénomènes se phénoménalisent dans une tension dynamique avec les apparences au sein desquelles ils sont simulés, à l’insu du sujet, en tels ou tels êtres. Loin de faire tomber le sujet dans la subreption, l’« illusion transcendantale » au sens propre de la phénoménologie richirienne « clignote 39 » dans la vie du sujet et lui permet de s’approcher de la phénoménalité des phénomènes à leur limite. Tout cela signifie qu’elle a pour essence d’amener la vie du sujet à assister à l’aspect le plus subtil – ou « périphérique 40 » selon la terminologie richirienne – des phénomènes, car, au bout de cette limite, ces phénomènes seraient absorbés entièrement dans l’enchaînement d’apparences et modifiés en tels ou tels êtres simulés. Dans la phénoménologie richirienne, l’« illusion transcendantale » joue ainsi le rôle essentiel d’attester la richesse, la subtilité et la concrétude de la phénoménalité des phénomènes. Au contraire, l’« illusion transcendantale » en jeu dans Du sublime en politique est une version morbide de l’illusion transcendantale proprement phénoménologique de Richir. En ce qui concerne cette dernière, le sujet est amené à éprouver la limite des phénomènes et des apparences engendrant le « simulacre ontologique ». Au bord de cette limite, ses vécus se manifestent, ou mieux « clignotent », dans le champ phénoménologique. À l’inverse, dans sa version morbide, l’illusion amène le sujet à dépasser de façon illégitime cette limite en l’absorbant dans le « fantasme 41 ». Si, à la période de Du sublime en politique, Richir retrouve dans les phénomènes socio-politiques l’illusion transcendantale en son aspect illégitime et pathologique, on peut affirmer qu’il nous montre deux types d’illusion transcendantale, à savoir l’illusion transcendantale phénoménologique et l’illusion transcendantale pathologique, et tente de décrire le processus de modification morbide de la première vers la seconde. Cela constitue un des éléments marquant la structure patho-génétique dans sa phénoménologie transcendantale.

38. Marc Richir, Recherches phénoménologiques (I, II, III), op. cit., p. 50. 39. Marc Richir, Recherches phénoménologiques (IV, V). Fondation pour la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 1983, p. 177. 40. Ibid., p. 82. 41. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 164.

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Si les révolutionnaires étaient piégés dans l’« illusion transcendantale » au sens pathologique et qu’ils prétendaient aveuglément poursuivre les idées de la Révolution, elles-mêmes déformées en « Terreur » ou en « guerre perpétuelle », il va de soi que leurs gestes, comportements et activités étaient également transformés en des modalités morbides. Dans Du sublime en politique, Richir généralise cette modification morbide sous le terme de « Gestell ». Conceptuellement, la notion de Gestell a été définie par Martin Heidegger durant sa conférence de Munich (1953) intitulée « La question de la technique », laquelle était basée sur un autre de ses discours à Brème (1949) intitulé « Das Gestell ». Avec cette notion, Heidegger tente de critiquer la science et la technique de l’âge moderne après la révolution industrielle. Il explique sa structure de la manière suivante : « L’Arraisonnement (Das Ge-Stell) est ce qui rassemble (Versammelnde) cette interpellation (Stellen), qui met l’homme en demeure de dévoiler le réel comme fonds dans le mode du “commettre (Bestellen)” 42. » Dans la société industrielle, dit Heidegger, non seulement les matériaux industriels sont classés, arrangés et distribués grâce à l’automatisation des tâches, mais l’homme, qui prétendrait en disposer, est lui-même incité aveuglément à faire partie de ce mouvement automatique. Il est ainsi forcé à se comporter à la manière d’une chose matérielle susceptible d’être mise en stockage (Bestand). Son existence est également modifiée en quelque chose susceptible d’être échangé avec d’autres choses. La société à laquelle il appartient se transforme ainsi en une sorte de machine de rassemblement, à mesure que ses membres ne sont plus capables de réfléchir sur l’acte de stocker (Bestellen). 2.4.1. Le surgissement du Gestell dans l’aporie de la fondation Pour Richir, l’horizon conceptuel du « Ge-Stell » heideggérien n’est pas forcément limité à la représentation des êtres humains disposés par la technologie moderne, car il lui permet aussi de définir la dévastation et la déformation pathologique de l’esprit des hommes au sein de l’échec 42. Martin Heidegger, « Die Frage nach der Technik » (1953), Vorträge und Aufsätze, Gesamtausgabe 7, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2000, p. 24-25/32 (« La question de la technique », Essais et conférences, tr. française par A. Préau, Paris, Gallimard, 2014).

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2.4. La machination de l’humanité dans le Gestell

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du sublime socio-politique : « Terreur machinique, au sens heideggérien du Gestell – que nous proposons de traduire par “machin” – que l’on retrouvera au cœur de la Terreur révolutionnaire 43 ». Le « Gestell » a ainsi pour effet de rendre aveugles les hommes à leur vie collective et, par là, d’engendrer la catastrophe politique (« Terreur machinique »). Dès lors, la question suivante s’impose : quel processus est mis en jeu dans les phénomènes socio-politiques ? Richir se réfère à l’aporie de la fondation désignée par Quinet pour y répondre. Il explique : « Le corps pourrissant du despote [Louis XVI dans ce contexte] a laissé la place au Gestell de la Terreur 44 ». Si l’Ancien Régime était une institution, cela voudrait dire, selon Richir, que l’esprit du peuple, ses activités, comportements ou gestes étaient bien incarnés par le « corps mythique du roi [Louis XVI] 45 ». Cette incarnation mythique fondait la royauté. Mais elle est « pourrie », décomposée, du fait de la condamnation, du procès et de la mort du roi. Par conséquent, un vide ou un abîme surgit au centre du pouvoir. La mise en jeu morbide du Gestell est attestée dans les attitudes et les gestes qu’avaient pris les révolutionnaires et le peuple face à cet abîme. Pour appuyer son argumentation, Richir cite Quinet : « Le roi mort, on crut voir partout renaître la royauté ; chacun la portait en lui-même 46 ». Les révolutionnaires et le peuple étaient forcés à assister au vide du pouvoir. La manière dont ils faisaient face à cet abîme consistait, selon Quinet et Richir, à poursuivre le « fantôme » du roi et de sa royauté. Au lieu de réfléchir sur la source de la nouvelle société, ils étaient aveuglément poussés à aspirer à un autre type de pouvoir qui était juste le reflet, ou le « fantôme », de la royauté. En somme, un despote (Louis XVI) était remplacé automatiquement par d’autres, représentés par une série de personnages prétendus révolutionnaires : Mirabeau poussé à la corruption, Robespierre à la politique de la Terreur et Bonaparte à la « guerre perpétuelle 47 ». C’est dans cette « aporie de la 43. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 60. 44. Ibid., p. 159. 45. Ibid. 46. Ibid. 47. Nathalie Petiteau, Napoléon. De la mythologie à l’histoire (1999), Paris, Seuil, 2004, p. 208. Nathalie Petiteau met audacieusement en lumière l’aspect et l’image de Napoléon en tant qu’« héritier de la Terreur » (à partir de l’histoire de la recherche sur le bonapartisme, notamment à travers la remarque de René-François Chateaubriand : « Il n’y a eu entre la tyrannie de Bonaparte et la tyrannie démagogique dont il a hérité,

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2.4.2. L’amour perverti ou la conséquence pathologique du Gestell Ainsi, le surgissement du Gestell annonce, dans la pensée phénoménologique de Richir, l’effondrement ultime du moment du sublime : le sublime dynamique est « court-circuité » et déformé en une « sublime chimère 49 ». Les phénomènes-de-mondes se phénoménalisant au moment du sublime sont également défigurés en un monde qui n’a aucun « interstice 50 » et vers lequel se précipitent machinalement les révolutionnaires et le peuple ; et finalement, le jugement réfléchissant de ceux-ci est déformé en un « fantasme despotique du pouvoir 51 ». Cette série de conséquences morbides du Gestell fait ressortir, selon Richir, les phénomènes pathologiques. Il parle ainsi de « cécité des révolutionnaires 52 ». Cette « cécité » consiste en un despotisme et en une servitude pervertie : « […] malencontre par lequel non seulement les hommes sont soumis, mais encore et surtout aiment le despote et la servitude 53 ». Le peuple est soumis au despote. Le caractère pathologique de cette soumission consiste, dit Richir, en ceci qu’un étrange amour, soit du despote, soit du pouvoir, surgit au cours de la servitude. Loin de se sentir humiliés ou honteux, les hommes se mettent à « aimer » le despote et son pouvoir. Cela signifie qu’ils sont soumis au pouvoir non pas passivement, mais qu’ils s’y précipitent volontiers et avec des sentiments pervertis d’amour. C’est ainsi qu’à l’instar de la théorie de La Boétie, Richir caractérise cette servitude moins comme passive que comme « volontaire 54 ».

et dont, sous des formes nouvelles, il a été le continuateur, d’autre différence que celle de la publicité » (ibid., p. 208). Il va sans dire que l’affirmation de la continuité de la politique de la terreur et de l’esprit bonapartiste dans le domaine de l’histoire rejoint et même atteste la thèse de Quinet et l’acceptation richirienne de celle-ci. 48. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 161. 49. Ibid., p. 160. 50. Ibid., p. 60. 51. Ibid., p. 160. 52. Ibid., p. 158. 53. Ibid., p. 60. 54. Ibid.

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fondation 48 » dévoilée au sein de l’abîme du pouvoir que les hommes et leurs activités sont déformés en « machin » ou en « Gestell ».

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Cependant, on ne peut pas uniquement considérer cet « amour » pathologique comme perversion masochiste. Car Richir y trouve une fonction phénoménologiquement bien paradoxale. Plus précisément, cet « amour » a pour fonction de protéger les hommes en Gestell contre leur disparition dans l’abîme de la fondation. L’auteur explique ainsi : […] machiner et se laisser machiner vaux mieux que ne pas savoir. L’illusion symbolique du despote et de la servitude est qu’ils paraissent, tout au moins garantir une sécurité et une quiétude, pareillement symboliques, qui passe pour être la vie même 55.

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Le despotisme comme rempart devant l’abîme de la fondation. D’où la servitude volontaire, comme préférable à l’épreuve de l’abîme, dont la Terreur avait déjà été le retournement pervers, aveugle, machinique, la course folle après le fantôme du corps royal 56.

Les hommes soumis au Gestell aiment le despote alors que la fonction de celui-ci est simplement « symbolique » et non effective. Cela signifie, ainsi que le remarque Richir, qu’ils acceptent de façon pervertie la servitude pour y ressentir de la « sécurité » ou de la « quiétude ». Même si celles-ci sont seulement symboliques et n’ont pas de substance, elles ont, de manière paradoxale, pour conséquence de sauver quasiment les hommes du Gestell de leur propre crise devant l’aporie de la fondation. En effet, dans l’amour du despote ou dans leur servitude volontaire, leurs actes sont tellement codés qu’ils ne peuvent plus prendre conscience d’eux-mêmes. En ce sens, le caractère pathologique de la conséquence du Gestell consiste, pourrait-on dire, en ceci que les hommes tentent d’y survivre même aux dépens de la concrétude et de la liberté de leur propre vie se phénoménalisant au moment du sublime. Il en va de même pour le despote en tant qu’autre axe de la servitude volontaire dans le Gestell. Les hommes révolutionnaires deviennent, malgré leurs idées, despotiques. Selon Richir, ce devenir despote est 55. Ibid., p. 61. 56. Ibid., p. 166.

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Et, dans le contexte de la Révolution française et de son aspect despotique, il ajoute :

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III. Conclusion Richir ne limite pas sa réflexion phénoménologique à la vie humaine soi-disant normale en la renvoyant à ses propres concepts de sublime, de fonction réconciliatrice de l’institution symbolique, de phénomènes-de-mondes et d’illusion transcendantale phénoménologique. Il prête aussi particulièrement attention à la transformation possible de ces phénomènes en des phénomènes morbides. Il définit ainsi la dégénérescence de l’institution symbolique comme une « contrainte symbolique » et comme un « Gestell » aveugle faisant ressortir la perversion des sentiments humains ; d’où le fait que les idées flottantes de l’expérience du sublime sont déformées en une « illusion transcendantale » morbide. Dès lors, on pourrait dire que, dans la phénoménologie richirienne, ce processus de déformation morbide fonctionne comme la structure patho-génétique de la vie humaine. Et, comme il nous faudra le préciser dans des recherches à venir, ce même processus pourrait rendre compte de symptômes particuliers, tels la névrose, la perversion ou la psychose 57. Si l’on réfléchit d’ailleurs de ce point de vue à la phénoménologie richirienne, on pourrait affirmer que ce phénoménologue s’acharne à s’approcher des caractères tant singuliers que fluctuants de la 57. Marc Richir, Phantasia, imagination, affectivité. Phénoménologie et anthropologie phénoménologique, Grenoble, Jérôme Millon, 2004.

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le seul moyen (« rempart ») qu’ils ont de négliger leur propre situation abyssale et désespérante. Ils étaient angoissés devant le vide du pouvoir après l’effondrement du corps royal ; faisant face à cet abîme ou à l’impossibilité de la nouvelle fondation, leur esprit se précipite à nouveau vers le « corps royal », alors que celui-ci est juste le fantôme de l’Ancien Régime. Tout cela indique que le despotisme permet aux révolutionnaires d’échapper à ce qu’ils ne peuvent pas éprouver, à savoir l’« abîme », bien que cela conduise à des catastrophes telles que la Terreur, la machination ou la « course folle ». Ainsi, loin d’être des symptômes pathologiques portant sur des maladies mentales de la vie individuelle, le Gestell et son caractère machinal, définis par Richir à partir de phénomènes socio-politiques, illustrent le paradoxe ou l’énigme de la vie humaine devant le moment abyssal de la fondation.

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phénoménalité des phénomènes en s’abstenant de les fixer (dans une perspective optimiste) en tels ou tels êtres et concepts déterminés. Seulement, cette singularité ne se transfigure, ou mieux ne « clignote », qu’en allant de pair avec la crise de ses possibles modifications, soit en un moment instituant, soit en cas morbides. ***

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Heidegger Martin, « Die Frage nach der Technik » (1953), Vorträge und Aufsätze, Gesamtausgabe 7, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 2000 ; tr. française par A. Préau : « La question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 2014. Kant Emmanuel, Critique de la raison pure, tr. française par A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006. — Kritik der Urteilskraft, Kant’s Werke, t. V, Berlin, Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften, 1913 (Critique de la faculté de juger, tr. française par A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993). Michelet Jules, Histoire de la Révolution française (1847-1853), t. 1, Paris, Gallimard, 2005. Petiteau Nathalie, Napoléon. De la mythologie à l’histoire (1999), Paris, Seuil, 2004. Quinet Edgar, La Révolution (1865), t. 1-2, préface de Claude Lefort, Paris, Belin, 2009. Richir Marc, Recherches phénoménologiques (I, II, III). Fondation pour la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 1981. — Recherches phénoménologiques (IV, V). Fondation pour la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 1983. — Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes, temps et êtres II, Grenoble, Jérôme Millon, 1988. — Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991. — Phantasia, imagination, affectivité. Phénoménologie et anthropologie phénoménologique, Grenoble, Jérôme Millon, 2004. — L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015.

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Bibliographie

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VIII Mythe et vérité chez Schelling et Marc Richir

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S’inscrivant dans le cadre, propre à la modernité, d’une volonté de rationalisation et de systématisation du savoir, la pensée de Schelling est consacrée au dépassement du blocage kantien de la métaphysique. C’est en vue de combler le gouffre (Kluft) de la raison, qui sépare les législations de la liberté et de la nature, que cette pensée se déploie. La question qui sous-tend sa recherche de la totalité (comme union de la raison, de la liberté et de la nature) est la suivante : comment la liberté peut-elle être réalisée dans un monde où tout ce qui advient obéit à des lois de la nature ? Ou, pour reformuler la question dans une perspective « historiale », et donc dans des termes plus proches de notre lecture, confrontée au problème d’une « genèse » de la pensée à partir des « généalogies des dieux » : comment la liberté peut-elle surgir dans un monde (φύσις) où tout est dominé par le destin, destin qui se présente d’abord comme histoire et par la suite comme άρχή ? Si l’histoire est à comprendre comme une surpuissance (un fatum), comme quelque chose qui nous excède totalement, comme une volonté étrangère, la question qui se pose est la suivante : quelle place est réservée à l’action, à la liberté de l’homme ? Elle semble se résoudre en un « faire face à… » qu’elle ne peut que subir. L’attention que, dans ce cadre, Schelling (ainsi que les post-kantiens et les romantiques en général) porte à la Grèce procède de sa volonté de résoudre la séparation entre nature et liberté par une médiation relevant de la plus pure nécessité. Chez Schelling, cette médiation exige un retour à la nature et une

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par Elisa Bellato

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Aux marges de la phénoménologie

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attention particulière au caractère naturel de l’art, c’est-à-dire au fait que les images ou figures mythiques non seulement représentent l’Idée, mais exercent une force, une tension par laquelle elles font figures de symbole. Elles tiennent lieu de… et, en ce sens, symbolisent le tout. Dans Théories du symbole, Tzvetan Todorov, qui exploite largement l’esthétique romantique, remarque qu’il est propre au symbole de garder un caractère intransitif et une certaine opacité 1. À la différence de l’allégorie, le but du symbole n’est pas la connaissance de ce qui est signifié, car ce dernier ne cesse jamais de signifier. Par là, le symbole garde toujours sa valeur propre ; il ne vise pas à transmettre immédiatement un sens, il ne signifie que de manière indirecte, après coup. C’est dans les leçons de Schelling sur la philosophie de l’Art, données à Iéna en 1802-1803, puis à Würzbourg en 1804-1805 (et qui constituent, par ailleurs, une première tentative d’intégration effective de l’esthétique dans le système métaphysique de la philosophie), qu’on peut repérer certains éléments nous permettant d’interroger ce caractère indirect ou négatif de l’expérience du sens dans le symbole. Pour Schelling, l’art expose, donne à voir et met proprement en scène le procès conflictuel au sein duquel la liberté et la nécessité s’identifient dans l’absolu. Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’intuition de l’absolu. Certes, celui-ci se donne à nous, mais toujours à l’ombre de l’esthétique, dans le miroir du sensible. L’art a la fonction de symboliser ce conflit principiel entre le domaine sensible, saisissable, et le domaine non sensible, insaisissable. La tension qui s’instaure entre ces deux champs de l’expérience, selon les mots de Schelling, « feint » ou « trahit » (lügen) 2 l’absolu dans son caractère d’excès et d’incommensurabilité. C’est notamment le cas quand le symbole devient le médiateur sémantique permettant le passage d’un sens littéral, le « signifiant » qui tient lieu de fondement, à un sens allégorique, le « signifié », en tant que fondé.. Le symbole et, par extension, l’art qui en fait son matériau, possède alors une légalité propre ; il jette un pont entre le monde sensible et le monde intelligible et semble ainsi pouvoir dépasser le dualisme métaphysique. Or, 1. Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Paris, Seuil, 1977, p. 237-240. 2. Cf. Friedrich W. J. Schelling, Philosophie der Kunst, dans l’éd. Cotta des Werke V (1856-1861), p. 463 ; tr. française par C. Sulzer et A. Pernet, Philosophie de l’art, Grenoble, Jérôme Millon, 1999, p. 153. Sur l’interprétation de ce lügen comme un « laisser apparaître » cf. Jean-François Courtine, « Tragédie et sublimité », Du Sublime, Paris, Belin, 2009, p. 294.

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en cela, l’art se fait miroir et symbole de la philosophie. Cette dernière institue en effet un processus herméneutique qui, en dévoilant les modalités fonctionnelles et transcendantes de l’expérience, interroge le saisissable dans l’insaisissable et cherche à intégrer l’existence humaine dans un horizon de sens conceptualisable. Qui plus est, l’institution d’un tel processus herméneutique garde en lui de nombreuses zones d’ombres, faites d’irrégularités et d’opacités natives qui doivent, au sein du « système » schellingien de la philosophie, être réglées et ordonnées sous l’unité (prétendue) du régime symbolique fondement-fondé. Dans les leçons sur la « Philosophie de la Mythologie », professées par Schelling à partir de 1828, Richir repère dans la langue 3 la même fonction médiatrice à l’œuvre, mais encadrée par deux typologies différentes, relevant du régime symbolique de l’être et du penser humain 4 : d’une part la pensée mythique, à savoir le langage phénoménologique des « récits mythiques 5 » ; d’autre part la pensée monothéiste, à savoir la langue symboliquement instituée à partir de la réélaboration de ces mêmes récits en tant que mythologie 6. L’une rend compte des mobilités aberrantes et absolument irréductibles de l’expérience, renvoyant à ce

3. La langue doit être entendue ici comme la réélaboration symbolique de ce qui, dans la philosophie de l’art, était présentée comme le propre de la poésie (plus précisément de la tragédie) en tant qu’« art comme art ». L’art donc comme matériau, symbole ou « langue » de l’art lui-même. Cf. ibid., p. 50 [358-359] et 59 [369]. 4. Cf. Marc Richir, « Qu’est-ce qu’un dieu ? Mythologie et question de la pensée », p. 7 sq., Friedrich W. J. Schelling, Philosophie der mythologie (1831-1845), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976 ; tr. française par A. Pernet, Philosophie de la mythologie, Grenoble, Jérôme Millon, 1994. 5. Marc Richir distingue entre les récits mythiques, à savoir l’histoire de choses ou d’événements qui ont eu lieu dans un « passé transcendantal », et les récits mythologiques, qui instituent une sorte de chronologie (l’« historicité transcendantale globale ») faite de successions généalogiques qui se déroulent au sein du passé transcendantal. Cf. ibid., p. 13. 6. Si la pensée mythique (qui renvoie à la « base » phénoménologique) garde une certaine indépendance et consistance par rapport à l’unilatéralité propre à la pensée mythologique, cette dernière (en renvoyant à la fondation) reprend en elle, en une certaine mesure, la cohérence et la « seigneurie » propre à la première. Il nous semble néanmoins important de conserver l’ambiguïté qui se fait jour entre les deux registres : mythique et mythico-mythologique. En cherchant à étudier la teneur phénoménologique propre au « mythe », à ses figures, nous essayerons de nous placer au seuil de l’opposition entre ces deux registres.

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que Richir nomme la « base » ; l’autre témoigne de ce qui Richir appelle « la tautologie symbolique » de la fondation 7. C’est en se déplaçant entre ces différents régimes symboliques que Richir montre le jeu se faisant, propre à toute institution symbolique 8 – cette institution se voyant elle-même, de ce fait, transposée du champ épistémologique au champ phénoménologique. Dans ce contexte, notre propos sera de montrer en quoi la mythologie est requise, selon Richir, pour dégager ce qu’il en est de la « base » ou la « nature » de la pensée par-delà le registre symbolique propre à la pensée métaphysique. Il ne s’agira pas, cependant, de réduire la mythologie à une catégorie permettant un « retour » aux origines de la philosophie, comme si les mythes étaient plus proches que d’autres figures symboliques de l’enfance phénoménologique du langage. Non, la philosophie de la mythologie, pour Richir, vise plutôt à nous placer face à la concrétude et à la contingence propres à toute institution symbolique, comme elles sont également propres à l’opposition entre langage phénoménologique et langue symboliquement instituée. La mythologie sert – explique Richir dans son entretien sur « La naissance des dieux » – à « dépayser la pensée philosophique, dépaysement qui nous montre ce qui se joue dans la pensée quand elle se met à penser 9 ». C’est par le recours à la notion de « base » qu’il s’agira pour lui de circonscrire le statut de la fonction symbolique propre aux figures et aux images mythiques. Nous rapprocherons, pour notre part, la teneur phénoménologique de la « base » chez Richir de ce que Schelling dit du « mythe », conçu dans sa fonction tautégorique, c’est-à-dire comme « indice » qui montre, toujours après coup, mais en un présent imminent, quelle est la voie d’accès à la « vérité » de la mythologie. Celle-ci sera à entendre comme histoire des dieux, à savoir comme « histoire » des récits de fondation, voire des mouvements historiques de la pensée.

7. Sur la question des tautologies symboliques chez Richir, voir infra le texte de Florian Forestier, section ii. 8. Richir analyse plus précisément, pour ce faire, la transposition architectonique de la « base » en fondement. Sur ce point, voir Marc Richir, « La refonte de la phénoménologie », Eikasia. Revista de filosofia, n° 40, septembre 2011, p. 65. Voir aussi, infra, le texte de Pablo Pasada Varela, section vi. 9. Cf. Marc Richir, « La naissance des dieux » (entretien), Poliphile, n° 3-4 : « Multiplicité et infinis », juillet 1996, p. 77.

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D’après Schelling, le principal défaut de toute interprétation de la mythologie consiste à allégoriser les mythes en présupposant que, pour recevoir un sens, ils doivent renvoyer à une quelconque signification ou doctrine extérieure au caractère voilé des figures mythiques. Dans une telle perspective, chaque mythe est susceptible d’être dénoué et expliqué afin d’en atteindre le noyau de sens. En ce « sens », les mythes grecs ne sont pas des « vérités » ; les dieux ne sont pas venus sur terre pour raconter eux-mêmes aux mortels les événements de leur vie 10. Il faut plutôt y voir des récits composés par l’imagination des hommes, que l’on interprète en recourant à l’allégorie. Les mythes auraient ainsi une signification extérieure et apparente, mais aussi une signification intérieure et cachée. Cette distinction a, peu à peu (par répétition), contribué à la hiérarchisation des sphères du savoir et à l’instauration d’un dualisme qui a dominé en Grèce toute la critique mythologique. Or, pour Schelling, qui se propose de réaliser une vie totale et nous offre une philosophie du l’Eν καὶ Πᾶν, si la mythologie a un sens, il faut que celui-ci soit immanent au mythe lui-même ; il faut faire en sorte qu’il se donne par lui-même à connaître en sa vérité. Le point de départ d’une telle recherche est le questionnement des mythes en tant que récits composés par l’imagination. Comment le mythe, produit d’une fiction, d’une pure fantaisie imaginative, peut-il se donner dans sa vérité ? Qu’est-ce que signifie recevoir les mythes tels qu’ils se donnent, à savoir comme ce pour quoi ils s’énoncent ? Les représentations ne sont pas d’abord données dans une autre forme, mais elles naissent seulement dans cette forme, et donc en même temps que cette forme. […] Puisque la conscience ne choisit ou n’invente ni les représentations elles-mêmes, ni leur expression, la mythologie naît directement comme telle. […] C’est-à-dire que tout dans la mythologie doit être compris comme elle l’énonce, et non pas comme si une chose était pensée, une autre dite. La mythologie n’est pas allégorique, elle est tautégorique 11. 10. Cf. P. Decharme, La critique des traditions religieuses chez les Grecs, des origines au temps de Plutarque, Paris, A. Picard, 1904, p. 271. 11. Friedrich W. J. Schelling, Einleitung in die Philosophie der Mythologie, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1976, p. 195 ; tr. française du GDR

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I. L’imminence du « mythe », entre langue et langage phénoménologique

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La mythologie n’est donc pas allégorique : elle n’a pas la fonction de signifier autre chose qu’elle-même, mais seulement de transmettre immédiatement un sens. Dès lors, elle ne représente pas le « signifiant », relevant du domaine sensible, d’un « signifié » relevant, lui, du domaine intelligible. La mythologie est tautégorique, dans la mesure où, en elle, le sens n’est jamais signifié, mais « indique » simplement l’imminence de ce qui est. Autrement dit, pour que le sens puisse se maintenir à l’intérieur du mythe en ne renvoyant à aucun sens caché, à aucun élément extérieur au processus mythologique lui-même, il faut qu’il soit par lui-même symbolique. Par symbole, nous désignons ainsi un rapport entre signifiant et signifié qui n’est « ni fixe, ni allusif, mais vague, car inépuisable 12 ». Puisqu’il ne sort jamais de son statut symbolique ou relationnel et qu’il est ainsi toujours à mi-chemin entre la parole et son sens, le mythe incarne toujours déjà un tel rapport. Pour Richir, qui jusqu’ici est en phase avec Schelling, le problème que la mythologie pose est donc celui des rapports entre le signifiant, le langage phénoménologique, et le signifié, la langue symboliquement instituée 13. La philosophie de la mythologie, affirme-t-il, est le « véritable correspondant métaphysique de ce que nous entendons pour notre part, dans l’architectonique phénoménologique, par phénoménologie du langage ; du langage, précisément, à l’état sauvage, dans l’“avant” (transcendantal) de sa colonisation ou de son filtrage symboliques 14 ». La question qui sous-tend un tel questionnement « phénoménologique » est la suivante : est-ce que la « fonction » du mythe se réduit à l’instauration, c’est-à-dire à l’institution, d’une « vérité », à savoir d’un sens en vue d’une compréhension de l’être, fût-elle préthéorique ? Reformulée, comme le fait Richir dans l’horizon de son interrogation critique plus générale 15, cette question revient à mettre en question les structures Schellingiana (CNRS) sous la direction de J.-F. Courtine et J.-F. Marquet, « Introduction historico-critique », in Introduction à la philosophie de la mythologie, Paris, Gallimard, 1998, p. 195. Nous soulignons. En suivant la tradition, nous ne nous référons pas, pour cet ouvrage, à la pagination des œuvres complètes. 12. Nous empruntons cette définition à Luigi Pareyson, Ontologia della libertà, Torino, Einaudi, 2000, p. 104 ; nous traduisons. 13. Sur la place de l’affectivité dans ce rapport entre le « signifiant » et le « signifié », voir Sacha Carlson, « Le langage, l’affectivité et le hors langage », Divinatio, vol. 41, 2015, p. 47-76. 14. Marc Richir, L’expérience du penser, Grenoble, Jérôme Millon, 1996, p. 186. 15. Cf. Marc Richir, « La naissance des dieux » (entretien), op. cit., p. 77.

