ASH 01 Anthropologie de lAntiquite. Anciens objets, nouvelles approches: Anciens Objets, Nouvelles Approches (Antiquite Et Sciences Humaines) (English and French Edition) 9782503546971, 2503546978

Les diverses contributions reunies dans ce livre sont nees dune collaboration et dune proximite intellectuelle entre deu

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ASH 01 Anthropologie de lAntiquite. Anciens objets, nouvelles approches: Anciens Objets, Nouvelles Approches (Antiquite Et Sciences Humaines) (English and French Edition)
 9782503546971, 2503546978

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ANTIQUITÉ ET S CI E NC ES H U MA INES LA TRAVE RSÉ E DE S FRON T IÈ RE S

1

Directeurs de collection

Corinne Bonnet Pascal Payen comité scientifique

Zainab Bahrani

(Columbia University, New York)

Nicola Cusumano

(Università degli Studi di Palermo)

Erich Gruen

(University of California, Berkeley)

Nicholas Purcell

(St John’s College, Oxford)

Aloys Winterling

(Humboldt Universität, Berlin)

Anthropologie de l’Antiquité Anciens objets, nouvelles approches

édité par Pascal Payen et Évelyne Scheid-Tissinier

H

F

© 2012 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium

All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without prior permission of the publisher.

D/2012/0095/152 ISBN 978-2-503-54697-1

sommaire

Évelyne Scheid-Tissinier Introduction 7 Échanges et transferts

Vincent Azoulay Du paradigme du don à une anthropologie pragmatique de la valeur 17 Ton Derks Les rites de passage dans l’Empire romain : esquisse d’une approche anthropologique

43

Nicholas Purcell Quod enim alterius fuit, id ut fiat meum, necesse est aliquid intercedere (Varro).The Anthropology of Buying and Selling in Ancient Greece and Rome: An Introductory Sketch 81 Identités et représentations

Corinne Bonnet Lorsque les « autres » entrent dans la danse. Lectures phéniciennes des identités religieuses en contexte multiculturel

101

Pauline Schmitt Pantel Les mœurs des Grecs : histoire, anthropologie et politique 121 Violaine Sebillotte Cuchet Touchée par le féminisme. L’Antiquité avec les sciences humaines 143

5

sommaire

Maurizio Bettini Entre « émique » et « étique ». Un exercice sur le Lar familiaris

173

Schémas culturels et modèles sociaux

Pascal Payen Sur la violence de guerre en Grèce ancienne. Anthropologie, histoire et structure

201

Adeline Grand-Clément Poikilia. Pour une anthropologie de la bigarrure 239 Évelyne Scheid-Tissinier Du bon usage des émotions dans la culture grecque

263

Emmanuelle Valette La voix des monuments, l’écriture du carmen : l’élégie romaine entre histoire, littérature et anthropologie du monde romain 291 Andreas Wittenburg Antiquité et anthropologie en Allemagne : Eduard Meyer et après

323

Bibliographie

343

Synthèses / Abstracts 377

Index thématique

431

Index des auteurs Index des noms

435

439

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évelyne scheid-tissinier

INTRODUCTION

La relation que l’histoire de l’Antiquité a nouée avec l’anthropologie est plus que centenaire puisque l’une de ses manifestations les plus anciennes est fournie par le livre à bien des égards précurseur de Gustave Glotz : La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce1, paru en 1904. Dans l’introduction de son ouvrage, Gustave Glotz expliquait la nécessité dans laquelle il s’était trouvé d’avoir recours à une méthode qui sans être inédite, restait assez peu familière aux Historiens du droit et des institutions2, pour mener à bien le projet qu’il avait conçu de retracer l’émergence et le développement du droit pénal des cités grecques. « L’état fragmentaire de la documentation », expliquait-il, l’avait contraint à élargir le champ de ses investigations et à pratiquer à côté de la « méthode historique » traditionnelle, une « méthode comparative », qui consistait à traquer « les similitudes entre pays », en pratiquant une « observation assidue des sociétés les plus diverses3 ». De cette exploration témoigne l’abondante bibliographie réunie par le chercheur sous la rubrique « Travaux relatifs aux autres pays4 ». 1 G. Glotz, La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, Albert Fontemoing, 1904. 2 En revanche les mythes grecs avaient depuis longtemps suscité des comparaisons avec ce qui existait dans des société exotiques, comme l’a rappelé il y a trente ans M. Detienne, L’Invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981. 3 Glotz, La Solidarité, p. viii. 4 La bibliographie réunissant ces « Travaux relatifs aux autres pays », qui couvre les pages 16-19 de l’Introduction, est plus abondante que la bibliographie consacrée aux travaux historiques proprement dits, qui couvre les pages 13-15.

