Au nom de la sécurité! : criminalisation de la contestation et pathologisation des marges

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Au nom de la sécurité! : criminalisation de la contestation et pathologisation des marges

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L’espace démocratique se rétrécit, particulièrement pour les personnes qui sont les cibles du profilage racial, social ou politique. La décennie au pouvoir du gouvernement conservateur a laissé des traces profondes. La démocratie en a fait les frais : il y a, entre autres, une crise de la légitimité parlementaire, un affaiblissement du pouvoir de contestation de la société civile et une austérité sélective… Les libertés publiques et privées sont attaquées de toute part du fait d’un impératif sécuritaire, qui prétexte souvent la lutte au terrorisme. Au gré des lois spéciales et d’un usage abusif de différents règlements, les droits de grève et de manifestation tendent à disparaître. Le quadrillage sécuritaire du territoire et des populations est en constante progression  : surveillance électronique, caméras dans les lieux publics, restriction des libertés individuelles, arrestations préventives, certificats de sécurité, infiltration policière des groupes militants, censure, restriction du droit de manifester, tout cela met à mal les libertés politiques conquises de haute lutte par les mobilisations antérieures. Le monde néolibéral nous conduit à une lutte des classes inversée : aujourd’hui, ce sont les classes dominantes qui se mobilisent pour étendre leurs privilèges. Cet ouvrage collectif porte une attention particulière à la criminalisation de l’opposition, en revenant notamment sur la grève étudiante de 2012 au Québec et l’histoire des lois spéciales, sur les mobilisations autochtones réprimées au moyen de la force et sur la pathologisation de la « différence », laquelle apparaît comme une menace : les musulmanes certes, mais aussi les pauvres et les personnes en souffrance psychologique. Criminalisation et pathologisation participent d’une vision sécuritaire du social, par laquelle les élites politiques ou économiques « gèrent » la société. Céline Bellot, Pascale Dufour, Paul Eid, Éric Gagnon, Dalie Giroulx, Marie-Hélène Hardy, Marcelo Otero, Michel Parazelli, Martin Petitclerc, Martin Robert et MarieEve Sylvestre collaborent à cet ouvrage dirigé par Diane Lamoureux, professeure de science politique à l’Université Laval, membre d’Érasme, et Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal, associé à l’Observatoire sur les profilages. Illustration : Rip Denul, Un bœuf ne fait pas le printemps, 2013 (détail). ISBN : 978-2-924327-58-6 ; PDF : 978-2-924327-59-3

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Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (dir.), Au nom de la sécurité !

Au nom de la sécurité ! Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (dir.)

Sous la direction de Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri

Au nom de la sécurité ! Criminalisation de la contestation et pathologisation des marges

Au nom de la sécurité !

Que ce soit dans le monde arabe, en Amérique latine, en Amérique du Nord, en Europe, particulièrement là où s’imposent des politiques d’austérité draconiennes, mais aussi en Afrique et en Asie, que ce soit sur le plan international ou national, on assiste depuis plus d’une décennie à une résurgence des mobilisations de celles et ceux « d’en bas ». Ces mobilisations sont plus nécessaires que jamais devant les graves problèmes qui secouent le monde : crise internationale du capitalisme, mondialisation néolibérale, dégradation de l’écosystème, accentuation des inégalités sociales, appauvrissement, guerre sans fin, renouvellement et renforcement du patriarcat et du racisme, montée de l’extrême droite, etc. Le monde bouge rapidement et les gens sont avides de le comprendre. C’est la raison pour laquelle la collection « Mobilisations » est consacrée aux problèmes sociaux et économiques ainsi qu’aux questions d’actualité, et cela, du point de vue des dominées et des exploitées.

Sous la direction de Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri

Au nom de la sécurité ! Criminalisation de la contestation et pathologisation des marges

M Éditeur [email protected] www.editionsm.info/ © Diane Lamoureux, Francis Dupuis-Déri et M Éditeur ISBN : 978-2-924327-58-6 Ouvrage publié avec le concours de la sodec. Dépôt légal : octobre 2016

Table des matières

Introduction Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri ................................... 7 Première partie Criminalisation de la contestation .......................................... 13 Chapitre 1 Mobilisation du droit dans le conflit étudiant de 2012 au Québec : quand le juridique se mêle de la contestation politique, Pascale Dufour ............................... 15 Chapitre 2 La répression du droit de grève, ou comment nos gouvernements ont appris à ne plus s’en faire et à aimer la législation atomique, Martin Petitclerc et Martin Robert .............................................. 39 Chapitre 3 La résistance innue au projet hydroélectrique de La Romaine (2009-2014) : limites légales, politiques et épistémologiques à la contestation politique, Dalie Giroux .............................................................................. 65 Chapitre 4 Les nouveaux habits du racisme au Québec : l’altérisation des arabo-musulmans et la (re)négociation du Nous national, Paul Eid .................................................................................... 81 Deuxième partie Pathologisation des marges ................................................... 111 Chapitre 5 Visibles et invisibles : marginalités et partage des espaces publics à Québec, Éric Gagnon, Michel Parazelli et Marie-Hélène Hardy ............... 113

Chapitre 6 Repenser les liens entre folie et violence : de l’individu-fou aux situations problématiques, Marcelo Otero .......................... 131 Chapitre 7 La réponse sécuritaire à la pauvreté : une nouvelle morale de l’État, Céline Bellot et Marie-Eve Sylvestre ............................ 167

Les auteures ......................................................................... 189

Introduction

Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri

La question qui nous intéresse dans cet ouvrage s’apparente à une restriction de l’espace démocratique. Certes, personne ne menace d’abolir les élections, de limiter le droit de vote ou même d’en finir avec la diversité des partis politiques, au moins en ce qui concerne la politique fédérale et provinciale. Il n’en reste pas moins que la figure du père Fouettard connaît une popularité croissante en politique aujourd’hui et qu’elle n’épargne même plus les institutions parlementaires. En effet, les gens qui nous gouvernent ne manquent pas une occasion de nous rappeler leur conception du gouvernement  : la majorité parlementaire donne entière liberté au parti au pouvoir de gouverner au nom du « tel est mon bon plaisir », même si notre système électoral fait en sorte que cette majorité parlementaire correspond en fait à une minorité des suffrages exprimés. Lois mammouths («  omnibus  ») qui dissimulent des transformations majeures, périodes de questions « arrangées avec le gars des vues », recours fréquents et de plus en plus systématiques à des bâillons pour court-circuiter les maigres débats en Chambre… sans compter la tradition parlementaire britannique, qui subordonne le législatif à l’exécutif en instaurant une discipline de parti qui restreint la liberté d’expression et de vote des députées, transformant l’assemblée parlementaire en chambre d’enregistrement des décisions du conseil des ministres. Le changement récent de gouvernement à Ottawa n’a pas mis fin à cette culture. Les organismes indépendants du gouvernement se font plus rares (rigueur budgétaire oblige) et leur mission rétrécit comme

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peau de chagrin. De grands projets miniers ou énergétiques n’ont pas à se soumettre à l’évaluation environnementale du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), les scientifiques canadiennes ont longtemps été muselées pour ne pas déplaire aux ministres évangéliques ou climatosceptiques, des instituts scientifiques sont démantelés parce qu’ils sont susceptibles de produire des résultats dérangeants pour les pouvoirs en place. La démocratie formelle est aussi desservie par le phénomène de la concentration de la presse. La radio et la télévision publiques subissent des coupes budgétaires énormes qui minent même leur capacité à produire de l’information de qualité. Par ailleurs, deux grands groupes de presse contrôlent la quasi-totalité des médias écrits et électroniques, et la multiplication des plateformes n’entraîne pas une multiplication des points de vue. La presse indépendante vivote. Ceci sans considérer les rapports incestueux entre les élites politiques et économiques. La notion de service public disparaît lorsqu’on peut passer sans problème de la gestion d’un organisme public à un poste de dirigeante d’entreprise. En outre, les exemples se multiplient de carrières qui conjuguent, dans un ordre variable, fonctions gouvernementales, bureaux de consultantes et médias. Le financement très intéressé des partis politiques permet ensuite d’ouvrir quelques oreilles… Si nous nous inquiétons de ce qui se passe dans les structures politiques formelles, nous sommes encore plus alarmées par ce qui se passe là où nous sommes impliquées politiquement, ce que les politologues appellent la société civile. Les libertés publiques et privées sont attaquées de toute part du fait d’un impératif sécuritaire qui prend prétexte de la lutte au terrorisme. Au gré des lois spéciales, le droit de grève semble de plus en plus inopérant. Le droit de manifester tend à disparaître, sous prétexte que les manifestations ne respectent pas les règles du jeu (les fameux itinéraires), qui changent selon le bon vouloir des autorités. Les groupes communautaires sont de moins en moins autonomes, l’État cherchant à leur dicter leur mission en jouant avec leur financement. Le monde néolibéral nous conduit à une lutte des classes inversée. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les groupes sociaux vic-

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times d’injustices qui s’organisent pour lutter pour un monde plus juste, ce sont les classes dominantes qui se mobilisent pour étendre leurs privilèges. Warren Buffett, le multimilliardaire, pousse même l’outrecuidance jusqu’à déclarer que «  la guerre des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». Certes, les formes de cette « mobilisation » ne sont pas les mêmes : demandes de réduction des impôts et évasion fiscale, gated communities (quartiers sécurisés), consommation ostentatoire, rémunération faramineuse des dirigeantes d’entreprises et de banques. Ce qu’il y a derrière tout cela, c’est la volonté plus ou moins ouvertement affirmée d’une overclass mondialisée d’échapper à la règle commune. Pourquoi payer des impôts pour les écoles et la santé publiques alors qu’on peut se payer des établissements et des soins privés ? Le tout sous couvert d’une « saine gestion » des dépenses publiques qu’il faut soumettre à l’austérité, dont on sait pertinemment qu’elle produit le contraire des effets annoncés. Le tout sous prétexte qu’« on n’a plus les moyens » (évidemment, on a diminué la contribution des plus riches au trésor public au moyen des baisses d’impôts !) et qu’il faut que chacune (de préférence, les autres) paye sa « juste part ». L’obsession sécuritaire, qui s’est emparée de nos gouvernements après les attentats du 11 septembre 2001, n’a pas seulement entraîné des aventures militaires hasardeuses en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, elle influe sur une multitude de domaines. L’un des plus évidents, ce sont les murs visant à protéger l’Europe, l’Amérique du Nord ou Israël des populations paupérisées du « Sud » économico-politique : mur en Palestine qui ne sert pas que la sécurité de la population juive d’Israël, mais qui contribue également à déposséder les paysannes palestiniennes d’une partie de leurs terres arables ; mur entre le Mexique et les États-Unis pour empêcher la migration non seulement des Mexicaines confrontées à la misère ou à la guerre contre le narcotrafic, mais aussi des populations d’Amérique centrale ; murs entourant les enclaves espagnoles en territoire marocain de Ceuta et Melilla ; mur symbolique de la Méditerranée, qui devient de plus en plus un cimetière pour

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les populations d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient ; ou encore îles de rétention pour maintenir hors du territoire australien les migrantes de l’Asie du Sud-Est. À l’intérieur même des forteresses que sont devenus de facto l’Europe de Schengen, le Canada, l’Australie, les États-Unis et Israël, le quadrillage sécuritaire du territoire et des populations est en constante progression. Le Patriot Act et les projets que cette législation a inspirés chez les « alliés » des États-Unis prévoient non seulement des guerres impériales permanentes et des mécanismes de prévention de l’immigration légale, mais aussi une surveillance accrue des populations sur les territoires de ces pays mêmes. Surveillance électronique, caméras dans les lieux publics, restriction des libertés individuelles, arrestations préventives, certificats de sécu­rité, infiltration policière des groupes militants, censure, restric­tion du droit de manifester, tout cela met à mal les libertés politiques conquises de haute lutte par les mobilisations antérieures. Big Brother a quitté l’aire soviétique pour venir se réfugier dans les «  démo­craties  » occidentales. Cet ouvrage est issu d’un colloque qui s’est tenu à l’Université du Québec à Montréal en mars 2014, colloque que nous avons coorganisé et qui a permis de croiser les efforts de deux groupes de recherche : Érasme, qui, depuis quelques années, s’interroge sur la citoyenneté et la démocratie à partir des marges, et l’Observatoire sur les profilages. Les textes ont ainsi profité de l’apport des discussions et des échanges qui ont eu lieu lors du colloque. Deux phénomènes ont retenu notre attention. Le premier concerne la criminalisation de l’opposition. La grève étudiante de 2012 au Québec a non seulement été le lieu d’un essai de novlangue qui transformait une grève en boycottage des cours, mais aussi d’une répression sans précédent par son ampleur et par sa durée, de même que d’une mobilisation de l’arsenal juridique pour tenter de casser la grève (texte de Pascale Dufour), même si cet arsenal judiciaire s’inspirait de pratiques depuis longtemps utilisées pour mater le militantisme syndical (texte de Martin Petitclerc et Martin Robert). Si les enfants d’origine «  caucasienne  » de la classe moyenne ont été surprises du traitement que leur réservaient les autorités poli-

Introduction 11

tiques quand ces jeunes sortaient du cadre de la «  fonction étudiante » normalisée par l’institution (suivre des cours, préparer des examens, payer des frais de scolarité, s’endetter), d’autres subissent ce traitement de façon routinière  : les populations autochtones, dont les mouvements de protestation sont souvent réprimés dans le sang (texte de Dalie Giroux), quand ce n’est pas l’indifférence qui entoure le sort des femmes autochtones assassinées ou portées disparues ; les immigrantes de fraîche date, surtout les populations arabo-musulmanes confrontées à l’ostracisme depuis l’effondrement des tours jumelles (texte de Paul Eid). Le second phénomène est la pathologisation des marges. Que faire de ceux et celles qui vivent au cœur de nos villes, dans les espaces publics (texte d’Éric Gagnon, Michel Parazelli et MarieHélène Hardy) ou dans un monde partiellement étranger à la rationalité instrumentale (texte de Marcelo Otero) ? Comment traiter avec ces marges imposées où un « centre » qui n’a pas à se définir occupe la position du référent et se charge d’évacuer, d’ignorer ou de réprimer ce qui résiste et dévie de sa norme ? En quoi ces phénomènes de marginalisation correspondent-ils à de nouvelles tentatives d’appréhender le social et de structurer les professions d’intervention dans le social, au premier titre le travail social (texte de Céline Bellot et Marie-Eve Sylvestre) ? Ces deux visages de la criminalisation et de la pathologisation sont complémentaires et participent d’une vision sécuritaire du social. Il s’agit en fait, pour les élites politiques ou économiques qui nous « gèrent », de démembrer les solidarités, de transformer certains secteurs de la population en « problèmes » et d’adopter à leur égard une politique d’éradication épidémiologique.

Première partie

Criminalisation de la contestation

Chapitre 1

Mobilisation du droit dans le conflit étudiant de 2012 au Québec : quand le juridique se mêle de la contestation politique Pascale Dufour1

Pour des milliers de personnes arrêtées, le conflit étudiant de 2012 ne s’est pas terminé le soir des élections provinciales du 4 septembre, mais s’est poursuivi – et pour certaines se poursuit encore – devant les tribunaux. Durant les six mois où les étudiantes mobilisées se sont opposées au gouvernement libéral sur la question de la hausse des frais de scolarité, plusieurs sources de droit ont interféré avec le conflit politique, majoritairement sous la forme d’injonctions. Nous proposons dans ce texte d’explorer plus systématiquement les liens entre la protestation étudiante et l’univers juridique protéiforme. Cette exploration nous apparaît particulièrement stimulante sur le plan théorique parce qu’elle vient déplacer le questionnement concernant la répression étatique des forces policières vers l’arène judiciaire. En effet, l’interaction entre les mouvements sociaux et les forces policières a mobilisé l’attention de plusieurs chercheures, qui ont proposé d’en expliquer la dynamique générale par une réflexion sur le contexte (mondialisation, crise financière, politiques d’austérité, etc. ; Wood, 2014), de documenter le nombre des arrestations (Dupuis-Déri, 2013 ; Della Porta et Fillieule, 2006 ; Tartakowsky, 1998), de saisir la logique de l’intervention policière (Dupont et Pérez, 2011 ; Fassin, 2011 ; Fernandez, 2008), d’isoler des variables quant aux probabilités qu’il y ait des arrestations (Rafail, 2010) et d’évaluer l’impact des interventions policières sur la dynamique des mobilisation (Dupuis-Déri et L’Écuyer, 2014 ; Della Porta et 1. Avec la collaboration de Francis Dupuis-Déri et Jean-Vincent Bergeron-Gaudin.

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Tarrow, 2012 ; Davenport, 2007 ; Gillham et Noakes, 2013). Ces recherches importantes laissent toutefois dans l’ombre une part fondamentale de ce phénomène, soit ce qui survient après l’événement, alors que des manifestantes formellement accusées sont engagées contre leur volonté dans un processus judiciaire de longue durée. Intuitivement, on peut formuler l’hypothèse qu’au-delà de l’inter­action relativement brève avec les forces policières dans la rue, ce processus judiciaire peut avoir d’importants impacts à la fois sur les militantes, sur les organisations militantes et, plus globalement, sur les mouvements dans lesquels les personnes sont impliquées. Cette exploration est également pertinente sur le plan empirique. Depuis le milieu des années 1990, le Canada, tout comme les autres démocraties occidentales, a connu un réinvestissement de la rue lors des grands rassemblements militants contre les diverses rencontres intergouvernementales : Coopération économique AsiePacifique en 1997, à Vancouver, Sommet des Amériques, à Québec, en 2001, G8, à Kananaskis, en 2002, G20, à Toronto, en 2010, grève étudiante au Québec, en 2012. Progressivement et en interaction avec les actions collectives, les pratiques policières de maintien de l’ordre se transforment  : elles se caractérisent par un contrôle accru de l’espace public, une augmentation des moyens de surveillance, lesquels peuvent se traduire par une pénalisation croissante des manifestantes, l’emploi de pratiques plus répressives comme les arrestations de masse (participant de l’approche de la « neutralisation stratégique  ») ainsi qu’une utilisation accrue des services de renseignement (Forget, 2005 ; Gillham et Noakes, 2007 ; Mac Sheoin et Yeates, 2009 ; Starr, Fernandez et Scholl, 2011 ; McNeilly, 2012 ; Della Porta et Zemponi, 2013). La diffusion de ce modèle varie grandement d’un pays à l’autre (Mac Sheoin et Yeates, 2009 ; Vitale, 2007) et même de ville en ville (Rafail, 2010). Le travail récent de Wood (2014) montre comment la militarisation progressive du contrôle des foules est à la fois liée à des facteurs de diffusion internationaux et des histoires nationales spécifiques ainsi qu’à leur rajustement aux actions protestataires elles-mêmes. Ainsi, au Canada, les tactiques policières visant à empêcher les mobilisations de se déployer ne sont pas employées de la même manière selon les

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mouvements visés. Au Québec, on note une augmentation significative du nombre de personnes arrêtées lors de manifestations, le durcissement de l’encadrement législatif de l’activité protestataire et des changements dans le travail policier (Ancelovici et DupuisDéri, 2014). Dans ce contexte de criminalisation des mouvements sociaux, en particulier pour les mouvements qui luttent contre la mise en œuvre de politiques et de mesures néolibérales, se poser la question de ce qui arrive après le moment de la répression policière est particulièrement important. À ce titre, le conflit étudiant de 2012 constitue un riche terreau d’exploration. Parmi les travaux qui traitent des liens entre action collective et système judiciaire (notamment Edelman, Leachman et McAdam, 2010 ; Barclay, Lynn et Marshall, 2011), nous avons repéré  trois tendances : optimiste, pessimiste, interactive. 1. Conception optimiste : Le système judiciaire est perçu comme une occasion d’action collective (ou legal opportunity structure) (Hilson, 2012 ; Andersen, 2005 ; Wilson et Cordero, 2006 ; Vanhala, 2011b et 2012). Ces recherches, qui s’inscrivent dans une vision plus enchantée de la judiciarisation (le processus historique par lequel le pouvoir judiciaire intervient de plus en plus dans la régulation du politique ; Commaille et Dumoulin, 2009), conceptualise le droit comme un levier d’action pour les protagonistes collectifs qui se saisissent plus fréquemment des tribunaux pour régler des conflits (De Fazio, 2012 ; Pélisse, 2009 ; McCann, 1998 et 1994). Par exemple, au Canada, ce sont les travaux qui montrent comment les groupes sociaux ont investi les cours de justice depuis l’adoption de la Charte des droits et libertés (Smith, 2007 et 2008 ; Banfield et Flynn, 2013). Dans cette perspective, le système judiciaire est un outil pour modifier le cadre législatif en place ou pour faire reconnaître de nouveaux droits (Paris, 2010 ; Pedriana, 2006) ; même si plusieurs reconnaissent aussi que cette action juridique modifie parfois l’identité collective du mouvement, qui du coup s’exprime en termes de défense de droits au détriment d’autres revendications (McCann, 1994 ; Vanhala, 2011a).

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2. Conception pessimiste : Le système judiciaire est, à l’inverse, perçu comme une contrainte forte à l’action collective et un vecteur de judiciarisation des conflits. Ici, le système judiciaire est surtout analysé comme outil de répression des mouvements sociaux et un instrument du contrôle social (Wacquant, 1999 ;  Shantz, 2012 ; Boucher et Malochet, 2012 ; Earl,  2011 ; Mucchielli, 2008). Sont mis de l’avant, d’une part, les effets multiples sur l’engagement (effets dissuasifs ou chilling effects, radicalisation ou désengagement) et, d’autre part, le rôle plus général de contrôle social joué par le système judiciaire. Dans un contexte de retrait de l’État social, l’incarcération devient un outil de régulation de la pauvreté (Bellot, Sylvestre et Saint-Jacques, 2013). 3. Conception interactive : La judiciarisation est considérée comme un passage obligé pour les militantes et les organisations, une conséquence directe et fréquente de la régulation par l’État de l’activité protestataire (elle n’est donc pas une occasion de mobilisation stratégiquement choisie). Or, les militantes ne sont pas uniquement des victimes de ce processus, ces personnes agissent au sein du processus judiciaire, en décidant, par exemple, d’engager le conflit devant les tribunaux (Hilson, 2012 ; Doherty et Hayes, 2014). Hayes (2013) et Vanhala (2013) montrent comment la judiciarisation peut devenir une stratégie explicite d’action directe visant à prolonger le cadre temporel et spatial de la lutte et donner de la visibilité au mouvement. Notre recherche préliminaire menée de septembre 2013 à juin 2014 sur le cas de Montréal auprès de quatre collectifs de manifestantes arrêtées (dans l’année, quatre entrevues de groupe ; dix entrevues individuelles avec des militantes ; trois observations participantes lors des audiences à la Cour municipale de Montréal ; trois entrevues individuelles avec des avocates ; une veille de l’actualité judiciaire à la Ville de Montréal), nous a permis d’observer empiriquement la validité de cette troisième approche. Les manifestantes arrêtées du printemps  2012 ont, en effet, à la fois subi l’action policière (ces militantes n’ont pas choisi la stratégie de l’arrestation

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comme mode d’action collective) et réagi en créant des collectifs de manifestantes arrêtées qui ont intenté des poursuites contre la police et la Ville de Montréal Dans cette perspective, le système judiciaire devient un « espace judiciaire » (Bourdieu, 1986 : 9) ou une arène qui se définit comme un ensemble organisé d’institutions, de procédures et de protagonistes dans lequel des forces sociales peuvent se faire entendre, utiliser leurs ressources pour obtenir des réponses. Comme Neveu (2000) le souligne, l’arène est à la fois un cadre contraignant l’action collective et un espace de mise en visibilité d’un enjeu social. Le droit est alors simultanément un cadre structurant de l’action et une ressource matérielle et symbolique pour l’ensemble des acteurs en présence (Edelman, Leachman et McAdam, 2010). C’est bien la nature conflictuelle de l’espace juridique qui est au cœur de l’analyse. Ce texte est organisé en deux parties. Une première fournit les données recueillies quant aux types de droit mobilisés durant le conflit de 2012 et l’ampleur du phénomène de la judiciarisation. Dans la seconde partie, nous partageons des résultats préliminaires concernant les effets de l’arène judiciaire sur l’action collective, basés sur des entrevues. D’après ces résultats, il semble que le droit change la lutte sur plusieurs des dimensions généralement prises en compte dans l’analyse de l’action collective. Premier constat : ce sont tous les types de droits qui ont été mobilisés en 2012 Bien que la judiciarisation du mouvement étudiant ne soit pas nouvelle (Dupuis-Déri et L’Écuyer, 2014 : 329), c’est la première fois en 2012 qu’un conflit social est à ce point sous tension judiciaire au Québec (Atagul et coll., 2013 ; Makela, 2014 ; Lemonde et coll., 2014), illustrant à la fois le phénomène de judiciarisation (soit le recours accru au droit dans les interactions ordinaires entre protagonistes) par les injonctions et le phénomène de « judiciarisation » par les tribunaux (c’est-à-dire le fait de rendre judiciarisable  un conflit politique en traitant dans l’arène judiciaire d’un problème public ou d’un désordre public au lieu d’utiliser d’autres avenues d’action publique) (Pélisse, 2009). Lemonde et coll. (2014) offre un

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tour d’horizon de cette mobilisation judiciaire et législative. Pour résumer, soulignons que le droit civil a été mobilisé dans le cas des injonctions ; le droit pénal par le biais des infractions à un règlement municipal ou provincial ; le droit criminel avec le Code criminel et l’article sur l’attroupement illégal ou le motif « méfaits » lors des arrestations ; la déontologie policière  par certaines personnes arrêtées ou manifestantes ; le droit constitutionnel (fondé sur la concordance d’une loi ou d’un règlement avec la constitution, par exemple le partage des pouvoirs, les chartes des droits) dans le cas des recours constitutionnels. Finalement, des questions de droit ont également été soulevées (Fournis, 2015  : 129). Par exemple, avec les injonctions déposées par les opposantes au mouvement, ce sont les associations étudiantes comme regroupements légitimes des intérêts étudiants qui sont remises en question. Un jugement de la Cour supérieure du Québec, daté du 19 mars 2015, réitère cependant le bien-fondé de la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants. Aussi, depuis 2012, des débats ont cours au sein des associations étudiantes et des administrations des établissements scolaires et universitaires pour formaliser (ou non) le droit de grève étudiant. Les graphiques 1.1 à 1.3 mettent en perspective l’ampleur de certaines de ces interventions du droit dans le conflit. Selon les chiffres que nous avons compilés à partir de plusieurs sources1, les arrestations policières pour lesquelles nous disposons de données fiables s’appuient sur des infractions en matière pénale (et donc des infractions à des règlements), sauf à Gatineau où la proportion d’arrestations en vertu du Code criminel est plus élevée qu’ailleurs. La distinction est importante. D’une part, au pénal, les personnes sont présumées coupables à moins de contester leur infraction dans les trente jours et, d’autre part, le recours à l’aide juridique pour soutenir une défense est quasi impossible. En somme, les personnes qui font l’objet d’une poursuite sont aux 1. Les tableaux ont été réalisés par Louis-Philippe Savoie. Parmi les sources consultées : LDL, AJP et ASSE (2013) ; les journaux de portée nationale (La Presse, Le Journal de Montréal), les journaux régionaux pour Gatineau, Sherbrooke, Saguenay, les témoignages de la commission Ménard (2013), des échanges sur des comptes Twitter et Facebook.

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prises avec un système plus administratif que judiciaire, dans lequel il est difficile de se défendre. Graphique 1.1 Répartition du type d’arrestations par ville

Source : Tableau construit à partir des données de la LDL, AJP et ASSE (2013).

Deux règlements ont été particulièrement mobilisés par les forces policières pour sanctionner des infractions : • L’article 500.1 du Code de la sécurité routière, qui stipule que « nul ne peut, au cours d’une action concertée destinée à entraver de quelque manière la circulation des véhicules routiers sur un chemin public, en occuper la chaussée, l’accotement, une autre partie de l’emprise ou les abords ou y placer un véhicule ou un obstacle, de manière à entraver la circulation des véhicules routiers sur ce chemin ou l’accès à un tel chemin » (Québec, 2014).

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• Les règlements municipaux, dont le règlement P-6 à Montréal, qui stipule  : «  Au préalable de sa tenue, le lieu exact et l’itinéraire, le cas échéant, d’une assemblée, d’un défilé ou autre attroupement doit être communiqué au directeur du Service de police ou à l’officier responsable » (Ville de Montréal, 2014). Dans les deux cas, la marge de manœuvre des forces de l’ordre dans l’interprétation de ces articles est grande et leur pouvoir discrétionnaire (dont le pouvoir de ne pas agir) est élevé. L’agente de police peut décider des motifs de l’arrestation, mais également du mode de l’arrestation. Le Graphique  1.2 montre que les arrestations de masse ont été l’outil privilégié de la répression policière à Montréal, à Québec, à Gatineau et à Victoriaville. Ce qui a des répercussions directes sur la manière dont se déroule la poursuite judiciaire en cours. En effet, comme nous le verrons dans la partie suivante, se retrouver seule dans l’arène judiciaire ne crée pas le même contexte de poursuite qu'à cinq cents. Graphique 1.2 Arrestations de masse et arrestations ciblées par municipalités

Source : Tableau construit à partir des données de : LDL, AJP et ASSE (2013) ; revue de presse (La Presse, Le Journal de Montréal, journaux régionaux pour Gatineau, Sherbrooke, Saguenay) ; les témoignages de la commission Ménard (2013).

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Graphique 1.3 Types d’arrestation et types d’actions collectives impliquées

Source  : Données tirées de LDL, AJP et ASSE (2013) ; revue de presse (La Presse, Le Journal de Montréal, journaux régionaux pour Gatineau, Sherbrooke, Saguenay) ; témoignages de la commission Ménard (2013).

Le Graphique 1.3 nous montre que la plupart des arrestations de masse se sont déroulées lors de manifestations, mais aussi de blocages (par exemple : blocage du pont Champlain le 20 mars 2012 ; blocage de l’autoroute 410 à Sherbrooke le 27 mars 2012 ; blocage du siège social de la Banque Nationale, à Montréal, le 11 avril et le 20 avril, blocage du Palais des Congrès à Montréal le 21 avril). Pour ce qui est des injonctions, nous avons 63 demandes répertoriées, dont 57 par des individus, six par des institutions (Université de Montréal c. FAECUM1 et UQAC c. MAGE-UQAC2). Trois injonctions ont été rejetées (Charrette c. Chaudier à l’Université de Montréal parce que la grève était terminée ; Beausoleil c. Cégep régional de Lanaudière parce que le droit à l’éducation n’est pas fondamental alors que le droit d’association l’est, selon le jugement prononcé ; Louati c. UQAR parce que la demande ne satisfait pas 1. Fédération des associations étudiantes du campus de l'Université de Montréal. 2. Mouvement des associations générales étudiantes de l’Université du Québec à Chicoutimi.

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au critère d’urgence). Trente injonctions ont été initialement acceptées, 16 prolongées et deux acceptées partiellement. Dans 24 cas, la Cour a permis l’intervention des forces policières dans les universités et cégeps concernés. Même si, sur le plan strictement légal, ces injonctions ont une faible valeur de précédent (Makela, 2014), elles ont un impact très important sur le plan symbolique, parce qu’elles mettaient en cause directement les droits collectifs et politiques, comme le droit d’association, et les plaçaient en concurrence avec un droit contractuel qui lie une étudiante à une université. Plusieurs croient d’ailleurs que les jugements rendus sont erronés (Brunelle, Lampron et Rousselle, 2012 ; AJP, 2013 ; Juripop, 2013 ; Makela, 2014). Ces injonctions pourraient avoir des répercussions importantes sur le statut des associations étudiantes, leurs moyens d’action et la nécessité ou non de formaliser le droit de grève. Plusieurs recours collectifs ont été déposés et autorisés (pour des arrestations de masse ayant eu lieu en 2012 ou 2013), concernant des conditions de détention et d’arrestations illégales (Lord c. Montréal ; Perrier c. Montréal, Cartwright c. Montréal, Baez c. Montréal, Chabot-Giguère c. Montréal et Ricci c. Montréal) ; deux autres demandes ont été déposées afin d’obtenir une compensation financière à la suite de la grève (Laganière et Draghici c. Collège Montmorency et coll.). Des recours constitutionnels ont également été déposés (Villeneuve c. Montréal à propos du règlement P-6 ; un recours pour invalider l’article 500.1 du Code de la sécurité routière, Alami et LDL c. Montréal ; un pour invalider des parties de la loi 32, Bergeron et Proulx c. PGQ). Finalement, des poursuites ont été intentées : Dominique Laliberté-Martineau contre la SQ ; l’Université de Montréal contre des manifestantes accusées d’avoir saccagé une salle du pavillon Roger-Gaudry. Dans la seconde partie, nous explorons, avec l’aide des collectifs d’arrêtées rencontrées, à titre de premières intuitions de recherche, ce que l’arène judiciaire a comme impacts sur leur mobilisation. Quand l’arène judiciaire change la lutte Selon les renseignements recueillis au cours des entrevues de groupe et individuelles, des changements sont perceptibles sur tous

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les plans : des règles du jeu ; des protagonistes présentes ; des stratégies à adopter ; des ressources à mobiliser ; des identités mobilisées ; du tempo de la mobilisation. Autrement dit, ce sont bien toutes les dimensions de la mobilisation identifiées dans la littérature sur les mouvements sociaux qui sont touchées par l’entrée dans le processus judiciaire, du moment où la contravention est donnée jusqu’au procès ou jusqu’à l’abandon des poursuites. 1. Changement des règles du jeu L’entrée dans l’arène judiciaire (et en particulier au pénal) implique pour une militante l’adoption et la compréhension de nouvelles règles de fonctionnement. Ainsi, une fois la contravention reçue, de nombreuses étapes jalonnent la contestation de cette contravention (qui doit se faire dans les 30 jours). Les personnes qui contestent leur contravention vont être convoquées à plusieurs reprises à la Cour municipale de Montréal pour des audiences pro forma (lesquelles risquent d’être reportées) avant la tenue officielle du procès. Parallèlement, un processus de recours collectif peut être décidé, ce qui entraîne d’autres types de démarches et d’engagement – de l’obtention de l’autorisation d’être requérante, aux contacts réguliers avec les protagonistes du système judiciaire pour déposer le recours, à l’autorisation du recours et à la décision définitive concernant le recours, cela peut prendre plus de dix ans. Par exemple, l’arrestation de masse du 23 mars 2012, à Montréal, a ouvert 592 dossiers. Convoquée à plusieurs reprises, mais reportée, la première audience pro forma a eu lieu en mai 2014. Lors de l’audience, où toutes les personnes arrêtées avaient été convoquées, la première étape a consisté à faire l’appel des présentes et à savoir quel type de défense était favorisé. Sur les 592 dossiers, 145 (24 %) personnes ont opté pour une défense collective, 15 (2,5  %) ont opté pour une défense individuelle, 55 (9  %) voient leur dossier traité en instruction par défaut sans avis (pour celles qui n’avaient pas contesté la contravention) et 377 (64  %) voient leur dossier traité en instruction par défaut avec avis (elles ont reçu une convocation à l’audience à la suite de leur démarche de contestation de la contravention, mais ne se sont pas présentées le jour dit). Le

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procès en tant que tel n’était pas prévu avant 2015. Il est également probable que les charges pénales tombent. En effet, plusieurs poursuites ont été abandonnées par la Ville de Montréal, faute de preuves suffisantes. Peu importe le résultat, ce sont plusieurs mois, voire des années de poursuites que les militantes ont connues dans l’arène judiciaire. Ces personnes ont dû comprendre le déroulement de ces poursuites, ce qu’on attendait d’elles , les différentes options offertes à chaque étape dans un langage qui, souvent, ne leur était pas familier, et apprivoiser l’interaction avec des protagonistes qu’elles n’avaient pas l’habitude de côtoyer. 2. Changement chez les protagonistes en présence Après la plupart des arrestations de masse de 2012, les personnes arrêtées ont formé des comités de défense en fonction de la journée de leur arrestation (sauf à Sherbrooke où les militantes ont tenté de demeurer organisées non pas sur la base de la date de l’arrestation, mais sur la base du « statut » d’arrêtée ; nous y reviendrons). Concrètement, cela signifie qu’une personne plusieurs fois arrêtée lors d’une arrestation de masse peut faire partie de plusieurs collectifs de personnes arrêtées. À noter également qu’il semble que la formation de ces collectifs soit, au fur et à mesure de la grève, devenue un quasi-automatisme  : de plus en plus vite, sur place, au moment de l’arrestation, les militantes échangeaient leurs coordonnées et formaient un collectif. Cependant, toutes les personnes arrêtées ne militent pas dans ces collectifs ; certaines ont plutôt opté pour la voie de sortie – au sens de Hirschman (1970) – et n’ont pas contesté leur contravention. Si les militantes rencontrées ont toutes été impliquées de manière soutenue durant la grève étudiante et représentent sans doute une partie du noyau dur des militantes, c’est ainsi qu’un mouvement social peut se déployer ; ces activistes se sont senties recalées une fois entrées dans le processus judiciaire. En effet, ce sont les avocates investies dans la défense des étudiantes qui en deviennent les protagonistes centraux. Non seulement les avocates maîtrisent les codes de cet univers, mais les membres du barreau connaissent aussi les stratégies possibles et les écueils à éviter. Figures clés de la lutte

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qui se poursuit dans l’arène judiciaire, leur pouvoir reste cependant limité et certaines militantes étudiantes choisissent d’ailleurs de se représenter seules. Pour plusieurs collectifs d’arrêtées rencontrés, ce n’était pas l’avocate seule qui décidait quoi faire ou ne pas faire ; les choix se faisaient en interaction constante et parfois des désaccords apparaissaient sur les stratégies à adopter (comme se représenter seule pour bloquer le système à cause du trop grand nombre de cas lors des audiences et du procès ou se défendre en groupe pour faire des économies et exister sur le plan collectif et donc résister à l’individualisation du processus judiciaire). L’autre protagoniste judiciaire qui joue un rôle majeur dans cette arène est le juge. Autant le juge Rolland a autorisé la grande majorité des injonctions durant la grève de 2012 et semble, de ce fait, avoir contribué à « juridiciser » les rapports entre les universités (et donc les administrations universitaires et les professeures) et leurs étudiantes ; autant le juge Sansfaçon, qui a autorisé les recours collectifs contre la Ville de Montréal, semble incliner pour une conception différente de la démocratie, une démocratie faisant place non seulement à la contestation comme mode légitime de fonctionnement, mais également aux associations comme représentantes légitimes de la voix collective des étudiantes (jugement du 22 août 2014). Comme on le voit, la présence de ces intervenantes dans un conflit politique ne suffit pas à présumer le rôle que ces gens vont y jouer. 3. Changement dans les stratégies  Dans l’arène judiciaire, le choix des répertoires d’action est relativement restreint : il est, évidemment, risqué d’envisager un affrontement direct lors d’une audience ou d’un procès pour l’accusée. Cependant, il est possible de poursuivre le registre protestataire à l’intérieur et à l’extérieur de la Cour municipale de Montréal par d’autres moyens. Par exemple, des vigiles ont été organisées lors de certaines audiences ou certains procès afin de manifester devant le bâtiment de la Cour municipale et soutenir les personnes arrêtées par une démonstration de la solidarité entre militantes. Il est aussi possible, à l’intérieur des murs, de politiser le processus judiciaire.

