Au-devant de soi: Esquisses vers une philosophie de l'anticipation 9782343191133, 2343191131

128 35 3MB

French Pages 149 Year 2019

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD FILE

Polecaj historie

Au-devant de soi: Esquisses vers une philosophie de l'anticipation
 9782343191133, 2343191131

Table of contents :
Sommaire
Avant-propos
A l’approche de l’objet
L’attention à l’arrivage
Le marcheur métaphysique
Tout un monde déformant
Tout un monde surprenant
A la force de la fiction
La robe des choses
Autrement vu, aussitôt fait
Le lièvre de Buxtéhude
Index des noms

Citation preview

Jean-Marc Rouvière est un chercheur indépendant influencé tant par le courant de la phénoménologie que par les œuvres de penseurs tels que Jean Paulhan ou Vladimir Jankélévitch. Il est notamment l’auteur chez L’Harmattan dans la même collection de Au lieu d’être, vers une métaphysique de l’ici et de L’Homme surpris, vers une phénoménologie de la morale.

Jean-Marc Rouvière

Dans le sillage de Au lieu d’être (2017), cet essai prend appui sur l’exemple trivial d’une pierre anticipée sur le chemin. Il se déploie en un tuilage d’esquisses qui, dans une certaine mesure, peuvent être lues indépendamment les unes des autres. Elles décrivent le phénomène de cette anticipation singulière afin de le porter aux concepts. L’auteur fait appel non seulement à la philosophie mais aussi aux penseurs de la peinture, de la littérature ou de la poésie. La chose effective et la chose anticipée sont reliées par un certain rapport d’exemplarité : l’image créée de la pierre a l’ambition de tendre vers une représentation adéquate de la pierre effective sous l’angle de l’objet bien qu’imparfaite sous celui de la chose. En se concrétisant, les attributs objectifs (forme, taille, poids…) se chosifient, c’est-à-dire se particularisent et, en conséquence, ne peuvent se retrouver identiques dans toutes les choses mais seulement de manière approximative. Entre l’effectif et l’anticipé il n’y a ni hétérogénéité objective radicale (sauf à se tromper d’anticipation), ni amalgame chosique (sauf par un hasard infiniment improbable). L’anticipation demeure toutefois fondée et possible du fait d’une certaine unité analogique qui consiste en ce que la chose effective imite la chose anticipée autant qu’elle le peut.

Jean-Marc Rouvière

Au-devant de soi DÉBATS

Esquisses vers une philosophie de l’anticipation

Au-devant de soi

Au-devant de soi

Illustration de couverture : Shrutikhanna/Pixabay.

ISBN : 978-2-343-19113-3

16 €

OUVERTURE

PHILOSOPHIQUE DÉBATS

Au-devant de soi

Collection « Ouverture philosophique » Série « Débats » dirigée par Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. La série « Débats » réunit des ouvrages dont le questionnement et les thématiques participent des discussions actuelles au sujet de problèmes éthiques, politiques ou épistémologiques. Déjà parus Béatrice CANEL-DEPITRE, Homme/animal, Destins liés, 2019. Benoît BOHY-BUNEL, Symptômes contemporains du capitalisme spectaculaire, 2019. Gérard GOUESBET, Violences des Dieux, 2019.

Jean-Marc Rouvière

Au-devant de soi Esquisses vers une philosophie de l’anticipation

Du même auteur Philosophie Au lieu d’être, vers une métaphysique de l’ici préface de Thibaud Zuppinger L’Harmattan, collection Ouverture philosophique, 2017. L’homme surpris, vers une phénoménologie de la morale préface de Roland Vaschalde L’Harmattan, collection Ouverture philosophique, 2013. Adam ou l’innocence en personne, méditations sur l’homme sans péché L’Harmattan, 2009. Brèves méditations sur la création du monde L’Harmattan, 2006. Le silence de Lazare, méditations sur une résurrection Desclée de Brouwer, collection Voie spirituelle, 1996. Poésie Les passerelles oubliées Christophe Chomant Éditeur, 2017. La terrasse des offrandes Christophe Chomant Éditeur, 2016. Contributions à l’édition d’ouvrages collectifs Présence de Vladimir Jankélévitch, le charme et l’occasion (sous la direction de Françoise Schwab), Beauchesne, collection Prétentaine-Philosophie, 2010. Vladimir Jankélévitch, l’empreinte du passeur (sous la direction de Fr. Schwab et de J.-M. Rouvière), Le Manuscrit, collection Recherche-Université, 2007.

© L’Harmattan, 2019 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-19113-3 EAN : 9782343191133

Sommaire

Avant-propos .................................................................... 11 Esquisse 1 – A l’approche de l’objet ................................ 17 Esquisse 2 – L’attention à l’arrivage ................................ 33 Esquisse 3 – Le marcheur métaphysique ......................... 47 Esquisse 4 – Tout un monde déformant ........................... 63 Esquisse 5 – Tout un monde surprenant........................... 77 Esquisse 6 – A la force de la fiction ................................. 91 Esquisse 7 – La robe des choses .................................... 101 Esquisse 8 – Autrement vu, aussitôt fait ........................ 117 Postlude – Le lièvre de Buxtéhude ................................ 133 Index des noms .............................................................. 139

7

« Piéton, il ne reste que le chemin, D’où je viens, où je vais, où je passai, demain, Hier, campagne ou bois, fond plat ou côte raide, Le ruisseau qui me suit et déjà me précède, Rien ne subsiste au cœur stoïque du marcheur, Sinon ce que son pas enjambe, la largeur Du chemin qu’un rythme interminable ramène. » Paul Claudel extrait de Vers d’exil (1897)

Claude Debussy extrait de Brouillards prélude n°1 du deuxième livre (1911)

« Mais qu’est-ce, qui obstrue ainsi notre chemin ? Dans ce petit sous-bois mi-ombre mi-soleil, Qui nous met ces bâtons dans les roues ? Pourquoi, dès notre issue en surplomb sur la page, Dans ce seul paragraphe, tous ces scrupules ? » Francis Ponge extrait de Le Pré (1964)

Avant-propos

L

’anticipation prosaïque qui sera interrogée philosophiquement dans cet ouvrage portera sur un fait trivial, loin par exemple de celle de l’œuvre d’art ou de l’eschatologie chrétienne1. Nous parlerons d’une petite chose inquiétante de la scène naturelle et existentielle, une chose de peu de considération comme disait Francis Ponge, d’un banal obstacle à éviter : la pierre qui, si elle apparaît et que nous ne la voyons2 pas à temps, risque de nous faire tomber. Nous avançons le regard tendu sur le chemin qui, probablement, va nous tendre cette pierre. Ce regard est un égard intéressé envers la chose qui à la fois nous soucie par son danger et dont nous avons le souci puisqu’il s’agira de l’avoir à l’œil sans encore la voir et de l’éviter, non de l’effacer3 du paysage. Il en va quelque peu autrement des cailloux salutaires semés pour retrouver leur chemin par Petit Poucet ou par Hansel4.

1

Voir à propos de ces domaines, par exemple, Jean-Yves Lacoste, La phénoménalité de l’anticipation, revue Conférence, n°24, 23 mai 2007. 2 La vision est le sens privilégié par la philosophie pour connaître et percevoir. En ouverture de sa Métaphysique, Aristote la proclamait reine des sensations : « la cause en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus de connaissances et nous découvre une foule de différences. » Mais déjà la Bible mettait en garde, au Jardin d’Eden, sur le risque d’un regard faussé car voir s’apprend. 3 Notons que dans le vocabulaire sportif « effacer un adversaire » consiste précisément à l’éviter. 4 Charles Perrault, Les Contes de ma mère l’Oye (1697) et les Frères Grimm, Hänsel und Gretel (Kinder und Hausmärchen, Les Contes de l’enfance et du foyer, 1812).

11

Les cailloux blancs de ces effrayants contes de nourrice sont choisis et conservés pour être répandus méticuleusement, comme autant d’efficaces points de repère5. Quand les enfants les reverront, ils les reconnaîtront sans difficulté et trouveront aisément le trajet du retour. Loin d’être encombrants dans les poches ou sur le chemin, ces petits auxiliaires de vie éviteront une errance fatale : « (Petit Poucet) se leva de bon matin, et alla au bord d’un ruisseau, où il emplit ses poches de petits cailloux blancs, et ensuite revint à la maison. On partit, et le petit Poucet ne découvrit rien de tout ce qu’il savait à ses frères. Ils allèrent dans une forêt fort épaisse, où à dix pas de distance, on ne se voyait pas l’un l’autre. (…) Lorsque ces enfants se virent seuls, ils se mirent à crier et à pleurer de toute leur force. Le petit Poucet les laissait crier, sachant bien par où il reviendrait à la maison, car en marchant il avait laissé tomber le long du chemin les petits cailloux blancs qu’il avait dans ses poches. (…) Ils le suivirent, et il les mena jusqu’à leur maison, par le même chemin qu’ils étaient venus dans la forêt. »

Tout chez ces cailloux est soutien indéfectible à la survie de petits innocents, sauvetage de dernière instance, ultime espoir d’échapper à la mort. Et lorsque les parents voudront à nouveau perdre leurs enfants dans la forêt mais que les cailloux manqueront, Petit Poucet utilisera un autre bien de première nécessité : « Quoiqu’il se fût levé de grand matin pour aller ramasser de petits cailloux, il ne put en venir à bout, car il trouva la porte de la maison fermée à double tour. Il ne savait que faire, lorsque, la bûcheronne leur ayant donné à chacun un morceau de pain pour leur déjeuner, il songea qu’il pourrait se servir de son pain au lieu de cailloux, en rejetant par miettes le long des chemins où ils passeraient : il le serra donc dans sa poche. (…) Le petit Poucet croyait retrouver aisément son chemin, par le moyen de son pain qu’il avait semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris lorsqu’il ne put en retrouver 5

Ils sont directement apparentés aux pointillés qui en géométrie symbolisent le mouvement, le déplacement. Duchamp les utilisera en ce sens, dans son Nu descendant un escalier (1912).

12

une seule miette; les oiseaux étaient venus qui avaient tout mangé. »

Faute de cailloux, Petit Poucet se résigne à semer des miettes de pain, mais le destin s’acharnera contre les enfants sous l’aspect d’oiseaux affamés. Dans la version des frères Grimm, Hänsel remplit ses poches de cailloux blancs et sa sœur Gretel cache le morceau de pain dans son tablier : « Puis, (parents et enfants) se mirent tous en route pour la forêt. Au bout de quelque temps, Hänsel s’arrêta et regarda en direction de la maison. Et sans cesse, il répétait ce geste. Le père dit : - Que regardes-tu, Hänsel, et pourquoi restes-tu toujours en arrière ? Fais attention à toi et n’oublie pas de marcher ! (...) à chaque arrêt, Hänsel prenait un caillou blanc dans sa poche et le jetait sur le chemin. (…) Quand la pleine lune brilla dans le ciel, il prit sa sœur par la main et suivit les petits cailloux blancs. Ils étincelaient comme des écus frais battus et indiquaient le chemin. Les enfants marchèrent toute la nuit et, quand le jour se leva, ils atteignirent la maison paternelle. »

Une morale intermédiaire de ces contes pourrait être que pour cheminer des cailloux s’avèrent plus précieux que les plus estimables des biens, sans intérêt pour les prédateurs ou les voleurs. Les cailloux sont et demeureront en place pour dessiner durablement un chemin de sauvetage dans le chemin de perdition. A l’opposé de ces cailloux à haute valeur pratique et éthique, et sur qui reposent tous les espoirs d’innocents en péril, existe tant bien que mal le caillou sans histoire, ignoré de tous, jusqu’au jour où… C’est celui du conte de Corinna Bille, publié par Charles-Albert Cingria en janvier 1942 dans les Petites Feuilles6. « C’était un caillou d’aspect vulgaire, personne ne faisait attention à lui. Mais un jour, un jeune garçon qui travaillait dans 6

Les cinq Petites Feuilles furent publiées entre novembre 1941 et octobre 1942 puis rééditées par L’Age d’Homme, Lausanne, 1997.

13

son voisinage le prit dans la paume et le regarda : ‘‘Enfin ! pensa le caillou, on me remarque.’’ Le garçon dit : ‘‘Il n’est que vilain et ne sert à rien.’’ De colère, le caillou se fit pesant, si pesant qu’il perça la main du garçon et roula sur le sol. »

Et il s’en suit des aventures incroyables : le caillou combat des pioches et des pelles, est mis en prison par le roi, perce les murs, tombe dans le lac, traverse le globe terrestre, alors un peuple de sauvages se met à l’adorer. Mais il comprend que ces hommes pourraient aussi bien construire un temple pour un pou ! Déçu par son sort, il fait le chemin à l’envers et revient à son point de départ où malgré son désir de faire le bien et de libérer le royaume de son tyran il s’ennuiera beaucoup. Une moralité pourrait être : un caillou ne peut échapper, seul, à son destin minéral ; il n’en sera que déçu. Il doit accepter de partager le destin que des hommes comme Petit Poucet ou Hansel veuillent bien lui imaginer. Troisième sorte de caillou, celui que nous allons examiner : la pierre inamicale, possiblement devant le regard du marcheur tentant de l’anticiper pour ne pas tomber. Alors que les cailloux des contes de Perrault et Grimm apparaissent sont semés non par le hasard mais par des enfants débrouillards, celui du marcheur survient à son encontre comme une agression de la nature. Les enfants se retournent pour les regarder, tels qu’ils sont prêts à les sauver ; le marcheur guette devant lui son ennemi naturel, tel qu’il est prêt à le faire chuter. Leurs inquiétudes sont asymétriques : tandis que les cailloux sont des raisons d’espérer pour les enfants, la pierre est source de crainte pour le marcheur. De la pierre qu’il va peut-être rencontrer et découvrir, le marcheur ne peut avoir qu’une connaissance par idéalisation. C’est dire qu’il a une idée de ses possibles effets sans rien savoir de la nature précise de sa cause. D’où vient cette pierre ? Pourquoi, comment est-elle là ? Quels 14

sont ses paramètres précis ? Peu importe, l’important est qu’elle risque bel et bien de le faire tomber. S’il va être en mesure de la connaître comme « pierre » c’est que l’idée qu’il s’en sera faite approchera ce qu’elle est vraiment, bien qu’il ne l’a jamais vue auparavant. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de reconnaître une chose déjà rencontrée dans un passé plus ou moins lointain mais de la connaître pour la première fois. C’est bien parce qu’il y a un savoir même faible de l’espèce de choses à laquelle elle appartient (« les pierres ») que sa visée va permettre, le cas échéant, d’avoir la vision de cette pierre. Il est donc capable, comme on dit, de « s’en faire une idée », en présupposant probable que ce qu’il imagine puisse exister. Mais idée inadéquate parce que l’esprit humain fini ne sait pas si ce qu’il sait d’une chose recouvre tout ce qu’il y a à en savoir7 et vague parce que ce qu’il peut connaître reste nécessairement approximatif8. Cette double insuffisance de l’idée se maintiendra lorsque le marcheur verra la pierre, que sa visée de l’objet se fasse, en amont, selon l’ailleurs de l’anticipation ou, en aval, selon la distance de la perception. L’inadéquation et le vague sont propres non pas tant à la seule pierre vue mais à cette pierre relativement à lui. Et c’est alors que l’on doit se demander si l’abondance de pierres qui nous permet de se faire une idée de celle dont nous attendons la venue n’est pas finalement une source d’erreur puisque celle-ci est la pierre qui est, seule, l’objet de notre anticipation singulière ? Au total, si l’anticipation se concrétise, on se dira certain de voir la pierre avec une étrange certitude précédée 7

Seul le Dieu de la foi et de la métaphysique sait qu’il sait tout ce qu’il y a à savoir d’une chose. 8 Cette approximation est due notamment à des unités de mesure toujours très grossières. La proposition « tu risques de rencontrer une pierre de 100 kg » pourrait être affinée à l’infini en y détaillant les décigrammes, grammes, milligrammes, etc.

15

par une somme d’approximations. La pierre et l’anticipateur pourront alors se dire l’un l’autre, dans les sens physique et psychique de « y être » : - Tu y es ? - Oui, j’y suis !

16

Esquisse 1

A l’approche de l’objet

L

a chose dite fabuleuse est souvent composée de parties tout à fait réalistes : les ailes à plumes d’oiseaux que porte Pégase n’ont en elles-mêmes rien de fantasmé. C’est le fait qu’un cheval porte des attributs de volatiles qui, lui, est une étrange vue de l’esprit. Une enquête existentielle sur chacune des parties de Pégase conclurait hâtivement à l’existence de l’ensemble que, cependant, leur non-compossibilité annihile9. Le réalisme des parties donne toute sa force fantastique à l’être mythique associant des choses des plus banales d’une façon des plus hétéronomes10. Sauf à ce qu’on soit sous l’empire du « on ne sait jamais... », cette association incongrue assure que toute velléité d’anticipation sur mon chemin d’un tel animal peut être immédiatement classée 9

Outre ces considérations méréologiques, on notera qu’une affirmation telle que « Pégase est un cheval qui à des ailes » est grammaticalement cohérente et intrinsèquement vraie même si elle porte sur un étant sans objet réel. De plus, un jeune enfant encore mal averti de la zoologie pourrait s’imaginer qu’un tel animal existe « en vrai » et s’il interrogeait sur la possibilité de poissons volants nous aurions du mal à le contredire tout à fait, même « s’ils ne constituent pas la majorité du genre » (Le Président d’Henri Verneuil, dialogue de Michel Audiard, 1961). 10 Les seuls êtres fantastiques qu’on peut concevoir ne sont-ils pas tous sur ce modèle associant des parties banalement réalistes (cerclecarré, montagne d’or...) ? La « quatrième dimension » n’est-elle pas la composition de dimensions banales (trois plus une) ? Rappelons que savoir s’il existe dans le monde des choses effectives répondant aux principes et règles de l’ontologie est une question non pas ontologique mais métaphysique.

17

sans suite au titre du mode d’être des animaux mondains11. Ce qui revient à dire que toute anticipation aura quelque chance d’aboutir si je prédique la chose-anticipée sur le même mode d’être que la chose réelle quant aux dimensions, caractéristiques, propriétés, dispositions, etc. Faute de quoi, j’anticiperais un étant à partir d’un autre étant n’appartenant pas au même champ d’être, ce qui serait par incohérence voué à l’échec : si je tente d’anticiper la venue d’un cheval sur mon chemin je ne peux réussir en anticipant la venue de Pégase12. Cet échec témoigne que le succès d’une visée anticipatrice n’est possible que s’il y a une certaine correspondance entre les déterminations de la chose anticipée et celles de la chose réelle. En d’autres termes, je ne peux anticiper une chose qui n’a aucune probabilité d’exister sur mon chemin, aussi bien une chose fantastique qu’une chose triviale mais qui n’aurait rien à faire sur un chemin. C’est dire qu’il n’y a pas de sens à prétendre réussir à anticiper par hasard, au petit bonheur la chance : j’anticipe un x et si j’adapte mon comportement en fonction de cette anticipation c’est que ce que je sais pouvoir venir à ma rencontre est – et seulement est – un x. * 11

Sur les croyances mythologiques, voir notamment Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Seuil, 1983. Remarquons que nombre de mythes littéraires modernes (Don Juan, Gavroche…) ont un degré de réalisme élevé : la société espagnole a connu des Don Juan et les rues de Paris des Gavroche. 12 Quelle valeur de vérité ou de fausseté attribuer à une telle assertion telle que : « là-bas, il y a Pégase sur le chemin » ? Peut-on même envisager de lui attribuer une valeur ? Est-elle « fausse » parce qu’on ne verra jamais Pégase sur le chemin ? ou est-elle ni « fausse » ni « vrai » puisque Pégase n’existera jamais sur un chemin ordinaire ni ailleurs ? Mais observons que l’assertion « Pégase a deux ailes » est vraie sans aucun doute, parce que Pégase existe comme tel dans son monde mythologique (son domaine de définition).

18

S’il est sincère, l’énoncé « j’anticipe la présence d’une pierre sur mon chemin » exprime un état mental avéré (mon esprit fait effectivement acte d’anticipation13), une circonstance de lieu des plus triviales (mon chemin) et un objectif à statut ambivalent (imaginé puis platement réel si la pierre apparaît effectivement ou purement imaginé si elle n’apparaît pas). Dans le cas de non-apparition, un énoncé du type « j’anticipe la présence de Napoléon III sur mon chemin » serait tout aussi légitime que celui relatif à la pierre, puisque dans les deux cas l’anticipation s’avérera vide, avec certes des objectifs inexistants mais pour des raisons bien différentes. Il reste que dans ces affirmations chaque chose mentionnée a des références bien réelles : le chemin, la pierre, Napoléon III. C’est l’action associée à tel ou tel objectif qui infuse une présomption d’irréalité relative (verrai-je ou non une pierre ?) ou absolue (est-il possible que je croise Napoléon III ?). Toutefois, pour que « Napoléon III » soit un objectif réaliste, il suffirait, par exemple, de dire : « j’anticipe sur mon chemin une statue de Napoléon III ». L’anticipation vise une chose dont je n’ai qu’une certaine prémonition partielle, mais ce vague n’est pas relatif à une représentation qui pourrait s’avérer « sans objet ». Contrairement au cas de la chose fantasmée, dans l’anticipation le contenu de ma représentation est une idée fortement normée – approximative mais fondée en réalité - de la chose visée. Il ne s’agit en rien d’un contenu seulement imaginatif. Et même si l’anticipation n’aboutit pas à la perception d’une pierre, ce que j’aurais anticipé n’aura pas été une pierre portant des ailes ou une corne. C’est d’ailleurs toute la rationalité de l’anticipation que d’être 13

Parmi les actes dits intentionnels au moyen desquels sont visés, donnés, appréhendés des « objets », la phénoménologie énumère la perception, le souvenir, l’imagination, la conscience d’image, l’idéalisation, etc. Nous y ajouterions explicitement l’anticipation.

19

possiblement avérable c’est-à-dire relative à une chose de la réalité la plus triviale, faute de quoi elle échouerait avant même que d’être mise à l’œuvre. L’anticipation ne peut bien évidemment se faire qu’à propos de choses objectivement connues par l’anticipateur, sinon que pourrait-il anticiper ? De Pégase on ne pourrait en droit anticiper qu’une statue ou une peinture le représentant. Jamais Pégase lui-même. Mais que peut vouloir dire « Pégase luimême » ? Si je dis : « j’anticipe Pégase », on pourra me rétorquer : « non, c’est impossible, tu n’anticipes rien ! ». Mon interlocuteur aura raison, mais moi aussi puisque je sais bien que ce que j’anticipe est précisément ce que j’affirme : « Pégase ! » Ce qui nous distingue c’est que je crois, contre toute raison, à la possibilité de rencontrer Pégase et que mon interlocuteur n’y croit pas parce qu’il ne croit pas à l’existence même de quelque chose qui aurait les déterminations de Pégase. Pour réconcilier tout le monde, on pourrait dire que mon anticipation a un contenu (ma conscience n’anticipe pas à vide) mais qu’elle n’a pas d’objet (ce que ma conscience anticipe elle ne le percevra jamais). Et pour rassurer tout le monde, rappelons ce qu’écrit Clarence Irving Lewis 14 : « le fait qu’il n’y ait pas de centaure ne porte pas atteinte à la signifiance de ‘‘centaure’’ : nous pourrions reconnaître un centaure s’il nous arrivait d’en voir un et ce fait prouve que le terme à une signification sémantique (sense meaning). » Pour un tiers, l’anticipation dès lors qu’elle est crédible et que celui qui l’affirme est fiable, est une proposition toujours vraie de part en part. Contrairement au jugement, elle n’est pas en attente d’une vérification qui lui 14

An Analysis of Knowledge and Valuation (1946), La Salle, Open Court, cité par Robert Brisart, Husserl et la ‘‘no ready-made theory’’ : la phénoménologie dans la tradition constructiviste, Bulletin d’analyse phénoménologique VII 1, 2011 (Actes 4).

20

attribuera la qualité de vraie ou de fausse. Même si la pierre ne vient pas, il est vrai que j’aurai fait acte d’anticipation, qui en l’occurrence ne sera pas allé jusqu’à la perception. Ma chose réale, au sens de référence, n’aura simplement pas trouvé sa chose réelle sur le chemin, elle n’aura pas pris réalité, autrement dit ma visée aura été sans suite. Peut-être cette chose imaginée existe-t-elle ailleurs, là où je ne vais pas ; peut-être n’existe-t-elle nulle part : je ne le saurai jamais. Mais que l’anticipation soit aboutie ou non, le processus mental et la référence chosique auront été les mêmes. C’est dire que le résultat du processus ne dépend ni de lui ni de moi mais du hasard des choses, de la conjoncture du monde et de ses circonstances. En termes phénoménologiques on dirait qu’en cas d’échec, la visée intentionnelle est restée « à vide », sans connaître de « remplissement »15. La visée d’une pierre ne se remplit, le cas échéant, que lorsqu’elle se rend à moi et que je l’ai sous les yeux. Mais avant même son échec ou sa réussite, l’anticipation n’est qu’une visée à moitié « à vide » en ce sens que je vise une pierre mais non pas une pierre singulière dont je connaîtrais les tenants et aboutissants, plutôt un quelque chose de minéral ayant la forme d’une pierre. L’anticipation stricto sensu, qui est l’amont de la perception, est un acte signitif : la visée d’une chose, par la médiation d’une signification, qui en aval soit ne se donnera 15

Husserl cite la formule duale de la vérité comme adoequatio rei ad intellectus. Plus tard, il développera une relation fusionnelle entre signification et perception : « tout ce que nous nommons objet, ce dont nous parlons, ce que nous avons sous les yeux à titre de réalité, tenons pour possible ou invraisemblable, pensons de façon aussi indéterminée qu’on voudra, tout cela est déjà par là même un objet de conscience; autrement dit, d’une façon générale, tout ce qui peut être et s’appeler monde et réalité doit être représenté dans le cadre de la conscience réelle et possible au moyen de sens ou de propositions correspondants, remplis par un contenu plus ou moins intuitif. » Idées directrices..., op. cit.

21

pas soit se donnera intuitivement dans un acte intuitif, la perception. L’entrée en présence de la chose escomptée se fera selon des significations complémentaires à celles préalablement conçues. *

Selon une approche de type kantien, toute chose est matière non seulement à donation par intuition sensible mais aussi à représentation. Le sensible ne suffit pas, comme Kant l’écrit : « Si une connaissance doit avoir une réalité objective, c’est-à-dire se rapporter à un objet et avoir en lui signification et sens, il faut que l’objet puisse être de quelque façon donné. Sans quoi les concepts sont vides, et l’on a certes à travers eux développé une pensée ; mais l’on n’a en fait, par cette pensée aucune connaissance ; on s’est contenté de jouer avec des représentations. Donner un objet, (…) ce n’est pas autre chose qu’en rapporter la représentation à l’expérience (qu’elle soit effective ou en tout cas possible) 16 .» L’anticipation perceptive est une illustration de ce double traitement de la chose, par les sens et par la pensée17. Elle recompose la chronologie de ce mouvement de constitution de l’objet. Dans la perception ordinaire, au fil des choses qui viennent à notre regard, le premier contact est celui des affections sensibles brutes et sans signification puis par 16

Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Livre 2, chapitre 2, section 2, traduction Alain Renaut (2006), GF. Flammarion. 17 Rappelons que dans un de ses célèbres exemples de la Critique, Kant souligne que cent thalers possibles ne se distinguent en rien de cent thalers effectifs au sens de la « réalité » (voir Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, cours de l’été 1927), car il s’agit dans les deux cas de la même choséité, du même quid, de la même res. Il reste, bien sûr, que s’il y a une identité de valeur monétaire de ces pièces, il y a une distinction - dans la manière d’être (le quomodo) - entre des pièces qui sont effectivement présentes et celles qui ne le sont que possiblement (les banquiers nous le font bien comprendre...).

22

application d’idéelités18 suprasensibles vient le temps de la genèse du sens de la chose vue. Dans l’anticipation ciblée, les choses viennent toujours à moi mais je vais aussi aussi vers elles en sachant ce que je veux voir et en pré constituant objectivement la chose à voir, puis le cas échéant je la perçois et enfin j’en estime la concordance avec ma préconstitution. En usant du texte de Kant on pourrait dire : « Anticiper un objet n’est pas autre chose qu’apporter (puis rapporter) la représentation à l’expérience.» Plus précisément, il convient de mettre en avant que le second de ces deux moments constitutifs de l’anticipation est lui-même double puisqu’il se compose d’une intuition et simultanément d’une interprétation de la chose réelle qui s’avère, le cas échéant, être la chose anticipée. Le risque est de ne pouvoir dire la chose, être interdit de la voir en vérité. Toutefois, dire de quelque chose que je vois ou que j’anticipe de voir qu’elle est un « truc » ou un « machin » ce n’est pas rien dire ; c’est déjà faire usage du catégorial, si frustre soit-il 19 . Je peux affirmer beaucoup de ce truc ou de ce machin, qu’il est grand ou petit, vert ou noir, rond ou carré, etc. Je peux donc être très loquace sur ses qualités mais incapable de nommer ce qu’il est. Cette impossibilité est celle d’un machin jamais vu, sur lequel je ne sais mettre un nom et pour lequel je ne cesserai de me demander ce que j’ai bien pu voir. La chose qui serait, pour moi, innommable je ne la 18

Nous empruntons ce terme hégélien d’« idéelité » pour désigner, ici, ce qui est une signification, une image d’un objet réel sans avoir ou pas encore d’objet réel (l’idée que je me fais d’une pierre à venir) ; alors qu’« idéalité » serait réservé a ce qui n’a en tout et pour tout une réalité que spirituelle (l’objet mathématique). 19 On le sait à la suite du Sophiste de Platon et du Traité des catégories d’Aristote « Dire quelque chose de quelque chose » est au fondement du langage. Selon nous, « Se dire quelque chose de quelque chose » est au principe même de l’anticipation, faute de quoi on ne fait que regarder passer les trains, et l’on ne voit rien venir.