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L’adoption d’une semblable méthode imposait à Gustave Glotz de préciser ses positions sur la question, alors d’actualité, des races humaines, en proclamant qu’il n’existait pas à son avis « de dissemblance originaire des races ».Toutes les cultures étaient passées ou étaient destinées à passer par un certain nombre d’étapes qui les font émerger « du fond commun de la primitive barbarie ». L’évolutionnisme permettait d’écarter le déterminisme de la race. La Grèce, quelles que soient les avancées décisives dont nous lui sommes redevables, notamment en ce qui concerne la mise en place de l’État, avait de la même manière émergé d’une situation dont rend compte « la période héroïque ou protohistorique ». Une période que laissent voir l’épopée et les mythes et dont les manières de penser, les comportements et les pratiques sociales, peuvent être éclairés par le biais de comparaisons menées avec d’autres cultures. Des cultures du passé indo-européen, ou des cultures contemporaines de régions du monde dont le développement se trouvait encore à un stade identique à celui que connaissait le monde grec des commencements, avec des normes juridiques et morales qui n’étaient pas celles de cette Grèce classique dont les Occidentaux se considéraient comme les héritiers. La position comparatiste adoptée par Gustave Glotz, en même temps qu’elle témoignait d’une rupture dans le domaine des études juridiques et classiques, s’inscrivait dans une perspective anthropologique qui était portée, en ce début du xxe siècle, par la multiplication des études et des modèles que suscitait une ethnologie alors en plein essor. L’anthropologie était bonne pour rendre compte des débuts du monde grec, pour donner un sens à tout ce qui dans la culture grecque archaïque semblait échapper à la rationalité supposée de l’âge classique5. Moins de deux décennies plus tard, en 1921, Marcel Mauss, faisait effectivement paraître un article intitulé : « Une forme ancienne de contrat chez les Thraces6 », dans laquelle il testait, à propos de l’analyse d’un texte de Xénophon7, certains éléments de sa théorie du don qui allait faire trois années plus tard l’objet d’un exposé complet. Et dans l’ Essai sur le don, Mauss précise qu’il a été amené Une position qui a déjà au demeurant marqué l’anthropologie. M. Mauss, « Une forme ancienne de contrat chez les Thraces », Revue des Études Grecques 34 (1921), p. 388-397. 7 Il s’agit du passage de Xénophon, Anabasis,VII, 3, 15-34. 5 6