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Ainsi, les requêtes en invalidité constitutionnelle ont pour objectif non seulement de faire tomber les accusations, mais également de changer le droit (ou la loi) ou de garantir de nouveaux droits en imposant une réflexion sur le fond. De plus, la stratégie d’engorgement du système judiciaire peut entraîner l’abandon des accusations (à cause des délais indus) et faire la démonstration de l’inefficacité de la judiciarisation/pénalisation du politique. À un certain moment, il devient évident pour tous les protagonistes en présence que le système judiciaire ne peut pas réguler des conflits politiques qui concernent des centaines, voire des milliers de manifestantes. C’est d’ailleurs la stratégie adoptée par les militantes qui ont contesté en bloc leur contravention. La présence massive des personnes arrêtées, à la Cour municipale, comme lors des audiences pro forma observées, crée une situation inhabituelle qui peut rapidement devenir chaotique. Ni les locaux, ni le personnel, ni les procédures ne sont conçus pour recevoir des centaines de personnes arrêtées pour un même motif. Le système judiciaire est d’abord et avant tout conçu pour traiter des cas individuels, selon une logique d’individualisation du traitement des contraventions, et non pour porter sur des actions collectives. C’est également pourquoi certains collectifs d’arrêtées choisissent de ne pas être représentés collectivement par une avocate, mais de se représenter personnellement, afin de ne pas rendre le processus plus « gérable » et, au contraire, jouer la carte de l’engorgement. Il y a donc bien des choix stratégiques à opérer et, pour les collectifs rencontrés, ces choix nécessitaient de nombreuses heures de discussion et d’échange. Plusieurs avaient d’ailleurs l’impression de « naviguer à vue » sans trop savoir quelles seraient les conséquences précises de leur choix. Autrement dit, quand on est une militante avec six mois d’expérience dans un contexte de crise politique majeure (le conflit étudiant de 2012), des savoirs militants sont acquis (Lamoureux, 2013), qu’il sera facile de réinvestir ailleurs dans l’arène protestataire. Cependant, le fait de changer d’arène modifie la situation  : ce n’est qu’à l’issue du processus judiciaire que les militantes arrêtées sauront à quoi s’attendre à la suite de la décision prise au départ. On retrouve, ici, la question du « répertoire  tactique  » et de ses propriétés, comme discuté par Siméant

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(2009). En règle générale, mobiliser un répertoire tactique, comme une manifestation ou une grève de la faim, signifie que l’on connaît grosso modo son déroulement (comment cela va-t-il débuter, quelles sont les règles à suivre pendant l’action et comment cela pourrait-il se terminer ?) ; et c’est bien pour cela qu’il est possible de parler de «  répertoire  ». A priori, de telles connaissances n’existent pas (encore) en ce qui concerne l’arène judiciaire. Par ailleurs, il est probable que d’autres savoirs militants vont se constituer d’ici quelques années qui se rapporteront cette fois au processus judiciaire. 4. Changement dans les ressources  Le processus judiciaire entraîne des coûts matériels, et notamment des frais juridiques, sans commune mesure avec les coûts généralement associés à l’action militante dans une association étudiante. Cet engagement financier, qui accompagne la contestation des contraventions, malgré les tarifs préférentiels, dont jouissent les collectifs d’arrêtées, principalement défendues par des avocates membres de l’Association des juristes progressistes du Québec, est parfois un défi à la construction de solidarité entre les personnes arrêtées. Par exemple, le Collectif de Sherbrooke avait décidé de rassembler et de représenter en Cour l’ensemble des arrêtées, peu importe la date de leur arrestation (à la différence des collectifs de Montréal qui fonctionnent par le jour des arrestations). Il était donc possible que des frais d’avocates lors d’un procès (ou d’une audience) concernent une arrestation dans laquelle toutes les personnes arrêtées n’étaient pas concernées. Dans cette situation, comment manifester une solidarité (financière) collective et, surtout, comment s’assurer de sa pérennité ? L’incertitude financière concerne également les montants des amendes (et parfois le cumul de celles-ci), alors que l’issue des procès est encore incertaine. Il peut être tentant de payer son amende plutôt que de s’engager dans une bataille juridique onéreuse qui, pour certaines militantes rencontrées, constitue « une épée de Damoclès permanente » au-dessus de leurs têtes. Les étudiantes de 2012 ont parfois quitté le monde universitaire, et la poursuite judiciaire et ses conséquences financières représentent un frein à leur insertion dans

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la vie professionnelle : « On est toujours ramené en arrière avec ces contraventions ; c’est difficile de passer à autre chose. » Par ailleurs, comme mentionné plus haut, l’entrée dans l’arène judiciaire est complexe pour les militantes et nécessite des ressources cognitives qu’il leur faut acquérir, soit individuellement, soit collectivement. À cet égard, mentionnons le travail effectué par le comité légal de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) qui tente de rendre disponibles le plus d’informations possible en ce qui concerne le processus judiciaire1. 5. Changement dans les identités mobilisées Parmi les éléments que les militantes ont partagés avec l'équipe de recherche, le changement dans les identités mobilisées m’apparaît particulièrement important à examiner. Des recherches complémentaires sont nécessaires pour dresser un portrait plus exhaustif de cette dimension et tenter d’en mesurer l’ampleur, mais d’ores et déjà quelques pistes ressortent. Pour plusieurs militantes rencontrées, il est difficile, voire impossible, de poursuivre la lutte dans l’arène judiciaire pour les mêmes motifs que ceux qui ont accompagné leur engagement militant dans la rue en 2012. En effet, lors de ces mobilisations, l’objectif était d’emblée politique ; il s’agissait au minimum de « contrer la hausse » des frais de scolarité. En 2013 et 2014, les personnes arrêtées sont contraintes à se défendre. Pour transformer cette défense individuelle en lutte politique, il est nécessaire de trouver d’autres motivations que la croyance en la nécessité de l’accessibilité aux études. Le droit, dans ces circonstances, est difficilement une arme politique : les arrêtées sont placées dans une position défensive où leurs choix d’agir collectivement repose surtout sur la volonté de ne pas être déclarées coupables (et non lutter pour la gratuité scolaire). Comment créer une identité collective qui « propulse » le mouvement ? Une des militantes rencontrées explique : « Je continuerais de manifester et je ne paierai pas les amendes parce que je refuse d’être coupable. » Il s’agit, ici, d’une bataille pour les droits politiques et la possibilité même de la contestation. Cependant, cette bataille ne 1. .

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recèle pas le même potentiel enthousiasmant que les mobilisations du printemps  2012, dans lesquelles les militantes étudiantes et leurs alliées se sont placées, le temps du conflit, dans une position nettement offensive (Dufour et Savoie, 2014). Ce sont donc les conditions mêmes de la mobilisation qui sont transformées par la répression et le processus judiciaire. Des ajustements majeurs sont nécessaires du côté des militantes pour être en mesure de poursuivre la lutte dans une autre arène, au risque que la finalité de départ (la cause étudiante) soit reléguée à l’arrière-plan. Quels seront les effets, à plus long terme, de ce changement dans les identités mobilisées sur le plan individuel, mais aussi à l’échelle du mouvement comme tel ? Y aura-t-il deux classes de militantes étudiantes, les arrêtées et les autres ? Autant de dynamiques qu’il faudra documenter par un travail minutieux sur les trajectoires militantes. 6. Changement de tempo Le conflit de 2012 se poursuit bel et bien dans l’arène judiciaire, mais selon d’autres modalités et dynamiques. En particulier, il s’agit d’un temps très long qui demande beaucoup de souffle militant et de ténacité, non seulement par la longueur des procédures en cours (qui s’est déjà soldée par l’abandon de certaines poursuites), mais aussi par la multiplication des étapes jusqu’au procès lui-même. Cette temporalité juridique très distincte de ce qui se passe dans l’arène protestataire pose plusieurs questions pour l’avenir  : que va-t-il se passer lors du prochain conflit sachant que les procès ne seront pas terminés ? Y aura-il un effet de dissuasion du côté des étudiantes militantes, soit à cause des procès en cours, soit par crainte de connaître à leur tour un processus de judiciarisation ? Sur un plan plus global, le mouvement étudiant va-t-il opter pour de nouvelles stratégies d’action, qui tiennent compte de la possibilité que la répression policière soit suivie d’une répression judiciaire ? Notre recherche préliminaire ne nous permet pas de répondre à ces questions ; parmi les militantes rencontrées, plusieurs cas de figure sont apparus. Pour certaines, le processus judiciaire renforçait leur détermination pour « maintenir la lutte vivante », entraî-

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nant parfois une radicalisation des discours, alors que pour d’autres, c’est davantage l’essoufflement militant qui ressortait des propos et la volonté de «  laisser tout cela derrière  ». La durée du processus judiciaire, couplée à des changements dans la vie des personnes, semble avoir des effets mixtes sur l’engagement. Conclusion Investir l’arène judiciaire est à la fois une contrainte et une obligation quand on a été arrêté lors d’une manifestation et une occasion de poursuivre la lutte sur un autre terrain. Les données préliminaires recueillies montrent que pour les militantes, poursuivre la lutte dans l’arène judiciaire n’est pas un choix, mais davantage une obligation de « posture militante », afin de défendre le droit à la contestation politique dans une société démocratique. Il s’agit, cependant, d’un processus plus éprouvant et coûteux sur le plan personnel que l’engagement pour une cause à l’extérieur de l’arène judiciaire. Celle-ci représente un univers étranger à l’action collective qu’il est très difficile d’utiliser à son avantage. Le droit, par la pénalisation, apparaît clairement comme un instrument du pouvoir politique en 2012 ; il apparaît beaucoup moins comme un espace transformateur et moteur pour les mouvements sociaux. Ce résultat rejoint les conclusions des travaux de Petitclerc et de son équipe (2013 ainsi que le chapitre 2 dans cet ouvrage) qui ont montré comment le recours récurrent aux lois spéciales par le gouvernement du Québec a participé largement à la perte de combativité des organisations syndicales en restreignant de plus en plus leur champ d’action. Considérer sur le plan théorique le moment de « l’aprèsarrestation », nous permet d’ouvrir un champ de recherche pro­met­ teur, qui replace la question de la transformation des mouve­ments dans le temps dans une perspective différente de ce qui est généralement mis de l’avant dans l'étude des mouve­ments sociaux. Au-delà des moments forts de mobilisation et de « pics » de conflits, qui seraient séparés par des laps de temps où les mouvements sociaux entrent en dormance (Taylor,  1989), il apparaît que certaines militantes poursuivent la lutte dans l’arène judiciaire, selon d’autres modalités (règles du jeu, stratégies, identités, ressources, protagonistes en

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présence, dynamiques). Bien qu’il soit difficile, à ce stade, de conclure aux effets concrets de ce passage contraint par l’arène judiciaire, certaines dimensions peuvent être évoquées à titre d’hypothèses. Par leurs actions et expériences dans cette arène, les militantes étudiantes arrêtées en 2012 ont participé à la transformation des conditions de la mobilisation future. Ainsi, la stratégie de la contestation massive des contraventions devant les tribunaux a permis l'abandon de milliers de poursuites en vertu du règlement P-6 de la Ville de Montréal (Le Devoir, 26 février 2015 : A1) ; même si le règlement demeure en vigueur. Il se pourrait également que cette poursuite des luttes dans l’arène judiciaire ait participé à des transformations des tactiques policières relativement à l’encadrement des manifestations. Il semble que les services de police de Montréal et de Québec aient utilisé au printemps 2015 d’autres motifs d’arrestations en plus de ceux retenus en 2012 (Le Devoir, 16 mars 2015 ; Communiqué LDL-QC, 25 mars 2015). Avec les pratiques régulières des arrestations de masse, l’affrontement judiciaire devient partie prenante des éléments nous permettant de comprendre l’évolution des dynamiques entre les acteurs d’un conflit. Sur le plan des organisations, il semble également évident que des effets existent sur les associations étudiantes. L’épopée judiciaire de 2012 n’est sûrement pas neutre pour le mouvement étudiant, son niveau de combativité, sa cohésion interne, les tactiques choisies, son positionnement politique, et ses modes de recrutement futurs. Finalement, sur le plan de l’engagement individuel, les effets de l’arène judiciaire sont probablement multiples : entre épuisement militants, chilling effect et processus de radicalisation, il reste à documenter sérieusement ce chantier de recherche.

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Chapitre 2

La répression du droit de grève, ou comment nos gouvernements ont appris à ne plus s’en faire et à aimer la législation atomique Martin Petitclerc et Martin Robert1

On peut s’étonner que l’histoire des lois spéciales québécoises ait fait l’objet de si peu de recherches, vu leur impact majeur sur les relations de travail au Québec. Quand cette pratique a été étudiée, les chercheurs ont généralement soutenu, comme l’ont fait François Delorme et Gaston Nadeau, que le « Québec ne se démarque pas tellement de ses vis-à-vis canadiens » quant à la fréquence d’adoption des lois spéciales (Delorme et Nadeau, 2002 : 752)2 . Or, une analyse plus attentive de l’histoire de ces lois nous amène à tirer une conclusion bien différente. Rappelons d’abord que ces lois d’exception se caractérisent par leur durée d’application déterminée, par leur mode d’adoption rapide, en séance extraordinaire à l'assemblée parlementaire, et par leur objectif  : prévenir ou mettre fin à une grève par la suspension de certaines règles de droit et par la menace de sanctions civiles, pénales ou criminelles. Les lois spéciales imposent souvent, en outre, un mécanisme d’arbitrage ou, tout simplement, une convention collective pour mettre un terme à un conflit de travail. C’est toutefois leur rôle dans la répression de 1. Cet article découle d’une recherche en cours, menée en collaboration avec la CSN, la CSQ, la FTQ et la FIQ, dans le cadre du Service aux collectivités de l’UQAM. 2. Dans une excellente étude sur l’histoire des lois spéciales canadiennes, Leo Panitch et Donald Swartz (2003) n’insistent pas sur la spécificité des lois spéciales québécoises par rapport aux autres lois provinciales et fédérales. Pour le Québec, la meilleure étude sur la négociation collective et les lois spéciales dans le secteur public est celle d’Yvan Perrier (2001).

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l’exercice de la grève, notamment dans les secteurs publics et parapublics, qui nous intéressera ici. L’histoire de ces lois répressives au Québec commence très peu de temps après l’adoption du Code du travail en 1964. Ce dernier, tout en présentant la grève légale comme un moment légitime dans le processus de la négociation d’une convention collective, reconnaît politiquement la grève comme une pratique de contestation nécessaire à la vitalité d’une société démocratique. Le Code du travail est adopté après deux décennies de lutte du mouvement syndical contre le régime autoritaire de l’Union nationale, dirigée par Maurice Duplessis (1936-1939, 1944-1959). C’est pourquoi l’idée selon laquelle la grève joue un rôle politique important dans la démocratisation des institutions québécoises est assez largement partagée au tournant des années 19601. Considérant l’hostilité que suscite ce moyen d’action aujourd’hui, et la crainte qu’il peut produire à l’intérieur des milieux syndicaux eux-mêmes, la question suivante se pose : quel a été le rôle de la législation d’exception dans ce processus de délégitimation de la grève comme pratique démocratique et émancipatrice ? Deux principaux arguments sous-tendent notre analyse. Premiè­ rement, nous affirmons que, au-delà des circonstances particulières de leur adoption, les lois spéciales ont une histoire qui leur est propre. Elles forment un phénomène se dévoilant dans la durée, avec ses continuités et ses points de rupture, lequel pèse actuellement d’un poids considérable sur le mouvement syndical. Deuxièmement, nous voulons montrer que, parmi les différents pouvoirs législatifs canadiens, provinciaux et fédéral, celui du Québec a inventé le dispositif le plus répressif de loi spéciale, dont les conséquences politiques sont les plus décisives. Cela s’explique à notre avis par la nécessité, du point de vue du gouvernement québécois, de s’en prendre à un mouvement syndical singulièrement revendicateur, en comparaison de celui du reste de l’Amérique du Nord. D’où le recours, dès le milieu 1. Dans les années 1950, des intellectuels libéraux, qui n’avaient rien de révolutionnaire, reconnaissaient spontanément cette idée, qui apparaissait plus ou moins comme une évidence. Voir Trudeau (1956). Sur le mythe politique de la grève de l’amiante de 1949, voir Rouillard (1999 : 33-34).

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des années 1960, à des lois spéciales qui suspendent le droit de grève et deviennent de plus en plus répressives jusqu’au début des années 1980, moment où le gouvernement provincial procède à des coupes massives dans les services publics. C’est dans ce contexte qu’est adoptée, le 16 février 1983, la loi 111. Elle interdit une grève des enseignantes de la très combative Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ). Cette loi, surnommée la « bombe atomique » (Fournier, 1994 : 185) pour souligner son caractère répressif extraordinaire, marque un moment fondateur de l’histoire du néolibéralisme au Québec. Le présent chapitre examine la mise en place du dispositif de la législation d’exception et la genèse de la loi 111 de 1983. Cela suppose que l’on s’attarde d’abord aux conditions d’exercice du droit de grève au Québec. Le droit de grève C’est par les lois sur les relations ouvrières adoptées dans le contexte exceptionnel de la Deuxième Guerre mondiale que les gouvernements canadien et québécois produisent une première codification explicite du droit de grève. Bien que les grèves fissent généralement l’objet d’une répression très violente, l’exercice de la grève n’avait rencontré que peu d’obstacles juridiques depuis la fin du 19e siècle. En fait, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale au Canada, la grève est généralement considérée par les travailleurs et travailleuses, voire par les tribunaux, comme l’équivalent d’une liberté fondamentale, puisque rien ne l’interdit (Tucker et Fudge, 2010). La situation change en 1944 quand les deux paliers de gouvernement, qui avaient pourtant légiféré selon l’orthodoxie libérale la plus rigide durant les années 1930, s’inspirent du Wagner Act étatsunien pour jeter les bases du droit du travail contemporain. Adopté en 1935, le National Labor Relations Act (ou Wagner Act) instaure aux États-Unis un nouveau régime de relations de travail dans le secteur privé, protégeant la libre association des travailleurs et des travailleuses de l’arbitraire patronal. Sa clé de voûte est une procédure administrative de reconnaissance du syndicat majoritaire à titre de seul représentant des travailleurs et travailleuses

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d’une même unité de négociation. Profondément libérale, la loi se limite, aux États-Unis, à mettre en place un cadre légal favorisant la libre négociation, dans le secteur privé, d’un contrat de travail collectif. Comme l’explique le professeur de droit du travail Gilles Trudeau, « Le Wagner Act reconnaît […] explicitement le droit de grève et en protège l’exercice, dans le cadre de la négociation collective ou comme moyen de protection ou d’entraide. Par contre, exercée dans un tel cadre, la grève demeure fort peu réglementée et le principe du laissez-faire vaut toujours » (Trudeau, 2004 : 13). C’est pendant la Deuxième Guerre mondiale que le gouvernement fédéral canadien intervient à son tour pour instaurer un nouveau régime de relations de travail, qui vise à contraindre les employeurs à négocier avec les syndicats accrédités qui représentent leurs employées. Cette intervention législative prend la forme, en 1944, des Règlements des relations ouvrières en temps de guerre (décret fédéral PC 1003). À peu près simultanément, la Loi des relations ouvrières est adoptée au Québec. Ces interventions sont provoquées par l’importante vague de grèves de 1942 et 1943 qui a pour principal objectif de faire reconnaître les syndicats dans les industries de guerre. Au début de 1944, les gouvernements, de même que plusieurs employeurs aux prises avec de nombreux conflits de travail, en arrivent à la conclusion que seule une procédure de reconnaissance syndicale permettrait d’assurer une certaine paix industrielle. En conséquence, s’inspirant du Wagner Act, la nouvelle législation prévoit une procédure de certification syndicale, reconnaît la liberté de négociation et assure au syndicat majoritaire le monopole de la représentation des corps d’emploi dans les entreprises. Accueillie très favorablement par le mouvement syndical québécois, cette nouvelle législation n’en restreint pas moins fortement l’exercice du droit de grève. En effet, à la différence du Wagner Act, la législation canadienne et québécoise impose une période obligatoire de conciliation et d’arbitrage avant le déclenchement d’une grève, et interdit tout arrêt de travail pendant la durée de la convention collective. Pour compenser cette contrainte, elle instaure une procédure obligatoire de griefs pour régler les conflits découlant de l’application de la convention

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collective (Trudeau, 2004 : 18). Ainsi, les gouvernements québécois et canadien agissent pour mettre un terme aux grèves fréquentes qui visent la reconnaissance d’un syndicat dans un milieu de travail, enjeu désormais confié à une procédure bureaucratique régie par les commissions du travail créées à cette fin. Ce qui veut dire – et c’est là une caractéristique importante de cette législation – que le droit de grève est désormais conditionnel à l’obtention préalable de l’accréditation syndicale. En d’autres mots, la naissance du droit du travail contemporain canadien s’accompagne d’une privation du droit de grève pour la majorité des travailleurs et travailleuses : les salariées qui ne sont pas syndiquées1. Les travailleurs et travailleuses non syndiquées ne sont pas les seules à se voir privées du droit de grève en 1944. Les salariées des services publics le sont également. Au cours des années précédentes, spécialement en 1943, ces travailleuses et travailleurs avaient déclenché plusieurs grèves retentissantes au Québec. Or, tout en conservant le droit de s’associer, ces salariées doivent désormais se soumettre en cas de conflit à une procédure d’arbitrage obligatoire avec décision exécutoire (Rouillard, 2004 : 98-99). Ces restrictions importantes dans les secteurs privés et publics s’accompagnent d’amendes servant à éviter les « grèves illégales », dont on élargit la définition pour y inclure le ralentissement de la production. Ainsi, la loi québécoise prévoit, « pour chaque jour ou partie de jour » de grève illégale, des amendes de 100 à 1 000 dollars pour un représentant syndical et de 10 à 100 dollars pour les autres grévistes (Statuts du Québec, 1994 : chap. 30, art. 1, alinéa 43). À ce nouveau régime des relations de travail s’ajoute, à partir de 1946, la possibilité d’inclure dans les conventions collectives ce qu’on connaît maintenant sous le nom de «  formule Rand  ». Ce mode de financement des syndicats porte le nom d’Ivan Rand, juge à la Cour suprême du Canada. À la tête d’une commission pour résoudre un important conflit de travail dans une usine de la compagnie Ford à Windsor en 1945, il recommande que l’employeur 1. « Toute grève ou contre grève est interdite tant qu’une association de salariés n’a pas été reconnue comme représentant du groupe de salariés en cause  » (Statuts du Québec, 1944 : chap. 30, art. 1, alinéa 24).

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prélève les cotisations syndicales à même les salaires, que les travailleurs ou les travailleuses soient membres du syndicat ou pas. Si ce jugement est généralement considéré comme favorable au mouvement syndical, il faut noter en revanche qu’il propose de nouvelles formes d’encadrement des grèves. Par exemple, le jugement prévoit qu’en cas de grève illégale le syndicat peut perdre le privilège du prélèvement automatique de la cotisation syndicale, et les grévistes s’exposent à une amende de trois dollars pour chaque jour d’absence, voire à la perte d’une année d’ancienneté pour chaque semaine de grève1. Clairement, la nouvelle législation du travail, tout en réduisant l’arbitraire patronal par ses clauses de sécurité syndicale et par l’encadrement de la négociation collective, est indissociable d’une volonté de discipliner le mouvement ouvrier. La législation de 1944 consolide néanmoins les institutions syndicales et contribue à améliorer le pouvoir de négociation des travailleurs et travailleuses syndiquées. Le nombre de salariées syndiquées passe ainsi de 267 000 à 401 000 entre 1946 et 1960. Cette progression est tout de même modeste lorsqu’on analyse le taux de syndicalisation. Au Québec, après un bond d’environ 10 % entre 1939 et 1946, le taux de syndicalisation se stabilise autour de 28 % de la main-d’œuvre, et ce, jusqu’en 1960 (Rouillard, 2004 : 286288). Cela est attribuable en partie aux contraintes de la législation de 1944, et en partie à la politique antisyndicale du gouvernement de Maurice Duplessis, de retour au pouvoir de 1944 à 1959. Cette hostilité est bien connue et il est inutile de s’y attarder. Il suffit de noter qu’en attribuant un rôle important à l’État dans la certification syndicale et la reconnaissance du droit de grève, la loi québécoise ouvre grande la porte à l’ingérence autoritaire d’un gouvernement antisyndical. Ce qui s’est manifesté lors de nombreux conflits ouvriers célèbres des années 1940 et 1950, dont la grève de Murdochville de 1957 qui achève de discréditer la loi provinciale de 1944 (Rouillard, 2004 : 136-137). 1. Pour une discussion approfondie du jugement Rand, voir l’article de Gérard Dion (1975). Cette clause de sécurité syndicale se généralisera dans les conventions collectives de la grande entreprise avant d’être rendue obligatoire, en 1977, par le gouvernement du Parti québécois.

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Les débuts de la Révolution tranquille (1960-1966) sont quant à eux marqués par un important conflit entre le gouvernement libéral de Jean Lesage et le mouvement syndical en ce qui concerne la réforme du droit du travail. L’arbitraire gouvernemental des années 1940 et 1950 pousse le mouvement syndical à exiger une meilleure protection du droit d’association et du droit de grève, notamment par un accès plus direct à la certification et par une réduction des délais requis avant de pouvoir déclencher une grève légale. Ces demandes, qui vont plus loin que ce que le gouvernement était d’abord prêt à concéder, sont finalement intégrées dans le Code du travail de 1964. Or, le droit de grève y demeure étroitement balisé, notamment par l’interdiction de déclencher un arrêt de travail pendant la durée de la convention collective. De même, le nouveau Code du travail consacre la perte du droit de grève des travailleurs et des travailleuses non syndiquées, privation qui remonte à 1944. Parallèlement, après plusieurs années d’affrontement avec le gouvernement, et sur fond de grèves illégales dans les hôpitaux et de menace de grève générale, le mouvement syndical réussit à faire reconnaître, dans la législation, un droit de grève aux syndiquées des secteurs public et parapublic, à l’exception des policiers et des pompiers. Le gouvernement et l’assemblée parlementaire en ont tout simplement conclu qu’il valait mieux baliser l’exercice du droit de grève que de négocier continuellement avec des travailleurs et des travailleuses en situation d’illégalité (Levasseur, 1980 : 302-303). Avec la reconnaissance du droit de grève dans le secteur public, la législation québécoise est alors pionnière en Amérique du Nord. Désirant en finir avec l’arbitraire gouvernemental des décennies précédentes, le mouvement syndical espère que le nouveau Code du travail permettra le développement d’un régime de libre négociation collective dans les secteurs public et parapublic. Ces réformes sont donc considérées comme une importante victoire par le mouvement syndical. Or, le droit de grève dans le secteur public est nettement plus encadré que celui en vigueur dans le secteur privé. Ainsi, la Cour supérieure peut suspendre par injonction une grève dans le secteur public pendant 80 jours, si le gouvernement juge que la santé ou la sécurité publique est menacée. Enfin, pour éviter

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la politisation des grèves dans le secteur public, la négociation est strictement limitée aux conditions de travail (rémunération, durée du travail et congés) (Perrier, 2001 : 26-27). En somme, comme l’a souligné Carol Levasseur, « la reconnaissance du droit de grève dans les secteurs public et parapublic est […] assortie de tout un ensemble de dispositions restrictives visant à enfermer l’exercice dans des limites conciliables avec la sauvegarde de l’intérêt public » (Levasseur, 1980 : 306). En 1965, le spécialiste des relations de travail Gérard Hébert se demande tout de même si le Code du travail ne va pas trop loin dans la reconnaissance du droit de grève dans le secteur public. Ignorant les raisons historiques qui expliquent l’importance accordée par le mouvement syndical québécois à la protection du droit de grève, il affirme que «  les quelques provinces canadiennes qui ont légiféré en pareille matière ont toutes donné des pouvoirs plus étendus au Conseil des ministres ; aucune n’est allée aussi loin que le Code du travail du Québec dans le sens de la libéralisation du droit de grève  ». Toujours selon Hébert, puisque les injonctions relèvent des juges de la Cour supérieure, le seul pouvoir conservé par le Conseil des ministres en matière de relations de travail est « la possibilité d’adopter une législation ad hoc ; mais il s’agirait là d’une mesure tout à fait exceptionnelle et extraordinaire que, de toute évidence d’ailleurs, le Code ne mentionne pas  » (Hébert, 1965  : 60-61). Comme nous le verrons, une telle législation ad hoc visant à suspendre le droit de grève reconnu par le Code du travail deviendra rapidement une mesure de moins en moins « exceptionnelle et extraordinaire » dans les relations de travail au Québec. Le dispositif de la loi spéciale (1950-1980) La première loi spéciale de l’histoire canadienne est adoptée par la Chambre des communes en 1950, deux ans après que le décret fédéral PC 1003, de 1944, a été transformé en loi générale (Loi des enquêtes en matière de différends industriels, 1948). Cette loi spéciale tente de mettre un terme à une grève qui vise l’obtention de la semaine de quarante heures dans le transport ferroviaire. Elle est présentée par le premier ministre de l’époque, le libéral Louis

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Saint-Laurent, comme une mesure exceptionnelle qui ne risque aucunement de créer un précédent en matière de relations de travail (Panitch et Swartz, 2003 : 27). Le gouvernement invoque la nécessaire défense des « intérêts vitaux » du Canada et du « bien-être et de la sécurité de la nation » pour ordonner le retour au travail des grévistes, la reprise des négociations et, si aucune entente n’est signée après trente jours, la nomination d’un arbitre. Cette loi spéciale ne comporte aucune disposition pénale supplémentaire par rapport à ce qu’on trouve dans la loi générale. Entre 1958 et 1966, malgré les déclarations de Saint-Laurent, cinq autres lois spéciales fédérales similaires sont adoptées pour forcer le retour au travail de grévistes. Bien qu’elles fassent entorse à la loi générale, ces interventions législatives ad hoc s’en tiennent à ordonner la fin du conflit et à imposer aux parties une procédure d’arbitrage. La nature des lois spéciales commence à changer au milieu des années 1960, au moment où le mouvement syndical québécois, notamment dans le secteur public, fait preuve d’une combativité nouvelle (Palmer, 2009)1. C’est principalement au niveau provincial que sont alors adoptées les lois spéciales au Canada, changement en bonne partie attribuable aux nombreuses lois adoptées par le Parlement du Québec. Ainsi, huit des treize premières lois spéciales provinciales adoptées entre 1959 et 1972 sont québécoises. De façon encore plus significative, entre octobre 1967 et novembre 1972, la totalité des sept lois spéciales provinciales canadiennes est adoptée au Québec. Ces lois spéciales touchent principalement les services public et parapublic, ainsi que le secteur de la construction. À l’exception de la loi spéciale de 1969, qui concerne la grève illégale des policiers et des pompiers de Montréal, ces lois mettent un terme à des grèves légales, c’est-à-dire déclenchées en conformité avec les dispositions du Code du travail (Delorme et Nadeau, 2002 : 293-294)2 . Comme l’a souligné très justement la sociologue 1. Pour les statistiques démontrant l’augmentation du nombre de conflits de travail pendant la décennie 1960 au Québec, voir Rouillard (2004 : 293-294). 2. François Delorme et Gaston Nadeau considèrent que la grève du front commun de 1972 était en partie illégale parce que des injonctions dans les services hospitaliers et à Hydro-Québec n’avaient pas été respectées. Or, lors de son déclenchement, il s’agissait bien d’une grève légale.

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du travail Hélène David, « les escouades de la police provinciale [du régime duplessiste] ont ainsi été remplacées par des lois d’exception auxquelles le gouvernement aura souvent recours […], retirant, a posteriori, le droit de grève que le mouvement syndical avait arraché au gouvernement » (David, 1975 : 59). Les lois spéciales québécoises évoluent principalement au rythme de la négociation collective dans le secteur public1. Si elle n’est pas la première, la loi 25 qui suspend le droit de grève des enseignantes en 1967, est l’une des plus importantes de cette période. Elle vise à mettre fin à une grève légale d’environ 15 000 salariées déclenchée quelques semaines plus tôt par la Corporation des instituteurs et institutrices catholiques du Québec (CICQ), ancêtre de la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) et de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). La CICQ revendique entre autres une augmentation des salaires, la parité salariale entre les hommes et les femmes et la réduction de la taille des groupes en classe. Dès l’adoption du projet de loi 25, les enseignantes effectuent un arrêt de travail symbolique d’une journée, sans suite, pour protester contre cette suspension arbitraire de leur droit de grève (Chiasson et coll., 1984 : 227-228). Cette loi spéciale institue en outre un régime national centralisé de négociation collective dans le réseau scolaire. Si le gouvernement et la CICQ n’arrivent pas à une entente au cours de l’année suivante, la loi prévoit enfin que la négociation sera soumise à un processus d’arbitrage. Exception faite des modifications importantes qu’elle apporte au régime de la négociation collective dans le secteur de l’éducation, cette loi ressemble aux lois fédérales présentées plus haut : elle suspend le droit de grève et impose une procédure d’arbitrage, mais n’ajoute aucune mesure pénale à celles prévues au Code du travail. Cet épisode a des répercussions majeures sur les stratégies et les modes d’organisation du mouvement syndical québécois. Ce dernier prend acte du potentiel répressif de la loi spéciale, et de la confusion entre les rôles respectifs de « l’État-patron » et de « l’État législateur » qu’elle implique. C’est dans ce contexte qu’il en vient 1. Pour une analyse détaillée de ces négociations, voir Perrier (2001  : 29-45, 60-63 et 113-120).

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à concevoir un éventuel front commun syndical pour résister à « l’État-patron » dans le secteur public. Après la loi 25, la CICQ en vient d’ailleurs à délaisser son analyse strictement professionnelle des relations de travail pour se transformer en centrale syndicale combative. La CICQ met alors sur pied des « comités d’éducation et d’action politique » qui clament l’appartenance de ses membres à la classe ouvrière (Rouillard, 2004  : 166). Parallèlement, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) s’engage dans la formation de comités d’action politiques autonomes dans l’ensemble du Québec. Ces comités jouent un rôle de premier plan dans la radicalisation des mouvements sociaux au tournant des années 1970. Ils participent ainsi, en 1970, à la fondation d’un parti socialiste municipal montréalais, le Front d’action politique (Comby, 2005). Ils engagent, selon le président de la CSN, Marcel Pepin, le mouvement syndical sur la voie d’un « deuxième front », en référence à la nécessité de bâtir une lutte politique globale débordant la négociation collective encadrée par le droit du travail (Rouillard, 2004  : 177)1. La désobéissance aux lois spéciales qui limitent le droit de grève reconnu par le Parlement québécois en 1964-1965 est ainsi inscrite à l’ordre du jour du mouvement syndical. Entre-temps, les lois spéciales deviennent plus répressives, comme en témoigne la loi 1 visant à mettre fin à une grève à la Commission de transport de Montréal au moment de l’Expo 67 (Lois du Québec, 1967 : chap. 1). En plus de prolonger l’application des conventions collectives existantes et d’imposer une procédure d’arbitrage, cette loi d’exception contient des dispositions pénales nouvelles et promises à un grand avenir : des amendes journalières pour les grévistes (de 25 à 100 dollars), pour les administrateurs syndicaux et pour les associations (de 5 000 à 50 000 dollars) qui contreviennent à la loi, en plus de peines d’emprisonnement. En cas de désobéissance massive, la loi prévoit également la révocation de l’accréditation syndicale pour une année. Cette dynamique répressive s’accélère avec l’élection, en avril 1970, du gouvernement libéral de Robert Bourassa. En fait, la période de 1970 à 1976 est sans doute la plus conflictuelle de 1. Pour l’action politique syndicale de la CSN, voir Pepin (1970).

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l’histoire du syndicalisme québécois, aussi bien dans le secteur public que privé. À peine arrivé au pouvoir, le gouvernement libéral fait adopter, à l’été 1970, une loi spéciale pour mettre fin à une grève légale de quelques semaines dans la construction. Le gouvernement, pour la première fois dans le secteur privé, associe la commission d’infractions à des amendes très élevées et à des peines d’emprisonnement (Lois du Québec, 1970 : chap. 34 ; Delorme et Nadeau, 2002 : 764). Adopté sous le gouvernement Bourassa le 21 avril 1972 pour mettre fin à la grève générale du premier Front commun dans les services publics et parapublics, le projet de loi 19 est l’une des lois spéciales les plus connues au Québec. Le Front commun réunit plus de 200 000 syndiquées des trois grandes centrales autour de revendications pour les travailleurs et travailleuses de l’ensemble des services publics. Il demande la reconnaissance d’un salaire hebdomadaire minimum de 100 dollars, la réduction des écarts entre les salariées, l’indexation des salaires à l’inflation et une plus grande sécurité d’emploi. Devant le refus du gouvernement de négocier, et après un arrêt de travail symbolique d’une journée, une grève générale illimitée légale est déclenchée le 11 avril 1972. Le gouvernement réagit rapidement en faisant appel à la Cour supérieure qui ordonne par injonction le retour au travail de plusieurs grévistes, notamment dans les hôpitaux et à Hydro-Québec1. Plusieurs travailleurs et travailleuses suivant les recommandations de leurs exécutifs syndicaux refusent de respecter ces injonctions en dépit des menaces d’accusation d’outrage au tribunal, ce qui les rend passibles de peines d’emprisonnement. Afin de contrer cette désobéissance civile, le gouvernement Bourassa convoque l’Assemblée nationale pour faire adopter une loi spéciale forçant le retour au travail de l’ensemble des grévistes, même les salariées en grève qui n’avaient pas désobéi aux ordres de la cour. Cette loi « matraque » fixe temporairement les conditions de travail, établit un mécanisme de résolution du conflit et prévoit l’imposition des conventions collectives si les parties ne parviennent pas à s’entendre 1. Pour une analyse du front commun de 1972, voir Éthier, Piotte et Reynolds (1975).

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(Lois du Québec, 1972  : chap. 7). En outre, le gouvernement double, par rapport aux lois spéciales précédentes, les amendes quotidiennes pour les membres des syndicats qui contreviendraient à la loi. En revanche, contrairement aux lois spéciales précédentes, le projet de loi 19 ne mentionne pas la perte de l’accréditation syndicale ni les peines d’emprisonnement pour les contrevenants. Il faut dire que plusieurs syndiquées étaient déjà passibles d’une peine d’emprisonnement puisque accusées d’outrage au tribunal après avoir recommandé la désobéissance aux injonctions. Après avoir envisagé de ne pas respecter la loi, la direction du Front commun se ravise et recommande le retour au travail pour le 22 avril 19721. Pourtant, le 8 mai 1972, la Cour supérieure condamne les dirigeants syndicaux Marcel Pepin, de la CSN, Yvon Charbonneau, de la CEQ, et Louis Laberge, de la FTQ, ainsi que quelques dizaines d’autres représentantes, à un an de prison pour avoir recommandé la désobéissance aux injonctions émises par la Cour supérieure. Ces condamnations provoquent aussitôt une nouvelle vague de grèves illégales regroupant environ 300 000 personnes des secteurs public et privé. Première grève générale de solidarité de l’histoire du Québec, elle réclame principalement la libération des syndicalistes emprisonnées (Chiasson et coll., 1984 : 267). Le 18 mai 1972, après la libération des dirigeants syndicaux dans l’attente d’une décision de la Cour d’appel2, la grève illégale prend fin. Les négociations avec le Front commun, toujours encadrées par la loi spéciale, aboutissent finalement à la signature de conventions collectives, à l’exception des enseignantes. Selon Jacques Rouillard, ce premier Front commun québécois a permis d’obtenir des « gains substantiels », notamment en ce qui concerne le salaire hebdomadaire minimum de 100 dollars, l’indexation des salaires au coût de la vie et le renforcement de la sécurité d’emploi (Rouillard, 2004 : 183). 1. À la CSN, Marcel Pepin doit se déclarer dissident de la décision majoritaire de l’exécutif de la centrale d’obéir à la loi. Ce conflit au sein de l’exécutif entraînera une scission importante, et la création de la Centrale des syndicats démocratiques (CSD). Voir Keable (1998 : 253). 2. Les dirigeants syndicaux seront réincarcérés à partir de février 1973 à la suite de la décision de la Cour d’appel du Québec.