23

verrais pas vraiment, elle ne m’offrirait qu’une vision partielle, avec un point aveugle, un angle mort. Son anonymie tronquerait sa visibilité. L’anticipation ne consiste-t-elle pas, temporairement ou définitivement selon son aboutissement, à « jouer avec des représentations », un jeu à vide tant que la chose anticipée n’est pas effectivement donnée ? Kant explicite les quatre types des « principes de l’entendement pur » dont « les anticipations de la perception »20. Ce développement porte sur « la conscience empirique » c’est-à-dire la perception du réel née de l’expérience des choses. Le terme « anticipation » concerne non pas telle sensation de telle chose à venir, mais la sensation en général commune à tout chose quelle que soit la chose considérée. Car la sensation singulière est inanticipable : elle ne peut être connue que, a posteriori, dans et par l’expérience. La perception judicative d’une chose est donc dépendante de caractéristiques qui, notamment, relèvent de ce que Kant nomme les « quantités intensives » se manifestant selon des « degrés » d’intensité (telles que les couleurs). Ces quantités avec leurs degrés ne seront données et par la suite connues que dans l’expérience sensible de la chose. Si Kant traite les anticipations de la perception (et non de la chose), c’est qu’elles signifient, comme le souligne Joël Balazut, « que l’objet de la perception ne peut être reconnu comme tel (…) que sur la base d’une anticipation préalable, par l’imagination, de l’altérité sous-jacente de ce pur divers qu’est la matière à partir d’où l’objet s’est déployé, et ce, à travers, les sensations.21» Au 20e siècle, les physiciens s’empareront de cet héritage kantien en élaborant 20

Ibid, section 3. La Critique de la raison pure de Kant comme préfiguration de l’ontologie heideggerienne, revue numérique de philosophie et de sciences humaines, Le Portique, n°26-2011.

21

24

leurs propres notions de grandeur extensive ou intensive22 : les premières sont définies comme proportionnelles à la quantité de la chose (les dimensions, la masse, le poids, le volume…) alors que les secondes en sont indépendantes (la température, la densité…) ; les premières sont additives, les secondes ne le sont pas. Selon cette typologie scientifique, si je décide d’anticiper une pierre sur mon chemin j’essayerai d’anticiper les grandeurs les plus aisées à distinguer dans l’expérience simple d’une rencontre. Autrement dit, « j’anticipe une chose » veut dire « j’anticipe la perception de cette chose » et cette opération préperceptive ne se fait nécessairement que de manière, dirait-on, encore plus approximative pour ce qui est des grandeurs intensives de la chose. * L’ontologie ne se désintéresse pas des étants qui ne font pas l’objet d’une expérience sensible ici et maintenant, dans l’espace et le temps. Un des maîtres de la théorie de l’objectité, Alexius Meinong23, soulignait le distinguo entre les objets réels, effectifs (le livre, la pierre...) et les objets idéaux, subsistants (les nombres...). Où peut être rangée la pierre-anticipée ? Elle qui commence par « subsister » et qui, peut-être, deviendra « effective » ? Toute chose anticipée est en effet susceptible de « subsister » avant que d’« exister », ou plutôt la chose-subsistante anticipée laissera, le cas échéant, la place à une chose-existante effective. L’espérance24 qui porte l’anticipation consiste à escompter que ces deux choses s’avéreront, au moins, des quasijumelles. Notons que le caractère anticipé de la pierre pensée sans être encore perçue est tout aussi caractéristique 22

Richard Tolman, The Measurable Quantities of Physics dans The Physical Review (1917) publiée par l’American Physical Society. 23 Théorie de l’objet, op. cit. 24 Voir note n°86, p.67.

25

que son gabarit ou sa couleur imaginés. Connaître la pierre-anticipée ce n’est pas connaître la pierre qui apparaîtra sur le chemin, mais seulement celle que j’ai maintenant à l’esprit, que j’ai créée et non celle que la nature mettra sur mon trajet. Dans son approche Frantz Brentano25 dédouble l’être de l’objet en objet réel et objet intentionnel, le premier est extérieur à l’esprit, il lui est transcendant alors que le second relève d’une représentation mentale, il est immanent à la conscience. L’articulation psychique peut se résumer ainsi : représentation mentale d’une réalité (objet réel) par un contenu conscientiel (objet intentionnel). Bernard Bolzano26 avait parlé de représentations relatives à des objets non expérimentables (Pégase), à des objets contradictoires (cercle carré) ou à des objets probables (non encore connus, au titre desquels nous mentionnerions les objets anticipés). Ces objets sont sans aucune effectivité ne sont pas des étants d’un autre monde que le nôtre. Ces « représentations » existent bel et bien en tant que significations idéales mais elles sont dépourvues d’objet réel. Kazimierz Twardowski précisera 27 que toute représentation de quelque objet qu’il s’agisse comprend un contenu, mais qu’il y a des représentations sans objet réel : l’esprit peut se représenter Pégase même s’il a pleine conscience qu’une telle créature n’existe pas. Autrement dit : l’objet d’une telle représentation mentale existe intentionnellement mais celle-ci porte sur un objet qui n’existe pas réellement. Cette approche duale est rejetée par Husserl à plusieurs reprises : « Je ne me représente pas Jupiter autrement que Bismarck, (...) Que je me représente Dieu ou un ange, un 25

Psychologie d’un point de vue empirique (1874). Théorie de la science (1837), éd. Friedrich Kambartel, trad. Jacques English, Bibliothèque de philosophie, Gallimard, 2011. 27 Sur la théorie du contenu et l’objet des représentations, 1894. 26

26

être intelligible en soi ou une chose physique ou un carré rond, etc. ce, qui par là, est nommé transcendant, est justement ce qui est visé, donc est objet intentionnel ; peu importe en l’occurrence que cet objet existe, soit fictif ou absurde. »28 « C’est la chose, l’objet de la nature que je perçois, l’arbre là-bas dans le jardin : c’est lui et rien d’autre qui est l’objet réel de l’intention percevante. Un second arbre immanent, ou même un ‘‘portrait interne’’ de l’arbre qui est là-bas, audehors, devant moi, n’est donné en aucune façon et le supposer à titre d’hypothèse ne conduit qu’à des absurdités. »29

Pour Husserl le seul et unique objet intentionnel qui vaille, qu’il existe ou non dans la réalité, est transcendant. * Récemment le débat ne semblait pas tout à fait éteint. Claude Romano soulignait, à la suite de Husserl, l’aporie de la conception de Twardowski qui forge une relation entre le contenu immanent, intentionnel et un objet transcendant qui est ou qui n’est pas : « …comment pourrait-il y avoir ne serait-ce qu’un contenu immanent ‘‘cercle carré’’ alors que ces deux propriétés sont incompatibles ? Ce n’est pas en intériorisant l’objet qu’on rend plus compréhensible comment il peut posséder deux propriétés contradictoires, ni comment il peut être revêtu même dans ce cas d’une existence, fût-elle seulement ‘‘intentionnelle’’. Si, en outre, le rapport de ce contenu immanent à l’objet est un rapport d’image-copie, comme l’affirme Twardowski, de quoi cette image-copie peut-elle bien être la copie ? »30

28

E. Husserl Recherches logiques (1901), cinquième Recherche, t.2, vol.2, traduction Hubert Elie, Arion L. Kelekel et René Scherer (1962), collection Epiméthée, PUF. 29 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie (1913), traduction P. Ricœur (1950), collection Tel, Gallimard. 30 C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, collection Folio/essais, Gallimard, 2010.

27

Mais Sébastien Richard semblait accorder plus de crédit à la démarche de Twardowski : « …la représentation ‘‘cercle carré’’ n’est pas elle-même contradictoire et, en vertu de la théorie twardowskienne de la représentation, elle doit donner accès à un objet : s’il y a un contenu de représentation, il y a un objet qui lui correspond. Le philosophe polonais est donc conduit à affirmer que la représentation ‘‘cercle carré’’ possède à la fois un contenu et un objet, bien que ce dernier n’existe pas.31»

Les seuls « objets » dignes de ce nom seraient-ils ceux, réels, qui se donnent via une perception. Et C. Romano de relativiser la portée du concept de « représentation » : « des représentations de quoi ? Et alors de deux choses l’une : ou bien la représentation est représentation de quelque chose, et il doit être possible de saisir la chose directement (sans représentation) ; ou bien il n’y a rien dont la représentation soit la représentation et alors le concept de représentation se détruit lui-même.32 »

Ce ou bien...ou bien vaut sans doute pour la perception simple mais couvre-t-il pleinement l’anticipation ? Pour avoir une chance de saisir directement la chose réelle à venir, l’anticipateur a foncièrement besoin d’une représentation qui approxime cette chose, sinon son processus est vide. Certes, cette représentation comporte une forte intensité sémantique commune au contenu idéal de l’anticipation et à la chose réelle. Alors il semble que l’on peut trouver une approche (indirecte) de ce particularisme 31

S. Richard, Au-delà de l’être et du non-être : les origines de la Gegenstandstheorie meinongienne dans la tradition autrichienne, revue L’année Mosaïque, n°1, 2012, L’Harmattan. Rappelons que Derrida fait remarquer que : « Certains énoncés peuvent avoir un sens alors qu’ils sont privés de signification objective. ‘‘Le cercle est carré’’ est une proposition pourvue de sens. Elle a assez de sens pour que je puisse la juger fausse ou contradictoire. » Marges de la philosophie, Editions de Minuit, 1972. 32 C. Romano, op.cit.

28

de l’anticipation dans un manuscrit de 1894, Les objets intentionnels 33 où le jeune Husserl conçoit qu’un objet n’existant pas peut toutefois être visé par une intention dans une « représentation par signification ». Il distingue les représentations qui contiennent en elles leur objet (les « intuitions ») et celles qui visent leur objet sans l’avoir directement à l’esprit34. Pour celles-ci, leur contenu n’est pas de l’ordre de l’intuition mais de de la signification, de la proposition, du jugement qui ne sont pas par ellesmêmes constitutives d’un objet. L’anticipation sera aboutie lorsque sera constaté le comblement (ou non) de l’écart entre la signification et l’objet réel. Au regard de l’opération conscientielle associée, la perception se distingue de l’imagination. La première a pour corrélats non seulement des souvenirs d’expérience mais aussi la présence ici et maintenant d’une chose physique, alors que la seconde est entièrement une image mentale. Pour sa part, l’anticipation est un hybride d’imagination et de perception, d’immanence au service de la visée d’une chose transcendante à venir. Ainsi, le noème35 de l’anticipation n’est pas celui de la perception 33

E. Husserl et K. Twardowski Sur les objets intentionnels (18931901), traduction Jacques English (1993), collection Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin. 34 Référence ici à l’article de R. Brisart, La théorie des assomptions chez le jeune Husserl, revue Philosophiques, vol.36, n°2, 2009. 35 R. Brisart définit le noème husserlien comme « une structure sémantique de détermination grâce à laquelle des objets se constituent en tant qu’unités discernables et identifiables » (Husserl et la ‘‘no ready-made theory’’) et souligne que « nulle part, l’acte intentionnel n’est dirigé vers un noème, mais que c’est grâce au noème qu’un acte peut se diriger vers un objet » (Cours 2014 sur l’intentionnalité - Université Saint Louis de Bruxelles, Bulletin d’analyse phénoménologique XV 3, 2019). Comme le dit Dagfinn Føllesdal, outre le classique binôme sujet-objet Husserl introduit dans le mécano perceptif une troisième notion intermédiaire : le noème.

29

ni celui de l’imagination, car il est incertain quant à l’effectivité de la chose-anticipée alors que, avec certitude, le noème de la perception pose la chose comme existante et le noème de l’imagination comme fantasmée. R. Brisart souligne que le sens noématique peut être aussi une structure d’anticipation ajustable : « (…) une structure d’anticipation qui s’exposera alors au risque d’être confrontée à une nouvelle donne hylétique qui peut s’avérer rétive à la détermination sémantique pour laquelle nous avions d’abord opté. Ce qui nous obligera, quand cela se produit, à réviser notre noème, comme cela se passe dans le cas d’une perception qui se trouve à un moment démentie. » Husserl et la ‘‘no ready-made theory’’...

La « nouvelle donne hylétique », voilà ce qui peut faire que la veille anticipatrice ne va pas fonctionner. L’anticipatif est déjà modelé de déterminations, de significations, de jugements sur ce que sont une pierre et ses attributs. Aucune anticipation ne se fait sans des a priori sémantiques, des stéréotypes conceptuels auxquels elle soumet ce dont elle est l’anticipation. Ainsi, la pierreanticipée n’est pas, stricto sensu, un objet antéprédicatif. *

Dans ce manuscrit de 1894, Husserl introduit sa théorie de l’assomption. Celle-ci donne consistance à la possibilité d’une identification objective y compris pour des objets fantasmés. Mais puisqu’il se pourrait bien, in fine, qu’elle n’existe pas, la pierre-anticipée ne serait-elle pas aussi, du moins pour une large part, fantasmée ? Le critère standard de la perception serait-il le seul ? R. Brisart résume ainsi la thèse husserlienne : « dans le cas où l’objet que l’on identifie existe effectivement, son identité est toujours établie de façon absolue, inconditionnelle. Là où ce n’est pas le cas, l’identité n’est au contraire posée qu’à la condition

30

expresse d’une hypothèse ou d’une assomption. 36 » En régime d’assomption, la représentation n’est que par signification et non pas perception. On serait ici tenté d’avancer que selon le monde d’être des objets (la mythologie, la poésie, la géométrie, etc.) il y a des vérités en deçà et erreur au-delà. En 1901, Meinong innove par son propre concept d’assomption, et en particulier les « assomptions explicites » qui sont de forme hypothétique, telles que « je suppose que... », « j’imagine que... ». L’assomption qui peut se définir comme une prise de position sans conviction sur la réalité de tel ou tel état de choses, est un concept adapté aux sciences ou aux fictions, qui examinent ou envisagent des mondes possibles, incertains : « le concept d’assomption, en nous permettant de nous mettre en situation ‘‘sous hypothèse’’, permet d’évoquer des objets qui ne sont pas présents hic et nunc.37 » Par son côté douteux, l’assomption n’est pas sans cousinage avec l’anticipation quand celle-ci prend la forme d’un pari sur l’actualisation ou non d’une attente : « j’anticipe qu’une pierre peut se trouver sur mon chemin » a bien, comme l’assomption, la forme d’une position (je pose l’acte d’anticiper) sans afficher de conviction (je ne suis pas sûr de la présence prochaine d’une pierre). L’assomption et l’anticipation, toutes deux entre représentation et jugement, enrichissent la conception courante de l’imagination en ouvrant un monde non pas supplétif mais ontiquement coextensif au monde effectif de la réalité triviale, immédiate. Les objets anticipés de cet autre monde se distinguent des objets ordinaires du quotidien en ce qu’ils sont supposés, imaginés. Ce sont des « objets de pensée » (en empruntant la terminologie de Meinong) 36

Voir l’article de 2009, op. cit. Aurélien Zincq, Fait, fiction et assomption : Les puissances cognitives de l’imagination selon Meinong, Bulletin d’analyse phénoménologique, XIII 2, 2017. 37

31

mais d’une pensée logique (non contradictoire) et réaliste (relative à des objets ordinaires), bref raisonnable. Ils sont ainsi au cœur d’énoncés propositionnels pratiques comme « je décide d’anticiper la présence d’une pierre sur mon chemin », énoncé que je me dis in petto. Supposons que je sois étonné parce que la pierre-anticipée n’a finalement pas été présente sur mon chemin, alors que je m’y attendais. La déception que je vais ressentir va porter, d’une part, sur l’objet de mon idée à savoir la pierre escomptée et, d’autre part, sur le contenu de la proposition qui a fondé mon processus d’anticipation, à savoir « je décide d’anticiper la présence d’une pierre sur mon chemin », qui s’est avéré un effort inutile puisque l’arrivée attendue n’a pas eu lieu. J’aurais pu demeurer dans mon insouciance mondaine habituelle.

32

Esquisse 2

L’attention à l’arrivage

L

’anticipation n’a de raison d’être que, bien sûr, dans un monde prévisible (en partie, du moins) pour ce qui est de ses variations mais aussi modifiable (également en partie…) par l’action des hommes ou de la nature. Autrement dit, je me dois d’anticiper que des choses possibles. Sans ces caractéristiques mondaines l’anticipation serait infondée (on n’anticipe pas le théorème de Pythagore). L’anticipation que nous avons choisi d’examiner ici ne concerne que les choses contingentes face auxquelles on peut se comporter, parce que le monde en donne les moyens. Cependant, toute chose anticipable et correctement anticipée ne permettra pas, en toute situation, d’ajuster efficacement le comportement (je prévois l’orage mais je suis loin de tout abri, je ne pourrai donc pas lui échapper). L’incertain, l’indétermination et la fréquence sont le terreau de nos anticipations et des délibérations qui fondent celles-ci. Nos délibérations loin de réduire le hasard - quand et où une pierre peut-elle obstruer mon chemin ? – « font avec ». Toutefois, il est clair que la position de la pierre résulte d’une chute largement paramétrable par la science et donc assez peu aléatoire ; de même, rien de hasardeux dans la marche qui amène à croiser la pierre, il est possible d’en établir et d’en chiffrer les paramètres. Le hasard stricto sensu ne concerne que la rencontre fortuite mais significative avec cette pierre. C’est-à-dire non pas le croisement de deux trajectoires mais l’événement mondain 33

d’un honorable représentant de l’humanité en marche devant faire face à un échantillon de la minéralité terrestre, dans un rapport de dangerosité. Cette rencontre sera dite imprévisible si elle ne faisait en rien partie des attentes que je pouvais probabiliser sur ce chemin : sans anticipation nous risquions de buter sur cette pierre par inattention. De la même façon, nul ne s’étonnerait d’avoir croisé ce matin tel ou tel inconnu dans la rue, mais bien d’y avoir revu un vieux camarade d’école perdu de vue depuis des décennies et auquel je ne pensais plus. Ainsi, « hasard » qualifie le vécu nouant le devenir de deux étants singuliers dont au moins l’un porte un jugement sur ce qui leur arrive en commun. Ce vécu est destinal au sens où il est propre à : tous ceux qui n’ont que croisé et non rencontré mon vieux camarade l’ont à peine vu et n’ont marqué aucun intérêt à ce croisement. C’est pourquoi l’anticipation n’a pas précisément pour objectif de se confronter au hasard lui-même mais à l’autre que moi du hasard. En l’occurrence, la visée est dirigée vers la pierre à venir, sans se préoccuper si un comportement à adopter dès à présent permettra d’éviter la pierre, pour l’instant je me contente de m’orienter et de veiller afin de ne pas manquer la pierre si d'aventure elle apparaît. Une première délibération, préventive en ce qu’elle va m’inciter à anticiper, porte d’abord sur la possibilité ou non de la survenue d’un obstacle mais non sur l’obstacle lui-même, sur la dangerosité plutôt que sur le danger. Elle se soucie de la nécessité et de la faisabilité d’anticiper le danger, peu lui importe pourquoi et comment il est advenu car l’essentiel sera de l’éviter, où et quand il surgira. Une fois prise la décision d’anticiper, il ne sera plus temps de délibérer sur la pierre mais de scruter. Il ne s’agira pas de science mais d’opinion, pas de démonstration mais de con-

34

jecture38. La seule stratégie opératoire est de déchiffrer tant bien que mal (comme le fait, la première fois, un musicien), de regarder ici et là sans préjugé et sans oubli ; avec a minima l’attention de la petite servante de Thrace39, car il ne convient pas, en l’occurrence, de « sauter par-dessus le domaine des choses » comme Heidegger qualifie le fait métaphysique 40 . Ajoutons que la délibération préventive et l’anticipation qui s’en suit n’ont pas les mêmes conséquences sur ce que sera le futur des étants en relation : que nous anticipions ou non la survenue d’une pierre ne changera rien au fait que la pierre sera ou non présente sur le chemin, en revanche si l’anticipation est avérée alors notre cheminement en sera détourné41, cette modification étant bien sûr le but ultime de l’anticipation. Ce constat simple souligne que l’objectif de l’anticipation n’est pas de changer la contingence future de la pierre ou celle du chemin mais de changer la nôtre : l’anticipé se moque bien de l’anticipateur.

38

Et il ne s’agit pas ici de chercher à lire le chemin avec science comme on dit d’un pécheur qu’il « lit la rivière » pour y déposer sa mouche artificielle dans la voie de la truite. 39 « Thalès observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. », Platon, Théétète. 40 J-F. Courtine, Res singularis, Revista di Filosofia Neo-Scolastica, vol. 107, n°1-2, 2015. 41 On se souvient de St Augustin se moquant de ses distractions le détournant du chemin : « Je ne vais plus au cirque voir un chien courir après un lièvre ; mais que le hasard dans le champ où je passe, m’en donne le spectacle, me voilà peut-être détourné d’une méditation profonde ; cette chasse inattendue m’attire; elle ne m’oblige pas de tourner bride, mais assez pour que mon cœur s’y laisse entraîner. » Les Confessions, Livre X.

35

Une seconde délibération, conclusive, interviendra lorsqu’en présence de la pierre nous l’identifierons comme telle, et non comme une touffe d’herbe grise ou un hérisson crevé. En discernant seulement certains de ses aspects objectifs je saurai qu’elle est bien une pierre, mais pour arriver à ce discernement salutaire il m’aura fallu, précédemment, délibérer sur toutes les choses diverses et variées croisées en chemin. Ainsi, la vision efficace ne se sépare pas d’une conclusion délibérée, aussi brèves et soudaines soient-elles. La brièveté et la soudaineté sollicitent l’habileté technique du sujet, condition sine qua non d’une bonne anticipation : celles-là sont le moyen de celleci. Initialement, le protocole délibératif ne porte pas véritablement sur un choix de préférence entre deux termes d’une alternative, comme ce peut être le cas dans le choix éthique. Il n’a qu’à savoir discerner les situations rencontrées. Si on voulait parler de « choix » il faudrait préciser qu’il existe non au stade de la première délibération mais de la seconde où il s’agit pour l’anticipateur de se dire soit qu’il s’agit d’une pierre agressive et tenter de s’en détourner, soit qu’il ne s’agit que d’une pierre inoffensive et poursuivre son chemin. Lorsque la pierre apparaîtra, ce second mode de délibération viendra donc en conclusion du premier qui avait décidé de l’anticipation, juste avant d’esquiver l’embûche. *

Entre l’anticipateur et le peintre de la même chose, face à l’énigme métaphysique de la causalité, il y a une communauté de destin. De celui du peintre, Paulhan écrit42 : « Non, l’objet étrange qu’il nous montre, il ne peut nous le montrer que tout juste. Ses prises sur lui sont précaires : comme si l’on ne savait pas (ainsi le dit très bien le lan42

La Peinture cubiste, La Nouvelle NRF avril et mai 1953.

36

gage populaire) d’où cela sort et quelle est la cause de tout cela. Comme si c’était entièrement sans raison, comme si le peintre l’avait seulement vu passer ; comme s’il en avait été heurté tout le premier ; comme s’il en était innocent et que le tableau ne fût pour lui qu’un moyen de l’approcher. »

Autre « moyen d’approche », l’anticipation partage avec la peinture ce « heurt » primaire avec la chose. Ce qu’on avait anticipé surgit rarement comme on l’avait imaginé (pierre plus grosse, plus claire...) parce qu’on ne peut imaginer une pierre en général : on imagine toujours telle pierre selon une norme commune. Cette « norme commune » porte autant sur la pierre que sur le on. Pour que nous ayons une communauté d’imagination à propos de la pierre il faut que nous en ayons déjà une relativement à nous-mêmes, celle-ci est celle du on (figure du penseur médiocre qui est en chacun de nous quotidiennement). Anticiper une chose c’est en quelque sorte inventer ce qu’on va, peut-être, voir avec certitude (une pierre) à partir, au sein de cette invention, d’un modèle standard largement équivoque (la « pierre »), Alors que la vision n’est possible que par la nécessaire mise à distance physique entre le voyant (sujet) et le vu (objet), la prévision est fondée sur une distance d’une autre nature : entre un prévoyant physique et un vu imaginé. Par l’anticipation on peut certes prévoir la chose à partir de quelques-uns de ses aspects objectifs présumés. Cependant, il s’agit par définition du pari d’une prévision hors-sol et hors-temps : si on sait grosso modo ce qu’on va voir on ne sait pas précisément où et quand. L’anticipation de l’obstacle a une dimension événementiale, sa concrétisation est stricto sensu un « événement » qui me surprend de part en part quant à l’instant et le lieu de son advenue mais aussi (et surtout) par ses caractéristiques mêmes. Alors que dans la conception de l’anticipation je me mets à la disposition de la chose anticipée, dans l’événement 37

qui la conclut je suis entièrement dans les mains de la chose qui me prend. *

Dans la perception je commence par apercevoir une chose puis je sais y distinguer un objet qui me permet de la qualifier et de la nommer, tout cela étant rattaché à un champ de perception c’est-à-dire que la chose vue n’est pas hors-sol comme le lièvre esseulé de Dürer mais possède un ici en bonne et due réalité. Cette étape de la nomination est le dernier temps du processus d’anticipation, celui de sa validation ou non43. Bâtir une représentation de la pierre à anticiper permettra d’anticiper correctement la présence (ou non) de la pierre réelle : l’acte imaginatif qui précède l’acte constatatif ne peut être posé que si le sujet a déjà perçu naguère ou jadis une pierre ou si un tiers lui a décrit tant bien que mal ce qu’est une « pierre ». Pouvoir anticiper une chose c’est avoir à l’esprit une norme objective qui lui corresponde. La chose est du côté de l’effectif et son objet du côté de la norme. C’est le normatif qui assure la possibilité d’une représentation, d’un discours sur la chose : il est logos. Mais dans l’ordre du logos l’écart entre le chosique et l’objectif n’a pas vocation à être comblé, la chose n’étant reconnue que grâce à l’objet conceptuel qu’elle contient et l’excède. Cet écart vaut quand bien même l’anticipé serait singulier mais connu de longue date, comme c’est le cas d’un vieil et fidèle ami : le portrait qu’on a en tête ne se superposera jamais tout à fait à celui 43

Ce protocole anticipateur fondé sur la distinction entre « chose » et « objet » repose à sa manière l’éternel distinguo problématique entre représentation et réalité : comment s’assurer connaître par représentation, qui n’est pas la présence de la chose représentée ? Il reste que la représentation est, tout de même, un accès à la chose représentée ; mais faut-il encore que cette représentation soit a minima conforme à la chose ; mais comment s’assurer de la qualité de cette conformité puisqu’il n’y a justement pas d’accès direct à celle-ci, etc.

38

de l’ami qu’on va croiser. Le temps passant, si bref soit-il, crée une inéluctable et irréductible dégradation du côté de l’observé. Anticiper nécessite de forger d’emblée une forme idéale de la « pierre » déconstruite en esquisses d’une espèce mondaine connue (celle des « pierres »), une sorte d’idéelité comprise ici comme un ensemble de savoirs significatifs de ce que sont toutes les pierres et mettant à l’abri de toute contradiction. Cette idéelité qui a donc une définition théorique va ou non se concrétiser c’est-à-dire s’actualiser en une chose singulière qui alors me sera donnée, apparaîtra devant moi44. Il y a ainsi une « inexistence » 45 de la chose anticipée avant sa possible présentification. Autrement dit, par l’anticipation l’apparaître n’est pas le tout du fondement phénoménal de la chose : en amont de l’éventuelle apparition celle-ci vit sous une figure subtile, précaire mais obvie, avant même que d’exister trivialement (cette subtilité ontique sera, peut-être, la seule que connaîtra la pierre). Pour identifier une chose perceptuelle, il est indispensable d’être en capacité non seulement de recevoir physiologiquement l’impression imposée par la vision de l’objet mais aussi d’être prêt à interpréter même faiblement ce qui est vu. Cette interprétation mobilise un ensemble de savoirs et de souvenirs antérieur à la perception identifiante qui ne peut se réduire au seul rapport impressionnel et instantané entre moi et la chose. *

44

Toute chose nommée est assise sur une idéelité : un agencement de pièces de bois constituera une « chaise » si on le décide de le nommer ainsi. 45 Terme scolastique utilisé par Brentano, issu du Traité de l’âme d’Aristote pour désigner l’existence dans la conscience : « L’âme est d’une certaine manière toute chose ... ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais sa forme. »

39

C’est avec du déjà-vu de pierres perçues dans le passé que nous formons la pierre imaginaire du pas-encore sur laquelle porte notre inquiétude. Remarquons que ce n’est pas cette image qui en elle-même inquiète, car elle est en soi parfaitement banale et en rien effrayante. Si nous sommes inquiets ce n’est pas à cause d’elle mais parce qu’elle est la figure iconique du danger. Voir en conscience cette icône c’est, en l’occurrence, prévoir l’accident probable. C’est tout l’intérêt pratique d’imaginer, non pas une banale image d’une chose minérale mais - au-delà - le danger qu’elle représente. Car il n’y a pas d’autre moyen de « voir un danger », comme on dit, que d’en voir l’instrument. Pour ce faire, il s’agit d’user de notre imagination bornée par ce qui est susceptible d’apparaître sur le chemin (inutile en l’occurrence de former l’idéelité d’une pyramide égyptienne). Au regard de la maturation de la conscience, anticiper est second par rapport à percevoir : anticiper est une activité pour homme déniaisé et non pour nourrisson à la conscience naissante et aux savoirs encore trop peu sédimentés, parce qu’il faut déjà posséder la norme « pierre » pour être en mesure de se former une anticipation rationnelle de la pierre-qui-risqued’apparaître. Au total, anticiper c’est prévoir quelque chose hors contexte que nous verrons, peut-être, en contexte - cette pierre sur ce chemin à cet endroit, à ce moment. Pour bâtir ses représentations, notre esprit travaille avec le matériau du monde concret. Sans capacité de former une telle figure-robot il serait vain non seulement de prévoir quelque chose que ce soit mais aussi d’estimer ce que l’on voit. L’idéelité « pierre » procède des caractéristiques objectives communes à ce que sont toutes les pierres déjà vues46, nous permettant ainsi d’anticiper ob-

46

Notons que bien des pierres ont des propriétés secondes que ne possèdent pas nécessairement la « pierre », celle-ci demeure toutefois un

40

jectivement cette chose dans notre environnement. Observons que la chose-anticipée a, tout comme un objet purement intentionnel (Pégase...), des parts d’indétermination irréductibles. Ce n’est pas une question d’ignorance à combler, car ceux qui ont imaginé ces êtres ne les ont pas ontologiquement spécifiés aussi finement : on ne pourra jamais dénombrer une à une les plumes des ailes de Pégase et de même nous ne saurons jamais la densité précise de la pierre que nous imaginons. Ces indéterminations les distinguent des objets réels 47 . On peut dire que la forme chosique de la pierre-anticipée m’est propre, car tout autre que moi s’en ferait une autre idée formelle ; alors que l’objet est le propre de la chose, hors de toute subjectivité. Il y a ainsi une idéelité théorétique « pierre » que tout un chacun peut retrouver dans les idéelités particulières qu’elle subsume. Nous pourrions qualifier cette idéelité de représentation objective signifiant par là le patrimoine sémantique commun aux représentations subjectives des pierres. L’idéelité n’est pas elle-même exempte d’une dimension anticipatrice. Il y a en elle comme une anticipation dans l’anticipation puisque non seulement nous anticipons l’advenue d’une pierre bel et bien concrète mais pour pouvoir le faire il faut que l’idéelité que nous nous représentons soit encore et toujours conforme, grosso modo, à ce que nous avons connu dans le passé de la res « pierre » (apparence, gabarit, forme, dureté...). L’anticipation réale repose donc nécessairement sur une anticipation idéelle, au titre de l’articulation de l’empirique conjecturé et du idéal en tant que dénominateur commun à toute l’espèce. De même, le maître d’école ne dessine pas au tableau le triangle mais un triangle. 47 Voir Roman Ingarden (1883-1970) L’Œuvre d’art littéraire (1931), trad. Ph. Secretan, N. Lüchinger et B. Schwegler, L’Âge d’Homme (1983), et ses « lieux d’indétermination » selon lesquels les choses non réelles ne répondent pas au principe ontologique du tiers exclu.