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introduction

à constater qu’« après avoir longtemps cru que ce système (du don) n’était général que dans les sociétés arriérées, nous en constatons maintenant l’existence dans une bonne partie des anciens droits des sociétés européennes. » Avec la conclusion que « des institutions de ce type, ont réellement fourni la transitions vers nos formes, nos formes à nous, de droit et d’économie8. » La perspective ainsi ouverte n’a toutefois pas eu d’écho immédiat dans les études classiques. Pas plus que n’avait eu de réel impact la thèse publiée en 1917 par Louis Gernet, dans la continuité des travaux de Gustave Glotz : Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce9. Et lorsqu’en 1939, Henri Jeammaire, se réclame de cette même « méthode comparatiste10 » pour s’autoriser à tracer un parallèle entre les initiations telles qu’elles sont attestées dans les sociétés africaines, et certains rites et pratiques que vivaient les jeunes Grecs de l’Antiquité, l’audience que rencontre son livre est des plus modestes. L’époque n’était plus au comparatisme11 et il faut attendre la seconde moitié du siècle, et plus précisément les années 1960 pour que de nouvelles approches de l’Antiquité obtiennent (ou plutôt conquièrent) progressivement un droit de cité, dans la mouvance des apports du structuralisme dont Vincent Azoulay, dans sa contribution, retrace l’éclosion progressive dans la France des années cinquante en même temps qu’il évoque les champs académiques dans lesquels cette éclosion a pu s’effectuer. 8 M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année sociologique n.s. 1 (1923-1924), p. 30-186 [article repris dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 145-279, en part. p. 228]. 9 L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Paris, E. Leroux, 1917 (rééd. : Paris, Albin Michel, 2001). Sur la diffusion de cette œuvre, voir la Préface rédigée par J.-P. Vernant, pour le recueil de textes de L. Gernet, R. Di Donato (éd.), Les Grecs sans miracle, Paris, La Découverte – Maspéro, 1983, p. 7-13. 10 H. Jeanmaire, Couroi et Courètes : essai sur l’éducation spartiate et les rites d’adolescence dans l’Antiquité hellénique, Lille, Bibliothèque Universitaire, 1939 (Travaux et Mémoires de l’Université de Lille, 21) (rééd. : New York, Arno Press, 1975).Voir le chapitre III : Rites d’éphébie et classes d’âge dans l’Afrique contemporaine. 11 S.C. Humpreys fait remarquer qu’à ce moment (des années vingt aux années cinquante) : « The combination of classical studies and anthropology was no longer favored either by anthropologists or by Hellenists. In anthropology the functionalist reaction against evolutionism almost entirely eliminated historical interests. In Greek studies the dominant figure was Wilamowitz, who had withdrawn from many of the fields opened [...] » ; « The Work of Louis Gernet », in Ead., Anthropology and the Greeks, London – Henley – Boston, Routledge and Kegan Paul, 1978, p. 76-106, en part. p. 79.

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En 1965 Jean-Pierre Vernant fait paraître son Mythe et pensée chez les Grecs12, dont l’une des études fondamentales, « L’essai d’analyse structurale du mythe hésiodique des races », auparavant publié en 196013, avait dès cette époque suscité des réactions assez vives chez certains hellénistes. C’est en 1968 que sont republiées, à l’initiative de Jean-Pierre Vernant, un ensemble d’études de Louis Gernet, qui avaient jusqu’alors connu une diffusion confidentielle et dont le titre annonce une perspective revendiquée : Anthropologie de la Grèce antique. C’est enfin en 1969 que sort la traduction française du livre de Moses Finley, Le Monde d’Ulysse, paru quinze ans auparavant à New York14. Les années 1970-1980 sont marquées par une éclosion de questionnements et d’explorations, menés par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne et Nicole Loraux, qui touchent les domaines les plus variés de la culture grecque et apportent la preuve que l’approche anthropologique, qui avait semblé longtemps confinée aux études consacrées au monde homérique ou à l’époque archaïque, pouvait et devait investir de la même manière l’Athènes classique. Autant de perspectives qui introduisaient un changement majeur dans le rapport que les études des sociétés anciennes entretenaient traditionnellement avec leur objet. Les Grecs n’étaient plus seulement ces ancêtres dont les Occidentaux avaient hérité en ligne directe leurs modes de pensée, leurs pratiques politiques et juridiques, leurs valeurs morales et leurs codes esthétiques. Ils étaient mis à distance par la double conscience du temps long et d’une altérité qui était rendue dans tous les domaines perceptible. Au risque de 12 J.-P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Étude de psychologie historique, Paris, Maspéro, 1965. 13 J.-P.  Vernant, « Le Mythe hésiodique des races. Essai d’analyse structurale », Revue de l’Histoire des Religions 157/1 (1960), p. 21-54 [article repris dans Id., Mythe et pensée, p. 13-41], avec la critique formulée par J. Defradas, « Le Mythe hésiodique des races. Essai de mise au point », L’Information littéraire 4 (1965), p. 152-156 et la réponse de J.-P. Vernant, « Le Mythe hésiodique des races. Sur un essai de mise au point. », in Id., Mythe et pensée, p. 42-70. 14 M.I. Finley, Le Monde d’Ulysse, Paris, Maspéro, 1969, (trad. fr. de C.VernantBlanc et M. Alexandre à partir de l’éd. orig. : The World of Odysseus, New York, Viking, 1954). À propos de la perspective primitiviste qui était celle de M.I. Finley, et de la réception de son livre, voir E. Scheid-Tissinier, « “Le Monde d’Ulysse” de M.I. Finley. Le vocabulaire et les pratiques », in Ph. Clancier et alii (éd.), Autour de Polanyi. Vocabulaire, théories et modalités des échanges, Nanterre 12-14 juin 2004, Paris, De Boccard, 2005, p. 217-228 ; J. Zurbach, « La “Société homérique” et le don », Gaia 13 (2010), p. 57-79 et dans le présent volume, la contribution de V. Azoulay.