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Cet affrontement majeur, marqué par une désobéissance civile massive, vient évidemment à l’esprit des gens lorsqu’une nouvelle ronde de négociations commence, en 1975-1976. Le mouvement syndical est alors divisé, ce qui est le résultat en bonne partie des tensions politiques créées par l’affrontement de 1972. Par exemple, la CSN avait été amputée de 30 000 adhérentes lorsque trois membres du comité exécutif, dont le vice-président Paul-Émile Dalpé, s’étaient opposés au président Marcel Pepin au sujet de la désobéissance à la loi 19. Hostiles au virage politique socialiste de la centrale, ceux-ci ont provoqué une scission qui a mené à la fondation de la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) en 1972 (Rouillard, 2004 : 154-157 ; Keable, 1998 : 253). Outre ces divisions internes du mouvement syndical, les sociétés occidentales connaissent alors la « stagflation », un ralentissement économique caractérisé par l’augmentation simultanée du chômage et de l’inflation. Les gouvernements, fédéral et provinciaux, se lancent alors dans une lutte agressive contre l’augmentation des salaires, ce qui suscite la colère du mouvement syndical. C’est dans ce contexte que le front commun de 1975-1976, qui regroupe environ 185 000 salariées, formule des demandes en continuité avec celles de 1972, notamment une augmentation du salaire minimum hebdomadaire à 165 dollars, la fin de la discrimination salariale entre les hommes et les femmes et la diminution des écarts entre salariées du secteur public. Ces revendications syndicales entrent directement en contradiction avec la politique anti-inflationniste des gouvernements fédéral et provincial. Afin d’éviter l’adoption d’une nouvelle loi spéciale, le Front commun adopte la stratégie des grèves « tournantes » d’une journée. En plus des habituelles injonctions, qui ne sont pas respectées, le gouvernement libéral adopte rapidement les projets de loi 23 et 61 qui visent les travailleurs et les travailleuses plus militantes de l’enseignement et des services de santé. Dans la loi spéciale contre les grévistes du secteur de la santé, on impose les conditions de travail et suspend le droit de grève pendant deux ans (Lois du Québec, 1976 : chap. 29 et chap. 38). Si cette loi est généralement respectée, ce n’est pas le cas du projet de loi 23. Cette loi spéciale suscite la colère des enseignantes qui s’engagent dans un mouvement de

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« désobéissance civile systématique » (Rouillard, 2004 : 184-185). Le premier ministre Bourassa déclare que «  la loi sera respectée, quelles qu’en soient les conséquences, et ce ne sont pas le chantage et les mensonges du Front commun qui vont modifier la position du gouvernement du Québec » (Tremblay-Boily, 2011 : 13-14). De fait, plus de 7 000 poursuites judiciaires sont intentées en quelques semaines, menaçant les syndiquées de plus de 50 millions de dollars d’amendes au total (Levasseur, 1980 : 324). Malgré certaines divisions internes, le Front commun fait quelques gains au terme de cette ronde de négociations. Par ailleurs, les lois spéciales adoptées en 1976 marquent une nouvelle étape dans la répression du mouvement syndical. Celle qui vise les grévistes de l’éducation instaure notamment le principe du renversement du fardeau de la preuve en cas de désobéissance à la loi1, principe selon lequel le travailleur ou la travailleuse qui est accusée de s’être absentée du travail doit prouver sa non-participation à une action syndicale concertée. Ironiquement, ce renversement du fardeau de la preuve apparaît dans la législation quelques mois seulement après l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Dans ces lois spéciales de 1976, les syndicats visés ne sont plus menacés de perdre leur accréditation, toutefois ils peuvent être privés de la formule Rand pour une période de trois à douze mois par journée d’infraction. Enfin, le projet de loi 61, qui vise la grève dans les services de santé, introduit une nouvelle clause interdisant pour une durée de deux ans à toute représentante syndicale contrevenant aux dispositions de la loi d’occuper une fonction dans un syndicat. En comparant avec la législation d’exception au fédéral, il est aisé de mesurer à quel point les lois spéciales québécoises sont alors devenues répressives. Par exemple, lors de la grande grève du rail de 1966, qui paralyse l’ensemble du pays pendant douze jours, la loi spéciale fédérale suspend le droit de grève, mais ne prévoit qu’un simple mécanisme d’arbitrage, sans y adjoindre de dispositions 1. Cette disposition était présente dans les Lois du Québec (1969 : chap. 68). Elle visait à mettre fin à une grève à la commission scolaire de Chambly. C’est à partir de 1976 qu’elle est utilisée régulièrement.

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pénales (Lois du Canada, 1966  : chap. 50). En 1967, la reconnaissance du droit à la négociation collective et à la grève dans la fonction publique fédérale n’a pas réellement modifié la nature des lois spéciales fédérales. L’année suivante, une première grève générale des postes regroupe 25 000 grévistes, sans qu’une loi spéciale ne soit adoptée (Rouillard, 2004 : 208-209 ; Chiasson et coll., 1984 : 229). Évidemment, les conflits de travail sont également très durs dans les services publics fédéraux. En témoigne l’adoption d’une loi spéciale, en 1978, pour mettre fin à une nouvelle grève des postiers et postières. La loi suspend le droit de grève pour plus d’une année, impose l’arbitrage et prévoit des amendes journalières similaires à celles que l’on trouve dans lois spéciales québécoises. Pendant une semaine, les grévistes défient la loi spéciale alors qu’ils font l’objet d’une surveillance policière étroite. Tout comme les présidents des centrales québécoises en 1972, le président du syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, Jean-Claude Parrot, est reconnu coupable d’un outrage au tribunal pour ne pas avoir obéi à un ordre de la Cour. Il passera ainsi quelques mois en prison. Bien qu’elles soient très répressives, les lois spéciales fédérales n’ont toutefois pas le degré de sévérité de la législation d’exception québécoise. La répression de l’exercice du droit de grève par la législation d’exception suscite au Québec un malaise politique au milieu des années 1970. Élu en 1976, le premier gouvernement péquiste, qui assure avoir un « préjugé favorable aux travailleurs », affirme vouloir dorénavant éviter la solution « facile » et le « piège » du recours aux lois spéciales. Dès 1972, lors de l’adoption du projet de loi 19, le Parti québécois avait évoqué «  le danger d’avilir cette institution qu’est le Parlement » par le recours à l’arbitraire de la loi spéciale, c’est-à-dire par la « violation par le gouvernement lui-même des lois qu’il a acceptées dans le passé ». Le député Camille Laurin ajoute qu’il s’agit d’une « loi d’exception qui répugne de la façon la plus profonde et je dirais la plus apocalyptique qui soit à nos conceptions démocratiques  » et qui «  contribuera pour beaucoup à la détérioration du climat social au Québec » (Tremblay-Boily, 2011 : 12). Après sa victoire en 1976, le Parti québécois s’engage même à « reconnaître le maintien du droit de grève à titre d’expression de

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l’une de nos libertés démocratiques les plus chères et qui nous distingue des sociétés totalitaires » (Perrier, 1992 : 513). En conséquence, les premières années du gouvernement péquiste sont moins conflictuelles en ce qui concerne les relations de travail que les dernières années du gouvernement libéral précédent. L’un des premiers gestes du gouvernement péquiste consiste d’ailleurs à abroger la politique de contrôle des salaires adoptée quelques mois plus tôt et à abandonner les milliers de poursuites judiciaires intentées par le gouvernement libéral en vertu des lois spéciales de 1976. Par la suite, plusieurs lois – interdisant le recours aux briseurs de grève, obligeant les entreprises à accepter la formule Rand, améliorant la Loi sur la santé et la sécurité du travail, instaurant une Commission sur les normes du travail – sont accueillies favorablement par le mouvement syndical. Quatre lois spéciales sont tout de même adoptées au cours du premier mandat du gouvernement péquiste, privant des milliers de travailleurs et de travailleuses de leur droit de grève. Toutefois, elles sont nettement moins punitives que les dernières lois adoptées par le gouvernement libéral au milieu des années 1970. Le député Guy Chevrette, qui avait été négociateur pour la CEQ lors du Front commun de 1972, justifie son appui à la suspension du droit de grève des travailleurs et travailleuses du Front commun de 1979 en ces mots : « La loi 62 ne supprime pas un droit, ne brise pas un rapport de force, ne fixe pas unilatéralement les conditions de travail et n’impose pas des amendes de fou » (Tremblay-Boily, 2011 : 20). Tout cela viendra à partir de 1982… La « bombe atomique » de 1983 La décennie 1980 est celle de l’affirmation du projet de régulation néolibérale des rapports sociaux. Ce projet est confirmé par l’élection, en 1979 de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et en 1980 de Ronald Reagan aux États-Unis. Bien qu’il soit calibré différemment selon les contextes nationaux, en partie parce qu’il suscite des résistances différentes au sein de chaque pays, le projet néo­ libéral repose globalement sur l’idée que le progrès humain découle exclusivement de la liberté individuelle d’entreprendre, laquelle est

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animée par la volonté égoïste « naturelle » d’assouvir, en priorité, ses besoins personnels. Cela implique évidemment une transformation des institutions et des normes afin qu’elles se conforment à cette idée directrice (Harvey, 2008). En tant que manifestation par excellence de la volonté collective, dans la sphère hautement symbolique du marché du travail, le syndicalisme devient l’une des principales cibles du projet néolibéral. Au Canada, les partis politiques se réclamant ouvertement du néolibéralisme accéderont au pouvoir avec l’élection du Parti conservateur fédéral en 1984 et du Parti libéral du Québec en 1985. Ces élections confirment une tendance déjà mondiale et perceptible au sein des gouvernements fédéral et provinciaux. Au Québec, selon Alain-G. Gagnon et Mary Beth Montcalm, « à partir du référendum et particulièrement après la baisse de la cote de crédit du Québec en 1982, la politique du gouvernement péquiste n’a eu cesse de répondre aux demandes du secteur privé ». Le Parti québécois se lance alors dans « l’une des plus remarquables volte-face de l’histoire québécoise et canadienne », en adoptant de plus en plus la critique néolibérale de la social-démocratie (Gagnon et Montcalm, 1992 : 103-104 et 139 ; Gow, 1984 : 66). Cette nouvelle tendance se manifeste dans la politique salariale du gouvernement à l’égard des travailleurs et des travailleuses du secteur public. Le gouvernement péquiste, comme l’a souligné Jacques Rouillard (2004 : 186-187, 196-197), décide alors de « résoudre sur le dos des salariés de l’État la crise budgétaire ». En effet, au printemps 1982, le gouvernement demande au Front commun formé pour l’occasion de rouvrir les conventions collectives, qui arrivent à échéance en décembre, afin de renoncer aux hausses de salaire prévues. Suite au refus du Front commun, le gouvernement agit donc unilatéralement en adoptant le projet de loi 70 qui impose, pour les trois premiers mois de 1983, une coupe salariale globale pouvant s’élever jusqu’à 21 % pour les employées du secteur public. Quant aux négociations de la convention collective suivante, le gouvernement fait adopter, en décembre 1982, le projet de loi 105. Accompagnée de 109 décrets totalisant 80 000 pages, cette loi révoque le droit de grève et détermine les conditions de travail des employées du secteur public

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pour les trois années suivantes. Le ministre responsable du Conseil du trésor, Yves Bérubé, admet que « le gouvernement, c’est certain, continuera, surtout avec la présentation [de cette] loi-décret, de se faire accuser d’autoritarisme. C’est un reproche [qu’il] préfère à celui de saccager les finances publiques » (Québec, 1983 : 1). Le 9 janvier 1983, les 800 déléguées du Conseil d’orientation du Front commun réagissent en adoptant à l’unanimité un mandat de grève générale illégale. Cette résolution est appuyée timidement dans les autres instances syndicales, à l’exception des syndicats de l’enseignement qui s’engagent à lancer le mouvement de désobéissance civile à la fin du mois (Denis et Denis, 1994 : 33). C’est en prévision de ce mouvement de grève illégale que le Conseil des ministres prépare le projet de loi 111, la loi spéciale la plus répressive de l’histoire canadienne (Lois du Québec, 1983 : chap. 1). Le ministre des Finances, Jacques Parizeau, «  remarque que cette grève constitue en réalité un précédent au Québec en ce qu’elle est à la fois générale, illimitée et illégale. Une loi spéciale de retour au travail ne doit pas rater son effet ; en cas d’échec, il ne restera pas de solutions de rechange autre qu’une élection générale. La loi doit donc être assez sévère [...] le seul objectif possible de la grève actuelle étant de renverser le gouvernement » (Québec, 1983 : 5). Le Conseil des ministres s’interroge alors, suivant une proposition du ministre de la Justice, Marc-André Bédard, sur l’opportunité d’adopter de nouvelles dispositions pénales visant les administrations syndicales, mais aussi et surtout les individus en grève : Les sanctions dirigées contre l’appareil syndical consisteraient à porter les amendes de 1 000 $ à 10 000 $, à suspendre le précompte syndical1 de deux mois pour chaque jour [de grève] […] et à ne pas payer les salariés libérés pour fins syndicales. Les individus qui ne respecteraient pas la loi, non seulement verraient leur traitement coupé, mais feraient l’objet d’une retenue additionnelle équivalant au salaire perdu ; les amendes seraient aussi augmentées à leur égard et la loi prévoirait une possibilité de congédiement pour l’employeur après décret du gouvernement (Québec, 1983 : 4) 1. Le précompte syndical est le prélèvement obligatoire, par l’employeur, des cotisations syndicales à même les salaires. Souvent appelé la Formule Rand.

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Toutes ces sanctions auraient fait de cette loi spéciale la plus répressive de l’histoire du Canada. Pourtant, au Conseil des ministres, la majorité est d’avis que le projet de loi n’est pas encore assez sévère. Selon Marc-André Bédard, qui reprend une disposition des lois libérales du début des années 1970, «  il est nécessaire de prévoir une présomption de culpabilité dans le projet de loi, sans quoi la preuve sera trop difficile à faire ». Pour le ministre du Commerce extérieur, Bernard Landry, il faut que le gouvernement augmente à trois mois la période de suspension des cotisations syndicales pour chaque jour de contravention à la loi. D’autres propositions sont également formulées, dont la plus importante par Gérald Godin, ministre des Communautés culturelles et de l’Immigration : … le fait que le gouvernement ait cru possible un règlement de dernière minute avec le Front commun démontre sa naïveté. Il doit en tirer leçon et être prêt à réagir au premier signe. Cette réaction, pour amener le retour au travail, doit être de nature telle qu’elle démontre qu’une grève illégale ne peut être payante. Des mesures comme l’abolition de l’ancienneté et la suspension du précompte syndical devraient être adoptées (Québec, 1983 : 3).

Au moment du déclenchement de la grève illégale, le gouvernement tente d’affaiblir le Front commun en signant des ententes sectorielles avec les syndicats plus hésitants. Ainsi, au début du mois de février 1983, seules les enseignantes des niveaux primaire, secondaire et collégial membres de la CEQ, de la CSN et de quelques syndicats de commissions scolaires anglophones poursuivent la grève générale illimitée. Le 15 février, après treize jours de grève illégale, le gouvernement dépose à l’Assemblée nationale son projet de loi spéciale, dans lequel on retrouve l’ensemble des dispositions envisagées par le Conseil des ministres, y compris celle qui autorise le gouvernement à décréter la perte de trois ans d’ancienneté pour chaque jour de grève. Tandis que l’Assemblée nationale commence à étudier le projet de loi, dans la nuit du 15 au 16 février, l’exécutif de la CEQ invite ses membres en grève à défier la loi. Malgré l’appel tardif du président du Conseil supérieur de l’éducation à une négociation de la dernière chance afin d’éviter les conséquences

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politiques d’une loi si répressive, le Conseil des ministres conclut que le gouvernement aurait tout à perdre à abandonner la ligne dure. Gérald Godin insiste sur l’importance de se montrer ferme, et même de procéder, s’il le faut, à des mises à pied parmi les enseignantes qui désobéiraient à la loi spéciale. De son côté, Jacques Parizeau estime : « Le gouvernement n’a plus rien à céder », d’autant que « la CEQ a toujours tenu tête à tous les gouvernements. Il est temps que cela cesse » (Québec, 1983 : 4). Le projet de loi 111 est finalement adopté le 17 février 1983. Le Barreau du Québec et la Commission des droits de la personne, dans les jours suivants, dénoncent la loi comme étant d’une « sévérité excessive » et irrespectueuse des « droits les plus fondamentaux » (Rouillard, 2008 : 188). D’ailleurs, afin de prévenir d’éventuelles contestations judiciaires, le dernier article de la loi suspend l’application des chartes québécoise et canadienne des droits et libertés. La sévérité de cette loi est telle que certains juristes la surnomment « la bombe atomique » (Fournier, 1994 : 185). Pendant deux jours, les grévistes défient la loi. Mais la menace de faire adopter des décrets donnant au gouvernement le pouvoir de recourir à des congédiements massifs et d’imposer des pertes d’ancienneté force les syndicats de l’éducation à retourner au travail. Ayant perdu l’essentiel de leur rapport de force, les syndicats de l’enseignement se résigneront à la politique néolibérale du gouvernement péquiste quelques mois plus tard. Conclusion L’adoption du projet de loi 111 marque un tournant important dans l’histoire de la législation d’exception. Il faut rappeler ce qui vaut à cette loi de 1983 d’être reconnue comme la plus répressive, jusque-là, de toutes les lois spéciales de l’histoire canadienne (Parrot, 2005  : 154). En s’attaquant ainsi aux grévistes individuellement, que ce soit par les amendes, la «  double pénalité  » pour chaque jour de grève, les menaces de congédiements sommaires et de perte d’ancienneté, cette loi vise à provoquer une fracture entre les individus membres et l’organisation syndicale. C’est bien l’effet recherché par le gouvernement. Selon le ministre des Travaux publics,

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Alain Marcoux, il s’agit d’imposer «  des sanctions touchant les individus plutôt que les syndicats, qui n’attendent que le contraire pour pouvoir se porter à la défense du syndicalisme. La seule façon d’obtenir le retour au travail sera de mettre chaque individu devant une décision personnelle à prendre » (Québec, 1983 : 5). On ne pouvait exposer plus clairement la logique néolibérale de la répression du mouvement syndical québécois. Cette logique répressive néolibérale sera reprise dans les lois spéciales subséquentes contre les employées du secteur public, en particulier avec le projet de loi 160 sur les services essentiels dans le secteur de la santé et des services sociaux. Première loi spéciale permanente, la loi 160 instaure donc un régime « d’exceptionnalisme permanent » (Panitch et Swartz, 2008) dans les secteurs de la santé et des services sociaux du Québec. Elle s’applique encore aujourd’hui. L’histoire plus récente confirme le caractère unique de la répression, par la législation d’exception, du syndicalisme contemporain au Québec. Les grèves illégales de la Fédération des infirmières et infirmiers du Québec (FIIQ) de 1989 et de 1999 ont donné l’exemple d’une résistance organisée à cette logique néolibérale de répression. Tout en assurant les services essentiels aux patientes, la FIIQ a réussi à prémunir en bonne partie ses membres des peines individuelles prévues par la loi spéciale. S’appuyant sur une forte culture de solidarité, la FIIQ a même pu faire reculer le gouvernement quant à l’application des mesures concernant les pertes d’ancienneté au début des années 1990. Cette résistance, en soi remarquable, n’enraye toutefois pas la dynamique répressive de la législation d’exception. En 1999, le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard ajoute de nouvelles dispositions pénales à l’arsenal de la législation d’exception lors de la deuxième grève de la FIIQ : perte des libérations syndicales (douze semaines par jour de grève) et interdiction de négocier une diminution des peines imposées par la législation d’exception lors de la négociation collective suivant le retour au travail (Lois du Québec 1999, chap. 39). Quant au projet de loi 78 (Lois du Québec 2012, chap. 12), adopté en 2012 dans le contexte de la grève étudiante contre une hausse des frais de scolarité qui visait au premier chef les associa-

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tions étudiantes, il reprend en grande partie, et souvent textuellement, des dispositions pénales des lois spéciales les plus récentes dans le secteur public, à l’exception des pertes de salaire et d’ancienneté pour les grévistes. C’est probablement ce qui explique que le gouvernement décide d’augmenter considérablement les amendes journalières individuelles qui d’un maximum de 500 dollars auparavant passent à un maximum 5 000 dollars, une somme qui double en cas de récidive… Ce n’est même pas la disposition la plus troublante de cette loi. En effet, pour la première fois, l’ensemble des citoyennes du Québec est visé par une disposition qui limite le droit de manifester dans l’espace public. Comme l’ont fait les grèves des infirmiers et infirmières, la résistance étudiante à cette loi spéciale a cependant permis d’entrevoir différentes stratégies de lutte contre la loi spéciale. Conçue pour des organisations syndicales centralisées, la loi spéciale de 2012 n’atteint son but que partiellement, en raison du militantisme plus affirmé des étudiantes et de leurs moyens d’action variés. La large résistance à la loi, qui s’est étendue bien au-delà du cercle de grévistes, a aussi fortement contribué à en réduire l’efficacité. Le « mouvement des casseroles », qui désigne les manifestations quotidiennes spontanées dans de nombreux quartiers urbains en réaction à la loi spéciale, pointe ainsi vers une stratégie additionnelle de résistance à la législation d’exception. L’avenir nous dira si cette loi spéciale de 2012 et la résistance qu’elle a suscitée marquent un nouveau point tournant dans l’histoire de la législation atomique au Québec.

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Chapitre 3

La résistance innue au projet hydroélectrique de La Romaine (2009-2014) : limites légales, politiques et épistémologiques à la contestation politique Dalie Giroux

Dans le cadre de cette réflexion sur la criminalisation de l’opposition, j’ai choisi de me pencher sur le cas de la lutte que mènent les gens de la communauté innue de Uashat mak Mani-Utenam (située non loin de Sept-Îles sur la Côte-Nord) contre le projet de développement hydroélectrique de La Romaine par la société d’État Hydro-Québec. J’aborderai d’abord le contexte juridique et politique de cette résistance, de manière à montrer dans quel ensemble stratégique s’inscrivent les tactiques de criminalisation utilisées par la société d’État, pour ensuite me pencher sur les faits et gestes du mouvement de mobilisation innue comme tel. Dans un troisième temps, je vais tenter de qualifier la criminalisation de l’opposition innue dans les termes d’une critique de l’impérialisme nord-américain, dont le modèle de gestion politique néolibéral est un prolongement. Finalement, je veux évoquer ce qui du point de vue de la philosophie politique est réduit au silence par cette tactique de criminalisation : une conception solidaire, non privatisée et non spéculative du rapport au territoire. Le contexte juridique et politique En 2009, Hydro-Québec se lance dans la construction d’une série de barrages sur la rivière Romaine (Unamen Shipu), un projet qui vise à produire 1 550 MW d’électricité. Il s’agit, selon la société d’État, d’«  assurer l’avenir énergétique du Québec tout en tirant

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parti des occasions d’affaires sur les marchés extérieurs. Dans un premier temps, Hydro-Québec pourra augmenter ses exportations d’électricité mais, à terme, le nouveau complexe alimentera le marché québécois, où la demande est appelée à progresser1 ». HydroQuébec indique qu’elle aurait « obtenu l’autorisation » de réaliser ces travaux de grande envergure qui transforment radicalement la vocation de la rivière et du territoire environnant. On ne précise pas de qui cette autorisation a été obtenue, en vertu de quel mécanisme de consultation ou cadre politique ou juridique. La Romaine est une grande rivière à saumon qui coule au nord de l’actuelle municipalité de Havre-Saint-Pierre, sur la CôteNord. Elle est située dans le Nitassinan, le territoire traditionnel de la nation innue, qui s’étend de Charlevoix jusqu’au Labrador et de la rive nord du Saint-Laurent jusque chez les Cris de la baie James. Ce territoire constitue la base d’une revendication territoriale et politique continue qui prend la forme d’une négociation tripartite avec les gouvernements du Québec et du Canada dans le but d’obtenir une entente par voie de traité, selon la politique de revendication globale du gouvernement du Canada établie en 1973 (Lacasse, 2004 ; Girard et Brisson, 2014). Les démarches sont en cours depuis 1979. Cette négociation a une histoire complexe, mais le fait qu’elle n’ait pas abouti à une entente après trente-cinq ans de travail est en partie tributaire du peu d’empressement du gouvernement du Québec à signer un accord qui impliquerait de sa part des obligations spécifiques et contraignantes envers les Innues quant au développement économique de la Côte-Nord. Aucune entente ou aucun traité historique n’a été conservé ni par les archivistes canadiens ni dans la tradition orale innue qui suggérerait que les Innues ont cédé soit la propriété soit l’usage du territoire à la monarchie française ou à la Couronne britannique. Selon le juriste et spécialiste de la question territoriale innue, JeanPaul Lacasse (2004), la nation innue répond aux critères juridiques d’occupation du territoire et de continuité de l’usage, ce qui lui permettrait, en droit canadien et selon la logique des droits ances1. Projet de La Romaine. En bref, , URL consultée le 27 juin 2016.

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traux reconnus par celui-ci, de se voir reconnaître par les tribunaux le titre aborigène – c’est-à-dire le droit au territoire comme tel (« la forme la plus achevée des droits ancestraux  »). Pour le moment, pour des raisons stratégiques, les Innues privilégient, pour la reconnaissance de leurs droits territoriaux, la voie politique (la recherche d’une entente négociée) plutôt que la voie juridique (demande de reconnaissance des droits ancestraux devant les tribunaux). Or, le Nitassinan est à l’heure actuelle le territoire de prédilection du projet de développement appelé «  Plan Nord  » lancé en 2008 par le gouvernement du Québec. Il s’agit d’un ensemble de mesures destinées à favoriser le développement de projets d’exploitation des ressources naturelles (essentiellement minières et énergétiques, mais aussi forestières et touristiques) sur la portion du territoire du Québec située au nord du 49e parallèle. À l’heure actuelle, pendant que les négociations piétinent entre Ottawa, Québec et les Innues, le gouvernement du Québec accorde d’importants droits d’exploitation du territoire à des compagnies d’extraction. Il y a plus d’une dizaine de projets de développement miniers en cours ou en élaboration sur le Nitassinan, en plus du projet hydroélectrique d’Hydro-Québec à La Romaine, dont il est question dans ce texte. Le Plan Nord, élaboré sans consulter ni inclure à titre de partenaires les peuples des Premières Nations, fait chez ces derniers l’objet d’inquiétudes, de réticences et souvent de critiques, et dans certains cas de vives contestations (Vincent, 2011). C’est notamment le cas chez les Innues : la marche des femmes innues au printemps 2012 visait précisément à dénoncer la mise de l’avant du Plan Nord et du chantier de La Romaine sans processus de consultation effectifs et sans chercher à prendre en compte la perspective des communautés innues touchées par les différents projets (Femmes autochtones du Québec, 2012). Or, le droit canadien, dans le cas d’un projet de développement prévu sur un territoire traditionnel, qui fait l’objet d’une revendication, énonce que le gouvernement est dans l’obligation de consulter les peuples autochtones concernés (Leclerc et Morin, 2012). C’est pourquoi les compagnies d’exploitation de ressources qui souhaitent

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s’installer sur le Nitassinan, encouragées par le gouvernement du Québec et dans le but de s’éviter des poursuites de la part des communautés, proposent à celles-ci, à la pièce (en s’adressant aux conseils de bande), des ententes sur les répercussions et avantages (ERA) qui forment des accords entre les compagnies et les bandes qui établissent des compensations financières et des ententes de service. Si quatre conseils de bande de communautés innues ont donné leur accord au projet de La Romaine en 2008 et 2009 en signant des ententes avec Hydro-Québec1, la communauté de Uashat mak Mani-Utenam et son conseil de bande s’opposent à ce jour au projet comme tel et se sont également opposés entre 2009 et 2014 à ce que la ligne de transport électrique prévue dans le projet, dont les travaux de réalisation impliquent un travail important de déboisement, traverse son territoire. Devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, lors des audiences tenues en 2010 sur le projet La Romaine, le chef Georges-Ernest Grégoire a résumé la position du conseil Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam (ITUM)  : «  Notre position est la même depuis l’annonce de ce projet. Nous affirmons notre pleine souveraineté sur nos terres traditionnelles et nous nous opposons à tout développement engagé sans notre consentement2. » 1. Natashquan fut la première communauté à accepter une entente de compensation (43 millions de dollars) avec Hydro-Québec pour le projet La Romaine en 2008. Les communautés d’Unamen Shipu (La Romaine) et de Pakuashipi (Saint-Augustin) ont obtenu 14,5 millions de dollars en compensation entre 2008 et 2070 selon une entente signée en 2008 ; celle d’Ekuanitshit (Mingan) a signé une entente en 2009 d’une valeur de 75 millions de dollars. Dans tous les cas, les fonds sont tenus en cogestion par Hydro-Québec et des sociétés autochtones créées pour l’occasion. Le contexte dans lequel ont été signées ces ententes, comme dans le cas d’Unamen Shipu et de Pakuashipi, a fait à l’époque l’objet de contestation dans les communautés concernées (Radio-Canada, 2012). 2. On comprend bien que ce dont il s’agit d’un point de vue géographique, c’est, par le biais d’une installation qui est la propriété de l’État provincial, dont le siège social est à Montréal, de produire de l’électricité en territoire innu pour l’envoyer vers les centres d’alimentation, la redistribuer dans l’ensemble du réseau québécois, et éventuellement vendre les surplus sous la forme de produits d’exportation. Il s’agit d’un prélèvement brut et, dans le contexte territorial que je viens de préciser, d’une extorsion économique et politique typiquement coloniale.

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La communauté a utilisé depuis 2009 différents outils, essentiellement judiciaires et institutionnels, pour tenter de se faire entendre dans ce dossier où elle a des intérêts territoriaux clairs et définis : des droits ancestraux revendiqués et dont la valeur est clairement reconnue par le gouvernement du Québec et par la Couronne en vertu du processus de revendication globale en négociation depuis 1979. D’abord, sur le front judiciaire, ITUM a demandé une injonction en Cour supérieure en 2009 pour l’arrêt des travaux (lignes et centrales). Le Conseil a également fait une demande d’injonction interlocutoire en Cour supérieure en 2010 pour l’arrêt des travaux (lignes et centrales) jusqu’à l’audition de la demande d’injonction permanente. Ensuite, des négociations entre Hydro-Québec, le gouvernement du Québec et la communauté se sont déroulées entre 2010 et 2012. Elles ont échoué, et les procédures judiciaires ont repris en 2012. Pendant la période de négociation, deux propositions d’entente relative au projet La Romaine ont été rédigées et soumises par référendum à la communauté de Uashat mak Mani-Utenam, qui les a rejetées toutes les deux. En 2013, l’ITUM est de retour devant la Cour supérieure pour demander d’arrêter les travaux de déboisement jusqu’à l’audition de la demande d’injonction interlocutoire (cette demande est entendue et rejetée plus tard la même année). Puis, toujours en 2013, le conseil entreprend d’en appeler du jugement sur cette même demande d’ordonnance de sauvegarde (ITUM, s.d.). Cette séquence d’actions judiciaires et politiques de la part des Innues explique le contexte dans lequel la résistance s’est radicalisée. D’une part, les travaux de mise en œuvre du projet La Romaine, tant les centrales que les lignes de transport, se sont poursuivis de manière ininterrompue depuis 2009, y compris durant les négociations dans le but de parvenir à une entente entre 2010 et 2012, puis jusqu’en 2014, et indépendamment des demandes d’injonctions répétées devant la Cour supérieure dont les délais de traitement et le rejet récent de la demande d’ordonnance de sauvegarde ont privé les Innues des outils juridiques qui leur permettraient de soutenir un rapport de force institutionnalisé dans leur lutte contre

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Hydro-Québec. On comprend dans ce contexte que, de manière indirecte, mais certaine, la mauvaise volonté du gouvernement du Québec dans la négociation d’une revendication globale en cours depuis 1979 prive également les Innues des outils politiques qui institutionnaliseraient leur rapport de force avec le Québec en ce qui concerne le territoire. D’autre part, les travaux se sont poursuivis malgré le rejet des propositions d’Hydro-Québec à l’occasion de deux référendums tenus à Uashat mak Mani-Utenam en avril et septembre 2011 portant sur des ententes compensatoires (rejetées respectivement à 59% et 54%). Si la jurisprudence canadienne en matière de droits ancestraux établit l’obligation de consulter, elle ne précise pas que le résultat de la consultation doive porter à conséquence. Dans le cas de l’opposition innue à La Romaine, on a invité la communauté de Uashat mak Mani-Utenam à se prêter à un exercice politique dont on a par la suite ignoré les résultats dans la mesure où ceux-ci ne convenaient pas aux visées économiques du gouvernement du Québec, ni au projet d’Hydro-Québec sur le Nitassinan1. Finalement, une entente de 75 millions de dollars a été conclue entre Hydro-Québec et ITUM suite à un troisième référendum tenu en avril 2014 (54% en faveur de l’entente)2. Cette entente 1. Le chef du Conseil de bande, Mike McKenzie, écrit à ce sujet, le 1er novembre 2012: « Au cours de la dernière année, deux référendums ont été soumis à la population de Uashat mak Mani-Utenam […] afin de connaître la position des membres de la communauté en regard d’une proposition qui a été déposée par Hydro-Québec pour le projet de La Romaine. Les membres de la communauté ont rejeté les deux propositions d’Hydro-Québec. Malgré le rejet de notre population, Hydro-Québec poursuit ses travaux sans le consentement préalable et éclairé de notre communauté, ce qui, à mon avis, constitue une violation de nos droits. Surtout, cette attitude alimente la crise qui perdure dans la communauté. » Chroniques de Maliotenam, , URL consultée le 28 juin 2016. 2. Dans les jours précédant le troisième référendum, des gens de Uashat mak Mani-Utenam marchaient pour manifester contre l’absence de consultation des Innues dans le cadre du Plan Nord, et le chef d’ITUM, Mike McKenzie, précisait dans ce contexte qu’il était tout à fait d’accord avec le message politique des manifestantes : « Le 11 avril, on ne vote pas pour ou contre les projets d’Hydro-Québec, on fait le choix entre obtenir des compensations maintenant pour le projet La Romaine et des installations existantes d’Hydro-Québec ou retourner devant les tribunaux, sans aucune certitude

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est le fruit de la grande ténacité de l’ITUM et de la communauté innue, qui persiste à vouloir exercer son droit à la consultation malgré la mauvaise foi d’Hydro-Québec dans l’interprétation et la mise en œuvre de cette obligation. Comme l’explique Mike McKenzie au moment du troisième référendum : Notre position n’a pas changé  : nous sommes toujours contre la démarche actuelle qui encadre le Plan Nord/Nord pour tous et tout développement sans notre consentement. Mais, il faut bien reconnaître que dans le cas du dossier La Romaine, tous nos efforts soutenus pour arrêter le projet, devant les tribunaux et ailleurs, n’ont pas mené à un résultat concret. La construction du projet La Romaine a continué sans cesse, de sorte que les travaux sont aujourd’hui très avancés. Quoi que l’on en pense, le projet de La Romaine est bel et bien parti pour se faire avec ou sans les Innus de Uashat mak Mani-Utenam. Il ne faut toutefois pas croire que nous ne continuerons pas à défendre nos droits avec vigueur et détermination, et ce, de plus en plus en concertation avec les autres communautés innues. En effet, il y a des projets à l’horizon incroyablement dangereux pour l’environnement comme les forages pétroliers dans le golfe du Saint-Laurent contre lesquels on se bat côte à côte avec nos frères et sœurs innus, malécites et mi’gmaq (IUTM, 2014).

En somme, dans cette lutte engagée contre l’agression combinée de l’État et du capital, les Innues se trouvent en pratique sans recours juridique immédiat dans une situation où le temps est une donnée clé de la bataille, et sans recours politique, puisque leur existence comme ayant droits collectifs au territoire est ignorée et que leur existence comme contractants communautaires n’a pas d’effectivité politique. C’est dans cette guerre d’usure que les communautés les plus déterminées à s’opposer au développement de leur territoire traditionnel, du moins sans leur pleine participation, finissent par signer des ententes compensatoires. Elles savent que le projet de La Romaine se fera avec ou sans leur accord. de résultat » (IUTM, 2014). C’est-à-dire que le résultat du référendum ne règle en rien le problème de fond qui touche à la consultation des peuples autochtones dans le cadre du développement économique du Nitassinan par le gouvernement du Québec.

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Le mouvement social de résistance C’est dans ce contexte que le mouvement social innu qui s’oppose au projet La Romaine et, de manière plus générale, au Plan Nord s’est mis en place. Plusieurs actions ont été organisées et menées par des gens de la communauté de Uashat mak Mani-Utenam parallèlement aux démarches politiques et juridiques décrites ci-dessus. En mars 2012, un groupe de 200 citoyennes, en majorité des femmes, érige une barricade sur la route 138 à Mani-Utenam dans le but de faire obstacle aux camions qui doivent se rendre sur le chantier de La Romaine situé plus à l’est. Le blocus dure cinq jours avant d’être démantelé par la Sûreté du Québec à la faveur d’une «  intervention musclée  », qui occasionnera l’arrestation de treize femmes innues. Ce démantèlement survient à la suite de l’ordonnance d’injonction provisoire d’une durée de dix jours obtenue le 9 mars par Hydro-Québec devant la Cour supérieure du Québec qui interdit aux Innues de la communauté de Uashat mak ManiUtenam de nuire aux travaux en cours au chantier de La Romaine1. Le 19 mars, l’ordonnance d’injonction interdisant aux membres de la communauté de Uashat mak Mani-Utenam de nuire aux travaux de La Romaine est reconduite jusqu’à l’audience relative à l’injonction interlocutoire prévue le 14 mai 2012. Celle-ci conduira à l’obtention par Hydro-Québec d’une injonction permanente. En avril 2012, un groupe de femmes innues, ayant participé au premier blocus, organise en « continuité de leur action aux barricades  » une marche depuis Mani-Utenam jusqu’à Montréal pour faire valoir leurs droits et participer au Jour de la Terre du 22 avril ainsi qu’à un rassemblement contre le Plan Nord prévu le 21 avril également à Montréal (rassemblement organisé par Innu Power). Puis, en octobre 2012, un nouveau barrage est mis en place sur la route 132 par un groupe en partie différent du premier – et apparemment vu comme plus radical par certaines militantes de ce dernier (Giroux et Mailhot, 2013). Cette barricade sera érigée et démantelée trois fois au cours du mois et occasionnera quatre arrestations supplémentaires. Les manifestantes demandent au Conseil 1. Sur ces événements, voir Lévesque (2012) et Alliance Romaine (2012).

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de bande de Uashat mak Mani-Utenam de ne plus signer d’ententes avec des compagnies d’exploitation sans consultation jusqu’aux prochaines élections prévues en avril 2013. Des rencontres sont organisées entre les manifestantes et les membres du Conseil durant cette période (est alors notamment en jeu la possible ouverture de la mine Arnaud dans la baie de Sept-Îles)1. En novembre 2012, un barrage est érigé à l’entrée de la route vers La Romaine, à Havre-Saint-Pierre, organisé par l’Association des gens d’affaires de la Minganie (AGAM), où il est estimé qu’un tiers des manifestantes sont innues. On demande à Hydro-Québec de prévoir des modalités d’inclusion des travailleurs et des entreprises locales dans les contrats de réalisation du chantier2. Ces actions n’épuisent pas la liste des gestes de mobilisation posés par les Innues de Uashat mak Mani-Utenam et encore moins par l’ensemble de la nation innue concernant le projet La Romaine et le Plan Nord (les manifestations publiques et actions directes se poursuivent de manière régulière jusqu’à ce jour). Elles renseignent cependant sur les méthodes par lesquelles sont refrénées, proscrites et éventuellement réduites au silence les revendications les plus radicales des peuples autochtones dans le cadre du régime politique et juridique canadien. Les Innues de Uashat mak Mani-Utenam, dont les gouvernements fédéral et provincial tardent à reconnaître les droits ancestraux, et dont les tribunaux ne reconnaissent pas les préjudices immédiats subis par le développement de leur territoire en l’absence d’entente à cet égard, doivent de surcroît endurer la répression policière dans les cas où sont entreprises des actions politiques directes tentant de mettre en œuvre leurs droits existants sur le Nitassinan – notamment dans le cas des barricades : empêcher la construction d’un barrage hydroélectrique. Cet usage de l’action directe a été proscrit par la criminalisation des militantes qui s’y sont essayées. 1. Jean Saint-Pierre, «  Les Innus justifient leurs actions  », TVA Nouvelles, 24 octobre 2012, . 2. « Chantier de La Romaine : la grogne éclate en Minganie », Radio-Canada, 13 novembre 2012, .