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relationnelles qui se jouent au sein de la pensée, par-delà l’institution symbolique de la langue : « Sous l’horizon de cette phénoménologie […] au creux de l’élaboration symbolique […] nous avons une chance de relire autrement les récits mythico-mythologiques de fondation, et de là, peut-être, les mythes eux-mêmes 16 ». Le problème devient ainsi celui du passage, ou de la transposition, du langage en langue. Passage qui n’est pas simple du tout, puisqu’il ne se fait pas entre deux choses ou deux états, par exemple A et B, mais qu’il met en jeu l’institution de la langue (B, le signifié) depuis l’indétermination qui est propre au langage (A, le signifiant). Étant donné cette tension que le mythe paraît instaurer entre le niveau « performatif » du sens et celui de la signification, n’est-ce pas alors sa potentialité et sa tension qui constituent le surcroît qui le rendent inépuisable ? Or, un tel surcroît n’est susceptible ni d’être intentionnellement déterminé, ni simplement produit ou inventé. Il semble dès lors que nos facultés ne peuvent pas se mesurer à l’indétermination potentielle du sens du mythe 17. Nous sommes en effet devant un problème qui nous atteints sur deux fronts et qui relève du jeu, transpossible par transpassibilité 18, entre ce que Richir appelle la « psychose » et l’« hypnose » transcendantales 19. Ce jeu atteste de l’écart, propre à l’élaboration symbolique 16. Marc Richir, La naissance des dieux, Paris, Hachette, 1998, p. 13. 17. En cette perspective, la nature de la relation signifiante qui caractérise en propre la teneur phénoménologique propre au symbole, semble faire écho au déplacement de la relativisation de l’objectivité propre au sublime d’empreinte kantienne et shillérienne (l’objet sensible dépasse notre appréhension et nous apparaît comme l’incommensurable) à la relativisation de la subjectivité (notre intuition sensible apparaît inadéquate à l’objet sensible). Cf. la notion de Gesinnung (le sublime d’esprit ou de caractère) dans Philosophie de l’art, op. cit., p. 152-153 [462-463]. Voir Dieter Jähnig, Schelling. Die Kunst in der Philosophie, Pfullingen, Neske, 1969, t. II, p. 239, cité in Jean-François Courtine, « Tragédie et sublimité », Du Sublime, op. cit., p. 293-294. 18. « […] Les clignotements, puisque nous partons des aperceptions, ne peuvent qu’être ceux du langage phénoménologique dans la langue, d’une “pensée” inchoative, que nous disons, à la suite de Maldiney, transpossible et transpassible, à une pensée en langue, en aperceptions, coextensives de leur propre horizon de possibilités qui ne sont éidétiques que dans la langue proprement philosophique » ; Marc Richir, L’expérience du penser, op. cit., p. 11 ; cf. aussi p. 215, 229 et 234. 19. Dans sa préface à la Philosophie de la mythologie de Schelling, Richir précise que la « psychose » est transcendantale parce que « la conscience ne peut ni se l’imaginer ni en avoir le souvenir » (cf. Marc Richir, « Qu’est-ce qu’un Dieu ? Mythologie et question de la pensée », op. cit., p. 46). L’« hypnose » désigne en revanche un état

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de la fondation, qui se déploie entre deux « couches », deux niveaux d’aperception que Schelling, selon Richir, a bien aperçu dans ces leçons sur la philosophie de la mythologie. D’une part, en effet, Schelling nous invite à appréhender le récit mythique tel qu’il se présente à nous, sans lui imposer aucune contrainte, à le saisir donc, comme un récit, une théogonie, une histoire qui raconte les aventures des dieux, leurs relations, leurs généalogies, leurs dynasties, etc. Il n’y a là aucun assujettissement à l’Un, mais une élaboration infinie et locale 20. D’autre part, et suite à la mise à l’épreuve de cette hypothèse herméneutique, il nous met face à l’expérience de notre conscience, à savoir face au fait que nous sommes affectés par de telles images, par leur réalité et consistance, par les représentations successives que nous faisons de leur enchaînement effectif et de leur histoire 21. Que ce soit une conscience absolue (Dieu) ou transcendantale (l’intentionnalité), le sujet est alors, dans ce jeu d’aperceptions, assujetti au soi comme soi de l’Autre : voilà le « mythologique » ! Il s’agit d’un état d’extase dans lequel la conscience, à la fois spontanée et passive, est absorbée dans ce que Richir appelle « l’implosion identitaire du sens (ici la conscience) dans le “trou noir” de l’Un (ici Dieu) 22 », par-delà tout acte et toute position d’elle-même. C’est là, en bref, ce qui relève de la tautologie symbolique de la fondation dans la mesure où l’action, la pensée et l’être s’instituent sous le régime de l’Un 23 – que Richir appelle, lorsqu’il est pris du point de vue socio-politique, le « despote », et, lorsqu’il est pris du point de vue métaphysique, le « monothéisme philosophique ». La tension entre

de la conscience « somnambulique, entre la veille et le sommeil » (ibid., p. 47). L’une connote la décision pour la contingence de la Stimmung, voire de la dimension affective de l’expérience, l’autre atteste l’assomption d’une telle contingence. 20. Cf. Marc Richir « La naissance des dieux » (entretien), art. cit. p. 78-79. 21. Sur l’analyse du rapport entre affectivité et histoire nous référons à Jean-François Courtine, « Mythe et vérité. La mythologie expliquée par elle-même ? », in La vérité. Antiquité-Modernité », Lausanne, Payot, 2004, p. 197-199. 22. Cf. Marc Richir, « Qu’est-ce qu’un dieu ? Mythologie et question de la pensée », op. cit., p. 22. Il s’agit d’un « trou noir » car le sens est (architectoniquement) absent du champ phénoménologique. Et Richir de souligner que « […] il ne s’agit pas tant, d’une (impossible) institution de l’identité qui engloutirait tout de sa catastrophe, que d’une institution, dans la pensée, de la recherche du sens par et à travers la recherche de l’identité […] » ; cf. Marc Richir, Méditations phénoménologiques. Phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 271. 23. Voir supra le texte de Florian Forestier.

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ces niveaux d’aperception 24 se condense ainsi en une unité illusoire au sein de laquelle se jouera la « trans-position » de l’opposition entre le langage phénoménologique, qui relève du domaine de la nature, et langue philosophique, qui relève du champ d’action de l’homme. L’un deviendra l’« indice » d’une tension qui se déploie au sein de l’histoire, l’autre au sein de la philosophie. C’est à ce même niveau de « trans-position » que s’inscrit et s’exerce la fonction de la « base » en tant qu’elle relève du registre le plus archaïque où rien n’est identique ou auto-coïncidant. Richir introduit la notion de « base » afin d’échapper à la circularité entre le fondement et ce qui est fondé, et fuir ainsi la « tautologie symbolique de la fondation ». La base, écrit-il dans « Refonte de la phénoménologie », constitue « […] une irréductible indétermination qui vient de la transformation, que nous appelons transposition architectonique, de la base en fondement, les deux restant en écart l’un de l’autre par un irréductible hiatus, qui est celui de l’institution 25 ». Dans la cinquième des Méditations phénoménologiques 26, Richir précise bien que le problème de l’institution symbolique est celui de son « porte-à-faux », à savoir de son impossible adéquation à elle-même. C’est ce que nous désirions esquisser ici au terme de cette première partie : la « vérité » de la mythologie est la « base », ou l’« indice » montrant ou rappelant que toute institution symbolique est institution symbolique se faisant 27. Nous appelons « indice » la figure, l’image ou la chose au sein de laquelle se déploie une signification que nous nommons « signe » ; par exemple, les aiguilles de l’horloge indiquent les heures, l’indice numérique indique la variation de l’intensité d’un phénomène (pensons par exemple au thermomètre). Mais qu’est-ce qu’un mythe dans le cadre d’un récit qui « fonctionne » comme tautégorie ? Qui ne renvoie donc pas à quelque chose lui étant extérieur ou étranger, mais à un sens qu’il porte en lui-même et qui fait 24. Sur ce mouvement d’aperceptions, il convient de renvoyer à la notion richirienne d’« illusion transcendantale » : « Si la philosophie première doit avoir un principe, il ne peut être qu’entre les deux, dans le clignotement les deux comme clignotement entre la pure pensée et l’existence au sein de leur porte-à-faux mutuel et originaire, dans ce que nous avons nommé le clignotement phénoménologique de l’illusion transcendantale » ; L’expérience du penser, op. cit., p. 169. Sur l’illusion transcendantale, voir supra le texte de Tetsuo Sawada. 25. Marc Richir, « La refonte de la phénoménologie », op. cit., p. 65. 26. Marc Richir, Méditations phénoménologiques, op. cit., p. 191-238. 27. Ibid., p. 266- 267.

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II. Qu’est-ce que la « vérité » de la mythologie ? Comme le remarque Mircea Eliade, la différence majeure entre l’homme archaïque et l’homme moderne se situe dans l’idée du temps linéaire, dans l’idée de l’histoire comme succession et progression des événements ou des faits historiques. Cette différence advient avec ce qu’il appelle l’« éveil » de la conscience historique dans le judéo-christianisme 28, coïncidant avec l’assimilation de l’existence humaine à un horizon de sens, c’est-à-dire à un mode d’être permettant de dépasser le monde du mythe et d’atteindre ainsi la « libération » de la pensée. La raison fait face à sa propre contingence et la liberté humaine se traduit en un effort de rejoindre, au-delà de la mythologie, la source première d’où jaillit le réel. Le but devient ainsi celui d’identifier la matrice de l’être. C’est donc en cherchant le principe, le fondement, l’ἀρχή que la spéculation philosophique fait de la théogonie et de la création un problème ontologique, celui, justement, de l’apparition de l’être. On accède à « l’essentiel » par un retour à l’origine, un retour en arrière opéré par un effort de la pensée en vue d’une certaine activation du sens. Celle-ci est vouée, pour le dire dans les mots de Richir, à réduire l’instabilité qui est propre à tout statut symbolique – à savoir à toute teneur relationnelle entre le signifiant et le signifié, la parole et son sens, etc. –, et cela, afin d’y introduire la coïncidence nécessaire à la compréhension. Pour le résumer très brièvement, une telle conception 28. Dans ce paragraphe, nous reprenons en la synthétisant la position de Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1988, p. 144.

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partie de son être ? Sens qui naît néanmoins d’une séparation, native et problématique, entre forme et contenu, matière et revêtement, production et réception des récits mythico-mythologiques ? Si le mythe est un type particulier de signe, que nous appelons symbole et qui se différencie du signe allégorique (si, en d’autres termes, le mythe est un symbole qui se différencie de l’allégorie par le fait qu’il ne renvoie pas à un sens caché ou extérieur à lui-même), comment pouvons-nous alors penser l’indice symbolique qu’est le mythe comme quelque chose qui ne renvoie ni ne réfère, qui ne transfère ni ne traduit, mais qui, bien plutôt, ne fait que révéler et mettre à nu sans s’ouvrir sur une perspective téléologique, sans poser, donc, la flèche du temps ?

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organique du temps est sous-tendue par une position actualiste héritée de Aristote selon laquelle il y aurait un mouvement, supposé téléologique, du potentiel vers l’actuel. Le passage de la puissance à l’acte est maintenu par une nécessité (qui est aussi sa raison suffisante) manifestant sa réalité par ce qu’elle produit : « La possibilité n’est réelle (wirklich) qu’en tant que possibilité réelle (Wirken) d’une autre réalité 29 ». De grain en fleur, de fleur en fruit, la plante se développe par activation (ou réveil) des puissances qui sont relative à son existence facticielle et finie, mais sans laisser de place à ce qui est, l’expérience temporelle qui se joue au creux de l’élaboration symbolique. Ce mouvement, par action ou activation, traverse des états quantitatifs ou qualitatifs (le temps de l’horloge ou celui de mon horloge, le passage de l’enfant à l’homme, etc.), mais il ne donne lieu à aucun véritable « mouvement historique », selon les termes de Richir ; la progression est en effet objectivement entravée. De là, Schelling, à travers sa dialectique des puissances, déplace la question du moment de l’activation à celui de sa genèse 30. Richir remarque que c’est l’apport proprement schellingien d’avoir pensé la philosophie de la mythologie comme l’équivalent, pour l’homme, de ce que la philosophie de l’art était pour la nature. Si la philosophie de l’art, par une médiation esthétique ou, plus précisément, par une « absolutisation » à l’œuvre, tâchait d’accorder une certaine indépendance à l’action (voire liberté) de l’homme, et ainsi une consistance effective (für sich Bestehendes) 31 au domaine (fini) de l’expérience, la philosophie de la mythologie, de son côté, court-circuite la « responsabilité herméneutique » de l’homme par l’entremise d’une « historicité » qui permet à ce dernier d’accéder au statut d’« être-essence » (Wesen). Ce n’est pas dans l’actus, l’action, que la liberté est connue, mais en elle-même, dans l’imminence d’un présent en puissance d’une 29. Nous nous référons ici au mouvement de l’Aufhebung hégélien tel qu’exposé dans le chapitre sur l’effectivité dans la « Doctrine de l’essence », où Hegel affirme que ce qui est effectif est possible ; Georg W.F. Hegel, Science de la logique, t. 1, tr. française par P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier, 1976, p. 249. 30. Cf. P. David, « La généalogie du temps », postface à Schelling F. W. J., Les âges du monde ; tr. française par P. David, Paris, PUF, 1992, p. 327-329. 31. « C’est seulement, écrit Schelling, dans l’uni-formation achevée de l’infini dans le fini que le [fini] devient quelque chose consistant pour lui-même (etwas für sich Bestehendes), [qu’]il accède au statut d’être-essence en soi même (ein Wesen an sich selbst), qui ne se contente pas de signifier un autre (das nicht bloß ein anderes bedeutet) ; Friedrich W. J. Schelling, Philosophie de l’art, op. cit., p. 151 [461] (traduction modifiée).

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histoire à venir. Libre, donc, en ces possibilités historiales, la pensée en vient à interroger son mode d’accès à elle-même et, par le biais d’une telle médiation (historiale), à questionner la réalité de ce qui existe, de ce qui est. Et Richir de préciser que « […] cette médiation est essentielle, car elle signifie cette chose capitale que pour Schelling, les possibilités ont un être qui, ici, bien qu’il soit encore soutenu par l’acte ou tendu vers l’acte, n’est pas réductible (ou prédicable par réduction) à l’acte. Car c’est un être potentiel qui nous revient et qui est néanmoins agissant depuis cette potentialité 32. » Cette médiation « potentielle » cout-circuite (par transposition architectonique) 33 toute « hiérarchisation » de l’expérience temporelle selon qu’elle relève de l’éternité divine ou de la facticité de l’existence. Pour le dire abruptement, là où Ricœur passe « du texte à l’action » sans solution de continuité, il s’agit pour Richir de passer « du récit mythologique à son recodage symbolique ». L’importance, pour Richir, du recours à la philosophie de la mythologie tient au fait qu’elle lui permet d’analyser comment le déploiement théogonique est possible, tant dans la conscience humaine qu’en lui-même. Une telle analyse, à son tour, lui permet d’approcher l’opacité résiduelle et l’irrégularité constitutive des récits mythologiques de fondation, par conséquent de cet « être potentiel » qui va précéder, transcendentalement, la canalisation ou le filtrage symbolique qui a lieu dans le passage du Grund au Wesen. Passage qui, dans la mythologie, se joue entre d’une part le passé anhistorique et transcendantal des récits mythiques qui échappent à l’horizon herméneutique de la signification, et donc à la temporalisation comme mise en présence ; et, d’autre part, l’institution d’une historicité transcendantale dans ce passé autrefois échoue, qui se fait par enchaînement successif de « puissances » divines, de généalogies, de dynasties, etc. Autrement dit, à chaque instant l’histoire se différencie de l’éternité divine en s’effectuant, car en chaque instant elle est commandée, gouvernée par cette éternité originaire, par cet ἀρχή de l’apparaître. C’est en vivant et en choisissant, donc en visant sa fin, que le commencement dure, et devient ainsi histoire. Mais, il faut le souligner, un tel commencement est plus proche d’une impuissance 32. Ibid., p. 155. 33. La distinction entre la possibilité (l’essence) et l’existence (la facticité) est, pour le dire avec les mots de Richir, liée à l’architectonique de la langue philosophique. Cf. Marc Richir, L’expérience du penser, op. cit., p. 153-154.

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radicale que d’une assise. La théogonie tire en effet son autonomie d’une contrainte non-nécessaire, d’un accident immémorial qui le soustrait à la loi du temps : entre la vie et la mort, entre son passé et son futur (les rétentions et protentions de Husserl), elle correspond à un état d’innocence originaire, un « âge d’or ». Il s’agit d’un passé transcendantal (car la conscience ne peut en être consciente qu’après coup), d’un passé dont nous ne pouvons donc rien affirmer, si ce n’est qu’il s’est produit, qu’il a eu lieu 34. C’est dans l’imminence de son éternité que Dieu est ce qui est, notamment dans la mesure où il est absolue liberté, il est pure « genèse », c’est-à-dire qu’il est la naissance qui se différencie et se détermine en s’effectuant dans sa propre élaboration symbolique, voire dans sa propre « généalogie ». Dans le premier livre de la Philosophie de la mythologie 35, Schelling donne un exemple de ce « être potentiel » et absolument « libre », notamment en nous proposant ce que Richir appelle une « phénoménologie de Dieu ». Dieu est, écrit Schelling, « Seigneur de l’être » ; il est en dehors, au-dessus, il est libre en lui-même et « face à » ou vis-à-vis (gegen) de l’être 36. Sa « liberté » s’exprime comme surpuissance, inaccessibilité, indéfinissabilité, potentialité, bref, comme éternité. Cette dernière n’est pas à penser comme une suite des temps, ou comme une éternité pré-temporelle, ou pré-mondaine, mais plutôt comme l’instant de son « imminence ». Son surcroît est, dans les termes de Richir, 34. Cf. Philosophie de la mythologie, op. cit., p. 101-102 [152, 153]. 35. Friedrich W. J. Schelling, « Der Monotheismus », in Philosophie der Mythologie, op. cit. ; tr. française par Alain Pernet, Le monothéisme, Paris, Vrin, 1992. 36. Ibid., p. 45 (289). Il est important de rappeler que le « despote », du grec despòtes, est le seigneur, le souverain. Cf. le latin pòtis (puissant, possible) et aussi pòsse, potere (pouvoir) ; nous référons à A. Walde, Lateinisches Etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, Winter Verlag, 1910, p. 605-606. Si, dans la dialectique des puissances de Schelling le mouvement n’est pas simplement de la puissance à l’acte mais, plus radicalement, de l’acte à la puissance, il nous semble que la figure du « Seigneur » permet d’envisager ce seuil en permettant de relire autrement, non seulement l’opposition entre la pensée mythique (faite de mobilités et instabilités aberrantes) et la pensée mythico-mythologique (qui vise à régler et ordonner ces instabilités sous le régime de l’Un), mais aussi l’ambiguïté inhérente à toute figure mythique. Il est propre au « mythe » de garder une telle ambiguïté, car c’est le mythe qui fait figure, par suspension téléologique, de l’énigme de la fondation. Or, puisque la « vérité » de la mythologie est elle-même « mythe » (conçu comme tautégorique), il faut lire dans cette « énigme » non tant la recherche d’une vérité incarnée dans un sens (allégorique) que l’ambivalente oscillation du symbolique, dans le jeu se faisant de son institution symbolique.

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« hypnotique » car, de fait, cet instant se déploie indirectement, par une différenciation temporelle qui est déjà et toujours en train de se faire, dans la contingence d’un jeu d’ombres, à l’écart, entre le visible et l’indicible. On se soustrait ainsi à l’apparente aporie : comment Dieu peut-il être à la fois Un et multiple ; quelle signification donner au fait que Dieu se différencie en s’effectuant ? À cette question, il faut répondre que son unicité ne lui est pas attribuée à titre de prédicat ; par exemple, dans l’énoncé suivant : « Dieu est lui-même Un », où la copule représente le lien qui constitue une manière, celle de la signification, d’unifier la totalité et les choses singulières. Ce qui est imminent dans le monothéisme, nous dit Schelling, n’est ni l’unité ni la multiplicité, mais la pluralité, à savoir son plus de sens 37. C’est dire que tout ce qui, en lui, est ramené ad potentiam, il ne le possède comme puissance que pour le garder à l’état de puissance. Dieu n’a donc pas simplement le pouvoir de passer à l’acte, de s’élever à l’être, mais c’est sa nature de le faire. S’il y a histoire, c’est justement parce que Dieu est libre, et ses actes, comme tout acte libre, donnent naissance à des faits. Seulement, ces faits, dans la mythologie, se jouent entre un passé et un futur transcendantaux, dans un « accident immémorial » dont il nous reste qu’une figure, un « indice » : un miroir qui ne reflète plus rien. Du « Seigneur » nous ne pouvons désormais parler, à savoir le penser, que depuis sa mise en œuvre dans la langue, donc depuis sa propre institution : le monothéisme. C’est ainsi que le problème n’est plus celui de la signification des récits de fondation, mais de leur révélation plurielle, car la théogonie demeure ici dans la non-réalisation, dans le non-accomplissement. Puisqu’elle sort du cercle de la signification, la philosophie de la mythologie, ni condition ni conséquence, est ce qui a « fait événement » (sich ereignet haben) 38. La vérité de cet accident immémorial ne peut pas être attestée phénoménologiquement. La vérité de ce signe (cet accident) ne réside pas dans les choses qu’elle signifie, comme, par exemple, l’aiguille signifie l’heure : les figures et les images mythologiques sont vraies en elles-mêmes, elles ne visent pas tant à 37. Schelling parle d’ailleurs de « polythéisme successif » (Göttervielheit) afin de souligner l’enchaînement des puissances propres à la mythologie : « Le polythéisme successif est le véritable polythéisme, […] Il y a bien là une pluralité divine (Göttervielheit), mais non plurithéisme (Vielgötterei) » ; Introduction historico-critique, op. cit., p. 130 [121]. 38. Ibid., p. 133 [124-125].

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mesurer et, par conséquent, à apaiser, à réduire ou à éliminer l’écart entre la parole et le sens, mais plutôt à les révéler dans leur nature essentiellement relationnelle. C’est en ce sens que la « vérité » de la mythologie est la « base », ou l’« indice » nous montrant ou nous rappelant qu’il n’y a pas d’institution symbolique qui ne soit institution symbolique se faisant à travers sa propre élaboration symbolique. La philosophie de la mythologie n’est pas dès lors, à proprement parler, philosophie, car elle est plutôt la trace du passage en écart des récits mythico-mythologiques sur les origines et les généalogies divines. Mais s’il ne s’agit que d’un passage en écart, qui est écart à l’origine, sans temps ni espace, la philosophie de la mythologie n’est pas non plus, au sens courant, histoire. Son historicité véritable consiste plutôt à découvrir la cause génétique inscrite dans les récits mythico-mythologiques, par exemple dans le monothéisme. On comprend alors en quoi la philosophie de la mythologie est, chez Richir, requise : elle est le correspondant métaphysique du langage à l’état sauvage, dans l’« avant » transcendantal de sa colonisation ou de son filtrage symbolique ; elle réfléchit la contingence intrinsèque à toute élaboration symbolique. Reste à interroger le sens à donner à cette réflexion portant sur une telle contingence.

III. Conclusion Si, d’après Richir, le mérite de Schelling est d’avoir pensé à la fois l’institution et l’élaboration symboliques du monothéisme comme un seul système de fondation dans l’Un, et d’avoir ainsi pensé le rapport complexe, car concret (contingent), entre genèse et généalogie, le mérite de Richir, de son côté, est d’avoir identifié cette « matrice architectonique-transcendantale de toute genèse 39 », à partir de laquelle on peut offrir à la pensée l’espace symbolique qui permette de nouveaux jeux de transposition architectonique et, ainsi, de nouveaux espaces de réflexion. La contingence qui est propre à tout système de pensée n’est, en effet, qu’un fait de structure, et non pas de logique ou de pensée. Cela ne veut pas dire que le champ de l’expérience doive s’ouvrir à la pure fiction, à une relativisation multiple et à une dispersion de 39. Ibid., p. 257.

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points de vue. La base phénoménologique permet de dégager le terrain et d’ouvrir le champ de l’expérience à toutes les mobilités et les instabilités aberrantes qui précèdent transcendentalement la multiplication de sens de l’être. Elle relève d’un registre archaïque qui n’est pas maîtrisé ni totalement maîtrisable, elle est un être « virtuel », « sauvage », car non encore fixé sous un concept, un être qui n’est « pas encore », mais qui pointe toutefois vers la réalité ou l’identité de ce qui est. Il s’agit d’un registre qui relève de l’impuissance et de la négativité radicale qui caractérise en propre la possibilité de ne pas être et qui, Richir a tenté de nous l’apprendre, ne doit pas être éprouvé comme une incapacité, mais comme une façon de donner à la possibilité une chance, et à la pensée les ouvertures lui permettant une certaine plasticité. Par l’analyse de la teneur phénoménologique de la « base » au prisme de la question du mythe et de sa vérité, nous avons cherché à accéder à ce niveau sous-jacent, où la langue s’élabore activement dans le travail de son institution symbolique se faisant. Dans ce travail, la langue est comme « repotentialisée », par transposition architectonique, de l’acte à la puissance. À ce niveau, l’aperception de langue se reprend ainsi pour se déployer dans l’« avant transcendantal ». C’est par mise hors circuit de tout pouvoir et de tout commandement que le mythe devient une catégorie anthropologique permettant l’interrogation critique et phénoménologique de notre mode d’accès à ce savoir qui est la langue. C’est dire que toute interrogation critique et phénoménologique rejaillit non tant sur son point de départ et d’arrivée, que sur notre capacité de laisser la pensée se modeler à sa manière en s’ouvrant à ses propres possibilités. C’est ainsi que, d’après nous, la philosophie de la mythologie fait signe vers ce que Richir appelle le « travail d’auto-critique qui est inscrit dans la phénoménologie elle-même comme mouvement historique de pensée 40 ». En ce sens, notre contribution se voulait surtout, par-delà la question mythico-mythologique, un hommage au geste philosophique de Marc Richir qui, avec et contre Schelling, a eu la patience et l’endurance de nous conduire face à la fragilité propre à tous les régimes de pensée : « C’est le despote, nous rappelle-t-il, qui est affecté de contingence […], et cette contingence […] laisse toujours “un espace” au moins virtuel de liberté 41 ». Ce n’est donc pas dans l’action de « faire face à… » 40. Ibid., p. 89. Nous soulignons. 41. Marc Richir, La contingence du despote, Paris, Payot, 2014, p. 90.

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que la liberté trouve son essor, mais en elle-même, dans l’imminence d’une pensée puissante, et toujours à venir. ***

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Bibliographie

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IX Le court-circuit du sublime chez Heidegger Communauté, politique et ipséité

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I. Phénoménologie et politique Un des acquis de la phénoménologie est d’avoir mis en lumière l’impossibilité de réduire ou de ramener le phénomène à sa simple apparition (Erscheinung). Autrui, qui ne se donne jamais à moi de façon pleine et entière, constitue l’exemple par excellence de cette « réserve » du phénomène. La chose est encore plus flagrante avec le phénomène de la communauté qui se compose d’individus singuliers, énigmatiques à eux-mêmes comme aux autres, irréductibles à une « essence » particulière. Si la question « Qui suis-je ? » est énigmatique, la manière dont se structure et se codifie la communauté politique apparaît également profondément obscure et le « nous » qui essaie d’exprimer cette communauté l’est d’autant plus. Comment est-il possible pour une communauté de dire « nous » ? Qui est ce nous ? D’où tire-t-il son origine abyssale ? La philosophie en général, mais la phénoménologie en particulier, ne peut s’en tenir à décrire un objet prédonné (qu’il soit conceptuel ou réel) et doit montrer d’où s’originent les phénomènes et ce qui y est habituellement en « réserve ». Par là, la phénoménologie se distingue de la science et de la sociologie politiques, car il ne s’agit pas de circonscrire un domaine d’investigation donné selon les impératifs de la connaissance positive (objectivité et neutralité).

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par Jean-François Perrier

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Aux marges de la phénoménologie

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En dépit de la difficulté apparente pour la phénoménologie de se frayer un chemin afin de penser la phénoménalité du social et du politique au-delà de l’intersubjectivité, c’est bien à cette tâche que se livre Marc Richir dans Du sublime en politique et dans La contingence du despote 1. La refonte de la phénoménologie qu’il opère vise non seulement à (re)penser le politique, mais également à proposer une nouvelle « philosophie de l’Histoire » à partir d’une (re)saisie des fondements apparemment « apolitiques » de la phénoménologie. Cette refonte de la phénoménologie devrait selon ses propres mots être « les premiers linéaments d’une nouvelle philosophie politique, ou, pour le dire en des termes peut-être plus recevables, d’une nouvelle anthropologie politique, qui n’est pas sans résonner, dans ses bases, avec la question globale de l’homme 2 ». Nous nous proposons dans ce texte de nous intéresser à ce que Richir nomme, dans Du sublime en politique, le court-circuit du sublime, en particulier chez Heidegger. Dans un premier temps, nous examinerons le rôle que joue l’expérience du sublime en tant que lieu où se dévoile la phénoménalité du social et le moment instituant de la rencontre. Dans un second temps, nous nous intéresserons au « sublime heideggerien », où se manifeste selon Richir le « défaut originaire » de la phénoménologie, qui l’empêche d’accéder au champ proprement socio-politique. Nous en tirerons ensuite les conséquences en ce qui concerne l’analytique existentiale en insistant sur le fait que, pour Richir, il est nécessaire de dépasser toute métaphysique du Dasein pour ouvrir le champ du sens du politique et de la phénoménalité du social.

1. L’œuvre proprement politique de Richir est à ce jour largement méconnue. Très tôt, toutefois, Richir s’est intéressé à l’articulation entre la phénoménologie et le politique, notamment dans la revue Textures, co-fondée avec Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Marcel Gauchet. La revue s’est rapidement éteinte, selon Miguel Abensour qui y participait lui aussi, lorsque Richir a soumis un texte mettant en garde contre les dérives possibles du phénomène révolutionnaire, irritant par là la frange « maoïste » de l’équipe rédactionnelle. À ce sujet, voir M. Abensour, La communauté politique des “tous uns”. Entretien avec Michel Enaudeau, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 21-22. 2. Marc Richir, Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991, p. 9.

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Pourquoi poser la question du sublime lorsqu’il est question du politique ? Parce qu’il apparaît que « l’illimitation phénoménologique des phénomènes devait pointer vers une “dimension” sublime dans la socialité elle-même, et par là, vers le lieu énigmatique de son instituant symbolique 3 ». Richir entend par « l’illimitation phénoménologique des phénomènes » le fait pour les phénomènes de ne jamais se réduire à leur donation en chair et en os, c’est-à-dire qu’ils s’ouvrent toujours à des horizons non-téléologiques de non-donation originaire, dans lesquels s’ancre, notamment, l’expérience d’autrui. Pour le dire autrement, la question du sublime est à ses yeux le lieu même à partir duquel il est possible de poser la question de la phénoménalité du social, celle-ci relevant toujours déjà de l’institution du champ politique. L’expérience du sublime – ce qu’il nomme aussi la Stimmung du sublime – ouvre, le moment d’un instant, un mouvement sans fin, instable et indéfini, qui tient ensemble l’anéantissement du soi dans son frisson d’horreur devant les puissances naturelles et l’épochè phénoménologique de ces puissances en ce qu’elles ont de réel et de symbolique 4. Dans l’expérience du sublime, le soi abandonne ses déterminités empiriques qui lui permettent de stabiliser son ipséité – ces déterminités lui étant symboliquement données –, tout en laissant surgir les énigmes de son ipséité et de l’instituant symbolique 5. C’est dans le moment du sublime et celui corrélatif du « chaos de l’apeiron phénoménologique, [que] nous y perdons notre identité, c’est-à-dire que nous y mourons à notre identité, nous y traversons la mort comme mort de l’identité symbolique, pour y resurgir comme ipséité radicalement singulière mais incarnée 6 ». Commentant le § 28 de la Critique de la faculté de juger, Richir insiste sur le fait que le sublime met entre parenthèses nos soucis quotidiens (travail, santé, bien-être) afin de nous faire accéder à un « instinct 3. Ibid., p. 8. Voir aussi Marc Richir, « La question d’une doctrine transcendantale de la méthode en phénoménologie » dans Épokhè, n° 1 : Le statut du phénoménologique, 1990, p. 119. 4. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 55. 5. Ibid., p. 58. 6. Marc Richir, « Phénoménologie et politique », Les Cahiers de la philosophie : Les choses politiques, n° 18, 1994, p. 31.

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II. Vacillation du sublime et communauté originaire

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Cette communauté énigmatiquement incarnée au lieu du sublime est une communauté originaire de singularités, où l’interchangeabilité des signes symboliques de reconnaissance n’a plus cours : les ipséités ne sont précisément pas, dans leur singularité irréductible, interchangeables, et c’est cela même qui, dans un apparent paradoxe, fait de cette communauté une communauté « transcendantale » des égaux. Égaux quant à l’énigme et face à l’énigme, certes pas égaux dans l’empirie de la société symboliquement instituée avec toutes ses déterminités et tous ses repères. C’est là une forme de la socialité originaire, utopique par rapport à toute société « réelle » dont les divisions sont codées, mais dont joue l’institution dans le moment instituant lui-même en jeu dans le sublime 8.

Il s’ensuit de l’expérience du sublime la possibilité d’ouverture à une « rencontre symbolique » ou d’un « malencontre symbolique ». Dans la rencontre, l’ipséité n’abandonne pas purement et simplement ses déterminités empiriques aux « puissances du néant », et ce, de façon aveugle, mais s’abandonne plutôt consciemment et avec confiance à sa remise en question. La peur de perdre ses déterminités empiriques se mue en crainte, c’est-à-dire dans une forme de liberté à l’égard de l’Autre. Ainsi que l’écrit Richir, « dans le moment instituant de la rencontre, il n’y a plus la peur ou l’angoisse, mais la crainte, crainte de l’infidélité à l’Autre qui serait du même coup infidélité à soi-même 9 ». La « crainte respectueuse », pour reprendre la formulation kantienne, de l’ipséité envers l’Autre permet de dégager le champ phénoménologique du champ symbolique, dans lequel peut s’exercer la liberté 7. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 62. 8. Ibid., p. 63. 9. Ibid., p. 58.