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introduction

susciter chez certains hellénistes des réticences que pointait Marcel Detienne15, et qu’il attribuait à la position dans laquelle se trouvaient nombre d’historiens qui se sentaient « sommés de choisir entre société chaude et société froide, entre histoire cumulative et histoire stationnaire. » Un choix d’autant plus douloureux que beaucoup d’entre eux n’avaient eu aucune peine à se persuader que la Grèce, qui avait très tôt intériorisé son histoire en se forgeant une pensée historienne solidaire de sa pratique politique, faisait naturellement partie des sociétés non froides que l’anthropologie structurale ne semblait pas revendiquer avec autant d’assurance.

Cette « distinction brutale entre sociétés froides et sociétés chaudes ne pouvait que précipiter le réflexe de repliement sur soi. » Or, relevait Marcel Detienne, ce malentendu avait d’autant moins de raison d’être que les approches historiques s’étaient multipliées depuis les années soixante, qui prenaient en compte de plusieurs manières, des phénomènes installés sur une longue durée, au sein même des sociétés occidentales. Si bien que, dans le milieu des années 1980, on a pu penser, pour reprendre l’expression de Nicole Loraux « qu’entre l’histoire et l’anthropologie, la jonction était chose faite. » C’est ainsi que le livre de M. Finley, L’Invention de la politique, paru en traduction française en 198516, avait été bien accueilli par les historiens. Une certaine anthropologie semblait incontournable et paraissait destinée à investir progressivement tous les domaines de recherches de l’Antiquité. Une prégnance qui transparaît dans le livre Les Cités grecques et leurs bienfaiteurs que Philippe Gauthier publie en 198517, à travers attention portée aux traits de mentalité spécifiques que suppose l’existence même du concept de « bienfaiteur ». L’histoire des institutions elle-même acquiert une dimension nouvelle. Or, en face de ce qui semblait être devenu un consensus, Nicole Loraux en 1986 publiait comme un avertissement un texte polé15 M. Detienne, « Les Grecs ne sont pas comme les autres », in Id., Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1977, p. 17-47, en part. p. 21-22. 16 M.I. Finley, L’Invention de la politique. Démocratie et politique en Grèce et dans la Rome républicaine, Préface de P. Vidal-Naquet, Paris, Flammarion, 1985 (1983). 17 Ph. Gauthier, Les Cités grecques et leurs bienfaiteurs (ive-ier siècle avant J.-C.). Contribution à l’histoire des institutions, Paris, De Boccard, 1985 (Bulletin de correspondance hellénique, suppl. 12).