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L’événement offre une scène paradigmatique de la politique dans l’Amérique impériale : nous avons vu, sur l’ordre des juges de la province, et à la demande d’une société nationale d’électricité, se faire arrêter en pleine nuit des grands-mères et leurs familles qui, joignant les bras, scandaient « Pas l’argent, mes enfants », en s’opposant physiquement à un convoi de semi-remorques escorté par la Sûreté du Québec. En marge, impuissant, le corps de police autochtone. Accumulation primitive Pourquoi l’État québécois a-t-il pris des mesures aussi énergiques contre une poignée de grand-mères désarmées ? J’émets quelques hypothèses, ce qui me permettra de continuer d’interroger le sens et la nature de la criminalisation de cette opposition. Nous avons affaire, dans le cas des multiples blocages de la route 138, à une forme très frontale d’action directe, dont la radicalité s’explique certainement par le peu d’efficacité des outils politiques et juridiques qui sont à la disposition des Innues. Or, le corps à corps des manifestantes avec les camions, par son caractère d’efficacité immédiate (en ce sens que les autorités sont dès lors obligées de prendre en compte les revendications des manifestantes), a entraîné une réaction immédiate et l’usage de la force. Cela se traduit en termes également directs par le refus de l’État d’engager le dialogue avec les Innues sur la question du Plan Nord. Il s’agit, par ailleurs, d’une résistance qui s’inscrit dans un contexte préoccupant : dans le cas du barrage de la 138, il s’est avéré que les frontières de compétence entre la SQ et la police innue étaient floues et pouvaient éventuellement susciter une escalade de violence. Par ailleurs, le racisme est palpable sur la Côte-Nord, où la population non autochtone s’identifie très fortement au développement économique extractif ou commercial qui est à l’origine de son installation dans la région (certaines citoyennes de Port-Cartier, pendant les barricades d’octobre 2012, ont érigé sur la 138 leur propre barricade de protestation blanche contre la protestation innue). C’est aussi une action qui comporte un fort potentiel médiatique international (et constitue donc un levier politique éventuel), lequel ne s’est cependant pas matérialisé à ce jour. On se rappellera

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pour comparaison la contestation du projet Grande-Baleine par les Cris de la Baie-James dans les années 1990. La publicité de leur opposition et de leur analyse du projet sur la scène internationale a mené à l’abandon par le gouvernement du Québec de son projet hydro-électrique (Chapelier, 2006). Dans la situation actuelle des Innues, qui s’inscrit dans le cadre plus large des relations historiques entre la Couronne britannique et les peuples autochtones, il faut néanmoins remarquer que, si l’État québécois a exercé une violence de négation politique polymorphe et notamment policière, celle-ci demeure essentiellement juridique (c’est-à-dire qu’il opère par déni de droit). C’est que la criminalisation de la résistance s’inscrit dans un arsenal de tactiques qui appartient à une stratégie globale de capitalisation du territoire qui a une longue histoire au Canada. J’aimerais dire qu’il ne s’agit pas, au moins pour ce qui est des peuples autochtones (et je pense qu’on peut appliquer cette hypothèse à beaucoup d’autres cas), d’une stratégie nouvelle du traitement autoritaire néolibéral des populations, mais bien d’une pratique politique que j’oserais qualifier de fondatrice1. Voilà comment je lis cette continuité dans le cas de la résistance innue à La Romaine. Il est visible que les politiciennes, les policiers et policières, les juges, les compagnies, l’électorat s’entendent pour voir dans le développement hydroélectrique québécois et, plus largement, dans le cadre du Plan Nord, une nécessité impérieuse de développement économique et d’exploitation des ressources ligneuses, minérales et hydrauliques du territoire. Le langage utilisé par les médias pour rendre compte de la décision de la Cour qui a accordé l’ordonnance d’injonction interlocutoire à Hydro-Québec contre les résistantes innues expose ce langage de la nécessité, comme en témoigne le choix de mots dans l’article déjà cité de Fanny Lévesque (2012) : Hydro-Québec a emprunté la voie des tribunaux pour éviter de lourdes pertes financières liées au ralentissement des travaux de son complexe 1. La Loi sur les Indiens a interdit aux bandes autochtones d’embaucher un avocat jusqu’en 1951.

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Au nom de la sécurité ! hydroélectrique. Si la cour n’avait pas accueilli favorablement l’injonction, la société d’État aurait interrompu samedi ses travaux à La Romaine, mettant ainsi à pied un millier de travailleurs. Hydro évaluait les pertes financières quotidiennes à 314 000 $ pour le complexe et à 230 000 $ pour l’aménagement de la ligne de transport, à laquelle les Innus s’opposaient. Considérant notamment «le poids respectif des inconvénients et le préjudice irréparable que pourrait subir HydroQuébec», le juge Paul Corriveau a ordonné une injonction provisoire d’une durée de 10 jours.

Les «  lourdes pertes financières  » calculées sur une base quotidienne, le « ralentissement », « les mises à pied », « le millier de travailleurs », les « inconvénients » et surtout le « préjudice irréparable » non seulement justifient, mais rendent nécessaire l’injonction. On nous dit : « Si la Cour n’avait pas accueilli favorablement l’injonction », c’est-à-dire, si la Cour n’avait pas choisi de retirer aux Innues leur liberté d’expression et d’association, si la Cour n’avait pas choisi d’ignorer les intérêts politiques et économiques des Innues, si la Cour avait tenu compte de la revendication territoriale en négociation depuis 1979, si la Cour avait mis dans la balance des préjudices et de l’inconvénient le déni de droit constitutionnalisé que subissent les Innues, si la Cour n’avait pas en somme criminalisé les Innues, alors le dommage à l’intérêt public aurait été irréparable. Un camionneur à la retraite opérant un motel sur la route 138 à la hauteur de Godbout s’écrie, à l’évocation du projet et des résistances qu’il soulève : « C’est nous autres, ça, Hydro-Québec. » C’est dans ce même esprit d’identification nationale aux agents de l’exploitation économique que les résidentes de Port-Cartier, avec la mise en place de leur propre barricade, ont visé les Innues comme individus se rendant à l’ouest (alors que, de leur côté, les Innues visaient les camions). « C’est nous autres, ça, Hydro-Québec » – c’est « nous », c’est « bon pour nous », et c’est donc nécessaire, tellement que le contraire est « irréparable », et il est donc impérieux que le droit s’accorde à cette nécessité. C’est là l’essence du droit colonial. À cet égard, la Côte-Nord est à l’heure actuelle un front actif de colonisation qui répond point par point à la logique politique et économique du projet impérial britannique, lequel a façonné et

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structure à ce jour la vie politique sur le continent : un peuple indépendant1 résiste avec ses dernières forces à un souverain capitaliste qui organise et met en œuvre « au nom de l’intérêt public » l’exploitation des ressources naturelles sur un territoire pour lequel il ne possède pas un titre légal et qu’il traite comme sien sur la base de la doctrine de la découverte, une doctrine juridique raciste qui a créé par la violence le vide (terra nullius), vide dans lequel ce « souverain » s’est rendu actif et duquel il s’autorise à l’être. Créer par la violence le vide dans lequel la doctrine de la découverte est activée – seule celle-ci peut fonder la prétention de la Couronne canadienne2 –, c’est précisément ce dont il s’agit dans cette série de tactiques légales et politiques par lesquelles le gouvernement du Québec réduit les Innues au silence. La Couronne britannique a historiquement créé par le droit des catégories d’insoumis (aujourd’hui de « terroristes ») qu’elle tente ensuite de mater par le mépris et par la force. Le recours aux tribunaux, compte tenu de l’orientation fondamentale du droit canadien, qui est basé à la fois sur la prérogative absolue de la Couronne sur le développement économique des ressources et sur la tendance de la jurisprudence à associer l’accumulation privée de capital avec l’intérêt public3, constitue ici l’outil privilégié de l’éradication politique et économique des peuples autochtones. Dans le cas du barrage du mois de mars 2012, les militantes qui tentent de soutenir par l’action directe les revendications politiques et juridiques engagées par leurs représentantes sur la base de droits reconnus par toutes les parties, remettant en question par ce fait même l’orientation de leurs représentantes dans le cadre de ces négociations, se trouvent criminalisées par le droit canadien. 1. Les politiques d’assimilation économiques et culturelles des Innues de Uashat mak Mani-Utenam (réserves et pensionnats indiens) ont été mises en place tardivement, au tournant des années 1950. 2. Plus précisément, canadienne et québécoise. Un Québec souverain ne serait qu’une déclinaison institutionnelle de l’Empire britannique, c’est-à-dire un projet colonial francophone en Amérique –, certaines y voient une avancée. 3. Sur le jugement concernant l’île René-Levasseur, dans lequel la juge remet en question de manière inédite l’équation entre profits privés et intérêt public, voir Trudel (2005). Voir également, pour une perspective marxiste sur le droit autochtone, l’introduction à l’ouvrage de Coulthard (2014).

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Ainsi, après analyse, le caractère aigu du conflit, sa relative brutalité et la ténacité des mobilisées, tient au fait que l’ensemble des intervenantes – les gouvernements, les compagnies, les juges, les juristes, les politiciennes, les conseils de bande, les militantes – savent que cette résistance constitue une demande de justice légitime et fondée en droit, dont le déni émane essentiellement de la mauvaise foi du souverain et de l’avidité de ses commanditaires. En l’occurrence, « la raison du plus fort est toujours la meilleure »… Une autre conception du territoire Lors d’un séminaire sur le droit traditionnel innu tenu en 2012 à Uashat, lorsqu’un étudiant demande à William Mathieu Mark, un chasseur innu qui intervient comme aîné, s’il n’est pas possible d’envisager un équilibre entre la préservation du territoire pour la pratique de l’Innu aitun (le mode de vie innu) et le développement du territoire à des fins d’accumulation économique, sa réponse est catégorique : c’est impossible. Pour le chasseur, la vie traditionnelle telle qu’il l’a vécue implique le maintien d’un équilibre fin de l’ensemble des éléments, et il n’est pas viable si le territoire n’est pas entièrement symbolisé et occupé sous le mode de la culture qu’il soutient. Le droit traditionnel innu implique en effet une notion juridique d’usage du territoire (qui exclut la propriété privée au profit d’une gestion commune des ressources), alors que le développement économique tel qu’élaboré par le droit canadien implique une notion d’appropriation privative (qui implique le morcellement du territoire sous la forme de titres individuels de propriété) (Lacasse, 2004 ; Mailhot et Vincent, 1982). La revendication même de l’Innu aitun, si on en croit William Mathieu Mark et les manifestantes du barrage de la 138 qui scandent « Pas l’argent, mes enfants », implique l’interruption immédiate de toute action posée dans le territoire qui s’inscrirait dans un objectif de transvaluation monétaire des ressources1. Cette revendication 1. Dans l’expérience innue, cela concernerait : la privatisation des rivières à saumon, les coupes à blanc, les vols à basse altitude, l’inondation des territoires par l’installation de complexes hydro-électriques, la chasse récréative, l’exploitation de mines de fer à ciel ouvert, les dépotoirs chimiques, l’urbanisation, la pêche commerciale.

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fait écho à l’une des revendications fondamentales de Idle No More, qui demande la reconnaissance du « droit des peuples autochtones de dire non au développement économique sur leur territoire  » (Giroux et Mailhot, 2014). Ce droit est également inscrit dans la Déclaration des droits des peuples autochtones adoptée par l’ONU en 2007, et que le Canada a ratifiée seulement en 2010, après avoir initialement voté contre. En l’état actuel des choses, le droit de refuser le «  développement » n’existe pas au Canada, et les Innues de Ushat mak ManiUtenam en font présentement l’expérience et le constat. Ces gens font à tout le moins l’expérience et le constat qu’il n’est pas possible de défendre juridiquement cette revendication, et que son énonciation politique demeure extrêmement difficile, car criminalisée, même si la voie politique, comme les Innues en font eux-mêmes l’analyse, reste la plus porteuse pour revendiquer et exprimer une volonté d’exercer ce droit. Le développement économique est cette nécessité à laquelle se plie la jurisprudence, dans la mesure où le développement économique du territoire fonde la moralité de l’entreprise européenne en Amérique. C’est sur cette moralité utilitariste que repose la doctrine de la découverte, qui accorde à la Couronne britannique, contre les peuples autochtones, la souveraineté sur leurs territoires, et qui accorde au colonisateur (le « nous » hydro-québécois) la suprématie sur les colonisées (ces innombrables « insoumises » de l’histoire impériale). En somme, si l’on cherche à nommer ce qui est visé par ces pratiques de criminalisation, il semble qu’il s’agit ni plus ni moins d’éradiquer dans ces manifestations les résidus de la revendication séculaire d’autonomie matérielle des Innues (et de tout le monde, par extension principielle). Cette revendication ébranle par sa simple existence la légitimité des fondements légaux de la souveraineté canadienne (sa moralité) qui accorde la primauté juridique à l’intérêt économique du colonisateur au nom du « public ». Remettre en question cette primauté, c’est faire ruiner l’économie du Canada. C’est sans doute la raison la plus fondamentale expliquant la criminalisation de la résistance innue au projet de La Romaine.

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Chapitre 4

Les nouveaux habits du racisme au Québec : l’altérisation des arabo-musulmans et la (re)négociation du Nous national Paul Eid

Je défendrai ici la thèse selon laquelle le nationalisme québécois a connu une mutation significative depuis la crise des accommodements raisonnables de 2006-2008. Plus précisément, depuis ce moment charnière, le processus de délimitation des frontières du Nous national est de plus en plus perméable à la catégorisation racisante, voire à un racisme culturaliste ciblant en particulier les minorités arabes et musulmanes. Il ne s’agit pas d’un phénomène propre au Québec, mais bien à l’Occident. On pourrait même dire qu’il se manifeste de façon encore plus marquée dans les espaces nationaux européens où, à partir des années 2000, les minorités musulmanes d’origine postcoloniale en sont venues à incarner de plus en plus, sous l’impulsion de partis d’extrême droite politiquement influents, la figure de l’étranger intérieur par excellence (Lentin et Titley, 2011). Bien qu’il faille assurément, sur le plan analytique, appréhender séparément le racisme et le nationalisme, il importe par ailleurs de chercher à saisir les points de contact, les zones de recoupement et les articulations possibles entre les formes symboliques, discursives et matérielles à travers lesquelles ces deux systèmes de pensée s’expriment et s’actualisent socialement et historiquement (Balibar, 1997a). Dans ce chapitre, je montrerai justement comment en Occident, notamment au Québec, le discours et les représentations nationalistes, depuis une quinzaine d’années, comptent de plus en plus, pour leur (re)production, sur des mécanismes d’altérisation qui relèvent

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d’un racisme islamophobe (parties 1 et 2). Je m’attacherai ensuite à examiner la façon dont s’est décliné, au Québec, un phénomène plus largement occidental, à savoir la conversion du principe d’égalité des sexes (partie 3) et de celui de laïcité (partie 4) en marqueurs de racisation des minorités musulmanes et, corrélativement, en instrument de la reconfiguration des frontières symboliques de la nation. 1. La nation, un champ au sens bourdieusien Je tiens d’abord à préciser que, dans le cadre de cet article, je prendrai pour objet d’analyse le nationalisme entendu, sur le plan ontologique, dans son acception large. Plus précisément, il importe d’élargir la portée de ce concept afin de ne pas limiter son champ d’application à des formes idéologiques structurées (doctrinales) portées par des intellectuels, des partis et des mouvements sociaux organisés. En effet, il importe de s’intéresser également, et peutêtre davantage à mon sens, au nationalisme « préréflexif » comme système de représentations collectives définissant les critères d’inclusion et d’exclusion dans l’espace symbolique de la nation lié à un territoire donné (Brubacker, 1992 ; 2004 ; Bauder, 2008). Pour le dire plus clairement, de la même manière que l’analyse du racisme ne peut se limiter à l’étude du racisme doctrinal de Gobineau, de Chamberlain ou d’Hitler, l’étude du nationalisme ne peut se réduire à l’étude du discours officiel d’un parti, comme le Parti québécois, ou encore d’écrits d’intellectuels, comme Fernand Dumont et Gérard Bouchard. Pour théoriser le nationalisme comme catégorie de pratique, il est utile de se tourner vers Ghassan Hage (2000), qui l’appréhende en tant que système de classement irriguant la construction de l’identité nationale telle qu’elle est conçue, vécue et actualisée par les membres de la nation. Chez Hage, la nationalité est entendue non pas dans un sens juridique renvoyant aux processus législatifs et administratifs encadrant la naturalisation des étrangers (l’acquisition de la citoyenneté), mais bien comme une forme spécifique de capital culturel – au sens bourdieusien du terme – baptisé « capital national ». L’accumulation de capital national est tributaire de caractéristiques culturelles et physiques socialement considérées

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comme des marqueurs légitimes d’appartenance à la nation, telles que la couleur de la peau, les pratiques culturelles et vestimentaires, les comportements, l’accent, la religion, etc. Dans cette perspective, l’inclusion des immigrantes et de leurs descendantes dans l’espace symbolique de la nation dépend de leur capacité à mobiliser les bons marqueurs en vue de convertir leur capital national accumulé en un capital symbolique leur procurant une reconnaissance à titre de « sujet légitime de la nation ». Toujours en empruntant au lexique bourdieusien, Hage précise que la lutte pour maximiser son capital national a lieu dans un champ qui possède sa structure et ses règles propres (formelles et informelles) et où, comme dans un marché, se transige la valeur des différentes formes de capital national cumulables et sont sanctionnées les stratégies d’accumulation des agentes. Or, souligne Hage, la lutte visant à définir les critères d’appartenance nationale légitimes est elle-même marquée par des rapports de pouvoir foncièrement inégaux. Ainsi, dans la plupart des États-nations occidentaux, le champ de la nation est dominé par un groupe politiquement majoritaire, comparable à une «  aristocratie nationale  » (les majorités dites « historiques »), dont les membres se perçoivent comme les héritiers naturels de la nation et, en l’occurrence, comme les dépositaires et les gardiens d’une culture occidentale blanche et chrétienne qui s’actualiserait de manière spécifique dans un territoire donné. Ces majorités politiques cherchent en quelque sorte à créer, sur le plan symbolique, un lien imaginaire privilégié et naturel entre leur culture, leur ethnicité, et un territoire conçu comme leur propriété. Qui plus est, ces sujets légitimes de la nation se sentent en général investis d’un pouvoir gestionnaire de type gouvernemental sur la nation, c’est-à-dire qu’ils se sentent investis du pouvoir, et même du devoir, de positionner les Autres (les immigrantes, les étranger et les étrangères, les minorités, etc.) dans le champ en fixant les conditions auxquelles les individus et les groupes minorisés seront soit « blanchis » et normalisés, soit au contraire altérisés et rejetés aux confins de la frontière nationale du Nous/Eux. Suivant cette intuition hagienne, je soutiendrai qu’au Québec, depuis la crise des accommodements raisonnables, et en particulier

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depuis le débat autour de la Charte dite « des valeurs québécoises » que le gouvernement du Parti québécois a cherché à faire adopter en 2013-2014, la majorité historique d’origine canadienne-française tend de plus en plus à se poser comme la gardienne d’un héritage culturel chrétien et occidental (démocratie, liberté, égalité, laïcité, etc.) qui serait menacé par les minorités arabo-musulmanes présentes sur son territoire. En fait, ce que ces épisodes ont révélé, c’est que désormais au Québec, dans le champ de la nation, l’Autre racisée semble avoir non pas remplacé, mais à tout le moins éclipsé l’« Anglais » comme figure incarnant une altérité irréductible alimentant la conscience nationale, voire la mobilisation nationaliste, et menaçant l’intégrité de la culture majoritaire francophone (Bilge, 2013). Cependant, la figure-repoussoir de l’islam n’opère pas seule comme ferment de la conscience nationale et nationaliste québécoise. Elle n’acquiert sa pleine efficace symbolique, en tant qu’altérité constitutive du Nous québécois, que lorsqu’elle agit en combinaison avec celle du multiculturalisme canadien. Je m’explique. Au Québec, l’invocation du multiculturalisme trudeauiste dans l’imaginaire nationaliste dominant procède le plus souvent d’une « stratégie de distinction » visant à marquer une différence culturelle ontologique entre le Québec et le reste du Canada (ROC) en ce qui a trait aux rapports entre l’État, la nation, la culture et la diversité. Le multiculturalisme canadien est alors brandi comme une preuve supplémentaire du caractère distinct de la société québécoise, que l’on présume plus attachée que le ROC à l’intégration de ses minorités au groupe culturellement et politiquement majoritaire. À cet égard, dans l’imaginaire national québécois, l’interculturalisme1 1. Au Québec, on fait en général remonter les fondements philosophiques de l’interculturalisme à l’Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration de 1990, bien qu’étrangement le terme interculturalisme ne figure nulle part dans cette politique (Labelle, 2008). Le modèle interculturaliste a surtout été popularisé par certains intellectuels associés à la gauche pluraliste, notamment Gérard Bouchard (2011). Selon ce dernier, l’interculturalisme favoriserait l’idée d’une culture nationale majoritaire franco-québécoise vouée à exercer une force centripète sur ses minorités (surtout par la francisation), mais qui s’accommoderait néanmoins parfaitement, et même se nourrirait, de la diversité ethnoculturelle.

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est souvent mobilisé comme marqueur de distinction par rapport au multiculturalisme canadien dans la mesure où il est (re)présenté comme un modèle proprement québécois situé à mi-chemin entre le multiculturalisme à la canadienne et le républicanisme à la française. Cependant, à partir de la deuxième moitié des années 2000, l’interculturalisme a été de plus en plus marginalisé, dans le discours social, par un nationalisme culturel et identitaire qui a commencé à acquérir un poids symbolique inédit dans le champ de la nation (Piotte et Couture, 2012 ; Belkhodja et Traisnel, 2011). Dans ce nouveau paradigme de la nation, le Québec se voit désormais investi du rôle de gardien d’un héritage de valeurs libérales et occidentales menacées, un héritage que le Canada anglais non seulement aurait renoncé à protéger, mais serait même en train de brader en accédant aux demandes d’accommodement religieux les plus déraisonnables des minorités non chrétiennes, en particulier musulmanes. Dans cette logique, l’interculturalisme ne serait en fait qu’un duplicata non avoué d’un « multiculturalisme chartiste » qui obligerait les majorités occidentales à plier l’échine devant leurs minorités arabo-musulmanes, dont l’altérité indépassable devient alors constitutive des frontières du Nous national. Ce paradigme de la nation se décline de manière explicite dans les écrits des chroniqueurs Mathieu Bock-Côté (Le Journal de Montréal, Radio-Canada) et Christian Rioux (Le Devoir), par exemple, mais on en trouve également la trace, en filigrane, dans le défunt projet de Charte des valeurs du Parti québécois. Qui plus est, il a infiltré dans une large mesure, me semble-t-il, les catégories de pratique à partir desquelles les membres du groupe majoritaire se représentent les contours de la nation ainsi que les éléments menaçant l’intégrité de l’espace national, aussi bien sur le plan territorial que symbolique. 2. Nationalisme et racisme : l’arabo-musulman comme menace intérieure L’altérisation des arabo-musulmanes est révélatrice d’une « contamination  » du nationalisme par un certain (néo)racisme culturaliste. Le racisme culturaliste a ceci de particulier que, contrairement

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au racisme classique, il repose non pas tant sur une logique d’infériorisation explicite que sur le postulat de l’existence de différences culturelles définitives et irréductibles entre le Nous et l’Autre. Ce racisme est dit culturaliste dans la mesure où il délaisse le registre de la biologie, désormais trop socialement et politiquement miné, pour se rabattre sur celui de la culture (Barker, 1981 ; Balibar, 1997b ; Rivera, 2000). Mais le passage du biologique au culturel ne doit pas faire illusion ici puisque les cultures sont conçues, dans cette logique, comme des ensembles homogènes qui diffèrent les uns des autres dans leur essence profonde. De plus, dans un tel schème de pensée, la culture – celle de l’Autre bien entendu – agit comme une force omnipotente et intemporelle qui, telle une « seconde nature », surdétermine l’ensemble des rapports sociaux, sans égard à l’impact différencié sur les individus des rapports de pouvoir, des clivages sociopolitiques, idéologiques, de genre, de classe et de « race » qui traversent les groupes subissant la racisation (Volpp, 2001; Philipps, 2007). Le racisme que subissent les minorités arabes et musulmanes en Occident aujourd’hui relève nettement d’une logique culturaliste à forte tendance différentialiste. Si le racisme anti-arabe et antimusulman n’est pas une nouveauté en Occident, les attentats du 11 septembre 2001 ainsi que l’invasion militaire de l’Afghanistan, déclenchée à titre de représailles par les États-Unis avec l’active collaboration d’autres pays, dont le Canada, marquent des moments charnières dans son évolution. Certes, l’orientalisme, comme système symbolique cohérent de représentations (Saïd, 1979), plonge ses racines dans le passé colonial de l’Europe, voire dans les Croisades, soutiendront certaines, mais il a été puissamment réactivé et redynamisé par la reconfiguration de la géopolitique mondiale durant la deuxième moitié du 20e siècle, notamment par l’expansion impérialiste étatsunienne au Moyen-Orient, la création de l’État d’Israël, la révolution iranienne et la première guerre du Golfe (Antonius, 2002). Toutefois, pendant cette période, la menace arabo-musulmane – évoquant la violence, le terrorisme et, plus tard, l’intégrisme – constituait avant tout une menace extérieure dans l’imaginaire occi-

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dental. Or, depuis que les États-Unis ont été attaqués à l’intérieur de leurs frontières, comme l’ont été plusieurs autres pays occidentaux subséquemment (l’Espagne en 2004, l’Angleterre en 2005, le Canada en 2014, le Danemark et la France en 2015 et 2016, la Belgique en 2016…), non seulement la lutte contre le terrorisme est devenue priorité nationale pour une grande partie des États en Amérique du Nord et en Europe, mais les minorités arabo-musulmanes se sont vues, plus que jamais, constituées en ennemi intérieur (Cesari, 2011). Le phénomène est particulièrement marqué en Europe, où les minorités musulmanes d’origine postcoloniale, y compris et peut-être surtout les jeunes dits de deuxième et troisième générations, se voient périodiquement reprocher leur propension au repli identitaire et communautaire, toute affirmation de particularismes religieux de leur part tendant à être interprétée comme un signe de leur « mésintégration », voire de leur hostilité violente à la nation. Le multiculturalisme – réel ou fantasmé – est souvent blâmé pour cette prétendue mésintégration, le postulat implicite d’une telle thèse étant qu’une politique étatique fondée sur la reconnaissance des différences culturelles est socialement nuisible dans la mesure où, en l’espèce, lesdites « cultures » (lire l’islam) sont présumées réfractaires par nature aux principes et aux valeurs libérales (occidentales) qui fondent la nation, au premier chef la laïcité et l’égalité des sexes (Lentin et Titley, 2011 ; Kalin, 2011). Au Canada, la figure de l’islam intégriste menaçant « nos » valeurs démocratiques et « notre » sécurité a fait florès depuis la participation active de l’armée canadienne, dès octobre 2001, à l’invasion puis à l’occupation de l’Afghanistan. Initialement, le gouvernement canadien a justifié cette guerre néocoloniale en affirmant notamment qu’il incombait au Canada de délivrer les femmes afghanes du joug des talibans, qui en sont venus à incarner la barbarie absolue dans les médias. Au Québec, ce message fut surtout répercuté dans les médias à partir de 2007, lorsque les soldats de la base de Val-Cartier furent dépêchés en Afghanistan (Dupuis-Déri, 2007, 2010). Qui plus est, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme intérieur, le Canada a mobilisé ou créé des instruments juridiques répressifs (certificats de sécurité, loi antiterroriste de 2001, Loi sur

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l’immigration et le statut de réfugié de 2002, Loi antiterroriste C-51 de 2015) qui non seulement contreviennent dans leurs dispositions explicites à plusieurs dispositions du droit international, en particulier en matière de droit des réfugiés, mais ont été appliqués de manière discriminatoire à l’endroit des musulmanes cherchant à entrer au Canada ou à y rester, qu’ils et elles soient résidentes permanentes, de l’étranger ou même citoyennes (Crépeau et Nakache, 2006 ; Razack, 2008 ; Aiken, 2011). Notons également que, depuis que le gouvernement conservateur a fait adopter la loi C-51, en mai 2015, dans la foulée des attentats de Saint-Jean-sur-Richelieu et d’Ottawa d’octobre 2014, on peut sérieusement craindre une instrumentalisation de la lutte antiterroriste à des fins de profilage racial et politique1. Toutefois, dans aucune autre province canadienne autant qu’au Québec les citoyennes de foi musulmane n’ont été construites comme présentant un risque sécuritaire en même temps qu’une menace interne aux valeurs nationales. Je m’attacherai à exposer comment s’est manifesté ce phénomène en Occident en général et au Québec en particulier. Dans le cas du Québec, on verra comment, à l’instar de ce qui s’est passé en France, on a assisté à la « nationalisation » graduelle de l’égalité des sexes et de la laïcité et comment, corrélativement, la racisation des arabo-musulmans est devenue un principe structurant du processus de renégociation des frontières de la nation. 3. L’égalité des sexes et la racisation des minorités musulmanes En Occident Le courant féministe postcolonial a efficacement déconstruit le caractère essentialisant et racisant du présupposé (néo)colonial selon lequel les rapports de genre dans les sociétés colonisées seraient 1. En effet, la loi C-51 pourrait aisément servir de levier à la criminalisation et à la surveillance, à des fins répressives, d’une large gamme d’activités contestataires militantes jugées à risque, par le gouvernement, pour la sécurité du Canada. C’est que, dans C-51, la notion de « menace à la sécurité nationale » a été élargie au point d’englober, notamment, toute activité illégale risquant d’entraver la capacité du gouvernement à assurer la stabilité économique et financière du pays, ce qui inclurait des activités militantes contrevenant, par exemple, au moindre règlement municipal (Association du Barreau canadien, 2015).

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invariablement pétris de patriarcat et de sexisme (Mohanty, 1988 ; Volpp, 2001). Il ne s’agit pas ici de nier le poids de modèles culturels et d’institutions patriarcales dans les sociétés non occidentales, mais plutôt de ne pas tomber dans le piège du culturalisme pour saisir adéquatement les rapports de genre qui y prévalent (Narayan, 1998). Comme évoqué précédemment, le culturalisme, que l’on peut définir comme une tendance à surinvestir la culture comme clé interprétative des rapports sociaux, est typique des représentations coloniales et néocoloniales de l’Autre racisé. Dans le cas des minorités arabo-musulmanes, ce culturalisme s’incarne dans un orientalisme reposant notamment, mais pas exclusivement, sur une rhétorique féministe qui tend à ériger le statut sociopolitique de la femme, ainsi que son rapport au corps, à la sexualité et aux hommes, en marqueur de distinction culturelle par excellence entre l’Orient et l’Occident (Mohanty, 1988 ; Yegenoglu, 1998). Bien qu’au cours de la dernière décennie, ce phénomène soit devenu particulièrement marqué en Occident, il n’est certes pas nouveau dans l’histoire coloniale européenne. Par exemple, dans le discours et l’iconographie coloniaux de l’Europe du 19e siècle, les cultures des colonisées étaient représentées à travers deux prismes complémentaires, soit celui de l’hypersexualisation et celui de l’oppression des femmes, prismes à travers lesquels étaient réfractées, respectivement, la figure de la femme lascive et débauchée – se livrant à l’appétit sexuel débridé des hommes de sa communauté – et celle de la femme soumise à une domination masculine implacable (Nagel, 2003 : 96-97 ; McClintock, 2005 ; Scott, 2007). Dans ce paradigme, la prémodernité et le retard civilisationnel des colonisées sont donc signifiés, notamment, par leur sexualité sauvage quasi animale et par le traitement liberticide et discriminatoire que les hommes de ces communautés sont censés faire subir à « leurs » femmes. Dans la période postcoloniale, alors que l’immigration en provenance de sociétés musulmanes a crû de manière exponentielle dans les sociétés occidentales, la figure de la femme orientale hypersexualisée, sur laquelle l’Occident a longtemps projeté des fantasmes sexuels refoulés (Yegenoglu, 1998 ; Scott, 2007), s’est

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presque entièrement éclipsée, dans le discours public, au profit de celle de la femme musulmane victime de sa culture et de sa religion foncièrement patriarcales. En ce sens, on peut, à la suite de Sirma Bilge (2012), qualifier de « nationalisme sexuel » ce type de discours colonial (hérité de la période coloniale, mais puissamment réactivé au cours de la dernière décennie au sein des sociétés occidentales) selon lequel la caractéristique distinctive de l’Occident par rapport au reste du monde résiderait dans sa culture plus démocratique et libérale qui s’observerait d’abord et avant tout sur le terrain des rapports de genre, la figure de la femme occidentale libérée et émancipée trouvant son sens par opposition à celle des femmes africaines, latino-américaines et, en particulier, arabo-musulmanes, prisonnières de cultures marquées au sceau de la domination masculine. C’est ainsi qu’on a pu assister en Occident à une convergence, par affinités électives, entre un discours néocolonial et une certaine rhétorique féministe libérale, pour justifier aussi bien des entreprises de conquête militaire, comme l’invasion de l’Afghanistan en 2001 (Abu-Laghod, 2002), que des politiques migratoires et des discours d’exclusion des personnes d’origine arabo-musulmane en raison de leur culture présumée réfractaire « par nature » au principe d’égalité des sexes (Phillips et Sharso, 2008). L’effet de pouvoir de cette mobilisation d’un argumentaire féministe à des fins racistes réside dans un procédé rhétorique métonymique par lequel certaines pratiques culturelles ayant cours au sein du groupe racisé 1) se voient assigner une signification sexiste univoque, et 2) sont converties – c’est là le propre de la racisation – en étalon ou spécimen d’une altérité culturelle irréductible entre le Nous et le Eux. Sous le regard catégorisant, la signification à attribuer aux normes et pratiques de l’Autre est nécessairement unique et univoque (Guillaumin, 1972). Corrélativement, les multiples différences sociales et individuelles dans la manière dont s’actualisent les rapports de genre deviennent insignifiantes puisqu’une seule matrice explicative, la culture patriarcale, suffit à en rendre compte (Volpp, 2001). Le cadrage des musulmanes et de l’islam comme foncièrement étranger au féminisme, et donc à la nation occidentale moderne,

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a été bien documenté pour l’Europe en général (Andreassen et Lettinga, 2012) et pour la France en particulier (Delphy, 2008 ; Laborde, 2008). Le cas du hidjab constitue une illustration emblématique de ce phénomène. Ainsi, dans l’imaginaire occidental, le hidjab incarne de manière exemplaire l’oppression des femmes du tiers-monde par leur culture et constitue un symbole investi d’une signification unique : l’oppression des femmes placées sous le joug d’une implacable religion patriarcale, l’islam. Le hidjab est, dans cette perspective, nécessairement et en toutes circonstances, un symbole de soumission et d’infériorisation de la femme. Le sens du voile est donc considéré comme invariable, sans égard aux multiples inflexions sémantiques que peuvent lui imprimer les femmes qui le portent en fonction de leurs différents statuts et appartenances sociaux. Qui plus est, dans ce paradigme néo-orientaliste, le hidjab tend à être réduit non seulement à un symbole universel d’oppression, mais il est aussi toujours vu comme ayant été imposé aux femmes, soit par la contrainte directe, soit au moyen de pressions sociales et familiales d’une telle intensité qu’un refus d’y céder exposerait les récalcitrantes à de cruelles sanctions sociales (Abu-Odeh, 1993 ; Afshar, 2008 ; Laborde, 2008 ; Bilge 2010b). Au Québec Au Québec, les minorités musulmanes ont commencé à faire les frais de cette mobilisation du genre comme support de l’altérisation culturelle au moment du débat sur les accommodements raisonnables (Bilge, 2010a ; 2012 ; 2013) et plus récemment avec le projet de Charte des valeurs proposé par le Parti québécois (Haince et coll., 2014). Dans ces deux cas, un argumentaire féministe a été régulièrement mobilisé pour justifier la nécessité de purger l’espace public de pratiques et de symboles associés à l’islam, ces derniers incarnant désormais par excellence une altérité menaçant «  nos  » valeurs et « notre » culture par leur caractère foncièrement sexiste. Il est vrai, comme le souligne Chantal Maillé (2014 : 54-55), que le féminisme québécois de la majorité francophone, gravitant étroitement dans l’orbite du féminisme français, « a importé, souvent de façon non critique, certains débats […] [issus de ce dernier], par

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exemple celui sur la laïcité comme enjeu important pour l’égalité des femmes, en réaction à la présence de femmes arborant des signes de confession musulmane dans les espaces publics et dans les bureaux gouvernementaux  ». Cet alignement du féminisme québécois sur le féminisme français, ajouté au fait que, jusque dans les années 1970, les luttes féministes au Québec étaient indissociables de la lutte politique contre le clergé, explique, selon Maillé, la tendance de bon nombre de féministes québécoises à adhérer à un laïcisme rigide qui, entre autres conséquences, laisse largement impensée la question des rapports coloniaux de domination et du racisme, de même que celle des rapports racisés de pouvoir entre femmes et entre féministes (Maillé, 2014). Bien que fort juste, ce constat doit cependant être nuancé. J’en veux pour preuve le fait qu’au Québec le mouvement féministe, tout comme les élites intellectuelles et politiques d’ailleurs, a été profondément divisé sur la question de la Charte des valeurs. Par comparaison, en France, en 2003-2004, rares furent les féministes à s’inscrire publiquement en faux contre un certain discours qui, à droite comme à gauche, a cautionné l’interdiction du port du voile par les filles à l’école au nom d’un argumentaire féministe coulé dans un alliage républicano-nationaliste aux forts accents missionnaires – du type « la République a le devoir de protéger les jeunes musulmanes des banlieues contre l’emprise patriarcale qu’exercent sur elles les hommes de leur communauté  » (Lorcerie, 2008 ; Delphy, 2008, 2010)1. Au Québec, le débat sur la Charte des valeurs a été marqué par un clivage idéologique nettement plus prononcé. Par exemple, à partir d’arguments à la fois féministes et laïcistes, le Conseil du statut de la femme a prudemment appuyé la Charte des valeurs, y compris l’interdiction du port de signes religieux pour une large gamme d’employées de l’État (Conseil du statut de la femme, 2013). Pour les mêmes raisons, le groupe Pour le droit des femmes 1. Parmi les féministes françaises ayant dénoncé publiquement la loi « anti-foulard  » de 2004 figurent notamment des universitaires telles que Christine Delphy (2008 ; 2010), Nacira Guénif-Souilamas (2007) et Françoise Lorcerie (2006) qui, à travers leurs écrits, ont attaqué cette loi à partir d’une posture postcoloniale ou antiraciste.