41

conceptuel supposé. Celle-ci ne peut être que très grossière, constituer un très vague à-peu-près, car il n’y a pas de pierre archétypale parce qu’il y a trop de pierres différentes les unes des autres : constituer une chose visible, c’est prendre le risque de ne pas la voir. Ce vague de l’anticipée idéelle ne remettra pas en cause sa pertinence sauf si elle est substantiellement trahie par l’évolution récente de la réalité. Si désormais les pierres ne ressemblent plus aux pierres que nous avons connues, autrement dit si la norme « pierre » a notablement changé, alors nous ne savons plus anticiper une pierre dans sa définition nouvelle48. Pour anticiper, il faut, d’une part, déjà avoir vécu et connaître déjà et, d’autre part, que l’anticipation idéale ne s’éloigne pas immodérément de la chose réelle à anticiper. Il n’y a d’anticipation (comme de perception) que sur fond d’une norme déjà connue et toujours en vigueur. La norme c’est « le même » de toutes les pierres si différentes soient-elles. *

La phénoménalité d’une chose ne se constaterait-elle pas non seulement dans l’apparition de celle-ci mais aussi dès l’anticipation de cette apparition effective ou ineffective ? Sauf que dans l’anticipation ma visée ne peut être efficace que si elle fait abstraction de la matière (hylé) qui est le facteur de variation, de contingence et, nous dirions, de ruse de toute chose. L’anticipation démontre que nous pouvons reconnaître une chose bien que nous en connaissions incomplètement l’objet ; on peut dire alors que reconnaître une chose c’est d’abord reconnaître un quelque 48

Cette nouveauté normative peut-être purement nominale sans que la réalité signifiée n’en soit modifiée. Si on dit à un enfant : « Attention, tu vas marcher dans l’eau ! » il comprendra la mise en garde, mais si on lui annonce : « Attention, tu vas tester un échantillon d’H20 ! » il risque de se tremper les pieds.

42

chose de l’objet qu’elle porte49. La reconnaissance ne peut reposer sur la hylé qui est changeante, contingente, incertaine ; pour donner un nom à ce que nous allons percevoir, il faut du déterminable c’est-à-dire de l’objectif. La chose anticipée, singulière et donc unique n’est ni une chose déjà vue elle-même dans le passé et dont nous nous souvenons fidèlement des aspects objectifs, ni une chose dont on nous a transmis une connaissance claire, distincte et parfaite (sa taille, sa forme...) et que nous allons donc reconnaître aisément dans le futur. Selon la qualité de mes informations je serai en mesure d’anticiper une chose ou plus vaguement une sorte de chose. Le protocole anticipateur est semblable dans les deux cas : tant bien que mal se faire une idée de ce que nous devons rencontrer. Comment puis-je correctement constituer l’objet, même a minima, d’une chose pas encore perçue ? La chose - tant qu’elle n’est qu’anticipée - oblige à avoir recours à la mémoire ou à la prospective (sorte de mémoire extrapolante) pour faire des hypothèses sur les données objectives de la chose anticipée, car faute de telles hypothèses je vais certainement manquer la chose50. En effet, au terme de l’anticipation c’est une chose qui va surgir et non pas un objet, car le monde naturel est celui de la res pas de l’objectum. Pour dire : « c’est une pierre ! » il faut 49

A propos de l’entreprise cubiste, Paulhan inventa le terme « inspect » que nous fait voir le peintre moderne, par opposition à l’aspect habituellement peint (La Peinture cubiste) : « j’étais très précisément entré dans une toile de Braque ou de Picasso (…) j’avais parfaitement vu tous mes obstacles (…) comme s’ils n’avaient jamais encore été là (…) comme s’ils venaient de se créer eux-mêmes (…) On eût même dit que je les voyais de tous les côtés à la fois (…) Je ne m’étais pas contenté de leur aspect ; c’est leur inspect que je tenais. » Plus tard, dans ce voisinage terminologique JL. Marion parlera de l’« invu » (La Croisée du visible, La différence, 1991). 50 Tout ce qui échappe à toute forme de mémoire échappera aussi à toute tentative d’anticipation.

43

que le regard ait pris le temps de délibérer un tant soit peu pour mettre au clair un peu des paramètres propres à l’objet de la chose qui vient de surgir. Au total, l’anticipation se fonde sur une objectivation de la chose anticipée puis l’observation réclamera une seconde objectivation (l’ordinaire de la perception) des choses rencontrées et l’une de celles-ci sera, peut-être, la chose anticipée et désormais vue. Si ces conditions ne sont pas remplies l’anticipation échouera immanquablement. Si la chose, qui aura été correctement visée avant même d’être présente, se donne et se montre 51 elle sera, le cas échéant et via l’intuition sensible, enfin perçue. Ce processus a pour point de départ la relative impossibilité d’objectiver clairement la chose anticipée, c’est en quoi le dénouement de l’anticipation aura un caractère fortement événemential et non pas limité à la perception d’une chose succédant communément à sa non-perception. Dans ce cadre, l’anticipation est en son début voulue par l’anticipateur et

51

Comme le souligne la phénoménologie (dès Husserl, puis Heidegger aux §43 et 44 de Être et Temps), l’étant se montre à partir de soi et non comme en métaphysique classique à partir de l’ego qui le constitue. Il y a ici une autonomie de l’étant qui se montre, qui procède de la donation de soi-même (JL. Marion). La pierre « qui m’arrive » se donne à moi de sa propre initiative, je ne la produis pas : c’est elle qui va changer la donne de mon cheminement tranquille. Se montrer c’est d’abord se donner. L’anticipation qui met en scène la venue d’une chose à notre vue est non seulement un cas de donation (de la chose réelle qui entérine la pertinence de la chose-anticipée) mais aussi une allégorie de la donation en générale des choses, parce qu’elle mêle événement et chose, ainsi que par là même une allégorie de la vérité comme « alêtheia » qui est, selon Heidegger, est sortie de l’oubli de la chose envasée dans l’inapparence de la « lèthè ». Rappelons que la « donation », avant Husserl et Heidegger, est une catégorie qui ne donne que des objets (voir le néo-kantisme de l’école de Marbourg, quasi contemporaine de la naissance et de l’essor de la phénoménologie husserlienne).

44

lui seul tandis que son dénouement est en quelque sorte décidé par la chose anticipée et elle seule. Faute d’une anticipation voulue et active il n’y aurait pas de visée anticipatrice digne de ce nom, pas même implicite, mais une confiance aveugle, une anticipation positive de principe qui affirme (sans autre raison que l’optimisme pratique) la sécurité du chemin. C’est le regard machinal et passif sur les choses quotidiennes qu’on finit par ne plus voir. Alors que dans la vision ordinaire des choses ordinaires (parce que non perturbatrices de ma continuité), notre regard « tombe » sur elles sans dommage particulier, dans la veille anticipatrice nous prenons grade à ce que telle chose ne tombe pas sur nous. La prudence, voire mon pessimisme, fait penser la chose scrutée en tant qu’ennemie active de la tranquillité, et en conséquence c’est plus elle qui vient vers nous pour nous agresser que nous qui allons à sa néfaste rencontre.

45

Esquisse 3

Le marcheur métaphysique

M

archer consiste à quitter le sol un pied sur deux, en posant l’un devant l’autre, autrement dit un pied au moins doit être en permanence en contact avec le sol. Il s’agit donc de prendre appui une fois sur deux52. Ainsi, la marche est cette perpétuelle chute en avant jamais accomplie toujours recommencée. Elle nécessite de la part du marcheur une confiance aveugle dans son corps qui réagit de lui-même aux perturbations de son équilibre général sans que l’individu n’ait à calculer quoi que ce soit. Et s’il doit anticiper un obstacle il avancera le regard en devançant ses pas et oubliant presque de marcher, mais sans perdre pied. Les Grecs concevaient la fragilité selon l’asthénie, la faiblesse comme un déficit de vigueur. Ce manque soudain ou progressif est le propre de toute force, aussi puissante soit-elle : une force qui ne serait pas intrinsèquement exposée à une insuffisance d’elle-même ne serait pas. Ainsi, elle porte en son essence le négatif qui - tôt ou tard, sous telle ou forme - se manifestera pour lui donner fin. Ce négatif agira, que la cause conjoncturelle soit interne ou externe, car c’est toujours parce qu’une force est en soi foncièrement fragile que la défaillance advient quelle que soit l’origine de la cause. Le sol sur 52

En athlétisme, le règlement distingue la marche de la course par le fait qu’alternativement un des deux pieds du marcheur doit impérativement toucher le sol.

47

lequel l’anticipateur de pierre marche allègrement possède une résistance qui peut, aussi, venir à lui manquer. Nous ne dirions pas avec Jean-Louis Chrétien53 que « la crainte du dérobement du sol » est seulement « une des formes sui generis de l’angoisse », mais que l’on peut la concevoir comme la conclusion rationnelle d’un constat froid et serein. Rien ne me dit que ce sol - que nul n’a sondé et étudié récemment, que nul n’a parcouru devant moi depuis un temps certain, etc. - résistera certainement à mon prochain pas ou ne me fera pas glisser, bien que - par réputation ou confiance utiles et nécessaires, etc. - je fasse semblant non pas d’avoir une mais de croire à cette certitude. Ne pas « avoir peur de tout » signifie réserver son angoisse et sa vigilance aux seuls cas manifestement négatifs présentant une probabilité angoissante. Mais selon quelle valeur critique de la probabilité ? Saurait-on même l’estimer ? *

Cette crédulité ou cette insouciance envers le sol, Diogène et Bergson, contestant les paradoxes éléates de l’immobilisme, n’en ont cure tout comme leur adversaire Zénon. Pour nos trois métaphysiciens, la qualité du sol, sa potentielle fragilité quelle que soit sa solidité essentielle (et vice versa) n’entre pas dans leurs raisonnements. La défaillance du sol est exclue, il va de soi qu’Achille et la tortue avancent tous deux sur un sol ferme, et stable dans sa fermeté ; ils ne savent rien de ce qu’est un mauvais pas sur un sol incertain. Cette confiance a aussi une dimension morale avec le célèbre « après vous » de Levinas qui, en toute circonstance, laisse passer autrui avant et devant moi, faisant totalement fi de l’état du sol sur lequel je l’invite à s’engager. Le noble retrait de mon droit qui laisse la place à mon devoir envers mon prochain n’aurait que faire de 53

Fragilité, Editions de Minuit, 2017.

48

cette basse contingence matérielle qui fait prendre un risque à celui dont je veux être l’obligé. Pour ces philosophes, il ne parait rien de plus nécessaire que de centrer leurs démonstrations sur le seul objet de leurs réflexions, toute chose égale par ailleurs. Outre des philosophes, le sociologue Marcel Mauss ignorera également la question du sol dans sa description de la marche : « habitus du corps debout en marchant, respiration, rythme de la marche, balancement des poings, des coudes, progression le tronc en avant du corps ou par avancement des deux côtés du corps alternativement (nous avons été habitués à avancer tout le corps d’un coup). »54 Comme si, pour tous ces penseurs, le marcheur ne touchait pas terre ; comme s’il progressait hors sol. Cependant, ce reproche d’insouciance du devenir d’autrui serait-il la marque d’une inquiétude exagérée ? Le sol ne peut-il être que soupçonné de faiblesse, et jamais le moyen éprouvé d’une marche assurée ? Se sentir et se voir - pour partie - marcher, plus que se poser à soi-même la question « comment je marche ? » c’est interroger comme à distance de soi : « comment ça marche ? ». Une interrogation qui porte non seulement sur moi (ma conscience, mes membres, mon poids...) mais sur tout le système piétonnier (moi et aussi mon environnement, ceux qui m’entourent,...). Il est invraisemblable pour tout piéton ordinaire que le sol se dérobe subitement sous ses pieds, mais si ce cas se produisait tout de même alors le piéton sidéré s’écrirait : « c’est pas possible ! ». Cri métaphysique s’il en est, exprimant une déprise du réel par notre rationalité ordinaire incapable de concevoir que les conditions de possibilité de cet événement extraordinaire, qui a bel et bien eu lieu, fussent ou pussent être réunies. Il 54

“Les techniques du corps” dans Sociologie et anthropologie, PUF, 1950.

49

en va tout autrement pour un marcheur qui s’aventure55 à ses risques et périls sur un étang gelé, dont il n’est pas dit que la surface ne puisse céder à tout moment. L’accident ne le surprendra qu’à moitié. De raisonner en considération de l’état du sol, il en va bien plus que d’une banale condition démonstrative. On pourrait y ajouter bien d’autres suppositions pratiques telles que : Achille dispose en bon état de ses deux jambes et la tortue de ses quatre pattes, etc. Car supposer que les deux protagonistes de la fable n’anticipent (explicitement ou implicitement) en rien l’état du sol à venir, c’est admettre a priori qu’ils vivent dans un état stationnaire du monde toujours identique à lui-même. Dès lors, la crainte d’une défaillance du sol relèverait-elle d’une inquiétude de mauvais aloi ? d’une pleutrerie risible ? Est-on fondé à s’inquiéter de la fiabilité du sol sur lequel on va marcher ? C’est que la fragilité n’est pas réservée à quelques matériaux ou choses physiques qui seraient « fragiles » alors que d’autres ne le seraient pas. Toute chose présente une forme de fragilité au sens d’une orientation vers sa négation, signe de sa finitude. Rien de matériel n’étant éternel, l’incertitude est du côté des modalités de concrétisation de cette fragilité. Plus concrètement on dira non pas tant que tel sol est fragile mais plutôt qu’il peut présenter des « fragilités » c’est-àdire des possibilités ici ou là de défaillance. Cette disposition relève à la fois de l’universalité du concept de fragilité, de l’essence du sol (admettre de possibles faiblesses de son matériau, une conception médiocre, etc.) et de la contingence de la nature (des conditions météorologiques extrêmes peuvent fissurer le sol, etc.). De plus, en deçà de ces trois co-fondements théorétiques cette disposition est réaliste parce qu’on sait d’expérience que les sols sont 55

Sur la distinction entre « aventurier » et « aventureux » voir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux (1963), Flammarion.

50

tous, à leur manière, susceptibles de comporter de telles fragilités. On ne peut pas faire plus confiance à un sol qu’en acceptant de prendre appui sur lui pour fuir. Dans l’urgence, la fuite consiste à ne plus anticiper quoi que ce soit de l’état du chemin, à s’en remettre à lui aveuglément. A Dieu va ! Il n’est plus temps ! Il faut prendre le risque de la méconnaissance, pire encore, de l’inconnaissance du danger réel. Il serait non seulement vain mais terriblement périlleux de chercher à en savoir plus sur la nature du sol, ses composantes, paramètres et autres degrés de résistance ou de dégradation. Lorsque le salut est dans la fuite il ne faut plus chercher à savoir où l’on pose les pieds mais courir au plus vite, au petit bonheur la chance. Car il s’agit bien, alors, d’un premier pari ; non pas celui sur la probabilité en aval de réussir sa fuite et de semer le danger mais un pari en amont sur la qualité d’un des outils de cette fuite : le sol. Sans le concours de ce prérequis, notre entreprise de sauvetage serait vouée à l’échec. Cette inconnaissance pratique n’est ni l’ignorance banale, ni la docte ignorance, bien plutôt une ignorance crasse mais acceptée, sans noblesse mais nécessaire, bref un renoncement salutaire à toute recherche de connaissance, comme s’il fallait en être délesté pour courir plus vite. Cette ignorance consentie constitue-t-elle un régime d’exception ? Bien au contraire, car hors d’une situation de fuite, c’est notre régime commun de marcheur. Sauf information ou présomption négative, on n’a aucune raison de mettre en cause la solidité du sol. En d’autres termes, j’anticipe implicitement qu’il est solide, plus encore : je ne lui prête aucune attention particulière. Une telle confiance aveugle repose sur l’essence du sol dont le trou ou la pierre ne sont que des irrégularités susceptibles de provoquer l’incident bénin ou mortel. Ils sont quelque chose d’anormal par rapport à la norme « sol » qui de par 51

sa conception et sa construction est censée ne pas comporter de trou ou de pierre. *

L’anticipation peut alors consister à prévoir selon un pari aveugle sans que ce type d’anticipation soit moins légitime qu’un autre. C’est le cas lorsqu’il n’y a pas, pour l’anticipateur, de science possible de ce qui va advenir. Ainsi qu’en est-il de la solidité d’un sol à l’instant t+ε ? quand la vieille planche va-t-elle céder ? La science du bois ne m’en dira rien, non seulement parce que je n’ai pas le temps de faire une expertise de la planche mais parce que cette science est éloquente dans des conditions moyennes et beaucoup moins s’il faut prendre en compte de multiples paramètres structurels et conjoncturels de cette planche en ce lieu pour ce différentiel de temps epsilonesque. Vu son état, elle va craquer incessamment sous peu, mais durant un intervalle infime de temps supporterait-elle encore et une dernière fois un pas de plus ? Les conditions singulières de l’expérience que je vis avec elle me sont inconnues ; je ne connais (vaguement...) que les conditions en général d’une marche sur une planche mais pas les singularités très circonstancielles de cette marche. Devant la difficulté de savoir ce qu’il en sera du sol, je me résous à considérer qu’il sera du pareil au même. J’avance confiant les yeux fermés, non pas avec une prévision rassurante mais sans vision aucune, comme si le sol était stable partout et dans le temps qui m’est imparti. Je me dis que le sol sera dans sa permanence toujours égal à lui-même, qu’il est une substance sans accident qui la mettrait en cause. Le sol tel que je l’envisage est une figure de la persistance dans « la présence » comme dit la

52

métaphysique 56 . Si cette confiance aveugle n’est pas démentie par les faits, si ma marche s’improvise et se poursuit pas en pas dans un bel optimisme naïf et sans incident alors elle n’aura été qu’une succession de kairos favorables, chacun de ces instants qui aurait pu être l’occasion d’un péril aura été finalement opportun pour mettre un pied devant l’autre. La crainte de l’avenir que je n’aurais pas cherché à apaiser par la moindre anticipation ne m’aura pas joué de vilain tour. *

L’événement de l’apparition de la pierre advient luimême à la fois de la focalisation de mon regard et de l’ouverture du paysage sur la chose événementiale. Dans l’espace ordinaire, vague et ombragé, j’ouvre et s’ouvre une clairière qui est mise-en-lumière et donc en présence de la chose espérée. Faute de cette procédure duale d’isolation et de révélation, la pierre ne serait pas vue et perçue, elle demeurerait amalgamée aux autres choses du chemin, du paysage. Au cœur de l’anticipation, se situe par trois aspects l’instance d’un « ou bien... ou bien... » : quant à la survenue même de la pierre (ou bien elle apparaîtra ou bien elle n’apparaîtra pas), le cas échéant quant au lieu (ou bien ici, ou bien là) et quant à l’instant moment (ou bien maintenant ou bien plus tard) de sa survenue. Je dois par prudence accorder à chaque terme de chacune de ces alternatives la même probabilité. « Anticiper une pierre » Oui, mais où ? Sur le chemin, en chemin, sur mon chemin… ? Il y a ainsi plusieurs sens aux expressions utilisant « chemin ». Certaines valent pour une progression sur un chemin circonscrit et que j’emprunte pareillement à tant 56

Robert Brisart parle à propos de notre attitude naturelle de « fascination de la présence », L’évidence du monde, R. Brisart et Raphaël Célis (dir.), Presses de l’Université Saint-Louis, 1994.

53

d’autres piétons ; un chemin que me prête et m’impose la nature. D’autres disent l’errance que je me donne au fil des pas sur de grands espaces ouverts. Dans cette seconde forme de marche, comment anticiper méthodiquement la présence d’une pierre dans un espace si vaste et donc si vague ? Pour Deleuze et Guattari 57 , le désert ou la mer sont des exemples de l’espace a priori sans repère. Car c’est bien moins l’immensité du monde mesurée en kilomètres carrés qui égare que le manque de points et de lignes. Les chemins dits de Grande Randonnée offrent ce balisage indispensable pour parcourir de longues distances en paysage inconnu. Il suffit alors d’une petite bande d’espace strié pour traverser un vaste espace lisse. Même si ce striage n'est pas un sillage, faut-il encore qu’il prévienne. Lorsque Deleuze et Guattari décrivent le tissu comme « modèle technologique » du « strié », ils y reconnaissent, notamment, des éléments verticaux et d’autre horizontaux qui s’entrecroisent pour former un espace « délimité, fermé sur un côté au moins ». Comme « antitissu », ils décrivent le feutre qui n’est pas le produit d’un entrecroisement de fils mais d’un enchevêtrement de fibres : Un tel ensemble d’intrication n’est nullement homogène : il est pourtant lisse, et s’oppose point par point au tissu (il est infini en droit, ouvert ou illimité dans toutes les directions ; il n’a ni envers ni endroit, ni centre (...) »

Voilà une description qui conviendrait au paysage désertique et ses étendues de sable-feutre. Si l’on poursuit dans les comparaisons textiles, Mille plateaux fournit une analogie avec l’anticipation : le « patchwork, avec son bout-en-bout, ses ajouts de tissu successifs infinis. » Ces carrés de motifs ou de couleurs multiples sont une 57

Mille plateaux, Editions de Minuit, 1980. Les concepts de « lisse » et « strié » sont empruntés par ces deux auteurs à Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Gonthier, 1963.

54

métaphore du processus anticipateur qui quadrille méthodiquement le parcours en petits carrés réguliers pour y repérer, au fil du chemin, la pierre dès qu’elle apparaîtra dans l’un d’entre eux. Autre espace lisse par excellence : la mer. Espace pour nomades en cessation temporaire de sédentarité, pour lequel les navigateurs ont inventé leurs propres striages : faire le point, se situer par la signalisation maritime, établir des cartes. Sans de telles stries un tel espace lisse se révélerait impraticable ; cette carence topographique serait une forme sévère d’inhospitalité. Mais ces stries ont tout de structurel et rien de conjoncturel. Ainsi, sur une carte la présence temporaire et inopportune d’une pierre sur un chemin ne saurait être mentionnée, quelle que soit l’échelle choisie. *

Sous l’angle de notre préoccupation, les pages de Mille plateaux sur les espaces lisses ou striés consacrent trois types de voyageurs. Les touristes qui, sachant où ils vont, savent aussi ce qu’ils verront (partir à Florence voir la galerie des Offices) ; les chemineaux qui partent devant eux 58 , sans destination précise en divaguant avec une vague idée de la dimension et de la direction de leur voyage ; enfin, les pèlerins qui dans l’ascèse de la marche ont pris la route pour répondre (au moins un temps) à l’appel du Christ59, et qui prudemment marchent dans les pas d’un saint, voulant s’assurer contre d’éventuels fauxpas qui les dérouteraient. Les uns font étape pour respecter un carnet de route, les autres s’arrêtent lorsqu’ils sont fatigués. Plusieurs sortes de marches sont praticables : ti58

« A la billebaude », diraient les chasseurs. Evangile selon saint Marc, 10, 17-22 : « Va, ce que tu as, vends-le et donne le aux pauvres, tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suismoi. » En son début, la Bible présente un errant spirituel qui abandonne l’idolâtrie pour donner sa foi au Dieu unique et conduire son peuple en Terre Promise.

59

55

rées par leur but géographique ou flottantes entre point de départ déjà oublié et point d’arrivée encore inconnu. Autant de marches, autant d’espaces parcourus. Dans l’une ou l’autre, l’anticipation de la pierre pourra-t-elle avoir lieu ? Selon quelle marche, le marcheur sera-t-il le plus à même d’anticiper une pierre ? Dans l’une comme dans l’autre, le marcheur n’est en rien préoccupé par la suite immédiate de sa marche : soit il marche en pensant uniquement au but à atteindre (voir Florence et mourir !) soit il progresse indifféremment comme une coquille de noix au gré des vagues. Dans chacune de ces postures le marcheur est dépaysé, par son terminus rêvé ou son errance indifférente. Il n’est pas à ce qu’il voit, et voit trop loin ou trop près, sa focale n’est pas réglée pour l’anticipation. Seul un marcheur-strieur est en capacité d’anticiper c’est-à-dire de quadriller le chemin qui vient à lui, lui donnant une homogénéité en concédant à chaque carré la même probabilité de contenir la pierre. Le temps d’une anticipation, le marcheur se distrait de sa marche pour se concentrer sur l’espace qui lui vient à la vue. En espace lisse, rien n’est mesurable, et donc ni près ni loin, ni grand ni petit, etc. parce qu’il n’y a aucun repère cartésien. Et anticiper est impossible. Strier un espace permet alors non seulement le paramétrage de l’espace et du temps mais aussi l’application d’un système modal de vérité quant aux choses qui sont pensées comme existantes potentiellement ou effectivement dans cet espace. On peut, par exemple, examiner selon le vrai et le faux l’affirmation « j’anticipe une pierre ». Premier constat : celle-ci est vraie quelle que soit l’existence effective ou non de la pierre, la vérité porte sur l’effectivité de l’action entreprise, la vérité est donc sans lien avec l’existence ou la nonexistence de ce sur quoi porte l’anticipation. Deuxième constat : j’affirme que mon anticipation porte sur une pierre. Ceci est faux si je mens, et qu’en mon for intérieur 56

soit je n’anticipe rien soit j’anticipe une autre chose (animal, trou…). Au moment où j’affirme, ce mensonge est indétectable par mon interlocuteur. Troisième constat : ces deux constats conduisent à dire que l’anticipation est un de ces lieux sémantiques où, à première lecture, l’ambiguïté le dispute à l’ambivalence 60 . En effet, on pourrait dire, « Une pierre est à venir et n’est pas à venir » est une proposition fausse au nom du principe de noncontradiction, car à la fin du chemin en tout état de cause une pierre sera ou non venue. En revanche, la proposition : « j’anticipe qu’une pierre est à venir et n’est pas à venir » n’est pas fausse parce qu’anticiper accorde autant de crédibilité et d’attention aux deux branches de l’alternative que sont : « une pierre est à venir » et « une pierre n’est pas à venir ». Je n’anticipe pas uniquement un seul des deux arrivages, ce serait attendre et non anticiper. Anticiper l’un c’est du même coup anticiper l’autre : je scrute une présence autant qu’une absence de pierre. Il reste qu’il est sous-entendu que le processus d’anticipation ira à son terme : si la pierre vient ou si elle ne vient pas je le constaterai en la percevant ou non. Autrement dit, je ne la manquerai pas, je saurai bel et bien si oui ou non une pierre m’est arrivée. *

Si ma veille spatiale n’est pas a priori vaine c’est que l’espace du chemin est ouvert mais limité de par et d’autre de son axe central. J’ai donc à scruter un espace strié et fini ; si l’espace était ouvert toute visée anticipatrice devrait être flottante et donc impossible. Par souci d’efficacité je nie cette ouverture et j’imagine des limites

60

Autres exemples à forme paradoxale, que l’on pourrait qualifier d’anti-performatifs : si je dis « je n’existe pas », alors j’existe ! si je dis « je dors », alors je ne dors pas ! etc.

57

au chemin virtuel que j’emprunte afin de le désencombrer au mieux des choses inanticipées. Dans l’anticipation, ce que j’anticipe c’est la présence probable d’une chose mais non pas un instant et un lieu, fussent ceux de sa venue, sinon il ne s’agirait plus d’une anticipation mais la simple attente de son arrivée comme celle d’un train en gare. Anticiper n’est pas aller vers quelque chose dont on aurait les coordonnées, car c’est la chose qui vient sans que je sache d’où elle provient et quand elle se « trouvera » (aux deux sens du terme) à ma rencontre. Si elle doit arriver, elle le fera sous la forme d’un arrivage, c’est-à-dire d’une arrivée incertaine non seulement quant à l’instant et au lieu mais quant aux caractéristiques propres de cette pierre. Par cette visée appliquée l’anticipation essaye de lisser un espace ambiant strié par de l’inconnu. Pour moi, la chose a pour origine nulle part. Mon Je transcendantal n’évolue que dans un espace meublé de choses qu’il est seul apte à réduire à des objets. Je suis dans mon univers trivial dont je déjoue les intrigues chosiques une par une sans difficulté. Rien ne me surprend, de chaque chose désintriguée je sais (à peu près) à quoi m’attendre : le connu n’invite à aucune anticipation. Anticiper veut dire qu’une chose matérielle (qu’on supposera) déjà existante dans une partie de l’espace que je ne perçois pas encore va m’apparaître lorsque je percevrai celle-ci. Je ne perçois pas la pierre sans l’espace sur lequel elle est. Je qualifie de « pierre » la chose ainsi perçue parce qu’elle correspond à la chose-anticipée. Malgré les différences entre ces deux choses, je n’ai pas de doute qu’il s’agisse d’une pierre. Ces différences constituent le vague qui selon notre approche, à la fois, sépare et unit les deux choses. Pour que ce vague remplisse cette double fonction de séparer et d’unir il faut qu’il soit suffisamment significatif de c’est qu’une pierre et que donc il appartienne à la fois à la pierre-anticipée et à la pierre effective. 58

L’une et l’autre ont des caractéristiques (taille, masse...) qui pourraient varier quelque peu sans pour autant modifier leur nature de pierre. Cette variabilité fonde le vague en tant que colle entre deux choses distinctes mais semblables. Le vague colle à peu près les deux choses parce qu’elles partagent une même nature et c’est parce qu’elles relèvent d’une même nature que leur vague est apte à les coller. Mais ce que nous appellerions colle ontique ne colle pas complètement61, sinon il y aurait coïncidence et les deux choses seraient absolument identiques, ce qui n’est jamais le cas lors d’une anticipation. * Anticiper revient à « s’assurer » au mieux, comme dirait un alpiniste, sur un espace qui ainsi sera moins incertain et donc moins dangereux à parcourir. M’assurer permet de me rassurer quant à mon évolution sur un espace originairement lisse et que mon anticipation prudentielle a, pour un temps et une partie, strié. C’est pour le sujet transcendantal une façon modeste et éphémère de reprendre la main sur sa marche dans un monde qui, par paresse et confiance, lui échappe très largement. Ce qui amène à dire que ne pas anticiper revient à se laisser aller, à être bringuebalé par les mille et un incidents de l’espace et du temps. C’est que, comme le dit Nerval, « le monde ne pardonne pas. » L’anticipation relève-t-elle du besoin ou du désir, du besoin et du désir ? Non d’une chose mais de son advenue, même si celle-ci est un danger ? Elle est quête d’une relation de présence ou d’absence et donc d’une intimité avec cette chose qui peut venir, et qui est d’autant plus souhaitée qu’elle est crainte. Mais cette intimité n’est pas celle de la recherche utilitaire d’une chose que je finis par trou61

A cet égard, elle est comparable à la colle physique du Post-It qui a la double vertu de coller sans coller.