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mique : « Repolitiser la cité18� », où elle mettait en cause le choix des objets d’études privilégiés par les anthropologues, la préférence systématiquement donnée à l’étude de ce qu’elle appelle « des personnages génériques » : l’enfant, l’éphèbe, la femme, le guerrier. Avec pour conséquence le fait que « les pratiques sociales deviennent elles aussi des types : il y a le sacrifice, la guerre ou le mariage. » Des perspectives qui pouvaient donner de la cité et plus exactement d’Athènes, l’image d’une communauté tranquille, voire immobile où se répétaient à l’infini les mêmes pratiques, rites et gestes, qui ignorait les passions, les débats, les conflits inhérents à la vie sociale et politique. Les grands responsables de cet état de fait étaient les iconologues, les « lecteurs d’images », qui étaient de plus en plus écoutés et confortaient cette vision d’une cité, La Cité des images, immuable et hors du temps. Mais dans le même temps, dans les années 1986-1987, Nicole Loraux mettait en place une série de textes importants, qui seront repris une dizaine d’année plus tard dans La Cité divisée, publiée en 1997, et dans lesquels elle montre qu’il reste à l’anthropologie des champs nouveaux à investir, étroitement liés à la politique. Comment s’impose par exemple la légitimité du vote si fréquemment pratiqué à Athènes, dans l’espace de l’assemblée et des tribunaux ? Ou encore comment sort-on d’une guerre civile, quel rôle jouent la mémoire et l’oubli dans le rétablissement de la concorde supposée réunir les adversaires de la veille ? Autant de questionnements qui traversent l’ensemble des pratiques politiques, judiciaires et sociales qui font elles aussi la vie de la cité, à travers la trame des événements. À partir des années 2000 cependant un pan de la recherche académique, dédié à l’histoire économique, développe une nouvelle méfiance à l’égard d’une approche jugée excessivement anthropologique et donc par définition primitiviste. Les thèses de Finley concernant l’économie de l’Antiquité, inspirées par les réflexions menées par Karl Polanyi sur la place que tient l’économie dans les sociétés antérieures au capitalisme, sont notamment accusées de méconnaître les capacités des Grecs des époques classique et

18 N. Loraux, « Repolitiser la cité », L’Homme 97-98 (1986), p. 239-255 [article repris dans Ead., La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 41-58].  

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introduction

hellénistique à tenir compte des impératifs de la production et à développer de véritables stratégies commerciales19. Où l’on voit alors resurgir l’idée selon laquelle la méthode anthropologique ne serait véritablement adaptée qu’à l’exploration des époques les plus archaïques ! Parallèlement à ce raidissement, une multitude de questionnements, appliqués à des domaines anciens ou nouveaux ne cessent pourtant de se faire jour, dont le présent volume se propose de rendre compte. Les diverses contributions réunies dans ce livre sont nées d’une collaboration et d’une proximité intellectuelle entre deux institutions de recherche : l’équipe PLH-ERASME qui travaille, à Toulouse, dans les domaines de la réception de l’Antiquité et de l’anthropologie historique, depuis sa création en 1998, et le centre ANHIMA (Anthropologie et Histoire des mondes antiques), qui réunit, à Paris, des chercheurs engagés dans tous les domaines et toutes les périodes de l’Antiquité. Ce rapprochement s’est traduit par l’organisation de deux journées d’étude internationales, qui se sont tenues à Toulouse, en mars 2010, et par la création d’une nouvelle collection : « Antiquité et sciences humaines. La traversée des frontières », accueillie par les éditions Brepols20. Ces initiatives témoignent de la vitalité et du renouvellement dont ont bénéficié et continuent de bénéficier les perspectives anthropologiques. Une vitalité qui se manifeste par la multiplicité des points de vue et des domaines abordés dont je ne mentionnerai que quelques exemples : – l’aptitude à redéfinir les concepts les mieux connus, comme le fait Vincent Azoulay à propos du don, – l’application d’un autre concept tout aussi connu, la pratique des rites de passage, à un domaine nouveau, celui de l’archéologie gallo-romaine. Ce qui permet à Ton Derks, d’insérer dans leur contexte historique des conduites sociales jusqu’alors mal interprétées, 19 M.I. Finley, L’Économie antique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975 (1973). Voir par exemple la mise en cause formulée par A. Bresson, « Économie et institution. Bilan critique des thèses polanyiennes et propositions nouvelles », in Ph. Clancier et alii (éd.), Autour de Polanyi : vocabulaire, théories et modalités des échanges, Nanterre 12-14 juin 2004, Paris, De Boccard, 2005, p. 97-111. 20 Nous devons cette collection à l’initiative et au dévouement de Corine Bonnet, ainsi qu’à l’activité de Paolo Sartori, que nous remercions vivement.