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(PDF), fondé dans la foulée de ce débat par des féministes telles qu’Andrée Yanacopoulo, Michèle Sirois et Diane Guilbaut, a quant à lui appuyé sans réserve le projet de Charte des valeurs. Ces deux voix, celles du CSF et de PDF, représentent de manière emblématique un féminisme libéral tenant pour acquis qu’un modèle de laïcité strict constitue un rempart contre le patriarcat et un garant de l’émancipation des femmes, a fortiori pour les musulmanes voilées. À l’inverse, la Fédération des femmes du Québec, qui regroupe près de 200 associations, s’est vivement opposée à la Charte des valeurs en puisant dans un répertoire argumentatif propre à un féminisme intersectionnel et antiraciste, soulignant notamment l’impact discriminatoire qu’aurait cette loi sur les femmes voilées, la polysémie du hidjab, la capacité de résistance des filles voilées à une certaine rhétorique islamiste sexiste, etc. (Fédération des femmes du Québec, 2013). En outre, parmi les élites politiques et intellectuelles québécoises, les organismes publics et parapublics, les syndicats et les autres organismes de la société civile, le principe d’une interdiction intégrale du port de signes religieux par les agentes de l’État a également provoqué une nette division, l’idée ralliant par exemple le Syndicat de la fonction publique, la Fédération québécoise des municipalités, le Mouvement laïque québécois, le Rassemblement pour la laïcité, le Bloc québécois, Génération nationale, mais rencontrant l’opposition du Parti libéral, de Québec solidaire, de tous les candidats à la mairie de Montréal lors de la dernière campagne électorale municipale d’automne 2013, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, des quinze villes défusionnées de l’île de Montréal, du regroupement des Centres de la petite enfance de la métropole, de l’Association québécoise d’établissements de santé et de services sociaux, de Québec inclusif, de l’Association des garderies privées, de la Fédération autonome de l’enseignement, de la Fédération des chambres de commerce ainsi que des quatre grandes universités montréalaises (Ici Radio-Canada, 2013). Bien qu’il faille prendre acte de cette forte polarisation du débat parmi l’intelligentsia, les élites et les protagonistes institutionnelles, il importe de garder à l’esprit que la Charte des valeurs a

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recueilli, jusqu’à la toute fin, un appui fortement majoritaire chez les Québécoises francophones. À ceux et celles qui objecteraient que la débâcle électorale subie par le Parti québécois aux élections de 2014 constitue une preuve de l’échec du nationalisme de type identitaire, je soumettrais l’hypothèse que le Parti québécois a perdu ces élections malgré sa Charte des valeurs et non à cause d’elle, ladite Charte continuant à recueillir, jusqu’à la veille des élections, l’approbation d’une confortable majorité (68 %) de Québécoises francophones (La Presse, 3 mars 2014). Qui plus est, dans le discours et l’imaginaire social – tels qu’ils se donnent à voir par exemple dans les journaux, les médias sociaux, les lignes ouvertes ou en commission parlementaire –, l’argument de l’égalité des sexes a été activement mobilisé pour justifier les prises de position pour la Charte des valeurs, souvent en opposant un «  Nous  »  québécois pétri de valeurs féministes occidentales à une Autre musulmane culturellement réfractaire à ces dernières. Ainsi, de nombreuses voix se sont élevées pour enjoindre à l’État d’interdire le port de signes religieux chez les fonctionnaires afin de libérer les femmes musulmanes de leur culture patriarcale. À titre d’exemple, Janette Bertrand, figure phare du paysage télévisuel québécois, bien connue pour son engagement féministe, a rendu public, en octobre 2013, le «  manifeste des Janette  » (Bertrand, 2013), signé par une vingtaine de femmes appuyant la Charte au motif qu’il fallait protéger le principe de l’égalité des sexes en purgeant l’espace public de ces hidjabs qui nous feraient « revenir en arrière », c’est-à-dire à une époque pré-Révolution tranquille où les femmes étaient dominées et aliénées. Ce type de posture discursive, fréquemment adopté dans le cadre du débat sur la Charte des valeurs, est le fait d’individus qui, à titre de sujets légitimes de la nation québécoise, se sentent investis du pouvoir, et même du devoir, de s’inquiéter de la menace que fait peser l’Autre musulmane sur le principe d’égalité des sexes, ce nouveau « capital national » dont la majorité francophone se sent naturellement pourvue. L’égalité des sexes, dans cette perspective, constitue un bien commun national(isé) qu’il importe de protéger contre une menace intégriste islamiste qui risque de s’attaquer à

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«  nos  » valeurs féministes, perçues comme l’aboutissement d’une progression historique linéaire au terme de laquelle le Québec s’est libéré de la religion, du clergé et, corrélativement, d’une idéologie patriarcale aujourd’hui neutralisée. Dans ce schème de pensée «  orientalo-féministe  », il est inutile de donner la parole aux femmes musulmanes qui revendiquent le port de leur foulard pour des raisons religieuses, identitaires ou autres, afin de saisir le sens qu’elles donnent à leur geste. Une telle démarche serait vaine puisque ces femmes sont manipulées et aliénées, victimes en quelque sorte d’une culture omnipotente et autoritaire exerçant une telle emprise sur les individus – en particulier les femmes – que ceux-ci ne sont plus même capables d’y opposer une résistance ou de prendre vis-à-vis d’elle une distance critique (Scott, 2007 ; Bilge, 2010b : 17-19). Dès lors, les significations que les musulmanes voilées confèrent à leur foulard deviennent non pertinentes puisque ces femmes ne sont pas considérées comme des sujets autonomes capables de choix rationnels et dotés d’un pouvoir de « négocier » avec les modèles culturels dominants auxquels il est socialement attendu qu’elles se conforment (Scott, 2007 ; Laborde, 2008). À titre illustratif, dans une entrevue radiophonique du 13 octobre 2013, en plein débat sur la Charte des valeurs, Denise Filiatrault, metteure en scène et réalisatrice québécoise bien connue, a défendu le projet de Charte en invoquant ses convictions féministes. Lorsque l’animateur lui a fait remarquer que certaines femmes disent porter le foulard par choix, Filiatrault s’est emportée : « Ah, fuck off  ! C’est pas vrai ça, c’est des histoires de bonshommes. Quand elles le portent pas, elles se font réprimander, quand c’est pas pire que ça, et rendu au bout on les sacre dans le lac. On l’a vu, c’est correct. Heille, wô, “c’est notre choix” ! C’est des folles ! » (Huffington Post Québec, 15 octobre 2013). Ce type de représentation est dérivé de schèmes néocoloniaux en vertu desquels les comportements et les attitudes des membres des groupes racisés sont nécessairement des produits de leur culture (oppressive), alors que ceux des membres du groupe majoritaire sont forcément le fruit de choix personnels (émancipatoires). Dans un tel cadre, les femmes musulmanes, en particulier celles qui se

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voilent, tendent à être perçues comme entièrement assujetties à leur culture, conçue comme une matrice toute-puissante broyant toute volonté individuelle qui chercherait à lui résister (Volpp, 2001 ; Phillips, 2007). Pour paraphraser la télésérie Star Trek, on pourrait dire que, s’agissant des groupes racisés, « toute résistance à la culture est veine ». Dès lors, la variété des motifs que peuvent invoquer les filles musulmanes pour se voiler, comme les nombreux interstices dans lesquels elles peuvent se faufiler pour contester, contourner ou récupérer la symbolique dominante du hidjab, devient invisible parce qu’impensable (Hoodfar, 2003 ; Tabassum, 2006 ; Laborde, 2008 ; Bilge, 2010b). Ajoutons que, dans cette perspective, l’impact délétère de modèles culturels patriarcaux sur les choix personnels des femmes est perçu comme un problème spécifiquement musulman (Rottmann et Ferre, 2008 : 497 ; Delphy, 2008). Seules les femmes musulmanes seraient condamnées à sacrifier leur volonté individuelle et leurs intérêts sur l’autel de leur identité culturelle. À l’inverse, lorsque les femmes du groupe majoritaire revendiquent tel ou tel choix vestimentaire (minijupe, talons hauts, strings dépassant du pantalon, t-shirts moulants découvrant le ventre, etc.), elles sont rarement présentées, dans le discours dominant, comme ayant succombé à des pressions culturelles contraignantes et liberticides. L’agentivité est ainsi perçue, dans le champ national, comme un capital réservé aux femmes du groupe majoritaire, dont l’occidentalité, réelle ou imaginée, leur permet d’être reconnues comme aptes à s’arracher à l’emprise de leur culture, laquelle est définie par sa malléabilité, son dynamisme, sa diversité et sa complexité interne. Dans le cas des sociétés occidentales, aucune étude ou donnée ne permet d’affirmer sérieusement qu’en général, les femmes musulmanes qui portent le foulard sont manipulées ou instrumentalisées par des mouvements islamistes organisés, ou la majorité d’entre elles est contrainte par leur famille ou leur mari de le porter (ce qui ne veut pas dire que de tels cas de figure n’existent pas). En fait, plusieurs études montrent au contraire que les femmes musulmanes en Occident, particulièrement les jeunes, disposent d’une marge de manœuvre considérable pour opposer aux signifi-

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cations patriarcales du hidjab une multiplicité d’interprétations – et de fonctions – plus conformes aux valeurs libérales que nombre d’entre elles ont intériorisées. Non seulement leur hidjab est souvent revendiqué, mais ces femmes justifient leur décision sur la base d’une gamme variée de motifs. Ainsi, alors que certaines considèrent que le hidjab renforce leur identité musulmane, d’autres y voient une manière de résister à la chosification et à l’hypersexualisation de la femme dans un contexte occidental (Hoodfar, 2003 ; Tabassum, 2006 ; Eid, 2015). Qui plus est, en adoptant le hidjab à l’adolescence, plusieurs jeunes femmes ont reconquis, dans la sphère publique, un espace de liberté qui s’était étiolé en raison d’un cadre familial trop restrictif ; c’est que leurs parents s’autorisent à jeter du lest dans la mesure où le hidjab de leur fille les rassure sur sa pureté morale et ses bonnes mœurs (Gaspard et Khosrokhavar, 1995 ; Hoodfar, 2003). Il semblerait également que plusieurs musulmanes voilées, fortes de la caution religieuse que leur confère le hidjab, s’appuient sur les textes religieux, et en particulier sur le Coran, pour remettre en question, au nom même de l’islam, les modèles et les restrictions sexistes que leur milieu familial ou communautaire cherche parfois à leur imposer au nom de cette même religion (Venel, 1999 ; Hoodfar, 2003 ; Afshar, Aitken et Franks, 2005). Enfin, d’autres femmes, dans une attitude de défi et de provocation, ont décidé de porter le voile en réaction aux préjugés et aux stéréotypes antimusulmans qui prévalent dans un contexte occidental (Gaspard et Khrosrokhavar, 1995 ; Hoodfar, 2003 ; Tabassum, 2006). Il ne s’agit pas ici de nier l’existence des rapports de pouvoir genrés dans lesquels s’inscrivent la symbolique et la pratique du port du hidjab, mais plutôt de rappeler au moins deux principes à la base du féminisme postcolonial et intersectionnel. Primo, on ne peut faire l’impasse sur le fait que les structures de domination de genre, de race et de classe sont étroitement interreliées (McClintock, 1995 ; Collins, 2000 ; Crenshaw et Bonis, 2005). Ainsi, on ne peut faire abstraction du fait qu’au Québec, tout comme ailleurs en Occident, la décision de se voiler est prise dans un contexte où l’islam et les musulmanes sont socialement dévaluées et stigmatisées.

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Le rapport des femmes musulmanes au hidjab est donc indissociable de leur expérience du racisme et de l’islamophobie puisque cette pratique est non seulement genrée, mais constitue également un puissant marqueur de racisation en Occident. Secundo, les capacités de résistance des femmes voilées aux inflexions sexistes que cherchent à imprimer au hidjab certains mouvements religieux conservateurs sont modulées en fonction du contexte (socioculturel, politique, idéologique et économique) dans lequel s’inscrivent les rapports sociaux de genre (Bilge, 2010b). C’est d’ailleurs pourquoi on devrait considérer avec circonspection les discours féministes qui, tels ceux de Djemila Benhabib ou de Fatima HoudaPépin, brandissent le spectre de l’islamisme en Iran et en Arabie Saoudite, ou celui de la guerre civile en Algérie, pour justifier l’interdiction du hidjab dans les institutions publiques au Québec. Ce type de raisonnement pose problème puisqu’il consiste à plaquer sur un contexte occidental, où l’intégrisme islamique constitue un phénomène extrêmement marginal, une grille d’analyse conçue pour des sociétés musulmanes au sein desquelles l’islam politique est au pouvoir (comme en Iran et en Arabie Saoudite) ou a acquis un poids politico-idéologique considérable (comme en Égypte, en Algérie dans les années 1990, etc.). En somme, la recherche scientifique, mais aussi un minimum de rigueur analytique, nous oblige à prendre une distance critique vis-à-vis de l’image réductrice d’un islam qui serait par définition sexiste et constituerait, plus que toute autre religion, un terreau de rapports de genre patriarcaux. Pourtant, à partir du milieu des années 2000, au Québec, l’égalité des sexes et le féminisme ont pu être mobilisés par le groupe majoritaire, notamment par certaines féministes libérales, pour en faire, en quelque sorte, des attributs naturels de la nation. Dans cette perspective, l’égalité des sexes devient un capital national, non pas accessible à tous et à toutes, mais plutôt transmissible aux seuls sujets nationaux reconnus comme naturellement porteurs d’un patrimoine culturel « blanc » et occidental, ou susceptible d’y accéder par « blanchiment », une possibilité jugée improbable pour ceux et celles catégorisées – lire racisées – comme musulmanes.

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4. La laïcité comme marqueur de racisation des minorités musulmanes Depuis la «  crise  » des accommodements raisonnables au Québec, la notion de laïcité a été de plus en plus dévoyée de son sens originel dans la mesure où, d’un principe de neutralité religieuse s’appliquant strictement à l’État et à ses institutions, elle est également devenue, pour plusieurs, synonyme d’une interdiction de signes religieux applicable aux citoyennes dès leur entrée dans les institutions publiques, voire dans l’espace public en général (Milot, 2009 : 56). Qui plus est, la laïcité est devenue, dans l’imaginaire collectif, un marqueur identitaire délimitant, et le plus souvent protégeant « notre » culture québécoise moderne, libérale et démocratique, de celle des groupes ethnoreligieux minorisés (juifs, sikhs et musulmans), réputés plus orthodoxes et sectaires sur le plan religieux. Autrement dit, l’affirmation d’une laïcité dite stricte (par opposition à la laïcité «  ouverte  » préconisée par la commission Bouchard-Taylor) par des segments nombreux et influents de l’intelligentsia québécoise a contribué à rigidifier considérablement les frontières du Nous/Eux, dans la mesure où la menace principale à la laïcité qui affleure à la surface de ce discours s’incarne dans les figures des musulmanes, caractérisées par le penchant culturel (lire « naturel ») pour le fondamentalisme religieux et par leur incapacité à s’accommoder d’une pratique religieuse privatisée. Au-delà de la confusion évidente entre laïcité et sécularisation qu’opère un tel glissement de sens, ce qui doit retenir ici l’attention, c’est que la laïcité a acquis au Québec, depuis 2006-2007 environ, une charge symbolique et une fonction politique nouvelles (Milot, 2009). Plus précisément, l’invocation de la laïcité sert dorénavant essentiellement de support à un processus de racisation et de « disci­ plinarisation » de l’Autre musulmane (Bilge, 2013 : 167), processus faisant écho à ce qui s’est passé en France sous l’impulsion du débat public ayant mené à la « loi anti-foulard » de 2004 (Scott, 2007 ; Laborde, 2008 ; Tevanian, 2012 ; 2013 ; Baubérot, 2012). Ainsi, tout comme en France, cette « laïcité identitaire », pour paraphraser Jean Baubérot (2012), a contribué au Québec à conférer une res­ pec­ tabilité à des discours traduisant bien davantage un désir,

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désormais décomplexé, de purger l’espace public de pratiques et signes religieux associés à l’islam, et à cette seule religion, qu’un réel attachement à l’application neutre du principe de séparation de l’Église et de l’État. En ce sens, cette nouvelle laïcité peut être qualifiée non seulement d’identitaire, mais elle peut parfois revêtir des inflexions racisantes dans la mesure où son redéploiement récent dans le discours public ne trouve sa raison d’être, sociologiquement parlant, que dans la constitution des minorités arabo-musulmanes et de l’islam en « corps étrangers » insolubles dans l’espace symbolique de la nation (Bilge, 2013). Les chroniques de Christian Rioux dans le quotidien Le Devoir constituent une illustration exemplaire de ce type de laïcité identitaire, directement importée de France. La crise québécoise des accommodements raisonnables, tout comme les débats entourant la Charte des valeurs, a également favorisé l’articulation de la laïcité et du principe d’égalité des sexes dans le processus de racisation et de stigmatisation des minorités musulmanes. Sirma Bilge (2012  : 307-308), citant Joan Scott, désigne une telle alliance par le terme sexularism 1, soit un discours rendant compte de la laïcisation et de la sécularisation (secularism 2) à partir d’un récit téléologique postulant 1) que ces processus mènent inévitablement à l’égalité des sexes et qu’à l’inverse les religions sont par définition néfastes aux femmes, et 2) que la laïcisation et la sécularisation (et donc l’égalité des sexes) n’ont pris racine en Occident qu’au terme d’un long processus de modernisation foncièrement incompatible avec la civilisation/culture arabo-musulmane. C’est ainsi que la présence musulmane en est venue à représenter de plus en plus, au Québec, une menace à l’intégrité du tissu social et du vivre-ensemble dans la société québécoise, notamment parce que ces groupes sont perçus comme culturellement inadaptés aux exigences des deux nouvelles « valeurs fondamentales » du Québec que sont la laïcité et l’égalité des sexes3. 1. Contraction de sexisme et de « secularism » (laïcité). 2. Joan Scott utilise le terme anglais secularism, qui peut renvoyer autant au processus de laïcisation qu’à celui de sécularisation. 3. Comme le souligne pertinemment l’historienne Micheline Dumont dans un article du Devoir («  Le foulard et l’égalité  », 22 février 2010), l’idée selon laquelle l’oppression des femmes serait désormais, au Québec, une réalité

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Ce n’est donc pas un hasard si, à la suite de la crise des accommodements raisonnables, le Parti libéral du Québec a jugé nécessaire, en juin 2008, de modifier la Charte québécoise des droits et libertés afin d’y renforcer le principe d’égalité des sexes et si, quelques mois plus tard, ce même gouvernement a imposé l’obligation aux arrivantes de fraîche date de signer une « Déclaration sur les valeurs communes de la société québécoise ». Il n’est pas non plus fortuit que, cinq ans plus tard, le Parti québécois, parvenu au pouvoir, ait tenté de faire adopter une « Charte affirmant les valeurs de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les hommes et les femmes et encadrant les demandes d’accommodement » (projet de loi 60). Au-delà de la question de déterminer si ce projet de loi était vraiment nécessaire (la laïcité était-elle vraiment menacée et l’égalité des sexes allait-elle être ainsi mieux protégée ?), c’est surtout son rôle politico-idéologique qui doit ici retenir l’attention. Tout comme la commission Bouchard-Taylor qui les a précédées, ces mesures ont d’abord visé à satisfaire une « demande sociale » d’intervention législative afin de protéger un modèle québécois d’intégration jugé «  en crise  » en raison de la menace que feraient peser sur lui les minorités musulmanes. C’est que ces dernières, fortes des droits que leur confère le multiculturalisme « chartiste », chercheraient à obliger la majorité franco-québécoise à tolérer et à accommoder des pratiques incompatibles avec « ses » deux principales valeurs fondamentales, soit la laïcité et l’égalité des sexes, l’une ne pouvant être protégée sans que l’autre le soit également. Encore une fois, s’il est un symbole religieux sur lequel tend à se fixer ce discours «  sexulariste  » au Québec, comme ailleurs en Occident, c’est bien le hidjab. Si, comme on l’a souligné, le port du foulard incarne de manière univoque l’inégalité des sexes dans l’imaginaire occidental, une analyse des débats publics qu’il suscite, tant au Québec qu’en Europe, révèle qu’il incarne plus globalement, dans les schèmes néo-orientalistes, l’avant-poste d’un intégrisme porté par des mouvements islamistes opposés à l’intégration frappant exclusivement les communautés musulmanes a comme conséquence délétère la légitimation de l’idée selon laquelle le féminisme serait désormais, pour les femmes de la majorité franco-québécoise, un combat révolu et désuet.

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citoyenne, prêchant la ghettoïsation culturelle et utilisant les femmes voilées, tel un cheval de Troie, pour infiltrer et coloniser l’espace public étape par étape (pour l’Europe, voir Andreassen et Lettinga, 2012). Dans cette logique, le port du hidjab – et plus largement toute expression publique de la foi musulmane – est associé à une forme de communautarisme réfractaire à l’intégration porté par des islamistes conquérants cherchant à imposer subrepticement au groupe majoritaire leur programme politico-religieux, à commencer par la ségrégation des sexes dans les lieux publics (Lentin et Titley, 2011). En Europe, le thème du danger d’islamisation qui guette les sociétés occidentales est souvent typique du racisme d’extrême droite, comme celui du Front national en France. Au Québec, ce type de discours paranoïaque (qui rappelle étrangement les théories antisémites du complot juif) n’est pas porté par des partis politiques influents, mais est néanmoins bien présent sur la Toile dans les sites de groupes islamophobes tels que Point de bascule, Poste de veille et la Fédération des Québécois de souche. Par ailleurs, les théories de la menace islamiste ressurgissent sporadiquement dans les médias québécois mainstream à l’occasion de débats sur la place de la religion dans l’espace public ou après un attentat terroriste commis au nom de l’islam. On n’a qu’à penser à la conférence de presse, rapportée dans le Soleil de Québec du 30 mars 2014, durant laquelle Mme Janette Bertrand, flanquée du ministre Bernard Drainville, a expliqué que si l’État ne prenait pas les mesures nécessaires pour défendre la laïcité, comme s’y employait le Parti québécois avec sa Charte des valeurs, les hommes musulmans, non contents de manipuler et d’opprimer leurs femmes voilées, allaient ensuite chercher à graduellement « gruger » le principe d’égalité des sexes dans l’espace public, notamment celui de la mixité sexuelle (Boivin, 2014). Dans la même veine, peu après son élection en avril 2014, le chef du Parti libéral du Québec, Philippe Couillard, s’est engagé à mettre en œuvre l’une de ses promesses électorales : adopter d’urgence des mesures visant à prévenir et à endiguer la radicalisation et l’extrémisme religieux au Québec, et ce, malgré le fait qu’aucune donnée ne permet de croire sérieusement que l’intégrisme islamiste (ou autre) constitue au Québec un problème sociétal significatif.

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Qu’il s’agisse de la théorie du « grugeage » de Mme Bertrand ou de la rhétorique antiradicalisation au Québec, chaque fois le procédé est le même : l’existence d’une poignée de cas individuels, bien réels par ailleurs, contribue à conforter l’idée que, si rien n’est fait, l’islam radical agira comme un cancer insidieux capable de se métastaser dans toute la communauté musulmane et, par extension, dans tout le corps social. Les valeurs laïques et libérales, lire occidentales, sont alors brandies comme des armes que l’État doit utiliser pour tenir en échec la menace que feraient peser sur la nation les islamistes et éventuellement, par contamination, l’ensemble des citoyennes musulmanes. Conclusion Étienne Balibar soutenait que le racisme « est un supplément de nationalisme, mieux : un supplément intérieur au nationalisme, toujours en excès par rapport à lui, mais toujours indispensable à sa constitution » (Balibar, 1997a : 78). Je crois qu’il faut prendre au sérieux une telle affirmation, dans la mesure où le racisme est une virtualité intrinsèque au nationalisme. Toutefois, en pratique, l’imbrication du racisme et du nationalisme ne relève pas de la fatalité, ni au Québec ni ailleurs. Suivant Hage (2000), on peut dire que, dans toute société, les marqueurs d’appartenance nationale légitimes varient continuellement dans le temps, au gré des rapports de force et de pouvoir qui structurent le champ de la nation. Ainsi, de 1995 à 2006 environ, sous l’influence des élites intellectuelle et politique nationalistes cherchant à faire oublier la « bourde » postréférendaire de Jacques Parizeau1, le nationalisme québécois, du moins dans sa forme idéologique structurée, a eu une dominante nettement civique, les marqueurs d’appartenance nationale légitimes s’incarnant alors surtout dans la langue et dans des principes civiques, soit des formes de capital dont l’accumulation, à l’époque, était plus accessible à tout un chacun sans égard à l’origine. 1. Rappelons qu’après la victoire du camp du Non  au référendum de 1995, Jacques Parizeau, alors premier ministre du Québec, avait attribué la défaite du camp souverainiste, notamment, à « des votes ethniques ».

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Cependant, depuis la crise des accommodements raisonnables de 2006-2008, et a fortiori depuis le débat autour du défunt projet de loi 60, je dirais, pour paraphraser Balibar, que le nationalisme québécois révèle de plus en plus son « supplément intérieur raciste ». C’est que, dans le champ des pratiques symboliques et discursives nationalistes, on assiste au Québec à une mobilisation croissante de l’idée selon laquelle la culture nationale de la majorité historique est menacée par celle des minorités musulmanes, corps étrangers insolubles dans la nation, notamment à cause de leur incompatibilité foncière avec les principes d’égalité des sexes et de laïcité.

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Deuxième partie

Pathologisation des marges

Chapitre 5

Visibles et invisibles : marginalités et partage des espaces publics à Québec Éric Gagnon, Michel Parazelli et Marie-Hélène Hardy

Depuis une vingtaine d’années, le quartier Saint-Roch à Québec est l’objet d’importants travaux de revitalisation dans le but d’en faire un des pôles économiques, commerciaux et culturels de la ville. Si le quartier demeure l’un des plus pauvres de la capitale, ces travaux en ont changé le visage. L’aménagement de parcs, la rénovation de bâtiments, l’implantation d’industries liées aux nouvelles technologies et de nouveaux commerces ont favorisé la venue de populations plus fortunées et plus éduquées (travailleurs/travailleuses, consommateurs/consommatrices, étudiantes, résidentes et touristes). La cohabitation entre ces arrivantes de fraîche date et certains groupes d’anciennes résidentes marginalisées par la pauvreté et l’exclusion sociale – itinérantes, consommateurs/consommatrices de drogues injectables, travailleuses du sexe, personnes souffrantes de troubles mentaux – ne va pas sans difficulté. Les travaux de revitalisation, en effet, cherchent à projeter une image attractive, une image de propreté, de sécurité et de prospérité afin d’attirer les entreprises dans le quartier, une image d’ambiance festive pour attirer de nouvelles clientèles dans les commerces, les salles de spectacle et les restaurants1. Dans ce contexte, les personnes marginalisées et les groupes communautaires qui leur viennent en aide apparaissent comme un obstacle à la revitalisation, en raison de l’image qu’ils 1. Aujourd'hui, les villes sont en concurrence et cherchent à se rendre attrayantes aussi bien au plan de la fiscalité que de l’image pour attirer les investisseurs, les consommateurs/consommatrices et les touristes (Brenner et Theodore, 2002 ; Atkinson, 2003).

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projettent du quartier (insécurité, violence, pauvreté). Des tensions surgissent et des conflits surviennent autour du partage des espaces publics (parcs, trottoirs, parvis de l’église), de la présence des organismes communautaires dans le quartier et des interventions policières. En 2010, notre équipe de recherche1 a reçu le mandat du ministère des Affaires municipales d’enquêter sur le partage des espaces publics entre les personnes marginalisées et les autres populations dans les quartiers centraux des villes au Québec. L’étude avait pour objectifs d’identifier les enjeux reliés à ce partage, de comprendre les problèmes qui y sont associés et les mesures mises en place pour favoriser la cohabitation. Entre le printemps 2012 et l’automne 2013, nous avons réalisé 32 entretiens à Québec avec des personnes appartenant aux différents groupes qui se partagent les espaces publics ou qui y interviennent pour en contrôler l’usage  : fonctionnaires de la Ville, policiers/policières, commerçantes, résidentes du quartier, intervenantes communautaires et personnes marginalisées. Nous les avons interrogées sur les raisons de la présence des personnes marginalisées dans le quartier, sur les effets de la revitalisation sur le partage des espaces publics, sur les problèmes associés à la cohabitation, sur les moyens et stratégies mis en œuvre pour améliorer le partage, les difficultés et les réussites. Nous reprenons ici quelquesuns des principaux résultats de cette recherche, en insistant sur la violence inhérente à la revitalisation de certains quartiers ainsi que sur les différentes stratégies mises en œuvre par les pouvoirs publics qui conduisent à l’invisibilisation des personnes marginalisées dans l’espace public2 . 1. L’équipe de recherche était composée de Michel Parazelli (chercheur principal), Céline Bellot, Jean Gagné, Éric Gagnon et Richard Morin (cochercheurs/ chercheuses), René Charest, Frédéric Keck et Bernard St-Jacques (partenaires communautaires), Marie-Ève Carpentier, Karl Desmeules, Marie-Hélène Hardy, Antonin Margier et Charles Robitaille (assistantes de recherche). 2. La recherche ne s’est pas limitée à la ville de Québec : une enquête a également été conduite à Montréal, à laquelle s’est greffée une analyse des discours médiatiques et des politiques adoptées dans plusieurs villes canadiennes. Pour prendre connaissance de l’ensemble des résultats et avoir plus de détails concernant la méthodologie, se reporter à Parazelli et coll. (2011).

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Insécurités Situé dans la Basse-Ville, entre la falaise de la Haute-Ville et la rivière Saint-Charles, Saint-Roch est l’un des plus anciens quartiers de Québec. Longtemps le centre économique et commercial de la capitale, il amorce son déclin à partir des années 1960 avec la disparition progressive des usines. Le commerce de détail périclite, concurrencé par les grands centres commerciaux créés dans les nouvelles banlieues vers lesquelles migre la classe moyenne. Le quartier perd tous ses avantages et ses attraits aussi bien sur le plan industriel que sur le plan commercial et résidentiel et sombre dans le marasme. La population diminue et s’appauvrit, les édifices se délabrent. Le quartier se retrouve aux prises avec les problèmes associés à la pauvreté et à la marginalité : solitude, itinérance, prostitution, toxicomanie et criminalité. Pendant près de quarante ans, la Ville de Québec va chercher, par divers moyens, à relancer les activités économiques et à revitaliser le quartier. La plupart de ces initiatives seront des échecs et auront même pour effet d’accentuer la dévitalisation et les problèmes sociaux. Il faudra attendre les années 1990 pour que les efforts de revitalisations connaissent plus de succès. Avec la construction et la rénovation de bâtiments, l’aménagement d’un parc et différentes mesures fiscales, la Ville parvient à attirer de nouvelles industries, des institutions publiques viennent s’y installer (universités, ministères, services municipaux), des boutiques de mode, des restaurants et des salles de spectacle ouvrent leurs portes. Le mail Saint-Roch, une rue commerciale recouverte d’un toit sur plus d’un kilomètre, est démantelé ; il servait d’abri aux personnes itinérantes et de lieu de sociabilité pour les plus pauvres et les plus isolées. Les grandes artères sont réaménagées. L’ancienne population du quartier demeure néanmoins toujours présente. Elle est en majorité composée de personnes à faible revenu, de plus en plus âgées qui, souvent, ont vécu dans le quartier la plus grande partie de leur vie. Autour des groupes communautaires gravite une population un peu hétéroclite de personnes connaissant toutes sortes de difficultés (toxicomanie, troubles mentaux graves, itinérance, pauvreté, prostitution) et qui cherchent de

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l’aide. Le quartier demeure leur point d’ancrage, mais ils doivent s’habituer à côtoyer les personnes récemment arrivées : travailleuses, consommatrices, touristes, résidentes plus fortunées. La plupart des personnes marginalisées interrogées se réjouissent de pouvoir habiter dans un environnement plus beau, mais elles craignent de ne plus y être les bienvenues. Si la criminalité a diminué et la misère y est moins visible, si la restauration du cadre bâti, la vitalité du quartier et l’image qu’il projette désormais peuvent avoir un effet positif sur l’image que ces personnes ont d’elles-mêmes (elles n’habitent ou ne fréquentent plus un lieu dégradé et marginalisé), elles ne se reconnaissent pas dans les nouvelles populations qui fréquentent le quartier et elles n’ont pas accès aux nouveaux commerces et restaurants de luxe. Leur attitude à l’égard de la revitalisation est contrastée et souvent ambivalente. Plusieurs ressentent un fort sentiment de dépossession : ces gens ne se sentent plus chez eux, les loyers augmentent, les forçant parfois à se loger dans un autre quartier, ils se sentent exclus de la richesse désormais étalée devant leurs yeux et n’ont pas le sentiment de profiter beaucoup de la revitalisation. « Si eux autres [les nouveaux commerçants] ne nous aiment pas, alors qu’ils ne viennent pas ici », conclut une personne née dans le quartier, mais qui ne s’y sent plus la bienvenue. Les interactions avec les résidentes récentes plus fortunées, les travailleurs et travailleuses des nouvelles industries, les commerçantes et leur clientèle sont pour ainsi dire inexistantes : le quartier abrite deux mondes parallèles. Ce sentiment d’« étrangeté » ou de distance est également ressenti par les commerçantes, qui considèrent avec une certaine méfiance cette population fréquentant les ressources communautaires à deux pas de leurs commerces. On garde ici aussi ses distances. La présence des personnes marginalisées dans le quartier notamment autour de la rue Saint-Joseph – le cœur de la zone revitalisée – n’est pas sans susciter un sentiment d’insécurité chez les arrivantes. Ces gens craignent que cette seule présence suffise à faire fuir la clientèle et nuise à leurs affaires. Certains ont connu de mauvaises expériences : une personne souffrant de troubles mentaux en crise qui entre dans leur magasin, des toxicomanes qui s’injectent de la drogue dans le

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stationnement public ou à l’entrée d’un immeuble, une bagarre devant leur commerce liée sans doute au trafic de stupéfiants, un itinérant qui urine sur la façade de leur immeuble, un jeune qui fait la manche devant leur restaurant… Ces incidents semblent peu fréquents, mais suscitent des craintes et de l’exaspération. Un simple attroupement sur le trottoir devant l’entrée des locaux d’un groupe communautaire crée un malaise, car il entrave la circulation et risque d’effrayer les clientes. Si l’on admet que la marginalité est « normale dans un centre-ville », on craint cependant que la présence des marginaux/marginales en grand nombre contribue à entretenir la mauvaise réputation que le quartier s’était acquise au cours des années et décourage les gens de venir s’y établir ou d’y faire leurs achats. Certaines commerçantes essayent de composer avec ces situations, en invitant la personne à aller mendier plus loin ou en formant leur personnel à intervenir avec respect et doigté lorsqu’un individu en crise fait irruption dans leur commerce. Pour l’un d’eux, s’installer dans le quartier est « un geste d’acceptation de cette pauvreté », et plusieurs soutiennent certains organismes communautaires dans leurs activités. Le recours à la police est néanmoins fréquent dans le cas de comportements jugés déplacés, comme un individu qui fait la manche devant une vitrine, les cris d’une personne intoxiquée. Les patrouilles policières sont d’ailleurs nombreuses sur la rue Saint-Joseph et devant le parvis de l’église Saint-Roch. Ces interventions policières contribuent en retour à créer de l’insécurité chez les personnes marginalisées, qui se sentent souvent victimes de harcèlement. Plusieurs intervenantes communautaires dénoncent certaines pratiques policières comme les interdictions de quadrilatères, qui empêchent des personnes de se rendre dans un secteur, les nombreuses patrouilles dans le quartier, les demandes incessantes faites aux personnes de s’identifier et de montrer une pièce d’identité, les contraventions pour possession de matériel de consommation de drogue ou pour des délits mineurs comme le flânage. Si ces mesures visent à contrer la sollicitation pour la prostitution ou le trafic de drogue, elles sont perçues comme de l’intimidation, rendent la vie des gens plus difficile et nuisent au programme de prévention d’échange de seringues. L’objectif, dira l’une de ces

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personnes, c’est « qu’il y ait le moins de monde possible, afin que les touristes puissent circuler sans voir la pauvreté ». On cherche à « tasser » ou à « éliminer » les pauvres devenus « indésirables », soutiennent plusieurs intervenants. En outre, le « harcèlement policier » conduit à une dispersion des personnes marginalisées, ce qui rend les services communautaires moins accessibles, l’intervention des travailleurs et travailleuses de rue plus difficile et entraîne l’adoption de comportements dangereux (notamment chez les travailleuses du sexe, qui doivent abandonner certaines mesures de sécurité en montant rapidement dans la voiture du client). À cette insécurité s’ajoute un sentiment d’injustice : les personnes marginalisées reçoivent des contraventions pour des « délits », comme de ne pas traverser la rue aux intersections, comportement pourtant toléré partout ailleurs. « Si je traîne plus qu’une demi-heure au parvis, ben là, c’est la police qui s’en vient me demander mon nom, dit un de ces “flâneurs”. […] Je pense qu’elle me l’a demandé à peu près cinq cents fois cet été, mon nom. Comment ça se fait qu’ils me le redemandent encore ? » Le pouvoir discrétionnaire de la police ouvre la porte à des abus : on se sent visé du seul fait de son apparence ou de son appartenance à un groupe. La réponse aux insécurités d’un groupe provoque de l’insécurité dans un autre groupe. « On est jugé et condamné par toutes sortes de monde, et ça devient invivable. » Les personnes marginalisées ont le sentiment de vivre une double exclusion. D’abord du fait d’être tenues à l’écart, privées de l’accès à certains lieux, délibérément repoussées ; une différence entre « elles » et « nous » est reconnue et affirmée, qui se traduit par des interventions policières, des comportements d’évitement et des politiques urbaines qui les maintiennent à la marge. Ensuite, elles souffrent de ne plus avoir accès aux logements, aux commerces et à certains biens de consommation en raison de leur pauvreté, ce qui les oblige à quitter le quartier ou à s’isoler et crée beaucoup d’insécurité (Gagnon et coll., 2009). Deux visions de la revitalisation et de la mixité Le partage des espaces publics se fait donc difficilement. L’ensemble des gens n’a pas la même conception de la revitalisation,

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la même vision du quartier. Pour le groupe des commerçantes, la revitalisation a permis de donner une deuxième vie à un quartier qui était abandonné. « Si tu embellis ta ville, tu embellis tout par la même occasion  », soutient l’un d’eux. Les commerçantes souhaitent créer un environnement attrayant pour ceux et celles qui songent à s’y établir et pour les clientes de leurs commerces. Pour ce groupe, la revitalisation est très positive  : il en est l’initiateur et l’artisan, il se perçoit comme celui qui a rendu possible la revitalisation de ce secteur de la ville. « Ça me rend fier de faire partie de la revitalisation du quartier, qui méritait qu’on lui donne une deuxième chance. » Certaines se demandent toutefois si une « déconcentration » des organismes communautaires ne serait pas une solution aux problèmes de cohabitation. Jugeant que c’est le grand nombre de services offerts aux personnes marginalisées dans le quartier qui les y attire, et qui est à la source des problèmes, des commerçantes proposent de disperser les organismes dans différents quartiers, et ainsi de mieux répartir la pauvreté et les problèmes qui l’accompagnent. Ces marchandes se demandent également si cette abondance de services ne contribue pas à attirer dans la capitale des gens en difficulté d’autres régions du Québec et à maintenir les personnes marginalisées dans la marginalité et l’itinérance, puisqu’elles obtiennent facilement une réponse à leurs besoins. L’ensemble des intervenantes communautaires et des personnes marginalisées, ainsi que certaines résidentes, ont un point de vue diamétralement opposé. De leur point de vue, la revitalisation est orientée trop exclusivement vers le développement commercial et économique. Elle a eu pour effet d’embourgeoiser Saint-Roch, ce qui a de nombreuses conséquences pour les personnes marginalisées et les résidentes, comme la hausse des loyers, la disparition des maisons de chambres et la perte des commerces de proximité au profit des commerces de destination. La présence des groupes communautaires n’est pas la cause des problèmes. D’abord, ce ne sont pas uniquement l’aide et les services communautaires qui attirent les personnes marginalisées dans le quartier. Plusieurs d’entre elles le fréquentent depuis longtemps, c’est là qu’elles y trouvent leurs amies et connaissances, ainsi que d’autres services