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de conservation » (Selbsterhaltung) beaucoup plus fondamental. Celui-ci, en effet, ne serait plus directement lié aux différentes considérations empiriques de la vie quotidienne, mais ferait signe vers l’énigme que je suis moi-même, permettant par-là d’interroger ma Selbstheit 7. Le sublime désigne ainsi une remise en question de l’institution symbolique en son entièreté (à savoir les langues, les pratiques et les représentations, qu’elles soient mythico-religieuses, scientifiques ou politiques) et replace l’institution symbolique du politique à son lieu d’origine : au sein de la communauté originaire et incarnée. Selon Richir,

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phénoménologique. Pour le dire simplement, l’ipséité n’est pas, dans la rencontre, asservie à un Despote. Au contraire, dans le malencontre, concept repris à La Boétie, l’homme prend peur devant la possible disparition de ses déterminités empiriques, c’est-à-dire qu’il prend peur devant sa propre mort (symbolique) et de ce qui surgit, en abîme, de l’expérience du sublime. Il prend peur pour lui-même, pour sa vie matérielle et tout ce qui le caractérise symboliquement, manquant ainsi la Selbsterhaltung fondamentale. Il y a en ce sens malencontre lorsque l’homme ne veut pas perdre ce qui le détermine quotidiennement, monnayant ainsi comme il le peut sa peur de l’Autre. Si bien qu’en découle selon Richir l’institution symbolique du despotisme et de la servitude qui « sont dès lors tout d’abord despotisme divin et servitude “religieuse”, lieu effectif de la peur, mais aussi de la faveur et de la flatterie, de tous les artifices de la superstition par quoi les hommes pensent adoucir l’effroyable regard d’en haut 10 ». En d’autres termes, il y a dans le malencontre une crispation de l’ordre symbolique sur lui-même, une séparation des registres phénoménologiques et symboliques, empêchant la liberté phénoménologique de se manifester. C’est précisément ce « Moi véritable », émergeant de l’expérience du sublime, que Heidegger n’aurait pas su adéquatement thématiser dans Être et temps, conduisant ainsi l’analytique existentiale à un malencontre symbolique et empêchant la thématisation de la communauté originaire dans son articulation avec l’instituant symbolique. Richir voit dans l’explicitation de l’être-pour-la-mort quelque chose relevant de l’expérience du sublime, c’est-à-dire du lieu où l’ipse s’ouvre à luimême et à la puissance de l’origine. Toutefois, en tablant uniquement sur l’angoisse et sur l’être-pour-la-mort, Heidegger court-circuite le moment phénoménologique du sublime, causant ainsi la perte de la phénoménalité du social et, corrélativement, l’institution d’une forme originaire de despotisme et de nihilisme.

10. Ibid., p. 59. Richir écrit en ce sens que « la superstition […] s’actionne en fait, à l’aveugle, dans l’inconscient symbolique des sujets, comme un mécanisme obsédant, faisant indéfiniment retour, au gré de l’automatisme de répétition (Lacan), dans des rituels hautement surdéterminés et symboliquement codés, mais de manière inconsciente ».

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L’analytique existentiale se fonde sur la possibilité, qui est à chaque fois mienne, de ma mort. Au § 9 d’Être et temps, qui vise à légitimer l’originarité de l’analytique existentiale, Heidegger affirme que les modes d’être authentique (Eigentlichkeit) ou inauthentique (Uneigentlichkeit) se fondent dans la mienneté du Dasein 11. Il semble pourtant, au terme de l’analyse de la quotidienneté, manquer quelque chose au Dasein. Ce que décrit Heidegger semble exclure d’emblée la possibilité que le Dasein soit un tout puisque le pouvoir être, l’avoir à être, semble supposer l’incomplétude et toujours davantage de possibilités, rendant en cela impossible toute saisie de son être-tout. Autrement dit, tant que le Dasein existe, il ne peut pas être un tout, car il n’est jamais au bout de ses possibilités. Lorsqu’il arrive à sa fin, il n’existe plus, il n’est plus là 12. Afin de pouvoir interroger le tout (Ganzsein) du Dasein et résoudre la tension entre le concept de totalité existentiale et le concept de totalité existentielle, il faut pouvoir interroger son pouvoir-êtrepropre qui est l’être-pour-la-mort 13. Comment comprendre la possibilité la plus propre du Dasein, à savoir sa propre mort ? Qu’est-ce que la fin pour un étant qui a le mode d’être du Dasein ? La possibilité la plus propre du Dasein ne peut surgir de la mort de quelqu’un d’autre. La mort ne saurait qu’être mienne et ce caractère de l’existence à chaque fois propre n’est possible qu’à partir de la possibilité de ma propre mort 14. Ce n’est que dans l’irremplaçabilité de la mort, parce que « nul ne peut prendre son mourir à autrui 15 », que le Dasein est renvoyé à son ipséité. La mort joue ainsi le rôle d’une individuation préalable à toute forme de Selbst authentique 16. 11. Martin Heidegger, Être et temps, tr. française par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985 [Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967], p. 54 [42]. 12. Ibid. 13. Christian Ciocan, Heidegger et le problème de la mort, Dordrecht, Springer, 2014, p. 88. 14. Ibid., p 168. 15. Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 184 [240]. 16. Ibid., p. 201 [25]. Selon Heidegger, « la mort, elle, est une possibilité d’être que le Dasein a lui-même chaque fois à assumer. Avec la mort, le Dasein se pré-cède lui-même en son pouvoir-être le plus propre. Dans cette possibilité, il y va pour le Dasein purement et simplement de son être-au-monde. Sa mort est la possibilité du

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III. L’être-pour-la-mort comme court-circuit du sublime

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L’être-pour-la-mort du Dasein n’est ni un attendre, ni une mise en œuvre de la mort (suicide), mais un devancement (Vorlaufen) qui implique une imminence et une anticipation inquiète. Le Dasein est devant lui-même, il se pré-cède (steht sich bevor). Cet être-en-avant de soi que rend possible l’être-pour-la-mort libère la possibilité du possible. Selon Heidegger, si la temporalité originaire rend possible la résolution (Entschlossenheit), c’est grâce à la possibilité existentielle, corrélative du projet existential qu’est la résolution, que le Dasein peut faire l’expérience de la temporalité originaire. Ainsi, écrit-il, « la temporalité est expérimentée (wird erfahren) de manière phénoménalement originaire dans l’être-tout authentique du Dasein – dans la résolution devançante (vorlaufenden Entschlossenheit) 17 ». La résolution est, en ce sens, le mode d’ouverture privilégié du Dasein, en ce qu’elle ouvre un avenir en tant qu’être-pour-la-mort, en tant que décision pour la possibilité du possible, c’est-à-dire un avenir qui est venue à soi. La possibilité du possible et la mort ne font qu’un. Ainsi, souligne Heidegger, « l’ouverture à la possibilité du possible est à la fois, indissociablement, ouverture à la possibilité de l’impossibilité (de l’existence) 18 ». Le Dasein doit alors s’approprier l’inappropriable qu’est sa propre mort, à savoir la possibilité de l’impossibilité de son existence. Aux yeux de Richir, le problème d’une telle description réside non pas dans l’absolutisation existentielle de la mort (qu’il radicalise d’une certaine façon 19), mais plutôt dans le fait que Heidegger la dégage au sein d’une stricte immanence 20. En effet, tout se passe comme si, dans l’être-pour-la-mort, l’ipse se crispait sur lui-même dans la résolution dans et pour le souci de son authenticité et de sa propriété. Ainsi, écrit pouvoir-ne-plus-être-Là. Tandis qu’il se pré-cède comme cette possibilité de luimême, le Dasein est complètement assigné à son pouvoir-être le plus propre. Par cette pré-cédence, tous les rapports à d’autres Dasein sont pour lui dissous ». 17. Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 217 [304]. 18. Ibid., p. 176. 19. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 279. Pour Richir, l’homme porte sa « mort en lui, tout au moins la mort symbolique – mais nous sommes précisément en train de comprendre qu’il n’y a de mort que symbolique – comme mort ou capture de la liberté phénoménologique dans la rigidité des comportements stéréotypés. » À la question de savoir si les animaux meurent, question que pose Heidegger dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Richir répond plus franchement encore que Heidegger : ils ne meurent pas, car seul l’homme est un « animal » symbolique. 20. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 331.

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Richir, « la mort est pour [le Dasein] la possibilité la plus propre, celle qui révèle l’énigme de l’ipse et du monde, absolue, en tant qu’elle dé-lie du rapport à autrui là où je suis seul face à ma mort, et indépassable, en tant que, comme impossibilité, elle est l’horizon ultime de ma possibilité d’être 21 ». Dans l’être-pour-la-mort, on ne trouve, selon Richir, qu’un rapport de soi à soi, car le Dasein est délivré de tout rapport, notamment du rapport à autrui. L’être-pour-la-mort est ainsi un solipsisme existential dans lequel tout rapport à autrui est dissous. Selon Heidegger, l’être-pour-la-mort ouvre le plus propre du Dasein ainsi que l’ensemble des possibilités existentielles facticielles, si bien qu’il doit pareillement s’ouvrir les possibilités d’autrui. Toutefois, pour Richir, l’ouverture prétendue de l’ipse dans sa solitude terrible ne constitue pas une véritable ouverture aux autres. Bien au contraire, le rapport compréhensif des possibilités d’existence d’autrui, rendu possible par le pouvoir-être total du Dasein, empêche de penser le faire-ensemble d’une communauté 22. Ainsi, « le “sublime” heideggerien, dans son court-circuit, est impuissant à instituer la communauté, il n’a rien de l’instituant symbolique, parce que l’ipse le plus propre, en rapport à la possibilité la plus propre, est irréductiblement celui qui se trouve seul devant sa mort 23 ». Pour le dire autrement, le Rien de la mort renvoie le soi à soi et seul ce renvoi permet au Dasein de s’ouvrir à lui-même et aux autres. Il n’y aurait pas, dans l’être-pour-la-mort, qui est en ce sens solipsisme existential, l’institution d’un être-ensemble à sa mesure, un être ensemble authentique. C’est précisément pour cette raison qu’il y a chez Heidegger un court-circuit du sublime. Selon Richir, « le sublime est la découverte, dans l’épaisseur phénoménologique de l’expérience elle-même, de la transcendance ou de la “divinité” du sens (de la liberté) au-delà de l’immanence : c’est, pourrions-nous dire, l’épreuve quotidienne, mais difficile, d’une “incarnation réussie” 24 ». C’est pourquoi, d’après Richir, c’est une telle impossibilité de penser l’être-ensemble qui amène Heidegger dans les années trente à seulement superposer aux multiples Dasein un « Dasein du peuple » ainsi qu’à penser une philosophie du fondateur et du héros. La conséquence nécessaire d’une 21. Ibid., p. 360. 22. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 367. 23. Ibid., p. 367. 24. Marc Richir, « Fichte et la terreur », The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, Oxford/Toronto, Pergamon Press, 1987, p. 244.

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immanentisation de la mort dans son court-circuit du sublime, qui ne va pas sans rappeler selon Richir la société contemporaine, est l’instauration d’un nihilisme originaire, dans lequel la générosité du soi envers les autres apparaît impossible 25.

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Au-delà de l’impossibilité, qui mène droit au nihilisme, de penser un faire-ensemble et l’institution d’une communauté, il s’agit pour Richir de mettre au jour l’illusion transcendantale d’une trans-lucidité du Dasein envers lui-même. Il y a au terme du premier chapitre de la section ii d’Être et temps un problème méthodologique à élucider : la possibilité d’un pouvoirêtre-tout authentique du Dasein n’est qu’une possibilité ontologique. Pour attester existentiellement cette possibilité ontologique, Heidegger recourt à « la voix de la conscience ». Il s’agit de l’appel (Ruf) de la conscience qui « a le caractère de l’ad-vocation (An-ruf) du Dasein vers son pouvoir-être-soi-même le plus propre, et cela sur le mode de la con-vocation (Aufruf) à son être-en-dette originaire (Schuldigsein) le plus propre 26 ». Cet appel, qui caractérise selon Heidegger la donnée phénoménale de la conscience, dépasse toujours le Dasein, et ce, même si l’appel émane de lui. Le Dasein se dépasse lui-même en vue de luimême. Pour le dire autrement, « tout vient en fait de ce que le Dasein factic[iel], toujours déjà jeté à son insu vers certaines de ses possibilités factic[ielles], est surplombé, de manière effrayante – et “négativement” sublime – par le Dasein en suspens dans sa possibilité la plus propre 27 ». Cela signifie pour le Dasein d’exister en charge de lui-même à partir d’un fondement toujours dérobé 28. C’est dire, selon Richir, qu’il n’y a pas dans l’être-pour-la-mort qu’un seul ipse, mais bien deux : il y a un dédoublement de la singularité du Dasein entre un ipse authentique qui caractérise son possible le plus propre et une singularité facticielle

25. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 369. 26. Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 213 [269]. 27. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 372. 28. Ibid., p. 373.

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IV. La servitude volontaire du Dasein envers lui-même

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[qu’]à l’égard du soi concret se découvrant dans l’exister transitif du fondement, le soi du Dasein authentique, qui est tout autant monde, paraît comme l’Autre, dont l’irreprésentable visage vient à poindre sur fond de mort – mais dont on pourrait dire que toutes les figures phénoménales possibles de l’Unheimlichkeit sont des apparences instables et changeantes 30.

L’être-en-dette atteste qu’il ne saurait par principe y avoir d’authenticité existentielle. Pour bien entendre la critique de Richir, voyons ce que dit Heidegger : Dès lors, l’entendre correct de l’appel équivaut à un se comprendre en son pouvoir-être le plus propre, c’est-à-dire au se-projeter vers le pouvoir-deveniren-dette authentique le plus propre. Le se-laisser-provoquer compréhensif à cette possibilité inclut en soi le devenir-libre du Dasein pour l’appel : la disposition (Bereitschaft) au pouvoir-être-ad-voqué. Le Dasein, comprenant l’appel, est obédient (hörig) à sa possibilité la plus propre d’existence. Il s’est lui-même choisi 31.

C’est sur l’« obédience » du Dasein envers lui-même que porte l’attention de Richir. En effet, l’« obédience », « Hörigkeit » en allemand, renvoie également au serf, au sujet et à l’esclave. Tout se passe comme si l’immanentisation de la structure existentiale-ontologique du Dasein reprenait de façon immanente la dialectique hégélienne du Maître 29. Ibid., p. 365. 30. Ibid., p. 375. 31. Martin Heidegger, Être et temps, op. cit., p. 225 [287].

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inauthentique, celle de l’être-jeté complice du bavardage du On 29. L’ipse inauthentique est à cet égard en dette infinie envers l’ipse authentique. Comment devons-nous comprendre cette dette du Dasein envers lui-même ? Selon Richir, la convocation du Dasein envers son êtreen-dette originaire signifie précisément l’impossibilité principielle de trouver l’articulation entre le soi ontique et le soi ontologique. Cela veut dire que dans l’immanentisation de l’être-pour-la-mort, l’être authentique joue le rôle, par le biais de la voix de la conscience, de l’être-tout, c’est-à-dire de l’ipse (divin) qui est inaccessible sur le plan de l’existence. Cette inaccessibilité amène le soi facticiel à une dette originaire et infinie. Richir écrit

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et de l’Esclave, à la différence près qu’il n’est plus vraiment besoin d’une menace extérieure. Autrement dit, il y aurait chez Heidegger une légitimation ontologico-existentiale de la servitude volontaire qui caractérise un malencontre originaire 32. Selon Richir, « la dénivellation originaire entre les deux ipséités se traduit, en la seule attestation possible du pouvoir-être le plus proche dans le Dasein, par une infinie et soi-disant libre-servitude du soi inauthentique et factic[ielle] au profit du soi émergeant, transfiguré énigmatiquement dans le courtcircuit du sublime […] 33 ». Et, toujours selon Richir, c’est comme si « la conscience, y compris la conscience morale, est la manière dont se “monnaie” la dette originaire, dans un service incessant, puisque, comme le dit Heidegger un peu plus loin, comprendre l’appel, c’est “vouloir-avoir-conscience”, et dès lors laisser agir sur soi le soi-même le plus propre 34 ». Cela signifie que dans l’immanentisation de la mort il n’y a pas d’autre ipséité que la même ipséité qui se comprend ellemême comme son Autre. La liberté du Dasein doit alors se comprendre comme un esclavage solitaire en vue de lui-même, esclavage qu’il éprouve par la dette originaire qu’il a à l’égard de lui-même 35. En ce sens, la dette envers autrui n’est qu’un phénomène dérivé de la dette originaire que le Dasein a envers lui-même (de là, selon Richir, une forme de nihilisme chez Heidegger). Il y aurait dès lors, dans l’analytique existentiale, non seulement une impossibilité principielle de penser le faire-ensemble et l’institution de la communauté des Dasein, mais, plus encore, une servitude volontaire originaire qui se caractérise par une certaine forme de despotisme. Il y a despotisme au sein de la phénoménologie de Heidegger au sens où le privilège revient seulement à quelques-uns, et sans doute les « meilleurs », « d’être ainsi en esclavage de ce qui, en eux-mêmes, les dépasse absolument 36 ». Il s’agit des « héros solitaires, sinon “leaders”, dont la grandeur (négativement) sublime forcera, on le devine, les autres à l’ad-miration, à la soumission à l’égard, non pas de leur être factic[iel], mais des pouvoirs d’Unheimlichkeit qu’ils portent en eux, y ployant le

32. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 376. 33. Ibid., p. 377. 34. Ibid. 35. Ibid. 36. Ibid.

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monde et les êtres 37 ». La communauté chez Heidegger serait ainsi à comprendre comme « communauté transparente de transparences ». Que signifie pour une communauté d’être transparente ? Comment y a-t-il transparence pour un étant qui a le mode d’être du Dasein ? La réponse, selon Richir, se trouve encore une fois dans l’être-pour-lamort et la résolution devançante. En effet, à partir de l’anticipation de sa propre mort, là où le Dasein s’ouvre à la possibilité de l’impossibilité (de l’existence), il n’y a qu’une apparition de néantité et de nullité. Absolument rien n’émane de cette expérience qui nullifie l’être-jeté existentiel, car il s’agit de transmuer l’impossibilité en possibilité de la possibilité. Pour Richir, cela « implique, d’une part, que la communauté authentique est une communauté transparente de transparences – celle de l’injonction transparente à la même servitude de l’authenticité –, qui est bien entendu impossible sur un plan factic[iel]-existentiel (celui du “On”), et d’autre part, mais corrélativement, que dans cette transparence s’ouvre la possibilité de l’être tout du Dasein 38 ». C’est en raison de cette transparence qu’il y a nihilisme, transparence qui prend l’apparence d’une trans-lucidité, mais également ce qui permet une forme de despotisme originaire, celui de la servitude volontaire. Heidegger n’aurait pas vu, en ce sens, qu’il réhabilitait le « fantasme » métaphysique par excellence, à savoir celui de l’être total qu’il s’agit de saisir dans sa transparence 39. Il y a donc court-circuit du sublime chez Heidegger et malencontre symbolique (du politique), car le lieu de la rencontre entre l’ipseité et l’Autre dans le moment instituant se fait entièrement dans l’immanence du Dasein. Il en résulte une impossibilité de penser autrui sans recourir à la médiation du solipsisme existential qui s’atteste dans l’être-pour-la-mort et l’être-en-dette, dans la dénivellation des deux ipse, c’est-à-dire du Dasein envers lui-même. Pour le dire autrement, autrui ne peut être rencontré que sous la modalité d’un être-en-dette à son propre égard, mesuré strictement dans la rencontre par mon être-en-dette à l’égard de moi-même. La phénoménologie de Richir est à cet égard une tentative radicale de phénoménalisation par « désymbolisation », pour reprendre le concept de Joëlle Mesnil, c’est-à-dire une tentative de penser la 37. Ibid. 38. Ibid., p. 381. 39. Ibid., p. 385.

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perte en phénoménalité correspondant à une perte de Leiblichkeit et d’humanité 40. En effet, souligne Richir, « la transcendance absolue ne l’est que parce qu’elle est radicalement autre, et en ce sens inhumaine, mais aussi infigurable et inaccessible, sauvage parce que rebelle à toute “domestication” ou “civilisation” par l’institution symbolique, en fuite infinie par rapport au soi qui s’en détache, en ce qu’elle est toujours déjà et toujours encore en fuite hors de tout temps et de toute espace 41 ». La transcendance absolue « ouvre le soi à soi, l’empêche de coïncider avec soi comme avec une sorte de point, et par là creuse l’écart non spatial et non temporel par lequel le soi à la quête de soi peut arriver au “tact intime”, au contact non matériel mais bien “réel” (concret) avec soi, où le mouvement de la vie devient mouvement de la vie proprement humaine […] 42 ». Le Dasein relève ainsi de l’institution symbolique et non pas du champ phénoménologique.

V. Penser le politique après la métaphysique du Dasein Le problème de l’analytique existentiale selon Richir tient au fait que le Dasein ne sort jamais de la « contraction initiale » sur luimême 43. Là réside, aux yeux de Richir, le résidu théologico-politique d’Être et temps. Chez Heidegger, la résolution est « tout autre que la résolution schelligienne. Il y manque métaphysiquement l’amour, et pour la communauté, l’amitié. Le Dasein heideggerien est pour ainsi dire un être sans amitié, dépourvu, dans son isolement ou sa singularisation, de tout ce qui est susceptible de faire du lien social autre chose qu’un rapport de circonstance, entièrement reporté ou reportable au registre du “On” 44 ». Mais au-delà d’un strict problème théorique, la position heideggerienne manifeste la manière dont se 40. Cf. Joëlle Mesnil, « Mon chemin vers Marc Richir », Paris, Eikesia. Revista de Filosofía, n° 47, janvier 2013, p. 855-888. 41. Marc Richir, La contingence du despote, Paris, Payot, 2014, p. 85. 42. Ibid., p. 129. 43. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 388. 44. Ibid. Voir également Marc Richir, « Phénoménologie et politique », art. cit., p. 36, où il écrit qu’« à l’onto-théologie barrée de Sein und Zeit correspond un théologico-politique barré, dans la mesure où la transcendance divine du tout Autre est rabattue, en apparence, dans l’immanence, sous la forme de la transcendance de la mort comme impossibilité radicale de l’existence ou du Dasein ».

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Ne conduit pas à la froide (et héroïque ?) résolution, vide et nihiliste, de l’ipse profond ou véritable dans l’attestation de son être-pour-la-mort, mais évoque plutôt, du moins à nos yeux, la première partie, celle de la frayeur, du moment kantien du sublime. C’est dire que les notations de Fink nous paraissent conduire, à travers la question de la traversée de soi de l’ipse, à une problématique du sublime phénoménologique [plus] qu’à une reprise sans reste de l’analytique existentiale du Dasein 46.

Dans la vacillation du sublime phénoménologique, les repères de l’institution symbolique sont mis hors circuit et, avec eux, toute forme d’ipséité (y compris celle du Dasein). En court-circuitant le moment du sublime, Heidegger n’a pas vu que l’ipséité relève toujours de l’institution sociale, par ailleurs toujours politique, barrant ainsi la route à une phénoménologie pouvant phénoménaliser le social comme tel 47. Telle est l’énigme de la phénoménologie (politique). Cette énigme est celle d’une phénoménologie délivrée de l’obnubilation du manifeste et de la donation. Une phénoménologie dans laquelle les phénomènes sont d’emblée « asubjectifs » ou « trans-subjectifs », en cela qu’ils sont coextensifs d’une communauté phénoménologique incarnée 48. Ce qui 45. Ibid. 46. Marc Richir, « La question d’une doctrine transcendantale de la méthode en phénoménologie », Épokhè, n° 1 : Le statut du phénoménologique, 1990, p. 116. 47. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 40-41. 48. Marc Richir, « Phénoménologie et politique », art. cit., p. 14-15. Nous laissons ici de côté la question de l’incarnation et de l’incorporation, qui constitue le fil directeur de Du sublime en politique et de La contingence du despote. Notons seulement au passage que l’incorporation est pour Richir toujours corrélative d’une désincarnation.

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vit et se comprend aujourd’hui le lien social. Richir souligne à cet égard que c’est aujourd’hui « la forme vécue “tout d’abord et le plus souvent” du lien social, où l’incorporation dans des groupes ou des chapelles d’intérêts professionnels ou idéologiques l’emporte sur toute possibilité d’incarnation. En ce sens, le nihilisme heideggerien touche profondément quelque chose de la société contemporaine 45 ». De là la nécessité de prendre au sérieux la phénoménologie de Heidegger. Il revient selon Richir à Eugen Fink dans la Sixième Méditation cartésienne d’avoir pensé à partir de la crainte et de la déshumanisation un dépassement de l’analytique existentiale. Il souligne à cet égard que la pensée de Fink

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manque à la phénoménologie heideggerienne pour s’ouvrir au politique, « c’est cette épochè d’un ipse métaphysiquement pré-déterminé 49 » qui ouvre à l’instituant symbolique, à la transcendance de l’autre. Ainsi comprise, la phénoménologie (politique) de Richir en est une, pour reprendre un terme de Jacques Rancière, de l’hétérologie 50. Quel rôle joue la transcendance de l’Autre pour penser le politique ? Dans un texte publié en 1976 dans la revue Esprit, Richir se donne pour tâche de penser « l’aporie social-historique de notre temps 51 » à partir d’un schéma global d’interprétation philosophique. Son interprétation repose principalement sur trois concepts hérités de l’historien allemand Ernst Nolte. Le premier concept est celui de transcendance théorique. Celle-ci « est une transcendance par principe inaccessible si ce n’est par la théorie, c’est-à-dire la vision pure “désincarnée” ou désintéressée 52 ». Elle ne constitue pas en principe un horizon pour la pratique sociale, elle est le « lieu » de la métaphysique. Le second concept est celui de transcendance pratique. Elle est également l’objet de la théorie, mais elle caractérise plus précisément la société idéale ou l’imaginaire de la société. Elle est le moteur d’une transformation pratique de la société visant à atteindre la transparence entre la société idéale et la société réelle. Le troisième concept est celui d’immanence et désigne l’ordre empirique et l’ordre social existant 53. Ce cadre analytique permet à Richir d’étudier les phénomènes révolutionnaires qui, à ses yeux, relèvent du sublime, c’est-à-dire un moment où l’institution symbolique du politique vole en éclat. Au moment où il y a, durant les mouvements révolutionnaires, court-circuit de la transcendance théorique, « la société comme instance ultime (horizon) se trouvant rapportée à elle-même de manière à ce qu’elle s’exhibe d’elle-même à partir d’elle-même, […] devient ainsi le tout de l’être, le monde lui-même […] 54 ». Autrement dit, seule la transcendance pratique se rapporte alors encore à l’immanence, et ce, dans l’espoir de concilier la société idéale à la société réelle, tant et si 49. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 42. 50. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 1998, p. 115. 51. Marc Richir, « L’aporie révolutionnaire », Esprit, n° 9 : Révolution et totalitarisme, septembre 1976, p. 179. 52. Ibid. 53. Ibid., p. 180. 54. Ibid., p. 181.

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bien que l’idéal révolutionnaire est de rendre transparente la société à elle-même. Mais, souligne Richir, « ce rabattement de la société sur elle-même, du tout de l’être sur la société, est la racine instituante du totalitarisme 55 ». C’est précisément cette illusion qui est dénoncée en 2014 dans La contingence du despote : « L’illusion que le politique, et l’action politique, puissent transformer l’homme lui-même, est peutêtre l’illusion la plus meurtrière de notre temps 56 ». La phénoménologie de Richir apparaît en ce sens comme une tentative radicale de réponse à cet élan totalitaire qui se retrouve tant chez les historiens que chez les philosophes et politologues 57. Ce qu’il s’agit alors de penser, en tant que projet pour la phénoménologie, c’est le sauvage qui réside en toute institution sociale et qui devrait empêcher de fermer l’ipse sur lui-même ou la société sur ellemême. La pensée de Richir est à cet égard exemplaire et prometteuse, car elle tente de penser le « lieu vide » du pouvoir, plus précisément « l’indétermination démocratique du lieu du pouvoir », qui la plupart du temps se voit incorporé, voilant par là la possibilité d’une incarnation véritable 58.

VI. Vers une phénoménologie politique À travers les couples champ phénoménologique/institution symbolique, incarnation/incorporation, rencontre/malencontre, l’originalité de la pensée de Richir réside dans le fait qu’elle donne à penser la transcendance du politique, c’est-à-dire l’instituant symbolique de la société, qui détermine en creux les « traits eidétiques » des différents régimes politiques dans lesquels peut vivre l’être humain. Prolongeant ainsi l’analyse génétique offerte dans le livre viii et ix de la République de Platon, il s’agit non seulement de remanier ce qu’il nomme dans 55. Ibid. 56. Marc Richir, La contingence du despote, op. cit., p. 19. 57. Marc Richir, « L’aporie révolutionnaire », p. 185. Richir écrit que « de la sorte, il apparaît que toute Révolution, pour autant qu’elle vise à réaliser et à incarner la transcendance pratique, et dans la mesure où elle se donne les moyens de la force (la guerre civile, la dictature, le terrorisme idéologique et moral), conduit inéluctablement, par ce court-circuit même, à cette insaisissable dualité qui est l’énigme instituante de l’État totalitaire, ou ce que nous nommerons l’aporie révolutionnaire ». 58. Marc Richir, « Phénoménologie et politique », art. cit., p. 27.

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La contingence du despote « une sorte d’eidétique et de généalogie des différents types de régimes politiques 59 », donnant par là à penser la tyrannie originaire qui est à l’horizon de toute société, mais aussi, à penser la phénoménalité du social avant même que celle-ci soit lien social ou communauté politique institués symboliquement 60. Tout se joue ici entre rencontre et malencontre : « la communauté incarnée, quand, dans les moments révolutionnaires, elle se phénoménalise en peuple, le fait de la même manière [que dans l’expérience du sublime], panique, océanique, cosmique – toute peur individuelle ou tout danger réel étant mis entre parenthèses dans une véritable épochè phénoménologique 61 ». Mais, pour ce faire, la phénoménologie doit renoncer à la donation ou à la présupposition d’un ipse métaphysique préalablement donné. Tel est, aux yeux de Richir, le « péché d’origine » de la phénoménologie. Ainsi, « l’ipse ne s’incarne comme ipse humain, à même les phénomènes infinis dans leur non-donation, c’est-à-dire leurs horizons d’absence in-finis, qu’à se réfléchir comme humain dans l’énigme de l’humanité comme l’instituant symbolique qui le tient sans la déterminer 62 ». En nous rendant énigmatique à nous-mêmes, le sublime désigne dès lors ce moment où se donne à penser le lien abyssal et infranchissable entre l’instituant symbolique et l’institution symbolique. L’institution symbolique du politique et de la société comportant toujours une perte de phénoménalité, il s’agit pour la phénoménologie et l’anthropologie phénoménologique de Richir de retourner « en deçà » de ce qui est donné. C’est cet « en deçà » qui permet de penser la manière dont s’institue la communauté politique et d’en dégager les différentes couches de sens et par là les différents niveaux trans-subjectifs qui, parce que transpassibles et transpossibles, rendent possible tel ou tel régime politique, et ce, par déformation cohérente. Or, l’enjeu est précisément de penser le sens du politique hors de telles déformations cohérentes, c’est-à-dire à penser le sens se faisant du politique 63. ***

59. Marc Richir, Du sublime en politique, op. cit., p. 85. 60. Ibid., p. 141. 61. Marc Richir, « Phénoménologie et politique », art. cit., p. 30. 62. Ibid. 63. Florian Forestier, « La pensée de Marc Richir et les enjeux saillants de l’espace philosophique contemporain », Eikesia. Revista de Filosofía, n° 47, janvier 2013, p. 109.

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Abensour Miguel, La communauté politique des “tous uns”. Entretien avec Michel Enaudeau, Paris, Les Belles Lettres, 2014. Ciocan Christian, Heidegger et le problème de la mort, Dordrecht, Springer, 2014. Forestier Florian, « La pensée de Marc Richir et les enjeux saillants de l’espace philosophique contemporain », Eikesia. Revista de Filosofía, n° 47, janvier 2013, p. 87-110. Heidegger Martin, Être et temps, tr. française par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985 [Sein und Zeit, Tübingen, Niemeyer, 1967]. Mesnil Joëlle, « Mon chemin vers Marc Richir », Eikesia. Revista de Filosofía, n° 47, janvier 2013, p. 855-888. Rancière Jacques, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 1998. Richir Marc, « L’aporie révolutionnaire », Esprit, n° 9 : Révolution et totalitarisme, septembre 1976, p. 179-186. — « Fichte et la terreur », The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, Oxford/Toronto, Pergamon Press, 1987. — Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes, temps et êtres II, Grenoble, Jérôme Millon, 1988. — « La question d’une doctrine transcendantale de la méthode en phénoménologie » dans Épokhè, n° 1 : Le statut du phénoménologique, 1990, p. 91-125. — Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991. — « Phénoménologie et politique », Les Cahiers de la philosophie : Les choses politiques, n° 18, 1994, p. 9-39. — La contingence du despote, Paris, Payot, 2014.