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évelyne scheid-Tissinier

– la prise en compte des déplacements de catégories entre hommes et femmes, masculin et féminin, qu’apportent les études de genre mises en perspective par Violaine Sébillotte, – l’exploration d’un certain nombre de domaines nouveaux, parmi lesquels, celui des émotions que j’ai moi-même abordé, ou celui de la perception des couleurs dont Adeline Grand-Clément s’est attachée à éclairer la logique. L’ensemble des incursions ainsi menées dans l’Antiquité (grecque, romaine, phénicienne, gallo-romaine), fait émerger une richesse qui n’est jamais figée et qui fait écho aux propos de Jean-Pierre Vernant dans la Préface rédigée en 1968, pour l’édition déjà mentionnée des études de Louis Gernet réunies sous le titre Anthropologie de la Grèce antique. Pour définir les approches qui avaient été celles de ce savant, dont il relevait qu’il était à la fois « un sociologue et un historien », et du souci qu’il avait eu de rendre compte de toutes les mutations et de tous les changements qui avaient marqué la culture grecque,Vernant écrivait : On ne saurait comprendre leur dynamisme que si on s’interroge, non certes sur l’Homme, mais sur les mentalités particulières des hommes, des groupes humains qui les ont mis en œuvre, si on cherche à pénétrer ce que furent leurs modes de penser, leurs cadres et outils intellectuels, leurs formes de sensibilité et d’action, leurs catégories psychologiques au sens que Mauss donnait à ce terme.

Cette prise en compte des différences qui nous séparent des hommes de l’Antiquité, l’attention sans faille portée aux spécificités qui marquent l’ensemble de leurs représentations et de leurs comportements dans tous les domaines de la vie sociale, politique, religieuse, culturelle, la conscience aussi des mutations qui se sont opérées sur la longue durée qui est la nôtre, c’est somme toute ce que chacun des auteurs de ce volume, dans le domaine de recherche qui lui est propre, a tenté de mettre en œuvre.

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échanges et transferts

VINCENT AZOULAY

DU PARADIGME DU DON À UNE ANTHROPOLOGIE pragmatique DE LA VALEUR

Dans l’historiographie de l’antiquité au xxe siècle, le développement de l’anthropologie historique fait indéniablement rupture. Dans le sillage du structuralisme, les Grecs furent enfin abordés « sans miracle » et soumis au même questionnaire que les peuples dits « primitifs ». Derrière le même, il s’agissait désormais, pour citer François Hartog, « de retrouver l’autre, derrière Apollon, Dionysos, et démontrer qu’à y regarder de près (c’est-à-dire de loin) l’Antiquité était bien un autre monde1. » En creusant la distance entre les Grecs et « nous », l’anthropologie historique permettait de se défaire d’une illusion tenace dans le champ des études anciennes : la proximité, voire la continuité, entre antiquité et modernité.

1. Une parenthèse enchantée ? Cette hybridation entre anthropologie et histoire fut précoce dans le champ des études anciennes. Deux facteurs y concoururent, l’un structurel et négatif, l’autre accidentel et positif. En premier lieu, l’histoire ancienne resta à l’écart des grands débats méthodologiques lancés par l’école des Annales, faute de disposer d’une documentation permettant la mise en place d’enquêtes sérielles. Cette marginalisation eut toutefois un effet positif inattendu : certains chercheurs se tournèrent alors vers d’autres sciences sociales – et, au premier chef, l’anthropologie et la psychologie – pour poser 1 F. Hartog, « Histoire ancienne et histoire », Annales ESC 37 (1982), p. 687696, ici p. 691.

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vincent azoulay

de nouvelles questions à leur documentation lacunaire. Ce renouvellement fut impulsé par plusieurs passeurs de génie, habitués à la « traversée des frontières » – pour reprendre le titre du dernier livre de Jean-Pierre Vernant –, souvent formés en dehors du cadre de la discipline historique stricto sensu et évoluant dans des marges institutionnelles, comme la ve et la vie section de l’École des Hautes Études : Louis Gernet, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet ou Marcel Detienne furent les figures de proue de cette nouvelle manière de faire de l’histoire.