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comme la bibliothèque, des commerces de proximité, des loisirs accessibles. Ensuite, les groupes communautaires ne font pas partie du problème, mais de la solution : ils accueillent les personnes et les sortent de la rue, en plus de leur fournir l’aide et l’environnement dont elles ont besoin pour reprendre pied et se sortir progressivement de leurs difficultés ; ils réduisent la gravité des problèmes. « Enlève Lauberivière, enlève la Maison Revivre, enlève le Centre de l’amitié, enlève Pech, enlève le Centre de crise, pis ça va être le bordel ici. Parce qu’on est les urgences de rue. L’urgence elle n’est plus dans l’hôpital, elle est dans la rue ici », soutient un intervenant communautaire. Loin de nuire à la revitalisation, estime-t-on, la présence des groupes communautaires la favorise en réduisant les problèmes sociaux, l’errance et les incivilités, en fournissant une forme d’encadrement des personnes. La dispersion des organismes ne serait pas une solution : elle ne ferait que rendre plus difficile la vie des personnes qui sont déjà dans une situation précaire, en les éloignant de leur réseau d’aide et de soutien. À ces deux visions de la revitalisation et du rôle des groupes communautaires dans le quartier se greffent deux visions de la mixité sociale. La première est portée par des commerçantes qui soutiennent qu’avant leur arrivée Saint-Roch était composé essentiellement de personnes pauvres et « en détresse ». Il n’y a de réelle mixité qu’avec la revitalisation, qui attire des gens plus riches, plus éduqués et plus jeunes. La population est ainsi plus diversifiée, « mieux équilibrée  » ; la pauvreté et la marginalité sont moins visibles. «  Sans jeter la pauvreté […], on bonifierait par le haut l’équilibre de la mixité sociale au centre-ville », déclare un commerçant. La seconde vision de la mixité, portée surtout par les intervenantes communautaires, se traduit par le maintien des personnes marginalisées dans le quartier. « La mixité, dira un intervenant, c’est faire vivre ensemble des gens représentatifs de la société globale.  » C’est le « rapprochement entre les gens de diverses classes sociales », dira un autre, qui souhaite plus qu’une simple cohabitation : de véritables échanges. Dans cette perspective, on ne peut parler de réelle mixité que si ces personnes ont accès aux lieux publics et aux logements, sans subir une forme quelconque d’intimidation, de réprobation ou

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de discrimination. La mixité, c’est la possibilité pour les anciennes résidentes d’y demeurer et d’y être visibles, et non seulement la possibilité pour d’autres populations d’y venir. Ces deux visions de la revitalisation et de la mixité conduisent à valoriser deux formes différentes d’animation des rues et des parcs. Dans le premier cas, on favorise les événements qui attirent des gens de l’extérieur du quartier afin d’augmenter l’achalandage des commerces, de changer l’ambiance, de diversifier la population. On privilégie des événements d’envergure régionale, voire nationale et internationale, comme les spectacles et les festivals sur le parvis de l’église, les activités reliées au Carnaval de Québec, la parade des jouets à Noël sur la rue Saint-Joseph ou encore des spectacles prestigieux comme celui du Cirque du Soleil. Avec l’arrivée de nouvelles clientèles, on parviendrait à « diluer l’espace criminel », pour reprendre les mots d’un commerçant. Les espaces publics sont perçus avant tout comme des espaces de consommation et des lieux d’expériences festives. Dans l’autre vision de l’animation, on valorisera les événements qui permettent de sensibiliser la population aux réalités vécues par les personnes marginalisées, ou qui favorisent de réelles interactions entre les différentes populations du quartier, y compris les plus exclues, comme la cabane à sucre sur le parvis de l’église ou encore le tournoi de hockey organisé il y a quelques années entre les employés des commerces et les usagers des organismes communautaires. « Ça mêle vraiment tout le monde, toutes les couches de la société sont là vraiment, pis ça a l’air de très bien aller », soutient une personne marginalisée. Les espaces publics sont vus ici comme des lieux de sociabilité. Tous les protagonistes des différents groupes se disent favorables à la cohabitation et à la mixité et souhaitent un partage des espaces dans le respect de chacune. Mais tous ces gens n’ont pas la même idée de la cohabitation et du partage équitable, et l’apparente unanimité cache mal la violence exercée envers les personnes marginalisées. Une violence symbolique, d’abord, puisqu’on leur renvoie une image négative d’elles-mêmes ; elles sont perçues et décrites par plusieurs comme étant « de trop », un obstacle à la revitalisation, une nuisance associée au désordre, à la délinquance, voire à la

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malpropreté. Une violence physique également, puisqu’on fait en sorte qu’elles quittent le quartier, qu’elles se fassent discrètes ou se cachent. Derrière les façades rénovées et les belles vitrines s’exercent des pressions, de l’intimidation, du dénigrement. La revitalisation des grands centres peut ainsi être violente. Contrôle et gestion du partage des espaces publics Les visions et des intérêts divergents qui s’affrontent se font parfois ouvertement, dans des forums, au bureau du conseiller municipal ou à une table de concertation, parfois par médias interposés. Mais s’il nous a été possible de dégager, de manière un peu schématique, deux camps, deux grandes visions, c’est que les propos tenus par les personnes interrogées sont généralement ambivalents, souvent embarrassés, parfois contradictoires ; plusieurs hésitent entre plusieurs positions ou passent de l’une à l’autre au cours de l’entretien. Cette ambivalence conduit à la formulation et à la mise en œuvre de toutes sortes de stratégies ou de mesures pour réguler l’espace public, qui vont de l’exclusion des personnes marginalisées à leur complète inclusion comme partenaires légitimes avec lesquelles les échanges quotidiens sont encouragés. Nous avons déjà mentionné quelquesunes de ces stratégies ; il vaut la peine de les reprendre systématiquement. Nous les avons regroupées en huit catégories. 1) L’expulsion. Cette stratégie vise à sortir la personne du quartier ou du territoire, à l’exclure entièrement de certains espaces publics. Pour ce faire, les forces de l’ordre peuvent obtenir d’un tribunal une interdiction de quadrilatère, qui empêche une personne de se rendre dans un certain périmètre. La mesure est notamment utilisée contre des travailleuses du sexe qui font de la sollicitation. Celles-ci ne peuvent plus se rendre dans le secteur où elles sont actives… et parfois même où elles résident. 2) Les mesures de dispersion visent à réduire la présence de personnes marginalisées sur un territoire. On ne leur interdit pas l’accès au territoire, mais on diminue leur nombre en les incitant à aller dans d’autres quartiers de la ville. Disperser les ressources communautaires sur un plus grand territoire ou parmi plusieurs quartiers, comme certaines le préconisent, vise ainsi la dispersion

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des personnes marginalisées sur un plus grand espace. On parle alors de « déconcentration » des groupes ou des services ou encore de « partage plus équitable » des problèmes liés la pauvreté entre les différents quartiers de la ville. 3) La concentration vise à l’inverse à regrouper les personnes marginalisées sur un plus petit espace ou dans un lieu particulier. On concentre à un endroit les efforts de cohabitation et les problèmes qu’elle soulève, afin d’en «  libérer  » les autres espaces publics. La Ville de Québec a ainsi financé le déplacement de la porte d’entrée des locaux d’un groupe communautaire qui donnait sur une rue commerciale afin qu’elle donne sur une rue adjacente moins passante. On regroupe les personnes marginalisées en retrait, dans un lieu moins visible. À Montréal, la Ville a cherché un moment à regrouper les personnes itinérantes dans un seul parc du centre-ville (le parc Viger). 4) La normalisation concerne les comportements des individus. Elle vise à leur faire adopter une conduite « acceptable » dans les espaces publics et à décourager les conduites jugées « inadéquates » ou inconvenantes (incivilités, utilisation des espaces pour des activités normalement réservées à l’espace privé, comme dormir). Les efforts de normalisation peuvent prendre une forme répressive (par exemple, contraventions émises par les forces de l’ordre afin de dissuader des individus à continuer à faire la manche), une forme éducative (par exemple, apprendre aux utilisateurs/utilisatrices de drogues injectables à rapporter leur matériel d’injection usagé dans un lieu de dépôt sécuritaire) ou une forme de médiation (par exemple, intervention d’un travailleur ou d’une travailleuse de rue pour désamorcer une crise et conduire une personne vers les ressources appropriées). 5) La prévenance regroupe les pratiques qui visent à tirer les personnes de la marginalité tout en les laissant demeurer en contact avec le milieu communautaire. On leur propose des alternatives à la rue et à la marginalité, par exemple en leur accordant un statut de «  pair aidant  » auprès d’autres personnes marginalisées ou en leur donnant des responsabilités au sein des organismes communautaires. Elles demeurent au sein de leur groupe et dans le quartier

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tout en réduisant leur marginalité par un travail reconnu comme socialement « utile ». 6) La dilution consiste à rendre moins visibles les personnes marginalisées en les fondant dans une foule plus large et plus diversifiée. Cela peut se faire en amenant dans les espaces publics d’autres populations, notamment par la tenue d’événements spéciaux et de spectacles (par exemple, festival de magie, carnaval). Les personnes marginalisées ne sont pas chassées du territoire ou des espaces publics, mais on les voit moins. Elles sont pour ainsi dire noyées dans la foule. 7) La représentation vise à sensibiliser la population en général sur ce que vivent les personnes marginalisées et à la rendre plus tolérante. Des événements comme la Nuit des sans-abri ou des activités favorisant la rencontre entre des personnes marginalisées et d’autres populations, afin de mieux se connaître et de développer un respect mutuel, vont en ce sens. La clinique juridique mise sur pied à Montréal en est un autre exemple. 8) Les stratégies de rassemblement, enfin, consistent à donner une voix aux personnes marginalisées (et non plus seulement à parler à leur place) afin qu’elles puissent défendre leurs droits ellesmêmes et aussi participer aux débats publics et aux discussions touchant l’usage et le partage des espaces publics. Des initiatives allant dans ce sens sont les événements publics où l’on donne la parole aux personnes marginalisées (par exemple, forum sur le parvis de l’église Saint-Roch, tables rondes dans le cadre de la semaine de l’itinérance). Ces stratégies peuvent être disposées sur un axe (voir la Figure 5.1). Plus on se situe à gauche sur l’axe, plus les stratégies tendent à exclure les personnes marginalisées de l’espace public ou à les rendre moins visibles. Plus on se dirige vers la droite, plus les stratégies favorisent au contraire l’inclusion des personnes marginalisées en cherchant à les rendre visibles. Les stratégies à la gauche de l’axe (exclusion, dispersion, concentration) relèvent d’un idéal ou d’un imaginaire écosanitaire  : on recherche l’ordre, la sécurité et la « propreté » en éloignant tout ce qui représente une menace à la revitalisation. Il faut assainir l’es-

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pace, écarter ce qui est dangereux, malsain, non civilisé1. Ces stratégies sont davantage préconisées par les commerçantes et la police. Figure 5.1 Contrôle de la mobilité des personnes matginalisées

Les stratégies à la droite de l’axe (représentation et rassemblement) relèvent d’un imaginaire ou d’un idéal démocratique : elles invitent les personnes marginalisées non seulement à prendre place dans les espaces publics, mais aussi à prendre la parole et à faire valoir leurs droits ; ce sont des citoyennes à part entière. Ces stratégies sont davantage portées par les intervenantes communautaires et les personnes marginalisées. Les stratégies au centre de l’axe (normalisation et prévenance) visent à changer les comportements et les modes de vie des personnes, idéalement à les sortir de la rue, et relèvent ainsi d’un projet ou d’un imaginaire salutaire : on cherche à leur venir en aide. Si la marginalité est encore associée à une pathologie, elle est le résultat de malheurs individuels, qui ne font pas l’objet de réprobation et de rejet comme dans l’imaginaire écosanitaire, mais dont il faut 1. Dans de nombreuses villes, le mobilier urbain devient un instrument de lutte contre l’itinérance et l’insalubrité : bancs publics sur lesquels il est impossible de s’allonger, pics sur le bord des vitrines pour empêcher qu’on s’y assoie (semblables aux bandes à pointes installées sur les toits pour empêcher les pigeons de s’y poser). Au nom de l’ordre et de la sécurité, les espaces publics cessent d’être des lieux ouverts où tous peuvent s’attarder et se regrouper pour devenir des lieux où l’on circule, idéalement vers les commerces (Terrolle, 2004 ; Doherty et coll., 2008). Sur l’imaginaire et les pratiques écosanitaires, voir Parazelli (2010).

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s’occuper. Ces stratégies reçoivent l’appui d’individus appartenant à tous les groupes. Ces stratégies appellent deux remarques. Premièrement, on observe que les mesures prises pour réguler les espaces publics sont diversifiées et parfois contradictoires. Or, ces mesures sont mises en œuvre simultanément et sont toutes soutenues, directement ou indirectement, par la Ville de Québec. La gestion des espaces publics est ainsi passablement ambiguë et traversée de mouvements contraires. Cette ambiguïté et ces contradictions s’expliquent d’abord par les intérêts divergents des protagonistes en présence, qui n’ont pas la même vision des choses, on l’a vu, et défendent par conséquent des approches différentes. Mais les individus interrogés, quel que soit le groupe, sont souvent eux-mêmes ambivalents, oscillant entre des mesures de contrôle et d’autres qui viennent en aide aux personnes, entre un désir d’ordre et un élan humaniste. Les forces de l’ordre insisteront sur les difficultés de leur double rôle : faire respecter la loi et venir en aide aux personnes en difficultés, notamment les travailleuses du sexe. Les personnes marginalisées voudront souvent prendre leurs distances par rapport à certains comportements déviants, tout en condamnant la répression policière. Dans un même entretien, parfois dans une même phrase, une commerçante passera de la compassion à la réprobation, commençant par préconiser une approche « gentille  », respectueuse des gens, pour ensuite condamner les gens « malsains et non fonctionnels », qui ne font rien de « constructif ». Les individus pourront ainsi se rallier à plusieurs stratégies différentes et parfois éloignées les unes des autres sur notre axe. Sans compter que des stratégies comme la normalisation ou la dilution sont en elles-mêmes ambiguës, oscillant entre contrôle et aide, répression et tolérance. Seconde remarque, aucune de ces stratégies ne permet de résoudre les tensions dans le partage des espaces publics. Elles sont d’ailleurs souvent inefficaces  : l’expulsion ne fait que déplacer les problèmes de cohabitation vers d’autres quartiers de la ville ; la dispersion repose sur l’idée que les personnes marginalisées ne viennent dans le quartier que pour les services, alors qu’elles le font

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et continueront de le faire pour d’autres raisons. Certaines stratégies ne font qu’empirer la vie des personnes marginalisées sans réduire leurs difficultés ni réduire les conflits : la dispersion et la concentration, par exemple, compliquent leurs déplacements dans la ville. Les mesures plus positives comme le rassemblement ou la représentation ont des effets positifs, mais limités et à long terme ; elles ne permettent pas de résoudre les difficultés au jour le jour. Elles permettent en revanche de soulever la question des normes et du droit d’accès aux espaces publics et, plus largement, la question de ce que doit être un espace public, ses fonctions et les intérêts qu’il doit prioritairement servir. Ce n’est pas la première fois qu’une municipalité ou un gouvernement applique une politique ambiguë et soutient des mesures contradictoires. Les interventions visant à réduire l’exclusion ont souvent pour effet pervers de créer ou de renforcer une différence en créant des espaces ou des activités réservées aux personnes marginalisées. Elles viseront souvent à les discipliner, à les conduire à adopter les bons comportements, à se normaliser, tout en se voulant ouvertes et hospitalières (Gagnon et coll., 2009). Visibiliser ou invisibiliser ? Si la présence des personnes marginalisées est toujours une source d’inquiétude dans les villes, si elle est source de peurs ou de malaises, dans un contexte de revitalisation, où l’on cherche à refaire l’image d’un quartier, elle devient une préoccupation importante pour les autorités publiques. Elle fait alors l’objet de multiples interventions, qui soulèvent à leur tour toute une série de questions. Les mesures de revitalisation comme l’animation des espaces conduisent-elles inévitablement à refouler les personnes marginalisées hors du quartier ou à les invisibiliser parmi une foule plus grande ? Leur présence est-elle conditionnelle à une certaine normalisation : s’engager à adopter les « bons comportements » pour avoir accès aux espaces publics, faire les démarches nécessaires pour s’en sortir, et donc s’invisibiliser un peu ? Les groupes communautaires doivent-ils eux-mêmes se faire plus discrets, par exemple en déplaçant leur porte d’entrée, en déménageant ou en modifiant leur

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façade ? Ne doivent-ils pas au contraire exiger plus ouvertement le respect des droits des personnes marginalisées ? Trop visibles pour les unes, les personnes marginalisées ne le sont pas assez pour d’autres. Mais elles-mêmes, que veulent-elles ? Elles peuvent vouloir être moins visibles, se soustraire au jugement des autres, pouvoir aussi se mêler aux autres, être «  normales  ». Elles peuvent aussi vouloir se rendre plus visibles, affirmer leur présence, revendiquer leur place et demander à être acceptées telles qu’elles sont. Pour les personnes marginalisées, c’est d’abord une question d’identité : l’image qu’elles ont d’elles-mêmes à travers le regard des autres, leur désir de pouvoir se présenter aux autres telles qu’elles sont. C’est leur droit de fréquenter des espaces et même d’habiter un quartier, d’avoir la possibilité de maintenir des liens et des échanges avec d’autres personnes. C’est aussi une question politique : elle touche à la capacité des personnes marginalisées de changer le regard que les autres portent sur elles, et qu’elles portent sur elles-mêmes, leur capacité d’influencer les politiques, les réglementations et les normes de vie en commun. Actuellement, elles tendent non seulement à être exclues des espaces publics, mais elles sont souvent absentes de l’espace public au sens où Habermas l’entend, c’est-à-dire des lieux politiques de discussion et de décision.

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Bibliographie Atkinson, Rowland, 2003, « Domestication by cappuccino or a revenge on urban space ? Control and empowerment in the management of public spaces », Urban Studies, vol. 40, n° 9, p. 1829-1843. Brenner, Neil et Nick Theodore, 2002, «  Cities and the geographies of “actually existing neoliberalism” », Antipode, vol. 34, n° 3, p. 349379. Doherty, Joe, Volker Busch-Geertsema, Vita Karpuskiene, Jukka Korhonen, Eoin O’Sullivan, Ingrid Sahlin, Agostino Petrillo and Julia Wygnańska, 2008, « Homelessness and exclusion : Regulating public space in European cities », Surveillance & Society, vol. 5, no 3, p. 290314. Gagnon, Éric, Yolande Pelchat, Michèle Clément et Francine Saillant, 2009, Exclusions et inégalités sociales. Enjeux et défis de l’intervention publique, Québec, PUL. Parazelli, Michel, 2010, « Vers une gestion écosanitaire de l’urbanité des rues ? », dans Jean-Pierre Augustin et Michel Favory (dir.), 50 questions à la ville. Comment penser et agir sur la ville, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, p. 267-272. Parazelli, Michel, Céline Bellot, Jean Gagné, Éric Gagnon et Richard Morin, 2011, Les enjeux du partage de l’espace public avec les personnes itinérantes et sa gestion à Montréal et à Québec. Perspectives comparatives et pistes d’actions, rapport de recherche, Action concertée, Fonds de recherche du Québec – Société et culture, . Terrolle, Daniel, 2004, « La ville dissuasive : l’envers de la solidarité avec les SDF », Espaces et Sociétés, no 116-117, p. 143-157.

Chapitre 6

Repenser les liens entre folie et violence : de l’individu-fou aux situations problématiques Marcelo Otero

Comment ne pas avoir peur devant cette absence de raison dénuée de toute folie ? Raymond Queneau, Les Temps mêlés La folie n’existe que dans une société. Chaque culture a la folie qu’elle mérite. Michel Foucault, La folie et la société

La question des liens entre folie et violence est très ancienne et ne connaît pas de frontières (Harris et Lurigio, 2007 ; Monahan, 1992). Les psychiatres et criminologues modernes oscillent entre l’existence tantôt d’un lien faible, tantôt d’un lien fort entre les deux (Millaud, 1996). Jusque dans les années 1980, il était largement admis dans la littérature que les personnes aux prises avec une maladie mentale n’étaient pas plus violentes que le reste de la population, voire qu’elles étaient moins violentes que la majorité (Link et Stueve, 1995 ; Hwang et Segal, 1996 ; Monahan et Steadman, 1983 ; Monahan, 1981 ; Guze, 1976 ; Hafner et Böker, 1973). Les crimes et délits violents dont elles étaient tenues responsables mobilisaient en fin de compte les mêmes déterminants « classiques » que pour la population générale, c’est-à-dire le genre (hommes), l’âge (jeunes), la pauvreté (bas revenu), l’abus de substances psychoactives (alcool, drogues), les antécédents judiciaires (incarcération, dossier judiciaire), la scolarisation (faible), la famille (dysfonctionnelle), les réseaux de proches (mauvaises fréquentations), etc. (Stuart, 2003). En matière de criminalité et de violence, on considérait que les dimensions spécifiques du «  mental pathologique  » étaient modulées en dernière

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instance par les facteurs « non spécifiques » et archiclassiques de la déviance en tout genre. C’est dans ce contexte intellectuel que la National Mental Health Association des États-Unis pouvait affirmer, en 1987 : « Les personnes atteintes d’une maladie mentale ne sont pas plus à risque de réaliser un crime que les autres membres de la population générale  » (National Mental Health Association, 1987). Cela ne semble pas pour autant avoir changé énormément la perception du public, notamment au cours des années 1990. De manière générale, plusieurs études montrent que les trois quarts des gens continuent à percevoir les individus aux prises avec une maladie mentale comme étant dangereux (Link et coll., 1999). Quant à la population étatsunienne, elle était 2,5 fois plus susceptible d’associer maladie mentale et violence en 1996 qu’en 1950 (Phelan et Link, 1998), et 61 % de cette population pensait qu’il est très probable ou vraisemblable qu’une personne diagnostiquée schizophrène agresse une autre personne (Pescosolido et coll., 1999). À partir des années 1990, les études sérieuses1 insistent plus souvent que par le passé sur l’existence d’un lien significatif, quoique la plupart du temps modéré, entre troubles mentaux graves et violence (Volavka, 2013 ; Fazel et coll., 2009a ; 2009b ; Silver et Teasdale, 2005 ; Mullen et coll., 2000 ; Arseneault et coll., 2000 ; Brennan, Mednick et Hodgins, 2000 ; Noffsinger et Resnick, 1999 ; Tiihonen et coll., 1997 ; Mullen, 1997 ; Stueve et Link, 1997 ; Marzuk, 1996 ; Hiday, 1995 ; Swanson et coll., 1990 ; Lindqvist et Allebeck, 1990). Néanmoins, d’autres chercheurs et chercheuses continuent de soutenir que la seule présence d’un trouble mental grave n’est pas significativement associée à un plus haut risque de comportements vio1. Quatre types d’enquêtes, principalement, ont rapporté l’existence d’un lien significatif entre violence et troubles mentaux graves : les études épidémiologiques (Wallace et coll., 1998 ; Eronen et coll., 1996 ; Swanson et coll., 1990), les enquêtes longitudinales et de cohortes de nouveau-nés (Brennan et coll., 2000 ; Arseneault et coll., 2000 ; Tiihonen et coll., 1997), les études follow-up ou d’observation de patients ayant reçu leur congé de l’hôpital psychiatrique (Hodgins et coll., 2003 ; Lindqvist et Allebeck, 1990) et les enquêtes auprès des prisonniers et des personnes ayant commis un homicide (Fazel et Grann, 2004 ; Teplinet coll., 1990). Ces enquêtes ont été menées dans des pays et des contextes divers aux caractéristiques fort différentes (Volavka et coll., 1997).

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lents (Elbogen et Johnson, 2008 ; Mulvey et coll., 2006 ; Monahan et coll., 2001 ; Appelbaum, Robbins et Monahan, 2000 ; Steadman, et coll., 1998). Pour l’essentiel, leurs travaux tendent plutôt à montrer qu’en l’absence notamment d’abus de substances psychoactives (alcool ou drogues), la probabilité que les individus présentant un trouble mental grave commettent un acte violent est passablement équivalente à celle de la population générale. Statuer sur la nature du lien entre maladie mentale (trouble, désordre ou problème de santé mentale, etc.) et violence comporte des défis, des limites et des biais méthodologiques considérables qui assurent la pérennité de la controverse (définition, objectivation et quantification de la notion de violence ou de dangerosité, critères de sélection des participants aux études et des groupes de contrôle, uniformité et fiabilité des critères diagnostics, prise en compte des risques absolus, relatifs ou attribués, etc.) (Crocker et Côté, 2008 ; Volavka, 2002 ; Wallace, Mullen et Burgess, 2004 ; Debreucq, Joyal et Millaud, 2005 ; Maden, 2004). Autant de facteurs qui contribuent à expliquer les résultats souvent divergents et parfois carrément contradictoires (Arboleda-Florez, Holley et Crisanti, 1998 ; Stuart, 2003) des enquêtes. Mais, de manière plus fondamentale, la définition même de la maladie ou du trouble mental, qui est retenue dans les recherches et est associée ensuite à des comportements violents, fait l’objet de multiples questionnements. Même les auteures des DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) successifs1, publiés par l’American Psychiatric Association, 1. En 1952, l’Association des psychiatres américains (APA) publie la première édition du manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux (DSM) dans le but d’établir une nomenclature psychiatrique commune aux cliniciens appartenant à des écoles étiologiques diverses. La publication de la troisième version du manuel (DSM III) est une véritable révolution dans l’histoire de la psychiatrie, car la classification des troubles mentaux de l’APA devient l’autorité mondiale en matière de diagnostic. Depuis, chercheures et cliniciennes ne peuvent plus ne pas se référer à cet ouvrage considéré comme la véritable bible de la psychiatrie contemporaine. Des dynamiques diverses (économiques, épistémologiques, sociales, etc.) ont contribué à transformer ce manuel, somme toute une longue liste descriptive de catégories psychopathologiques, en un véritable best-seller mondial : citons le chaos nosographique des classifications antérieures, les pressions des puissantes compagnies pharmaceutiques auprès des associations médicales professionnelles, le déclin des théories étiologies

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considèrent la définition du trouble mental comme une démarche épistémologiquement improbable dont l’opérationnalisation relève souvent d’impératifs cliniques, professionnels ou institutionnels, voire carrément normatifs1. L’histoire des dernières éditions du DSM témoigne des tensions vives et des controverses insolubles touchant les liens entre folie et violence. En effet, en 1987, les auteures du DSM III-R pouvaient alléguer les lacunes dans les connaissances : « Bien que les actes de violence faits par des personnes souffrant de schizophrénie attirent souvent l’attention du public, on ne sait à ce jour si leur fréquence est plus élevée que dans la population en général » (p. 191). Le DSM IV, publié en 1994, se bornait à constater diplomatiquement l’existence de recherches contradictoires : « Les études sont contradictoires en ce qui concerne le fait de savoir si la fréquence d’actes violents [des personnes souffrant de problèmes de santé mentale] est plus grande que dans la population générale » (p. 280). En 2000, le DSM IV-TR durcit sa position en soulignant l’existence de sous-groupes particulièrement agressifs et violents : « De nombreuses études ont rapporté que des sous-groupes de personnes atteintes de schizophrénie psycho­sociales et sociales, la montée des neurosciences et la biologisation du psychisme et l’explosion des demandes de soins psychiques tous azimuts. Le DSM 5 (2013), l’édition actuellement en vigueur, comporte sept fois plus de diagnostics et sept fois plus de pages que la première édition. Sa validité, sa fiabilité et sa neutralité sont fort contestées, mais sa place dans l’univers des diagnostics médicaux, psychologiques et psychiatriques demeure centrale. 1. En effet, les principales autorités en matière de définition de troubles mentaux, c’est-à-dire les auteures du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM IV-TR, 2000), évoquent ouvertement les difficultés extraordinaires que pose la définition du concept de trouble mental, à savoir : a) « la distinction entre les troubles mentaux et les troubles physiques est un anachronisme réducteur du dualisme corps/esprit » ; b) « aucune définition ne spécifie de façon adéquate les limites précises du concept de trouble mental » ; c) « pour ce concept il n’existe pas de définition opérationnelle et cohérente qui s’appliquerait à toutes les situations » ; d) « les troubles mentaux ont été définis par des concepts variés (souffrance, mauvaise capacité de contrôle de soi, désavantage, handicap, rigidité, irrationalité, modèle syndromique, étiologie et déviation statistique) mais aucun n’est équivalent au concept et différentes situations demandent différentes définitions » (p. xxxv-xxxvi). Ces mises en garde quant à la validité ou plutôt à l’invalidité du concept de trouble mental n’empêchent pas les auteures de définir de manière pragmatique environ 350 troubles mentaux d’affilée.

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présentent une incidence plus élevée de comportements violents et violents  » (p. 304). Enfin, la version actuelle, publiée en 2013, le DSM 5, réalise le tour de force rhétorique d’intégrer toutes les variations de la controverse dans un même paragraphe : « L’hostilité et l’agression peuvent être associées à la schizophrénie, bien que l’agression spontanée ou aléatoire est rare. L’agression est plus fréquente pour les jeunes hommes et pour les personnes ayant des antécédents de violence, associée à la non-observance du traitement, la toxicomanie et l’impulsivité. Il convient de noter que la grande majorité des personnes atteintes de schizophrénie ne sont pas agressives et sont plus souvent victimes que la population générale ». (p. 101). Bref, nous sommes passé du « on ne sait pas » (DSM III-R) à « l’évidence est contradictoire » (DSM IV), à « il y certains sous-groupes problématiques » (DSM IV-TR) pour finir avec l’œcuménique « oui, mais pas toujours, dans certaines conditions, et pas la majorité, qui est par ailleurs stigmatisée » (DSM 5). Hier comme aujourd’hui, les études montrent que le public continue d’exagérer le lien entre problèmes de santé mentale et comportements violents, de même que le risque qu’il y ait à côtoyer des personnes souffrant de problèmes de santé mentale (Stuart et Arboleda-Florez, 2001). Et dans le contexte actuel de psychologisation et psychiatrisation abusive du social (Otero, 2003 ; 2012) et de tout comportement qui pose problème (du terrorisme à l’itinérance en passant par la violence dans une cour d’école), rien n’indique qu’on ne continuera pas à le faire, car l’univers sans limites de la santé mentale est notre manière culturelle d’expliquer l’inexplicable, de supporter l’insupportable et de tolérer l’intolérable. Au moins, un soupçon de consensus se dégage de l’ensemble des études, qu’on pourrait formuler comme ceci  : les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale sont beaucoup plus susceptibles d’être victimes de violence que d’en être responsables (Hiday, 2006 ; Silver et Teasdale, 2005 ; Teplin et coll., 2005). La récente recension de la littérature menée par Maniglio (2009) a conclu que le taux de victimisation est de 2,3 à 140 fois plus élevé chez les personnes ayant un trouble mental grave que parmi la population générale.

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Les fous et les folles dans la cité : contextes, dynamiques, relations Pour la plupart des études évoquées précédemment, il est difficile de tenir compte du contexte plus large qui concerne les situations signalées comme violentes, ou plus largement comme problématiques, car elles visent essentiellement le comportement de l’« individu-fou » sans tenir compte du contexte. De plus, les fous et les folles ne sont aujourd’hui que rarement institutionnalisées. Ces gens font partie de la vie civile pour le meilleur et pour le pire. Ils sont dans la cité et subissent – et parfois incarnent – les problèmes de la cité. C’est pour cette raison que nous parlerons désormais de « folie civile ». Mais même si les fous et les folles sont dans la cité, ces personnes ne sont pas tout à fait des citoyennes sociales comme les autres, au sens où, très souvent, elles ne participent que marginalement au monde ordinaire de l’emploi, de l’école et de la vie familiale. Elles se situent souvent en porte-à-faux1 par rapport aux coordonnées générales de la socialité ordinaire qui sont le dénominateur commun de la plupart des individus dans la cité. C’est ce qui les marque de manière « non spécifique », c’est-à-dire les rapproche d’autres catégories d’individus dits problématiques, et ce qu’on leur reproche en permanence. C’est ce qui permet également, en fin de compte, de les traiter dans les faits (stigmatisation, discrimination, préjugés, mépris, violence) et dans le droit (législations spécifiques à leur endroit) comme des citoyennes de seconde zone. Le libellé des lois québécoises post-désinstitutionnalisation2 con­cernant la gestion des aspects problématiques de la folie dans 1. Une installation est dite en porte-à-faux lorsqu’un élément est soutenu par une partie qui est elle-même au-dessus du vide. Dans le langage courant, une installation en porte-à-faux évoque un risque de déséquilibre, voire de rupture lorsqu’elle supporte un poids somme toute normal. Quelle partie est au-dessus du vide ? Quelle est la nature de l’installation qui risque le déséquilibre ? Ce sont des questions indissociables de toute conception de la folie, de la maladie mentale ou du problème de santé mentale. 2. Le Québec a adopté en 1972 la Loi sur la protection du malade mental qui remplaçait la précédente et anachronique législation de la période asilaire, laquelle avait certes donné lieu à toutes sortes d’abus, mais qui surtout reflétait les dynamiques sociales propres à la société québécoise d’avant la Révolution tranquille (Boudreau, 2003). Aujourd’hui, c’est la loi P-38.001, nommée Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui, qui est en vigueur.

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la cité montre une ambivalence embarrassante entre deux attitudes idéologiquement opposées, mais empiriquement complémentaires  : d’une part, la volonté humaniste de prise en charge, de traitement et de protection d’une catégorie de personnes que l’on décrit comme essentiellement vulnérables ; d’autre part, la volonté clairement défensive de se protéger des fous et des folles, de les mettre à distance, de s’en distinguer et de les gérer comme l’une des « populations problématiques » des plus coriaces, menaçantes et indéchiffrables. Lorsque, comme dans un épisode récent, mais typique, survenu à Montréal1, un itinérant vraisemblablement en crise psychotique et brandissant un marteau de manière menaçante est abattu par la police (SPVM) de quatre balles, on constate qu’on a encore de la difficulté à comprendre à quoi on a véritablement affaire des deux côtés du rapport, à savoir : les fous, les folles et leurs comportements, et nous et nos réactions. Les comportements problématiques, dérangeants, dangereux ou violents ne sont intelligibles que dans un contexte plus large et dynamique où les dimensions mentale (le « mental perturbé ») et sociale (le « social problématique  ») sont certes imbriquées, mais sans pour autant être confondues au point qu’on ne puisse plus les distinguer et encore moins les réduire l’une à l’autre2. 1. Le 3 février 2014, Alain Magloire, un itinérant de quarante et un ans souffrant de problèmes de santé mentale, a été abattu par la police de Montréal (SPVM) près de la gare Centrale d’autocars alors qu’il brandissait un marteau. L’épisode n’est malheureusement pas inédit. Le 6 janvier 2012, Farshad Mohammadi, un itinérant de trente-quatre ans souffrant également de problèmes de santé mentale, a été abattu par la police à la station de métro Bonaventure, au centre-ville de Montréal. Il aurait assailli un agent de la paix avec une arme blanche. Le 7 juin 2011, toujours au centre-ville, Mario Hamel a été abattu alors qu’il éventrait des sacs-poubelle avec un couteau et aurait menacé les policiers. L’une des balles tirées par la police (SPVM) a du même coup atteint mortellement un simple citoyen, Patrick Limoges, qui se rendait au travail. Et les cas semblables, aussi graves ou moins graves, sont récurrents. 2. Les ethnopsychiatres – en premier lieu Georges Devereux (1972 ; 1977) – ont incarné la volonté épistémologique de respecter la spécificité de la vie psychique et de la vie sociale. Devereux montrait que tout phénomène humain doit rester foncièrement pluridisciplinaire et complémentaire plutôt que transdisciplinaire et, en quelque sorte, illusoirement synthétique. Si synthèse il y a, elle s’opère empiriquement, c’est-à-dire de facto, dans les manifestations concrètes d’un phénomène.

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Nous nous poserons la question suivante : quelle est la part de « social problématique » et de « mental perturbé » dans la folie civile contemporaine qui « pose problème1 » ? Nous suivrons l’approche par «  situation-problème  » que nous avons mise au point ailleurs (Otero, 2013), car il s’agit d’une méthode d’analyse qui nous permet d’éviter les codages concurrentiels habituels, tantôt sociologisants tantôt psychologisants, tout en respectant autant que faire se peut l’autonomie relative des dimensions sociales et psychologiques afin d’en mesurer le poids respectif dans ce qui « pose problème » dans une situation déterminée. Dans la philosophie existentielle, on définit une « situation » au sens large du terme comme l’ensemble des relations concrètes qui déterminent de plusieurs façons l’action de l’être humain à un moment donné de son histoire. La belle image de Sartre (1948 : 27) synthétise efficacement cette idée : « l’homme n’est qu’une situation ». Mais quelles sont les principales dimensions qui caractérisent une situation et qui peuvent être minimalement opératoires dans l’analyse des situations-problèmes en santé mentale ? Cinq dimensions plutôt descriptives nous semblent fondamentales. 1. Lieu  : emplacement ou position géographique où se déroule l’action. 2. Conditions matérielles  : ensemble des conditions matérielles dans lesquelles se trouve une personne ou un groupe à un moment donné. 3. Rapports avec les autres  : manière dont une personne ou un groupe est placé par rapport à d’autres personnes. 4. Conjoncture  : ensemble de circonstances au milieu duquel se trouve une personne ou un groupe. 5. État : état dans lequel se trouve une personne ou un groupe au moment d’une dynamique, d’une succession d’événements ou d’actions, etc. Le terme situation désigne ainsi simultanément un lieu précis (espace domestique, espace partagé, lieu public, etc.) dans lequel une 1. Dans le cadre de ce texte, nous ne prendrons en compte que ces deux dimensions sans conclure bien entendu qu’il s’agit des seules qui entrent en ligne de compte pour définir le caractère problématique d’une situation.