59

ver, mais celle d’une rencontre comme aboutissement d’un cheminement singulier dans le monde. Selon une approche phénoménologique, la perception est un jeu du vide et du plein où l’intuition offre un remplissement à une visée pour que la chose elle-même soit mise en présence. Tant que la visée est à vide, la conscience demeure insatisfaite. Elle vit mal ce manque, elle est tendue, et en cela elle se révèle originairement tension vers autre chose qu’ellemême, en vue d’un remplissement satisfaisant. Comme l’a mis en évidence Renaud Barbaras, la conscience est « désir » : « ce n’est pas parce qu’on est originairement en rapport avec un monde d’objets qu’on est capable de le viser activement ; c’est au contraire parce que nous sommes originairement désir et donc ouverture à une altérité qu’il peut y avoir pour nous des objets.62 » Barbaras souligne l’écart entre le « désir » ainsi défini et le besoin : contrairement au second le premier n’est, par nature, jamais définitivement comblé mais sans cesse attisé par ce qui le comble momentanément. L’anticipation, telle qu’on l’aborde par le cas de la pierre-anticipée, ne serait-elle pas entre le désir et le besoin ? Cette visée anticipatrice se distingue, d’une part, du besoin en ce qu’elle porte sur une chose quasiment inconnue, qu’on ne connaît que de nom et par analogie à du déjà-vu, et d’autre part du désir, en ce qu’elle est satisfaite une fois la chose vue ou non vue au terme du chemin. Toutefois, c’est un besoin qui est bien à l’origine de l’anticipation non pas d’une chose pour ellemême mais en vue de son évitement, et ce besoin satisfait peut s’ouvrir en un désir de maîtrise complète du cheminement, né du sentiment névrotique que tout peut et doit être anticipé. Mais ne disons pas qu’un tel désir hyperbo62

Voir notamment Le Désir et la Distance, Vrin, 2006 et Le Désir et le Monde, Hermann, 2016. Précédemment : Mikel Dufrenne, Le Poétique, pour une philosophie non théologique, collection Bibliothèque de philosophie contemporaine, PUF, 1963.

60

lique ne serait comme tel jamais comblé : en droit, l’homme est capable de tout percevoir de son espace viaire même si, en fait, il semble vain de chercher à tout anticiper. Il en résulte que ce désir inapaisable de sécurité n’est, paradoxalement, que le meilleur moyen de ne rien voir arriver ; il n’est qu’une course à l’abîme. Le besoin utilitariste d’anticiper puis le cas échéant de voir la pierre peut se transformer en un désir maudit de pierre. Alors dans cette névrose, le succès ou non de l’anticipation est pour le marcheur tourmenté la preuve pratique qu’il est pertinent de former une autre anticipation, repérer ou non la pierre anticipée est un encouragement pervers à anticiper une autre pierre. Dans un tel processus sans fin, le désir se nourrit non pas du plaisir d’une anticipation aboutie mais de son propre mouvement insatisfait qui conduit le marcheur à se rassurer en cherchant à anticiper toutes les possibles pierres de son parcours et, plus follement encore, à pré-tendre à la connaissance de ce qui excède les étants mondains (en l’occurrence les pierres du chemin) et soustend leur présence. *

« Se rassurer » est ici l’autre expression du « m’aime-ton ? ». La nature me veut-elle du mal ? Vais-je savoir habiter le dehors que je n’ai pas encore pénétré ? Le désir qui, si je n’y prends pas garde, me pousse à répéter sans cesse mon anticipation est la marque de ces sentiments qui ne reçoivent jamais de réponses satisfaisantes. Le marcheur qui néglige d’anticiper est la figure de l’homme irréfléchi, sans souci de soi. Le soulagement ou la déception qui achèvent momentanément l’anticipation loin de clore l’inquiétude la confirment en incitant à former une nouvelle anticipation, au-cas-où car on-ne-sait-jamais. Car ce qui m’inquiète ce n’est pas la pierre ès qualités puisque si je dois la voir je saurai aisément l’éviter, voire prendre le temps de la glisser sur le bas-côté. L’inquiétude ne porte 61

pas non plus sur la seule situation d’une chose au milieu de mon chemin, car je n’aurais pas l’idée d’anticiper un gravillon sur lequel je marcherais sans même m’en rendre compte. Je suis inquiet uniquement de la pierre-ensituation : cette chose et sa position conjoncturelle. Elle est un « être-pour-moi ». L’anticipation ne tombe pas dans la banalité duale de l’absence ou de la perception de la chose. En tant qu’elle est une absence orientée vers une possible présence, elle est au cœur d’une métaphysique de la présence/absence. Elle est pleinement elle-même que la chose s’avère ou non physiquement présente, et que la chose présente soit ou non perçue. On constatera simplement selon sa conclusion qu’elle a été utile ou superfétatoire, qu’elle a réussi ou échoué. Mais dans tous les cas : elle aura été absolument, et dire cela c’est affirmer que sa chose aura été également (au moins, par défaut, imaginée).

62

Esquisse 4

Tout un monde déformant

L

a pierre-anticipée est formée par similitude avec la pierre qui pourrait arriver sur mon chemin. C’est que je ne sais exister que dans un monde habitable grâce à des reconnaissances possibles et donc des ressemblances supposées. Pour que mon anticipation réussisse il faudra, si la pierre arrive, que la pierre réelle ressemble à celle que j’aurai imaginée. Il est certes bien peu probable que les deux pierres soient fongibles mais si la vraie pierre ne ressemblait en rien à la pierre figurée, j’échouerai lamentablement. L’échec naîtra alors d’avoir conçu trop mal l’ombre d’une proie encore invisible et à l’instant fatidique de prendre l’ombre pour la proie. La difficulté vient de ce que la répétition qui laisserait espérer le succès n’advient jamais absolument sous aucune forme63, et qu’on doit se contenter de la ressemblance qui n’est jamais, par son relativisme, qu’un pis-aller. Mais cet échec pourrait bien provenir non pas d’un manque mais au contraire d’un excès de plate ressemblance. Ce surcroît risqué Jean Paulhan l’a bien décelé lorsqu’il souligne qu’on a une approche « un peu étroite de la ressemblance » : « il certain que le Victor Hugo (1879) de Léon Bonnat ressemble à Hugo... si Hugo ne ressemblait pas (à 63

Le temps irréversible de « notre bonne vieille terre », comme dirait Archibald Haddock, est l’ennemi numéro 1 de l’idée même de répétition. A la suite du Péguy de Clio (1917), Deleuze souligne : « Non pas ajouter une deuxième et une troisième fois à la première, mais porter la première fois à la ‘‘nième’’ puissance », c’est ouvrir une autre temporalité (Différence et Répétition, PUF, 1968).

63

ce célébrissime portrait, NdR), c’est lui qui aurait tort dans une certaine mesure, mais cette ressemblance est aussi une faiblesse parce que ce Victor Hugo ne ressemble ni à un animal, ni à un ange...mais un homme est indéfinissable… Ce portrait n’a pas le temps de ressembler à un homme, on n’a pas le temps de voir autre chose qu’une ressemblance, Hugo ressemblait aussi à un tapir, il avait quelque chose d‘un éléphant… Nous touchons tous à l’animal par quelque côté, et à l’ange aussi.64 » Voilà des correspondances qui en disent long sur ce que peut évoquer à un homme le visage d’un autre homme. Et plutôt que dire que le visage de Hugo était dessiné selon telles conformations avec telles dimensions, il vaut mieux l’assimiler à celui d’un tapir ou d’un éléphant qui disent ce qu’il y a d’hugolien chez Hugo. Paulhan qui bien évidemment ne connaissait l’homme Hugo que grâce à l’iconographie pointait l’absence de cette animalité dans une peinture trop ressemblante marquée par un souci platement réaliste qui détourne de la réalité le spectateur65. Mais se peut-il que l’objet de sa peinture ne soit pas l’égal de l’objet réel ? La caricature serait-elle en l’occurrence plus fiable que l’imitation ? Il conviendrait peut-être davantage d’évoquer des similitudes entre les traits humains et animaux, non pas tant dans le sempiternel domaine de la plate ressemblance mais dans celui des correspondances quasi-baudelairiennes entre les rictus, les poses, 64

Extraits d’un entretien télévisé de Paulhan avec Pierre Dumayet, INA 10 octobre 1962. 65 On pense ici à Pascal (nous soulignons en italique) : « quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance de choses dont on n’admire point les originaux » désignant le seul trompe-l’œil selon la rectification due à Paulhan dans La Peinture cubiste. On pense aussi à Heidegger commentant dans la conférence L’Origine de l’œuvre d’art (1936) Van Gogh et ses tableaux représentant des souliers harassés.

64

les allures. Lorsque les concepts géométriques veulent trop en dire et que leur précision finit par trahir le réel au lieu de le traduire, il est plus ingénieux de dire les choses au moyen d’autres choses. Mais il faut bien que ce rapprochement ne soit qu'émotionnel, sans quoi des physionomies animales composeraient, ce qu'à Dieu ne plaise, une physionomie humaine. C’est ainsi que les correspondances éléphantine, tapirienne et angélique disent que Hugo est tout entier et tout à la fois un éléphant, un tapir ou un ange, et concordent pour former l’unité vivante et singulière de Victor Hugo66. Unité perçue non par déconstruction du visage et de la silhouette longuement observés mais par un regard furtif à même de capter dans l’instant l’animalité composite qui fait le visage de cet homme d’exception. L’usage de correspondances (chez Baudelaire ou Paulhan) sur le registre de la préhension poétique ou picturale, n’est pas sans air de famille avec celui des esquisses husserliennes de la donation phénoménologique67. Les deux approches, littéraire ou philosophique, ne mènent pas à des apparences de la chose, mais sont autant d’accès à la chose en son entièreté, elles disent chacune le tout de la chose.

66

Dans le domaine romanesque, Pierre Jean Jouve présentait ainsi sa méthode de ressemblance et de vérité : « l’efficacité du personnage, sa sur-réalité, était la chose importante ; si importante à mon esprit que toutes les altérations dans les aspects et les situations que je faisais subir au personnage, pour l’éloigner de son modèle, ne faisaient que le rendre en quelque sorte plus pesant de vérité. » En Miroir, journal sans date, Mercure de France, 1954. 67 Rappelons la position de Husserl dans Chose et espace, Leçons de 1907 : « Le caractère essentiel de la perception est d’être ‘‘conscience’’ de la présence en chair et en os de l’objet (das Objektes), c’est-à-dire d’en être phénomène. Percevoir une maison, cela veut dire avoir la conscience, le phénomène d’une maison qui se tient là en chair et en os. », traduction J.F. Lavigne, coll. Epiméthée, PUF, 1989.

65

La ressemblance est de manière ambivalente au cœur de la pensée de Paulhan sur Les Otages de Jean Fautrier, chef-d’œuvre de l’art informel : « Je vois bien ce qui peut embarrasser un honnête critique – un honnête amateur – dans les toiles de Fautrier : c’est qu’à la fois elles sont ressemblantes et pas ressemblantes du tout (…) [elles] montrent et ne montrent pas, invitent et refusent, forment la clarté et l’éteignent, donnent le sens – et c’est l’autre sens qui est le bon. »68

Pour sa part, Bernard Bourrit met en garde sur une interprétation selon laquelle Fautrier chercherait à dépeindre la souffrance, la barbarie à montrant des visages torturés (ce qui serait retomber dans une forme de formalisme) : « Fautrier ne met pas sa peinture au service de la morale (...). Le sujet de Fautrier n’est pas plus historique qu’emblématique (...) La série des Otages ne constitue pas un réquisitoire contre l’exercice de la violence (…) Les figures des Otages enregistrent mécaniquement les ondes que propage le réel ; elles n’essaient ni de lui ressembler, ni de le représenter, n’étant ni des imitations, ni des signes, ni des symboles – ce sont, risquons-nous, des diagrammes. »69

En termes plus philosophiques, référons-nous à la définition de la représentation selon Bolzano qui écrit en 183770 qu’une représentation n’est pas « un objet que nous examinons au lieu d’un autre. Elle est plutôt ce qui se produit dans l’esprit quand on examine l’objet lui-même. » Dans l’exemple paulhanien, on pourrait dire que la « représentation » ne consiste pas à se contenter du tableau de Bonnat en substitut du portrait vivant et donc réel de l’homme Hugo, mais qu’elle est bien plutôt l’impression 68

Paulhan, Un jeune ancêtre, Fautrier, note au catalogue de l’exposition Les Objets de Fautrier, Galerie Rive Droite, Paris, février 1955. 69 B. Bourrit, Fautrier ou le désengagement de l’art, coll. Essais sur l’art et la création, Ed. de l’Épure, 2006. 70 Théorie de la science, op.cit.

66

que fait le visage de Hugo lorsqu’on l’expérimente luimême (en l’occurrence via divers et différents autres portraits, fussent-ils d’animaux). C’est une approche d’inspiration bolzanienne que Paulhan semble ici adopter71. Cette analyse paulhanienne résonne avec la « représentation » selon Twardowski et son exemple du paysage peint72. Cette expression trouve son ambivalence dans l’équation de l’inspiration artistique : peinture du paysage – paysage réel = inspiration du peintre. Si les peintures du 20e siècle ont creusé un écart conséquent entre les deux termes de cette équation et donc ont fait appel massivement à l’inspiration des peintres, c’était notamment pour se démarquer nettement de l’académisme du siècle précédent où l’écart entre ces deux termes était si faible que l’inspiration était quasi nulle. « Paysage peint » désigne non pas le panorama naturel mais l’œuvre picturale représentant ce paysage pourrait être qualifiée de synthétique selon l’équation : un paysage + un travail de peinture = un paysage peint. En ce sens, le Victor Hugo d’un peintre réaliste est une œuvre synthétique : corps de Hugo + travail de peinture = Victor Hugo. Cette représentation peut s’écrire : Victor Hugo travail de peinture = corps de Hugo. C’est la véracité de cette seconde équation (qui découle formellement de la première) que conteste Paulhan. La problématique du « paysage peint » de Twardowski se retrouve dans celle de la pierre-anticipée. De la même façon qu’un tel paysage n’est pas un paysage où l’on peut se promener, celle-là n’est pas une pierre qu’on peut lancer pour ricocher sur 71

Même s’il nous semble peu envisageable de considérer Paulhan comme un lecteur de l’œuvre de Bolzano. 72 Voir Sur la théorie du contenu et de l’objet des représentations (1894) dans E. Husserl et K. Twardowski Sur les objets intentionnels (1893-1901), traduction Jacques English, collection Bibliothèque des textes philosophiques, 1993, Vrin .

67

l’eau73. Toutefois, une grande différence est que le paysage réel préexiste à sa peinture alors qu’à la pierre-anticipée, fruit de mon imagination raisonnée, peut ne correspondre aucune pierre réelle. Mais si une pierre devait paraître concorderait-elle suffisamment avec la pierre-anticipée, comme le paysage-peint avec le paysage qui est peint ? S’il y a une correspondance, l’avenir le dira, du moins dans la limite de l’écart irréductible entre la pierre conscientielle intentionnée et la pierre qui sera intuitionnée. *

Au regard du processus d’anticipation de la pierre, on pourrait aller jusqu’à dire, avec Paulhan, que si échec il y a il résulte de la recherche d’une correspondance trop zélée manquant de ressemblance véritable, comme si la vraie pierre avait tort d’être elle-même. Autrement dit l’idée que je me fais d’une pierre, dès lors qu’elle guide mon anticipation et monopolise mon esprit, dominera la pierre naturelle qui devra en répondre c’est-à-dire satisfaire tant bien que mal aux canons de la pierre idéalisée. C’est pourquoi il est prudent de former une anticipation avec une pierre des plus banales, ayant des dimensions communes et une allure vulgaire. Car si l’on conçoit une de ces envoûtantes « pierres à images » selon Roger Caillois74, on est à peu près certain de ne rien anticiper utilement. En sorte qu’il est recommandé en l’occurrence de renoncer à toute idéalisation trop sophistiquée, de façon à ce que l’esprit aille droit à la chose simple lorsqu’elle celle-ci apparaîtra.

73

Magritte aura beau jeu d’intituler une de ses œuvres figuratives La trahison des images (1929) et d’y joindre la légende Ceci n’est pas une pipe. 74 « Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. » Pierres, Gallimard, 1966.

68

Dans l’anticipation j’ambitionne de me faire une idée d’une chose et non pas d’un objet, car d’expérience je sais discerner et penser un objet dans une chose mais non un objet sans sa chose 75 . Cette idée-faite a une probabilité quasi-nulle de concorder avec la pierre que, le cas échéant, je verrai en chair et en os car celle-ci aura des paramétrages, différents de ceux que j’idéalise. Outre ces paramètres il y a un autre facteur décisif de la perception : la perspective. Son principe empirique est, pour le dire simplement, qu’un objet vu de loin paraît plus petit que vu de près. Dès lors, comment anticiper correctement puisque je ne sais évidemment pas à quelle distance je verrai la pierre. Car si la pierre-anticipée est – littéralement - une « vue de l’esprit », il serait bien miraculeux de l’imaginer à l’exacte bonne distance. Il reste que cette idéalisation sera efficace parce que la pierre intentionnelle « aura 75

Autrement dit : on ne voit jamais l’objet triangle en soi, isolément, mais d’abord des choses triangulaires c’est-à-dire où l’esprit peut discerner la concrétisation de son idéelité « triangle ». A cet égard, Meinong écrit : « jamais l’être dont s’occupent les mathématiques en tant que telles n’est existence ; eu égard à cela, jamais elles ne franchissent les limites de ce qui est doté d’une subsistance : une ligne droite n’a pas plus d’existence qu’un angle droit, un polygone régulier ou un cercle. » Théorie de l’objet (1904), trad. JF. Courtine et M. de Launay (1999), Vrin. Dans Le problème des objets dans la pensée mathématique (Vrin, 2004), Maurice Caveing souligne : « dans le champ (de la géométrie plane) on peut citer comme particulièrement abstrait le triangle quelconque, auquel ne correspond aucun objet, même artificiel, donné dans le champ perceptif. Si quelques philosophes considèrent le graphisme d’un triangle comme le donné perçu originaire par rapport à l’idéelité géométrique, c’est qu’ils inversent le rapport entre l’idée et le graphisme (…) il convient de déceler la bévue qui consiste à prendre la représentation graphique pour la ‘‘source’’ de l’idée. » En peinture académique, l’objet tend bien à précéder la chose : dans son De pictura (1435) L. B. Alberti préconisera, pour quelques siècles, de dessiner d’abord un corps nu puis de peindre par-dessus ses vêtements de circonstance, l’objet anatomique est ainsi conçu et peint avant la chose sociale.

69

l’air » d’une pierre effective. Cette concordance spéculée me suffira comme outil de conclusion de mon anticipation76. Si j’étais incapable de bricoler en-dehors de toute sensation cette idée-concordante, je ne pourrais anticiper quoi que ce soit de sensible77. La concordance rend possible la reconnaissance 78 , même si, par définition, il manquera toujours à l’image l’hylétique de sa chose, même si je sais ce que je guette mais sans savoir ce qui va arriver. *

Par habitude, et en situation de paresse ordinaire, nous acceptons d’être distraits de nous-mêmes par les choses qui viennent à nous et à qui nous répondons plus ou moins. Si de plus on s’épargne toute anticipation, on prend le risque de se dispenser de veiller aux déformations du 76

« Nous ne pouvons anticiper que ce que nous-mêmes construisons. » dit Wittgenstein dans le Tractacus Logico-Philosophicus (1922), traduction Gilles-Gaston Granger (1993), Gallimard. 77 L’anticipation est une pédagogie de la dialectique aristotélicienne entre matière et forme, acte et puissance : « la géométrie utilise seulement la forme de la ligne droite, laquelle forme n’a aucune existence en elle-même, mais se trouve toujours dans quelque substance. Le ‘‘droit’’ peut être dans l’air, la pierre, le bois, ou toute autre matière.» Thémistius cité par Th. Heath, in Mathematics in Aristotle, 1949. 78 Pour qu’une telle concordance advienne il me faut, bien sûr, non seulement avoir déjà vu une pierre (quelconque) mais aussi que j’ai été informé que cette chose que je vais, sans doute, voir sera une « pierre ». Ces conditions de possibilité imposent que je ne sois plus un nourrisson. Husserl souligne implicitement cette nécessité du « déjà » en écrivant par exemple : « le monde est pour nous toujours tel qu’en lui la connaissance a toujours déjà accompli son œuvre, sous les formes les plus variées ; et ainsi il est hors de doute qu’il n’y a pas d’expérience, au sens simple et premier de chose qui, s’emparant de cette chose pour la première fois, la portant à la connaissance, ne ‘‘sache’’ pas déjà d’elle davantage que ce qui vient ainsi à la connaissance. » Expérience et jugement (posthume, 1954), traduction Denise Souche-Dagues (1970), collection Epiméthée, PUF.

70

monde. Cette économie de dilettante cherche à s’affranchir de l’angoissante anticipation de l’obstacle. Celle-ci n’est qu’un amoncellement d’incertitudes quant à, non seulement, l’existence de la chose anticipée mais aussi quant au monde dans lequel cette chose adviendrait. Toutefois, négliger d’anticiper n’est pas une totale absence d’anticipation, car cela revient à anticiper que le futur sera sinon identique au passé du moins dans sa continuité linéaire, qu’il ne prendra quiconque en défaut, en faisant du neuf avec du vieux. Avant toute non-anticipation ou anticipation il y a une présomption, soit de continuité soit de discontinuité du monde ordinaire. Si je chemine le nez au vent c’est que j’accorde la présomption d’innocence à mon chemin. Plus généralement, ce qui m’arrive - banalement, tout au long de la journée - et que je n’ai pas explicitement cherché à anticiper ne m’engloutit pas pour autant. Ma paresse n’est pas une trop grande imprudence parce que l’heureuse constitution humaine m’assure que la pluie des nonévénements quotidiens glissera sur mes plumes de canard, sans que se stockent en moi impressions et souvenirs. Cette assurance va d’ailleurs de pair avec une certaine fierté d’être finalement passé au travers d’obstacles menaçants et une reconnaissance envers notre bonne étoile. On en viendrait presque à s’émouvoir de ces temps éprouvants mais où l’épreuve fut vaincue et qui laissent à croire qu’on franchira sans encombre les épreuves à venir. Autrement dit, ne pas anticiper en cheminant ne peut se faire que sans le pressentiment du danger, dans l’insouciance que ne peut arriver rien d’autre que la suite paisible d’un chemin simple et tranquille. C’est acquiescer à la réussite des pas déjà accomplis sans heurt, « ...comme l’on marche devant soi - (…) sans flâner, sans se distraire aux choses de la route, ombres ou soleils, chardons ou roses - Vers un but

71

bien précis, sachant au mieux pourquoi !» dit Verlaine79. Tout semble aller de soi et l’on peut sereinement « voir venir », du moins on fait comme si. L’autre extrême de l’anticipation, on le trouve loin de l’accident trivial, dans la croyance en l’imminence permanente de la venue de la chose anticipée. *

Puisque anticiper consiste, dans notre exemple de la pierre en chemin, à se préparer à percevoir une chose redoutée 80 , l’effet saisissant de cette perception en sera d’autant amorti, sans l’être tout de même intégralement, car une part de révélation subsistera dans l’anticipation. La pierre-anticipée se découvrira en se manifestant, en conséquence le danger qu’elle charrie (malgré elle) me sera révélé par sa venue. En revanche, même si on ne perçoit pas encore la pierre redoutée, son impression est loin d’être nulle puisque l’inquiétude est à la source de sa conception : la pierre fantasmée nous « touche » déjà, avant toute apparition de la pierre réelle. Ainsi, l’inquiétude est le motif de la vision prémonitoire de l’embûche à venir, et nous voilà appliqués à la supposer partout dans son champ de perception (en l’occurrence notre chemin) avant même de la voir effectivement. Ce processus mental consiste à se figurer une chose habituelle du monde, dont un exemplaire alarmant est - peut-être - en voie d’apparaître. La pierre se manifestera comme elle vient et comme elle se donnera, et il reste à espérer, fort des pauvres concepts, qu’elle consonera avec la préfiguration qui a été imaginée81. C’est ce peut-être mondain qu’il faut tâcher de maîtriser : de le vivre a priori et non 79

Invectives, l’art poétique ad hoc (publié en 1896). On pourrait dire qu’anticiper c’est voir déjà ce qu’on n’a pas encore vu. Si je n’y parviens pas, alors je ne pourrai rien anticiper vraiment. 81 Le risque de dissonance pourrait bien venir du fait que les conditions de possibilité de l’anticipation diffèrent de celles de l’expérience. 80

72

d’en prendre la mesure a posteriori comme les jours d’insouciance où être attentif se réduit à remarquer placidement un état de choses82. Détecter ce probable aléa minéral se traduit par une exacerbation de notre vigilance habituelle, au risque de forcer le regard vers une chose inexistante, d’amputer notre champ de vision de tout le reste à voir, et en conséquence au risque de trébucher avant même d’avoir croisé la pierre inquiétante ! L’anticipation diffère de la perception simple en ce que mon esprit se met en quelque sorte à cheval sur le monde en imaginant effectivement une chose virtuellement réelle. Ainsi se distinguent deux sortes de compétence cognitive : concevoir in abstracto une chose encore absente et qui a une probabilité non nulle de me surprendre par son réalisme et donc me laisser pantois le temps de passer d’une conceptualisation saturée à une perception circonstancielle, et discerner tout de suite in concreto le vrai de la chose présente et subsistante devant moi. Il s’agit de saisir l’objet de la chose sans avoir eu besoin préalablement de la percevoir, sans être en mesure encore de la comprendre objectivement et complètement. *

Par la rencontre, la pierre-anticipée deviendra un souvenir. Tout redeviendra banal dans un monde banal, où l’ordinaire n’est pas d’anticiper mais de ne percevoir que des choses déjà-là, c'est-à-dire à portée de vue immédiate et apparaissant dans un horizon familier83 lui-même déjà 82

Dans Phénoménologie de l’attention (cours de 1904-1905 ; édition et traduction Natalie Depraz, Vrin, 2009), Husserl reprend une distinction entre « Aufmerksamkeit » (attention orientée, volontaire) et « Bemerkungen » (attention qui ne fait que remarquer, observer). 83 Husserl : « le monde, qui est présent à la conscience comme horizon, a dans la validité continue de son être le caractère subjectif général de la fiabilité, car il est un horizon d’étants connus en général, mais par là même encore inconnu dans ce qui relève des particularités indi-

73

en place et meublé de choses en nombre et en ressemblance. Les pierres qu’on verra se compteront parmi tant d’autres. La chose banale, mais encore jamais vue, me stupéfie (ne serait-ce qu’une poussière d’instant) en commençant par me déborder, me dominer par une apparence de nonconformité envers tout ce que j’ai déjà eu le temps de connaître expérimentalement, apparence qui est due à mon incapacité momentanée à conceptualiser a minima cette chose. Elle se donne dans un surgissement que je me devrais de capter selon un point de vue ajusté à sa cible. Devant la pierre espérée 84 non encore venue je me suis donc appliqué à la voir venir, j’ai fait comme si elle devait venir (« au cas où ! » dirait la sagesse populaire). Tout en cheminant, j’ai testé diverses positions pour, le moment venu, la voir non pas nécessairement face à moi mais aussi, si besoin est, selon une perspective disloquée 85 . Ce décentrement probable de l’observateur est un protocole visuel proche de celui qu’adopte le spectateur d’une peinture contenant une anamorphose. Mais que veut dire trouver le point de bonne vision ? En quoi tel angle de vue serait-il meilleur qu’un autre ? Sinon parce que je reconnais enfin quelque-chose de connu, de déjà vu, que je m’y tiens devant. Le regard ordinaire est ainsi foncièrement conservateur en ce qu’il n’admet et ne

viduelles. Cette confiance générale indéterminée se répand sur tout ce qui accède à la validité singulière comme tel étant. » Expérience et jugement. 84 Au sens de celui de l’« espérance mathématique » qui (pour le dire vite) associe un gain à la probabilité de l’obtenir. 85 Une perspective plane comme celle des estampes japonaises permettrait, peut-être, de voir plus tôt la pierre espérée.

74

connaît que ce qu’il reconnaît 86 . Et si mon regard continuait sa quête, il quitterait le quelque-chose reconnu pour d’autres étrangetés et, qui sait, trouver un autre quelque-chose reconnaissable ! Car toute chose ne seraitelle pas la métamorphose d’une anamorphose ? Ce que je vois clairement et distinctement ne serait-il pas l’anamorphose d’une autre chose tout aussi banale ? Dans le cas de la peinture, je n’ai pas à guetter l’objet crypté : il est déjà là, son chiffre est inscrit pleinement dans le tableau ; à la vue de tous, son étrangeté crevant les yeux invite seulement les regards les plus habiles (ou les mieux disposés) à le déchiffrer puis à l’interpréter. Les « plus habiles » ou peut-être les plus chanceux, tant on ne sait de quel regard on regarde les choses et tant il est vrai que bien des regards ne perçoivent de l’ordinaire trop peu. Durant la phase d’anticipation ce caractère anamorphique m’oblige car il est peu probable qu’en ne déviant en aucune façon le regard fixé droit devant moi, je découvre la pierre redoutée : il me faudra adopter le point de vue qu’enjoint la pierre-anticipée. Lorsque je chemine parmi le tout-venant avec un regard anticipateur, je scrute la pierre-anticipée qui doit se détacher de toutes les autres choses du monde ; comme le spectateur tente d’élucider le « détail » qui jure avec l’ensemble du sujet peint. Pour le regardeur, l’obstacle sur le chemin c’est le curieux, l’étranger, l’énigmatique, autant que le crâne anamorphique des Ambassadeurs (1553) d’Holbein le Jeune soit l’escargot au bas de l’Annonciation (1470) de Francesco Del Cossa 87 . Garder ses distances académiques, ne rien 86

Longtemps il n’a supporté que d’agréer des formations conventionnelles, grâce au cubisme il accepta les déformations pour elles-mêmes. Il s’agit du cubisme au siècle dernier, qui sut crier haut et fort. 87 Pour une interprétation de ces pratiques picturales, voir D. Arasse, Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992 ; pour une utilisation de la notion d’anamorphose en philosophie

75

laisser apparaître autre que ce que l’on voit frontalement du premier œil, serait manquer la pierre tout comme le crâne ou l’escargot, et en conséquence provoquer la catastrophe herméneutique : manquer la dislocation du regard pour voir la chose. Mais au fond ce risque est-il avéré ? Est-ce que chacune de ces trois choses banales n’en impose-t-elle pas assez par sa présence-absence à celui dont le regard la croise pour qu’il soit obligé de lui porter attention ? Sont-elles des détails pauvres ou fontelles de tout regardeur leur obligé ? Ces figures annexes semblent être négligeables pour un regard distrait sans que le chemin ou les tableaux cessent d’être ce qu’ils sont, foncièrement. Sauf qu’elles instillent à leurs contextes respectifs une fronde ontique toute particulière. Du point de vue philosophique, « l’appel du détail » (comme l’écrit Daniel Arasse) se traduit par une destitution du sujet regardant qui entérinait jusque-là les choses ressassées, vues et revues en quasi-face-à-face sur un tableau ou un chemin, sujet qui maintenant doit se mettre à la disposition oblique du détail qui le vise, pour comprendre ce qui lui arrive vraiment.

contemporaine voir JL. Marion, notamment dans Etant donné, PUF, 1997. Rappelons l’Art poétique (1941) de Claudel : « Jadis au Japon comme je montais de Nikkô à Chuzenji, je vis, quoique grandement distants, juxtaposés par l’alignement de mon œil, la verdure d’un érable combler l’accord proposé par un pin. Les présentes pages commentent ce texte forestier. », extrait commenté ainsi par Lyotard : « Sans aller plus loin que la perception : est-ce un texte, ce qui ne parle que quand l’œil a trouvé ‘‘le point de vue’’, quand mon regard est devenu le regard à qui les choses sont ‘‘dues’’ ? » Discours, Figure, Klincksieck, 1971.