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Bibliographie

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X Qu’est-ce qu’un phénomène ? Une quadruple approche de la phénoménologie richirienne

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C’est dans l’introduction à son ouvrage Phénomènes, temps et êtres – monographie qui inaugurait en 1987 la collection « Krisis », chez Jérôme Millon – que Richir formule l’une des questions axiales de son œuvre 1 : 1. Pour une présentation globale de l’œuvre de Marc Richir, on consultera : Marc Richir, L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. Les travaux de Robert Alexander, Florian Forestier, Joëlle Mesnil, Pablo Posada Varela et Alexander Schnell sont aujourd’hui également indispensables pour étudier sérieusement la pensée de Marc Richir. Cf. notamment : Robert Alexander, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2013 ; Alexander Schnell, Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011 ; Florian Forestier, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2014 ; Pablo Posada Varela, « Suspension, déshumanisation, hyperbole (Husserl, Fink, Richir). Radicalisations de l’épochè et paliers de concrescence », Philosophia. E-Journal of Philosophy and Culture, mars  2014 ; « Réflexivité intrinsèque du phénomène et autonomie de la phénoménalisation : sur la reprise richirienne du projet husserlien », Horizon. Studies in Phenomenology, vol. 3, n° 2, 2014, p. 99-113 ; « Suspensions, concrétisations et prises à partie. Réflexions sur la méthode phénoménologique », Annales de phénoménologie, nº 15, 2016, p. 99-118 ; « En torno a la singladura filosófica y fenomenológica de Marc Richir », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 40, 2011, p. 239-290 ; « Algunos aspectos de la fenomenología de Marc Richir » (Revista filosófica de Coimbra, nº 46, 2014, p. 397-428), ainsi que le dossier complémentaire à la traduction espagnole de l’ouvrage de Marc Richir : La contingencia del déspota, Madrid, Brumaria, 2014 ; Joëlle Mesnil, « La pulsion chez Marc

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par Sacha Carlson

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Après plus de trois quarts de siècle de tradition phénoménologique, inaugurée, on le sait, par Husserl avec les Logische Untersuchungen, nous en venons à la question avec laquelle, peut-être, il eût fallu commencer : Qu’est-ce qu’un phénomène ? Et : Qu’est-ce qu’un phénomène en tant que phénomène ? Question redoutable, à laquelle Husserl et Heidegger ont apporté des réponses variées et complexes, mais sous l’horizon de problématiques qui ne sont sans doute pas primairement, nous voudrions le montrer ici, celle du phénomène en tant que phénomène 2.

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Peut-on dire qu’un phénomène « est » (« west » ou « ist ») ? Un phénomène se confond-il avec son essence (Wesen) ? Est-il ou n’est-il pas un étant, voire étant ? Est-il quelque chose ou bien rien ? Est-il déterminé ou indéterminé ? Existe-t-il ou n’est-il que simple apparence destinée à se dissoudre par le travail de la réflexion ? En quoi se différencie-t-il de l’illusion ? En quoi faut-il distinguer entre l’apparaître du phénomène et le paraître de la pure illusion ? Y a-t-il quelque chose comme de la pure illusion ? Le phénomène est-il pensable comme tel sous l’horizon de la question de l’être, et s’il l’est, est-il susceptible d’être épuisé par elle 3 ?

Et Richir de préciser : « Questions aussi vieilles que la philosophie, sans doute (que l’on pense au Parménide de Platon), mais qui rendent problématique le statut de la phénoménologie : est-elle une doctrine rigoureuse ou une sorte de “rêve cohérent”, a-t-elle droit à l’existence en tant que phénoménologie et rien que phénoménologie 4 ? » Qu’est-ce donc qu’un phénomène ? C’est cette question que je me propose de poser à mon tour dans cette contribution, pour tâcher d’approcher la conception proprement richirienne de la phénoménologie. La tâche n’est à vrai dire pas aisée, dans la mesure où la compréhension proprement Richir », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, 2013, p. 527-572, ainsi que son ouvrage : L’être sauvage et le signifiant. Pour une critique du nominalisme en psychopathologie (Introduction à l’œuvre de Marc Richir), Paris, MJW Fédition, 2018. 2. Marc Richir, Phénomènes, temps et être [désormais PTE], Grenoble, Jérôme Millon, 1987, p. 17. 3. Ibid. 4. Ibid.

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À cette première question s’en greffent d’ailleurs d’autres, non moins redoutables :

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richirienne du phénomène se déploie le plus souvent selon plusieurs perspectives, qui s’articulent en un contrepoint complexe, où les différents fils de l’analyse s’étirent comme autant de voix distinctes, de manière relativement autonome, en se « frottant » parfois, alors même que ces dissonances en viennent finalement à s’harmoniser dans la progression globale de l’œuvre. À quoi il faut ajouter que si c’est assurément sous l’impulsion de Husserl que Richir a d’abord rencontré la question du phénomène, compris dès lors de manière tout à fait générale comme celle du vécu, c’est à l’écart du père de la phénoménologie qu’il déploiera d’abord ses propres analyses, qui prennent tour à tour comme centre de gravité la question de l’apparence, du monde, du langage et de la phantasia. C’est donc ce quadruple mouvement d’approche du phénomène que je me propose de reprendre dans les pages qui suivent.

I. Le phénomène et l’apparence C’est d’abord la question de l’apparence qui sert à Richir de fil conducteur pour penser le phénomène, lorsqu’il interprète très tôt, et presque spontanément, la réduction phénoménologique husserlienne comme « réduction à l’apparence 5 ». Mais encore faut-il s’entendre sur le terme même d’« apparence 6 ». Traditionnellement, on le sait, il désigne la manifestation sensible de quelque chose qui est, et qui est censé se tenir en soi-même, dans sa vérité, au-delà de ce qui apparaît. C’est dire que l’apparence s’articule étroitement à la question de l’être et de la vérité, mais pour s’y opposer frontalement : c’est que la vérité se comprend classiquement comme relevant de l’accord entre la pensée et ce qui se tient en soi-même comme son dehors, nécessairement au-delà de ce qui se montre ou se manifeste – au-delà du phénomène ou de l’apparence –, alors même que, paradoxalement, il n’y a d’autre moyen 5. Cela est très clair dans ses premiers ouvrages et, notamment : Au-delà du renversement copernicien. La question de la phénoménologie et de son fondement, La Haye, Martinus Nijhoff, 1976 (ce texte constitue l’introduction à la thèse doctorale de Marc Richir, soutenue en 1973 à l’Université Libre de Bruxelles) et Le rien et son apparence. Fondement pour la phénoménologie (Fichte : Doctrine de la science 1794/95), Bruxelles, Ousia, 1979 (ce texte reprend le chapitre sur Fichte de la thèse de Richir). 6. Sur cette question, cf. Marc Richir, « La vérité de l’apparence », La part de l’œil, n° 7, 1991, p. 229-236, dont je m’inspire largement dans ce qui suit.

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d’accéder à ce dehors que la pensée elle-même ; raison pour laquelle il faut bien supposer qu’il y a des situations où l’apparence est comme susceptible d’être foudroyée par l’« éclair » (Lichtung) de la vérité. C’est dire que, dans ce contexte, la question de l’apparence est nécessairement comprise comme celle de l’apparence de la vérité, à savoir aussi comme celle de l’illusion : il s’agit alors de comprendre comment il est possible de déjouer les ruses du mensonge et de l’illusion, de ce qui a l’air de se livrer comme le vrai, pour s’acheminer progressivement vers la vérité. Or, il est caractéristique que, dès le départ, Richir se place en porteà-faux par rapport à cette interprétation traditionnelle. Autrement dit, il n’est pas question, pour lui, d’envisager l’apparence dans le cadre d’une dialectique, comme logique de l’illusion où il s’agirait de dévoiler les jeux contradictoires de l’apparence dans son caractère illusionnant ; pas plus qu’il n’est question, dès ses premiers textes, de l’envisager dans le cadre d’une logique transcendantale, où il s’agirait de montrer le caractère irréductible de l’illusion lorsque la pensée se prend elle-même comme objet. Lorsque Richir parle d’apparence, il la comprend d’emblée comme apparence en tant que rien qu’apparence. Qu’est-ce à dire ? Pour Richir, penser l’apparence comme telle requiert la mise en œuvre d’une épochè radicale, qui mette en suspens ce dont l’apparence apparaît comme apparence, pour ne prendre en vue que l’apparence dans son apparaître. Or les conséquences de cette décision méthodologique sont majeures. Car, tout d’abord, cela implique qu’il n’est plus possible de prendre l’apparence comme étant d’emblée individuée par l’objet dont il y a apparence. Ce qui conduit aussi à penser l’apparence comme une radicale non-identité à soi, c’est-à-dire également, comme foncièrement indéterminée. Comme le précise Richir : Si les apparences ont résisté avec tant de ruses (apparentes) aux efforts de les réduire de la pensée classique, si la philosophie a été sans cesse suivie, comme par son ombre, par la sophistique et le scepticisme, c’est bien qu’il y a toujours dans les apparences, ou dans les phénomènes, quelque chose d’irréductible, qui défie les pouvoirs de la Raison (de l’identification non-contradictoire), ou quelque chose qui n’est jamais que circulairement réductible, dans l’implosion interne des paradoxes logiques 7.

7. Ibid., p. 230.

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Les apparences ont donc ce statut paradoxal d’apparaître dans un mouvement de parution qui ne les réduit jamais à une seule apparence, où l’apparaître serait, pour ainsi dire, accompli ou résorbé. C’est pourquoi

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Ce qui conduit à préciser que si les apparences sont fondamentalement plurielles, non-individuées, non-identiques à soi et indéterminées, elles sont aussi le plus souvent non apparentes, c’est-à-dire absentes : « les pouvoirs de l’apparence, du phénomène, communiquent avec une dimension d’absence, radicale, à l’origine, qui le fait se mouvoir, puisque nous en parlons et que nous savons confusément de quoi nous parlons, à la lisière du sensible et de l’insensible, du visible et de l’invisible, de pensable et de l’impensable 9 ». Bien sûr, Richir le sait bien, il serait absurde de prétendre que l’apparence est en elle-même tout simplement inapparente et absente du champ de l’expérience (ou de la conscience) ; mais il faut dire, par contre, qu’elle creuse, par son étrange pouvoir de corrosion, ce qui est tout simplement manifeste ou apparu. L’apparence comme rien qu’apparence est en effet une apparence de rien vers le rien, comme le donne déjà à penser le titre d’un des premiers ouvrages de Richir : Le rien et son apparence. L’apparence ne vient de rien et conduit ce qui paraît au rien d’où elle émerge, comme le son surgit au seuil du silence. Il serait passionnant de chercher à suivre les différents fils par lesquels se tisse progressivement la pensée richirienne du phénomène et de l’apparence, en commençant par le voisinage avec la pensée heideggérienne dans « Le rien enroulé 10 », et la longue fréquentation 8. Ibid., p. 230-231. 9. Ibid., p. 231. 10. Marc Richir, « Le Rien enroulé – Esquisse d’une pensée de la phénoménalisation », Textures, vol. 70, n° 7-8 : Distorsions, 1970, p. 3-24. Ce texte, que Richir considérait comme « le premier acte de naissance de sa pensée », se déploie en effet en

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L’apparence n’apparaît classiquement comme fauteur de troubles, facteur d’instabilité, que dans la mesure où, justement inapparente, sinon dans les troubles, à l’ordre de l’être, elle ne trouble, précisément celui-ci que par la multiplicité originaire de son apparaître, par ses étranges pouvoirs de duplicité, d’ubiquité, ou plutôt, pour ainsi dire, de multi-localité, qui se confondent avec son insaisissabilité 8.

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des écrits du dernier Merleau-Ponty 11. Je signalerai seulement ici que c’est à partir de certaines intuitions de l’auteur du Visible et l’invisible que Richir parvient à une première expression stabilisée de sa pensée, en particulier lorsqu’il décrit l’apparence non pas comme la peau d’un sac enfermant un dedans, par là dérobé au dehors, mais comme une ruine de l’être : ruine laissée par l’invisible dans le visible qui paraît comme le haillon ou le lambeau de peau que le rien abandonne dans le visible par sa phénoménalisation. Ainsi, Richir n’hésitera pas à se réapproprier de nombreux concepts descriptifs – tels ceux de distorsion, de diplopie, d’entrelacs, de chiasme, de chair, etc. – pour penser l’apparence à partir d’une topologie spécifique, où le dedans et le dehors communiquent sans solution de continuité. Je rappellerai également que Richir retrouve la pensée implicite de cette même topologie au cœur de la Wissenschaftslehre de Fichte, dont sa lecture consiste précisément à montrer qu’elle est, dans son fond, une phénoménologie, une pensée de la phénoménalisation, du prendre apparence à partir de rien. Il faudra attendre le début des années quatre-vingt, avec la publication des Recherches phénoménologiques, pour qu’une avancée décisive soit accomplie, lorsque Richir en vient à penser le phénomène (ou l’apparence) comme indissociable de son illusion constitutive, que Richir nomme dès lors, avec Kant, une illusion transcendantale : il ne s’agit donc plus de révoquer en doute le mensonge et la tromperie, mais de commentant certains textes de Heidegger. Sur les rapports complexes entre Richir et Heidegger, on consultera en premier lieu une note de blog où je recense de manière raisonnée et mets à disposition tous les éléments du dossier : . Je me suis par ailleurs expliqué de manière approfondie sur plusieurs points précis de la problématique. Cf. notamment : « L’essence du phénomène. La pensée de Marc Richir face à la tradition phénoménologique », Eikasia. Revista de Filosofia, n° 34, 2010, p. 199-360 ; « El Cartesianismo de Richir. Aproximación a la tercera Meditación fenomenolológica », tr. espagnole par P. Posada Varela, Investigaciones fenomenolológicas, n° 9, 2012, p. 383-405 ; « Reducción y ontología. Observaciones sobre la noción richiriana de “simulacro ontológico” », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofia, n° 47, 2013, p. 245-250 ; « Représentation et phénoménalisation. Remarques sur le contexte problématique de la première lecture richirienne de Fichte “entre Heidegger et Platon” », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 68, février 2016, p. 85-120 ; « Le langage, le l’affectivité et le hors langage (Richir/Heidegger) », Divinatio, n° 41, 2015, p. 47-78. 11. Cf. notamment : Marc Richir, « La Défenestration », L’ARC, n° 46 : MerleauPonty, 1971, p. 31-42 ; et « Phénoménalisation, distorsion, logologie – Essai sur la dernière pensée de Merleau-Ponty », Textures, vol. 72, n° 4-5, 1972, p. 63-114.

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les prendre comme parties concrètes et intégrantes du phénomène ; non pas qu’il s’agisse de se jouer des simulacres ou illusions, mais de les prendre à même leur apparence, c’est-à-dire aussi, de prendre l’illusion dans son apparence – de prendre en vue l’apparence concrète par laquelle l’illusion se déploie dans le champ de l’apparaître : tel est le point de départ de la première Recherche phénoménologique 12. Dans ce contexte renouvelé, le phénomène comme apparence se caractérise avant tout par l’indécision de son statut ontologique : s’il ne se donne plus comme le phénomène d’un objet déterminé, il ne se pense plus non plus à partir d’une région spécifique de l’être, puisqu’il relève désormais indistinctement du sensible et de l’intelligible, de l’affectif ou du cognitif, du rêve ou de l’état de veille, du simulacre, du fantasme ou de la réalité. Et c’est pourquoi la question de l’être ne peut plus être directrice en phénoménologie : c’est que le phénomène ne se caractérise ni comme étant ni comme néant, mais par le rien d’où s’enlève le phénomène comme rien que phénomène. Et s’il doit encore être possible, en phénoméno-logie, de dégager un ordre pour les phénomènes, ce ne peut être que celui, transcendantal, des rythmes de leurs déploiements en écho mutuel, au gré de ce qui se nomme alors un schématisme transcendantal de la phénoménalisation, au sein d’un champ que Richir caractérise désormais de phénoménologique-transcendantal 13.

II. Le monde et les phénomènes Or, pour comprendre ce qui constitue la cohésion du champ phénoménologique des apparences, il convient de s’arrêter à un deuxième 12. Marc Richir, Recherches phénoménologiques (I.II.III). Fondations pour la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 1981. Recherches phénoménologiques (IV-V). Du schématisme phénoménologique transcendantal, Bruxelles, Ousia, 1983. 13. Sur les Recherches phénoménologiques, on pourra consulter mes différents articles : « Reducción y ontología. Observaciones sobre la noción richiriana de “simulacro ontológico” », art. cit. ; « Del esquematismo en fenomenología (Kant, Fichte, Richir) », tr. espagnole par P. Posada Varela, Acta Mexicana de Fenomenología, 2016, p. 55-80 ; « El esquematismo y los números. La confrontación Richir – Dedekind en la Cuarta Recherche Phénoménologique », tr. espagnole par Pablo P. Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 72, 2016, p. 173-186 ; « La fenomenología trascendental de Marc Richir. Cuatro aproximaciones de las Investigaciones fenomenológicas », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 73, 2017, p. 9-42.

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moment de la compréhension richirienne du phénomène, en vertu duquel le phénomène se pense aussi sous l’horizon d’un monde, voire comme un phénomène-de-monde. C’est à vrai dire très tôt que s’esquisse cette ligne de la pensée richirienne, à savoir dès l’époque de sa thèse, lorsqu’il associe la topologie propre de l’apparence qu’il vient de dégager à la problématique d’une cosmologie philosophique. Ce que Richir vise par là ne doit évidemment pas se comprendre comme une cosmologie au sens physique du terme : il s’agit plutôt de la métaphysique préalable sur laquelle seulement peut se fonder la compréhension scientifique de l’espace et du temps. Or, on le sait, dans la tradition moderne, la cosmologie s’est élaborée à partir d’une réflexion sur la sphère infinie. C’est cette réflexion que Richir entend d’abord poursuivre, mais en creusant davantage la question, lorsqu’il demande dans quelle mesure cette sphère doit forcément se comprendre comme centrée : soit à partir d’un centre unique, conçu au moins implicitement comme regard divin ; soit à partir d’une infinité de centres, tout point étant un centre ou un « point de vue », dans un espace dès lors forcément homogène et isotrope, répondant à la formule de la cosmologie classique qui définit l’espace comme une sphère infinie dont le centre est partout et la périphérie nulle part. Dans sa thèse, Richir rejoint ces questions à partir d’une lecture des grands postkantiens, dont il entend interroger la cosmologie implicite : s’agit-il d’une cosmologie centrée, dont le centre serait le Moi absolu comme centre de rayonnement, c’est-à-dire comme origine de son activité infinie traçant d’elle-même la sphère infinie de l’être absolu ? On sait que c’est assurément le cas chez le jeune Schelling, depuis le Vom Ich (1795). Mais on sait aussi que c’est loin d’être aussi clair chez Fichte, tout au moins dans la première version de la Wissenschafstlehre (1794/95), puisque si le Moi absolu y est certes conçu comme wirklich, il n’est pas reell : loin donc d’être un absolu absolument donné comme fondement indubitable de toute réalité, il doit plutôt se penser comme l’horizon nécessaire à l’institution du savoir ; et par là, rendre possible, au moins implicitement, une cosmologie non centrée, selon la formule que Richir en vient lui-même à frapper : celle d’une sphère infinie dont la périphérie est partout et le centre nulle part. C’est par là, d’ailleurs, que Richir parvient à rattacher cette problématique cosmologique à l’une des avancées essentielles de la tradition phénoménologique, selon laquelle le phénomène doit se comprendre à partir de l’être-au-monde, où le monde ne se comprend plus comme la totalité des étants, mais comme

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l’horizon à partir de quoi se déploient les êtres et les choses, comme horizon de conscience ou horizon d’être. La cosmologie philosophique trouve ici son ancrage phénoménologique qui, comme horizon, trouve désormais son répondant concret dans l’expérience. Il n’empêche que si cette interprétation phénoménologique du monde permet d’ancrer la cosmologie philosophique au plus près de l’expérience, ce sont les avancées plus spéculatives de Richir concernant une cosmologie non centrée et purement périphérique qui lui permettent de garder une certaine distance par rapport à la phénoménologie classique. Le monde doit se comprendre comme le corrélat d’une conscience, disait Husserl ; ce que Heidegger exprimait à son tour en expliquant que le monde est toujours « mien ». Or, on le sait, cette conception de l’homme comme être-au-monde et du monde comme horizon d’expérience d’une conscience ou d’un Dasein ouvre la difficulté de comprendre comment ce monde n’est pas irrémédiablement « privé », et peut donc aussi s’articuler à quelque chose comme un monde commun. Il est alors caractéristique que si la compréhension phénoménologique du monde permet d’ancrer la question cosmologique dans l’expérience, c’est la visée proprement cosmologique et spéculative qui constituera, en retour, une voie permettant à Richir de sortir des apories classiques, lorsqu’il émet l’hypothèse d’un monde dé-centré, qui ne soit plus le lieu du jet d’un pro-jet, mais celui d’une transcendance ouverte par une épochè radicale, qui va jusqu’à mettre hors circuit toute prégnance d’une instance fondationnelle de l’expérience. L’épochè va jusqu’à suspendre le monde comme corrélat attaché à une conscience ou un Moi ; non pas que le monde lui-même fût annihilé, mais parce qu’il apparaît comme le rien advenant à même l’exercice radicalisé de l’épochè. De là, Richir formule une hypothèse dès la fin des années quatre-vingt, à partir de Phénomènes, temps et êtres : Il se pourrait que, du point de vue phénoménologique, le Rien sur lequel ouvre l’épochè soit précisément le monde « lui-même » […], par-delà l’égoïté ou l’ipséité toujours conçues comme centre, fût-il ek-statiquement ex-centré ; et que ce Rien se phénoménalise aussi comme rien que phénomène, selon ce qui serait le schématisme propre de la phénoménalisation. Dès lors, le monde lui-même serait, par-delà la temporalité, le phénomène par excellence de la phénoménologie, cela même que nous désignons par phénomène-de-monde : il n’y aurait de phénomène à proprement parler, et de phénoménologie rigoureuse distincte de tout phénoménisme, que si le phénomène n’est pas

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Le phénomène ne peut donc rigoureusement se comprendre que comme phénomène-de-monde, à savoir comme phénomène de transcendance de monde comme Rien auquel nous fait accéder un exercice radicalisé de l’épochè. Or, de la même manière qu’on s’interrogeait à propos de l’apparence en tant que rien qu’apparence, on pourra se demander si cette conception du monde comme phénomène ne le réduit pas à un absent radical, où il n’y aurait plus aucun soi, dans le champ d’un anonymat pur, la phénoménologie n’étant alors qu’une version raffinée de nihilisme. À cela, il faut répondre que le monde lui-même n’est pas plus constitué par la présence de ce qui serait donné de manière panoramique et d’un seul coup à un regard surplombant, que par l’absence absolue d’un néant : le phénomène se constitue bien plutôt dans la trouée de présence creusée dans l’épaisseur d’absence du monde 15. Ainsi, comme l’explique Richir dans Phénomène, temps et êtres, « le phénomène paraît toujours divisé, éclaté, espacé de lui-même, ek-stasié entre l’épaisseur de présence et l’épaisseur d’absence, entre lui-même comme lieu de paraître immédiat d’une phénoménalité indifférenciée et miroitante et lui-même comme absent au lieu de son essentialité […] 16 ». Mais qu’est-ce alors concrètement qu’un monde, et en quoi se maintient-il tout au moins relativement à l’écart du phénomène comme phénomène-de-monde ? Le monde comme phénomène est-il indistinct du phénomène-de-monde ? En ce qui concerne le monde lui-même, on dira qu’il peut se laisser approcher à partir de la doctrine husserlienne de l’intersubjectivité, sur laquelle Richir a longuement médité dès le début des années quatrevingt-dix. Il suffit de rappeler que pour Husserl l’apprésentation d’autrui ne nécessite aucun calcul : elle est immédiate, sans raisonnement et 14. Marc Richir, « Nous sommes au monde », Le temps de la réflexion, n° 10 : Le Monde, Paris, Gallimard, 1989, p. 238-239. 15. Cf. PTE, p. 298 sq. 16. PTE, p. 298.

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apparence d’autre chose que lui-même, mais phénomène de Rien en vue du Rien, du Rien comme monde en vue du Rien comme monde, en lequel se réfléchit sans concept (a priori ou donné par ailleurs) sa phénoménalité comme phénoménalité de monde. Parler de phénomène de chose, d’idée ou de concept serait dès lors contradictoire 14.

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précède tout langage, puisqu’il s’agit de l’apprésentation du Leib d’autrui par mon propre Leib ; signe de ce qu’entre les deux il y a ce que Richir nomme, en écho à Merleau-Ponty, une distorsion originaire qui les fait se recouvrir partiellement, empiéter l’un sur l’autre. Mais c’est dire aussi que le Leib – qu’il ne faut pas confondre avec le Körper, le corps matériel – est déjà un monde : il est illimité et infiniment divisible 17. « Selon la réversibilité de la chair, dont parlait Merleau-Ponty […], l’élément (au sens présocratique) monde des phénomènes-de-monde est un Weltleib, élément de corps ou de chair de monde qui se retourne sans rupture en Leibwelt, en élément de corps ou de chair 18 ». C’est ainsi que tout phénomène de monde est aussi phénomène de corpsde-chair ; par où il faut comprendre que le monde est primairement sensible, mais d’une sensibilité qui ne relève plus de la sensation brute : il faut l’entendre au sens plus large, qui englobe tout aussi bien la « sensibilité spirituelle » dont Kant parle dans la troisième Critique, que de l’imagination et de la phantasia sur laquelle il nous faudra revenir. Mais cela nous permet en tout cas d’en venir au phénomène lui-même, et de comprendre que le phénomène en tant que concret, loin d’être l’apparition actuelle de ce qui est réfléchit dans un cogito, est, non pas l’apparition du monde lui-même comme depuis un impossible point de vue de survol, mais bien plutôt la parution d’un « lieu du monde » : En tant que strictement coextensif d’une phase de présence de son côté nécessairement incarnée dans une trouée constitutive par ses horizons d’une sorte de monde concret, il n’est, à proprement parler, rien d’autre que ce monde concret et incarné lui-même, et corrélatif d’un schème-organe : ce peut être telle vision, telle sensation […], telle pensée, tel rêve, tel fantasme, telle œuvre d’art (un tableau, une pièce musicale, un poème, un livre), telle « situation globale » au monde et du monde où le « corps animé » (le Leib) tout entier est engagé (si je suis chez moi, assis à ma table, si je me promène dans tel « pays » au sens paysan du terme, ou dans telle ville, etc.) 19.

17. Marc Richir, « Nous sommes au monde », art. cit., p. 242. 18. Ibid. 19. PTE, p. 291.

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Ainsi, le phénomène se caractérise toujours comme

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Ce qui permet à Richir de conclure, dans un texte tout à fait stratégique de Phénomènes, temps et êtres : « Qu’est-ce donc qu’un phénomène ? Les peintres, par exemple, le savent depuis longtemps. Et Constable le savait déjà, qui un jour a noté : “Ce n’est pas une maison, c’est un matin d’été où il y a une maison”. Un phénomène c’est dironsnous, une phase de monde 21 ». Phases : c’est dire qu’il ne s’agit pas de « coupes » instantanées qui s’enchaîneraient les unes aux autres au gré du présent en écoulement, mais de phases pour ainsi dire « épaisses » comme autant de « paysages » hors de toute centration optique sur un panorama donné d’un coup, où il y a autant de temps que d’« espacement » (ou de proto-espacement) ; des phases qui ne sont pas en adéquations avec elles-mêmes, mais qui s’articulent à elles-mêmes comme aux autres au fil de la distorsion originaire, c’est-à-dire aussi au gré de ce que Richir pense depuis les Recherches phénoménologiques comme le schématisme transcendantal de la phénoménalisation 22. On mesure en tout cas le renversement que cette interprétation du monde effectue par rapport à la conception classique qu’on retrouve jusque chez Heidegger lui-même. C’est que dans le cadre de cette phénoménologie nova methodo, il ne peut plus être question de penser le monde comme toujours déjà pris dans sa Jemeinigkeit, coextensif de l’individuation d’un Dasein. Si l’on veut continuer de parler le langage

20. PTE, p. 291. 21. PTE, p. 292. 22. Cf. Sacha Carlson, « Del esquematismo en fenomenología (Kant, Fichte, Richir) », op. cit.

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Un lieu où habite la présence, et où la présence ne se maintient que de revenir d’abord en elle-même de son lieu d’exil hors d’elle-même où elle est absente. En effet, la vision, la sensation, la pensée, le rêve, le fantasme, telle trouée de monde n’est jamais ni la somme ni la découpe de ce qui est actuellement vu, senti, pensé, rêvé, fantasmé ou actuellement parcouru. L’actuel en tant qu’actuellement présent n’est jamais que l’ombre portée du concept dans la phase de présence, elle-même coextensive du phénomène de monde et du phénomène au monde, en tant que phénomène incarné ontologiquement dans un Welt, dans un monde ambiant au sein de la présence criblée d’absence 20.

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de Heidegger 23, il faudra dire, en sécession radicale par rapport à toute l’ontologie de Sein und Zeit, que « tout phénomène fonctionne comme un Dasein », à savoir comme la trace d’absence qui révèle à chaque fois l’être au-monde d’une manière singulière et irréductible 24, et qui ouvre à ce que Richir nomme aussi, d’une expression énigmatique, « la pluralité phénoménologique des mondes 25 ». Dans le même ordre d’idée, il n’est plus question non plus d’appréhender le monde comme l’horizon unique de la conscience d’un Moi : si l’on veut continuer de penser à partir de Husserl, c’est plutôt des manuscrits de recherches qu’il faut s’inspirer, comme lorsque dans un fragment posthume 26 que Richir commente régulièrement au début des années 1990 27, le père de la phénoménologie explique que dans la mesure où le monde naturel dans lequel nous vivons toujours déjà est un monde commun, il faut dire que nous y vivons toujours déjà avec une « idée de monde » (Weltidee), laquelle comporte en elle-même une infinité d’autres « idées de monde », dont chacune comporte à son tour les autres, y compris la mienne. Comme le commente Richir, l’appréhension husserlienne confère à cette « idée » des propriétés singulières, puisqu’elle comprend dans son unité une infinité d’autres idées de même nature, dont chacune a pour sa part les mêmes caractéristiques, et comprend donc en elle-même mon unité ainsi que toutes les autres. Nous sommes donc proches des paradoxes classiques de l’infini, puisque chaque partie du tout est elle-même partie totale, et contient cela même qui la contient. Cependant, contrairement au contexte strictement mathématique ou logique, les « idées » de monde, ainsi que la cohésion des « idées » de monde entre elles, sont sans concept, étrangères à toute quantification mathématique de l’infini, mais relève plutôt de ce que Richir nomme l’apeiron phénoménologique. C’est dire également 23. Comme le fait parfois Richir lui-même : voir par exemple le paragraphe tout à fait capital de Phénomènes, temps et êtres intitulé : « L’eidétique transcendantale et la requête d’une interprétation nouvelle du Dasein » (PTE, p. 280-288). 24. Cf. PTE, p, 280. 25. Par exemple, le titre de la deuxième Méditation phénoménologique : « Passion du penser et pluralité phénoménologique des mondes » (Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage [désormais MP], Grenoble, Jérôme Millon, 1992). 26. Cf. Husserliana Bd. XV : Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, I. Kern (éd.), La Haye, M. Nijhoff, 1973, texte n° 31, p. 526-556 (datant de fin février 1933). 27. Cf. par exemple MP, p. 191 sqq., dont je m’inspire ici librement.