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action se déroule ; un ensemble de conditions matérielles (logement, revenu, emploi, ressources financières, etc.) qui conditionnent l’action ; un ensemble de relations avec les autres (réseau familial, contacts de proximité, échanges avec des étrangers et des étrangères, etc.) qui modulent l’action en fonction des rôles sociaux respectifs ; une conjoncture (événements, circonstances, singularités, etc.) qui module plus finement l’action ; et, enfin, un état particulier d’un processus en évolution (état d’esprit, état d’une dynamique relationnelle, état d’une situation sociale, etc.) qui met en évidence ou atténue les moments forts de l’action. Mais ces dimensions larges correspondent à une situation en général, car, dans un contexte empirique particulier, une situation est toujours qualifiée par un critère spécifique mettant en relief certains éléments plutôt que d’autres qui s’avèrent les plus pertinents. Ainsi, lorsqu’on parle de situation « économique », on ne met pas en valeur les mêmes éléments que si l’on voulait définir une situation « sociale » ou « politique », même s’il s’agit de la même situation empirique. Ce qui est tout à fait compréhensible, car il est impossible de prendre en compte toutes les dimensions possibles d’un phénomène, ou du moins de ne pas les hiérarchiser selon l’angle théorique privilégié. Dans le cas de la folie civile, c’est la nature présumée « mentale » de la situation qui opère une organisation particulière des dimensions évoquées (lieu, conditions matérielles, relations avec les autres, conjoncture, état), leur donnant une unité qu’il s’agit de déconstruire, de questionner et de hiérarchiser à nouveau. En effet, pourquoi certaines situations définies comme « mentales » sont-elles problématiques ? Pourquoi la dimension « mentale » est-elle signalée comme l’élément le plus dynamique, voire la cause efficiente, du caractère problématique de la situation ? Afin d’illustrer ces questionnements et de donner des pistes de réponse, nous analyserons l’ensemble de situations-problème telles que relatées dans la totalité des requêtes1 déposées à Montréal visant l’obtention d’une ordonnance d’un tribunal afin d’intervenir dans 1. Nous nous appuyons sur une recherche que nous avons menée sur la totalité des dossiers concernant la « dangerosité mentale » comme prévue dans la loi P-38 qui ont été enregistrés à Montréal au cours de l’année 2007. En tout, 486 dossiers ont été analysés. Nous avons également analysé la totalité des requêtes de l’année 2003 à des fins de contrôle, notamment afin de vérifier

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une situation définie comme « dangereuse » et dont la cause apparente est l’état mental perturbé d’une personne. Cet outil juridique prévu dans la loi P-381 oblige une personne à se soumettre à un examen psychiatrique sans son consentement lorsqu’on pressent un danger aussi bien pour elle que pour les autres2. La logique séquentielle de l’utilisation de la requête pour obtenir une l’ordonnance d’un tribunal montre clairement le processus de réduction psychiatrique3 de ce qui pose problème :

que l’année 2007 n’a pas été une année exceptionnelle. Les analyses du corpus de requêtes de 2003 renvoient à un univers de données semblables. 1. Il s’agit de la loi P-38.001, nommée Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui. 2. Dans le site officiel du gouvernement du Québec concernant les programmes et services offerts aux citoyennes, on évoque de manière simplifiée les caractéristiques générales de cet outil juridique, à savoir : « Si une personne susceptible d’être atteinte d’un trouble mental refuse de subir un examen psychiatrique alors qu’elle représente un danger pour elle-même ou les autres, il est possible d’effectuer une requête pour obtenir une ordonnance du tribunal. » 3. Dans un autre site gouvernemental, Justice Québec, on souligne l’obligation d’agir et le besoin du recours à un médecin dans un spectre de situations plutôt larges et variées : « Lorsqu’une personne a visiblement des troubles mentaux graves, vous devez intervenir pour la protéger, elle et son entourage. Qu’il s’agisse d’un inconnu qui veut s’immoler sur la place publique, d’un voisin qui menace de sauter par la fenêtre ou d’une bonne amie qui semble avoir perdu contact avec la réalité au point de refuser de se nourrir, vous devez intervenir pour que cette personne voit rapidement un médecin », , consulté le 3 juillet 2016.

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Qui sont les « utilisateurs/utilisatrices » des requêtes de garde provisoire que, dans le jargon administratif, on appelle les requérantes ? Si l’on prend comme référence l’ensemble des requêtes adressées à la Cour du Québec à Montréal (Chambre civile) au cours de deux années complètes que nous avons pu analyser, à savoir 2003 et 20071, dans presque 77 % des dossiers en 2007 et environ 81 % en 2003, le ou la requérante est un membre de la famille. La deuxième catégorie significative de requérantes est celle des intervenantes sociocommunautaires (17 % des dossiers en 2007 et 12 % en 2003), où nous regroupons les travailleurs sociaux, les travailleuses sociales, les intervenantes communautaires œuvrant dans des refuges, dans des centres de crise et dans d’autres ressources d’aide. C’est-à-dire ceux et celles qui s’occupent de « clientèles spécifiques2 » qui sont souvent aux prises avec des problèmes multiples (pauvreté extrême, précarité résidentielle, itinérance, toxicomanie, alcoolisme, problèmes de santé mentale graves, etc.). Pour le reste des requêtes, environ 5 % du total, ce sont les médecins (2,78 %), l’entourage « physique » de la personne (propriétaires d’immeubles, concierges, responsables de logements collectifs, voisines, etc.) (2,56 %), les policiers et les policières (0,64 %) ou encore une représentante légale (0,21 %) qui jouent le rôle de requérantes. Lorsqu’on dit une membre de la famille, une proche, une intervenante sociale, un policier, une policière ou une médecin, il ne faut pas oublier que ce sont des personnes qui, d’une manière ou d’une autre, incarnent à la fois la santé mentale (normalité psychologique, équilibre mental, bon sens, etc.) et la santé sociale (normativité ordinaire, normalité sociale, conformité statistique, etc.). En effet, le rapport entre folie et société est cristallisé dans la demande concrète d’intervention psychiatrique coercitive sur une personne, car elle représente un danger pour elle-même (sans le savoir) et pour les autres (qui le savent). Ce sont ces « autres ordinaires » (famille, intervenantes, entourage physique, étrangers/étrangères, etc.) qui 1. On a pu étudier la totalité des demandes de garde provisoires au Palais de justice de Montréal déposées en 2003 et en 2007. 2. Nous montrons ailleurs l’inadéquation des termes comme clientèle et discutons l’existence de populations ou groupes problématiques spécifiques (Otero, 2013 : 1).

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« savent », et ce savoir est social, ce qui est une situation-problème avant que tout diagnostic médical, évaluation psychosociale ou estimation technique de la dangerosité soit posé. Les requérantes (familles, proches, amies, etc.) n’ont besoin d’aucune expertise scientifique portant sur le « mental pathologique » pour « savoir » que l’on est en face d’un problème soupçonné d’être lié à un état mental perturbé et qu’il faut intervenir par les moyens prévus à cet effet. De la lecture exhaustive des 486 dossiers décrivant les événements ayant mené à l’application de ce mécanisme d’intervention en 20071 se dégagent cinq situations-problèmes prédominantes. Il s’agit : 1) de la désorganisation mentale, 2) du risque de suicide, 3) des conflits avec la famille, 4) des conflits avec l’entourage et 5) des conflits avec des étrangers/étrangères2. Cette manière de procéder nous permet d’obtenir des pistes de réponse à une question large qui peut être formulée de plusieurs façons. Qu’est-ce qui justifie une intervention en matière de dangerosité mentale qui s’appuie à la fois sur le droit (le juge obligeant l’évaluation psychiatrique contre la volonté de la personne en autorisant la « garde provisoire » dans un centre hospitalier), la coercition (la police arrêtant la personne au nom de la loi) et la science (le ou la psychiatre tranchant sur la dangerosité de l’état mental de la personne) ? Quelles sont les situations sociales et psychologiques problématiques qui se combinent dans ce qu’on appelle la « dangerosité mentale » dans le langage de la loi pour déclencher un tel dispositif ? Si l’on quantifie la totalité des situations-problèmes en suivant la catégorisation proposée pour l’ensemble des requêtes déposées à Montréal au cours de 2007, on obtient une prédominance claire des situations conflictuelles avec la famille (46 %), suivies des conflits avec l’entourage physique (17 %) et avec les étrangers/étrangères 1. Nous nous appuyons, encore une fois, sur la recherche citée plus haut concernant la totalité des 486 dossiers portant sur la « dangerosité mentale » telle que définie par la loi P-38, enregistrés à Montréal au cours de l’année 2007 (Otero et coll., 2010). 2. Chaque requête comporte souvent plus d’une situation-problème, mais c’est la situation qui domine clairement qui détermine le codage dans les cinq catégories mentionnées.

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(14 %). Les situations liées à la désorganisation mentale (environ 12 %) et au risque de suicide (autour de 10 %), bien qu’emblématiques, semblent quantitativement moins importantes1. Figure 6.1 Distribution des situations-problèmes – Montréal, 2007 Conflit avec la famille Conflit avec l'entourage

Conflit avec les étrangers/ étrangères

Risque de suicide

Désorganisation mentale

1. Il est pertinent de se rappeler que le domaine de la dangerosité mentale tel que circonscrit par la loi n’est pas un champ d’intervention exclusif et que d’autres dispositifs en place empiètent régulièrement sur ce registre de situations problématiques. Ainsi, les catégories «  risque de suicide  » et «  conflits avec les étrangers » débordent les deux pôles extrêmes du registre d’intervention du dispositif de la loi P-38 et ont tendance à être captées par d’autres dispositifs. D’une part, lorsqu’une personne donne des signes de vouloir s’enlever la vie, d’autres dispositifs s’activent et filtrent un certain nombre de situations où la dangerosité mentale est réduite au simple passage à l’acte à l’égard duquel le système des urgences ambulancières a priorité et l’on peut intervenir en fonction d’autres codes légaux compte tenu de l’urgence de la situation. D’autre part, certains « conflits avec les étrangers/étrangères » sont parfois directement pris en charge par la police qui intervient en judiciarisant la situation soit selon de la nature du passage à l’acte, qui appelle une intervention immédiate, soit selon le risque potentiel établi, et ce, également en fonction d’autres codes juridiques que la loi P-38.

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Ces cinq situations-problèmes que nous avons empiriquement dégagées des dossiers analysés permettent de questionner un univers articulé de manière multidimensionnelle (lieu, relations, conditions de vie, circonstances, etc.) où le mental perturbé et le social problématique s’imbriquent de façon variable de manière à dessiner la figure inquiétante de la dangerosité mentale. Tâchons maintenant de séparer analytiquement, autant que faire se peut, la dimension du mental perturbé de la dimension du social problématique pour chacune des cinq situations concrètes afin de comprendre leurs principales figures et de pondérer leur importance relative. Désorganisation mentale : délire et vulnérabilité La situation-problème définie comme « désorganisation mentale » est la plus classique puisqu’elle désigne la prédominance de ce que l’on considère comme des symptômes psychiatriques, psychologiques ou mentaux « caractérisés », à savoir le délire, les idées de persécution, la confusion mentale, etc. Toutes ces références renvoient à une psyché profondément perturbée, qui dénote plusieurs formes de perte de contact avec la réalité, qui réfère à des antécédents psychiatriques graves et, souvent, sont résumées par un diagnostic psychiatrique lourd (schizophrénie, psychose, paranoïa, etc.). Dans cet univers, les dimensions autres que psychiatriques semblent tout simplement découler des énormes problèmes psychologiques de la personne qui prennent toute la place dans l’explication de ce qui « pose problème » à la personne directement concernée ou aux autres. Dans ce contexte, c’est la cinquième dimension de la situation, c’est-à-dire l’état particulier dans lequel se trouve la personne, qui semble l’élément le plus déterminant pour moduler l’intensité de ce qui pose problème. Toutefois, la dimension des conditions matérielles de vie, la deuxième dimension considérée de la situation en général, ressort de manière claire dans la définition du caractère problématique de ce qui est en train de se passer, car la grande pauvreté colore du début à la fin le contexte de vie des personnes concernées. On pourrait ajouter l’impact de l’absence de relations avec les autres en termes d’isolement social comme élément qui module négativement la gravité de la situa-

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tion. La conjoncture et le lieu de l’action, qui sont perçus comme problématique, sans être négligeables, jouent dans ce cas précis un rôle moins important. Graphique 6.1 Désorganisation mentale : dimensions du « mental perturbé »

Même si cette situation-problème regroupe seulement 11,85 % de l’ensemble des dossiers, elle demeure emblématique en ce sens qu’elle incarne la représentation la plus classique que l’on se fait de la folie. En effet, en ce qui concerne la dimension «  mental perturbé » de cette situation-problème, on est vis-à-vis d’un univers rempli de figures fortes et convaincantes : 62 % des dossiers témoignent de la présence d’un délire1 structuré (religieux, complot, possession, transformation, grandeur, etc.)  ; 56 % des dossiers témoignent d’une forme ou d’une autre de confusion2 ; 42 % des dossiers font mention d’idées de persécution3 ; 38 % font état 1. Nous définissons le délire comme un récit cohérent et structuré manifestement irréel, fictif ou imaginaire. Souvent, il existe un thème prédominant qui varie selon les situations problématiques. 2. Ce terme renvoie à la pensée embrouillée, à la désorganisation des idées, à l’incohérence des propos ou à la perte significative des repères temporels ou spatiaux. La reconnaissance laborieuse des proches fait partie de cette catégorie. 3. Les idées de persécution concernent les situations où la personne manifeste qu’on lui veut du mal, qu’on la surveille, la harcèle, la suit, parle d’elle en permanence, etc., sans que ces allégations aient un fondement vraisemblable. Parfois, l’idée de complot ou de soupçon de complot résume un ensemble

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de comportements déréglés inexplicables1 et 31% témoignent d’hallucinations2. Graphique 6.2 Désorganisation mentale : dimensions du « social problématique »

La dimension «  social problématique  » est moins riche et se résume à trois points généraux. La vulnérabilité matérielle et sociale3 est présente dans 75 % des dossiers. L’agressivité4, notamment envers les proches, les intervenantes, les codomiciliées d’une ressource résidentielle, etc., est présente dans 58 % des dossiers. On est pourtant loin de la violence avérée et des passages à l’acte, il s’agit plutôt d’une

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d’actions que l’on vit ou que l’on imagine comme persécutrices, comme parler seule, crier, pleurer ou rire sans motif apparent, impulsivité, gestes inexpliqués, réactions bizarres, etc. Les comportements déréglés désignent une série de gestes qui relèvent de l’univers de la bizarrerie. Par hallucinations, nous entendons les visions et auditions manifestement imaginaires. De manière beaucoup moins fréquente, il peut aussi s’agir de sensations imaginaires autres, par exemple olfactives, gustatives ou tactiles. Signalons que le fait de subir tel ou tel type d’hallucinations ne signifie nullement qu’on soit en présence d’un délire. Nous tenons donc à le préciser. Par vulnérabilité matérielle nous référons à la grande pauvreté, précarité résidentielle, insécurité alimentaire, environnement insalubre. Ces éléments exposent souvent la personne à des risques concrets : éviction, blessures, mauvaise santé, intoxication alimentaire, etc. Quant à la vulnérabilité sociale, elle comprend la fragilisation du réseau social, difficulté à trouver de l’aide, isolement social. L’agressivité comprend des paroles, des gestes, des attitudes allant jusqu’à la formulation de menaces générales soit sans destinataire précis, soit adressées aux membres de la famille, à l’entourage ou aux étrangers/étrangères.

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attitude générale qui suscite l’inquiétude chez les autres. Quant au dérangement1, il est mentionné dans 38 % des dossiers. Les dispositifs le plus souvent mobilisés pour traiter ce type de situation problématique, d’après les dossiers, sont la psychiatrie hospitalière, les centres de crise et les ressources communautaires de dépannage social. On est dans le noyau dur de la folie classique : délire, grande pauvreté, isolement social et comportements inquiétants. Risque de suicide : passage à l’acte et vulnérabilité La situation-problème « risque de suicide » se caractérise en pre­ mier lieu par les menaces explicites de s’enlever la vie, les idéations suicidaires, l’abandon de soi-même plus ou moins intentionnel, mais grave au point de ne pas assurer la satisfaction des besoins vitaux (se laisser mourir) et, bien entendu, par les blessures autoinfligées et les tentatives concrètes de suicide. Dans ce cas, comme dans le précédent, c’est également l’état particulier de la personne qui constitue la dimension déterminante de la situation, mais en termes de prédisposition claire à passer à l’acte plutôt qu’en termes de trouble de santé mentale avéré. Les conditions matérielles de vie de la personne connotent encore une fois fortement la situation générale de grande précarité dont témoignent les dossiers. Quant aux relations avec les autres, la situation d’isolement ressemble à celle de la catégorie précédente. La conjoncture et le lieu de la situationproblème jouent ici aussi un rôle moins important dans la définition de la nature problématique de la situation. Le « mental perturbé » de cette situation-problème est remarquablement pauvre si on le compare à la précédente, car étonnamment seule une minorité des dossiers témoignent du caractère spécifiquement « mental » de la situation problématique dont il est question. À peine un peu plus du quart des dossiers (28 %) témoignent de blessures auto-infligées2, 24 % de confusion et 17 % de délires. Si l’imminence appréhendée du passage à l’acte fatal prend toute la place, 1. Le dérangement désigne les propos déplacés (offensants, vulgaires, etc.), le bruit à des heures indues, l’errance nocturne dans des lieux résidentiels partagés, les sollicitations répétées ou insistantes, le harcèlement téléphonique, etc. 2. Automutilations et blessures que les personnes s’infligent à répétition et sans raison apparente.

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le lien avec un univers de problèmes de santé mentale avérés n’est pas convaincant, même les allusions à la dépression demeurent rares. Graphique 6.3 Risque de suicide : dimensions du « mental perturbé »

En revanche, ce qui est «  socialement problématique  » est évident et convaincant : on veut se tuer1 (72 % des cas) ou encore se laisser mourir2 (28 %), et ce, dans un contexte de grande vulnérabilité matérielle et sociale (67 %). Sans surprise, les dispositifs qui sont souvent utilisés sont les services ambulanciers, la police et les urgences hospitalières. Graphique 6.4 Risque de suicide : dimensions du « social problématique »

1. Tentative, plan, menace explicite de s’enlever la vie. Dans une moindre mesure, idéation vague ou menace imprécise de vouloir s’enlever la vie. 2. Attitude amenant la personne à ne plus manger, avec perte très importante de poids, à négliger sa personne de manière très importante.

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Toutefois, les situations-problèmes qui restent, c’est-à-dire les conflits avec la famille, les conflits avec l’entourage et les conflits avec des étrangers et des étrangères regroupent des situations dont les configurations sont assez différentes des deux précédentes. Et, à elles seules, ces trois dernières représentent environ 80 % du total des requêtes. En effet, elles mettent en scène différends, disputes, altercations, affrontements, confrontations, tensions ou antagonismes avec un ou plusieurs tiers qui peuvent se traduire par le signalement de comportements dérangeants, déplacés ou hostiles tels qu’insultes, menaces, gestes obscènes et, moins fréquemment, voies de fait, vols, fraudes ou méfaits publics. De manière générale, c’est la dimension situationnelle des relations avec les autres qui est mise à l’avant-plan pour caractériser ce qui pose problème. Toutefois, l’identité du tiers en question est essentielle pour mieux situer à la fois la nature du problème, son interprétation et le spectre des réactions possibles. Car, le même geste peut être interprété différemment si le vis-à-vis est une membre de la famille, une proche ou une étranger/étrangère. Dans ce dernier cas, un conflit interpersonnel ou un geste dérangeant ou impudique peut donner lieu à une intervention policière par le biais de laquelle un problème de santé mentale peut devenir une infraction à certains règlements, voire carrément un délit. Voilà pourquoi lorsqu’on tient compte du contexte il faut distinguer les situations-problèmes selon les trois types de « tiers » concernés : la famille, l’entourage et l’étranger ou l’étrangère. Conflit avec les étrangers/étrangères : violence et marginalité Les «  étrangers/étrangères  » ont été définies comme des personnes engagées dans la situation-problème qui ne font pas partie de la famille ni de l’entourage immédiat de l’individu qui est l’objet d’une requête judiciaire en matière de dangerosité mentale, comme une passante, une serveur/serveuse de restaurant, une commerçante, une usager/usagère d’un service de transport public, etc. La dimension du mental perturbé dans ce type de situation, qui regroupe 14 % des dossiers, se distingue de manière nette des précédentes. La principale figure «  mentale  » du conflit avec les étrangers/étrangères est sans conteste les «  traits de personnalité

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violente1  » (65 % des dossiers). Suivent les «  traits de personnalité égocentrique2 » (20 % des dossiers). Quant aux données plus classiquement psychiatriques telles que le délire, elles demeurent relativement présentes (25 %), mais il est intéressant de signaler qu’elles ne sont pas mises de l’avant au moment de décrire la situation problématique dans les requêtes. En outre, le contenu des délires change substantiellement de thématique (affaires militaires, guerres, mafia, complots, violence extrême, etc.) par rapport à la situation-problème de la « désorganisation mentale ». Graphique 6.6 Conflit avec les étrangers/étrangères : dimensions du « mental perturbé »

1. Nous entendons par traits de personnalité violente l’ensemble des caractéristiques de la personne présentant une certaine cohérence et permanence dans le temps dans la manière d’aborder ou de faire face aux situations conflictuelles relatées dans les requêtes. Qu’il s’agisse de colères fréquentes disproportionnées en regard des situations vécues, de la référence répétée à l’humeur irritable ou à un état de susceptibilité permanente qui conditionne les actions des autres provoquant la peur ou l’inquiétude, ou encore, du penchant systématique à l’agressivité psychologique et au recours fréquent aux passages à l’acte violents comme mode de relation avec les autres. 2. Nous entendons par traits de personnalité égocentrique l’ensemble des caractéristiques de la personne présentant une certaine cohérence dans la manière d’aborder ou de faire face aux situations relatées dans les requêtes, et ce, de manière relativement stable. Que l’on pense à la centration démesurée sur soimême, à l’arrogance excessive, à l’absence très manifeste (et parfois défiante) d’autocritique. Dans une moindre mesure, il s’agit ici de la tendance à la manipulation et à la tromperie et, dans certains cas, de formes de déni des situations problématiques objectives ou des souffrances ou inquiétudes des autres.

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Quant aux figures empiriques du social problématique, les allusions aux comportements violents1 sont abondantes (82 %) et celles aux petits délits2 (40 %) et à la consommation de drogues3 (36 %) sont comparativement importantes et distinctives de ce type de situation. Les allusions à la vulnérabilité matérielle et sociale (62 %) et au dérangement (58 %) sont constantes dans les dossiers, mais ne constituent pas les traits spécifiques, c’est-à-dire problématiques, ayant mené à la demande d’une intervention formelle de la Cour. Graphique 6.7 Conflit avec les étrangers/étrangères : dimensions du « social problématique »

Les dispositifs institutionnels qui sont régulièrement activés dans ce cas particulier de folie civile sont les services policiers, les tribunaux et le système correctionnel. Il est fait mention d’intervention d’au moins l’un de ces trois dispositifs dans 75 % des dossiers appartenant à cette catégorie. On est ici en présence de personnes dont les caractéristiques générales contrastent avec celles des personnes concernées par les deux situations-problèmes précédents  : leur action est moins entravée par des symptômes ou des problèmes 1. L’expression « comportements violents » désigne la violence physique et les voies de fait en général. Ces comportements sont parfois accompagnés du recours à des armes (bâtons, couteaux, etc.) ou associés à la destruction violente d’objets. On range ici également les intimidations violentes. 2. Vols mineurs, petites fraudes, prostitution, attouchements, conduite en état d’ébriété, contacts avec un gang de rue, etc. 3. Consommation problématique ou abusive de drogues, de médicaments psychotropes ou, dans une moindre mesure, d’alcool.

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de santé physique, et elles possèdent plus de ressources et une autonomie importante. Conflit avec l’entourage: confusion et vulnérabilité Lorsque nous parlons de l’entourage physique, il s’agit des individus qui, sans être une membre de la famille ou une amie, sont physiquement proches de la personne interpellée et, de ce fait, la connaissent minimalement, la croisent ou ont avec elle des contacts sporadiques, comme les concierges, les gérantes ou propriétaires du lieu de résidence de la personne, les voisines, les corésidentes d’une ressource d’hébergement ou même le personnel d’une ressource que fréquente la personne. Graphique 6.8 Conflit avec l’entourage : dimensions du « mental perturbé »

La dimension du mental perturbé dans ce type de situation est marquée de manière distinctive par la confusion, telle que définie plus haut, qui est mentionnée dans 45 % des dossiers. Suivent l’absence patente d’autocritique1 (32 %) et le délire (30 %). Le portrait de la dimension du social problématique est marqué surtout par le dérangement (52 %) qui apparaît comme le trait dis1. Il est question ici du manque flagrant d’autocritique ou encore carrément du déni tenace des problèmes graves dont souffre la personne au niveau tant psychologique que social. Cela est présenté souvent comme une difficulté majeure pour aider la personne à améliorer sa qualité de vie, éviter certains risques pour sa santé ou entamer un traitement de manière régulière.

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tinctif de ce type de requête. Suit l’agressivité (32 %), surtout verbale, comme les cris à l’adresse des autres et parfois les menaces. La vulnérabilité matérielle et sociale est une caractéristique dominante (79 %) et abondamment décrite dans les dossiers, ce qui rappelle sans cesse le contexte d’extrême pauvreté et d’abandon dans lequel vivent ces personnes. Graphique 6.9 Conflit avec l’entourage : dimensions du « social problématique »

Les dispositifs mobilisés sont variés, mais les CLSC, les travailleurs sociaux, les travailleuses sociales, le personnel infirmier et les ressources communautaires dominent nettement sur le recours à la psychiatrie et à la police lorsqu’il s’agit d’un conflit avec l’entourage. Dans ce cas, l’âge moyen des personnes touchées est plus élevé que la moyenne et leur condition physique, plus détériorée. La conduite jugée problématique est le dérangement, et ce, dans un contexte de grande vulnérabilité dans tous les sens du terme (matérielle, sociale, psychologique, etc.) et de manque d’autonomie. Conflit avec la famille : impulsivité et dégradation sociale Les membres de la famille peuvent être enclines à tolérer certains comportements davantage que l’entourage immédiat ou les étrangers/étrangères, car ces gens sont habitués à les interpréter et à les traiter en dédramatisant des situations qui peuvent sembler plus graves qu’elles ne le sont en réalité. En revanche, ils peuvent être

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enclins à réagir plus rapidement à certains comportements ou attitudes qui, tout en étant banals pour des étrangers/étrangères, leur semblent des indices d’une aggravation d’un état qu’ils connaissent déjà ou d’une escalade dont ils ont fait l’expérience auparavant. Il ne faut pas oublier que plus des trois quarts des demandes d’application de la loi P-38 (demande de garde provisoire et évaluation psychiatrique) sont faites par une membre de la famille, d’où l’importance de leur attitude tantôt «  tampon  » tantôt «  facilitante  » à l’égard d’une intervention. Graphique 6.9 Conflit avec la famille : dimensions du « mental perturbé »

L’univers du « mental perturbé » de cette situation-problème, la plus fréquente en matière de folie civile (environ la moitié des dossiers), est relativement pauvre. Toutefois, un trait se démarque des autres situations-problèmes et distingue les conflits avec la famille, à savoir l’impulsivité1 (25 %). S’en suivent en ordre d’importance les idées de persécution (19 %), le délire (13 %) et les traits de per1

Nous entendons par traits de personnalité impulsive l’ensemble des caractéristiques de la personne présentant une certaine cohérence et permanence dans le temps dans la manière d’aborder ou de faire face aux situations problématiques relatées dans les requêtes. On assiste ici à certaines attitudes répétées, caractérisées par l’imprévisibilité des actions, l’impulsivité dans l’accomplissement de certains gestes, la perte régulière du contrôle de soi, etc. L’agression et la violence ne font pas nécessairement partie des comportements ou gestes associés à l’impulsivité, mais les sautes d’humeur, le débit verbal intense, l’agitation, le fait d’agir constamment de manière très rapide et irréfléchie font partie de cette catégorie.

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sonnalité violente (12 %). Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que ces pourcentages de l’univers du « mental perturbé » de la situation-problème la plus importante demeurent peu élevés. Graphique 6.10 Conflit avec la famille : dimensions du « social problématique »

La dimension «  social problématique  » est extraordinairement variée par comparaison avec les situations précédentes : de la vulnérabilité matérielle et sociale (40 %) à l’agressivité (30 %) en passant par les problèmes avec les enfants (négligence, mauvais traitements, etc.) (19 %) et la perte d’emploi (8 %). Certaines figures du social problématique attirent fortement l’attention, et ce, dans un cadre général de forte conflictualité (agressivité, menaces, violences, etc.). Par exemple, la préoccupation de la famille à l’égard des fugues (errance intermittente, fuites occasionnelles, refus de voir ses proches, etc.) semble un indice significatif qui révèle que les liens avec les proches, déjà conflictuels, tendus et fragilisés, sont en train de s’effriter et que les contacts avec la personne concernée se font de plus en plus rares ou difficiles. L’allusion aux « problèmes d’argent » (incapacité à gérer l’argent, dépenses inconsidérées, irresponsabilité financière, abus par les autres, achat irresponsable à crédit, faillite, etc.) étonne en ce sens qu’elle indique que pour moins d’un quart de ces personnes, les enjeux pécuniaires semblent encore jouer un rôle dans leurs vies. Les mentions concernant les enfants ou l’emploi, bien que minoritaires,

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nous montrent qu’il existe encore, dans ce type de situations, des fragments de ce qui peut être une vie ordinaire chez les personnes visées par les requêtes. Contrairement aux autres situations problématiques, on est moins plongé dans les univers de la vulnérabilité matérielle et sociale et de l’assistance sociale systématique. Si ces personnes sont en effet vulnérables, elles ne semblent pas l’être autant que celles qui apparaissent dans les situations précédentes. Leur vulnérabilité est soit plus récente, soit moins fatale, en ce sens que l’espoir de la réversibilité n’a pas encore complètement disparu. Quels sont les dispositifs institutionnels d’intervention ou professionnels distinctifs qui agissent dans cette catégorie de situation-problème ? Aucun en particulier, ou plutôt un peu de tout : médecin de famille, psychiatre, travailleur social, intervenant communautaire, etc. Ce qui semble conforme à l’image de cette situation-problème, à la fois la plus importante numériquement et sans doute la plus représentative des imbrications intimes entre mental et social dans l’univers complexe des tensions psychosociales contemporaines. Et cet univers demeure irréductible aux paramètres de la santé mentale et des interventions spécifiques qui s’y rattachent. Alors, les personnes folles dans la cité sont-elles vraiment dangereuses ? Cette analyse minimale et schématique des situations-problèmes concrètes, qui montre le contenu empirique de la folie telle qu’elle se manifeste dans la cité, nous permet de réévaluer la question de la dangerosité mentale sur d’autres bases que si l’on considère les «  individus-fous  » en fonction de leurs seuls diagnostics détachés de leurs contextes. Nous ne sommes pas tombés en revanche dans l’excès inverse, c’est-à-dire de remplacer le psychologisme par le sociologisme. Nous avons tenté de respecter l’autonomie relative des « matériaux psychiques » et des « matériaux sociaux » tels qu’ils se manifestent dans notre matériau empirique sans tenter de les réduire les uns aux autres. Le premier constat que l’on peut tirer de cette analyse, c’est que plus les personnes sont accablées par des troubles mentaux graves, plus elles sont matériellement vulnérables et socialement désempa-

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rées. De ce fait, elles semblent souffrir davantage qu’elles ne représentent pas une menace pour les autres, ou elles ne leur causent pas un tort significatif. En effet, les deux situations-problèmes les plus marquées par les symptômes psychiatriques classiques (délire, hallucinations, confusion, etc.), c’est-à-dire la désorganisation mentale et le conflit avec l’entourage physique, concernent des individus démunis, malades, vulnérables, isolés et pauvres. Ce sont donc plutôt eux qui sont en danger. Il s’agit ici d’environ 30 % de l’ensemble des dossiers qui sont marqués simultanément par une grande vulnérabilité psychique (délire et confusion), physique (maladies somatiques) et sociale (pauvreté et isolement). Nous sommes dans l’univers caractéristique de la folie classique et atavique qui certes fait peur, mais en même temps n’est que rarement dangereuse. Les situations-problèmes qui constituent la part la plus importante de la folie civile (environ 60 % des dossiers) présentent un portrait bien différent. Les conflits avec les membres de la famille, les étrangers et les étrangères mettent en scène une kyrielle d’altercations, d’affrontements, de tensions et de disputes qui peuvent certes entraîner menaces, agressions, voire passages à l’acte violent. En matière de « mental perturbé », on est moins dans l’univers des troubles mentaux graves que dans celui des traits de la personnalité dits pathologiques. On n’est pas ici en présence de personnes délirantes, incohérentes ou submergées dans la plus complète désorganisation, mais plutôt des gens majoritairement impulsifs (lorsqu’il est question de conflits avec la famille) et parfois violents (lorsqu’il est question de conflits avec les étrangers/étrangères). En outre, la vulnérabilité matérielle et sociale marque ces situations-problèmes de manière moins importante et ne constitue que rarement le noyau de ce qui pose problème. La question mérite d’être posée clairement : ce qu’on appelle dans les manuels de psychiatrie des traits de personnalité pathologique constitue-t-il vraiment des troubles mentaux ? Est-on vraiment dans l’univers de la folie ou bien dans celui des comportements relationnels, psychosociaux et sociaux carrément problématiques sans être franchement psychopathologiques1 ? Le 1. D’une part, on semble tenir pour acquis que les troubles de personnalité ne se traitent pas, car ils sont pour ainsi dire permanents. D’autre part, il est

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champ des troubles de la personnalité demeure aujourd’hui imprécis et mal balisé et, de ce fait, il est courant de constater une psychopathologisation tous azimuts de toutes sortes de situations relationnelles conflictuelles qui empêche de les penser en termes non psychiatriques. La situation-problème «  risque de suicide  » peine également à justifier sa place dans le domaine de la folie civile. En effet, les symptômes psychiatriques sont trop peu présents et peu caractérisés pour imputer le passage à l’acte appréhendé, dont personne ne conteste le caractère problématique, au seul univers de la santé mentale. Ici aussi, la psychiatrisation massive du phénomène multidimensionnel du suicide est largement problématique. Ce qui semble en revanche clair, c’est le fait que les personnes concernées par cette situation-problème sont très touchées par la vulnérabilité matérielle et l’isolement social. Elles sont donc plutôt en danger que dangereuses. Quoi qu’il en soit, l’économie entre vulnérabilité (danger pour soi) et agressivité (danger pour les autres) hiérarchise clairement les situations-problèmes, comme le Graphique 6.11 le montre. À une extrémité, on a les situations-problèmes qui concernent des individus avec un lourd passé psychiatrique, de graves problèmes de santé physique et une vulnérabilité globale importante ; à l’autre extrémité, celles qui concernent des gens moins affectés par des conditions de vie fragiles et des troubles de santé mentale graves, mais plutôt caractérisés par la présence de traits de personnalité problématiques (psychopathologiques ou non). Si on veut intéressant de noter que le DSM IV-TR (2000) recensait dix troubles de la personnalité (paranoïaque, schizoïde, schizotypique, antisociale, borderline, histrionique, narcissique, évitante, dépendante, obsessionnelle-compulsive) tandis que le DSM 5, publié en 2013, ne retient que six personnalités pathologiques (schizotypique, antisociale, borderline, narcissique, évitante, obsessionnelle-compulsive). La décision finale des auteurs a été de retarder la refonte jusqu’à la prochaine édition et on l’a incluse pour l’instant dans la partie nommée Section III du manuel en vigueur. Dans les discussions préalables à la rédaction finale de la partie du DSM 5 correspondant aux troubles de la personnalité (personality disorders), la personnalité narcissique a été elle aussi au centre de débats intenses, car son exclusion était contestée dans la première proposition de révision qui recommandait son élimination en ne gardant que cinq troubles de la personnalité.

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Graphique 6.11 Variation de la vulnérabilité et de l’agressivité selon la catégorie de situation-problème

Conflit avec la famille

Conflit avec les étrangers/ étrangères

Conflit avec l'entourage

Risque Désorganisation de suicide mentale

résumer la relation entre folie, dangerosité et société, on pourrait dire que, règle générale, les personnes folles dans la cité ne semblent pas dangereuss et que les gens dangereux ne semblent pas fous. C’est bien sûr une simplification, mais elle est plus proche de la réalité empirique des situations concrètes analysées que les affirmations faites souvent pour expliquer ce que l’on ne peut pas expliquer (un cardiologue sans histoire qui tue ses propres enfants au couteau1, une attaque terroriste contre des militaires canadiens2, etc.) 1. Nous faisons allusion ici au cas très médiatisé du Dr Guy Turcotte dont le diagnostic attribué lors de son procès pour expliquer son acte – trouble d’adaptation avec humeur dépressive – ne justifie aucun acte de violence envers autrui dans toute la littérature disponible sur ce trouble. Pourtant cette explication a réussi à convaincre le jury lors du premier procès, un expert psychiatre faisant passer au deuxième plan les dimensions relationnelles manifestes (conjointe qui vit une histoire d’amour avec quelqu’un d’autre, vengeance à travers le meurtre de ses enfants, etc.). 2. Entre autres, les explications psychologisantes (individu instable, psychologiquement vulnérable, etc.) pour expliquer les meurtres de deux militaires canadiens en octobre 2014 à Ottawa et à Saint-Jean-sur-Richelieu faisant pas-

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et des perceptions répandues qui associent rapidement violence et problèmes de santé mentale et qui conduisent à des bavures difficiles à justifier (itinérants en crise abattus par la police). À une échelle sociétale plus large, le dispositif juridicopsychiatrique encadré par la loi P-38 qui gère une partie de la folie civile contemporaine contribue à la gestion « en dernière instance » de situations problématiques dérivées 1) de la conflictualité psycho­ sociale «  de proximité  » (familles, amies, entourage, etc.) ; 2) de la vulnérabilité structurelle extrême qui se traduit par de graves dérapages comportementaux associés à des populations urbaines aux prises avec des problèmes graves et multiples (personnes itinérantes, seules, démunies, isolées, dépendantes de substances psychotropes, etc.) ; et 3) des cas de risque de suicide et une partie de la petite criminalité qui échappent aux dispositifs sécuritaires plus classiques qui agissent comme une véritable première ligne (police, tribunaux, urgences ambulancières, hôpitaux). Nous avons voulu montrer que la folie civile, celle qui pose problème concrètement dans la cité aux uns (les personnes directement interpellées) et aux autres (famille, entourage, étrangers/étrangères), ne peut être comprise ni prise en charge efficacement sans considérer les deux principales dimensions ontologiques qui la composent : le mental perturbé et le social problématique. La folie civile n’est pas simplement synonyme de problème de santé mentale et encore moins de maladie mentale. Elle ne l’a jamais été d’ailleurs. Elle constitue un problème social à part entière avec ses dimensions spécifiques (matériaux mentaux) et non spécifiques (matériaux sociaux) qu’il s’agit d’étudier et de comprendre à la fois séparément et dans leur imbrication dans des situations problématiques concrètes qui se présentent à nous.

ser au deuxième plan les motivations idéologiques, religieuses et politiques manifestes.

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Chapitre 7

La réponse sécuritaire à la pauvreté : une nouvelle morale de l’État1 Céline Bellot et Marie-Eve Sylvestre

Terrorisme, délinquances sexuelles, émeutes urbaines, itinérance, gangs de rue sont devenus les maux de nos sociétés les plus médiatisés, mettant à contribution chaque fois le thème de l’insécuritésécurité (Bellot et Morselli, 2002). Il devient impérieux pour l’État de prendre en charge cet enjeu, de ramener l’ordre établi pour assurer la sécurité de l'ensemble des citoyennes. Cette dynamique fortement politisée dans les dernières décennies n’est pourtant pas nouvelle. En effet, la naissance de nos démocraties s’appuie sur ce rôle conféré à l’État d’assurer la sécurité des personnes… plaçant alors l’action publique dans le cadre de notre État de droit puis dans notre État-Providence. Si l’exigence de la sécurité publique s’est accompagnée pendant longtemps de celle du bien-être général, affirmant en cela aussi le rôle de l’État dans l’épanouissement individuel et collectif des membres du corps social, la société du risque d’aujourd’hui impose une autre logique (Mary, 2005 ; Beck, 2001). Cette transformation a entraîné de profondes modifications de l’action publique à l’égard des populations en situation de pauvreté. En effet, face à l’effritement de l’État-providence, la mobilisation de l’État punitif s’est accrue au point de redessiner les contours de la tension entre l’ordre et la bienveillance, imposant de nouveaux 1. Nous empruntons l’idée de la morale de l’État aux travaux de recherche menés sous la direction de Didier Fassin (2014) dans le cadre d’une subvention du Conseil européen.