76

Esquisse 5

Tout un monde surprenant

S

i dans l’anticipation, il y a une part de surprise, celle-ci provient de la façon choisie par la chose pour me prendre. Je m’attends certes à sa venue puisque j’ai pris les devants et me suis mis en posture anticipatrice. Le jaillissement de la chose anticipée et qui se montre sera évidemment une condition nécessaire mais pas suffisante. Je serai surpris non pas tant par sa seule advenue mais surtout par ses manières d’être : sa position, son gabarit, sa dangerosité... par tout ce que de la chose singulière je n’avais pas prévu et que dans un premier temps je ne parviendrai pas encore à connaître. Le temps de la connaissance va venir très vite, mais une fois la chose venue. Je pré-vois idéalement une chose que, peut-être, je ne verrai jamais88. Je sais me souvenir de telle ou telle pierre vue ici ou là et qui était comme ceci ou comme cela. Dans l’anticipation je ne me souviens d’aucune pierre singulière mais je me fonde sur mes souvenirs pour imaginer une pierre standard qui me servira à anticiper la pierre effective (ou pas). Par la seule souvenance, mon esprit est plein d’une chose qui fut effective jadis ou naguère et qui, comme on dit, me revient ; ce souvenir me sert à remplir, par l’anticipation, mon esprit d’une chose virtuelle (que je 88

Rappelons ce que Malraux déclara à propos du sacré dans l’art : « il n’y a pas d’exemple qu’un art ait commencé par des femmes et finit par des déesses, ils ont tous commencé par des déesses et finit par des femmes. » Entretiens télévisés avec Pierre Dumayet et Walter Langlois, Les métamorphoses du regard, n°1, INA décembre 1973.

77

crée) qui va peut-être me venir. Rappelons la position de Deleuze 89 sur le virtuel : « (il) ne s’oppose pas au réel, mais seulement à l’actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel. (...) Le virtuel doit même être défini comme une stricte partie de l’objet réel. (…) Le seul danger, en tout ceci, c’est de confondre le virtuel avec le possible. Car le possible s’oppose au réel ; le processus du possible est donc une “réalisation”. Le virtuel, au contraire, ne s’oppose pas au réel ; il possède une pleine réalité par lui-même. » Dans son étude Dominique Noël 90 souligne trois aspects de l’approche deleuzienne de l’objet virtuel qui nous paraissent adaptés à ce qu’est l’anticipation : « les objets virtuels, étant prélevés sur les objets réels, sont conçus comme des objets partiels » ! « l’objet virtuel est conçu comme le support d’un manque (…) le virtuel est ce qui n’est pas entièrement soi-même » ; à la suite de Bergson, « l’objet réel se dédouble en une imageperception et une image-souvenir. Cette dernière constitue l’objet virtuel que Deleuze définit comme ‘‘lambeau de passé pur’’ ». Il conclura que « le virtuel est toujours un ‘‘était’’, auquel il manque l’étant ». Nous dirions au regard de l’anticipation que le virtuel est un sera auquel il manque l’étant, et un sera bâti sur un était. Et Deleuze bergsonien met en avant le fait que le souvenir d’une chose se forme à l’instant de la perception de cette chose, il ne devient une image-souvenir que lorsque ce présent de la chose a cessé et qu’un nouvel instant, c’est-à-dire un nouveau présent, advient. Anticiper revient à porter son attention vers l’instant où l’image-souvenir d’une pierre ancienne va entrer en cohérence - simple, sans besoin d’identité - avec l’image-perception d’une pierre nouvelle.

89 90

Différence et Répétition. Le virtuel selon Deleuze, revue Intellectica, n°2007/1.

78

Si le souvenir est un état qui comporte une part de passivité (on peut être aux prises avec des souvenirs qu’on aimerait oublier), l’anticipation n’a rien de subi au sens où je peux ne pas la susciter tout en continuant à vivre dans l’insouciance de ce qui va m’arriver. Alors que la perception domine largement notre volonté (puisque nous voyons et interprétons ce qui nous entoure sans le vouloir vraiment, malgré nous), nous n’anticipons que du fait de notre volonté explicite. Un des effets de la volonté qui préside à l’anticipation est de faire commencer celle-ci puis de la clore, alors que la perception est un état vital permanent de notre humanité dès notre naissance. Une telle permanence s’accompagne de l’attention ordinaire dont le rôle est de prévenir les dangers mais sans passer par les degrés de l’anticipation procédurale. L’attention est une sorte d’anticipation « vite fait, bien fait. » J’anticipe, ici et maintenant, avant de voir ou de ne pas voir, là-bas et plus tard. Dès la chose vue l’anticipation disparaîtra concomitamment. Anticiper c’est se préparer à une certaine surprise et un certain étonnement, qui n’ont rien d’extrême puisque, comme on l’a dit, je m’y prépare tant bien que mal. « Anticiper une surprise » est-ce toujours un oxymore ? Non, si l’anticipation est cohérente (non celle d’un cercle carré) et si l’advenant n’est que partiellement connu (« attention il y a une pierre un peu plus loin sur le chemin ! » certes je vois grosso modo ce que c’est mais quelle est-elle vraiment ?). De manière générale, la prudence est d’ailleurs de mise puisqu’il est certain qu’une pierre peut se trouver sur un chemin, dès lors il convient d’être attentif à une pierre éventuelle dont on ignore beaucoup de sa conjoncture (où ? quand ? ,...) ou de ses caractéristiques internes (ses paramètres physiques). A l’opposé de cette prudence inquiète, ne rien anticiper pourrait bien laisser place à une surprise à plein, surgissement d’un inconnu total. Être saisi par la surprise 79

totale, c’est avoir escamoté la médiation de l’anticipation, par négligence (« arrivera ce qu’il arrivera ! ») ou par ignorance (« je ne savais pas qu’il pouvait m’arriver quelque chose »). C’est pourtant bien notre attitude naturelle puisqu’on ne passe pas son temps à former des anticipations, le régime ordinaire étant celui de la confiance envers le monde. *

L’arrivage de la chose est à la conclusion du processus perceptif banal, en étant perception sensible d’un phénomène surprenant avant que d’être constitution d’un objet. Une « chose » arrive (avec sa matérialité, son hylé qui est indétermination flottante, non conceptualisable) puis on observe de quel objet (la chose abstraction faite de son hylé) elle est la chose91. L’anticipation n’est pas entièrement polarisée par la surprise. En m’obligeant à scruter le monde environnant pour ne pas manquer l’arrivage de la chose anticipée, je procède à une tentative qui balance entre habitude et surprise, entre un état habituel de maîtrise de mon environnement et un état extraordinaire de qui-vive, prêt à éviter de me laisser surprendre par le danger. L’anticipation commence par un travail de perception à vide jusqu’à sa conclusion, par elle je sais à peu près ce qui m’attend alors que par l’événement je suis tout entier surpris. Il reste que l’une et l’autre se jouent sur fond d’existence ordinaire du sujet, faite de platitudes, d’absence d’aspérités, d’un temps personnel et social qui s’écoule cahin-caha. La surprise de l’événement pliera ce temps étale où rien ne se passe que le temps lui-même, le pli est subi par celui qui en est le témoin. L’anticipation plie aussi le temps mais, alors, le témoin en est l’acteur, 91

On trouvera un exemple d’écart infini entre chose et objet, au cœur de la foi chrétienne en la présence réelle dans le don eucharistique, dans ce morceau de pain qui est corps du Christ.

80

tant et si bien que chaque regard suspicieux et vain sur le déroulé du chemin créera un pli déplié par la déception, jusqu’à apercevoir la chose crainte. Cette fois le pli se dépliera lorsque j’aurai évité l’écueil et ainsi retrouvé un temps lisse, égal à lui-même. Avec l’achèvement de l’anticipation, l’acteur-témoin est dans un face à face équivoque avec la chose-anticipée ; l’objectif atteint de l’anticipation est la négation de celle-ci : par son accomplissement qui est aussi son fondement, comme toute action en tension vers un objectif, elle s’autodétruira en néantisant sa raison d’être. Mais la pierre du dépli est-ce bien la pierre-anticipée ? Ne suis-je pas victime d’une illusion optique et de mon inquiétude qui voit des pierres mauvaises partout ? Ces trompe-l’œil feraient alors de moi et pour moi un faux témoin. La banalité de la chose-anticipée et la trivialité de la scène réelle ne tarderont pas à me convaincre ou non de leur véracité. Il me suffit, assez vite, de reconnaître une pierre du calibre anticipé même sans connaître en détail la pierre pour me permettre, si nécessaire, d’éviter le danger. Car il me faut - logiquement et chronologiquement - voir avant de savoir que c’est bien elle et enfin vouloir adopter le comportement adéquat. Si l’apparition de l’alter ego de la pierre-anticipée a les caractéristiques de celle de l’objet kantien elle comprend aussi une part événementiale qui fait qu’elle est vue intérieurement en vue de l’apparition d’une chose, ce qui la distingue de la triviale perception. La métaphysique pense le phénomène comme un objet qu’il est possible de prévoir parce qu’on peut le préconceptualiser. L’anticipation est une sorte de mixte métaphysique et phénoménologique, avec une part réservée à l’objet celle de la préconception de ce que je vais peut-être voir et une part captée par l’événement celle de la vision subite de la chose-anticipée. Il y a ainsi un écart ontologique sur lequel est assise l’anticipation. La chose 81

se fait voir en surgissant de nulle part au milieu d’autres choses communes. Si j’en suis le témoin ce sera, toutefois, en un sens bien moindre que celui qui est témoin d’un événement pur, parce que je sais à peu de chose près ce que je vais croiser et voir, alors que l’interloqué reste et restera coi devant ce qui lui arrive absolument. *

La chose-anticipée est bel et bien hors du commun par son arrivage mais elle s’y incruste aussitôt par son arrivée. En tombant dans la banalité, elle est aux prises avec cette « apparition disparaissante » que définit Jankélévitch : « L’apparition disparaissante, disions-nous, ressemble à une flamme. Mais non pas à une flamme qui éclaire, plutôt à une flamme en train de jaillir, surprise dans la flagrance de son émotion : le feu de l’apparition émergent est un feu qui s’allume et seulement à l’instant où il s’allume. Comme le feu d’Héraclite 92 , l’apparition disparaissante s’allume et s’éteint, s’allume en s’éteignant et s’éteint en s’allumant, non pas selon un rythme alternatif ou périodique, mais dans le même instant.93 »

Alors que dans l’anticipation le sujet risque d’arriver trop tôt ou trop tard et ne pas être au rendez-vous de la chose, dans la surprise, par définition, le sujet est dans la coïncidence avec la chose surprenante qui le saisit sur le vif, en pleine flagrance. Toute chose rencontrée a le potentiel d’interloquer : un passant n’est pas surprenant en tant que tel mais il peut être étonnant par ses qualités d’objet qui n’appartiennent qu’à lui (taille, gabarit...). Dans l’anticipation, il y a un risque de déception parce que, d’une part, elle peut ne pas être satisfaite (finalement, il 92

Fragment 80 : « Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure. » Fragments, coll. Epiméthée, texte établi, traduit, commenté par Marcel Conche, PUF, 1986. 93 Debussy et le mystère de l’instant, Plon, 1976.

82

n’y a pas eu de pierre) et, d’autre part, elle n’est vraiment jamais pleinement satisfaite sous l’angle de l’objet (les dimensions objectives ne sont jamais tout à fait celles que j’avais imaginées). Car dans l’anticipation de la pierre ce qui est préoccupant n’est pas tant de discerner à l’instant voulu une « pierre » mais que la pierre imaginée soit la plus conforme à celle qui surgira afin que mon comportement soit le plus rapidement adéquat. La surprise n’est pas une exception à l’harmonie ou une déchirure de la concordance. Elle est notre lot quotidien lorsque des possibles sont ouverts. L’écoute pour la première fois d’une œuvre musicale académique, conformiste, demeure cependant une succession de choix subjectifs du compositeur quant aux notes, accords, rythmes, instruments, etc. A tout instant, un compositeur sans originalité peut non seulement déconcerter l’auditoire par un choix exceptionnellement peu académique mais aussi par des choix conformistes mais qui pour autant restent - comme pour toute composition musicale quel que soit son degré d’audace - pleinement imprévisibles. Le conformisme peut se traduire de mille et une façons. C’est ainsi que la surprise ordinaire advient quotidiennement chaque fois qu’un arrivage n’est pas absolument pré-déterminable et absolument unique ; ce cas est évidemment fréquent. On vit quotidiennement au « Pays des surprises »94. Toutefois, croiser dans la rue tel ou tel anonyme n’est en rien un événement marquant, en situation d’indifférence on ne parlera pas de surprise véritable. Ce qui décide qu’il s’agit d’une surprise est, pour tout sujet, toute chose indéterminable a priori, unique et par laquelle il est affecté. Ainsi, toute prise de connaissance ne crée pas systématiquement un état de surprise, qui est un état psy94

A propos de Alice in Wonderland rappelons que wonder signifie non seulement merveilleux mais aussi extraordinaire et surprenant.

83

chologique propre à un sujet relativement à une chose à un instant donné. Elle le peut dans le cas, par exemple, de la découverte scientifique : le savant est surpris et étonné, de et par ce qu’il découvre. La découverte géniale lui vient à l’idée, elle vient à sa rencontre (et c’est la surprise) et sa découverte contredit de vieux savoirs, de vieux a priori (et c’est l’étonnement). La surprise et l’étonnement proviennent de l’écart avec ce qui était connu auparavant. *

Le risque de la survenue d’un obstacle matériel est universel et permanent. Quand et où que l’on soit, la possibilité de faire face à un tel obstacle est loin d’avoir une probabilité négligeable. Pour le moins, il ne fait pas partie de ces risques qui ne se peuvent rencontrer que dans des circonstances très particulières. Bien au contraire, qui que l’on soit et quoi qu’on fasse, il est le tout-venant de l’adversité. Une telle banalité tant de sa nature que de ses occurrences mériterait une attention tout aussi permanente. Une optimiste négligence ouvre le monde de la vie à tous les dangers absurdes parce que, par lassitude devant leur abondance, on néglige d’en connaître les raisons. Cette métaphysique angoissante de tout côté et cette ambivalence de la phénoménalité peuvent décourager l’angoissé et l’incliner à oublier la sagesse de l’anticipation, à vivre naïvement dans un monde présumé bon. Adieu la prudence ! Adieu va ! et marchons sans crainte ! Suspendre ainsi toute anticipation, c’est vivre non seulement sans se soucier de ce qui va apparaître d’ailleurs mais aussi faire fi de tout apparaître autre que celui de la rencontre immédiate avec l’apparaissant qui n’est qu’ici et maintenant. La marche confiante se déroule sous couvert de l’attitude naturelle husserlienne, où se joue la prégnance du présent, de la présence, des étants coprésents. Cette attitude est celle de l’homme ordinaire pour qui les choses perçues sont déjà-là, toutes constituées 84

devant ses yeux 95 . Il vit dans un présent perpétuel et, ajouterions-nous, sur un ici rassurant. Le quant-à-soi de la métaphysique tranquille est à préserver pour qui se satisfera de la croyance en une existence paisiblement répétitive. Car on ne craint rien moins que ces imprévus à distance de soi que sont le futur et l’ailleurs. Et cette crainte est fondée sur l’actualisation de ces deux possibles, sachant que l’imagination s’est déjà chargée d’une prémanifestation de la chose anticipée. Lorsqu’ils assailliront le quidam de toute leur masse, il ne sera plus temps de les anticiper mais seulement de les constater comme des fatalités. En l’occurrence, anticiper consiste à déresponsabiliser le destin et son fatum et à nous mettre, au moins virtuellement, au pied de l’événement avant même qu’il ne s’actualise. Mais dès lors, quelle est la place de la pierre-anticipée dans un monde métaphysiquement défini comme une totalité d’effectivités ? Totalité excédant la somme de ses parties, soupçonnée d’être infinie, tant chaque objet connu et reconnu est l’indice d’autres objets en amont ou en aval de lui-même, et en attente de leurs découvertes96. Quelle est l’existence de cette pierre-anticipée dont on ne sait si elle appartient au naturel et vaste monde, déjà-là et déjà bien meublé de choses en place, ou si elle est dissimulée en mon seul et étroit imaginaire sans espoir de se manifester ? La présence des choses en place serait-elle prémonition de la chose que j’anticipe ? Si je ne connaissais rien du déjà comment pourrais-je viser utilement un pas-encore qui lui serait semblable ? Je dois bien avoir la présomption de quelque chose : le contenu 95

Ironie métaphysique de l’anticipation pour laquelle les choses ne sont justement pas déjà-là ou alors - là-bas, plus tard - à un endroit qu’on ne perçoit pas encore. 96 La science moderne et ses accélérations loin de réduire le monde, l’accroissent en y découvrant de nouveaux objets à connaître.

85

d’une visée intentionnelle est fait de qualités présumées de la chose visée. La difficulté vient du besoin de dire son fait à une telle chose qui n’a pas vocation à subsister esqualité. Car soit par advenue effective elle se métamorphosera en une chose singulière et subsistante se maintenant dans le monde comme toutes ses congénères ordinaires, soit par vacuité de ma quête elle s’évanouira en un rien, donc ni faite ni à faire. *

La chose-anticipée n’est assimilable ni à un étant purement mondain (la res extensa, naturelle ou fabriquée) ni même à un étant purement conceptuel (lois mathématiques ou logiques, Dieu, chimères...). Elle relève d’une troisième catégorie conçue comme, d’une part, un mixte des deux premières et, d’autre part, une alliance du multiple et de l’occurrence - en ce qu’elle appartient à une espèce de choses étendues, vues et connues en mille exemplaires mais dont je guette un individu que je ne connais que d’un savoir imaginé et en cela inadéquat97 . L’anticipation fait, en quelque sorte, un certain écho à ce que JL. Marion a appelé chez Descartes « la représentation sans représenté 98 » à propos des perceptions dans Les Passions de l’Âme (§17 à 19). Quelles en sont les causes ? Soit des « corps » extérieurs très généralement, soit seulement « l’âme » et il s’agit alors d’une « pure perception de nos volontés » et donc de la pensée d’objet sans aucun objet réel. Où situer l’anticipation dans ce schéma cartésien ? Dans un composé de volonté (d’anticiper une chose) menant à une sorte d’auto-affection de l’âme par un d’objet seulement estimé par nos soins (en l’absence d’un objet à se représenter hic et nunc). L’anticipation fait éga97

Ce troisième type d’étant parce qu’il procède de l’ego qui est en surplomb des étants mondains qu’il pense, n’est qu’un demi-mondain. 98 Voir Questions cartésiennes 1, PUF, 1991.

86

lement écho à la distinction de Descartes entre la connaissance adéquate, parfaite qui, seule, appartient à Dieu 99 et la connaissance complète (ou vraie) qui se contente de recenser et vérifier tout ce qui de la chose est à la portée de notre esprit fini, un « tout » qui est donc relatif et non absolu. Ce tout défectueux est suffisant pour permettre à notre entendement la distinction entre deux choses ainsi caractérisées (l’idée de l’une ne devant rien à l’idée de l’autre). En l’occurrence, la distinction consistera à distinguer sur le chemin une pierre de toute autre présence naturelle. De la pierre-anticipée ce que je peux connaître « complètement » a notamment trait à son patrimoine objectif qui ne se retrouve tel quel en aucune autre espèce de choses100. Mais cette inadéquation due (si on peut dire) à la force des choses et à la faiblesse de l’esprit ne mettra pas en péril la portée de mon anticipation. Au contraire loin d’être paralysante elle est un mal nécessaire en tant qu’accès à la vérité de la présence ou non de la chose-anticipée. Je parviens grâce au repérage de caractéristiques objectives à anticiper une chose réelle que je n’aurais en tant que telle jamais pu avoir à l’esprit. L’appui sur des données objectives est fiable, sachant qu’une chose peut s’objectiver partiellement et selon de multiples critères, il suffit que ces 99

Dieu a non seulement une connaissance adéquate des choses mais connaît selon l’expression de JL. Marion « adéquatement cette adéquation » (voir R. Descartes, Réponses aux quatrièmes objections contre Les Méditations et sa Lettre au Père Gibieuf du 19 janvier 1642). 100 La Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639 peut laisser supposer chez Descartes une telle distinction métaphysique entre les usages (en français) des termes de « chose » (hors de la pensée) et d’« objet » (dans la pensée) : « … ce mot ‘‘vérité’’, en sa propre signification, dénote la conformité de la pensée avec l’objet, mais que, lorsqu’on l’attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d’objets à des pensées véritables... »

87

diversités soient, chacune à sa façon, représentatives : toute chose contient une foule d’objets qui sont autant de combinaison de données objectives. Rappelons-nous ce dialogue 101 imaginé par le philosophe Nelson Goodman, mettant en avant le rôle des « versions » du monde que nous pouvons privilégier pour désigner objectivement une même chose : « - La Grande Ourse a été faite par une version du monde qui a été adoptée. - Non, elle a été faite par la Nature. - La Nature en a-t-elle fait la Grande Ourse? - Bien sûr que non, elle a été faite Grande Ourse en étant repérée et appelée ainsi par une version. - Quel est ce ‘‘elle’’ fait par la Nature, qui était là afin d’être repéré et d’être nommé? - Une constellation particulière. (…) - On peut ainsi continuer longtemps, mais votre argument semble tout au plus montrer que, sans versions, les étoiles, par exemple, n’existent pas en tant qu’étoiles, mais pas qu’elles n’existent pas du tout. - Mais les étoiles non pas en tant qu’étoiles, les étoiles non pas en tant que mouvantes ni en tant que fixes, se meuventelles ou pas? A défaut de version, elles ne sont ni mouvantes ni fixes. Et ce qui ne bouge ni ne bouge pas, qui n’est ni en tant que chose-ainsi ni en tant que non-choseainsi, se réduit à rien. » *

Si l’on adopte une approche cartésienne, la véracité (ou complétude) de mon idéelité se vérifierait par son adéquation au sein de mon entendement, par sa cohérence, sa logique, sa non-contradiction, etc. avant toute adéquation à la chose réelle que je vais, peut-être, rencontrer en chemin. Un tel empirisme serait vain car il conduirait presque certainement mon anticipation à l’échec, puisque la probabili101

On some worldly worries (1988) traduit in Lire Goodman. Les voies de la référence, Ed. de L’Eclat, 1992.

88

té que la figure objective que je me ferais de la pierre réelle concorde précisément avec celle de la réalité serait évidemment infime. Au total, la surprise lorsqu’elle est associée à l’anticipation est bien évidemment moins effarouchante puisque je l’ai quelque peu désamorcée en tentant d’aller au-devant de la pierre. Même si l’imprévu est ici moins violent, la surprise est tout de même bien effective, tant il y a loin de la présomption à la réalisation. Il reste que l’opération anticipatrice se conclut, alors, dans un dépli de l’horizon du monde, qui laisse apparaître des choses nouvelles dont, éventuellement, la pierre que j’attendais. L’irruption de la chose a eu lieu, l’anticipation est accomplie.

89

Esquisse 6

A la force de la fiction

N

ous parlons, ici, de « fiction » chaque fois que l’on s’attend à voir une chose sous certains traits alors qu’on la verra sous d’autres, ou qu’on ne la verra pas. En ce sens, fiction ne s’oppose pas, terme à terme, à vérité : toutes deux sont des modalités de l’appréhension de la réalité. Et Malraux soulignera que l’irréel est parfaitement figurable, la figure est partie prenante de l’irréel. Et c’est ainsi que la figuration est l’une des plus hautes activités de l’homme, de celui qui peint avec détails Vénus qu’il n’a jamais vue mais sans jamais la peindre comme la Vierge, modeste jeune fille de Palestine. Mais si les très grands tableaux peuvent être génialement envahis par de l’irréel, point de démesure afin que les pauvres regardeurs que nous sommes soient encore en mesure de voir des tableaux. Très prosaïquement, « se faire une idée » de la réalité ordinaire est une condition nécessaire pour la vivre. Pas de vie quotidienne sans que nous ne nous la figurions 102 comme ceci ou comme cela. Nous ne découvrons pas les riches heures ou les pauvres moments de nos vies sans se les avoir quelque peu figurés, sans « se les raconter » (puisque nous avons bien une petite idée de ce que sont le bonheur et le malheur). Quitte à s’être trompé. Et si nous 102

Le verbe adéquat est « se figurer » et non pas seulement « figurer ». Le pronominal dit puissamment que la figure de la réalité, dont il est question ici, est celle que je construis pour moi seul.

91

restons stériles c’est que ces heures et ces moments sortent de l’ordinaire, qu’ils sont des événements. La fiction anticipatrice consiste, dans notre exemple de la pierre, à figurer une chose virtuelle (la pierre-anticipée) par analogie avec un objet bien réel (une pierre) qui répond aux conditions de possibilité de tout objet : nous anticipons la présence d’une pierre, pas d’un dragon ou de Pégase. Elle est donc réaliste au sens où l’on peut accorder du crédit à la présence ordinaire d’une chose ordinaire. Le rôle majeur est tenu par la seule chose virtuelle alors que tous les autres protagonistes sont bien actuels (nous, le chemin, notre anticipation, etc.). La fiction est une modalité d’accès au réel des choses (en tant que prévision, elle se distingue de la simple vision qui est immédiate c’est-à-dire sans attente de), celui-ci confirmant (une pierre se présente) ou non (aucune pierre ne s’est présentée) la fiction. *

« Anticiper » signifie, ici, que l’on croit à un monde existant devant soi, porteur d’au moins une chose redoutable qui va m’arriver non pas comme un ballon d’enfant qu’on n’a pas vu venir mais comme la pêche du jour réceptionnée par les poissonniers du port. Pourtant rien n’assure qu’un monde-virtuel-qui-va-exister existant présentement sur le mode subjectif s’actualisera prochainement pour et par ma perception. Un tel monde se tient à part de la règle kantienne selon laquelle « Les conditions a priori d’une expérience possible en général sont en même temps les conditions de la possibilité des objets de l’expérience103 » pour la raison qu’il ne peut y avoir d’expérience réelle - au présent - d’un monde virtuel. Et si la manifestation des objets de l’expérience dépend des conditions a priori de l’expérience, alors tout ce qui possède une phénoménalité qui contredit cette dépendance ne peut 103

Critique de la raison pure, A111.

92

être appelé un « objet ». Dans la rencontre hypothétique d’une pierre, ce qui n’est pas un objet au sens kantien c’est non seulement la pierre-anticipée mais aussi la rencontre elle-même104 en ce qu’elle n’est pas prévisible c’est-à-dire prenable dans le filet des conditions a priori. Dans l’anticipation, il y a la fiction d’une double attente : du sujet envers la chose anticipée et de celle-ci envers le sujet, chacun se dit : « qu’est-ce qui m’attend làbas ? » Il s’agit d’une rencontre entre deux étants avançant l’un vers l’autre ; aucun ne sait où est l’autre car si le sujet savait ce ne serait plus qu’une promenade vers un but. Il y a un chiasme de deux durées : celle de l’attente de la pierre qui va peut-être arriver et celle de la pierre qui arrive au rythme de notre avancée vers elle ; situation différente si nous savions avec certitude où et quand se trouve la pierre, dans ce cas la pierre n’avancerait pas vers nous, il n’y aurait banalement que notre durée. C’est au point de rencontre de ce chassé-croisé de temporalités que se vérifiera ou non l’aboutissement de l’anticipation. Dans ce contexte, anticiper revient à modérer la violence de l’arrivage de la pierre qui va nous arriver. Fiction d’une situation où la chose à voir, celle à ne pas manquer, nous voit la première : elle fait la surprise de se montrer, elle nous surprend en train de l’épier comme une femme surprend son mari dans les bras d’une autre105. Cette scénographie est symétrique de la scène de la perception où en tant que sujet transcendantal appliqué nous constituons ordinairement le monde environnant, autrement dit en régime dit naturel chacun de nous est le centre de toutes les choses qui l’entourent. Et 104

Si on traitait de la rencontre d’autrui, ce serait autrui et la rencontre qui ne seraient pas des « objets ». 105 L’épouse du lexicographe E. Littré (1801-1881) le vit un jour au lit avec leur femme de ménage. Elle s’exclama : « Je suis surprise !... ». Il rectifia : « Non, madame, vous êtes étonnée ; c’est moi qui suis surpris. »

93

sur cette scène les choses subsistent et la perception ordinaire est celle des choses qui nous sont sous-les-yeux106. Il en va autrement en situation d’anticipation d’une chose particulière qui est ailleurs tout au long du processus anticipateur : l’anticipateur est à sa périphérie car c’est elle qui constitue son centre véritable tant pour ce qui est de son espace vital que de sa préoccupation du moment. Sous cet aspect de la déformation de l’espace-temps d’icibas, la situation d’inquiétude liée à l’anticipation n’est pas sans parenté phénoménale avec ce que JL. Marion a appelé « le phénomène érotique » : dans les deux cas d’éloignement, le sujet n’est plus son centre qui est déporté vers la chose anticipée ou l’être aimé. Il se recentrera lorsque il sera en présence physique de l’une ou de l’autre. Dans le cas de l’anticipation le Je empirique perçoit tout ce qu’il perçoit habituellement et en plus s’est mis en attente de percevoir une chose singulière à venir qui le préoccupe plus que toutes celles qu’il voit ici et maintenant. Le Je transcendantal (celui des conditions de possibilité de l’expérience) est donc quelque peu déchiré entre deux centres puisque l’anticipateur tout en continuant à percevoir ce qui l’entoure a décidé d’anticiper donc de quitter à ce titre son centre kantien habituel : encore plus qu’un excentré il est un excentrique. Ce déchirement est celui d’un Je qui, d’une part, remplit sa fonction quotidienne de constituer les objets du monde mais qui, d’autre part, s’en 106

La phénoménologie parle de la Vorhandenheit pour signifier un régime de relation aux choses « présentes-sous-les-yeux » en tant que disponibles, étendues, subsistantes, contrastant avec celles relevant de la Zuhandenheit ou « à-portée-de main » tel un outil à manier. Dans cette approche phénoménologique, la chose peut être d’abord perçue selon cette modalité (pratique) de l’outil puis le regard prenant du recul (théorique) peut y distinguer des paramètres physiques. Ce passage de la Zuhandenheit à la Vorhandeneit s’effectue aussi, selon nous, dans le cas du recul artistique, comme par exemple le ready-made de Duchamp.