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qu’en toute rigueur phénoménologique et critique, il est impossible de supposer que l’invariant structural de cette pluralité de mondes doive être celui, géométrique, de la sphère infinie dont le centre est partout et la périphérie nulle part : cela ferait de toute « idée » de monde une idée divine, et cela nous ramènerait dans le contexte métaphysique d’une « monadologie » de style leibnizien – ce qui est effectivement l’une des directions de la pensée de Husserl, en particulier dans ses textes sur l’intersubjectivité, que Richir ne cessera de mettre en évidence pour la critiquer. Il est remarquable, en tout cas, que l’interprétation proprement richirienne de la situation témoigne tout à la fois d’une grande proximité et d’une rupture avec l’interprétation husserlienne. Car il ne fait pas de doute, aux yeux de Richir, qu’il convient de poursuivre l’épochè plus loin que ne le fait Husserl lui-même, jusqu’à mettre hors circuit la sphère de l’ego et de l’égologie : c’est par là seulement qu’il est possible de s’ouvrir à ce qui de la Weltidee constitue sa teneur phénoménologique : L’épochè de l’idée du monde libère précisément le Weltphänomen, le phénomène-de-monde en tant qu’unité phénoménologique sans concept qui se démultiplie aussitôt en une multiplicité, pareillement sans concept, de phénomènes-de-monde, en une pluralité de mondes. Ceux-ci sont toujours partie totale, s’empiètent et se recouvrent mutuellement, mais tout en demeurant à l’écart les uns des autres, en se renvoyant les uns les autres sans réflexion 28.

Ce rapport n’est autre que ce que Richir pense, par ailleurs, comme la distorsion originaire du phénomène, qui explique aussi la multiplicité, à l’origine, des phénomènes-de-monde, dont on comprend, dès lors, que la part la plus importante échappe au « spectacle » ou à l’« intuition », mais reste irréductiblement non-donné, non-présent tout en relevant de ce que Husserl lui-même appelait l’apprésentation. Autrement dit, s’il y a donation des phénomènes-de-monde, il s’agit de donations toujours plurielles et partiellement absentes, qui débordent toujours nécessairement l’unité d’un sens – fût-il en cours de constitution.

28. Marc Richir, « Nous sommes au monde », art. cit., p. 240.

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Une troisième approche du phénomène se fait cependant jour, parallèlement, chez Richir, lorsqu’il commence à envisager les phénomènes de langage 29. Ainsi, dès Phénomènes, temps et êtres, il remarque inauguralement, et de manière de prime abord assez énigmatique, que si l’on veut avoir un accès au langage comme phénomène, il faut procéder à la réduction phénoménologique du langage positif avec ses usages et son découpage en signes – bref, à la réduction de cela même qu’il nommera bientôt la langue, comme symboliquement instituée. C’est alors seulement, précise-t-il, que « le langage paraît comme un champ phénoménologique spécifique de phénomènes – les phénomènes de langage – spécifiques, ayant sa cohésion propre et étant, en droit, tout aussi vaste que le champ phénoménologique tout entier, puisque pareillement indéfini ou in-fini au sens potentiel (apeiron) 30 ». Quelle est donc la spécificité des phénomènes de langage ? Et quels rapports ceux-ci entretiennent-ils avec le champ des phénomènes-de-monde précédemment dégagés ? Voilà ce qu’il faut essayer de comprendre. On peut commencer par s’interroger sur ce qui caractérise intrinsèquement les phénomènes de langage, dans leur rythme propre, en revenant à la description du déploiement de la parole, lorsqu’elle cherche à dire quelque chose qu’elle sait déjà confusément. On le sait, en toute rigueur phénoménologique, ce « quelque chose » ne peut être conçu comme l’« idée » intemporelle et préexistant à la parole de ce qui doit être dit – telle est la leçon classique ; il faut plutôt le comprendre comme l’amorce du sens qui comprend déjà, en son épaisseur propre, l’étirement temporalisant/« spatialisant » entre l’exigence d’un sens à faire et la promesse d’un sens à venir. Le phénomène de langage ne s’amorce donc pas dans le moment d’une illumination où l’idée serait aperçue en elle-même, comme la trace filante de l’être ou de l’Un, avant même toute possibilité de la reprendre réflexivement dans une 29. Je me suis expliqué plus précisément sur la phénoménologie richirienne du langage dans les textes suivants : « Aproximaciones richirianas a la fenomenología del lenguaje », tr. espagnole par A. Arozamena, Eikasia. Revista de Filosofia n° 47, 2013, p. 363-389 ; « Hipérbole y lenguaje. El “resultado” de la epojé hiperbólica », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofia, n° 47, 2013, p. 339-349 ; « Le langage, le l’affectivité et le hors langage (Richir/Heidegger) », art. cit. 30. PTE, p. 293.

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III. Le langage comme phénomène

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vision relativement stabilisée ; le phénomène de langage s’« allume » plutôt par l’amorce d’une temporalisation du sens, où quelque chose de ce qu’il y a à dire est entre-aperçu en même temps qu’est aperçue l’exigence de faire ou de dire ce sens pour qu’il advienne à lui-même. C’est dire que l’amorce de sens dont il est question est déjà intrinsèquement temporelle, qu’elle comprend en elle-même son horizon de passé (l’exigence du sens) et de futur (la promesse du sens), mais aussi qu’elle demande d’être temporalisée pour qu’advienne l’accord entre ses « rétentions » et ses « protentions » – entre ce qu’il y a à dire et ce qui a été dit. Mais cet accord n’est cependant pas celui d’une identification par tautologie, qui conduirait forcément à tirer, voire déduire, le sens de langage de ce dont il y a langage, ou inversement, et par là, à céder à la double aporie du réalisme apophantique et du nominalisme. Il s’agit d’un accord quasi-harmonique (au sens musical), où l’horizon de passé « consonne » avec l’horizon de futur (et inversement), par où le phénomène de langage peut se déployer comme une phase de présence, comme phase de conscience où émerge du sens. C’est par là, en tout cas, qu’on peut comprendre que le langage phénoménologique déborde forcément tout système linguistique, car il se constitue plutôt par le rythme temporalisant du sens – cela même que Richir nomme aussi le schématisme de langage – qui n’est possible que par le porteà-faux fondamental qu’il y a originairement entre les « rétentions » et les « protentions » de la temporalisation, laquelle ne peut dès lors se déployer qu’entre les « lignes » et les « signes », c’est-à-dire tout à la fois, paradoxalement, avec une langue symboliquement instituée, mais aussi pour l’essentiel dans les creux et lacunes – c’est-à-dire à l’écart – de cette même institution. C’est d’ailleurs ce caractère propre au rythme du langage qui permet de comprendre que les phénomènes de langage ne peuvent pas se soutenir d’eux-mêmes : si le langage ne peut dire quelque chose qu’avec et à l’écart de la langue, il ne dit véritablement quelque chose que s’il dit autre chose que lui-même ; bref, que s’il est ouvert, en son cœur, à des horizons non seulement hors langue, mais aussi hors langage. Mais comment comprendre ce hors langage ? Dès l’époque de Phénomènes, temps et êtres, Richir pense inauguralement ce registre du phénomène comme celui d’un horizon de proto-temporalisation/proto-spatialisation nécessaire pour penser la temporalisation en langage : « il n’y a donc de temporalisation/ spatialisation en rythme que si “quelque chose” d’autre qu’elle-même, et dont elle est indéductible, la prépare : ce “quelque chose” d’autre, qui

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est en quelque sorte l’amorce de l’amorce du sens, nous le nommons proto-temporalisation/proto-spatialisation en rythmes […] 31 ». Reste cependant à décrire plus concrètement cet horizon :

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Dans cette perspective, le monde désigne donc un horizon phénoménologique d’absence, qui se comprend en tant que le monde « apparaît » précisément comme ce qui, en sa transcendance, n’a pas attendu le langage et la conscience, et ne les attendra jamais. Et c’est ainsi qu’on en revient à la description des phénomènes-de-monde dégagée précédemment. En tant qu’ils se phénoménalisent à l’horizon de transcendance et d’absence, leur phénoménalisation ne peut plus être comprise comme une donation univoque en présence, mais comme un moment complexe et éclaté de donations multiples transies de non-donations tout aussi multiples : « les rythmes de la proto-temporalisation/protospatialisation des phénomènes-de-monde sont tout autant rythmes où “quelque chose” se tend, comme au bout de perches, au sens à faire, que rythmes où “quelque chose”, non moins irréductiblement, s’en absente ». Autrement dit, Les horizons proto-temporels des phénomènes-de-monde sont ceux d’une radicale absence, à l’origine, proto-temporalisée en passé transcendantal qui n’a jamais eu le temps de mûrir en présent passé, et en futur transcendantal qui n’aura jamais le temps de mûrir en présent futur : horizons de l’immémorial et de l’immature entre lesquels le phénomène s’évase en proto-présence, en revenant de cette absence où il n’est pas, selon un retour qui éclate 31. Marc Richir, « Sens et Paroles : pour une approche phénoménologique du langage », Figures de la Rationalité. Études d’Anthropologie philosophique IV, G. Florival (éd.), Leuven, Peeters, 1991, p. 242. 32. Ibid.

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Si, à présent, nous réfléchissons à ce qui, de la sorte, demeure tout à la fois radicalement à l’écart du langage, et dans son dedans comme cela même que le sens lui-même vise à dire dans les tensions et distensions internes de ses rythmes, nous comprenons que ce ne peut être que le monde, ou plutôt, dans la mesure où il consiste en une multiplicité originaire d’uns, les mondes, originairement pluriels dans la mesure où ils se phénoménalisent, au gré des rythmes de leurs proto-temporalisations/proto-spatialisations, en une multiplicité originaire de phénomènes-de-monde 32.

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On en arrive donc à comprendre plus finement ce qui différencie et rapproche tout à la fois les phénomènes-de-monde et les phénomènes de langage. Les phénomènes-de-monde relèvent d’une pluralité – la « pluralité phénoménologique des mondes » – qui est originairement et pour l’essentiel préalable à toute constitution de sens et de langage : ils sont anarchiques et a-téléologiques, plus originaires que toute temporalisation ou conscience, alors même qu’ils ne se « disséminent » pas non plus dans un pur chaos, mais se constituent au gré d’un rythme ou d’un schématisme de phénoménalisation. De ces phénomènes-demonde hors langage, la difficulté consiste donc bien d’en pouvoir parler, puisque de par leur constitution elle-même, ils se tiennent toujours en deçà de toute téléologie de sens, dans le mutisme paradoxal de leur phénoménalisation – certes hors langage, mais pas tout à fait aveugle. C’est ainsi que, comme on vient de le voir, c’est seulement depuis le langage que la phénoméno-logie est susceptible de rendre compte de ces phénomènes, par la mise en évidence des horizons de mondes non temporels et non spatiaux, mais qui sont, comme dit Richir, à jamais immémoriaux et immatures, et qui apparaissent néanmoins d’une certaine manière comme bordant nécessairement les phénomènes de langage. C’est par là qu’il devient possible de comprendre, à l’inverse, que les phénomènes de langage sont aussi des phénomènes-de-monde, dont la phénoménalisation de langage avec sa téléologie schématique sans concept s’accroche donc toujours nécessairement aux phénomènes-de-monde hors langage : il y a une pluralité de phénomènes de langage – pluralité tout aussi infinie et indéfinie que celle des phénomènes-de-monde – dont il est possible de retracer la genèse phénoménologique à partir des phénomènes-de-monde hors langage, et par où seulement il devient possible de rendre compte de la polysémie phénoménologique originaire. Si l’on prend en effet les choses depuis 33. Ibid., p. 242-243.

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originairement en concrétudes sauvages qui sont autant de perches tendues à la temporalisation/spatialisation. Pareillement, les horizons proto-spatiaux le sont d’une absence abyssale et impénétrable, au-delà des entrailles et des bords des phénomènes-de-monde, et dont ceux-ci ne sont que l’entre ou l’antre, la cavité et l’évasement, où déjà de l’espace comme proto-espace se tend pour la spatialisation selon des parcours qui font du temps, et dès lors, du sens 33.

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C’est temporaliser/spatialiser du sens en traçant, parmi les sensibles de chair et de monde, un parcours ou un chemin qui est en lui-même temps et sens se faisant, présence qui appréhende en elle-même son avenir et retient en ellemême son passé, con-science qui, tout en se sachant déroulement, sait déjà, quand elle s’amorce, d’où elle vient, et sait encore, dans le même moment, où elle va 35.

Tel est le sens phénoménologique, comme sens de conscience et de langage, qui est donc aussi sens de monde et de chair, comme temporalisation en conscience, c’est-à-dire en présence, mais avec ses horizons intrinsèques de passé et de futur qui ne se réduisent pas à refléter simplement ce qui est donné dans la présence d’un présent. Le sens de langage est donc directionnel, mais il l’est dans l’épaisseur de son déploiement, qui comprend en lui-même son horizon de passé et son horizon de futur. Et l’on comprend dès lors que le sens ou le langage phénoménologique déborde largement tout système linguistique – cela même que Richir nomme la langue. C’est donc par le langage que les phénomènes-de-monde originairement pluriels et non-manifestes peuvent être compris comme ce qui advient à une conscience, comme

34. Marc Richir, « Nous sommes au monde », art. cit., p. 249. 35. Ibid., p. 250.

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le plus originaire, on dira que les phénomènes-de-monde, comme le champ infini des sensibles tenus dans leur sauvagerie hors du champ de la présence, en viennent soudain à s’illuminer comme une infinité d’amorces de sens qui clignotent ou « battent en éclipse », comme le dit parfois Richir. Et c’est à partir de cette « illumination » – qui est comme le « moment », certes encore non temporel, où le phénomène de langage s’« allume », comme l’écrit parfois Richir – qu’il devient possible de « retenir » certaines de ces amorces, pour les étaler dans une phase et, par là, faire du sens et du langage : « c’est là que vient s’inscrire, à proprement parler, la naissance de la conscience en tant que naissance du temps et de l’espace proprement phénoménologiques, où le sens n’est jamais donné dans quelque Ereignis, mais est toujours à faire 34 ». Plus précisément,

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Les sens de monde, comme phases de langage, sont donc bien reconnaissables, mais jamais identifiables à travers un eidos ou un concept – ce qui signifie aussi, je vais y revenir, qu’ils ne sont pas non plus intentionnels. On soulignera en tout cas que la phénoménologie de Richir en vient progressivement à se penser et se présenter comme une phénoménologie du langage, aux parcours certes multiples. Si l’on reprend les choses à partir des Recherches phénoménologiques (1981-1983), il appert que la distinction n’est pas encore clairement établie entre le langage et le hors langage : lorsque Richir y cherche à dégager le champ des « phénomènes comme rien que phénomènes », il est avant tout soucieux de libérer la dimension proprement phénoménologique-transcendantale de toute ontologie et, ce faisant, de toute eidétique. C’est ainsi qu’en croisant le fer dans un combat rapproché avec Husserl aussi bien qu’avec Heidegger, il cherche surtout à montrer que le phénomène ne se réduit pas plus ultimement au flux continu du présent vivant muni de ses rétentions et de ses protentions qu’à la temporalité finie et mortelle d’un Dasein résolu à porter le poids de son destin. Mais ce faisant, ses explications peuvent sans doute faire perdre de vue que le phénomène se déploie aussi au gré d’un schématisme comme rythme de temporalisation, certes irréductible aux conceptions husserlienne et heideggérienne du temps. Autrement dit, lorsque Richir définit initialement le schématisme phénoménologique comme clignotement, il n’insiste pas encore sur ceci, qui est capital, que le clignotement a essentiellement lieu entre les « rétentions » et les « protentions » qui 36. Ibid., p. 250-251.

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Des paysages où nous avons encore à advenir en les parcourant de nos chemins qui y font leurs temps, leurs espaces, et leurs sens, en y traçant nos sillons qui sont sillons de sens, ce que Husserl entendait très maladroitement, dans la Krisis, mais entendait tout de même, par Sinnbildung. Que ces sillons soient eux-mêmes originairement multiples, aussi multiples que les paysages-de-monde et les sensibles de monde, que, par surcroît, ils s’évanouissent au massif du passé sitôt qu’ils sont apparus, que leurs traces s’enchevêtrent indéfiniment en ce qui devient un paysage du passé, sous-tendu par le proto-temps, c’est là leur marque d’origine qui les reprend à la fois dans leur immémorialité et leur immaturité 36.

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s’échangent et revirent incessamment les unes dans les autres pour constituer à chaque fois une phase de présence. Et parallèlement, lorsque Richir insiste sur ce que le phénomène ne se réduit pas à quelque sens d’être que ce soit – sens d’être-au-monde d’un Dasein ou sens intentionnel –, il occulte peut-être ceci, que le phénomène se phénoménalise aussi comme phénomène de langage, à savoir comme sens se faisant. C’est la raison pour laquelle la distinction entre le schématisme de langage et le schématisme hors langage n’est pas véritablement travaillée dans les Recherches. Celle-ci n’apparaîtra rigoureusement que dans Phénomènes, temps et êtres (1987), quoique de manière encore très problématique, de par les difficultés architectoniques que Richir commence à travailler, mais qu’il ne maîtrisera que plus tard. Ainsi, il est caractéristique que la systématique propre à l’ouvrage de 1987, semble procéder à une « déduction transcendantale » du phénomène en sa phénoménalisation des cadres formels du schématisme dégagé dans les Recherches, de même qu’il semble « déduire » les phénomènes de langage des phénomènes-de-monde précédemment dégagés – tout comme, d’ailleurs, Phénoménologie et institution symbolique 37 semblera vouloir « déduire » la possibilité d’une institution du langage à partir des « lacunes en phénoménalité » que recèle en lui-même le phénomène de langage. Certes, ces difficultés sont liées à la systématique propre des ouvrages qu’on vient de mentionner ; mais elles témoignent cependant de réels problèmes architectoniques, que Richir ne manquera pas de travailler dès le début des années 1990, en revisitant l’architectonique du criticisme kantien, essentiellement à partir de la Critique de la faculté de juger. Cela aboutira à un premier traitement « en équilibre » (provisoire) de la question, dans les Méditations phénoménologiques, où la phénoménologie du langage est abordée à travers un zigzag entre trois composantes que toute approche phénoménologique du langage doit prendre en considération : la langue, le langage lui-même et le hors langage. Alors que la langue y est abordée de manière très générale comme la doxa qui structure l’expérience naturelle, et de laquelle il faut toujours repartir dans l’analyse phénoménologique, le langage est pensé comme le sens se faisant selon une temporalisation en présence sans présent assignable, laquelle se déploie entre les « signes » de l’institution symbolique, c’est-à-dire tout à la fois avec et à l’écart 37. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique. Phénomènes, temps et êtres II, Grenoble, Jérôme Millon, 1988.

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de l’institution symbolique, alors même que le langage se déploie aussi sous les horizons d’une proto-temporalisation/proto-spatialisation hors langage, dont Richir trouve alors l’attestation dans l’affectivité qui colore toujours le langage comme son irréductible horizon muet – qui, dans son mutisme, « appelle » le langage (presqu’au sens où l’on parle d’un « appel d’air »). On comprend alors que dans ce contexte, la phénoménologie du langage proposée par Richir ne consiste plus en une analyse de significations données : le langage étant temporalisation schématisante en porte-à-faux fondamental avec soi-même, il ne peut être l’objet d’aucune prise en vue, fût-elle eidétique. Et l’on comprend également que si la conception radicalisée de l’épochè que propose Richir ne permet pas au regard de s’arrêter, le phénomène de langage ne peut être qu’entre-aperçu, comme flottant dans le champ phénoménologique, au gré du regard phénoménologique lui-même nécessairement flottant, dans le revirement incessant entre une description de ces trois inconnues de l’analyse inextricablement enchevêtrées que sont la langue, le langage et le hors langage – et ceci, en de multiples approches, sans cesse renouvelées dans une composition véritablement phénoménologique 38.

IV. Le retour à Husserl et la phantasia Avant de poursuivre, revenons un instant à la question qui était initialement posée : qu’est-ce qu’un phénomène dans le cadre de la phénoménologie richirienne ? Trois axes de réponse ont été proposés, dans cette reprise de la question. Tout d’abord 39, s’il est vrai que le phénomène peut être approché comme une apparence, cela signifie aussi qu’il ne s’identifie pas avec l’apparaissant ou l’apparu – c’est-à-dire avec le manifeste ou le donné –, mais qu’il relève plutôt du mouvement même d’apparaître de l’apparence, par où l’apparence se constitue avec son caractère irréductiblement chatoyant, éphémère et instable, c’est-à-dire aussi indéterminé (mais indéfiniment déterminable) et paradoxalement, 38. Cf. mon ouvrage (à paraître) : De la composition phénoménologique. Essai sur le sens de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir. 39. Dans ce qui suit, je m’inspire largement d’une importante note de Du sublime en politique (Paris, Payot, 1991), p. 14, note 2.

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pour une large part, inapparent. Ensuite, le phénomène ne doit pas se comprendre comme un phénomène d’être ou de chose, mais comme un phénomène en tant que rien que phénomène se phénoménalisant originairement comme phénomènes-de-monde. Non pas donc comme phénomène du monde en tant que totalité des étant, ni même comme lieu du jet d’un pro-jet, mais comme phénomènes originairement multiples, tendus par le rien des mondes comme pluralité d’horizons d’absence à même lesquels les hommes en viennent à être, vivre, sentir, penser et pratiquer. Enfin, si dans ce contexte, le phénomène semble échapper à la conscience claire et immédiate, il faut préciser qu’il s’atteste en premier lieu par le langage, que Richir comprend de manière tout à fait générale comme la temporalisation en présence d’un sens – qu’il s’agisse d’un enchaînement de gestes, de pensées ou de paroles – où advient aussi la conscience, dans sa réflexivité propre, qui n’est pas nécessairement conscience d’une subjectivité parfaitement auto-réflexive. Mais s’il est vrai que ces trois horizons caractérisent de manière globale la compréhension richirienne du phénomène jusqu’aux Méditations phénoménologiques au moins, on peut se demander ce qui relie cette conception à celle, inaugurale, de Husserl. Cette question appelle une réponse en deux temps. Disons, en premier lieu, que la conception richirienne du phénomène s’accorde encore à la conception husserlienne en ce que le phénomène y est pris comme un vécu : non pas comme un vécu directement intuitionnable dans une intuition psychologique, mais comme un vécu plus profondément inscrit dans les plis de la conscience ; un vécu que Husserl nomme aussi transcendantal, comme ce qui reste toujours « en fonction » (fungierend), agissant, fût-ce « inconsciemment », ou depuis son statut de pure « virtualité » – comme dira Richir –, mais qui influence néanmoins les enchaînements phénoménologiques sans y être reconnaissable. Mais il faut aussi souligner, en deuxième lieu, une différence et divergence majeure entre les approches husserlienne et richirienne de la phénoménologie. Richir refuse en effet catégoriquement la conception husserlienne du phénomène comme vécu intentionnel. C’est que l’intentionnalité ne couvre pas, pour lui, l’ensemble du champ phénoménologique. Impossible, donc, de rendre compte des couches les plus archaïques de l’expérience – comme celle de la conscience intime du temps – à l’aide de l’intentionnalité, pas plus, d’ailleurs, qu’il n’est possible de rendre compte de ce que Husserl nomme l’Urstiftung – et que Richir

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interprétera, pour sa part, comme institution symbolique – à l’aide de l’analyse strictement intentionnelle. Est-ce à dire que Richir se détourne radicalement du père de la phénoménologie ? Certes non : tout lecteur de Richir aura pu vérifier dans le vif des textes que l’auteur des Méditations phénoménologiques n’a eu de cesse, dans son œuvre, de débusquer et d’analyser patiemment les textes où Husserl faisait lui-même l’épreuve de cette impossibilité, tout en touchant, alors qu’il se débattait avec les apories rencontrées, à la dimension que Richir reconnaît, pour sa part, comme le proprement phénoménologique. Tout un travail resterait à faire pour tâcher de suivre le fil ininterrompu de cette lecture complexe et paradoxale de Husserl que Richir n’a eu de cesse de poursuivre durant toute sa carrière 40. Je rappellerai seulement qu’à partir de la fin des années 1980 et au cours des années 1990, Richir se plonge – en parallèle à son activité d’éditeur, alors qu’il commençait à publier différentes traductions de Husserl qu’il suivait et révisait lui-même de très près – dans différentes séries d’inédits de Husserl : essentiellement les textes sur la synthèse passive (réunis dans le volume xi des Husserliana) et les textes sur l’intersubjectivité (réunis dans les trois monumentaux volumes xiii, xiv et xv des Husserliana). Mais c’est en 2000, avec la publication de Phénoménologie en esquisses 41 que s’effectue le grand retour à Husserl à travers sa lecture des analyses husserliennes sur l’imagination et surtout de la phantasia 42. Retour certes paradoxal, on va le voir, mais qui constitue la véritable Kehre richirienne, par où il entend non seulement ancrer sa pensée dans l’œuvre du fondateur tout en s’en démarquant, mais aussi à radicaliser la « marche au concret 43 » 40. D’un tel travail – qui reste à entreprendre –, j’avais jadis proposé une ébauche, dans mon travail (datant de 1997) : « L’essence du phénomène. La pensée de Marc Richir face à la tradition phénoménologique », art. cit. Beaucoup de choses seraient à compléter et à nuancer. Mais ce texte a au moins le mérite de présenter et discuter tous les éléments du dossier jusqu’à la date de sa rédaction. 41. Marc Richir, Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations [désormais PE], Grenoble, Jérôme Millon, 2000. 42. Cf. Edmund Husserl, Phantasie, Bildebewusstsein, Erinnerung, édité par E. Marbach, Husserliana, n° XXIII, Dordrecht-Boston-London, Kluwer Academics Publishers, 1980. tr. française par R. Kassis et J.-F. Pestureau (revue par M. Richir) : Phantasia, conscience d’image, souvenir [désormais Hua XXIII, suivi du numéro de page de l’édition allemande], Grenoble, Jérôme Millon, 2002. 43. Cf. PTE, p. 107.

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qu’il avait entreprise des années auparavant, en prenant comme centre de gravité de sa méditation non plus la question de l’être (Heidegger) ou de la perception (Merleau-Ponty), mais de l’imagination comprise comme phantasia dans son indissociabilité native d’avec l’affectivité. Il ne peut être question de déployer ici toute la problématique que Richir met progressivement en place à partir de Phénoménologie en esquisses, en logeant ses analyses dans le creux du texte même de Husserl. Je me bornerai donc à rappeler les nouvelles coordonnées de la problématique telle qu’elle se pose alors pour Richir. La distinction axiale qui gouverne désormais non seulement l’analyse richirienne de l’imagination (mais aussi et surtout sa propre approche du phénomène) n’est plus la double distinction classique entre le réel et l’imaginaire, d’une part, et l’imagination interne (mentale) et l’imagination externe (avec un support physique) 44, d’autre part, mais celle, plus fondamentale 44. Question classique qui s’ancre dans la double interprétation initiale de l’imagination par Platon et par Aristote, et qui a été ravivée dans la tradition philosophique et phénoménologique française depuis, par une célèbre page d’Alain : « beaucoup, écrit-il, ont, comme ils disent, dans leur mémoire, l’image du Panthéon, et la font aisément paraître, à ce qu’il leur semble. Je leur demande, alors, de bien vouloir compter les colonnes qui portent le fronton ; or non seulement ils ne peuvent les compter, mais ils ne peuvent pas même l’essayer. Or cette opération est la plus simple du monde, dès qu’ils ont le Panthéon réel devant les yeux. Que voient-ils donc, lorsqu’ils imaginent le Panthéon ? Voient-ils quelque chose ? Pour moi, quand je me pose à moi-même cette question, je ne puis dire que je ne voie rien qui ressemble au Panthéon. Je forme, il me semble, l’image d’une colonne, d’un chapiteau, d’un pan de mur ; mais comme je ne puis nullement fixer ces images, comme au contraire le regard direct, si l’on peut dire, me remet aussitôt en présence des objets que j’ai devant les yeux, je ne puis rien dire de ces images, sinon qu’il me semble que je les ai un instant aperçues. Mais comme il ne manque pas autour de moi de reflets, d’ombres, de contours indéterminés que je perçois du coin de l’œil et sans en penser rien, il se peut bien que je prenne, du souvenir de ce chaos d’un moment, l’illusion d’avoir évoqué, le temps d’un éclair, les parties du monument absent qu’en moi-même je nomme. Là-dessus je demande seulement que l’on se défie de soi-même, et que l’on ne décrive point par le discours au-delà de ce qu’on a vu » (Alain, Système des Beaux-Arts, Saint-Amand, NRF, 1963 (1936), p. 345.) Aussi, Alain peut-il conclure que l’image interne n’existe pas ou, plus exactement, que ce qui est vu de manière interne n’est pas une image. C’est Sartre, cependant, qui le premier choisira de discuter ce même exemple, mais pour contester les conclusions de Alain : il soutient en effet que si l’on ne peut pas compter les colonnes de l’édifice, c’est parce qu’un objet « ne saurait apparaître à une conscience imageante de la même manière qu’à une conscience perceptive » (Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1986 (1940), p. 174). Autrement dit, la thèse de Sartre consiste à dire que la conscience d’image, qu’elle se réalise avec ou sans support physique,

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à ses yeux, et qu’il lit chez Husserl, entre l’imagination (Einbildung, Imagination) et la phantasia (Phantasie) 45. Cette distinction, on va le voir, est non seulement cardinale pour toute analyse phénoménologique de l’imagination en général, mais elle l’est aussi pour l’analyse phénoménologique proposée désormais par Richir, puisqu’elle recoupe celle du phénomène comme vécu intentionnel (l’imagination, avec laquelle s’institue l’intentionnalité) et le phénomène pré- ou nonintentionnel (la phantasia). Pour le comprendre, il me faut rappeler 46 que pour Husserl, l’imagination à proprement parler doit s’analyser comme une conscience d’image qui, pouvant éventuellement – mais pas nécessairement – avoir un support physique, se définit comme un acte intentionnel où s’entremêlent indissociablement deux intentionnalités : celle qui vise la chose imaginée, que Husserl nomme le Bildsujet (par exemple le Panthéon, qui est représenté sur le tableau que je regarde), et celle qui vise l’image elle-même, que Husserl nomme le Bildobjekt (par exemple le tableau lui-même, non pas en tant que simple chose sensible, mais possède une essence unitaire, mais dont la singularité peut expliquer les caractères apparemment étranges des images qu’on cherche à analyser. Et il est caractéristique que cette thèse, chez Sartre, se réclame explicitement de la phénoménologie husserlienne. On peut rappeler, à cet égard, que la conception husserlienne de l’imagination a souvent été comprise comme la tentative de penser les images internes et externes en une seule théorie : telle est d’ailleurs encore la thèse soutenue par Maria Manuela Saraiva, dans son étude sur L’imagination selon Husserl (La Haye, Martinus Nijhoff, 1970). Or, depuis la publication en 1980, par E. Marbach, du volume xxiii des Husserliana, qui reprend les manuscrits de recherches de Husserl sur l’imagination et la phantasia, cette manière d’envisager les choses apparaît clairement comme un raccourci qu’on ne peut plus faire. 45. Le terme allemand Phantasie n’a en effet pas, ici, d’équivalent satisfaisant en français. Il pourrait certes être rendu par « fantaisie » ou « fantasme », mais on sait que ces deux termes désignent aujourd’hui tout autre chose. Aussi, dans Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations (2000), Richir proposera inauguralement de traduire en utilisant le calque grec : phantasia. Il sera suivi en cela non seulement par les traducteurs de Hua XXIII, mais aussi, semble-t-il, par la communauté husserlienne francophone. 46. Je m’inspire ici d’un texte précieux où Richir synthétise de manière particulièrement claire sa compréhension de Husserl sur ce point : Marc Richir, « Imagination et Phantasia chez Husserl », Lectures de Husserl, J. Benoist et V. Gérard (éd.) Paris, Ellipses, 2010, p. 143-158. J’ai moi-même proposé ma propre lecture de la question de l’imagination et de la phantasia chez Husserl, et de manière différenciée chez Sartre et Richir, dans mon essai « Phantasia et imagination : perspectives phénoménologiques (Husserl, Sartre, Richir) », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 66, septembre 2015, p. 19-58.