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cadres d’action aux différents dispositifs institutionnels qui couvrent les champs de la sécurité publique et de la sécurité sociale (police, justice, santé et services sociaux) (Fassin et coll., 2014). Or, comme le définit Fassin (2014), cette tension n’est jamais aussi exacerbée que lorsqu’elle concerne des publics précarisés et marginalisés, dans la mesure où elle renforce l’oscillation entre la dangerosité des personnes et celle des situations qu’elles vivent. Dès lors, cette tension, en révélant les normativités de l’action publique, permet de saisir comment se définit, se structure, s’organise, se déploie le traitement de ces publics précaires entre une volonté punitive et une volonté protectrice. En prenant un détour sociohistorique, nous poserons les jalons qui façonnent le traitement de la pauvreté, pour mieux saisir par la suite comment la montée du néolibéralisme a renforcé et soutenu le virage punitif de l’action publique à l’égard de la pauvreté, avant d’en révéler les mécanismes à travers les exemples de la judiciarisation de l’itinérance et de la négligence parentale, pour conclure sur les conséquences de ce virage punitif. La question sociale au cœur du traitement de la pauvreté S’interroger sur le traitement de la pauvreté au Québec, au Canada ou dans le monde occidental impose de se replacer, au-delà des politiques et des pratiques d’intervention, dans une compréhension plus large et globale du rôle de l’État et de sa morale (Fassin et coll., 2014 ; Castel, 1995). Les analyses de Foucault ont permis depuis de nombreuses années de montrer que le traitement de la pauvreté, oscillant entre l’aide et le contrôle, constitue un formidable révélateur de la manière dont l’État entend gouverner les pauvres. À ce titre, l’action publique à l’endroit de la pauvreté témoigne nécessairement en filigrane de la question sociale, c’est-à-dire de la manière dont l’État aborde, définit, agit pour soutenir le vivre-ensemble, mais aussi conçoit, construit et accompagne le devenir des individus. En effet, comme le dit Castel (1995 : 47), « la question sociale est une aporie fondamentale sur laquelle une société expérimente l’énigme de sa cohésion et tente de conjurer le risque de sa fracture ».

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Ainsi, par effet de miroir, la définition de la pauvreté et de ses modes de prise en charge permet d’appréhender à la fois les limites du lien social, de sa production comme de son délitement, mais aussi les dynamiques normatives qui façonnent l’ordre social (Fecteau, 2004). Ce faisant, au Québec – mais de nombreuses études font écho à ces lectures dans le monde entier – Jean-Marie Fecteau (2004) a montré comment le couple pauvreté-crime s’est développé au 19e et au début du 20e siècle en s’appuyant sur une morale libérale de l’État, affirmant que le pauvre était seul responsable de son sort, ouvrant l’espace pour soutenir une action publique orientée vers le redressement du pauvre ou sa punition. Les communautés religieuses, quant à elles, assuraient par des mécanismes de charité, de manière limitée, l’univers compassionnel nécessaire au maintien de la cohésion sociale. Ainsi, la « raison punitive », qui se construit au fil du 19e siècle, s’incarne dans des pratiques institutionnelles de contrôle, d’enfermement des adultes, mais aussi de réforme des plus jeunes, construisant déjà un espace d’alternance entre le danger et la mise en danger. La montée de l’État-providence sera une occasion tant au Québec qu’au Canada de modifier profondément cette morale de l’État. Peu à peu, la raison punitive va s’estomper au profit de la nécessité d’assurer une protection des individus les plus pauvres. Cette progression culminera lors de la Révolution tranquille qui, en incarnant une laïcisation et une démocratisation du soutien aux populations les plus pauvres, témoigne de la construction d’un consensus sur le rôle redistributeur de l’État (Ferretti et Thomas, 2003). La montée de la professionnalisation de l’intervention sociale et communautaire, le déploiement de nombreuses mesures législatives et la création ou la réorientation d’institutions publiques contribueront à la construction d’un État-providence, où la question du traitement de la pauvreté est abordée sous l’angle de la solidarité collective et de la justice sociale. Cette pratique a formalisé alors le cadre du vivreensemble, institué les espaces et les rapports sociaux de solidarité en donnant à l’État le rôle de freiner, d’atténuer les mécanismes inégalitaires de la société, tout en préservant l’idéal émancipateur. Ce modèle dit classique conçoit alors le travail social comme central

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pour soutenir le développement du progrès social associé à l’État, mais aussi du contrôle des populations les plus pauvres (Castel, 2009 ; Donzelot, 2007). Dès lors, le traitement de la pauvreté s’appuie sur le travail d’intervenants sociaux plutôt que sur des professionnels de l’ordre public que sont la police et le système judiciaire. Cependant, les années 1990 vont marquer une rupture avec cette dynamique providentielle. Le virage sécuritaire dans le traitement de la pauvreté La montée du néolibéralisme est venue profondément bouleverser le traitement de la pauvreté  en modifiant le rôle de l’État, en changeant l’orientation de l’action publique. En effet, la gouvernance néolibérale se caractérise par un double mouvement. D’une part, la montée des précarités, la fragmentation du monde du travail et la mondialisation de l’économie et de la finance pour alimenter un marché performant et compétitif occasionnent un renforcement des inégalités sociales (Crocker et Johnson, 2010). D’autre part, la modification des cadres de protection et de solidarités sociales, passant d’une responsabilité collective à l’endroit des situations à une responsabilisation individuelle des personnes en situation de pauvreté, contribue à faire de ces dernières une menace pour l’ordre social établi (Wacquant, 2010 ; Gordon 2010 ; Mary, 2003). S’éloignant du modèle de Piven et Cloward (1971) sur la régulation de la pauvreté, les sociétés occidentales s’inscrivent dans une gouvernementalité de l’inquiétude (Harcourt, 2006), où le traitement de la pauvreté, conçue comme un risque individuel plutôt que social, va orienter l’action de l’État (Wacquant, 2009). La surveillance se substitue à la solidarité, la voie punitive à l’assistance pour contrôler les populations pauvres devenues menaçantes pour l’ordre établi, en ayant recours au droit, notamment au droit pénal, donnant forme à un « État social sécuritaire » (Wacquant, 2010 ; Castel, 2009 ; Garland, 2001 ; Ericson et Haggerty, 1997). En effet, le développement de la société industrielle avait mis fin aux risques imprévisibles et incalculables tels que la famine ou la peste, en développant une rationalité du contrôle en risques calculables et prévisibles qui culmine avec l’avènement de l’État-providence

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et de ses systèmes assurantiels (Ewald, 1986). La gouvernance néolibérale est venue renforcer l’idée que tout événement pouvait être potentiellement un risque. Ce glissement du risque probable au risque éventuel, articulé à la réduction des protections, a contribué à amenuiser le rôle de l’État comme promoteur de solidarité collective et à réaffirmer son rôle de champion de la sécurité et de l’ordre public (Boucher et Belqasmi, 2014). Il s’agit de soutenir la restauration de l’ordre, de mettre de l’avant la valeur de la sécurité de la population en assurant la production de distanciation réelle ou symbolique avec les nouvelles figures de la pauvreté et de l’exclusion qui ne parviennent pas à participer à cette société de performance imposée par l’ordre néolibéral. Ainsi légitimé, ce cadre d’action sécuritaire devient le moteur de l’État qui retrouve dans ce champ un pouvoir et une possibilité d’action qu’il a perdus au plan économique avec l’apogée néolibérale de l’économie. Il revient alors au marché de soutenir l’emploi des populations intégrées, et à l’État de protéger ces populations en mettant en place des mécanismes de surveillance et de contrôle des populations exclues (Rosanvallon, 1995). L’ordre public devient le moteur de l’action publique, qui vise à établir un rapport autoritaire sur les manières de construire le vivre-ensemble, dans une logique de la précaution où l’État canaliserait les inquiétudes (Soulet, 2008 ; Mary, 2005). La « neutralisation des surnuméraires » de Castel est une des stratégies d’action les plus frappantes de ce nouveau cadre d’action1 (Sylvestre, 2007). Construite autour des enjeux d’insécurité et d’incivilité, cette utilisation néolibérale des logiques répressives et punitives témoigne cependant d’un nouveau rapport de l’État à ses différentes fonc1. En qualifiant ces surnuméraires d’« inutiles au monde », Castel a mis l’accent sur les processus d’exclusion que vivaient ces personnes. Exclues, elles font l’objet d’un traitement social qui a renoncé à les intégrer ; tout au plus, les interventions vont chercher à réduire les risques qu’elles font peser sur l’ordre social établi en portant atteinte à leur citoyenneté sociale. Pour Castel (2008), la gouvernance néolibérale contribue ainsi à diviser le social, en renonçant à offrir à tous les conditions nécessaires à une participation sociale pleine et entière. Elle renforce l’effritement de la citoyenneté sociale, puisque des individus sont mis à l’écart de la société et condamnés comme inutiles au monde.

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tions, en l’ancrant dans une gestion actuarielle des risques. La surveillance judiciaire mise en œuvre s’inscrit en effet à la fois comme une modalité de gouvernance disciplinaire des situations de pauvreté (Foucault, 1975), comme une caractéristique de nos sociétés de contrôle (Garland, 2001) et comme une modalité de gestion des groupes définis comme groupes à risque (Haggerty et Ericson, 2006 ; Ericson et Haggerty, 1997). Ce passage d’un État social (ancré dans des droits sociaux menant à des formes de protection dans des situations de pauvreté) à un État pénal (ancré dans la sanction des personnes en situation de pauvreté) témoigne du rapport punitif entretenu à l’endroit des personnes en situation de pauvreté, en mettant de l’avant leurs devoirs plutôt que leurs droits (Wacquant, 2010). L’orientation sécuritaire de l’action publique caractérisant cette nouvelle morale de l’État (Fassin et coll., 2014) constitue un levier de la mutation des rôles des intervenantes de l’État (Harcourt, 2006). Il s’agit d’assumer les demandes de protection et d’action des pouvoirs publics par les citoyennes « mises en danger  » par la fragmentation et la précarisation de la société, en protégeant davantage les inclues que les exclues (Ion, 2010 ; Curie, 2010). Il ne s’agit pas en effet de gérer les exclues, mais bien davantage de gérer symboliquement les « inclues » dans un « ordre social postconventionnel », comme le nomme Franssen (2003). Il ne s’agit pas non plus de travailler sur les conditions sociales de précarisation, de ghettoïsation, de marginalisation des populations vulnérables, mais bien davantage de travailler sur leurs conséquences, en réalisant une « culture du contrôle » (Boucher, 2010 ; Garland, 2001). Dans ce contexte, les frontières entre les acteurs traditionnels de l’ordre public (police et système judiciaire) et les protagonistes de la protection sociale s’estompent, ces derniers devant assumer des fonctions nouvelles de pacification, de surveillance et de contrôle des populations comme des territoires. À ce titre, Roché (2004), parle de « démonopolisation des fonctions régaliennes de l’État en matière de sécurité ». Ainsi, l’accent mis sur la sécurité impose de nouveaux métiers, de nouvelles façons de faire, notamment dans les injonctions faites à la police et à la justice de traiter des problèmes

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sociaux, en dehors même de l’existence des faits criminels, en passant par le droit pénal pour judiciariser (Bellot et coll., 2012). En outre, se superpose à la transformation profonde de la morale de l’État sous la gouverne néolibérale le bouleversement des manières de mener l’action publique. En effet, le jugement néolibéral sur l’État-providence est sans équivoque : manque d’efficacité, de concurrence entre les services, manque de scientificité en regard de l’efficience des pratiques comme en témoigne la nécessité de recourir à des données probantes (Jetté et Goyette, 2010 ; Baillergeau et Bellot, 2007). La crise est triple : financière, de légitimité et d’efficacité (Rosanvallon, 1981). Le programme s’impose de lui-même, tant sa légitimité apparaît intrinsèque. Mieux agir, de manière plus efficace, ce sont là des choses que tout un chacun souhaite pour une action publique renouvelée. Le virage punitif prend alors la force d’une efficience de l’action publique en donnant l’occasion à l’État d’offrir une réponse autoritaire, rapide et visible à la montée de l’insécurité sociale, qui ébranle le cadre du vivre-ensemble (Fassin et coll., 2014). Le cadre pénal offre en effet une prétention de certitude quant à la gestion du risque que font peser les populations en situation de pauvreté sur l’ordre social qui a sûrement contribué à séduire les politiques et les gestionnaires de l’action publique, confrontés à l’impérieuse nécessité de la performance de leur cadre managérial (Lafortune, 2009). Cette performance punitive, dont témoignent la visibilité accrue des contrôles sociaux formels, l’accroissement des populations carcérales et le renforcement de la gravité des peines, ce qui permet à l’État de prouver son efficacité. Enfin, ce virage punitif porte aussi le projet néolibéral d’une responsabilisation des individus à l’endroit des risques sociaux qu’ils peuvent vivre (Jobin, 2006 ; Génard, 2006). Répondant à l’individualisme de nos sociétés contemporaines, qui fait de la construction d’un soi autonome et autoréalisé le socle de la responsabilité de l’individu et le moteur de sa participation à la constitution du social (Soulet, 2008 ; Martucelli, 2002 ; Ehrenberg, 1995), la réponse pénale va offrir l’espace d’une inflexion vers une responsabilisation des individus. Comme le montrent Cantelli et Génard (2007), l’ac-

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tion publique s’ancre alors dans la subjectivité en s’orientant vers des formes d’accompagnement de la reprise en main des individus, de leur destin, pour concrétiser leur autonomie et leur responsabilité à travers la mobilisation ou le renforcement de leurs capacités en vue d’articuler une possible intégration et une mise à l’épreuve de soi (Génard 2007 ; Jobin 2006). En articulant la logique punitive au projet néolibéral de production de l’individu, c’est la nature même de l’économie morale de l’État qui s’impose. Il ne s’agit plus de concevoir la pauvreté comme un danger pour l’ordre social tel que le proposait l’État libéral du 19e  siècle, mais bien de concevoir les pauvres comme des risques pour la société, pauvres dont il faut donc se protéger en légitimant leur mise à l’écart. (Boucher, 2007). Fassin et son équipe (2014) ont ainsi montré à travers l’ethnographie des pratiques de différents dispositifs institutionnels comment s’articule un État social atrophié, un État pénal en pleine croissance et un État libéral appelant sans cesse à une performance de soi améliorée, pour bâtir une nouvelle morale de l’État, qui ne parvient cependant pas à s’unifier et à se totaliser dans un projet unique, tant les résistances, les tensions et les paradoxes demeurent nombreux. Cependant, force est de constater que malgré le maintien d’interventions sociales vouées à la solidarité à l’endroit des populations en situation de pauvreté, la création d’alternatives thérapeutiques à la logique punitive dans le système judiciaire, le virage punitif prend de l’ampleur dans le traitement de la pauvreté. Il importe maintenant de saisir comment s’opère ce virage punitif au Québec à partir de deux situations typiques : l’itinérance et la négligence parentale des enfants chez les Autochtones. Judiciarisation de l’itinérance et de la négligence parentale des enfants autochtones Parler d’un virage punitif dirige nécessairement le regard vers le système judiciaire et ses protagonistes (agentes de police, juges, procureures de la Couronne). Pourtant, il importe de voir que ce virage est plus large. Il teinte et colore le travail d’autres protagonistes, notamment de l’intervention sociale, à qui on demande toujours

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plus de contrôle et de surveillance des populations en situation de pauvreté au détriment de modalités d’intervention de soutien et d’accompagnement. À cet égard, le virage punitif s’ancre tout autant dans le déploiement accru de réponses pénales à la pauvreté que dans la transformation des réponses sociales. Si l’itinérance apparaît comme un exemple évident lorsqu’il est question de la gestion pénale de la pauvreté, tant les études sont nombreuses pour rendre compte de la judiciarisation, depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours et dans la plupart des pays, du vagabondage et de l’errance, la question de la protection des jeunes autochtones peut l’être un peu moins. Pourtant, dans le cadre d’un projet de recherche (Bellot, Dufour et Goyette, 2015), nous avons cherché à travailler sur ces deux situations que tout paraît opposer pour montrer notamment comment chacune répondait au même processus de judiciarisation. L’idée de rapprocher ces deux situations, l’une relevant de l’espace public, l’autre de la sphère privée, provient du fait que de nombreuses études avaient fait la démonstration de l’accroissement de leur judiciarisation. En ce qui a trait à la judiciarisation de l’itinérance, la fin des années 1990 a été marquée par la mise en place, par l’entremise de la police communautaire, de pratiques de tolérance zéro à l’endroit des populations sans-abri à Montréal. Il s’agissait alors de répondre au sentiment d’insécurité que vivaient les citoyennes en raison de la présence de personnes en situation d’itinérance dans l’espace public (Bellot et coll., 2013 ; Sylvestre, 2010). Cette judiciarisation s’est faite essentiellement par l’utilisation des règlements municipaux en donnant des constats d’infractions aux personnes itinérantes pour avoir flâné dans la rue, consommé de l’alcool sur la voie publique ou pour avoir été trouvés en état d’ébriété. Ces constats d’infraction relèvent du droit pénal et non du droit criminel. Ils font l’objet d’une procédure accélérée qui est généralement utilisée dans le cadre des infractions au Code de la sécurité routière. Nos recherches ont permis d’analyser plus de 65 000 constats d’infraction émis entre 1994 et 2010 (Bellot et coll., 2012). Ces constats d’infraction ont des conséquences majeures sur les personnes itinérantes, qui vont de l’emprisonnement pour non-paiement d’amende à des dettes

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judiciaires importantes (plusieurs milliers de dollars) (Bellot et coll., 2005). C’est en raison de cette systématisation de l’application des règlements municipaux et de ses conséquences importantes sur ces personnes que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a considéré que ces pratiques constituaient une forme de profilage social et qu’elles étaient discriminatoires (CDPDJ, 2009). En effet, les personnes en situation d’itinérance reçoivent au moins 25 % des constats d’infraction remis en vertu des réglementations municipales, année après année (Bellot et coll., 2012). En ce qui a trait à la négligence judiciarisée dans le cadre de la protection de la jeunesse, il importe de rappeler que la Loi de la protection de la jeunesse définit différentes situations de mauvais traitements envers les enfants pour lesquelles une intervention de l’État est nécessaire, soit en travaillant avec les familles, soit en leur imposant des mesures par le Tribunal de la jeunesse. Ces mesures peuvent être de différents ordres : soutien à la famille, enseignement des habiletés parentales adéquates, retrait provisoire ou permanent de l’enfant et placement dans un milieu substitut (famille d’accueil, foyer de groupe, centre de réadaptation), etc. Cette loi d’exception qui vient limiter l’autorité parentale vise dans ses objectifs à obtenir la coopération volontaire des familles et à maintenir l’enfant dans sa famille d’origine. Ainsi, la voie judiciaire et le placement sont des mesures de dernier recours. Pourtant, de nombreuses études ont montré qu’au fil des années la voie judiciaire est devenue de plus en plus courante, notamment en regard des situations de négligence et encore plus dans des situations où les enfants sont issus des minorités visibles ou autochtones (Lavergne et coll., 2009, Trocmé et coll., 2005). Or, de nombreux auteurs s’accordent pour penser qu’il s’agit d’un phénomène extrêmement complexe qui relève davantage d’une question de pauvreté et de ressources que d’un problème individuel ou familial, phénomène pour lequel des réponses sociales générales devraient être appliquées (Tourigny et coll., 2007 ; Trocmé et coll., 2005). L’évaluation de la négligence constitue en effet un exercice difficile qui relève des perceptions tant des professionnelles (expertes ou non dans le domaine) que des autorités judiciaires par rapport à ce que voudrait dire « bien s’occuper d’un enfant » (DePanfilis, 2006).

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Les études montrent que la forme de maltraitance la plus répandue chez les enfants autochtones (48 contre 37 % pour les autres enfants non autochtones) concerne la négligence (Trocmé et coll., 2005 ; Tourigny et coll., 2007). Pourtant, les caractéristiques des enfants et de leurs parents, la situation familiale et les caractéristiques du logement permettent de dresser un tableau de la population concernée comme étant une population vivant en situation de pauvreté. Il semble donc que derrière le signalement de négligence et sa prise en charge judiciaire se trouvent d’autres problèmes sociaux, liés davantage aux conditions de vie. Ainsi, les constats de surreprésentation de certaines populations dans le système judiciaire tiennent moins au fait que ces personnes adopteraient des comportements susceptibles de justifier ce recours à la voie judiciaire qu’au fait de définir la voie judiciaire comme la seule voie possible pour agir dans ces situations (Crocker et Johnson, 2010 ; Wacquant, 2010 ; Bellot et coll., 2013). Cette systématisation de la judiciarisation des situations de pauvreté serait ici révélatrice des formes de discrimination systémique de nos sociétés qui font prévaloir des interventions judiciaires au détriment des interventions sociales. Arguant que la judiciarisation de la pauvreté témoigne des rapports sociaux entretenus dans notre société à l’endroit de cette condition de vie, nous avons cherché à comprendre les mécanismes de ce recours à travers le point de vue des acteurs de l’intervention (Bellot et coll., 2015). Or, force est de constater que le virage punitif est bien significatif tant sur le plan des évaluations des situations, des postures que des actions menées. Ces points de vue émanent de protagonistes différentes : agentes de police, juges, procureures, intervenantes en protection de la jeunesse, intervenantes communautaires, etc. Il ne s’agit pas ici de nier qu’il existe une diversité de pratiques et de perceptions, de formes de distinction, voire de résistances qui viennent alimenter les tensions et les paradoxes entre les prescriptions institutionnelles de contrôle et la marge de manœuvre des acteurs dans la réalisation de leur mandat. Pour autant, le virage punitif a imprégné l’ensemble des processus : de l’analyse des situations aux solutions envisagées.

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Que ce soit à travers des situations cliniques fictives qui leur étaient soumises ou à travers le récit des situations réelles que ces gens rencontrent, les protagonistes interviewées évoquent peu ou pas la question de la pauvreté. L’évaluation des situations des personnes se fait ainsi à travers le regard porté sur le caractère dérangeant ou dangereux de la situation, regard qui va alimenter le registre de l’action, soit celui de la nécessité. Cette nécessité de l’action construite dans le spectre de l’urgence de l’intervention vise dès lors à mettre fin à la situation plutôt qu’à y répondre. Certes, l’urgence offre parfois un cadre pour l’inconditionnalité de l’accueil, la construction d’une écoute et d’un soutien, mais elle est aussi souvent et paradoxalement le cadre d’un relais vers une prise en charge autoritaire, sous couvert de l’impérieuse nécessité de rétablir l’ordre menacé. C’est dans ce contexte que le spectre des risques, perçus comme réels, mobilise les intervenantes, dans une prise en charge qui n’a pas le temps de se négocier et qui ne garantit en rien l’amélioration des conditions de vie associées à la pauvreté. Par conséquent, il est facile de saisir dans ce positionnement paradoxal à quel point la pauvreté ne peut être prise en considération par les intervenantes qui, au mieux, peuvent offrir une relation d’écoute, au pire un relais vers une prise en charge d’autorité, dans la mesure où l’espace, le temps et les moyens d’établir une relation d’aide fondée sur l’accompagnement des personnes vers un mieuxêtre ne peut être considéré qu’à partir d’une démarche autoritaire de reprise du contrôle sur la personne et sa situation. Derrière la judiciarisation de la pauvreté se dessinent en effet les failles de la solidarité et de la protection sociale, qui n’ont pu éviter l’itinérance ou la négligence. Ainsi, le cadre répressif devient la réponse à cette impérieuse nécessité d’agir, orchestrant la mise en œuvre d’une approche morale de l’action publique. Or, la production de cette morale, façonnée tantôt par le registre de la compassion (en prison, l’itinérant pourra avoir un toit et un repas au moins, l’enfant sera sorti de son milieu de vie inadéquat), tantôt par le registre de la responsabilisation individuelle (il n’a pas respecté les règlements municipaux, les incapacités parentales sont évidentes en regard

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de leur style de vie, de leur histoire personnelle), occulte le plus souvent les causes structurelles à ces situations d’itinérance et de négligence. En effet, la nécessité d’agir ne peut aller de pair avec l’idée que l’État lui-même a participé très largement à la production des conditions de vie précaires dans lesquelles vivent ces enfants, ces familles et ces personnes et que l’action judiciaire ne fait que renforcer. Cette force de la légitimation de l’action punitive se retrouve aussi dans le discours des personnes judiciarisées rencontrées. En effet, les jeunes autochtones nous ont aussi témoigné de la nécessité de faire intervenir la Protection de la jeunesse. Certaines avaient déjà fait un signalement. En ce cas, la réponse apparaît pour les intervenantes d’autant plus impérieuse que ce sont les jeunes qui signalent leur situation. La puissance de l’État pénal prend alors ces signalements comme autant de signes probants des négligences parentales alors que les jeunes cherchaient d’abord et avant tout de l’aide, des ressources pour les soutenir ainsi que leur famille. Mais faute de ces ressources sociales, ces jeunes se sont résignées à faire intervenir la Protection de la jeunesse. Quant aux personnes en situation d’itinérance, c’est le plus souvent sous le sceau de la fatalité ou de la banalité qu’elles considéraient les prises en charge d’autorité dont elles faisaient l’objet. Vivre dans la rue, se faire arrêter, recevoir une contravention s’inscrit dans une routine vécue du rejet et du mépris dont la plupart des personnes en situation d’itinérance témoignent sans nécessairement l’accepter. La judiciarisation de la pauvreté, qu’elle prenne la forme d’un usage autoritaire et judiciaire des dispositifs de protection ou qu’elle s’appuie sur la création ou le renforcement d’outils punitifs comme ceux qu’offrent le droit pénal et le droit criminel, s’alimente par cette dynamique de la nécessité de l’action. En définissant et en traitant des problèmes de conditions de vie comme des problèmes de déviance dans l’espace public ou des problèmes de négligence parentale, les dérives sécuritaires se centrent sur les manifestations des désordres en vue de les pacifier (Boucher, 2010). On l’a déjà évoqué, ce traitement punitif n’est pas sans conséquence.

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Les conséquences des dérives sécuritaires dans le traitement de la pauvreté Aborder les conséquences des dérives sécuritaires dans le traitement de la pauvreté impose dans un premier temps de s’attarder aux conséquences vécues par les personnes et les familles judiciarisées. La surveillance, le contrôle, la coercition constituent autant de logiques d’action qui, en se limitant à la correction des manifestations visibles de la situation, marginalisent davantage les personnes et ne parviennent pas à atteindre les causes réelles de cette marginalisation. Que ce soit l’incarcération pour non-paiement d’amende, les dettes judiciaires, les pertes de réseaux de soutien et de ressources, la judiciarisation de l’itinérance a pour effet de renforcer la vulnérabilité et la marginalisation de ces personnes. Le placement, le déracinement identitaire, la perte de liens familiaux et communautaires constituent de nombreuses conséquences de la judiciarisation de la négligence des enfants autochtones. Pour autant, et de manière plus globale, la judiciarisation, en cherchant à responsabiliser toujours un peu plus les individus relativement à leur situation, contribue à cibler les personnes les plus défavorisées et à leur faire subir une double peine : celle de l’appauvrissement social et structurel et celle de la culpabilisation Mais, plus que ces conséquences punitives, les dérives sécuritaires du traitement de la pauvreté s’accompagnent d’une dynamique de ciblage de certains groupes et certaines personnes considérées comme plus à risque de menacer la sécurité, dont la mise à l’écart se trouve ainsi légitimée. À ce titre, les pratiques de judiciarisation révèlent le plus souvent un traitement différentiel de certains groupes ou personnes. Ce dernier s’appuie sur des stéréotypes et des préjugés qui nourrissent le caractère discriminatoire des pratiques de judiciarisation. En effet, la judiciarisation de l’itinérance passe par la sanction de comportements que la plupart des autres citoyens adoptent sans jamais être sanctionnés. Qui n’a pas déjà bu de l’alcool ou été en état d’ébriété dans l’espace public, traversé en dehors des passages piétonniers, flâné dans la rue ? Et pourtant, rares sont les citoyennes domiciliées qui ont fait l’objet d’un constat d’infraction pour ces comportements. Pourquoi la négligence parentale est-elle

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devenue le motif le plus important de la prise en charge des enfants autochtones ? Plus globalement, pourquoi les enfants autochtones font-ils l’objet d’une prise en charge de plus en plus importante par la Protection de la jeunesse ? Répondre à ces questions exige nécessairement de se poser les questions de profilage social et racial. Harcourt (2007) a ainsi montré comment les logiques de discrimination des forces judiciaires, en construisant une pénalisation ciblée de certains groupes, alimentent les processus d’exclusion et de marginalisation, renforçant de manière quasi autopoïétique le caractère menaçant et dangereux de ces groupes, légitimant alors l’accroissement de la surveillance et du contrôle. Cette spirale punitive que construit la dérive sécuritaire a pour effet de produire de plus en plus un sentiment d’injustice chez les groupes et les personnes ciblés sans améliorer pour autant les conditions de vie difficiles dans lesquelles ces gens évoluent. Enfin, les dérives sécuritaires dans le traitement de la pauvreté, en cherchant à circonscrire les menaces voire les risques éventuels, contribuent à brouiller les repères entre l’aide et le contrôle, à entretenir la confusion dans les registres d’action entre les agentes de l’intervention sociale et les agentes de l’intervention pénale, effritant les frontières entre prévention et répression, entre sécurité et solidarité (Fassin et coll., 2014). Conclusion L’analyse des transformations de la morale de l’État dans une logique sécuritaire témoigne à la fois des nouveaux cadres de l’action publique, de ses objectifs, et des enjeux que pose cette dérive dans le traitement de la pauvreté. À cet égard, cette nouvelle morale s’appuie clairement sur une définition des populations marginalisées ancrée dans le spectre de la délinquance, de la déviance, de la non-conformité. Il n’est nullement question de s’intéresser aux conditions sociales dans lesquelles vivent les personnes marginalisées, mais bien de saisir, dans le cadre de la mise en place d’actions publiques de plus en plus autoritaires, leurs défaillances individuelles. Ce faisant, les processus de vulnérabilisation et de marginalisation de ces personnes tout comme leur souffrance ne sont plus

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pris en compte. Faute de mieux, sécurisons l’ordre établi. Confronté à un mouvement de déclin des institutions de protection de l’État providence dans son ensemble, aux logiques de sécurité, de subjectivation marquée par la psychologisation des rapports sociaux et de marché qui met de l’avant la performance, l’effritement du social est réel, laissant au marché la fiction d’une autorégulation des individus comme de la société. Pourtant, il est possible de résister aux dérives imposées par la gouverne néolibérale en imposant la reconnaissance comme cadre d’action du traitement de la pauvreté. Le développement des théories de la reconnaissance, sous l’impulsion d’Axel Honneth (2006), propose de manière critique un nouveau cadre d’action des politiques sociales comme du devenir démocratique du « vivre-ensemble ». Il propose un nouveau regard, fondé non pas sur des processus d’exclusion des indésirables, mais sur des processus d’inclusion des différences par le travail de reconnaissance de la qualité d’autrui, en cherchant à mettre fin aux rapports d’oppression et de domination que ces personnes subissent.

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Les auteures

Céline Bellot est professeure à l’École de travail social de l’Université de Montréal et directrice de l’Observatoire sur les profilages (OSP). Ses travaux de recherche portent sur les pratiques d’intervention auprès des populations vulnérables et marginales comme les jeunes de la rue, les personnes en situation d’itinérance, les jeunes autochtones, les personnes qui consomment des drogues. Elle dirige également de nombreuses recherches sur les politiques de tolérance zéro et leurs conséquences, les processus de judiciarisation et de criminalisation des populations marginalisées au Canada. Ses projets sont le plus souvent réalisés en partenariat ou de façon participative. Pascale Dufour est professeure titulaire au département de science politique de l’Université de Montréal, membre de l’Observatoire sur les profilages (OSP) et du Collectif de recherche interdisciplinaire sur la contestation (CRIC). Ses recherches ont pour objet les mouvements sociaux. Elle a écrit, entre autres, Trois espaces de protestation : France, Canada, Québec (PUM, 2013) et codirigé Street Politics in the Age of Austerity : From the Indignados to Occupy (Amsterdam University Press, 2016). Francis Dupuis-Déri est professeur au département de science politique de l’UQAM, membre de l’Observatoire sur les profilages (OSP), du Collectif de recherche interdisciplinaire sur la contestation (CRIC) et du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Ses recherches portent sur les mouvements sociaux, l’anarchisme, la répression policière, l’anti­ féminisme et la démocratie. Paul Eid est professeur de sociologie à l’UQAM et membre du Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) et de l’Observatoire sur les profilages (OSP). Ses recherches se concentrent sur l’immigration et les relations interethniques, ainsi que le racisme et la discrimination. Il a publié notamment sur la discrimination ethno­raciale à l’embauche (Recherches sociographiques, 2012) et le rapport au hijab d’adolescentes musulmanes montréalaises voilées et non voilées (Ethnic and Racial Studies, 2015).

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Éric Gagnon est sociologue et chercheur au Centre intégré universitaire de santé et services sociaux de la Capitale-Nationale à Québec. Il y mène différents travaux sur les processus de marginalisation et d’exclusion sociale, ainsi que sur les soins et le vieillissement. Il est également l’auteur d’essais : Les promesses du silence. Essai sur la parole (Liber, 2006) et Éclats. Figures de la colère (Liber, 2011). Il est membre de l’Équipe de recherche et d’action en santé mentale et culture (ÉRASME). Dalie Giroux enseigne la pensée politique à l’Université d’Ottawa. Ses recherches proposent une théorie politique et un plan d’expérimentation interdisciplinaire des formes d’articulation entre l’espace, le langage et le pouvoir dans le monde contemporain. Elle a publié un grand nombre d’articles savants et grand public sur Friedrich Wilhelm Nietzsche, Pierre Perrault, Giorgio Agamben, l’espace post-industriel, le théâtre, Gilles Deleuze, Peter Sloterdijk, le Québec, l’université, la merde, Thierry Hentsch, l’idiotie, l’Amérique, le langage, les questions indigènes, l’anarchisme méthodologique, l’émancipation, la violence d’État. Elle est membre du comité de rédaction des Cahiers de l’idiotie. Marie-Hélène Hardy est candidate à la maîtrise à l’École de service social de l’Université Laval. Son mémoire traite de la théorie du pouvoir d’agir et la maltraitance envers les personnes âgées. Elle a travaillé quelques années comme intervenante sociale pour différentes organisations (organismes com­munautaires, centres intégrés de santé et de services sociaux, coopération internationale) et œuvre actuellement comme conseillère à la Direction générale des services sociaux du ministère de la Santé et des Services sociaux. Diane Lamoureux est professeure au département de science politique de l’Université Laval. Travaillant depuis plusieurs années sur les enjeux reliés à la citoyenneté et à la démocratie à travers le prisme des différentes modalités d’exclusion des femmes, ses travaux récents portent sur l’impact conjugué du néolibéralisme et du néoconservatisme sur les sociétés occidentales contemporaines. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages et articles sur le féminisme québécois, l’antiféminisme et les théories féministes. Ses livres les plus récents sont Pensées rebelles (Remue-ménage, 2010), Le trésor perdu de la politique (Écosociété, 2013) et Les possibles du féminisme (Remue-ménage, 2016). Elle est membre de l’Équipe de recherche et d’action en santé mentale et culture (ÉRASME). Marcelo Otero Marcelo Otero est professeur de sociologie à l’UQAM, chercheur au Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale (CRI) et au Centre de recherche de Montréal sur les inégali-

Les auteures 191 tés sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (MÉOS). Il a publié Le médicament au cœur de la socialité contemporaine (avec Johanne Collin, PUQ, 2007), L’ombre portée : l’individualité à l’épreuve de la dépression (Boréal, 2012) et Les fous dans la cité (Boréal, 2016). Michel Parazelli est professeur à l’École de travail social de l’UQAM et membre du Groupe de recherche sur la ville affilié au Réseau inter­ universitaire Villes Régions Monde (VRM). Œuvrant principalement dans le champ de l’intervention sociale en milieu urbain, il s’intéresse aux rapports espace-société, dont les questions d’appropriation de l’espace en situation de marginalité, et aux pratiques d’autonomie de l’action communautaire. Il a publié La rue attractive : parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue (PUQ, 2002). Martin Petitclerc est professeur au département d’histoire de l’UQAM, où il dirige le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS). Il est membre du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et chercheur associé au Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ) et au Laboratoire d’histoire et de patrimoine de Montréal (LHPM). Il est l’auteur du livre « Nous protégeons l’infortune » : les origines de l’économie sociale au Québec (VLB, 2007). Martin Robert est doctorant en histoire à l’UQAM (codirection du Centre Alexandre-Koyré d’histoire des sciences, CNRS, Paris). Il a complété en 2014 un mémoire sur la naissance de la crémation au Québec. Il prépare une thèse sur l’histoire des vols de cadavres et de l’enseignement anatomique dans le Québec du 19e siècle. En collaboration avec Martin Petitclerc, il travaille sur une histoire des lois spéciales au Québec forçant le retour au travail. Marie-Eve Sylvestre est détentrice d’un doctorat de l’Université Harvard. Elle est vice-doyenne à la recherche et aux communications et professeure titulaire à la Section de droit civil de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa. Ses travaux de recherche portent sur la pénalisation de la pauvreté et des conflits sociaux (notamment l’itinérance, le travail du sexe, l’usage de drogues et d’alcool, la santé mentale, la dissidence politique et la violence familiale) et la régulation des espaces publics. En 2012, elle a remporté le prix jeune chercheuse de l’année, catégorie Arts, humanités et sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Elle est membre du Conseil d’administration de l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) et membre fondatrice de l’Observatoire sur les profilages (OSP).

Achevé d’imprimer en octobre 2016 par les travailleuses et les travailleurs de l’Imprimerie Gauvin, Gatineau (Québec) pour le compte de M Éditeur C. P. 221 Saint-Joseph-du-Lac (Québec) J0N 1M0

L’espace démocratique se rétrécit, particulièrement pour les personnes qui sont les cibles du profilage racial, social ou politique. La décennie au pouvoir du gouvernement conservateur a laissé des traces profondes. La démocratie en a fait les frais : il y a, entre autres, une crise de la légitimité parlementaire, un affaiblissement du pouvoir de contestation de la société civile et une austérité sélective… Les libertés publiques et privées sont attaquées de toute part du fait d’un impératif sécuritaire, qui prétexte souvent la lutte au terrorisme. Au gré des lois spéciales et d’un usage abusif de différents règlements, les droits de grève et de manifestation tendent à disparaître. Le quadrillage sécuritaire du territoire et des populations est en constante progression  : surveillance électronique, caméras dans les lieux publics, restriction des libertés individuelles, arrestations préventives, certificats de sécurité, infiltration policière des groupes militants, censure, restriction du droit de manifester, tout cela met à mal les libertés politiques conquises de haute lutte par les mobilisations antérieures. Le monde néolibéral nous conduit à une lutte des classes inversée : aujourd’hui, ce sont les classes dominantes qui se mobilisent pour étendre leurs privilèges. Cet ouvrage collectif porte une attention particulière à la criminalisation de l’opposition, en revenant notamment sur la grève étudiante de 2012 au Québec et l’histoire des lois spéciales, sur les mobilisations autochtones réprimées au moyen de la force et sur la pathologisation de la « différence », laquelle apparaît comme une menace : les musulmanes certes, mais aussi les pauvres et les personnes en souffrance psychologique. Criminalisation et pathologisation participent d’une vision sécuritaire du social, par laquelle les élites politiques ou économiques « gèrent » la société. Céline Bellot, Pascale Dufour, Paul Eid, Éric Gagnon, Dalie Giroulx, Marie-Hélène Hardy, Marcelo Otero, Michel Parazelli, Martin Petitclerc, Martin Robert et MarieEve Sylvestre collaborent à cet ouvrage dirigé par Diane Lamoureux, professeure de science politique à l’Université Laval, membre d’Érasme, et Francis Dupuis-Déri, professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal, associé à l’Observatoire sur les profilages. Illustration : Rip Denul, Un bœuf ne fait pas le printemps, 2013 (détail). ISBN : 978-2-924327-58-6 ; PDF : 978-2-924327-59-3

9 782924 327586

Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (dir.), Au nom de la sécurité !

Au nom de la sécurité ! Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri (dir.)

Sous la direction de Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri

Au nom de la sécurité ! Criminalisation de la contestation et pathologisation des marges