94

est détourné le temps d’une anticipation. Mais ces deux activités de conscience sont deux aspects indissociables de l’opération anticipatrice : c’est parce que je constitue autour de moi des objets (au sens kantien) que j’ai une chance de repérer, le cas échéant, celui qui venant d’ailleurs est cause matérielle et cause finale de cette opération. Le déchirement durera tant que la pierre sera l’objet (dans les deux sens du terme) de l’anticipation ; lorsque celle-ci se conclura, la pierre redeviendra une chose parmi toutes les autres, celles avec lesquelles je n’ai rien à voir et donc rien à faire. Par ce retour à la banalité je retrouverai mon Je pleinement à sa place ordinaire de donneur de places. Je redeviendrai à nouveau le centre de mon espace. Le Je sera recousu. *

La représentation anticipatrice est une demi-fiction parce que la pierre imaginée ne peut être documentée que pour ses caractéristiques essentielles qui en font une « pierre ». Car si nous savons grosso modo distinguer l’espèce à laquelle elle appartient (ce n’est pas un carré rond ou une montre molle) nous ne savons rien de son individualité : quelle pierre ? Au total, nous anticipons à notre façon un phénomène à demi objectif qui sous réserve de son effectivité se révélera trivialement objectivable par quiconque. La pierre-anticipée est ainsi une pensée qui vient d’ailleurs (dans tous les sens de ce terme). L’anticipation met en évidence la possibilité qu’offre la vision commune : d’une chose connaître l’objectivité en esprit avant même d’en voir un exemplaire en réalité107.

107

L’anticipation serait-elle une allégorie de la Révélation évangélique ? En Jean 20, 29: « heureux ceux qui croient sans avoir vu » ou Matthieu 10, 26 : « rien n’est voilé qui ne sera dévoilé, rien n’est caché qui ne sera connu. »

95

Il reste bien sûr que la chose peut ne devenir effective s’il s’avère que l’anticipation n’avait finalement pas lieu d’être. De la chose prévue mais non réalisée nous imaginions connaître les tenants mais nous n’en connaîtrons pas les aboutissants, ou plutôt les tenants n’en étaient pas vraiment puisqu’ils n’ont pas été suivis d’aboutissants. Dans ce cas d’impossibilité, il s’agit d’une fiction relationnelle selon deux modes différents : la pierre imaginée n’aura pas été mise en relation avec une pierre réelle soit parce qu’aucune pierre ne sera apparue soit parce qu’elle aura été trop différente de la pierre effectivement apparue. Dans ces deux cas l’anticipation aura échoué. Néanmoins, quel que soit son aboutissement elle aura eu des effets bien réels puisque nous aurons passé notre chemin à guetter la pierre en question et sans faire semblant d’avoir possiblement connu plusieurs sentiments108 : être ému à l’idée de la voir arriver, être déçu de n’avoir pas croisé la pierre, voire être rétroactivement inquiet en se disant « j’ai dû manquer la pierre !», et pire encore : « si la pierre à anticiper était une autre, encore plus dangereuse que celle que je viens de voir ? » *

Le regard anticipateur n’est pas le regard distrait sur les choses quotidiennes existantes, ni le regard à vide sur aucune chose remarquable, mais pas davantage le regard savant focalisé sur les objets de laboratoire. C’est un regard attentif et inquiet tendu vers des choses virtuelles mais réalisables. Une fois aboutie, notre visée est quasiimmédiatement accompagnée, au nom de la raison pra-

108

Jocelyn Benoist rappelait, lors d’une conférence de la Société de Philosophie de Bordeaux-Librairie Mollat le 1er février 2018, que dans les Über Annahmen (1902, 1910) Meinong indiquait en substance qu’il n’était pas besoin de croire en l’existence de quelque chose pour s’en émouvoir, ni même faire comme si elle existait.

96

tique, d’un jugement conceptuel prédicatif 109 . Dans l’apriori de l’anticipation utilitaire d’un obstacle, le jugement sur l’objet surgissant est un impératif de sécurité, non seulement l’anticipateur se doit d’abord de préjuger ce qu’il va voir – nous visons une « pierre » qui doit surgir – mais aussi, quand elle surgit, de juger sur pièce qu’il s’agit bien d’une « pierre » (c’est-à-dire de la saisir par l’entendement, en se disant « je saisis ce qui m’arrive). Ce jugement décide du cheminent consécutif : nous ne suivons pas un chemin avec un quelque-part vers quoi avancer et où arriver, mais nous guettons sur le chemin une chose singulière. Durant le temps de l’anticipation, peu importe où mène le chemin, c’est la présence de la pierre qui est tout entière notre préoccupation. Anticiper c’est ne pas avoir encore d’intuition sensible quant à l’obstacle à venir qui relève seulement d’un effort d’intellection. Le regard conceptuel porté sur le chemin en cours est ainsi le symétrique de celui porté sur l’œuvre d’art qui est, d’abord, pour le spectateur beauté sensible sans concept 110 , sauf dans l’art dit conceptuel 111 où le spectateur d’abord informé du concept de l’œuvre exposée sera ensuite capable de l’intuitionner adéquatement. Cette 109

Comme le déplore Goethe en 1798 à propos des œuvres d’art, dans son Introduction aux Propylées dans Ecrits sur l’art, traduction JeanMarie Schaeffer, GF-Flammarion 1996. 110 L’anticipation n’a rien de commun avec l’esthétique selon Kant lorsqu’il écrit au § 17 de La Critique de la faculté de juger : « Il ne peut y avoir de règle objective du goût qui détermine par le concept ce qui est beau. Car tout jugement issu de cette source est esthétique, c’est-à-dire : son principe déterminant est le sentiment du sujet, et non un concept de l’objet. » traduction A. Philonenko, Vrin, 1986. 111 Cette tendance d’un certain art contemporain affiche le privilège du concept dans le rapport du spectateur à l’œuvre au détriment de l’intuition sensible : le discours sur l’intention de l’artiste est bien davantage qu’un commentaire, puisqu’il confère à celle-ci le statut artistique. Sans ce propos fondateur, l’œuvre n’en serait pas une.

97

capacité présuppose une pré-connaissance catégoriale 112 des choses : faute de posséder préalablement des abstractions suffisantes il ne sera pas possible de déchiffrer l’intuition sensible et donc de percevoir la chose qui serait certes apparue mais restée incompréhensible, invisible. *

Si anticiper consiste à assumer une vision conceptuelle c’est-à-dire sans expérience sensible de la chose anticipée c’est que l’anticipateur est contraint (par le défi des choses) de prédéfinir celle-ci, avant d’expérimenter par sa réduction l’objet qu’elle porte. Finalement, si elle survient nous éviterons la pierre d’abord conceptualisée avant de la voir comme ce qu’elle est pleinement : une chose. Le risque psychologique associé au travail d’anticipation réside dans le fait qu’il y a à connaître de la pierre virtuelle qu’ex post les dimensions précises et la dangerosité exacte ; sous l’influence de ces incertitudes et donc de l’inquiétude notre concept sera, ex ante, enflé et sans doute déformé au regard de ce que sera réellement la pierre. Par prudence, plus le danger anticipé est médiocrement estimé plus la visée conceptuelle est grossie de notre inquiétude113. Mais l’anticipation en contenant une dose de prémonition n’est pas loin de la superstition : « je sens... dans l’air... qu’une pierre pourrait se présenter bientôt sur mon 112

Rappelons que selon Husserl l’essence de l’objet détermine son mode d’apparition au sujet et que selon Kant c’est le sujet qui détermine et donne sa connaissance à l’objet. Qui aurait conçu une droite avant d’en avoir discerné une, sans encore la nommer, sur une chose naturelle ou fabriquée ? Le catégorial conceptuel obtenu par abstraction a pour préalable le sensible encore innomé. 113 Comment ne pas voir que l’anticipation tient une nouvelle fois le rôle d’une allégorie, ici en regard de l’angoisse dont Heidegger souligne dans Être et Temps (§ 40) toute la puissance de réduction par sa force d’inhibition du monde naturel dont chacun de nous ne serait que l’habitant apaisé, nous mettant ainsi face à notre condition d’être-aumonde ?

98

chemin. » Mais cette intellection est bien sommaire, elle n’est en rien le long et patient calcul du savant qui mesurerait la probabilité de la présence d’une pierre compte tenu de multiples paramètres liés à la chute des corps, la géologie du lieu, la météo du jour, etc. Ce n’est qu’une pseudoréflexion pour parer au plus pressé. Elle ne peut ni ne doit entrer dans les détails qui d’ailleurs nous échappent pour la plupart, elle se fait à la va-vite et porte sur un à-peu-près. En fin de compte, mais les comptes ne sont pas vraiment faits, l’anticipation n’est qu’approximations. C’est cette imprécision qui peut décourager d’anticiper, et livrer notre sécurité au petit bonheur la chance, à la providence ; ne pas anticiper prend ainsi, par paresse ou goût du risque, la forme d’un pari sur la présence d’un danger.

99

Esquisse 7

La robe des choses

D

ans Discours, Figure (1971), Lyotard écrit à propos de la notion de latéralité : « l’œil court ici et là, et compose sa toile familière. Par cette course qui consiste à la fois dans le balayage du champ et dans l’accommodation de l’appareil optique, chaque partie est tour à tour placée au foyer, identifiée en vision centrale et ordonnée aux autres dans une composition de part en part intelligible, qui est euclidienne. L’attention écrit l’espace, elle y trace des lignes, des triangles (...). » Ces lignes de Lyotard et d’autres qui suivent, nous semblent être, aussi, une fine description du travail anticipateur où le frontal (trop pauvre face-à-face) de la vision immédiate s’avère moins efficace que le latéral (qui ne peut être par nature que multilatéral) pour ne pas manquer ce qui nous crève les yeux. Les choses, ces belles passantes, sont prêtes à se donner par toutes leurs faces et leurs lignes courbes, « balançant le feston et l’ourlet.114 » Husserl aimait rappeler dans ses travaux la petite aventure personnelle suivante115 : « Je m’attache a une expérience vécue au cours de me années d’étudiant à Berlin. Satisfaisant un jour ma curiosité dans le panoptique, je vois à côté de moi, parmi les autres spectateurs, une jeune fille qui, le catalogue entre les mains, regarde intéressée la 114

Baudelaire, A une passante (1860), dans Les Fleurs du Mal. De la synthèse passive (1918-1926), traduction B. Bégout et J. Kessler (1998), Ed. Jérôme Millon. 115

101

même attraction que moi. Après un certain temps, la jeune fille me parut étrange. Je m’aperçus que c’était une simple figurine, une poupée mécanique destinée a me tromper. » Cette déception aurait-elle été de même nature s’il s’était agi d’une anticipation et non d’une simple perception ? Supposons que l’on me dise : « en chemin, tu verras un pommier magnifique. » J’avance, avec un regard anticipateur, en direction de cet arbre. En prenant en compte l’écart entre voir (acte de la vision) et percevoir (voir et interpréter ce qui est vu) 116 trois possibilités peuvent se présenter : – je perçois effectivement un pommier magnifique ; mon anticipation est accomplie ; – je perçois un arbre magnifique mais c’est un cerisier. Deux sous-possibilités principales se présentent : 1/ je clos mon anticipation en concluant à la méconnaissance arboricole de mon interlocuteur, 2/ ou je poursuis mon anticipation dans l’espoir de percevoir, plus loin, le fameux pommier ; – je n’ai perçu aucun arbre. Un cerisier s’est présenté mais focalisé sur mon anticipation de voir uniquement un pommier, je n’étais disposé objectivement à percevoir aucune autre espèce d’arbre. L’écart de comportement entre les possibilités 2 et 3 pourrait provenir, face au cerisier, d’un état d’esprit conjoncturellement différent. En 2 ma visée est ouverte : après tout, l’important est que je goûte la magnificence d’un arbre en fleur ; alors qu’en 3 ma visée est fermée : mon objectif est d’admirer seulement un pommier et un pommier magnifique. Ainsi, mon mode de réaction est intimement lié au sentiment de satisfaction ou de déception face à la chose perçue relativement à la chose antici116

Francis Ponge parle « des choses que je vois ou que je conçois par la vue. »

102

pée. Si je croise un cerisier que je juge aussi resplendissant qu’un pommier peut l’être, alors je ne céderai pas à la déception et me réjouirai de la splendeur de cet arbre. Par contre, si j’estime que le pommier-anticipé a une probabilité significative d’être encore plus beau que ce cerisier, alors je suis déçu, voire aveugle, et il est rationnel que je prolonge mon anticipation. Ces quelques cas concrets montrent que les approches de la chose peuvent être très différentes selon que je me contente de la vision, que j’accomplis la perception ou que je me lance dans l’anticipation, car je n’instruirai pas de la même façon ce que serait pour moi « arbre », « cerisier », « pommier » ou « magnifique ». C’est qu’à la suite de Francis Ponge117, il s’agirait ici de « considérations », et anticiper c’est prendre en considération la chose prévue et la chose vue, fussent-elles sensiblement différentes. Cette prise en considération va chez Ponge jusqu’à considérer que « les choses se sont redressées, et les voilà aujourd’hui qui nous font face, leurs yeux sont la lumière de ce temps ». Ce sont elles qui par leur regard éclairent mon monde. Ce renversement d’optique change du tout au tout la procédure anticipatrice. Il fait de l’anticipateur l’obligé des choses, c’est à lui de se laisser voir, éclairer par la chose-anticipée de ne pas « gêner l’objet » (comme dit Ponge). Lorsque Francis Ponge parle en 1942 du galet dans Le parti pris des choses, un autre poète des choses, Guillevic, publie Terraqué, lui qui, assis parmi des men-

117

Voir J.-F. Courtine, conférence Francis Ponge, une phénoménologie poétique ? donnée en Italie en 2017 et disponible sur le site de InSchibbolethTV. Rappelons qu’à plusieurs reprises Ponge a rejeté le titre traditionnel de « poète », ainsi en écrivant dans une lettre de mars 1941 : « je ne me veux pas poète » ou en déclarant à la télévision en 1966 : « je ne veux pas être un fournisseur de poèmes » (INA).

103

hirs, déclarera en 1976 à Pierre-Jakez Hélias : « mon rêve a toujours été d’être dans la pierre »118. *

L’art du haïku est la façon (implicite) de la haute poésie japonaise de répondre dès le 17e siècle à l’invitation, qui viendra au tournant du 20e siècle, venue de l’Occident philosophique du « retour aux choses mêmes. »119 Buson (1716-1783) grand maître du haïku120 par les correspondances qu’il met en évidence entre des choses d’espèces différentes - le tintement d’une cloche et la fraîcheur de l’air - offre à son lecteur d’entrer dans la simplicité mystérieuse des choses : Ah ! quelle fraîcheur quand s’échappe de la cloche la voix de la cloche

Les deux ambitions, extrême-orientale et occidentale, consistent non à se contenter de l’apparence subjective naïve ou utilitaire des choses mais à « vivre »121 à même les choses. La voie japonaise prônant, de plus, un respect semblable à celui que nous accordons à notre prochain. Il y a ainsi une éthique des choses : nous leur devons, aussi, notre considération. Les poètes du haïku et le poète du verre d’eau, de l’huître ou du savon nous invitent à la rencontre de choses pleines de vie. Pour cela, comme dans l’anticipation, notre attention abandonne, au moins un temps, son regard vague pour se focaliser sur la chose qui est, durant ce temps, le centre vibrant de notre monde 118

Entretien télévisuel, archives INA - FR3 Bretagne. E. Husserl, Recherches logiques (1900-1901). 120 On doit à Roger Munier (1923-2010) notamment une meilleure compréhension, en France, de l’art japonais du Haïku. Soulignons qu’il fut, aussi, un traducteur de Heidegger et un commentateur de Rilke en sa Huitième élégie de Duino (1922). 121 Aux deux sens du verbe : de l’homme qui vit et qui éprouve quelque chose. 119

104

ambiant. Nous ne sommes plus devant elle mais c’est elle qui prend le devant et impose sa présence plénière. Une présence faite des corrélations de la chose avec d’autres choses, qui sont sa participation au monde et sans quoi elle ne serait rien et le monde non plus. Si le poète ou le lecteur sont les témoins, via le haïku, des présences des choses, de leurs couleurs, leurs sons, leurs parfums... alors ils s’approcheront du « satori », de l’illumination qui fait perdre l’identité de soi à soi pour devenir soi dans l’autre, comme un au-delà de la « métaphysique de la présence »122 : Dans les jeunes herbes le vieux saule oublie ses racines (Buson) Je cueille des champignons ma voix devient le vent (Shiki, 1867-1902)

Cette sorte de saut dans l’abîme de l’Etre est celle que connaît l’anticipateur quand il se confond un instant avec la chose-anticipée enfin présente à lui, en lui et lui en elle. Cette confusion ontique s’éteint aussitôt, afin qu’il revienne à lui. Et le temps que l’on rend à l’ordinaire reprend le dessus, dans notre seule présence à nous-mêmes et notre intérêt pour le monde. Car la vision utilitariste des choses aussi indispensable soit-elle à l’existence pratique des hommes est aux antipodes de la vision même des choses dans leur sérénité, hors de toute valeur d’usage ou d’échange. Et si l’anticipation n’était dans sa pratique qu’une sorte de haïku ? une ruse de la nécessité pour que 122

Selon l’expression de Derrida dans De la grammatologie, Les Editions de Minuit, 1967.

105

notre attention prenne une posture qu’elle n’aurait jamais imaginée : coïncider avec une chose à venir et venue, et une seule, qui risquait individuellement de demeurer inconsidérée123 ? L’envie de découdre la chose, Ponge l’exprime aussi à propos de La lessiveuse qu’il ne convient plus de regarder comme un « récipient tronconique en métal dans lequel le linge sale est disposé autour d’un tube central creux terminé par un capuchon percé de trous qui permet à la vapeur de projeter la solution alcaline et de la répandre sur toute la surface du linge124 », posé devant soi, mais d’en considérer tous les aspects propres : « pleine de sa charge de tissus immondes... le profond bruissement intérieur…enfin toute bouillante... ». Voir la chose c’est à la fois la comprendre à son œuvre et pour ce qu’elle est ellemême, lorsqu’elle se produit sur la scène mondaine, la découvrir dans toutes ses orientations matérielles sans pour autant lui appliquer un regard utilitaire125. « Il faut avoir... soulevé le couvercle » dit le poète. Ainsi, aucune partie ne doit rester aveugle en notre entendement clair et distinct. L’avantage du littérateur sur le peintre est que les Souliers de Van Gogh ou le Lièvre de Dürer ne peuvent offrir que l’extérieur de la chose peinte dans une absence de décor qui est une invitation faite au spectateur d’imaginer l’intimité chosique faite de vécus singuliers et d’un destin 123

Toute chose peut être le sujet d’un haïku, en cela elle rejoint le ready-made de Duchamp dans cette destinée que lui ouvre notre autre regard. 124 Définition donnée par le site du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. 125 Intention pas si éloignée de celle d’un autre regard sur la chose pour elle-même, abstraite d’un utilitarisme technique : celui de Marcel Duchamp (qu’il nous soit permis de renvoyer à notre précédent ouvrage Au lieu d’être, vers une métaphysique de l’ici, 2017).

106

propre (ce qui ne peut être peint). Et si comme le souligne Ponge « on ne doive en finir jamais » pour dire la lessiveuse c’est que la tâche du poète est aussi infinie que celle du phénoménologue avec les esquisses (Abaschaftung 126 ) husserliennes. Fort de cette approche, on comprend que la chose pongienne est difficilement anticipable. Trop riche et donc trop éloignée de l’objet, elle ne peutêtre prévue. L’anticipation devient impossible quand Ponge suggère que in fine le rapport de l’homme à l’objet « plutôt que notre regard, c’est alors affaire de notre main127 » (le regard devant littéralement laisser la main). « Découvrir » la lessiveuse c’est considérer toutes les manipulations qui font la chose qu’elle est, au-delà des services rendus128. Mais l’anticipateur n’a pas de mains. Au total, l’anticipation n’est envisageable qu’au niveau de la vie et du langage ordinaires, infectés d’un utilitarisme anthropocentré sur les vils besoins de l’homme et qui ne dit rien des qualités, autres qu’objectivables, des

126

P. Ricœur notait que sa traduction « (rendait) grossièrement l’idée d’une révélation fragmentaire et progressive de la chose. » 127 L’atelier contemporain, Gallimard, 1977. Ces idées pongiennes de découvrir et de manipulation font bien sûr penser à l’aléthéia du §7 et à la Zuhandenheit (« être-à-portée-de-la-main ») du §15 de Etre et Temps. Mais pour Ponge il ne s’agit pas de viser la chose en ses déterminations techniques, comme doit le faire un ingénieur. Rappelons que dans son cours de Fribourg 1935-1936, lorsque Heidegger s’interroge sur Qu’est-ce qu’une chose ? ses accents sont pongiens lorsqu’il prend résolument les choses par leurs singularités : « Et pourtant, nous ne posons notre question qu’afin de savoir ce que c’est qu’une pierre, ce que c’est qu’un lézard qui se chauffe au soleil (…) C’est cela précisément que nous voudrions savoir, quelque chose peut-être que les minéralogistes (…) les zoologistes (…) ne tiennent nullement à savoir…», traduction J. Reboul et J. Taminiaux, Gallimard, 1971. 128 Le terme de « lessiveuse » désigne aussi une personne dont la tâche quotidienne est de laver le linge des autres. Ce métier harassant et épuisant fait d’elle, en quelque manière, la chose qu’elle est devenue.

107

choses 129 . Qui serait capable d’anticiper une lessiveuse telle que le poète « la parle », dans cette expression directe qui n’est pas à propos de la chose mais de la chose elle-même ? Fondamentalement, Ponge découvre dans la chose d’autres choses et non pas des objets (au sens cartésien), ces régressions chosiques ne s’achevant pas par un objet interdisent en pratique toute forme d’anticipation. De plus, les choses gorgées d’autres choses, avec leurs « qualités différentielles » mises à découvert par l’écrivain ne permettent plus l’analogie facile entre elles et donc la ressemblance pratique, sauf à retomber dans l’économie ordinaire des qualités triviales. *

La chose effective et la chose anticipée sont reliées par un certain rapport d’exemplarité : l’image créée de la pierre a l’ambition de tendre vers une représentation adéquate de la pierre effective sous l’angle de l’objet bien qu’imparfaite sous celui de la chose. En se concrétisant, les attributs objectifs (forme, taille, poids…) se chosifient c’est-à-dire se particularisent, et en conséquence ne peuvent se retrouver identiques dans toutes les choses mais seulement de manière approximative. Entre l’effectif et l’anticipé il n’y a ni hétérogénéité objective radicale (sauf à se tromper d’anticipation) ni amalgame chosique (sauf par un hasard infiniment improbable). L’anticipation demeure toutefois fondée et possible du fait d’une certaine unité analogique qui consiste en ce que la chose effective imite la chose anticipée autant qu’elle le peut. Anticiper une « pierre » revient certes à créer une référence objective analogique censée être commune à toutes les pierres, 129

Joë Bousquet (1897-1950) écrira en 1947: « On ne représente pas les choses en les décrivant, on les achève ; on leur fait prendre forme, car le monde est à créer… », Traduit du silence, Gallimard. Plus tard Malraux dira que l’artiste est celui qui « crée contre la création de Dieu. »

108

de plus, ces notions d’analogie, de communauté sont corrélées avec celle d’une certaine diversité référentielle chosique selon les anticipateurs. Rien de parfaitement égal, tout en à-peu-près. Il reste que ces références singulières joueront le même rôle sous réserve expresse que les données strictement objectives (en rien choséifiées) - seulement catégoriales, sans accidents - dont elles sont entièrement faites leur seront impérativement partagées130. Il y a ainsi une part d’univocité du côté foncièrement objectif et une part d’équivocité du côté proprement chosique, et l’anticipation se joue sur la première et seulement elle, c’est-à-dire non sur le visible pur mais sur le visible cogitable. Dès lors, cette duplicité qualitative d’où naît la dissemblance entre les choses, y compris de même espèce, rend vaine l’anticipation fondée cahin-caha sur la seule similitude entre des choses. Heureusement, l’anticipateur n’est pas si subtil et n’en demande pas tant ; il s’accommode d’une ressemblance complaisante, d’une parenté de moule-à-gaufre comme dirait Picasso à propos du « style ». Au fond, au moment d’urgence anticipatrice, nous n’avons que faire d’une épistémologie (poétique ou non) qui aurait pour ambition un accès à la nature des choses, à leur déploiement chosique. Une reconnaissance sans connaissance, voire douteuse, suffit. Si c’est la part d’univocité qui est en jeu dans l’anticipation, « anticiper une grosse pierre » sera possible pour toute grosse pierre que je croiserai en route autrement dit l’anticipation sera accomplie dès que je croiserai une « grosse pierre », plus précisément encore : dès que j’aurai la conscience objective de rencontrer une « grosse pierre » (car il se peut que j’aie déjà croisé une telle pierre mais sans avoir su la discerner). 130

En osant user du vocabulaire théologique, on parlerait d’analogia attributionis (analogie de référence).

109

*

L’anticipation est un appel qui, le cas échéant, se révélera à moi selon une temporalité et des conditions propres à l’appel, différentes de celles de la simple constatation perceptuelle : selon la première (active), je me dois de chercher et de recevoir ce qui, peut-être, s’annonce (la chose anticipée semblant ironiser : « tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. 131 ») ; selon la seconde (passive), je trouve ce que je ne cherchais pas et qui ne m’était pas annoncé. L’appel est une invitation à rechercher la vérité des choses. Et c’est Ponge qui proclame : « Nostalgie de l’unité dites-vous ? Non, de la variété. » La variété foncière, substantielle, exclusive - qui vaut non seulement entre les pierres mais aussi pour le propre de n’importe quelle pierre - interdit toute prévision fiable. Même si Ponge n’écrit pas explicitement la différence philosophique entre chose et objet, nous dirions qu’il ne se soucie que des choses : il ne cherche nullement à dénicher l’objectité de la chose et ne se penche que sur ses manières d'être n'étant en rien en quête de son essence : « Par bonheur, pourtant, qu’est que l’être ? — Il n’est que des façons d’être, successives. Il en est autant que d’objets. Autant que de battements de paupières » (l’Atelier contemporain)132.

131

B. Pascal, Pensées 553, édition de Léon Brunschvicg, 1897. Voir notre position sur la fragilité ontologique (voisine de celle de Ponge) dans Au lieu d’être quant au rôle de l’ici. Dans cette citation, le poète veut sans doute dire que la fameuse question de l’être est supplantée par celle des « façons d’être » ; un philosophe aurait beau jeu de rétorquer « pourquoi pas s’interroger sur des façons, mais qu’entendez-vous par être ?... ». Nous dirions que le poète, qui ne nie en rien la pertinence de la philosophie première, choisit de se coltiner avec le réel, le déjà-là de ce monde que le philosophe qualifie de naïf ou naturel et dont il ne veut pas être dupe.

132

110

La variété pongienne ne reconduit pas à la substance aristotélicienne, unificatrice et catégoriale ; elle conduit aux seules choses qui se donnent à sentir – elles-mêmes, seulement et pleinement elles-mêmes, pour ce qu’elles sont d’abord et non pour ce à quoi elles servent. Le choix de Ponge d’une sorte de mise à l’écart de la recherche de l’essence de la chose nous paraît traduire la prise en compte du constat de l’inaccessibilité de toute choséité : oublions la pierre et le lézard, et parlons pierres et parlons lézards. Lorsque Heidegger évoque le lézard allongé sur une pierre au soleil 133 , il considère la situation en termes de relation entre ces trois étants, en parlant de la « relation propre » de l’animal « à la roche, au soleil et à d’autres choses (…) La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est certes pas donnée au lézard en tant que roche... ». 134 Et Derrida d’ironiser : « Le lézard, dont Heidegger décrit longuement et laborieusement le séjour sur la roche, au soleil (et on soupire alors après Ponge), ne se rapporte pas à la roche et au soleil comme tels, comme ce au sujet de quoi on peut se poser des questions, justement, et donner des réponses. Et pourtant, si peu que nous puissions nous identifier au lézard, nous savons qu’il a un rapport au soleil - et à la pierre qui, elle, n’en a aucun, ni

133

Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-FinitudeSolitude (1930), traduction Daniel Panis, Gallimard, 1992. 134 C. Romano souligne que ces propos de Heidegger font écho à ceux de Jakob von Uexküll (1864-1944) : « Nous ne considérons toutes les choses qui jouent un rôle dans le cercle fonctionnel d’un animal que du point de vue de leur fonction. Par suite, nous avons exclusivement affaire à des vis-à-vis et jamais à des objets. La pierre qu’escalade un scarabée est seulement un chemin-de-scarabée et n’appartient pas à la minéralogie » in Theoretische Biologie, Springer, 1928, cité en français par C. Romano, Le monde animal : Heidegger et von Urxküll in Servanne Jollivet et C. Romano (éditeurs), Heidegger en dialogue 1912-1930, Rencontres, affinités et confrontations, Vrin, 2009.