2. Le temps des incertitudes Longtemps marginale, cette tradition d’études a acquis au cours des trente dernières années une forme de reconnaissance et d’institutionnalisation – même si elle demeure largement minoritaire en France et encore plus à l’étranger. Après la mort, coup sur coup, de Pierre Vidal-Naquet et de Jean-Pierre Vernant, peut-être le temps est-il venu, sinon d’exercer un droit d’inventaire, du moins d’inquiéter quelques certitudes. Que signifie encore aujourd’hui « faire de l’anthropologie historique de l’Antiquité » ? Ne s’est-il pas agi d’un moment, voire d’une parenthèse enchantée qui, d’une certaine façon, est en train de se refermer ? On pourrait répondre en soulignant le dynamisme d’une approche qui continue à faire émerger de nouveaux objets – tels le corps, le vêtement, la voix, les émotions ou les couleurs. Qu’il y ait une extension des champs d’études, c’est l’évidence. Mais qu’en est-il des méthodes employées ? Existe-t-il des procédures propres à l’enquête de terrain ethnologique ou à la montée en généralité anthropologique qui soient encore reprises par les historiens de l’antiquité – comme le fut jadis la méthode structurale d’analyse des mythes ? La réponse n’est nullement assurée, en dehors de certains secteurs où l’on reconnaît encore à l’anthropologie une technicité spécifique, comme l’étude de la parenté2. C’est que les méthodes anthropologiques ont elles-mêmes beaucoup évolué au cours de ces trente dernières années, ce qui 2 Voir notamment J. W ilgaux , « Entre inceste et échange. Réflexions sur le modèle matrimonial athénien », L’Homme 154-155 (2000), p. 659-676 et A. Bresson, M.-P. Masson, S. Perentidis et alii (éd.), Parenté et société dans le monde grec de l’Antiquité à l’âge moderne, Bordeaux, Ausonius, 2006 (Études, 12).

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du paradigme du don à une anthropologie pragmatique de la valeur

soulève une autre interrogation : lorsqu’on évoque aujourd’hui l’« anthropologie historique », de quelle « anthropologie » parlet-on ? N’est-ce pas là une façon de désigner, par un raccourci commode, l’« anthropologie structurale de tradition intellectuelle française3 » ? Or, le temps où les thèses lévi-straussiennes exerçaient une irrésistible attraction sur la scène intellectuelle est désormais bien révolu. Aucun paradigme indiscutable n’a émergé depuis lors. De discipline intellectuellement dominante, pourvoyeuse de concepts et matrice d’étonnement, l’anthropologie s’est peu à peu muée en discipline dominée, angoissée par la disparition de ses terrains d’études, fragilisée par le manque de débouchés institutionnels et taraudée par un doute lancinant sur la légitimité même de l’opération ethnographique – parfois dénoncée comme un sous-produit du colonialisme4. En prétendant faire encore de « l’anthropologie historique », n’existe-t-il pas dès lors un risque de malentendu ? Les historiens n’auraient-ils pas tendance à importer des démarches ou des concepts issus de l’anthropologie lévi-straussienne, voire maussienne, alors même que la plupart des anthropologues les ont depuis longtemps abandonnés ? Face à une « anthropologie en miettes », quels outils les spécialistes de l’Antiquité peuvent-il encore mobiliser et à quelles conditions ? La notion de « don » permet d’aborder de front ces questions, dans la mesure où elle a été particulièrement sollicitée par les historiens, malgré la critique dévastatrice menée en parallèle par les anthropologues eux-mêmes.