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en tant qu’il représente autre chose que lui-même). Cette analyse permet de rendre compte du statut phénoménologique de l’image : celle-ci, qu’elle soit interne ou externe, n’est rien de real (ce n’est pas une chose mondaine, transcendante par rapport à la conscience) ; mais elle n’est pas non plus quelque chose de réellement (reell) vécu dans l’immanence de la conscience. Autrement dit, il ne s’agit pas de quelque chose qui puisse tout simplement être pris en vue pour les besoins de l’analyse. Dans les termes de Husserl, on dira qu’elle n’a qu’un statut intentionnel 47, et c’est pourquoi son analyse phénoménologique ne pourra pas être à proprement parler une analyse de l’image, qui en tant que telle n’existe pas, mais bien plutôt une analyse de l’intentionnalité spécifique à la conscience d’image. Or, précisément, la difficulté d’une telle analyse, que Richir s’est employé à souligner, est que cet unique acte intentionnel d’imaginer relève en réalité d’une intentionnalité double, où l’appréhension (Auffassung) de l’image est indissociable de l’appréhension de l’objet mis en image 48, ces deux intentionnalités étant, comme l’écrit Husserl, irrémédiablement « enchevêtrées l’une dans l’autre 49 ». C’est aussi ce qui explique qu’il n’y a pas d’intentionnalité qui vise proprement le Bildobjekt, puisqu’en elle-même (abstraction faite de l’intentionnalité qui vise le Bildsujet), elle reste « non effectuée » ou « inaccomplie 50 » ; ce qui signifie aussi que le Bildobjekt n’est jamais posé, mais n’est que la médiation d’une position (celle du Bildsujet), qui n’est en fait, dès lors, qu’une quasi-position. C’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle le fait d’examiner les détails d’un objet ne fait pas partie essentiellement de l’intentionnalité imaginative. Si, pour reprendre l’exemple d’Alain, lorsque je regarde une carte postale du Panthéon, je peux revenir sur celle-ci pour compter les colonnes de l’église, ce n’est pas sur l’image elle-même (le Bildobjekt) que je reviens, mais c’est le Bildsujet que je vise, avec l’intention de regarder tel ou tel détail. Mais lorsque le support physique fait défaut, il m’est impossible de revenir sur le même Bildsujet avec une autre intention ; ne reste alors que l’image, qui se volatilise lorsque j’essaie de la poser pour l’examiner comme quelque chose de réel.

47. Cf. PE, p. 63. 48. Cf. PE, p. 62 sq. 49. Hua XXIII, p. 27. 50. Cf. Hua XIII, texte n° 16.

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Or, de l’imagination – avec ou sans support externe –, il convient de distinguer la phantasia 51. Par ce terme, Husserl désigne l’acte par lequel j’« imagine » – en allemand : « ich phantasiere » – toutes sortes de choses, d’êtres, de situations ou de paysages, qui ne sont pas forcément supposés pouvoir se rencontrer dans la réalité : ainsi « les petits anges » ou les « centaures » que Husserl évoque régulièrement. D’où viennent ces figures, qui ne peuvent manifestement pas être des imitations de la réalité, ou même des recompositions de fragments de choses existantes ? La thèse de Husserl consiste à dire que ces « choses » proviennent de la phantasia, et que le lieu de leur déploiement n’est pas le monde réel, mais un tout autre monde qu’il nomme le Phantasiewelt. La phantasia doit donc se distinguer fondamentalement de l’imagination, puisqu’ici il ne s’agit plus de viser un Bildsujet supposé pouvoir appartenir au monde réel – ce qui n’est pas toujours effectivement le cas – même si c’est à travers la médiation d’un Bildobjekt ; mais il s’agit au contraire de viser quelque chose de tout à fait différent : lorsque nous « phantasions », « le monde effectivement réel sombre presque sous nos regards, mais en nous faisant tout de même sentir un peu son être-là, de sorte qu’une légère conscience de l’apparence colore en permanence les formations-de-phantasia 52 ». Autrement dit, avec la phantasia, nous ne trouvons plus la double intentionnalité caractéristique de la conscience d’image ; bien au contraire, comme l’explique Richir, « la phantasia, et les phantasiai, ne sont pas, tout au moins intrinsèquement […], des images, mais directement, des apparitions 53 ». Et des apparitions dont Husserl a relevé les caractères insignes dans un texte épinglé par Richir 54 : leur aspect protéiforme ou protéique (proteusartig), la discontinuité de leur surgissement « en éclair » (blitzhalt) dans le cours censé être continu du temps, leur intermittence dans ce même supposé continuum temporel et, corrélativement, le fait que ce qui y apparaît est non présent. Si les apparitions de phantasia se distinguent d’emblée de la conscience d’image en ce qu’il s’y agit précisément d’apparitions et non pas 51. Cette distinction est introduite dans le cours de 1904-1905 (texte n° 1 de Hua XXIII), même si le vocabulaire de Husserl est un peu flottant et si la distinction est sans doute moins franche chez Husserl que ce qu’en retire Richir. Voir sur ce point Sacha Carlson, « Phantasia et imagination : perspectives phénoménologiques (Husserl, Sartre, Richir) », art. cit. 52. Hua XXIII, p. 42. 53. PE, p. 68. 54. Cf. § 28-29 du cours de 1904-1905, Hua XXIII, p. 58-65.

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[1)] Par le premier caractère, il faut entendre que, alors que c’est le même objet qui est aperçu par la conscience, ses apparitions changent sans cesse, et ce, de manière discontinue, par décrochages, par exemple aussi bien de formes que de couleurs, comme quelque chose d’ombreux, de fuyant et fluctuant, sans donc que les apparitions s’enchaînent les unes aux autres de manière cohérente comme dans le cas de la perception. Par surcroît, s’il y a en elles de la couleur, ce n’est pas au même sens que la couleur perçue : c’est comme une sorte de gris qui, sans être perceptif, est comme un « vide indicible » (Hua XXIII, 59). L’apparition de phantasia est donc déjà, en ce sens, insaisissable comme telle. 2) Le caractère de discontinuité de son surgissement signifie à son tour qu’elle jaillit en un éclair (aufblitzen) sans arriver à se stabiliser ou à se fixer : elle est comme l’Einfall qui advient inopinément, vient subitement à l’esprit. 3) Selon le troisième caractère, l’apparition de phantasia peut disparaître complètement aussi vite qu’elle a surgi, mais, dans sa fugacité même elle peut tout aussi bien revenir, resurgir pour disparaître à nouveau, éventuellement sous une forme tellement métamorphosée (caractère protéiforme) que nous pouvons tout d’abord croire apercevoir un autre « objet ». Enfin, 4) si l’on comprend mieux par ces trois premiers caractères que « ce qui » y apparaît (les guillemets signifiant que l’on ne peut jamais distinguer ce « ce qui » par une quiddité) est non présent, le paradoxe extrême est que les apparitions de phantasia elles-mêmes n’ont aucun rapport au présent (Hua XXIII, 79) 55.

Sans pouvoir entrer, encore une fois, dans le détail de ces analyses, on soulignera que ce qui a sollicité ici Richir, c’est assurément que les caractères relevés par Husserl – en tout cas tels que Richir interprète ce texte 56 – font puissamment écho à ce que Richir avait cherché à penser, pour sa part, comme le phénomène comme rien que phénomène, c’està-dire au phénomène préalable à toute intentionnalité. Analysant les apparitions de phantasia, Richir explique en effet : « Nous avons ici le cas, dont l’importance doit être soulignée, où des apparitions surgissent 55. Cf. Marc Richir, « Imagination et Phantasia chez Husserl », art. cit., p. 150. 56. Cf. Sacha Carlson, « Phantasia et imagination : perspectives phénoménologiques (Husserl, Sartre, Richir) », art. cit.

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de présentifications, ce sont ces caractères, propres aux apparitions de phantasia, qui permettent de distinguer celles-ci des apparitions perceptives, c’est-à-dire, finalement, de la simple hallucination. Richir commente la situation comme suit :

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et s’évanouissent de manière discontinue et intermittente avec la mise hors circuit immédiate de toute intentionnalité objective stable 57 ». Et il précise :

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L’apparition de phantasia est donc, si l’on peut dire, l’équivalent plus directement phénoménologique (et husserlien) de l’apparence telle qu’elle avait été pensée à partir des Recherches phénoménologiques (1981-1983), à savoir comme ce qui ressort de la mise hors-circuit de toute centration en un foyer d’unité – qu’il s’agisse de l’unité d’un concept, d’un Moi (dût-il s’agir d’une subjectivité transcendantale ou d’un Dasein : bref, de cela même que Richir nomme alors le « simulacre ontologique 59 ») ou même de Dieu (comme dans l’ontothéologie classique), et dont Richir entendait aussi montrer que le surgissement ne conduit pas à un pur chaos, dans la mesure où ces apparences continuent de s’organiser au gré d’un schématisme – c’est-à-dire d’un rythme – plus originaire, dont la forme élémentaire est celle du clignotement : clignotement comme double mouvement des apparences entre leur apparition et leur disparition, entre leur « enroulement » comme « rassemblement d’une diversité in-finie miroitant comme la phénoménalité in-finie du phénomène » et leur déroulement ou leur dispersion de la même diversité, c’est-à-dire aussi entre leur concentration ou leur fixation, entre leur dissémination ou excentration 60. Mais ce qui appert désormais, dans Phénoménologie en esquisses, est l’ancrage proprement husserlien et phénoménologique. Car si cette épochè radicalisée, tout d’abord implicitement pratiquée dans les Recherches phénoménologiques, et puis explicitement thématisée dans les Méditations phénoménologiques, 57. PE, p. 90. 58. PE, p. 90. 59. Cf. Sacha Carlson, « Reducción y ontología. Observaciones sobre la noción richiriana de “simulacro ontológico” », art. cit. 60. Cf. PTE, p. 26-27.

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Point crucial puisqu’il montre qu’il y a encore du phénomène quand l’intentionnalité d’objet est mise en suspens, en épochè – ce que nous avions supposé, quant à nous, dans nos Recherches phénoménologiques, où nous nommions apparence l’apparition considérée dans l’épochè de toute intentionnalité dirigée sur un objet –, ce qui montre à son tour que de telles apparitions ne donnent pas lieu, d’elles-mêmes à la “double objectivité” qui est celle de l’image (Bildobjekt et Bildsujet) 58.

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Alors que l’épochè phénoménologique classique (ou « standard ») de Husserl consiste à suspendre et à surprendre, comme ils se donnent avec les objets, les différents types de doxa pour en analyser les structures, l’épochè phénoménologique (« non-standard ») que nous proposons, c’est-à-dire l’épochè phénoménologique hyperbolique, consiste à suspendre et à surprendre, à même les apparitions et les apparaissants, les structures intentionnelles elles-mêmes, à la fois pour dégager, chaque fois, ce qui est le type propre de leur Stiftung, et pour accéder à ce que nous nommons le phénomène comme rien que phénomène. Ce faisant, nous avons conscience de proposer une véritable refonte de la pensée husserlienne, mais qui demeure toujours phénoménologie, poussant plus radicalement que Husserl lui-même les implications de ses analyses et de sa mise en œuvre de l’épochè phénoménologique. Comme Husserl l’a toujours revendiqué, il faut prendre la phénoménologie non pas comme doctrine, mais comme un ensemble de problèmes et questions dont il faut poursuivre avec méthode l’interrogation 63.

La phénoménologie proposée par Richir reste donc bien une phénoménologie, issue de la révolution phénoménologique inaugurée par Husserl, duquel il continue de se réclamer. Mais il s’agit d’une phénoménologie pour ainsi dire, et pour paraphraser Fichte, nova methodo, que Richir qualifie lui-même – suivant en cela une suggestion de JeanToussaint Desanti – de « non-standard ». Une telle phénoménologie se caractérise, on l’a lu, par la mise en œuvre d’une épochè radicalisée, que 61. Cf. PE, p. 25. 62. Parlant de l’hyperbole, Richir précise dans Phénoménologie en esquisse : « Nous avons accompli ce mouvement dans nos Recherches phénoménologiques. On peut le reprendre à condition d’entendre Stiftung derrière “centration” » (PE, 479, note 6). 63. PE, p. 479.

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comme « épochè phénoménologique hyperbolique » pouvait paraître comme un « coup de force 61 » d’allure quasi-métaphysique ou spéculative, on comprend désormais que l’hyperbole proprement phénoménologique proposée par Richir consiste à mettre hors circuit toute institution (Stiftung) 62 de sens, c’est-à-dire, en termes husserliens, à suspendre l’intentionnalité elle-même. Cela permet en tout cas à Richir de prendre clairement position par rapport à Husserl, lorsqu’il écrit par exemple ceci, qu’il faut citer intégralement :

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Richir conçoit comme une « épochè phénoménologique hyperbolique ». Et c’est ce qui explique que le phénomène n’y soit plus conçu à la manière de Husserl comme le tout des apparitions intentionnellement tendues vers un apparaissant, mais bien plutôt, de par la mise hors circuit de l’intentionnalité comme institution de sens, comme une pluralité d’apparences paraissant sous l’horizon du monde comme horizon de transcendance et d’absence, c’est-à-dire comme « rien » d’où surgissent les « phénomènes comme rien que phénomènes ». On retrouve donc ici le fil que nous avions précédemment suivi, et en vertu duquel les phénomènes de la phénoménologie sont des phénomènes du ou de monde. Bien plus, dans la mesure où, comme l’explique encore Richir, l’épochè hyperbolique « fait flotter (schweben) les apparences entre leur statut d’apparitions potentielles pouvant être prises dans telle ou telle structure intentionnelle par la médiation de telle ou telle Stiftung de sens intentionnel et leur statut d’apparences pouvant se disposer autrement, selon d’autres “règles” (en principe, celles de la synthèse passive), comme apparences d’autres mondes que le monde réel institué 64 », il faut non seulement dire que le phénomène de la phénoménologie richirienne est toujours pris dans une pluralité de phénomènes sous l’horizon du monde, mais il faut aller jusqu’à dire que ceux-ci se phénoménalisent aussi, dans leur clignotement, sous l’horizon d’une pluralité de mondes : les phénomènes comme phantasiai sont donc à comprendre, encore une fois, comme des phénomènes-de-mondes. On aura en tout cas compris que la phénoménologie richirienne se conçoit dès lors comme une phénoménologie génétique 65où il s’agit, à l’aide de l’« outil » phénoménologique qu’est l’épochè phénoménologique hyperbolique, d’explorer ce fond sauvage, le phénomène dans son « archaïsme » et sa « sauvagerie qui précède, architectoniquement, toute Stiftung de sens, et de sens intentionnel 66 », c’est-à-dire, on l’a vu, sa dimension « phantastique » transparaissant à travers la pluralité d’apparitions de phantasia transies d’affectivité qui jaillissent de toute phénoménalisation. À quoi il faut ajouter que, dans le cadre d’une phénoménologie génétique, Richir convient qu’il incombe également 64. PE, p. 479-480. 65. Comme l’a très bien vu Florian Forestier dans son ouvrage La phénoménologie génétique de Marc Richir (Dordrecht, Springer, 2015). 66. PE, 480.

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de rendre compte de l’institution du sens (la Stiftung de l’intentionnalité) à partir de ce fond sauvage qui en constitue la base proprement phénoménologique. Il s’agit donc en premier lieu de rendre compte de l’institution de l’imagination (comme vécu intentionnel) à partir de la phantasia (non intentionnelle) 67, mais aussi, comme le fera Richir dans les ouvrages suivant Phénoménologie en esquisses, des autres Stiftungen élémentaires – comme celle de l’espace et du temps, de la perception, du souvenir, ou même de l’affectivité et de l’humanité (comme institution du soi). Deux directions qui seront suivies jusque dans ses derniers travaux, moyennant certes de nombreuses avancées et précisions, notamment lorsqu’il renoue avec sa phénoménologie du langage comme axe central de sa pensée, à l’occasion d’une distinction introduite dans les Fragments phénoménologiques sur le langage, que je me contenterai d’évoquer ici brièvement pour conclure. Continuant d’axer ses analyse sur la phantasia, Richir en vient à distinguer entre les « phantasiai pures » d’une part, lesquelles n’apparaissent pas plus à la conscience vigile que des « “ombres” (mais ombres de rien), des “fantômes” (mais fantômes d’aucun être) ou des “feux follets” tout à fait immatériels 68 », et qui ne peuvent donc être attestées qu’indirectement par l’analyse phénoménologique ; et, d’autre part, les « phantasiai perceptives », qui désignent ce type particulier de phantasiai en lesquelles il y a « perception » (Perzeption) de quelque chose qui est au-delà, aussi bien du réel perçu en Wahrnehmung, que du fictif comme objet intentionnel de l’imagination 69. L’exemple type est celui du personnage de théâtre « incarné » par le comédien ; dans ce cas, je « perçois » (perzipiere) bien en phantasia le personnage, mais au-delà de la perception (Wahrnehmung) du corps et des paroles du comédien, bien que ce soit à partir de ce corps perçu que je peux 67. À ce propos, Richir explique par exemple : « Bien sûr, cela n’empêche pas, si nous le voulons, de “phénoméniser” l’apparition de phantasia en Bildobjekt imaginaire qui se recouvre en certains points (ceux “utilisés” pour cette “phénoménisation”) avec l’intention propre qu’il peut déjà y avoir dans l’aperception de phantasia, tout en en divergeant sur d’autres points. Les fluctuations de l’apparition de phantasia, par décrochages intermittents, se transposent alors en fluctuations du Bildobjekt imaginaire, corrigeant ou modifiant l’intuition elle-même obscure et fluctuante que je puis avoir, à travers celui-ci, du Bildsujet, de l’objet fictif imaginé » (PE, p. 90-91). 68. Marc Richir, Fragments phénoménologiques sur le langage [désormais FPL], Grenoble, Jérôme Millon, 2008, p. 4. 69. Cf. FPL, p. 8.

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Le cas du théâtre peut aisément s’étendre au champ de l’esthétique, qu’il s’agisse de la peinture, de la musique, de la poésie et du roman. On y trouve chaque fois un « objet » qui est « perçu » en tant que transitionnel, et un infigurable « perçu » dans la même phantasia « perceptive ». […] Le paradoxe central de la phantasia « perceptive » est donc qu’à travers la figurabilité plus ou moins raffinée ou grossière de l’« objet » (transitionnel) « perçu » en phantasia (il n’y a pas encore d’imagination parce qu’il n’y a pas encore d’objet imaginé, de Bildsujet en tant que visé dans une intentionnalité : il n’y a donc pas non plus de figuration en apparence « perceptive »), par la médiation de cette figurabilité est aussi « perçu » quelque chose de radicalement infigurable, dérobé à toute intuition perceptive ou imaginative 70.

C’est ainsi que Richir parvient à relier la question de la phantasia à celle du langage : alors que les phantasiai pures peuvent s’interpréter comme les phénomènes-de-monde hors langage, la phantasiai perceptive est comprise comme un phénomène de langage : la réflexivité de l’apparence perceptive de la phantasia et l’infigurable qu’elle donne paradoxalement à voir s’interprètent dès lors comme la réflexivité même du langage, c’est-à-dire, pour Richir, de la conscience et de la pensée. D’où la question qui ouvre les Fragments sur le langage : Alors que, pour Husserl, la phantasia « perceptive » consiste à modifier en phantasia (et non pas en imagination) une perception réelle (Wahrnehmung) de manière à accéder à un infigurable (par exemple le personnage de théâtre « incarné » par un comédien), dans le cas de la phantasia « perceptive » de langage, puisque celle-ci porte sur une ou des phantasiai, cette modification a déjà eu lieu, de telle sorte que n’en subsiste, en réalité, que la modification de la phantasia « pure » en phantasia « perceptive » – en phantasia « percevant » la phantasia « perceptive » qui la « perçoit 71 ». 70. FPL, p. 9-10. 71. Ibid.

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« phantasier » le personnage, alors même qu’il ne s’agit pas non plus d’un Bildobjekt figurant un Bildsujet. Il n’y a pas ici d’imagination, car ce qui est perçu, loin d’être un objet imaginé, reste proprement infigurable, comme l’est le personnage de théâtre ou de roman, dont on sent bien qu’il n’est jamais réductible à sa mise en image, laquelle paraît toujours forcément « infidèle ». Richir précise par ailleurs :

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On aura en tout cas compris que si c’est comme aimanté par l’horizon dégagé par l’œuvre du fondateur de la phénoménologie que Richir semble avoir engagé, dès le départ, ses propres recherches, c’est pourtant à l’écart de ce dernier qu’il en interprète inauguralement sa problématique centrale, celle du phénomène, qu’il aborde plutôt en compagnie d’auteurs aussi différents que Kant, Fichte, Heidegger et Merleau-Ponty. Par ailleurs, si à partir de Phénoménologie en esquisses, il semble renouer avec le corpus husserlien à travers la question de la phantasia, il entend en même temps marquer un écart radical avec l’orthodoxie husserlienne, en affirmant notamment la plus haute radicalité qui caractérise son propre projet. Comment comprendre cette proximité qui se conjugue avec une distance prononcée avec Husserl ? Qu’il me soit permis, pour conclure, de formuler une hypothèse. Peut-être est-ce que l’inspiration proprement et authentiquement phénoménologique qui anime Richir se conjugue avec une inspiration d’un autre ordre, que j’interprète pour ma part comme une inspiration proprement métaphysique, qui explique notamment la radicalité de l’hyperbole philosophique pratiquée par Richir. Je n’entends certes pas réduire par là la pensée de Richir à ce qu’il nommait lui-même une « métaphysique d’inspiration phénoménologique 72 », en supposant que sa démarche n’aurait de phénoménologique que l’allure. Richir s’est très tôt reconnu phénoménologue, et s’est toujours voulu fidèle à cette vocation. À ce titre, il a toujours témoigné d’un souci aigu du concret et de l’expérience, dans laquelle seule, finalement, peut s’attester la justesse de ce qui est pensé et analysé. Mais on peut aussi souligner combien cette quête du phénomène s’est toujours articulée, chez lui, à une véritable passion pour l’origine radicale. Passion qui témoigne d’une inspiration profondément métaphysique, mais qu’il s’est toujours efforcé de déployer à l’intérieur même de la phénoménologie, c’est-à-dire en rencontrant ce qui, au cœur même de l’expérience, la déborde radicalement. En ce sens, s’il est vrai que les grandes aventures spéculatives de la tradition métaphysique se sont le plus souvent jouées comme le drame 72. Cf. Marc Richir, « Métaphysique et phénoménologie : Prolégomènes pour une anthropologie phénoménologique », Phénoménologie française et Phénoménologie allemande, in E. Escoubas et B. Waldenfels (éd.), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 103-128.

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V. Conclusion

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d’un exil, et dans la passion corrélative d’un retour à Ithaque qui permettrait de contempler, mais à distance, l’abîme des choses humaines aussi bien que les hauteurs du divin vers lesquelles elles se sentent aspirées, le phénoménologue est lui aussi pris par une passion de l’origine. Mais il ne s’agit plus, en phénoménologie, du retour à un paradis perdu. Ou alors, comme l’expliquait encore Richir dans un très beau texte sur « La mélancolie des philosophes », à un « paradis » qui « n’est ni la douceur féminine du foyer (Ithaque), ni le jardin d’Éden », mais « cet étrange état sauvage de la pensée, de la sensibilité et de l’être duquel nous revenons toujours et déjà sans jamais (sinon rarement) arriver à y remonter 73 ». La passion phénoménologique du retour conduit donc vers une dimension archaïque et sauvage – à jamais immature et depuis toujours immémoriale – de l’expérience et de la pensée. Une passion qui, en ce sens, habite toute pensée – c’est cela que Richir nommait si bien la passion du penser –, mais dont le phénoménologue doit faire l’épreuve à l’intérieur même de la phénoménologie, c’est-à-dire tout à la fois au moyen de la langue philosophique et en restant rivé à l’expérience. C’est en tout cas d’une telle passion que témoigne l’œuvre de Richir dans sa quête extrêmement rigoureuse des phénomènes. C’est ce qui en fait, à mes yeux, la grandeur et l’intérêt. En ce sens, c’est de là, à savoir de la chose-même qu’est la sauvagerie phénoménologique du penser, et de sa pensée, qu’il convient d’aborder une telle œuvre pour en prendre la mesure. C’est en tout cas ce qu’une lecture instruite et généreuse nous permet de montrer : que cette singularité philosophique témoigne d’un fond commun, sauvage et inhabité, duquel nous émergeons tous singulièrement. ***

Bibliographie Alain, Système des Beaux-Arts, Saint-Amand, NRF, 1963 (1936). Alexander Robert, Phénoménologie de l’espace-temps chez Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2013.

73. Marc Richir, « La mélancolie des Philosophes », Annales de l’Institut de Philosophie de l’Université de Bruxelles : L’Affect philosophe, Paris, Vrin, 1990, p. 26.

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Carlson Sacha, « L’essence du phénomène. La pensée de Marc Richir face à la tradition phénoménologique », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 34, 2010, p. 199-360. — « El Cartesianismo de Richir. Aproximación a la tercera Meditación fenomenolológica », tr. espagnole par P. Posada Varela, Investigaciones fenomenolológicas, n° 9, 2012, p. 383-405. — « Aproximaciones richirianas a la fenomenología del lenguaje », tr. espagnole par A. Arozamena, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, 2013, p. 363-389. — « Reducción y ontología. Observaciones sobre la noción richiriana de “simulacro ontológico” », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, 2013, p. 245-250. — « Hipérbole y lenguaje. El “resultado” de la epojé hiperbólica », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, 2013, p. 339-349. — « Le langage, le l’affectivité et le hors langage (Richir/Heidegger) », Divinatio, n° 41, 2015, p. 47-78. — « Phantasia et imagination : perspectives phénoménologiques (Husserl, Sartre, Richir) », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 66, 2015, p. 19-58. — « Del esquematismo en fenomenología (Kant, Fichte, Richir) », tr. espagnole par P. Posada Varela, Acta Mexicana de Fenomenología, 2016, p. 55-80. — « Représentation et phénoménalisation. Remarques sur le contexte problématique de la première lecture richirienne de Fichte “entre Heidegger et Platon” », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 68, 2016, p. 85-120. — « El esquematismo y los números. La confrontación Richir – Dedekind en la Cuarta Recherche Phénoménologique », tr. espagnole par Pablo P. Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 72, 2016, p. 173-186. — « La fenomenología trascendental de Marc Richir. Cuatro aproximaciones de las Investigaciones fenomenológicas », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 73, 2017, p. 9-42. — De la composition phénoménologique. Essai sur le sens de la phénoménologie transcendantale chez Marc Richir, (à paraître). Forestier Florian, La phénoménologie génétique de Marc Richir, Dordrecht, Springer, 2014. Husserl Edmund, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, I. Kern (éd.), Husserliana n° XV, La Haye, Martinus Nijhoff, 1973. — Phantasie, Bildebewusstsein, Erinnerung, E. Marbach (éd.), Husserliana n° XXIII, Dordrecht-Boston-London, Kluwer Academics Publishers, 1980 ; tr. française par R. Kassis et J.-F. Pestureau (revue par M. Richir) : Phantasia, conscience d’image, souvenir, Grenoble, Jérôme Millon, 2002.

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— « Sens et Paroles : pour une approche phénoménologique du langage », Figures de la Rationalité. Études d’Anthropologie philosophique IV, G. Florival (éd.), Leuven, Peeters, 1991. — Méditations phénoménologiques : phénoménologie et phénoménologie du langage, Grenoble, Jérôme Millon, 1992. — « Métaphysique et phénoménologie : prolégomènes pour une anthropologie phénoménologique », Phénoménologie française et Phénoménologie allemande, E. Escoubas et B. Waldenfels (éd.), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 103-128. — Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Jérôme Millon, 2000. — Fragments phénoménologiques sur le langage, Grenoble, Jérôme Millon, 2008. — « Imagination et Phantasia chez Husserl », Lectures de Husserl, J. Benoist et V. Gérard (éd.) Paris, Ellipses, 2010, p. 143-158. — L’écart et le rien. Conversations avec Sacha Carlson, Grenoble, Jérôme Millon, 2015. Saraiva Maria Manuela, L’imagination selon Husserl, La Haye, Martinus Nijhoff, 1970. Sartre Jean-Paul, L’imaginaire, Paris, Gallimard, 1986 (1940). Schnell Alexander, Le sens se faisant. Marc Richir et la refondation de la phénoménologie transcendantale, Bruxelles, Ousia, 2011.

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PARTIE III

ENTRE HOMMAGE ET TÉMOIGNAGE

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XI Penser la psychopathologie avec Marc Richir 1

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I. Chemins vers Marc Richir J’ai découvert la pensée de Marc Richir en 1990, peu après la soutenance de ma thèse de Psychopathologie. Un jour, je suis entrée dans le hall du Collège international de philosophie, et un peu par hasard, je suis tombée sur l’affichette de présentation du séminaire que dirigeait le philosophe, encore largement inconnu au-delà d’un cercle assez restreint. Deux mots ont alors retenu mon attention : sens et signification, présentés comme irréductibles l’un à l’autre. J’ignorais alors jusqu’au nom de Marc Richir, mais la polarité sens/signification était devenue un axe organisateur de ma thèse dès la fin des années

1. Le texte qui suit est le récit d’une aventure. On doit par conséquent le lire non comme un propos académique mais comme une histoire, celle d’un travail de pensée indissociable d’une pratique, celle de la psychothérapie tant analytique que phénoménologique. Je me propose de montrer comment la découverte de la pensée de Marc Richir m’a permis d’affronter certains obstacles théoriques avec des concepts particulièrement adéquats aux « choses-même » qui étaient en question : d’une part les processus de mise en forme et en sens de la pensée tels qu’ils se trouvent compromis dans la pathologie « psychique », d’autre part, mais dans le même mouvement, l’inconscient « freudien ».

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par Joëlle Mesnil

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soixante-dix 2. Cette rencontre a été le début d’une nouvelle orientation de mon propre travail 3. En 1990, j’avais déjà derrière moi un long parcours universitaire. La soutenance de ma thèse en 1988 avait mis fin à un premier cycle de recherches commencées en 1972 alors que j’avais quitté un premier cursus de philosophie pour m’inscrire en anthropologie. Quelques années plus tard, c’est finalement en psychopathologie que j’ai soutenu ma thèse sur « La désymbolisation dans la culture contemporaine ». Le contenu relevait en réalité des deux disciplines. Il est évident que lorsque j’ai publié, deux ans après, « La désymbolisation en question 4 », un article synthétique qui rendait compte du travail effectué entre la fin des années soixante-dix et celle des années quatre-vingts, certaines difficultés de conception rencontrées dans le cours de l’élaboration de cette thèse n’avaient pas été résolues. Dès la lecture de Phénoménologie et institution symbolique, j’ai eu la conviction que la pensée de Marc Richir me permettrait de penser à nouveaux frais non seulement « la désymbolisation dans la culture contemporaine », mais plus radicalement la psychopathologie dans son ensemble. Les auteurs auxquels il se référait m’étaient déjà familiers : Lacan que j’avais découvert dès la première année de mon cursus de philosophie, Derrida, mais aussi Maldiney et Binswanger que j’avais lus dès la fin des années 1970, grâce à Pierre Fédida qui fut mon thérapeute, et mon professeur. J’ai eu le sentiment lorsque j’ai commencé à lire Marc Richir qu’il m’aidait à franchir un nouveau pas, tout comme Fédida l’avait fait une quinzaine d’années auparavant. J’ai d’emblée été frappée par la nature particulière de l’architectonique de Marc Richir qui me paraissait faire écho non seulement à celle de Pierre Fédida, mais à celle qui semblait sous-jacente à la pensée de la plupart des auteurs qui étaient présents dans ma thèse et cela, bien qu’ils ne l’aient pas eux-mêmes thématisée. Les concepts qui étaient en jeu et que l’on pourrait qualifier de richiriens étaient présents dans leurs travaux, mais en fonction. 2. En 1994, j’ai dirigé au Collège international de philosophie un séminaire qui était consacré à cette différence. 3. Je raconte cette rencontre dans « Mon chemin vers Marc Richir », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, 2013, p. 855-888. 4. Joëlle Mesnil. « La désymbolisation en question », in Psychanalyse à l’université, n° 59, juillet 1990, p. 79-106.