111

au soleil ni au lézard.135» Pourtant il nous semble que si l’on retient l’acquis de la démarche de Ponge, à mieux y regarder le lézard a certainement quelque chose de la roche et la roche du soleil, que ces comme-tels ne sont pas examinables séparément car leur distinction présupposerait leur connaissance, qu’ils ont et sont chacun quelque chose des deux autres. Il suffirait de pouvoir les séparer à jamais pour qu’ils ne soient aussitôt plus rien d’euxmêmes, plus rien du Tout. Le Hugo de Pauhan avait quelque chose du tapir, de même le lézard a quelque chose du soleil. Difficile condition des êtres créés ! Mais il faut s’embourber dans l’épaisseur de ces quelque-chose et se satisfaire de connaître les choses par leurs manifestations dans le monde, car hors sol il n’y a plus ni lièvre ni godillots. Et Magritte a eu raison de dire qu’il ne s’agissait pas d’une pipe. S’enfoncer dans les choses jusqu’à faire céder nos impressions aux faveurs faciles : ce n’est qu’à ce niveau-là de réalité que l’homme participe à la vie du monde. Ici l’anticipation n’a plus de marge de manœuvre. Seul le face à face est permis, la distance sur laquelle joue l’ambitieuse anticipation n’est plus de mise. On revient à la vie primitive, avant l’homme éclairé par les feux de la probabilité, de l’espérance, du plausible, etc. Désormais, seule la perception brute a peutêtre quelque efficacité si elle parvient à opérer sans rien vouloir dominer, en s’exténuant dans la teneur des choses. *

Et si l’anticipation d’une pierre avait l’allure de celle d’un texte pongien ? Imaginons qu’en 1948 on cache les titres des pièces de Proêmes et dise à un premier lecteur :

135

Heidegger et la question, Galilée, 1987.

112

« Attention il y a une fable 136 dans ce recueil, repérezla ! » : FABLE Par le mot par commence ce texte Dont la première ligne dit la vérité, Mais ce tain sous l’une et l’autre Peut-il être toléré ? Cher lecteur déjà tu vois Là de nos difficultés... (APRES sept ans de malheurs Elle brisa son miroir.)

Il ne s’agit pas pour le lecteur, ancien écolier quelque peu familier de La Fontaine, de lire in extenso les textes au fil des pages et soudain de dire : « celui-ci est la fable ! », comme on prendrait en main une pierre pour juger ses caractéristiques physiques, estimer sa dangerosité et en conséquence se prononcer : « voici la pierreanticipée ! ». Tout doit se faire principalement à l’œil : repérer une allégorie naïve débouchant sur une morale sérieuse. A première vue, il y a de la part de Ponge une double volonté : afficher haut et fort la nature de son texte en titrant son texte « Fable » c’est-à-dire via un acte performatif, car il saute aux yeux qu’une telle pièce n’a en rien la forme d’une fable de La Fontaine (que Ponge tenait en haute admiration), et dérouter le lecteur en utilisant l’italique, les parenthèses, les majuscules de façon peu orthodoxe. Rappelons que la plus petite fable de La Fon136

Derrida, Psyché Inventions de l’autre, Galilée, 1987 et François Almaleh, Francis Ponge, la fable spéculaire ou la création littéraire, Ecritextes, 2004.

113

taine est Le renard et les raisins que, Phèdre137, le traducteur latin du modèle d’Esope a fait précéder de la maxime « Le glorieux méprise ce qu’il ne peut avoir » en miroir de la morale : « Que ceux-la s’appliquent cet exemple, qui rabaissent par leur parole ce qu’ils ne sont pas capables de faire138. » Si on ouvre Proêmes comme on ouvre un chemin, la quête de Fable s’avérera difficile. A quoi ressemble une fable ? A un poème offrant un balancement équilibré entre un épisode singulier d’existence humaine ou animale et un moment universel qui tire de cet épisode la leçon éthique. Généralement, le premier est développé, illustratif et le second ramassé, bref. Mais chez Ponge tout est à la fois développé et ramassé, illustratif et bref, en particulier dans Fable. A la lecture, la partie allégorique se situe dans les deux derniers vers alors que la partie édifiante, où le fabuliste s’adresse à son lecteur, occupe les six premiers vers. Comme le suggère François Almaleh, « Ponge commencerait bizarrement par la moralité et finirait par la fable proprement dite », peut-être inspiré par Phèdre. Cette inversion se trouve dans l’allégorie elle-même puisque la brisure du miroir (autrement dit la mort) est un effet et non la cause d’avoir connu sept ans de malheurs. Elle semble contraire au projet d’un fabuliste classique pour qui le centre de gravité de son texte, la morale, est placé à la base de façon à ce que la fable se tienne tou137 138

Caius Iulius Phaedrus, 14 avant JC – 50 après JC. Certain renard gascon, d’autres disent normand, Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille Des raisins mûrs apparemment, Et couverts d’une peau vermeille. Le galant en eut fait volontiers un repas ; Mais comme il n’y pouvait point atteindre : ‘‘Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.’’ Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

114

jours droite, comme le fait sans cesse un culbuto. Éternité du texte, comme éternité de la morale. Au contraire, Fable aurait son centre de masse haut perché, selon un équilibre instable nécessitant pour qu’on la lise de ne pas déranger sa précaire verticalité. Fragilité du texte, comme fragilité du miroir. Donc pour le quêteur de fable il s’agirait de scruter les pages de Proêmes selon la forme conventionnelle mais aussi, par prudence, selon une forme inversée, en miroir. De la même façon, puisqu’une pierre quelconque n’a ni queue ni tête il serait d’autant plus avisé d’anticiper des exemplaires de formes variées dans des positions tout autant variées. Pour repérer un poème il aurait été plus facile de demander au lecteur de viser Le cageot139 dont la forme massive et carrée épouse fidèlement celle d’un cageot de fruits et légumes. Ainsi, anticiper devrait se faire, tour à tour, sur fond d’horizon mondain convexe ou concave afin d’être en mesure de repérer une même pierre sous son aspect recto ou inverso. Notre cerveau se doit alors de saisir avec agilité la déformation possible du monde, de passer de sa convexité à sa concavité, si on ne veut pas se laisser surprendre et passer à côté de la pierre redoutée. Au total, anticiper nécessite d’envisager en même temps le monde et une chose dans le monde. La difficulté provient alors non pas tant de cette double appréhension conscientielle mais du fait que celle-ci est une combinaison d’un défini et d’un indéfini, d’un constaté et d’un probable.

139

Dans Le parti pris des choses (1942), Gallimard.

115

Esquisse 8

Autrement vu, aussitôt fait

L

’inapparence de la pierre-anticipée tient non seulement à ce que, en qualité d’anticipée, cette pierre n’apparaîtra pas mais aussi parce que sa nature de chose ne peut être constituée complètement par mon esprit. Elle est une pierre que frontalement ni je vois ni j’imagine ; elle est seulement une pierre dont peut-être je verrai quelque chose d’équivalent. C’est un étant sans plénitude matérielle, sans unité foncière. C’est un corps partes extra partes, une idéelité parcellaire faute de savoir concevoir une chose intégrale. Par prudence anticipatrice je me limite à quelques déterminations sommaires mais caractéristiques de ce qu’est une « pierre ». Pour une pierre ordinaire, l’apparition et son lieu d’apparition n’ont pas d’enjeu : « elle fait partie du paysage. » Il en va tout autrement de la pierre-anticipée qui ès-qualités ne fait partie que de mon paysage intérieur. A cet égard, l’esthétique de la pierre fantasmée est celle de ces sujets exfiltrés de leurs milieux naturels et exposés face au spectateur dans leur nudité contextuelle. Ce sont, par exemple, le Lièvre (1502) de Dürer ou les Vieux Souliers aux lacets (1886) de Van Gogh140. Mon esprit anticipateur est le lieu d’une chose inaperçue qui demeure fondamentalement inapparente car je sais qu’elle n’apparaîtra jamais elle-même, n’étant pas trivialement une chose ca140

Voir Au lieu d’être, vers une métaphysique de l’ici, L'Harmattan, 2017.

117

chée qui sortirait de sa cachette mais une chose dont j’espère seulement percevoir un même. L’inapparence de la pierre-anticipée n’est en rien celle d’une chose certaine comme la tour Eiffel dans la tête d’un touriste venant pour la première fois à Paris. Cette inapparence résulte du fait qu’elle est doublement défaillante du point de vue, d’une part, de sa phénoménalité puisque c’est uniquement la pierre effective qui se fera voir et, d’autre part, de sa constitution non exhaustive - constitution non créatrice bien sûr, mais aussi non dérivée directement d’une créature existante. Elle ne sera jamais temporalisée et spatialisée, autrement dit l’anticipé est irréductible à l’effectivité. Au terme du processus anticipateur que j’ai déclenché en formant la pierre-anticipée, la pierre qui va se manifester se présentera à moi non seulement en tant que chose minérale mais aussi en qualité de pierre dangereuse c’est-à-dire comme signification. Sans celle-ci je n’aurais pas pris la peine d’anticiper celle-là (sauf à considérer l’anticipation comme un simple passe-temps). Sous cet angle de la signification, rappelons l'exemple donné par Heidegger : celui de la chaire professorale141. Ce qui apparaît d’emblée aux étudiants ce n’est pas un ensemble de chaises, de bureaux, une estrade ou un tableau noir dans toutes leurs natures physico-chimiques faites de bois, d’acier ou d’ardoise. Ce qui se donne c’est la chaire magistrale elle-même, comme instance d’enseignement supérieur. La donation est sensiblement la même lorsqu’on a l’occasion de franchir à nouveau le seuil d’une des salles de classe de notre enfance, demeurée presque inchangée (dans son jus, comme on dit). C’est une 141

Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie (1927), trad. JF. Courtine, Gallimard, 1985. Voir notamment, JL. Marion, Remarques sur les origines de la Gegebenheit dans la pensée de Heidegger dans Figures de phénoménologies, Husserl, Heidegger, Levinas, Henry, Derrida, Vrin, 2012.

118

« salle de classe » qui se donne, à moi et à n’importe qui y a été élève : non pas seulement une chose, mais un sens. Ensuite, viendra certainement le moment psychologique du souvenir vivant du temps retrouvé, un moment saturé des joies et des craintes de l’écolier que je fus. Sous le même régime de phénoménalité, quand je croise enfin la pierre redoutée je ne perçois pas un minéral avec ses déterminations propres, j’éprouve le danger luimême (comme on éprouve la chaire ou la salle de classe). C’est ce constat qui me fait adapter mon comportement : contourner la pierre en tant qu’elle est dangereuse. Le langage courant le dit bien : « j’ai regardé (ou vu) le danger, et je l’ai évité. » alors que, bien sûr, personne n’a jamais regardé ou vu une abstraction, sinon au sens de l’intuitus cartésien142. Précisions que le danger ne provient non pas de la pierre elle-même mais de son inscription dans un environnement compris comme ce qui fait que le monde ambiant et foisonnant n’est pas une collection d’objets juxtaposés mais qu’il s’éprouve comme une puissance inscrivante et signifiante en agissant comme corrélateur entre étants inscrits dans son horizon143. Puissance universelle mais, pour l’observateur, à portée régionale lorsqu’il s’étonne d’un étant, objet ou autrui : « mais dans quel monde est-il ? ». *

La « connaissance par imagination » ou l’idée « inadéquate » (pour user de notions spinozistes) consistent à concevoir les traits caractéristiques de la « pierre » mais 142

Il s’agit de regarder les choses « avec les yeux de l’esprit » comme dit Descartes dans la Sixième Méditation métaphysique. Voir IntuitusRegard, Annexe 1 de la traduction de JL. Marion des Regulae, Martinus Nijhof, 1977. 143 L’objet (ou plutôt la chose) ne serait-il pas sous le régime métaphysique de la présence de lui-même à lui-même mais aussi de l’ouverture à l’autre objet (ou chose) que lui-même ?

119

sans que ce soit une description de telle ou telle pierre effective. Cette connaissance en dit sans doute long sur mon savoir quant à ce qu’est une pierre en général mais ne dit rien sur ce qui fait la personnalité (nous dirions la choséité) de telle ou telle pierre et en l’occurrence de celle que je vais, peut-être, rencontrer. Condition sine qua non d’une anticipation vraiment opératoire, cette connaissance - qui en dit plus sur moi que sur la pierre qui est en jeu - ne peut-être, évidemment, que paradoxale puisque je n’ai pas (encore) accès à son objet qui est (encore) ailleurs144. Car si on me demande : « quelle pierre vois-tu ou imaginestu ? » je pourrai répondre avec profusion de détails y compris à propos d’une pierre rêvée. Je serai loquace soit parce que je suis bel et bien en présence de la chose soit parce que je la vois soit parce que je l’imagine. Bien que radicalement opposés ces deux statuts ontiques ne remettent pas en cause ma capacité et ma possibilité de décrire et donc de connaître. Mais si on me dit : « quelle pierre anticipes-tu ? » je resterai très évasif : « eh bien, une pierre… tu sais bien… une pierre quoi ! ». L’idéelité que je me forme de la pierre-anticipée relève de ce que nous appellerions une présomption morphologique, relativement à des données objectives et des rapports formels typiques de l’identité d’espèce de la chose anticipée. Cette présomption est une production de l’esprit, réaliste sans être réelle c'est-à-dire purement objective : elle détermine la visée présomptive de la choseanticipée. Par nature, ma présomption morphologique est, de jure, largement répétable par un autre esprit que le mien. A cet égard, la « pierre », standard indispensable pour que tous les hommes sachent se parler des pierres de leur monde commun, est un invariant possédant quel que 144

La métaphysique connaît mal ce qui est d’ailleurs et qui ne peut se ramener sous ses yeux ou dans sa main.

120

soit l’exemplaire empirique ses données propres et ses rapports propres. Toute autre typologie de données ou de rapports définirait une autre réalité qu’une « pierre ». La pierre que nous avons à l’esprit n’est qu’un cairn de caractéristiques, de déterminations que nous savons spécifiques de la pierre, mais qu’on ne peut éprouver que dans des concrétisations individuelles. Notre aptitude à anticiper relève d’abord de notre esprit de géométrie, seul capable de concevoir et de mémoriser quelques-unes des vérités éternelles 145 définissant la morphologie de toute « pierre » ; hormis le vague de cette pierre (le facteur chose seulement accessible dans la perception). La concordance espérée au terme de l’anticipation devra se faire entre, d’une part, des idéelités vraies réduites à l’os objectivement et, d’autre part, leur réification en des réalités, étendues, perceptibles en chair et en os substantiellement. Observons qu’aucune tentative de concrétisation visant à montrer les seules déterminations objectives ne peut aboutir. Les prototypes matériels du mètre ou du kilogramme conservés au pavillon de Breteuil à Sèvres, censés être réduits à leur plus simple expression chosique n’en restent pas moins des choses avec leurs fragilités mettant en danger leur figure imposée d’étalon intemporel146. *

Anticiper c’est se figurer la chose à venir. Au sens cartésien, la figuration consiste à abstraire l’objet de la chose 145

La variété et le nombre de ces vérités logiques, mathématiques dépendent de l’état des savoirs scientifiques et de leur connaissance par l’anticipateur. Il s’en suit une dimension époquale de l’anticipation. En ce sens, il y a une incomplétude théorique des choses qui loin de se réduire au fil des découvertes des sciences ne cesse de se creuser puisque celles-ci ne font qu’étendre le monde à d’autres déterminations à découvrir. 146 Ce manque d’objectivité est la raison de la substitution de ces étalons matériels par des équations, véritables refuges de l'intemporel.

121

et ne considérer que tout ce qui peut relever de l’étendue, c’est-à-dire tout ce qui est paramétrable, sachant que des aspects apparemment les moins objectifs et les plus chosiques du sensible peuvent via une codification aussi être paramétrés147. Plus je serai apte à figurer une pierre, plus je disposerai de suppositions148 pour recevoir comme elle le mérite la chose qui me vient. C’est qu’alors je me dois de supposer les traits objectifs communs à toute pierre et propres à élaborer une pierre déconstruite sous l'angle de la dangerosité, dont je me dis qu’elle doit être tout de même significative de ce que sera la pierre réelle. Un tel amas de déterminations significatives mais approximatives me vient à l’idée afin que je sois en mesure d’accueillir la pierre qui, elle, se manifestera en bonne et due forme. Il conviendra que ces déterminations soient exactes par nature même si elles sont fausses ou quasi-fausses par degré. Par l’incertitude quant à l’avenir, la signification inquiétante prend alors le pas sur la figure normée. L’anticipation portera finalement sur une pierre dont je

147

Ce pouvoir élargi de la codification cartésienne a été mis en évidence par JL. Marion lecteur de la Règle XII : « soit le blanc, bleu rouge, c’est-à-dire des couleurs en tant que telles (non en tant que corps étendus colorés), et donc irréductibles à l’abstraction (qui vient précisément de les renvoyer à leur insignifiance sensible) ; soit un code, arbitraire (...) comme la mise en ordre qu’il permet ; alors les couleurs, comme telles, se résumeront aux figures où le code les transcrit. » Sur l’ontologie grise de Descartes, Vrin, 1975/2000. 148 Dans Sur l’Ontologie grise, JL. Marion présente ce concept cartésien : « type de discours qui procède de ‘‘n’importe quelle chose’’, c’est-à-dire dont la validité ne considère aucunement si ‘‘la chose est ainsi’’, parce qu’elle ne dépend ni ne vise la nature de la chose. » Ainsi qu’il est dit dans le Discours de la Méthode, « la supposition rend intelligible les phénomènes, qu’elle insère dans une chaîne de raisons, mais qui se trouve ‘‘prouvée’’ par l’événement effectif des conséquences qui s’en déduisent », ce qui nous semble très adapté au déroulement d’une anticipation.

122

néglige les formes minérales et qui n’est - pour moi qu’un monstre informe de dangerosité. *

La pierre supposée, bien plus que véritablement image, est un prélude en préparation à..., en vue de..., comme un préliminaire à la satisfaction de circonscrire la pierre effective. Une sorte, dirions-nous, de gourmand amuse-œil. Il s’agit de se figurer une pierre avant de la voir, sans se fonder sur un déjà-vu propre à l’exemplaire minéral qui, justement, n’est pas encore là. De ce point de vue, l’anticipation n’a rien d'hyperréaliste au regard de la chose individuelle anticipée. La figure « pierre » que je conçois pour me tirer d’affaire repose sur le pari d’une prévision de ce qui va se donner à voir, se montrer lorsque la chose viendra. Entre l’anticipateur et la chose anticipée il y a, tant que dure l’anticipation, la figure intermédiaire qu’il conçoit et qui noue, tant bien que mal, une relation virtuelle que la venue de la chose dénouera. Ce dénouement sera conditionné par l’écart entre la chose réelle vue à partir du point de vue de l’anticipateur et la chose idéelle conçue sans aucun point de vue. Le domaine des pierres étant celui d’une très grande diversité des individus, cet écart ne peut être que le lieu d’une pierre bricolée avec du déjà-vu de pierres rencontrées ici ou là. Ce bricolage s’ajoutant à l’espace strié par le regard anticipateur contribue à faire de l’anticipation un jeu de conceptions et un jeu de pistes. Du « jeu » au sens tout d'abord de la pluralité des idéelités possibles et des ici probables ; aussi , au sens où j’ai des atouts objectifs pour mener à bien mon anticipation chosique ; et finalement au sens où, comme entre pièces de métal ou de bois, ma progression se doit d’être à l'aise, d'avoir du jeu, de quelque peu flotter pour ne pas se gripper dans une seule trajectoire fermée. Le jeu mécanique entre deux pièces conçues pour ne pas être assemblées en intégralité loin d’être un défaut 123

est une nécessité à préserver afin que l’assemblage heureusement approximatif remplisse parfaitement sa fonction149. Il faut un ce delta pour que, tout simplement, la clé entre dans la serrure, qu’elle y tourne et que la porte se ferme. Il en va de même dans le processus d’anticipation ou pour avoir une chance de ne rien laisser passer il faut que mon regard compte sur de l’écart, du branle, du disjonctif, du défaut, sur tout ce qui va éviter les frottements excessifs qui ne feraient que le figer. *

Sans aucune idée claire et distincte150 de ce que sera objectivement la pierre redoutée, me voilà marcher à l’estime, à la volonté et les yeux grands ouverts mais comme dans une chambre plongée dans le noir ou comme une coque de noix sur une mer déboussolante. Cet à-peuprès optimiste est aussi relatif au fait que la pierre effective ne sera pas et ne doit pas être ajustée à la pierreanticipée, un serrage inachevé assurant la portée et l'efficacité de la visée anticipatrice. Il aura fallu cette somme 149

Le jeu utile et donc sérieux dont il est question ici est loin du jeu selon Héraclite (Fragment 52 : « le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant », trad. M. Conche) qualifié par Nietzsche d’« innocence du devenir » d’une vie et d’un monde sans finalité. 150 Rappelons l’article 146 des Passions de l’âme où Descartes donne l’exemple d’une prudence bien comprise parce que fondée sur une estimation reposant elle-même sur une probabilité (la « coutume ») : « si nous avons affaire en quelque lieu où nous puissions aller par deux divers chemins, l’un desquels ait coutume d’être beaucoup plus sûr que l’autre, bien que peut-être le décret de la Providence soit tel que si nous allons par le chemin qu’on estime le plus sûr nous ne manquerons pas d’y être volés, et qu’au contraire nous pourrons passer par l’autre sans aucun danger, nous ne devons pas pour cela être indifférents à choisir l’un ou l’autre, ni nous reposer sur la fatalité immuable de ce décret ; mais la raison veut que nous choisissions le chemin qui a coutume d’être le plus sûr ». Œuvres philosophiques, tome III, édition de Ferdinand Alquié, 1989, Classiques Garnier.

124

d’habiles imperfections pour que la vision ait une chance d’aboutir. Pour que je voie mon dehors, j’aurai eu besoin non pas tant de pseudo certitudes et rectitudes que de progresser sans bien savoir vers où ni vers quoi, avec un regard dégondé. Mon extérieur toujours remis à plus loin, qui me fait face et côté, qui me toise de haut en bas, et dans lequel je ne serai que toujours plus tard, je le prends non comme l’ailleurs de la foule des objets mais comme celui de la seule chose présente par elle-même, pour et contre moi-même. En amont de cette crainte, je ne sais d’où me vient cette pierre et cette ignorance a provoqué d’ores et déjà et à coup sûr - la chute de mon centre de gravité métaphysique. Insistons : la chose conscientielle se prête mal à la transcription esthétique. Je serais bien incapable de dessiner ce que je prétends prévoir à propos d’une « pierre ». Si je tentais de le faire j'improviserais l'esquisse d'une pierre se dessinant au fil de mon dessin sans aucune prévision ni préméditation détaillées 151 . Je n’ai pas de portrait-robot à mettre sous le nez de la pierre rencontrée pour vérifier qu’il s’agit de l’individu recherché. Il reste que, l’instant venu, il faudra sans doute que le fil de la pierre imaginée soit quelque peu retordu pour que je puisse affirmer : « c’est la pierre ! ». La chose ainsi vue se révèle grâce à une opération herméneutique qui consiste à ce que le sens de cette chose valide son apparition en tant que pierre crainte. L’anticipateur reçoit le sens sans le donner : il est bien plus chez lui question de réceptivité que de perspicacité, ce qui devrait le mettre à l’abri de l’erreur. Il y a ainsi sur la scène du monde un retrait du sujet anticipateur qui ne vise pas ce qu’il a en tête mais qui laisse advenir la pierre appréhendée qu’il va reconnaître 151

On se souvient de l'ironie d'Alain à propos de qui prétend voir mentalement le Panthéon mais qui est bien incapable d'en dénombrer les colonnes. Merleau-Ponty ajoutera que celui qui in vivo perçoit le monument distraitement n'en remarquera pas le nombre précis.

125

comme la pierre pressentie. Il ne faut pas anticiper seulement à l’idée mais aussi « à l’œil » 152 , faute de quoi l’anticipation risque fortement d’échouer si elle n’est guidée que par ce que l’esprit a conçu. En décidant de guetter l’arrivage d’une chose, l’initiative anticipatrice attribue, d’une part, à celle-ci le rôle de se rendre visible à mes yeux et, d’autre part, à moimême le devoir de la voir. L’intimité de cet échange de regards est fondée sur un désir de chose – celle-ci qui n’est encore qu’image n’apparaîtra pas elle-même, on l’a dit, mais seulement un même qui ne sera pas tout à fait elle. Dans cette corrélation spécifique qu’est l’anticipation il en va personnellement d’elle et de moi, sachant que probablement la pierre est bel et bien là-bas, platement visible à tout un passant qui l’aurait déjà croisée et perçue. L’envie de l’anticipation croît au fur et à mesure de son achèvement sous le stimulus d’une probabilité croissante de croiser enfin la pierre : plus la pierre diffère son arrivée, plus elle se dérobe à la présence (du moins, le croit-on), plus l’anticipation s’exacerbe. Autrement dit, cette relation entre chose-anticipée et anticipation (la seconde est d’autant plus exacerbée que la pierre demeure invisible) définirait l’anticipation comme désir, dont la satisfaction remise à plus tard est une des conditions de son maintien. Il en va aussi, de ma part, d’une attitude largement performative car en voyant et attestant que cette pierre, là-bas et maintenant, est bien celle qui a suscité mon anticipation je lui attribue, de fait et de droit, la dangerosité redoutée. En estimant, à tort ou à raison, que cette pierre aurait pu me faire chuter je lui impute une puissance qui ne sera jamais vérifiée, puisque suite à mon anticipation aboutie je 152

L’expression fait écho à la critique de Gustave Courbet écrivant en 1849 : « il y a trop longtemps que les peintres, mes contemporains, font de l’art à l’idée et d’après des cartons », cité par JL. Marion dans Courbet ou la peinture à l’œil, Flammarion, 2014.

126

contournerai l’obstacle. Dans le processus anticipateur, cette dangerosité est donc bien moins objectivement reconnue que subjectivement attribuée. De plus, elle n’est pas attribuée par un tiers impartial et arbitral mais par moimême qui juge et décide que cette pierre dangereuse est la pierre-anticipée. Ma subjectivité fait peser sur le processus de l’anticipation un risque d’erreur supplémentaire non négligeable. Dans ce chiasme visuel des regards croisés, ne pourrait-on pas reconnaître une manière de don ? Ce serait un don assis sur un schéma somme toute banal : on connaît exactement le donataire (l’anticipateur), le donateur (la nature en sa providence) et on connaîtra le donné (une pierre) dont on a déjà une idée. Quand la nature dépose une pierre sur un chemin communal, ce donné n’appartient à personne : il est un bien commun, sans propriétaire, comme un don fait par la nature. Face au mystère de la résolution positive d’une anticipation aussi aventureuse, la sagesse populaire n’hésite pas à en hypostasier la cause efficiente ou occasionnelle. Le donataire voyant la pierre attendue ressentira un soulagement et un apaisement qui l’inciteront à remercier, in petto, l’heureux Hasard, la bonne Fortune, le Bon Dieu ou la Nature-qui-fait-bien-leschoses. *

Tout étant physique ordinaire est potentiellement visible à tout un chacun, même si personne n’est là pour faire l’expérience de cette disponibilité. Et si la chose se retire ou si elle n’est pas là où l’on pensait la trouver, alors sa visibilité se déplace avec elle, sans pour autant jamais la déserter. Elle peut être couverte, dissimulée, la chose n’est jamais invisible que conjoncturellement et demeure en permanence en situation d’apparaître au regard de l'un d'entre nous. Si nombre de ses caractéristiques peuvent évoluer significativement voire la quitter définitivement 127

(forme, masse, couleurs…), sa visibilité est inhérente à sa présence au monde. Où qu’elle soit, un regard pénétrant pourrait la voir. C’est dire que la chose minérale est substantiellement apparente et apparaissante, ce qui la distingue de certains phénomènes qui viennent à manifestation sans se montrer pour autant153. Son apparence propre n’est jamais trompeuse (en quoi le serait-elle ?), la tromperie ne peut venir que de ma mauvaise et donc inadéquate anticipation. Il reste qu’il faut tout de même compter, comme dit Heidegger, sur la possibilité que l’étant se montre comme ce qu’il n’est pourtant pas. On serait tenté de répliquer : peut-il y avoir une apparence trompeuse ? Ce défaut ne se serait-il pas dû à la défaillance de mon regard ? à mon imagination insuffisante ? Heidegger ne dit pas « se voit » mais « se montre ». Dès lors, de quel biais dégradant la chose serait-elle victime ? Il pourrait naître à la pointe de la phase décisive de l’anticipation, lors de cette montée au visible de la chose passant de l’inapparence à l’apparence. Il reste que sous réserve que cette progression phénoménale se produise, le processus de l’anticipation relève d’un terminus qui n’a d’actualité que sous la seule guise de la soudaineté. L’étape décisive qui va permettre de conclure une anticipation réussie repose sur la seule modalité temporelle lui convenant : l’instant de l’apparition disparaissante, puisque dès que la pierre est vue l’instant entraîne ipso facto l’anticipation dans son annihilation. La pierreanticipée disparaît, pour laisser place, le cas échéant, à une pierre-effective banalement inscrite dans le plan de la causalité et s’efface ainsi l’horizon de l’anticipation. Cet instant critique n’est pas un des maillons ordinaires de la per153

Comme le souligne JL. Marion : « Le phénomène n’a pas à venir à manifestation qu’autant qu’il n’est pas, de prime abord, apparent. Le phénomène se caractérise d’abord par son inapparence. » Réduction et Donation, coll. Epiméthée, PUF, 1989.

128

pétuelle chaîne du temps. Il appartient à la famille des instants critiques de nos vies (la rencontre, l’occasion, l’aventure, la morale…). La soudaineté est à l’origine d’un temps nouveau, d’un quasi imprévu, d’un presque impromptu,... En étant une des formes de l’hétérogène, du discontinu... elle est non seulement au commencement d’un quelque chose mais aussi ce commencement luimême. Rien ne se passe, puis le seulement probable advient et le temps ordinaire en est chamboulé. Dans ces contextes de retournements, elle est très associée à la brièveté. A propos de l’événement historique, Ricœur a recousu la longue durée et la soudaineté événementielle en soulignant qu’« il importe plus à un événement qu’il contribue à la progression d’une intrigue que d’être bref et nerveux, à la façon d’une explosion (...) La longue durée est aussi bien de l’événementiel que la courte, si l’intrigue est la seule mesure de l’événement 154 ». Loin de la grande Histoire événementielle, la modeste anticipation ordinaire, celle d’une méchante pierre au milieu d’un pauvre chemin de campagne, ne serait-elle pas à sa façon un parfait modèle d’intrigue ? Mais d’une intrigue ex ante qui inquiète l’anticipateur en vue de l’événement de l’arrivage de la pierre ; symétriquement, l’événement historique, lui, a un bel avenir puisqu’il ne cessera d’intriguer ex post les historiens. L’au-delà de l’instant soudain fera revenir le temps ordinaire. C’est dire que contrairement à l’événement historique la déstabilisation du sujet anticipant précède et non pas suit l’instant crucial. Sur l’espace flottant, son regard est chemin faisant, dans le sens que ce sont les yeux qui dessinent un chemin dans le chemin, qui ouvrent un concours de choses dans un concours de circonstances jusqu’à 154

Ricœur, Temps et récit, tome I, L’intrigue et le récit historique, Seuil, 1983. Voir Claudia Serban, L’événement historique : un paradigme de la phénoménalité ? revue Alter, n°25, 2017.

129

ce que, si le sort le veut, la pierre maligne enfin s’offre tout entière à la perception. Par la satisfaction procurée par la vision aboutie, il reprendra pied dans la vie ordinaire avec la satisfaction passagère de ne pas avoir chuté. * La décision d’anticiper a été prise. Puis, une quête mêlée d’attente a prévalu. Du temps leur a été consacré. La soudaineté de l’instant final a été ainsi précédée par l’intervalle du moment préjudicatif. Malgré un bel esprit de méthode et la lente patience de sa traque, l’anticipateur appliqué n’échappera pas à une découverte événementiale de la pierre. L’anticipation reste fortement rhapsodique, improvisée sinon inspirée. La surprise n’est pas le fin mot de l’événement, la soudaineté est plus en amont et plus originaire. Celle-ci est la nécessaire marque de la clôture de toute anticipation réussie, la fin subite de la tension propre à la visée de la chose. Évoquer ici une préparation de l’événement est bien sûr user d’une contradiction dans les termes. Mais s’attendre à un imprévu en partie déchiffré (une pierre, un chemin, un danger... ) n’est peut-être pas si prévisible puisque la soudaineté contient une part irréductible d’impréparation : elle est source d’énigme. Pourquoi la pierre apparaîtrait-elle soudainement ici plutôt qu’un peu plus loin ou un peu plus près ? Pourquoi à cet instant plutôt qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard ? Cette pierre si elle existe est quelque part à quelque instant entre les limites du chemin. Sa position est situable au sein de ces limites, libre à la pierre d’être avec l’aide du vent là où elle peut être. Peu importe cette variabilité inhérente au destin de la pierre, si elle n’est pas cause d’un ratage de perception. Sous l’effet des températures et de l’humidité, la chose naturelle peut d’ailleurs connaître des variations suffisantes pour la déplacer. Il y a du jeu dans le destin paramétré des choses. Glorieuse incertitude de la matière.

130

S’il s’agit, en l’occurrence et d’abord, de voir venir ce qui n’est pas encore venu c’est bien que l’apparence est une affaire conscientielle avant d’être un fait de nature. Même si elle risque de s’avérer quelque peu fautive lors de la chose vue, l’apparence hypothétique est pleinement elle-même au cœur du processus d’anticipation. Ce jeu d’apparence, entre conscience et réalité, est un enjeu d’étants qui seuls sont susceptibles de relever de la présence réelle, comme le souligne JL. Marion à la suite de Heidegger : « le plus évident phénomène du monde ne donne que ce qu'il a, à savoir l’évidence d’un étant155 ». Ainsi, quand l’apparence intentionnée se fera, le cas échéant, apparition la chose ainsi apparue aura encore une apparence. L’anticipateur la reconnaîtra comme étant celle qu’il, cahin-caha, attendait : « oui, c’est bien le type de pierre que j’anticipais » se dira-t-il, rassuré. Cette reconnaissance bien fragile est celle d’une chose jamais vue mais dont il distingue suffisamment de similitudes avec la pierre-anticipée où il la retrouve.

155

Réduction et Donation, op.cit.

131

Postlude

Le lièvre de Buxtéhude

L

e conte des frères Grimm Le lièvre et le hérisson156 raconte l’aventure d’un lièvre qu’un hérisson défia à la course. Vexé par les moqueries du lièvre quant à ses jambes torses de naissance, le hérisson met ce prétentieux au défi de mieux courir que lui : « - tu t’imagines, peut-être, dit-il au lièvre, que tes jambes valent mieux que les miennes ? - Je m’en flatte, dit le lièvre. »

Afin de « jouer un tour » à ce « sot », le hérisson demande à sa femme qui lui est physiquement en tout point semblable de se poster à l’autre bout du champ : « Tu n’as qu’à te tenir cachée dans le sillon, et, quand le lièvre arrivera près de toi, tu te montreras à lui en criant : ‘‘me voilà !’’ »

À l’issue d’une première traversée du champ le lièvre trouva « le » hérisson au point d’arrivée. Il recommença soixante-treize fois, de gauche à droite et de droite à gauche. À la soixante-quatorzième course, épuisé il expira. Sur cette fin tragique au terme d’une aventure saugrenue, on croit lire Marcel Conche commentant le Fragment 52 d’Héraclite qui nous parle du temps, du devenir comme un 156

Contes de l’enfance et du foyer (version de 1843), traduction de Frédéric Baudry, Hachette, 1859. Ce conte doit sa réputation philosophique à Heidegger qui le prit comme exemple dans Identität und Differenz (1957), Identité et Différence, coll. Classiques de la philosophie, Gallimard, 1968.

133

enfant jouant en toute innocence, sans finalité et menant l’homme à sa perte : « L’espace de liberté de l’homme qui va vers la mort se resserre comme celui du joueur qui pressent l’échec. Quels sont les pions ? (…) (Les pions) dans le jeu de ce nom (la petteia), sont de petits cailloux ovales, (…) sans doute, blancs dans un camp, noirs dans l’autre. Si le Temps joue contre nous, cela signifie, peut-on penser, que les pions dont il dispose ce seront les pions noirs (…) Ainsi s’opère un renversement ou un retournement de situation, et ce retournement est fatal.157 »

Dans ce jeu de rôles, il est aisé d’y voir dès la deuxième traversée le lièvre anticiper - avec inquiétude la présence du hérisson progressant devant lui voire déjà parvenu au point d’arrivée. Terrible danger pour la réputation du léporidé. S’il le lièvre court au plus vite de ses capacités c’est autant pour vaincre cet adversaire d’un jour que pour être rassuré au plus tôt sur la pérennité de son hégémonie athlétique. *

Pour que sa ruse fonctionne à plein le hérisson malin joue sur le fait qu’un autre hérisson (en l’occurrence sa femme) lui ressemble exactement : tout se joue sur l’ignorance du lièvre quant à l’existence de ce second hérisson. Non seulement le lièvre croira reconnaître son concurrent mais il entendra un « me voilà ! » qui confirmera cette reconnaissance. Il y a donc un double mensonge : la présence d’un semblable et le cri censé attester l’identité inchangée de son concurrent. Le lièvre aurait très bien pu interpréter la présence d’un hérisson au point d’arrivée comme une coïncidence (les hérissons sont nombreux dans la lande de Buxtehude158) mais grâce au « me voilà ! » il ne met pas en doute la présence de son rival en 157

Héraclite, Fragments, PUF, 1986. Le traducteur de 1859 précisait : « pays dont les habitants sont accusés d’être les Béotiens de l’Allemagne. »

158

134

personne. Cette naïveté ne sera pas effacée par soixantetreize autres courses se concluant chacune par la victoire du hérisson prodige. Bien au contraire, elle lui fut fatale. Autrement dit, il eut beau anticiper soixante-treize fois la possible absence du hérisson vainqueur, il se trompa autant de fois. Et si son corps avait résisté, il aurait, sans doute, encore couru comme un dératé jusqu’à ce le hérisson ne fût plus au rendez-vous. Seules la faim, la soif ou la nuit auraient, peut-être, découragé le hérisson et sa femme de poursuivre la plaisanterie. La folie anticipatrice du lièvre ne semble tenir qu’à son seul orgueil démesuré qui l’aveugla jusqu’à en mourir. Ce manque de bon sens, cet abus de jobardise serait la marque d’une anticipation idéologique, au sens où l’anticipateur a d’avance la réponse à une question mal posée. Il ne peut concevoir qu’un hérisson coure plus vite que lui, et si cela a l’apparence du vrai c’est que, pense-t-il « le diable est là pour quelque chose ». Pas un instant il ne conçoit une possible tromperie imaginée par son adversaire. Sans doute le croit-il incapable d’une astuce, sa plate intelligence étant aussi défaillante que ses pauvres jambes. S’il reprend son « tourbillon » c’est qu’il est convaincu que Dame Nature doit reprendre ses droits et lui accorder en toute logique la victoire. Son obstination à courir démontre sa confiance intacte dans la loi naturelle qui dit qu’un hérisson n’est pas bâti pour courir plus vite qu’un lièvre. L’une des conséquences de ce décret divin est l’institution d’une supériorité éternelle, d’une domination sans exception de tous les lièvres (en bonne santé) sur tous les hérissons (également en bonne santé) quant à la course. Dès lors, la dérogation à l’ordre naturel qu’est en train de constater le lièvre de Buxtehude ne peut être le fait que d’un adversaire de la taille de Dieu, c’est-à-dire le Diable en personne :

135

« Le lièvre dit : « Le diable est là pour quelque chose. » Il cria : ‘‘Recommençons ; encore une course.’’ Et il courut encore, partant ainsi qu’un tourbillon, si bien que ses oreilles volaient au vent. »

Pour constater sa défaite il lui suffisait pourtant de regarder en arrière si le hérisson était bien à la traîne plutôt que d’anticiper, dans l’angoisse et la sueur, la présence du mystificateur au bout du champ. Mais ce n’est sans doute pas le genre du lièvre que d’être petit joueur, c’est-à-dire de se préoccuper de son adversaire. Quand il court, il se donne à fond de manière effrénée, les oreilles au vent comme si une meute le force. Il regarde droit devant lui, ne pouvant croire à la possibilité de l’événement impossible d’un hérisson le précédant. Mais si le lièvre découvrait la supercherie, pour autant il n’en serait pas mieux armé pour arriver avant « le » hérisson, pour la simple raison qu’on ne peut courir deux hérissons à la fois. Dans ce conte de Grimm, l’anticipation porte sur le déjà-là de l’anticipé au point d’arrivée, la question du lieu précis de sa présence n’est pas posée mais celle de la présence elle-même, du y sera-t-il ? Plus précisément encore : le hérisson sera-t-il au rendez-vous avant le lièvre ? L’enjeu est donc double : lieu et instant, et l’un avec l’autre. Car s’il n’ y a pas de doute quant à la possibilité du hérisson de parvenir au point d’arrivée ne serait-ce que dans un délai très confortable, tout se joue sur le y être avant qui est, dans ce conte, l’expression du déjà-là. Celui-ci est l’expression de la radicalité du « réel » défini comme ce avec quoi nous devons tous nous colleter en tant qu’il est face à nous, pour nous ou contre nous. Si le lièvre court comme un dératé c’est bien pour savoir ce qu’il en est là-bas de cette confrontation, de ce que lui réserve le réel : la gloire confirmée ou le déshonneur insoupçonné ? Pour lui, rien ne serait plus insupportable que de ne pas savoir ce qu’il en est de son autorité athlétique. Plutôt que mépriser le défi que lui a lancé le 136

hérisson, il le relève d’abord sans crainte puis au fil des courses, de plus en plus inquiet et anticipant de moins en moins la gloire. N’en croyant pas ses yeux, il poursuit l’épreuve jusqu’à perdre la vie, fors l’honneur. Le tour que lui ont joué le hérisson et sa femme s’étant terminé par la mort, a montré qu’au-delà d’une vanité banale le lièvre était capable d’aller au bout de lui-même, héroïquement face à deux hérissons incapables de mettre fin à leur funeste plaisanterie. Somme toute, la sympathie du lecteur aura, peut-être, changé de poil. * Follement défié, le lièvre est dans son hybris anticipatrice inquiet pour et de son être, plus encore que pour sa réputation athlétique. S’il ne relève pas le défi de son piètre adversaire, si le hérisson est toujours déjà là-bas, qui est-il donc ? Qu’est-ce qu’un lièvre qui, dans la force de l’âge et sans la moindre blessure, court moins vite qu’un hérisson ? Un lièvre, toujours un lièvre ! Quel autre animal pourrait-il être ? Le lièvre, certes, mais sans plus rien de ce qui fait sa grandeur. Ainsi dans ses va-et-vient de plus en plus désespérés le vaillant animal est à la poursuite de son être. La mort aura raison de sa course, il mourra croyant n’être plus ce qu’il n’avait pourtant jamais cessé d’être. Bien plus que la vantardise et la tromperie, le thème de conte ne serait-il pas celui de la réponse toujours différée de ce qu’est notre être même si nous nous sentons un étant159 ? 159

Rappelons l’interprétation que donne Derrida de ce conte : « Le concept, la figure, le sens du hérisson, dans ce cas, quelle que soit sa langue et quel que soit son nom, signifient le ‘‘toujours-déjà-là’’, la structure ou la logique du ‘‘toujours déjà’’ (et qui osera prétendre que cette ‘‘objection’’ à Heidegger est aussi naïve qu’elle paraît quand il s’agit de la mise en œuvre de la vérité ?), du ‘‘je suis toujours déjà arrivé’’, ici ou là, ici comme là (...) » Points de suspension, Galilée, 1992.

137

Mettre à contribution son corps ce n’est que s’éprouver soi-même, pour constater que l’on se porte bien ou plus précisément que l’on « porte » bien son être dont on ne sait rien mais que l’on ressent en étant, bref que l’on est bel et bien vivant même si on ne sait toujours rien de ce qu’est la vie. Après chaque défaite - le hérisson s’étant écrié : je suis là !... - le lièvre court de nouveau et de plus belle pour se sentir et donc se savoir vivant et démontrer par la preuve son statut d’animal le plus rapide de la contrée. Plus il se sent étant plus il se croit être, car il s’imagine que c’est en accumulant de l’acquis que l’on peut recouvrer de l’inné.

138

Index des noms Alain, 125 Alberti, Léon Battista, 69 Almaleh, François, 113, 114 Arasse, Daniel, 75,76 Aristote, 11, 23, 39 Augustin (saint), 35 Balazut, Joël, 24 Barbaras, Renaud, 60 Benoist, Jocelyn, 96 Bergson, Henri, 48, 78 Bille, Corrina,13 Bolzano, Bernard, 26, 66, 67 Bonnat, Léon, 63, 66 Boulez, Pierre, 54 Bourrit, Bernard, 66 Bousquet, Joë, 108 Brentano, Frantz, 26, 39 Brisart, Robert, 20, 29, 30, 53 Buson, (Buson Taniguchi), 104, 105 Caillois, Roger, 68 Caveing, Maurice, 69 Chrétien, Jean-Louis, 48 Cingria, Charles-Albert, 13 Claudel, Paul, 76 Conche, Marcel, 82, 124, 133 Courbet, Gustave, 126 Courtine, Jean-François, 35, 103 Del Cossa, Francesco, 75 Deleuze, Gilles, 54, 63, 78

139

Derrida, Jacques, 28, 105, 111, 112, 118, 137 Descartes, René, 86, 87, 119, 122, 124 Diogène, 48 Duchamp, Marcel, 12, 94, 106 Dufrenne, Mikel, 60 Dumayet, Pierre, 64, 77 Fautrier, Jean, 66 Føllesdal, Dagfinn, 29 Goethe, Johann Wolfgang von, 97 Goodman, Nelson, 88 Grimm, Jacob et Wilhelm, 11, 13, 14, 133, 136 Guattari, Félix, 54 Heidegger, Martin, 22, 35, 44, 64, 98, 104, 107, 111, 112, 118, 128, 131, 133, 137 Holbein le Jeune, 75 Hugo, Victor, 63-67, 112 Husserl, Edmund, 20, 21, 26, 27, 29, 30, 44, 65, 67, 70, 73, 98, 101, 104, 118 Ingarden, Roman, 41 Jankélévitch, Vladimir, 50, 82 Jouve, Pierre Jean, 65 Kant, Emmanuel, 22-24, 97, 98 Lacoste, Jean-Yves, 11 Levinas, Emmanuel, 48 Lewis, Clarence Irving, 20 Littré, Emile, 93 Lyotard, Jean-François, 76, 101 Magritte, René, 68, 112 Marion, Jean-Luc, 43, 44, 76, 86, 87, 94, 118, 119, 122, 126, 128, 131 Mauss, Marcel, 49 Meinong, Alexius, 25, 31, 32, 69, 96 140

Munier, Roger, 104 Nerval, Gérard de, 59 Noël, Dominique, 78 Pascal, Blaise, 64, 110 Paulhan, Jean, 36, 43, 63-68 Péguy, Charles, 63 Perrault, Charles, 11, 14 Picasso, Pablo, 43, 109 Platon, 23, 35 Ponge, Francis, 11, 102, 103, 106-108, 110-114 Richard, Sébastien, 25, 28 Ricœur, Paul, 107, 129 Rilke, Rainer Maria, 104 Romano, Claude, 27, 28, 111 Serban, Claudia, 129 Shiki, (Masaoka Tsunenori), 105 Thémistius, 70 Tolman, Richard, 25 Twardowski, Kazimierz, 26-29, 67 Uexküll, Jakob von, 111 Van Gogh,Vincent, 64,106, 117 Verlaine, Paul, 72 Veyne, Paul, 18 Zénon d’Élée, 48 Zincq, Aurélien, 31

141

PHILOSOPHIE AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions MACHIAVEL ET LA COMMUNICATION POLITIQUE Sagar Seck Cet ouvrage montre comment la communication politique a subi l'influence des préceptes du Prince, ceci même si l'oeuvre de Machiavel n'a pas toujours été lue. Néanmoins, l'étrange familiarité qui lie Machiavel au mal, dans sa pensée politique, semble relever d'une nécessité qui souvent commande les rapports gouvernants-gouvernés. Ce lien entre Machiavel et les politiques modernes se lit surtout à travers l'évocation d'une expression propre au pouvoir et que dissimule le politique grâce aux médias, ce qui décrit un nouveau rapport entre pouvoir et presse. (Coll. Questions contemporaines, 296 p., 31 euros) ISBN : 978-2-343-18211-7, EAN EBOOK : 9782140131721

CRISE DANS LA REPRÉSENTATION Photographie, médias & capitalisme, 3 Corée / France Sous la direction de François Soulages Le problème de la présence oblige à mettre en oeuvre la représentation, comme si, pour l'être humain, la présence ne pouvait se suffire à elle-même et devait s'accompagner de représentation et de langage. Mais la représentation fait elle-même problème au point qu'il y a crise dans la représentation. En effet, les hommes hésitent entre croyance et doute face aux représentations : qu'elles soient celles des médias, de la photographie, de l'économie ou de la politique, c'est une crise généralisée de et dans la représentation. (Coll. Eidos, 200 p., 20,5 euros) ISBN : 978-2-343-18640-5, EAN EBOOK : 9782140131639

LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO, PRODIGUE OU PRODIGE ? Essai d'une philosophie politique et d'une théologie pour le Congo Justin Adriko Mundua Quelle philosophie politique et quelle théologie pour l'Afrique, en général, et pour le Congo, en particulier, en ce vingt et unième siècle qui totalise bientôt deux décennies ? Devant le paradoxe congolais, l'auteur propose de passer de la répétition des pensées philosophiques et théologiques d'importation à une pensée philosophique et théologique propre au Congo et à même de répondre aux défis du moment. Le livre se veut une réponse à la quête identitaire multiséculaire des Congolais et, plus largement, des Africains. (Coll. Droits, Sociétés, Politiques "Afrique des Grands Lacs", 262 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-17428-0, EAN EBOOK : 9782140130632

DE L'AMOUR IMAGINAIRE À LA PLÉNITUDE DU MANQUE Christian Martin Il semble n'exister aucune borne à la férocité de l'homme envers son semblable. L'amour ment à longueur de journée. Peut-être parce qu'il recouvre d'une même lumière diffuse la passion érotique, l'attachement, l'amitié et l'amour du prochain tout autant que l'espoir illusoire de toutes nos névroses. Écartelé entre égoïsme et altruisme, je peux établir une relation d'amour avec l'autre en le considérant comme un objet, un miroir, une idée désincarnée ou un sujet de droit. Mais qu'il soit pulsion, fusion, communion ou communication, l'amour est une construction sociale imaginaire. L'amour communicant et respectueux semble se différencier positivement des autres formes qui tentent de combler un manque primordial. (Coll. Ouverture Philosophique, 252 p., 25 euros) ISBN : 978-2-343-18396-1, EAN EBOOK : 9782140131233

CHILI : LES SILENCES DU PARDON DANS L'APRÈS PINOCHET Javier AGUERO AGUILA Le philosophe chilien Javier Agüero Águila a consacré ses recherches à la psychanalyse, à la philosophie française contemporaine - avec une attention toute particulière à la pensée de Jacques Derrida -, à la « philosophie politique » : la violence, la démocratie et les droits de l'homme, l'hospitalité, la communauté et l'extranéité, la marginalité mais encore l'héritage, la mémoire, l'oubli, le pardon, etc. C'est autour du pardon que ce livre s'organise, engageant un débat sur le processus chilien de transition et de démocratisation mis en oeuvre après la dictature militaire de Pinochet. (Coll. La philosophie en commun, 252 p., 26 euros) ISBN : 978-2-343-17784-7, EAN EBOOK : 9782140130779

ENTRER EN PHILOSOPHIE ANTIQUE Barthélemy Kabwana Minani Face aux interrogations de la vie, la philosophie se déploie pour libérer l'homme du fanatisme et de l'étroitesse d'esprit. Elle lui apprend à marcher et lui montre le chemin. La philosophie antique, née en Afrique (Égypte), s'est étendue sur les rivages de l'Asie Mineure et à la Sicile, avant de se fixer à Athènes puis à Rome. Les grandes écoles de la philosophie antique embrassent tous les domaines, de la métaphysique aux sciences. Entrer en philosophie, c'est d'abord apprendre à penser par soi-même, c'est aussi se jucher sur les épaules des géants qui nous ont précédés. (Coll. Pour Comprendre, 208 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-18279-7, EAN EBOOK : 9782140130823

PENSER L'ENTRE-DEUX Potentialités, devenir, visage Emmanuel·le·s Weislo 85 000 antonymes organisent nos perceptions et relations dans une culture de l'opposition : l'un ou l'autre, sans alternatives. Cet « ordre des choses » imprègne nos pensées. Pourtant, le réel résiste à nos regards et se dessine le plus souvent en entrelacs, métissages, oscillations. Alors, comment penser cet entre-deux ? En déport d'une

« pensée duelle » qui sépare et réduit, il s'agit de laisser émerger une pensée qui distingue et relie, invitant à prendre en compte la diversité, la complexité et la continuité du monde pour observer des potentialités et des relations d'intérité qui façonnent le « devenir visage » de chaque personne. (Coll. Ouverture Philosophique, 224 p., 23,5 euros) ISBN : 978-2-343-18241-4, EAN EBOOK : 9782140130243

GASTON BACHELARD, L'INATTENDU Les chemins d'une volonté Jean-Michel Wavelet Comment Bachelard, fils d'un cordonnier, professeur de physique et chimie, a-t-il pu devenir cet humaniste aussi savant que philosophe, aussi penseur que poète ? Il n'a pas emprunté les chemins balisés, ceux des élites universitaires et culturelles. Il a contrarié les pronostics et les conventions. Il s'est adjugé contre vents et marées le droit de penser par lui-même en bousculant les frontières des savoirs et de la culture et en dérangeant les us et coutumes établis. « Un ouvrage aussi lumineux que la destinée et l'oeuvre de Gaston Bachelard. Au plus près de sa vie et de sa pensée. » (Philippe Meirieu) (Coll. Biographies, 278 p., 29 euros) ISBN : 978-2-343-18246-9, EAN EBOOK : 9782140130168

SOPHIE CALLE Regard sur autrui : du déséquilibre à l'imaginaire Hwamin Shin Préface de François Soulages À notre époque, nous sommes aux extrêmes : soit surexposés, soit isolés du regard. Entre le regard sur autrui et le regard d'autrui, comment pouvons-nous définir et accepter le regard sans nous détruire ? À quel point est-il fidèle et comment révèle-t-il la réalité, l'existence de ce qui est regardé ? Comment le regard sur autrui peut-il jouer sur et avec l'existence de l'être humain, et de l'oeuvre ? Face à cette question, Sophie Calle présente sans cesse autrui dans des créations plutôt autobiographiques. Elle pose des questions existentielles pour établir un rapport à l'autre, un rapport au regard. Avec ses oeuvres, le problème du regard sur autrui ou d'autrui passe du déséquilibre à l'imaginaire. (Coll. Eidos, 120 p., 14 euros) ISBN : 978-2-343-18404-3, EAN EBOOK : 9782140129728

ETAT D'EXCEPTION La forme juridique du néolibéralisme Rafael Valim Dans un contexte où un certain bavardage médiatique constituait alors sans doute autant un masque idéologique, qu'il n'était le signe d'un profond désarroi intellectuel devant la brutalité des changements à l'oeuvre, le livre de Rafael Valim offrait déjà, et offre plus que jamais aujourd'hui, des outils précieux pour penser le présent du Brésil, et, plus largement, celui des États de droit démocratiques à l'ère néo-libérale. (Coll. La philosophie en commun, 76 p., 11 euros) ISBN : 978-2-343-18371-8, EAN EBOOK : 9782140129629

SOIGNER Les limites des techno-sciences de la santé Jean-Jacques Wunenburger Les avancées de la médecine comme ses risques, excès ou dysfonctionnements conduisent à nous interroger sur la primauté affichée du techno-scientisme dans le champ de la santé, sur les idéaux de performance et les idéologies de la toute-puissance rationnelle de la biomédecine. EME éditions (Coll. Transversales philosophiques, 190 p., 19 euros) ISBN : 978-2-8066-3690-4, EAN EBOOK : 9782806651709

PHOTOGRAPHIE & (RE)CONSTRUCTION D'HISTOIRES Alejandro Erbetta Préface de Leonor Arfuch Dans les démarches rétrospectives qui réinterprètent le passé, les artistes travaillent à partir des traces matérielles et mnésiques, telles que les images d'albums de famille, les archives, les documents ou les témoignages. Leurs oeuvres deviennent une recréation artistique, et postulent un espace narratif singulier qui évoque une poétique de la mémoire. Partielles et fragmentaires, elles donnent à voir un récit reconfiguré par l'imaginaire et le montage. Mais peut-on reconstruire une histoire fragmentée et dispersée par le montage ? Comment remplir les vides ? En quoi et pourquoi la photographie peut-elle jouer un rôle important entre passé et présent ? Quelles relations établir entre mémoire, reconstruction et identité, entre histoires individuelle et collective ? (Coll. Eidos, 164 p., 17,5 euros) ISBN : 978-2-343-18421-0, EAN EBOOK : 9782140129315

BRÈVE PHILOSOPHIE DE LA CONSTITUTION De Cicéron à René Girard Analyse et psychanalyse des systèmes constitutionnels Paul Dubouchet En ce moment propice aux débats sur la Constitution, la souveraineté du peuple, la démocratie directe, cet essai veut donner un aperçu historique, politique et philosophique du problème, à partir d'une seule idée directrice repensée dans la perspective de la « théorie mimétique » de René Girard : l'opposition établie par Giovanni Lobrano entre le « modèle ancien ou romain », seul vrai modèle républicain, et le « modèle moderne ou germano-anglais », d'origine féodale. (Coll. Ouverture Philosophique, 172 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-17984-1, EAN EBOOK : 9782140128882

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected] L’Harmattan Congo 67, boulevard Denis-Sassou-N’Guesso BP 2874 Brazzaville [email protected]

L’Harmattan Hongrie Kossuth l. u. 14-16. 1053 Budapest [email protected]

L’Harmattan Mali Sirakoro-Meguetana V31 Bamako [email protected] L’Harmattan Togo Djidjole – Lomé Maison Amela face EPP BATOME [email protected] L’Harmattan Côte d’Ivoire Résidence Karl – Cité des Arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan [email protected] L’Harmattan Algérie 22, rue Moulay-Mohamed 31000 Oran [email protected] L’Harmattan Maroc 5, rue Ferrane-Kouicha, Talaâ-Elkbira Chrableyine, Fès-Médine 30000 Fès [email protected]

Nos librairies en France Librairie internationale 16, rue des Écoles – 75005 Paris [email protected] 01 40 46 79 11 www.librairieharmattan.com

Lib. sciences humaines & histoire 21, rue des Écoles – 75005 Paris [email protected] 01 46 34 13 71 www.librairieharmattansh.com

Librairie l’Espace Harmattan 21 bis, rue des Écoles – 75005 Paris [email protected] 01 43 29 49 42

Lib. Méditerranée & Moyen-Orient 7, rue des Carmes – 75005 Paris [email protected] 01 43 29 71 15

Librairie Le Lucernaire 53, rue Notre-Dame-des-Champs – 75006 Paris [email protected] 01 42 22 67 13

Achevé d'imprimer par Corlet Numéric, Z.A. Charles Tellier, 14110 Condé-en-Normandie N° d'Imprimeur : 163030 - Dépôt légal : décembre 2019 - Imprimé en France

Jean-Marc Rouvière est un chercheur indépendant influencé tant par le courant de la phénoménologie que par les œuvres de penseurs tels que Jean Paulhan ou Vladimir Jankélévitch. Il est notamment l’auteur chez L’Harmattan dans la même collection de Au lieu d’être, vers une métaphysique de l’ici et de L’Homme surpris, vers une phénoménologie de la morale.

Jean-Marc Rouvière

Dans le sillage de Au lieu d’être (2017), cet essai prend appui sur l’exemple trivial d’une pierre anticipée sur le chemin. Il se déploie en un tuilage d’esquisses qui, dans une certaine mesure, peuvent être lues indépendamment les unes des autres. Elles décrivent le phénomène de cette anticipation singulière afin de le porter aux concepts. L’auteur fait appel non seulement à la philosophie mais aussi aux penseurs de la peinture, de la littérature ou de la poésie. La chose effective et la chose anticipée sont reliées par un certain rapport d’exemplarité : l’image créée de la pierre a l’ambition de tendre vers une représentation adéquate de la pierre effective sous l’angle de l’objet bien qu’imparfaite sous celui de la chose. En se concrétisant, les attributs objectifs (forme, taille, poids…) se chosifient, c’est-à-dire se particularisent et, en conséquence, ne peuvent se retrouver identiques dans toutes les choses mais seulement de manière approximative. Entre l’effectif et l’anticipé il n’y a ni hétérogénéité objective radicale (sauf à se tromper d’anticipation), ni amalgame chosique (sauf par un hasard infiniment improbable). L’anticipation demeure toutefois fondée et possible du fait d’une certaine unité analogique qui consiste en ce que la chose effective imite la chose anticipée autant qu’elle le peut.

Jean-Marc Rouvière

Au-devant de soi DÉBATS

Esquisses vers une philosophie de l’anticipation

Au-devant de soi

Au-devant de soi

Illustration de couverture : Shrutikhanna/Pixabay.

ISBN : 978-2-343-19113-3

16 €

OUVERTURE

PHILOSOPHIQUE DÉBATS