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À partir de là, mon travail a pris une nouvelle tournure dont rendent compte la plupart des textes que j’ai rédigés au cours des 25 dernières années. Deux polarités s’y recroisent : d’une part, dimensions symbolique et phénoménologique, polarité qui constitue la base de l’architectonique de Marc Richir ; d’autre part, la phénoménologie et la psychopathologie. Il m’a semblé que certains des auteurs que j’avais étudiés en psychopathologie étaient susceptibles d’apporter une attestation au bien-fondé de l’architectonique de Marc Richir, et inversement que la pensée de Marc Richir apportait un fondement transcendantal à tout un pan de la psychopathologie. Ne nous méprenons pas toutefois sur le sens qu’il convient de donner ici au mot « attestation ». Il ne s’agit pas en effet d’apporter de l’extérieur une sorte de caution scientifique à un travail philosophique, ce qui n’aurait aucun sens, pas plus que de fournir aux psychanalystes ou aux psychiatres une sorte de « garantie » philosophique. « Attestation » signifie que chez plusieurs psychanalystes et/ou psychiatres qui sont l’objet de références dans mon travail, il semble bel et bien que des concepts « richiriens » aient été « en fonction » alors même que les auteurs ne se référaient pas au philosophe que de toute façon, à part Pierre Fédida, ils ne connaissaient pas ; de même, des notions propres à certains psychanalystes laissaient transparaître des intuitions philosophiques qui n’avaient pas tout à fait trouvé leur concept. Dès lors, j’ai voulu montrer que la pensée philosophique de Marc Richir pouvait être mobilisée dans un travail qui n’est pas de philosophie « pure » : dans mon cas, d’anthropologie et de psychopathologie. Par exemple, c’est grâce à Marc Richir, mais aussi, par la suite, grâce à ma lecture de plusieurs ouvrages d’Alexander Schnell ainsi que de textes de Stéphane Finetti, mais surtout de Pablo Posada Varela que j’ai pu donner un concept à ce qui n’avait été jusqu’alors que l’intuition – à la fois obscure et insistante – d’une distinction radicale entre une construction métaphysique, purement spéculative, et une construction phénoménologique ancrée dans une Sache qui de quelque façon contraint la pensée et constitue pour elle une instance critique. J’ai assisté aux séminaires de Marc Richir au Collège international de philosophie, puis, après une longue interruption due à mon activité professionnelle, je suis allée à nouveau l’écouter à l’U.E.R de Psychopathologie de Paris 7 qui s’était installé sur le site de l’ancien Hôpital Saint-Lazare. L’enseignement de Marc Richir prenait alors place non pas dans un programme de Philosophie, mais dans un

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séminaire de troisième cycle offert en psychopathologie. Deux pensées déterminantes dans mon propre parcours se rencontraient, celle de Marc Richir et celle de Pierre Fédida. Lorsque l’âge de la retraite est arrivé pour le philosophe, je lui ai proposé que le séminaire se poursuive à mon domicile d’Arcueil. Il a accepté et, pendant huit ans, le grenier de ma maison a accueilli deux fois par an une quinzaine de participants, une journée entière au printemps et une journée entière à l’automne. C’est grâce aux séminaires d’Arcueil que j’ai rencontré quelques jeunes philosophes qui travaillaient sur des sujets en rapport avec la pensée de Marc Richir : Pablo Posada Varela, Stéphane Finetti, Robert Alexander, Sacha Carlson, Florian Forestier, Tetsuo Sawada, Yasuhiko Murakami 5. Peu à peu, certains ont soutenu leur thèse, ont publié des articles, notamment dans la revue des Annales de Phénoménologie (dans laquelle ont aussi été publiés deux des articles où je me confronte à la pensée du philosophe 6), puis leur thèse, chez Jérôme Millon, dans la collection « Krisis » dirigée par Marc Richir. En 2012, j’ai découvert le séminaire d’été de Banon où j’ai pu faire la connaissance d’Alexander Schnell et retrouver Guy van Kerkhoven, Jean-François Pestureau ainsi que Gérard Borde que j’avais tous trois rencontrés au Colloque Fink, en 1994, à Cerisy-La-Salle.

II. Ouverture de nouveaux horizons : phénoménologie richirienne et psychopathologie Au début des années quatre-vingt-dix, j’ai commencé à fréquenter assidûment le séminaire de Philosophie et psychiatrie dirigé par le Professeur Quentin Debray à l’hôpital Necker, où il est arrivé à Richir d’intervenir, notamment sur la notion d’inconscient phénoménologique, 5. Je voyais arriver chez moi des gens que je ne connaissais pas et Marc, qui n’était pas très formaliste, oubliait parfois de me les présenter ; c’est ainsi que toute une matinée, j’ai été assise dans mon grenier où avait lieu le séminaire aux côtés de László Tengelyi, pour qui j’avais une grande admiration… sans savoir que c’était lui ! 6. Cf. « Constructions spéculatives et “constructions” phénoménologiques dans l’espace de la psychothérapie : Pour une critique de la notion de “construction” en analyse à partir de l’exemple de Serge Viderman », Annales de Phénoménologie, n° 14, 2015, p. 221-275. Et « Réflexion sur la notion de monade psychique. Une difficulté de lecture d’un texte de Marc Richir : Phantasia, imagination, affectivité », Annales de phénoménologie, n° 15, 2016, p. 163-198.

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et où j’ai moi-même fait quelques présentations, sur Merleau-Ponty et sur Ricœur. Il s’agissait pour moi de mettre en évidence la nécessité en psychopathologie d’une forme de « réalisme », mais un réalisme bien particulier, puisqu’il était en quelque sorte négatif. Il ne s’agissait plus d’ontologie, mais de Sachlichkeit, terme que toutefois je n’employais pas à l’époque. C’est d’ailleurs à la suite d’une présentation sur la notion d’identité narrative 7 que j’ai pu obtenir en 1993 un poste de psychologue hospitalière. Un chef de service de psychiatrie était présent dans l’auditoire et il souhaitait recruter pour son service de psychiatrie adulte à l’Hôpital d’Argenteuil, en région parisienne, une psychologue qui aurait aussi une formation de philosophie. Il y avait là également Georges Charbonneau qui fonda peu après la revue L’art du comprendre : Anthropologie philosophique, anthropologie phénoménologique, herméneutique générale. Tout au long des années quatre-vingt-dix, j’ai continué à fréquenter assidûment le séminaire de Necker et ma dernière intervention portait sur « La réalité de l’inconscient phénoménologique » où je mettais en évidence une remarquable convergence de vues entre les « réalismes » respectifs du psychanalyste Jean Laplanche et de Marc Richir concernant l’inconscient freudien. J’ai participé ensuite à la naissance, en 1993, de l’École française de Daseinsanalyse autour de Françoise Dastur, où se sont retrouvés certains des participants du Séminaire de Necker 8. Le climat intellectuel n’était plus du tout le même qu’à l’hôpital Necker : tant la référence positive de Marc Richir à Lacan que sa critique de Heidegger 9 dans ses textes de la fin des années quatre7. Cette intervention a été publiée dans « Étude des fondements épistémologiques, herméneutiques et ontologiques de la notion d’“identité narrative” chez P. Ricœur », Le récit. Aspects philosophiques, cognitifs et psychopathologiques, Q. Debray et B. Pachoud (éd.), Paris, Masson, 1993, p. 23-31. 8. C’est à la suite d’un colloque intitulé « Crise et existence », organisé à l’Université de Louvain les 17 et 18 mars 1993, que fut fondée l’École française de Daseinsanalyse par Jean-Michel Azorin, Françoise Dastur, Emmanuel Monod et Bernard Pachoud. Après une première réunion informelle à laquelle j’ai participé, en novembre 1993, à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, il fut décidé d’organiser un séminaire mensuel dont la première séance se déroula dès janvier 1994. À partir de là, les séminaires se sont poursuivis jusqu’à aujourd’hui. Désormais l’École française de Daseinsanalyse est rattachée aux Archives-Husserl de Paris et son séminaire se tient toujours dans les locaux de l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm. 9. Marc Richir considère que, dans ses propres termes, Heidegger n’a pas su penser la dimension proprement symbolique de l’existence humaine.

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vingts ne trouvait plus un accueil favorable, comme j’ai d’ailleurs pu le constater à maintes reprises, notamment lorsque j’ai présenté au séminaire de Daseinsanalyse un exposé sur « Une division interne à la pulsion : le phénoménologique et le symbolique ». Quand j’ai publié mon premier article sur Marc Richir en 1994, dans la Revue internationale de psychopathologie, (« L’anthropologie phénoménologique de Marc Richir 10 »), mon objectif était que des psychanalystes et des psychologues aient accès à sa pensée parce j’avais la conviction qu’elle pourrait leur donner les moyens de dépasser certains blocages théoriques et, ce faisant, peut-être même d’éviter certains échecs thérapeutiques. J’étais persuadée que Pierre Fédida qui dirigeait alors la revue serait ouvert à la pensée du philosophe. Les deux hommes partageaient une sensibilité aiguë au négatif et aussi à certaines distinctions conceptuelles essentielles. C’est certainement dans l’opposition que faisait Fédida entre « espace socioculturel » et « espace psychothérapeutique 11 » que j’ai trouvé la première formulation d’une essentielle différence que je sentais sans pouvoir lui donner un nom. Cette différence, c’était, dans les termes que je ne rencontrerais que bien plus tard chez Marc Richir, celle entre les dimensions symbolique et phénoménologique. Dans ce premier article sur la pensée du philosophe, j’ai voulu montrer en quoi il est indispensable de compter avec la dimension phénoménologique si l’on veut se donner les moyens de lutter contre un certain « nominalisme » psychanalytique, exemplairement représenté par Serge Viderman, psychanalyste de la Société Psychanalytique de Paris dont le premier ouvrage paru en 1970, La construction de l’espace analytique, fit grand bruit. Lorsque j’ai entamé mon cursus de psychopathologie, au tout début des années 1980, Viderman était une référence très positive, et par la suite, il a fortement infléchi une tendance interprétative de la psychopathologie dans le sens d’un relativisme qui n’a pas tardé à me paraître très problématique. Dans « L’anthropologie phénoménologique de Marc Richir », je me proposais déjà d’opposer aux constructions « relativistes » de Viderman, les constructions phénoménologiques richiriennes ancrées dans une Sache qui constituait une instance critique limitative des discours. Au tout début des années 1980, j’avais cru 10. Joëlle Mesnil, « L’anthropologie phénoménologique de Marc Richir », Revue internationale de psychopathologie, n° 16, 1994, p. 643-664. 11. Pierre Fédida, Corps du vide, espace de séance, Paris, Delarge, 1977.

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trouver chez Viderman l’expression salutaire d’un refus de l’interprétation « symbolique ». Mais quelques années plus tard, j’ai commencé à prendre conscience du risque considérable de relativisme et d’arbitraire que comportait sa conception des « constructions en analyse ». C’est alors que j’ai commencé un nouveau travail dans lequel j’ai tenté de concevoir une troisième voie qui ne relèverait ni d’un simple décodage ni d’une construction arbitraire dénuée d’instance critique. Je retrouvais d’ailleurs ce faisant une préoccupation qui avait été au cœur de ma thèse quand j’étais à la recherche d’un mode d’ouverture du langage sur un hors langage excédant la simple désignation, mais référant néanmoins à quelque chose qui ne peut être n’importe quoi. Dans le second article 12 que j’ai, vingt ans après le premier, consacré à la possibilité d’une autre conception des constructions que celle qu’avait défendue Viderman, j’ai approfondi le rapport du psychanalyste à la pensée de Derrida. Mon travail sur Viderman m’a fait prendre conscience que la pensée de Derrida, même si elle n’était plus structuraliste, courait malgré tout le risque d’une autre forme de nominalisme. Il manquait selon moi chez le philosophe un ancrage grâce auquel la dissémination aurait pu s’arrêter quelque part 13. Si le structuralisme tendait vers une forme de relativisme et de nominalisme assumés joints à une hyperdétermination du sens dès lors réduit à la signification, je commençais à me demander si la déconstruction ne risquait pas de revenir elle aussi à un relativisme indissociable d’un nominalisme en quelque sorte involontaire. Il n’y avait plus de hors langage, ou plutôt, celui-ci était à jamais hors d’atteinte ; j’étais de moins en moins convaincue. Ce qui était nécessaire, à mon sens, était de concevoir une sorte de « réalisme du contact ». Pour cela, il fallait distinguer métaphysique de la présence et présence non métaphysique. Par exemple, et pour évoquer un auteur qui m’était familier à l’époque, la « présence comme absence » de Blanchot, ne relevait absolument 12. « Constructions spéculatives et “constructions” phénoménologiques dans l’espace de la psychothérapie : pour une critique de la notion de “construction” en analyse à partir de l’exemple de Serge Viderman », art. cit. 13. Il aurait fallu que cette glissade infinie se reprenne, se réfléchisse, mais ce n’est que quand j’ai commencé à lire Marc Richir que j’ai pu le comprendre. La temporalisation/spatialisation en langage telle que la conçoit Marc Richir diffère de la dissémination derridienne en ce qu’elle prend son origine dans un hors langage qui constitue cet ancrage que je ne parvenais pas à concevoir, tout en en ressentant la nécessité.

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pas de cette métaphysique de la présence en un sens positif du mot « présence » (que Marc Richir désigne plutôt du terme non de présence, mais de « présent »). Mais comment concevoir un langage qui touche de quelque façon ce hors langage ? Comment dire cette chose qui se sentait et semblait résister à tout concept possible ? Ce n’est que lorsque j’ai commencé à lire Maldiney, puis Marc Richir, que j’ai pu formuler clairement la nature du langage qui est mis en œuvre dans une référence « non-objectale ». Par la suite, j’ai découvert d’autres textes qui m’ont fait franchir un nouveau pas, notamment ceux de Pablo Posada Varela sur les « concrétudes en concrescences 14 ». Il me paraît important de souligner que si le travail de Pablo Posada Varela ne se situe pas dans le champ de la psychopathologie, sa pensée, tout comme celle de Marc Richir, mais d’une autre façon, est à même de mettre en évidence la nature très particulière des « choses » qui sont en jeu dans ce champ. J’ai peu à peu acquis la conviction que cette « réalité » dont j’avais si longtemps tenté de définir la nature était la Sachlichkeit, c’est-à-dire une « réalité » sans ontologie, une réalité négative, voire virtuelle – une « base hylétique non objectivable 15 » pour reprendre une expression d’Alexander Schnell. Le passage d’une phénoménologie descriptive à une phénoménologie constructive exigeait une conception non naturaliste d’une « réalité » non empirique. Je comprends à présent pourquoi j’ai été longtemps gênée quand Marc Richir se défendait d’être réaliste, alors même qu’il me semblait que c’était ce que moi je considérais comme son réalisme qui lui permettait de lutter efficacement contre le relativisme autant que contre le dogmatisme. C’est qu’il fallait distinguer clairement la Realität, que vise la doxa positionnelle, et la Sachlichkeit, non positionnelle. Seulement, la distinction que j’avais faite de façon très sûre au niveau intuitif avait tardé à trouver son concept.

14. Pablo Posada Varela, « Concrétudes en concrescences. Éléments pour une approche méréologique de la réduction phénoménologie et de l’épochè hyperbolique », in Annales de Phénoménologie, nº 11, 2012, p. 7-56. 15.« Or, lorsque Husserl affirme que les contenus d’appréhension (les “contenus primaires” ou “data hylétiques”) sont non intentionnels, et qu’ils sont la base d’une “animation intentionnelle”, il veut précisément dire qu’ils sont la base hylétique non objectivable de toute conscience d’objet – que cet objet soit transcendant ou immanent. » (Alexander Schnell, En voie du réel, Hermann, Paris, 2013, p. 17.)

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Quand j’ai proposé en 1995 l’article « Aspects de la phénoménologie contemporaine. Vers une phénoménologie non symbolique 16 » à Georges Charbonneau qui venait de fonder L’art du comprendre, c’était encore pour tenter de faire connaître à un milieu intellectuel qui n’était pas uniquement celui de la philosophie, notamment celui de la psychiatrie et de la psychologie, une phénoménologie bien particulière dont les mots auxquels elle recourt n’ont pas déjà découpé la chose qu’elle prétend étudier. Il s’agissait surtout de montrer en termes aussi clairs que possible que la phénoménologie de Marc Richir, mais aussi de Jacques Garelli, et avant eux de Erwin Straus ou encore de Jan Patočka, n’était pas du tout réductible à ce que les « psys » en général disaient de « la » phénoménologie. Il semble que maintenant, en 2017, des étudiants commencent à envisager des thèses sur les rapports de la pensée de Marc Richir à la psychopathologie, mais il est clair que ce champ reste presque entièrement à explorer. Ce qui me paraît particulièrement digne d’être souligné chez Marc Richir, c’est qu’il parvient à refonder la psychopathologie sur la base d’une attention soutenue à ce qui se passe dans les pathologies « mentales » à un registre de langage antérieur à la langue ; il redonne ses droits à un hors langage trop souvent exclu de la psychanalyse – plus particulièrement sous sa forme lacanienne. On notera à cet égard que, dans les textes du philosophe de la fin des années quatre-vingts, non seulement la référence à Lacan côtoie la référence à la psychiatrie phénoménologique, mais l’une et l’autre s’y trouvent articulées. Pourtant, Marc Richir a fini par se détourner de Lacan. Ma position sur ce plan est claire : l’architectonique même de Marc Richir a beaucoup à perdre en faisant l’économie de l’apport lacanien. Inversement, la psychanalyse aurait tort de méconnaître l’apport de certaines notions phénoménologiques comme celle de « Wesen sauvage » dont le philosophe belge a montré la pertinence dans le champ de la psychopathologie. L’architectonique de Marc Richir apporte également des éléments essentiels à la question de la norme par rapport à laquelle on pourra distinguer le normal du pathologique dans quelque dimension humaine que ce soit. Elle apporte ainsi un fondement et une justification à des approches déjà existantes, que ce soit celle de l’ethnopsychiatre Georges Devereux, du psychiatre Arthur Tatossian, ou encore du psychanalyste 16. Joëlle Mesnil, « Aspects de la phénoménologie contemporaine. Vers une phénoménologie non symbolique », L’art du comprendre, n° 3, juin 1995, p. 112-129.

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Winnicott (on sait à quel point ce dernier est devenu une référence centrale dans les travaux du philosophe au tournant des années 2000). Tous trois ont mis au premier plan de leur réflexion l’articulation du social et de l’individuel, du culturel et du psychique. Inversement, on peut dire que Devereux, Tatossian et Winnicott, qui étaient avant tout des thérapeutes, chacun à leur manière, ont apporté une attestation au bien-fondé d’une philosophie que l’on pourrait soupçonner d’être un rien trop abstraite (là encore, « attestation » ne doit pas être entendu comme caution externe ; ces trois thérapeutes ont mis en œuvre dans la formation même de leur pensée des intuitions qui correspondent à des notions essentielles chez Marc Richir). Il est remarquable qu’ils aient défendu la notion de pathologie de la culture, ce qui écarte en effet toute conception purement socioculturelle de la norme. Pour eux comme pour Marc Richir, il existe des sociétés malades et dire cela, c’est bien sûr reposer la question du critère qui permettra de discerner le normal du pathologique. Et s’il n’est pas question ici de naturalisme, comment concevoir la norme en fonction de laquelle un écart par rapport à ce qui serait la santé sera concevable ? En apportant à cette question des éléments cruciaux permettant d’élaborer une ou des réponses, la phénoménologie de Marc Richir offre aux sciences humaines une instance critique qui évite tant le relativisme postmoderne – on sait combien le philosophe y était opposé ! – que le déterminisme structuraliste et déjà, dans une certaine mesure, freudien. À maintes reprises, Marc Richir a exprimé son anti-relativisme 17 et son refus de la posture post-moderne qui renonce à toute instance critique. Il est remarquable que la lutte de Marc Richir contre le relativisme ait ceci de singulier qu’elle passe justement par une relativisation du symbolique ; le terme de symbolique tel que le philosophe en fait usage s’inscrit, on le sait, dans un contexte précis : celui du structuralisme dont il ne méconnaît pas les apports positifs tout en limitant l’étendue du champ où on peut légitimement le mobiliser. Le relativisme que combat Marc Richir provient d’une méconnaissance de la dimension phénoménologique qui seule permet de contrecarrer l’emprise unilatérale du symbolique. C’est en ce sens que même la déconstruction derridienne semble n’avoir pas échappé à un certain relativisme. 17. Sur ce point, l’avant-propos à Phénoménologie en esquisses est un chef-d’œuvre (Grenoble, Jérôme Millon, 2000).

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Il est remarquable que l’architectonique de Marc Richir lui ait également permis d’adopter un point de vue critique sur des orientations déjà existantes de la phénoménologie ; il a mis en évidence que dans bien des cas la phénoménologie a inclus le symbolique dans son regard sur les « choses », n’y voyant dès lors que l’effet du découpage sémantique propre à la langue 18. Le plus grand mérite de Marc Richir est d’avoir su reconnaître le poids du symbolique et de l’avoir situé à sa juste place, ce qui, là encore lui a permis de tracer une ligne de partage entre plusieurs modes d’interprétations ou de lectures – ce qui, on s’en doute, est crucial dans le champ de la psychopathologie. Il convient à cet égard d’être attentif au fait que la phénoménologie que pratique Marc Richir est indissociable d’une notion anti-herméneutique de la lecture et de l’interprétation. Cette lecture n’est pas « symbolique » en un sens péjoratif et réducteur du terme, celle où il s’agit somme toute de toujours décoder le cela que le ceci voulait dire, mais elle n’est pas davantage réduite à une construction purement spéculative. Certes, certains philosophes ont avant lui eu le souci d’une ouverture des textes sur un hors langage, notamment Ricœur quand il parle de « monde du texte » et Gadamer quand il parle de « chose du texte ». Mais, justement, Richir ne considère pas les premières mises en forme à partir d’un radical hors langage comme des textes. La construction phénoménologique qu’il nous donne à penser est une construction ancrée et limitée par un hors langage aux deux extrémités d’une schématisation interrompue et pour laquelle la notion de « texte » ne convient pas : limitée d’un côté par les Wesen sauvages hors langage, de l’autre par les signifiants, tout autant hors langage dans la perspective du philosophe, mais aux antipodes du premier. Alors que les Wesen sauvages hors langage ne sont pas encore langage, les signifiants « lacaniens » tels que Marc Richir les conçoit ont cessé de l’être. Ils sont ce qui reste d’une schématisation en langage qui a échoué. Là encore, il est remarquable que cette conception renouvelée d’une notion qui est à l’origine lacanienne (Lacan s’inspirant alors lui-même de Saussure 19) converge étonnamment avec celle d’un psychanalyste 18. J’ai plus particulièrement abordé cette question dans « Aspect de la phénoménologie contemporaine : vers une phénoménologie non symbolique », L’art du comprendre, n° 3, juin 1995, art. cit. 19. En réalité, il s’agit de Saussure tel qu’on le comprenait dans les années soixante et soixante-dix sur la base de la seule lecture du Cours de linguistique générale. Depuis

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qui lui aussi s’est référé positivement à Lacan pour finir par remettre en question un structuralisme par trop hégémonique : il s’agit de Jean Laplanche. Dans « La pulsion chez Marc Richir 20 », j’ai mis en évidence une étonnante convergence entre la notion de pulsion telle qu’on la trouve dans les textes du psychanalyste et celle que défend Marc Richir, notamment dans Phénoménologie et institution symbolique. De même Jean Laplanche prend-il fermement position, comme Marc Richir, contre une approche herméneutique de la psychanalyse pour laquelle il s’agirait derrière le discours manifeste d’entendre un sens latent déjà constitué. L’architectonique de Marc Richir ouvre ainsi une perspective où il ne s’agit plus de concevoir les relations de la psychanalyse et de la psychiatrie phénoménologique sur le mode du parallélisme (il y aurait une « herméneutique » psychanalytique et une « herméneutique » phénoménologique d’un même objet) ; c’est désormais d’une véritable articulation non de points de vue, mais des choses mêmes qu’il s’agit. C’est en ce sens que l’on tourne résolument le dos à toute herméneutique. Il faut insister sur ce point : la phénoménologie richirienne n’est pas une herméneutique : le déphasage même qui est au cœur de la différence des registres symbolique et phénoménologique rend illégitime le recours à un élément extérieur au texte pour en saisir le sens. Les « choses » qui sont au cœur de la philosophie richirienne, « Wesen sauvage » et « Signifiant », constituent les véritables instances critiques qui vont limiter l’interprétation, et surtout apporter un lest aux constructions. Les Wesen sauvages hors langages sont ainsi les « choses » qui donnent à la phénoménologie richirienne son ancrage. On a bien affaire alors à une phénoménologie que l’on pourrait dire « réaliste », mais dans un sens bien particulier du terme puisqu’il ne s’agit plus de réalisme métaphysique ou empirique, mais du « réalisme » de la Sachlichkeit, soit, selon une expression très juste d’Alexander Schnell, d’une « phénoménologie du réel » qui n’est pas, en effet, une phénoménologie réaliste au sens courant du terme. Les signifiants, tout désancrés qu’ils soient de la dimension phénoménologique, la publication récente des Écrits de linguistique et la thèse de Patrice Maniglier (publiée dans La vie énigmatique des signes, Saussure et la naissance du structuralisme, Paris, Leo Scheer, 2006), les choses ont bien changé. 20. Cf. Joëlle Mesnil, « La pulsion chez Marc Richir », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, 2013, p. 527-572.

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constituent eux aussi, malgré tout, une instance critique en ce qu’ils « désignent », comme l’écrit Marc Richir, « la rencontre qui n’a pas eu lieu 21 » (rencontre entre dimensions phénoménologique et symbolique de l’existant humain). Dès lors, il ne s’agit plus d’aborder un même « objet », la psychopathologie, sous deux angles différents, mais de saisir enfin que l’objet en question est en lui-même un objet double. Un objet qui engage dans sa constitution même, deux niveaux hétérogènes dont le malencontre est son origine même. Pour Marc Richir, comme pour le grand psychiatre Henri Ey, les pathologies psychiques sont avant tout, des pathologies de la liberté. À travers elles, l’institution symbolique fonctionne « toute seule » ; c’est le célèbre automatisme de répétition. Il s’agit donc pour le thérapeute d’aider son patient à remobiliser ce qui lui reste de liberté phénoménologique pour réenclencher une phénoménalisation dont l’échec a conduit à la maladie. Mais que faut-il faire pour cela ? Comment s’y prend-on ? L’architectonique richirienne est indissociable d’une méthode qui elle-même n’en est pas tout à fait une en ce sens qu’ici, toute idée d’application externe d’un modèle est exclue. Au registre où nous nous tenons dès lors, il importe d’être attentif à un sentir. Il ne s’agira plus d’observer une extériorité empirique, mais de parvenir à vivre un contact, c’est-à-dire, dans le cours d’une thérapie, d’entrer dans « le monde du malade » comme nous y invite la psychiatrie phénoménologique, mais malgré tout avec réserve, et donc au même moment – c’est bien ce qui est le plus difficile – d’être attentif aux radicales ruptures de ce contact qu’induit le fameux « signifiant », ce que cette psychiatrie ne fait pas, faute de connaître la spécificité et l’effectivité des existentiaux symboliques dans la formation d’une pathologie. On retrouve ici le zigzag phénoménologique, non seulement entre les choses phénoménologiques et les mots, mais aussi entre les « choses » phénoménologiques (les Wesen sauvages qui sont des existentiaux phénoménologiques) et les « choses » symboliques, qui sont des existentiaux symboliques : les signifiants « lacaniens » irréductibles aux mots et qui correspondent au « corps étranger interne » de Freud. 21. « Ce qu’il nous faut comprendre, c’est comment les Wesen (avec ce terme, nous sous-entendrons désormais toujours : phéno­ménologiques) ne sont “investis” comme signifiants que dans la mesure où ils désignent quelque part la rencontre qui n’a pas eu lieu. » (Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Jérôme Millon, 1988, p. 145.)

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Peu de psychanalystes se sont référés à Marc Richir, et hélas, les évocations ou références existantes reposent souvent sur des contresens ; c’est ainsi qu’une psychanalyste 22 a cru reconnaître dans l’inconscient phénoménologique richirien le refoulé originaire freudien, ce qui relève assurément d’une faute architectonique puisque pour Marc Richir le refoulé originaire constitue l’inconscient non pas phénoménologique, mais, dans ses termes, symbolique. On pourra évoquer également Jean Oury qui, au cours du séminaire qu’il a donné à l’Hôpital Saint-Anne jusqu’à sa mort, s’est de façon ponctuelle référé aux « Wesen sauvages de Richir », mais les termes dans lesquels il l’a fait étaient problématiques, en sorte qu’il n’est pas certain que son auditoire ait bien compris ce dont il s’agit 23. Dès que j’ai commencé à lire Marc Richir, comme je l’ai déjà évoqué plus haut, j’ai été persuadée qu’il était indispensable de distinguer et d’articuler dimensions phénoménologique et symbolique pour aborder la pathologie parce qu’elle-même se situait au carrefour des deux dimensions et que le terme de malencontre (de l’une et l’autre dimension) emprunté à La Boétie et repris à son compte par le philosophe ne concernait pas deux approches plus ou moins concurrentes de la pathologie, mais qu’il définissait la pathologie psychique en tant que, justement, elle résulte elle-même de ce malencontre. On sait que la découverte relativement tardive de Winnicott a été chez Marc Richir à peu près contemporaine de son rejet de Lacan. Pour ma part, je me suis efforcée de mettre en évidence la nécessité d’une double référence au psychanalyste anglais qui me paraissait avoir été particulièrement sensible à la dimension phénoménologique de la vie humaine et au psychanalyste français qui, quant à lui privilégiait, dans les termes de Richir, la dimension « symbolique ». Il me semble à présent que nous devrons, dans tout travail comptant avec l’apport de Marc Richir à la psychopathologie, tenir le plus grand compte des textes de la fin des années quatre-vingts (notamment, outre Phénoménologie et institution symbolique, un article étonnant : 22. Cf. Suzanne Ferrière-Pestureau, La métaphore en psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 1994. 23. Au séminaire de Sainte-Anne du 19 mars 2008, Jean Oury, pour justifier la distinction qui lui paraît nécessaire entre langue et langage évoque les « Wesen sauvages dont parle Richir », mais, en assimilant le signifiant au langage, il ouvre la voie à beaucoup de malentendus.

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« Merleau-Ponty, un tout nouveau rapport à la psychanalyse 24 »). Ce sont des textes où apparaît davantage que dans ceux postérieurs à l’année 2000 la nécessité d’être à l’écoute, tant du Wesen sauvage que du signifiant, c’est-à-dire des existentiaux phénoménologiques et des existentiaux symboliques. Certes, une notion tout aussi essentielle à l’approche de la psychopathologie ne s’y trouve pas encore thématisée, à savoir celle de Phantasia, mais on aurait tort de croire qu’elle en est tout à fait absente. En effet, si on ne la trouve pas dans Phénoménologie et institution symbolique, il est permis de penser que, dès les Méditations phénoménologiques, la notion de Phantasia perceptive, sans être nommée ainsi, est déjà en fonction. C’est le cas quand il est question de l’intropathie (Einfühlung), et ce non seulement dans les Méditations d’ailleurs, mais dans certains articles datant de la même époque. Il convient par conséquent de parvenir à resituer dans l’architectonique richirienne, qui distingue phénoménologique et symbolique, la notion de Phantasia, notamment perceptive. Ce souci d’articuler dimensions phénoménologique et symbolique devrait certainement orienter la pensée psychopathologique quelles que soient les nouvelles notions qui peuvent apparaître tant au cours de l’élaboration de la théorie psychopathologique, que dans de la pratique thérapeutique. Il s’agit de savoir se déplacer de l’une à l’autre selon les circonstances. Le comment de cette articulation est justement resté en grande partie énigmatique pour moi jusqu’à ce que je lise Marc Richir. Dès la lecture de Phénoménologie et institution symbolique, il m’est apparu que ce qui était nécessaire pour agir dans une psychothérapie, c’était d’entendre la dimension phénoménologique des Wesen Sauvages dans son déphasage avec la dimension proprement symbolique du signifiant que Marc Richir a pu qualifier un temps de « lacanien ». Il s’agit d’être attentif à la façon dont ces deux dimensions jouent l’une dans l’autre. Et en effet, pour cela, il est nécessaire de mobiliser une attention flottante qui n’est pas sans lien avec la Phantasia perceptive. C’est pour ma part à partir de cette conviction qu’il fallait, pour saisir la nature des troubles psychopathologiques, accorder autant d’importance au symbolique qu’au phénoménologique que j’ai entrepris de parler à divers séminaires ou colloques de phénoménologie à des

24. Marc Richir, « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse », Cahiers de philosophie, n° 7 : Actualités de Merleau-Ponty, mai 1989, p. 155-187.

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lacaniens et de Lacan à des phénoménologues ! Les deux ont présenté des difficultés considérables. Il faut noter que les lacaniens ont certainement été davantage que Lacan lui-même, fermés à la phénoménologie à laquelle ils ont tendance à ne se référer que comme repoussoir 25. Le problème est qu’il y a chez la plupart d’entre eux une méconnaissance profonde de l’évolution de la phénoménologie. « Phénoménologie » signifie presque toujours pour les rares psychanalystes qui en parlent, point de vue en première personne et refus de l’inconscient freudien. En France, certains des textes de Husserl 26 qui pourraient infléchir cette tendance sont généralement méconnus, et on ignore la notion d’inconscient phénoménologique. Au-delà même des cercles lacaniens, on peut dire que la relation des psychanalystes francophones à la phénoménologie, en dehors de l’École belge de psychanalyse (Jacques Schotte, Antoine Vergote, etc.), mais aussi de Jean Oury – qui comme Fédida était proche de Maldiney – est de rejet ou d’indifférence. De leur côté, les phénoménologues auxquels j’ai voulu parler de Lacan ont manifesté, à quelques rares exceptions près, la même fermeture. Qu’il s’agisse des psychanalystes évoquant la phénoménologie ou des phénoménologues se référant à Freud, on observe le même fâcheux phénomène. Les psychanalystes, à la différence de Marc Richir, ne se réfèrent que rarement à un texte précis de Husserl ou d’un autre phénoménologue. Leur rejet relève plus de l’idéologie qu’il ne se fonde sur une lecture attentive. Inversement, rares sont les phénoménologues qui ont su lire Freud. On observe fréquemment chez eux une confusion entre un réalisme métaphysique et le souci des effets d’un « réel » transcendantal. Le zigzag qui paraît à certains si nécessaire quand ils pratiquent la phénoménologie, ils oublient de le mettre en œuvre dans leur pratique de la lecture dès lors qu’il s’agit des textes 25. Lacan dès 1932 dans sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (op. cit.), se référait positivement à la phénoménologie. En 1935, il avait même publié dans la revue Recherches philosophiques un compte rendu du livre de Minkowski Le temps vécu. Certes, il pointait les limites de la compréhension phénoménologique en psychiatrie, mais après 1935, il a continué à reconnaître la valeur de la phénoménologie non psychiatrique : Husserl, mais aussi Heidegger que lui avait fait découvrir Kojève. Sans oublier son amitié avec Merleau-Ponty. 26. Plus particulièrement les textes du début des années trente où l’idée d’une phénoménologie non plus seulement descriptive mais constructive apparaît chez Husserl en relation avec la pensée d’Eugen Fink.

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freudiens. Pourtant, pas plus qu’on ne lit Husserl (ou Richir !) comme un manuel de philosophie de terminale, on ne lit Freud comme on lit un manuel de psychiatrie.

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Cette question de la lecture m’a préoccupée dès le début de mon parcours, et cela dans un contexte où j’étais à la recherche d’un réalisme en quelque sorte négatif qui me faisait toujours chercher, sous le mot, la chose sans qu’il ne s’agisse pourtant de dénotation. Pour que cette chose ne se limite pas à être qu’une ombre du mot, il était nécessaire de concevoir une autre chose, un autre langage et un autre rapport entre les deux que celui de désignation. Et y parvenir avait des répercussions inouïes, justement, sur la lecture elle-même. Une lecture où il s’agissait d’éviter des erreurs architectoniques extrêmement fréquentes. En effet, les apports essentiels de Richir sont indissociables de la nature de son architectonique qui précisément a de profondes répercussions sur ce que veut dire lire un texte 27. L’architectonique richirienne permet d’éviter bien des contresens. Par exemple, des générations de psychanalystes ont voulu entreprendre la psychanalyse du mythe, ou encore de la poésie. Or, c’est principiellement illégitime. Pourquoi ? Prenons l’exemple du mythe : il se situe dans l’architectonique, telle que la conçoit Richir, au même niveau d’élaboration phénoménologique/symbolique que la psychanalyse, mais dans des institutions symboliques différentes. L’un ne peut donc analyser l’autre. Et au sein d’une même institution symbolique, on ne pourra davantage entreprendre une psychanalyse d’une forme qui se situe au même niveau d’élaboration qu’elle ; par exemple dans notre culture, la psychanalyse ne pourra légitimement analyser dans la poésie que ce qui n’est pas poétique. Déjà, Fédida avait mis en question la légitimité de l’application de la psychanalyse à la littérature, et en particulier à la poésie. Dans un de ses séminaires du début des années quatre-vingts, il proposait ainsi de mettre en équivalence non pas le rêve et le poème, mais l’analyste 27. Sur ce point, voir l’extraordinaire texte que Marc Richir publia alors qu’il n’avait que vingt-six ans : « Prolégomènes à une théorie de la lecture », Textures, n° 5, printemps 1969, p. 35-53.

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III. Apprendre à lire avec Marc Richir

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au poète. Il présentait alors le poème comme un « rêve entendu 28 », c’est-à-dire déjà « interprété ». S’il était illégitime d’interpréter psychanalytiquement un poème, c’était parce que celui-ci comportait justement déjà une élaboration qui faisait défaut au rêve. Rêve et poème ne se situaient pas au même niveau d’élaboration symbolique. Poème, mythe et interprétation psychanalytique réussie étaient quant à eux de même niveau. Le mythe (tout comme l’analyse et la poésie) avait pour Fédida, le pouvoir de « rendre la parole à la langue 29 ». En lisant Fédida, on voyait bien qu’il avait eu l’intuition d’une architectonique qui présentait les mêmes caractéristiques que celle de Marc Richir. Reste que c’est en entrant profondément dans la pensée du philosophe que l’on peut passer de l’intuition très juste de Fédida à un concept philosophique. De même, lorsque Marc Richir considère que Freud s’est engagé dans une impasse « en considérant longtemps le trauma comme un événement réel, c’est-à-dire comme un phénomène ayant été schématisé (temporalisé/spatialisé) en langage avant d’être refoulé 30 », c’est encore sur une différence architectonique qu’il s’appuie pour mener à bien sa critique. Pour le philosophe, « ce qui relève de l’inconscient relève en fait de ce qui ne s’est pas temporalisé dans la temporalisation du langage 31 », c’est-à-dire ce qui n’apparaît que sous forme d’une lacune qui est elle-même une « dénivellation » au sein du phénomène de langage. Là encore, seule une architectonique rigoureuse permet de mettre en question le bien-fondé de la position de Freud sur ce point – car sur d’autres questions, une lecture qui chemine en zigzag entre phénoménologique et symbolique peut faire apparaître, au contraire, le bien-fondé de certaines positions freudiennes. Par exemple, le fait de mettre en évidence que l’inconscient freudien contrairement à ce que soutiennent certains phénoménologues est loin d’être une réalité métaphysique inventée de toutes pièces appelle pour être entendu une lecture qui est une construction limitée par des ébauches de formes dont le thérapeute doit respecter les lignes de force.

28. Sur la mise en œuvre de la fonction poétique dans l’analyse voir Pierre Fédida, Corps du vide. Espace de séance, op. cit. 29. Pierre Fédida, Corps du vide. Espace de séance, op. cit., p. 324. 30. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 146. 31. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 35.

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Il faut reconnaître que si les tentatives de rapprochement de la psychanalyse et de la phénoménologie peuvent paraître louables, elles ont presque toujours échoué. Croyant bien faire, on propose de voir une homologie entre un concept psychopathologique et un concept phénoménologique et on commet une erreur. C’est ainsi que des psychiatres du courant phénoménologique ont cru voir une équivalence entre l’épochè phénoménologique et la perte de l’évidence naturelle chez le schizophrénique. Nul doute qu’il ne s’agit là encore d’une faute architectonique 32. Être au clair avec les niveaux architectoniques permet de lire un texte en évitant les erreurs que je viens de mentionner. Inversement, il faut savoir lire pour repérer ces niveaux ! Richir lui-même, dans les Prolégomènes à une théorie de la lecture, après avoir observé qu’il y a dans les textes de Husserl, non seulement les inédits, mais aussi les textes édités, un « excès irréductible qui emporte le discours husserlien hors de toute fermeture dans une constellation de concepts traditionnels » et considérant dès lors qu’une herméneutique traditionnelle ne permet pas de compter avec cet excès, demande : « Ne peut-on appliquer à toute pensée, au moins à toute pensée originale, ce que nous venons de dire du mouvement qui doit se constituer dans les œuvres publiées du vivant de Husserl 33 » ? La lecture « symbolique », celle que déjà dénonçait Blanchot dans Le livre à venir, selon laquelle toujours ceci signifie univoquement cela devrait être exclue de toute approche d’un texte, quel qu’il soit, dès lors qu’il mobilise ce jeu de la langue et de la pensée (« pensée » ne signifiant évidemment pas ici concept) 34. Une telle lecture, « non symbolique » préservera la vivacité du texte et permettra à des lecteurs à la fois attentifs et capables de création personnelle de développer certaines veines encore riches de promesses que l’auteur avait 32. Ce qu’a bien vu Pablo Posada Varela qui écrit : « […] il est erroné, nous semble-t-il, d’aller jusqu’à assimiler, comme d’aucuns l’ont fait, l’épochè phénoménologique (comme Aus-schaltung) à des situations de “perte de l’évidence naturelle” couplées à certains cas de psychose… » (« Concrétudes en concrescences », art. cit., p. 35, note 48). Sur ce point, voir aussi Pablo Posada Varela, « Quelques réflexions sur le fourvoiement présomptueux comme forme manquée de la présence », publié dans Eikasia. Revista de Filosofía, nº 53, décembre 2013, p. 75-96. 33. Marc Richir, Phénoménologie et institution symbolique, op. cit., p. 39. 34. Cette lecture des textes où entre une part plus ou moins importante de création peut aussi être mobilisée dans l’abord des images : il s’agit alors de transgresser les limites de la sémiotique de l’art.

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abandonnées. C’est en particulier, pour ce qui nous occupe ici, Richir lisant Husserl, ou Laplanche lisant Freud. Cela pourra aussi être le cas de lecteurs de Richir qui ne se contenteront pas de répéter ce que le maître a dit. Qui réaliseront ce que le philosophe a pensé et dans le cours de cette réalisation, peut-être, à un moment, bifurqueront, ou bien poursuivront le même chemin un peu plus loin ou autrement, ou encore reprendront un chemin dont il s’est détourné en faisant apparaître ce qu’il comporterait de prometteur. Un grand penseur ouvre plusieurs voies dont certaines, parfois, perdent le contact avec sa propre Sache. Ceux qui voudront continuer à penser dans son sillage auront intérêt à retrouver ce contact, en étant au besoin infidèle à la lettre pour retrouver le sens. Les deux ne pouvant pourtant jamais être complètement dissociés, il faudra progresser en zigzag de l’un à l’autre, selon une étrange méthode dont Richir dit lui-même : « Pour conclure, disons que cette “méthode” – nous mettons des guillemets, car nous avons vu à suffisance que rien n’en garantit en fin de compte la maîtrise – “d’attention librement – flottante”, nous l’appellerons conventionnellement lecture 35 ». En ce qui concerne la lecture des textes de Marc Richir, cela pourra par exemple consister à retrouver, revivifier, ce qu’il avait entendu de Lacan et qu’à un moment il n’a plus voulu entendre parce que peut-être, pour lui, la lettre lacanienne avait d’une certaine façon étouffé le sens. Cela pourra aussi être attentif à ce qu’il n’a pas entendu d’un psychanalyste auquel il s’est toujours référé positivement : Winnicott 36. Cela pourra consister également à faire entrer sa pensée en résonnance avec d’autres auxquelles il ne s’est jamais référé parce qu’il ne les connaissait pas (par exemple Didier Anzieu). Ce sera dans tous les cas avancer en zigzag entre la lettre et le sens, ou plutôt entre ce qui est thématisé et ce qui est en fonction, et pour cela reprendre à son propre compte, et selon son propre rythme, le mouvement phénoménalisant par lequel Richir a lui-même mis en forme sa pensée de la phénoménalisation 37. 35. Ibid., p. 49. 36. Sur une première approche, voir Joëlle Mesnil, « Réflexion sur la notion de monade psychique, Une difficulté de lecture d’un texte de Marc Richir : Phantasia, imagination, affectivité. », art. cit. 37. Pour une approche plus détaillée des relations de Marc Richir à la psychopathologie, on peut lire en espagnol : Joëlle Mesnil, « Marc Richir : una relación totalmente nueva con la psicopatología », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 73, 2017, p. 59-83.

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Penser la psychopathologie avec Marc Richir 281

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Fédida Pierre, Corps du vide, espace de séance, Paris, Delarge, 1977. Ferrière-Pestureau Suzanne, La métaphore en psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 1994. Lacan, Jacques, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, 1932. Maniglier Patrice, La vie énigmatique des signes, Saussure et la naissance du structuralisme, Paris, Leo Scheer, 2006. Mesnil Joëlle, « Étude des fondements épistémologiques, herméneutiques et ontologiques de la notion d’“identité narrative” chez P. Ricœur », in Le récit. Aspects philosophiques, cognitifs et psychopathologiques, Q. Debray et B. Pachoud (éd.), Paris, Masson, 1993. — « L’anthropologie phénoménologique de Marc Richir », Revue internationale de psychopathologie, n° 16, 1994, p. 643-664. — « Aspects de la phénoménologie contemporaine. Vers une phénoménologie non symbolique », L’art du comprendre, n° 3, juin 1995, p. 112-129. — « La pulsion chez Marc Richir », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, janvier 2013, p. 527-572. — « Mon chemin vers Marc Richir », Eikasia. Revista de Filosofía, n° 47, janvier 2013, p. 855-888. — « Constructions spéculatives et “constructions” phénoménologiques dans l’espace de la psychothérapie : pour une critique de la notion de “construction” en analyse à partir de l’exemple de Serge Viderman », Annales de phénoménologie, n° 14, 2015, p. 221-275. — « Réflexion sur la notion de monade psychique. Une difficulté de lecture d’un texte de Marc Richir : Phantasia, imagination, affectivité », Annales de phénoménologie, n° 15, 2016, p. 163-198. — « Marc Richir : una relación totalmente nueva con la psicopatología », tr. espagnole par P. Posada Varela, Eikasia. Revista de Filosofía, n° 73, 2017, p. 59-83. Posada Varela Pablo, « Concrétudes en concrescences. Éléments pour une approche méréologique de la réduction phénoménologie et de l’épochè hyperbolique », Annales de Phénoménologie, nº 11, 2012, p. 7-56. — « Quelques réflexions sur le fourvoiement présomptueux comme forme manquée de la présence », Eikasia. Revista de Filosofía, nº 53, décembre 2013, p. 75-96. Richir Marc, « Prolégomènes à une théorie de la lecture », Textures, vol. 69, n° 5, printemps 1969, p. 35-53.

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Bibliographie

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— Phénoménologie et institution symbolique, Grenoble, Jérôme Millon, 1988. — « Merleau-Ponty : un tout nouveau rapport à la psychanalyse », Cahiers de philosophie, n° 7 : Actualités de Merleau-Ponty, mai 1989, p. 155-187. — Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, Jérôme Millon, 2000. Schnell Alexander, En voie du réel, Paris, Hermann, 2013.

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Abensour, Miguel 6, 32, 43, 204, 220 Alain 245, 247, 256 Alexander, Robert 7, 73, 77, 82, 92, 221, 256, 266 Alquié, Ferdinand 144 Anzieu, Didier 282 Aristote 54, 121, 195, 245 Arrien, Sophie-Jan 5 Artaud, Antonin 15 Azorin, Jean-Michel 267 Bachelard, Gaston 26 Badiou, Alain 76 Barbaras, Renaud 146, 157 Bégout, Bruce 6 Bellato, Elisa 8, 54, 185 Binswanger, Ludwig 264 Biran, Maine de 149 Blanchot, Maurice 89, 269, 281 Blumenberg, Hans 133 Bonaparte, Napoléon 173, 175-176, 179 Bréhier, Émile 144 Bruno, Giordano 133 Cantor, Georg 26 Canullo, Carla 146, 162 Carlson, Sacha 5-8, 11, 43, 45, 54, 69-70, 72, 78, 96, 104, 109, 114-115, 176, 183, 190, 201, 221, 232, 248-250, 257, 259, 266

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Castoriadis, Cornelius 6, 204 Cavaillé, Jean-Pierre 143, 162 Cavaillès, Jean 26 Cézanne, Paul 92 Charbonneau, Georges 267, 271 Cicéron 143, 162 Ciocan, Christian 208, 220 Clastres, Pierre 54 Cohn-Bendit, Daniel 29, 31, 35, 43 Constable, Henry 19, 232 Courtine, Jean-François 186, 190-192, 201-202 Cues, Nicolas de 58, 133 Dastur, Françoise 100, 115, 267 David, Pascal 195, 201 Dedekind, Richard 26, 227, 257 Deleuze, Gilles 76, 144, 155, 162 Derrida, Jacques 5, 12-14, 16-17, 35-38, 43, 49, 55, 65-66, 77, 83, 155, 264, 269 Desanti, Dominique 32, 43 Desanti, Jean-Toussaint 251 Descartes, René 5, 8, 107, 143-154, 156-162 Devereux, Georges 271-272 Dostoïevski, Fiodor 11 Dubuffet, Jean 5, 17-18, 122, 131 Einstein, Albert 58 Eliade, Mircea 194, 201 Empiricus, Sextus 150

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Index nominum

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Ey, Henri 275 Faye, Jean-Pierre 12-16, 43-44 Fédida, Pierre 264-266, 268, 278-280, 283 Ferrière-Pestureau, Suzanne 276, 283 Fichte, Johann Gottlieb 5, 40, 73-74, 78, 88, 91, 104, 114, 128, 141, 210, 220, 223, 226-228, 232, 251, 255, 257-258 Finetti, Stéphane 265-266 Fink, Eugen 49, 96, 98-101, 105, 107-108, 111-112, 114, 146, 216, 221, 258, 266, 278 Flaubert, Gustave 86 Forestier, Florian 7, 11, 45, 47-48, 51, 64, 66, 77, 80, 82, 92, 188, 192, 219-221, 252, 257, 266 Fourier, Joseph 32 Frege, Gottlob 26-27, 44 Freud, Sigmund 275, 278-280, 282 Gadamer, Hans-Georg 273 Garelli, Jacques 19, 21-22, 57, 271 Gauchet, Marcel 6, 204 Gödel, Kurt 24, 27 Gondek, Hans-Dieter 7, 79, 92, 157 Gouhier, Henri 144, 162 Granel, Gérard 39, 43 Guattari, Félix 144, 162 Haar, Michel 42-43 Hardy, Jean-Sébastien 5, 8, 143 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 33, 88-89, 195, 201 Heidegger, Martin 5-6, 8, 17, 24-26, 35-36, 40, 54, 57,

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88, 104, 114, 120, 122, 125, 140, 146, 148, 157, 178, 183, 203-204, 207-216, 220, 222, 226, 229, 232-233, 235, 240, 245, 255, 257, 267, 278 Heisenberg, Werner 24 Held, Klaus 150, 162 Henry, Michel 79, 107, 145-146, 149, 157, 162 Hésiode 54 Hölderlin, Friedrich 16, 31, 44 Husserl, Edmund 5-6, 24, 26, 36-41, 43-44, 57, 60-62, 64-65, 71, 74-75, 81, 84, 88, 93, 96, 98-99, 104, 111-112, 114, 119, 126-127, 129-130, 140, 145-147, 150-151, 157, 159-160, 162, 197, 221-223, 229-230, 233-234, 240, 242-249, 251-252, 254-255, 257-259, 267, 270, 278-279, 281-282 Jähnig, Dieter 191, 201 Jaspers, Karl 147, 162 Jean, Grégori 76-77 Kafka, Franz 16 Kant, Emmanuel 5, 8, 23, 31, 36, 61, 74, 81, 109, 114, 166, 167-171, 175, 183, 226-227, 231-232, 255, 257 Kerckhoven, Guy van 69 Kojève, Alexandre 33, 278 Koyré, Alexandre 26 La Boétie, Étienne de 180, 207, 276 Lacan, Jacques 207, 264, 267, 271, 273-274, 276, 278, 282-283 Ladrière, Jean 26

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Laplanche, Jean 16, 44, 267, 274, 282 Lautréamont, comte de 16 Lefort, Claude 6, 32, 44, 173, 183, 204 Leroux, Pierre 32 Levinas, Emmanuel 85, 158-159, 162 Loraux, Patrice 87-93 Loreau, Max 6, 12, 17-18, 133 Louis XVI 179 Löwenheim-Skolem, Leopold 27 Machado, Antonio 105-107, 115 Machiavel, Nicolas 156 Maldiney, Henri 85, 106, 191, 264, 270, 278 Maniglier, Patrice 274, 283 Marbach, Eduard 93, 244, 246, 257 Marion, Jean-Luc 79, 146, 157 Marx, Karl 29, 32 Meillassoux, Quentin 74, 77 Melville, Herman 5, 119, 140 Merleau-Ponty, Maurice 36, 83, 88, 120, 123, 130, 132-133, 135, 140-141, 226, 231, 245, 255, 258, 267, 277, 278, 284 Mesnil, Joëlle 8, 113-115, 214-215, 220-221, 258, 263-264, 268, 271, 274, 282-283 Michelet, Jules 5, 34, 171-173, 175, 183 Milner, Jean-Claude 89 Minkowski, Eugène 278 Mirabeau, Honoré-Gabriel Riqueti 179 Monod, Emmanuel 267 Murakami, Yasuhiko 266

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Nietzsche, Friedrich 41-43, 151-152, 162 Nolte, Ernst 217 Novalis 31 Oury, Jean 276, 278 Pachoud, Bernard 267, 283 Panofsky, Erwin 123 Pareyson, Luigi 190, 201 Perrier, Jean-François 5, 8, 203 Petiteau, Nathalie 179, 183 Pierobon, Franck 103 Platon 5, 12, 54, 104, 114, 124, 157, 218, 222, 226, 245, 257 Pleynet, Marcelin 16 Potocki, Jan 16 Quinet, Edgar 171, 173-175, 179-180, 183 Rancière, Jacques 217, 220 Rhéaume, Michel 8, 119 Richir, Luc 16 Ricœur, Paul 32, 45, 160, 162, 196, 267, 273, 283 Robespierre, Maximilien de 179 Romano, Claude 146, 162 Rousseau, Jean-Jacques 5, 135, 139, 141 Sade, marquis de 16 Saint-Just, Louis Antoine de 35 Saint-Simon, Claude Henri de Rouvroy de 32 Saraiva, Maria Manuela 246, 259 Sartre, Jean-Paul 245-246, 248-249, 257, 259 Saussure, Ferdinand de 273-274, 283 Sawada, Tetsuo 8, 165, 193, 266 Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph 5, 8, 31, 185-192, 195-202, 228

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Schnell, Alexander 7-8, 47, 67, 72-74, 78-79, 93, 221, 259, 265-266, 270, 274, 284 Schopenhauer, Arthur 42 Schotte, Jacques 278 Slama, Paul 74 Sollers, Philippe 16 Straus, Erwin 271 Swift, Jonathan 161, 162 Tatossian, Arthur 271-272 Tengelyi, László 6-7, 79, 92, 146, 157, 162, 266 Todorov, Tzvetan 186, 202 Unamuno, Miguel de 104

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Urbina, Ricardo Sánchez Ortiz de 114-115 Varela, Pablo Posada 8, 95, 109, 114, 188, 221, 226-227, 235, 257-258, 265-266, 270, 281-283 Vergote, Antoine 278 Viderman, Serge 266, 268-269, 283 Wagner, Richard 41 Weyl, Hermann 26 Winnicott, Donald 272, 276, 282 Wyckaert, Maurice 19-21, 44 © Hermann | Téléchargé le 24/05/2023 sur www.cairn.info via Renmin University of China (IP: 106.120.213.169)

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Sophie-Jan Arrien est docteure en philosophie de l’université Paris-Sorbonne et professeure de philosophie à l’université Laval (Québec) où elle a fondé et dirige le Laboratoire de philosophie continentale. Spécialiste de phénoménologie allemande et française (des pensées de Heidegger et de Paul Ricœur en particulier), elle a publié plusieurs travaux dans ce domaine, notamment L’inquiétude de la pensée. L’herméneutique de la vie du jeune Heidegger (19191923), Paris, PUF, 2014. Elisa Bellato est doctorante en philosophie en régime de co­tutelle sous la direction de Sophie-Jan Arrien (Université Laval) et de Dominique Pradelle (Université Paris-Sorbonne). Ses domaines de recherche sont l’idéalisme allemand (Schelling et Hölderlin), l’anthropologie philosophique et la phénoménologie heideggérienne. Sacha Carlson est musicien compositeur et docteur en philosophie avec une thèse présentée à l’université catholique de Louvain (Belgique) sur la phénoménologie de Marc Richir. Il a notamment publié un livre de conservations avec Marc Richir : L’écart et le rien. Ses travaux actuels concernent, d’une part, le rapport de la phénoménologie avec l’idéalisme allemand ; et d’autre part, la possibilité d’élaborer une esthétique phénoménologique à partir de la musique et du théâtre. Florian Forestier est docteur en philosophie et écrivain. Il est l’auteur de La phénoménologie transcendantale de Marc Richir, Le réel et le transcendantal, Le grain du sens. Aux interfaces du nouveau réalisme et de la philosophie transcendantale, son travail questionne la double dimension, à la fois systématique et pratique, de la philosophie. Jean-Sébastien Hardy est docteur en philosophie de l’université ParisSorbonne. Il a travaillé sur la question des kinesthèses chez Husserl et sur le statut de l’affectivité dans la phénoménologie française contemporaine. Ses recherches actuelles portent sur les transformations du sentiment du temps, plus précisément sur les affects liés à l’imminence dans la culture

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Notice des auteurs

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Aux marges de la phénoménologie

contemporaine. Il est notamment l’auteur de La chose et le geste. Phénoménologie du mouvement chez Husserl, Paris, PUF, 2018.

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Jean-François Perrier est étudiant au doctorat en philosophie à l’université Laval sous la direction de Sophie-Jan Arrien et Alexander Schnell. Ses domaines de recherche sont la phénoménologie, la philosophie politique et l’éthique animale. Après avoir consacré son mémoire de maîtrise à la pensée de Jacques Derrida, il poursuit actuellement ses recherches sur la phénoménologie politique de Marc Richir. Il a publié plusieurs articles, dont « De la phénoménologie à l’éthique animale. Subjectivité et animalité chez Jacques Derrida » (Studia Phænomenologica). Michel Rhéaume enseigne la philosophie au Québec. Il fait un doctorat en philosophie en régime de cotutelle sous la direction de Sophie-Jan Arrien (université Laval) et de Dominique Pradelle (université Paris-Sorbonne). Ses travaux portent sur le concept d’horizon dans la pensée de Martin Heidegger. Tetsuo Sawada est maître de conférences en philosophie et en éthique à l’université de Toyama (Japon). Il a soutenu en 2008 sa thèse de doctorat (« Problématique de l’affectivité en phénoménologie et en anthropologie phénoménologique ») sous la direction de Marc Richir. Il a publié en 2012 un livre intitulé Merleau-Ponty : phénoménologie et pathologie (en japonais) et travaille sur la phénoménologie de Marc Richir, notamment sur la question de la limite entre les phénomènes et l’institution symbolique. Alexander Schnell est professeur de philosophie théorique et de phénoménologie à l’université de Wuppertal où il dirige l’Institut für Transzendentalphilosophie und Phänomenologie et les Archives Marc-Richir. Il a publié de nombreux ouvrages et articles dans le domaine de la phénoménologie allemande et française et de la philosophie classique allemande. Pablo Posada Varela mène ses recherches dans le champ de la phénoménologie et a, pendant de nombreuses années, participé activement aux séminaires

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Joëlle Mesnil a effectué des études de philosophie, d’anthropologie, de langues scandinaves et de psychologie puis a soutenu à Paris 7 une thèse pluridisciplinaire sur « La désymbolisation dans la culture contemporaine ». Elle a exercé le métier de psychologue clinicienne dans un contexte hospitalier avec des patients psychotiques et a consacré plusieurs articles introductifs à la pensé de Marc Richir. Ses recherches sur la désymbolisation sont désormais étroitement liées à son étude de la pensée du philosophe belge.

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Notice des auteurs 289

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organisés par Marc Richir. Son champ de recherche s’étend aussi à la logique, à l’esthétique et à la réflexion politique. Il a entrepris un important travail de traduction en espagnol de certains textes de la phénoménologie francophone contemporaine (notamment de Marc Richir), ainsi qu’un travail de traduction en français de textes de la tradition philosophique et phénoménologique espagnole (J. Ortega y Gasset, J. Gaos, A. Machado).

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Table des matières

Avant-propos. Marc Richir : aux marges de la phénoménologie........ 5 par Sophie-Jan Arrien, Jean-Sébastien Hardy et Jean‑François Perrier

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I. Un quadruple coup d’envoi. Remarques sur la première philosophie de M. Richir..............................................11 par Sacha Carlson

II. Marc Richir, le réel et la question de l’idéalité....................................47 par Florian Forestier

III. Réflexions sur le mouvement de pensée de Marc Richir..............79 par Alexander Schnell

IV. Épochè hyperbolique et réduction architectonique..........................95 par Pablo Posada Varela

Partie II. Concepts et dialogues V. La refonte du concept d’horizon comme coup d’envoi de la phénoménologie richirienne.......................................................... 119 par Michel Rhéaume

VI. Une filiation secrète de la phénoménologie. Le malin génie comme réduction hyperbolique.............................. 143 par Jean-Sébastien Hardy

VII. Du sublime à l’illusion transcendantale : sur la pathogenèse transcendantale chez Marc Richir................... 163 par Tetsuo Sawada

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Partie I. Traversées

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Aux marges de la phénoménologie

VIII. Mythe et vérité chez Schelling et Marc Richir............................ 183 par Elisa Bellato

IX. Le court-circuit du sublime chez Heidegger : communauté, politique et ipséité........................................................... 201 par Jean-François Perrier

X. Qu’est-ce qu’un phénomène ? Une quadruple approche de la phénoménologie richirienne.......................................................... 219 par Sacha Carlson

Partie III. Entre hommage et témoignage © Hermann | Téléchargé le 24/05/2023 sur www.cairn.info via Renmin University of China (IP: 106.120.213.169)

par Joëlle Mesnil ***

Index nominum...................................................................................................... 283 Notice des auteurs................................................................................................. 287

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XI. Penser la psychopathologie avec Marc Richir.................................. 261

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Circoncision. Actualités d'une pratique immémoriale, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas et Jacques Ehrenfreund, 2018. La subjectivation du sujet. Études sur les modalités du rapport à soi-même, textes réunis et présentés par Rodolphe Calin et Olivier Tinland, 2017. Lire les Beiträge de Heidegger, textes réunis et présentés par Alexander Schnell, 2017. Perspectives néokantiennes, textes réunis et présentés par Danielle CohenLevinas, Marc de Launay et Juan Manual Garrido, 2016. Monde, structures et objets de pensée. Recherches de phénoménologie en hommage à Jacques English, textes réunis et présentés par Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle, 2016. Mystique et philosophie dans les trois monothéismes, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas, Géraldine Roux et Meryem Sebti, 2015. Penser au cinéma, textes réunis et présentés par Marc Goldschmit et Éric Marty, 2015. Philosophie de Jean-Luc Marion, textes réunis et présentés par Philippe Capelle-Dumont, 2015. Levinas-Derrida : lire ensemble, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas et Marc Crépon, 2015. Michel Deguy à l'œuvre, textes réunis et présentés par Bernard Vouilloux, 2015. Nouvelles phénoménologies en France, textes réunis et présentés par Christian Sommer, 2014. Appels de Jacques Derrida, textes réunis et présentés par Danielle CohenLevinas et Ginette Michaud, 2014. Lire Totalité et Infini d'Emmanuel Levinas, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas, 2011. Le déni de l'excès, textes réunis et présentés par Pierre Gisel et Isabelle Ullern, 2011. Le siècle de Schœnberg, textes réunis et présentés par Danielle Cohen-Levinas, 2010.

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Dans la collection « Rue de la Sorbonne »

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