3. Le don entre anthropologie et histoire : retour sur un chassé-croisé C’est au début des années 1920 que Marcel Mauss publia l’Essai sur le don, dans lequel, à partir d’un riche matériel ethnographique, il mettait au jour l’existence de trois « obligations » interdépendantes – donner, recevoir et rendre – et du couple qui en découle, 3 É. Anheim, « Art, littérature et anthropologie historique. Quelques réflexions historiographiques », L’Atelier du Centre de recherches historiques 7 (2010). Mis en ligne le 03 juillet 2010, URL : http://acrh.revues.org/index2818.html (site consulté le 01 octobre 2010). 4 A. Bensa, La Fin de l’exotisme. Essais d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006.

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le « don / contre-don5 ». À le suivre, la quasi-totalité des sociétés « primitives » aurait été structurée par cette exigence sous-jacente. Au départ, les thèses de Marcel Mauss ne suscitèrent qu’une indifférence polie chez les antiquisants, malgré les efforts déployés par leur auteur qui prit la peine de publier, dès 1921, un article sur les « festins » des Thraces, dans la Revue des études grecques6. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que la situation commença à évoluer. Comme souvent, Louis Gernet fit œuvre de précurseur en publiant, en 1948, un long article sur « La notion mythique de la valeur en Grèce », largement inspiré par l’approche de Mauss. Cependant, ce travail novateur resta confidentiel jusqu’à sa réédition, vingt ans plus tard, dans le recueil intitulé Anthropologie de la Grèce antique7. L’impulsion décisive vint en réalité d’outre-Atlantique, lorsqu’en 1944, Karl Polanyi s’empara de la théorie de Mauss pour remettre en perspective l’invention de l’économie de marché. On connaît sa célèbre thèse : avant la grande transformation qui affecta l’Occident, les échanges marchands se concentraient dans des enclaves séparées du reste de la société – des ports of trade (« ports de commerce »), des marchés saisonniers et des foires. Loin de passer seulement par l’achat et la vente, les échanges s’effectuaient alors surtout par le jeu réglé de la réciprocité – le don et le contredon – et par la redistribution patrimoniale ou étatique8. Moses Finley fut le premier à ajuster ces réflexions à l’histoire grecque dans Le Monde d’Ulysse, paru en 1954, pavant la voie à de nombreuses recherches sur l’époque archaïque. En France, c’est l’avènement du structuralisme qui acheva d’enraciner les thèses de Mauss dans le paysage intellectuel et universitaire. Tandis que Benveniste lui donnait un fondement linguistique9, 5 M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année Sociologique n.s. I (1923-1924), p. 30-186. 6 M. Mauss, « Une forme ancienne de contrat chez les Thraces », Revue des études grecques 34 (1921), p. 388-397. 7 L. Gernet, « La Notion mythique de la valeur » (1948), in Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1968, p. 93-137. Voir à ce propos É. Scheid, « Les Enjeux de la réciprocité inégale. Les dons des rois perses », in E. Magnani (éd.), Don et sciences sociales. Théories et pratiques croisées, Dijon, 2007, p. 71-81. 8 K. Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (1944). 9 É. Benveniste, « Don et échange dans le vocabulaire indo-européen », L’Année Sociologique, série III, 3 (1951) [repris et cité in Id., Problèmes de linguistique générale, Paris, 19827 (1966), vol. I, p. 315-326].

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Claude Lévi-Strauss éleva le don au rang de loi structurale – la loi de l’échange –, dans sa célèbre introduction à l’œuvre de Mauss, rédigée en 195010. C’est sous cette forme que, transformée en principe directeur de l’action humaine, la notion fut acclimatée en histoire ancienne à partir des années 1970. À la même époque, le don subit une cure de jouvence dans le monde anglo-saxon dans le sillage des travaux de Marshall Sahlins11 : désormais intégrée dans une réflexion plus englobante sur la réciprocité, la notion devint une clé de lecture quasi universelle pour analyser les relations sociales dans le monde grec, à l’époque archaïque et classique12. Alors même que le paradigme du don suscitait une adhésion toujours plus enthousiaste chez les historiens, il était en revanche soumis à d’incessantes attaques dans le milieu des anthropologues. Critiquer le texte de Mauss devint même une sorte d’épreuve initiatique pour entrer dans la tribu : de Lévi-Strauss à Alain Testart, en passant par Annette Weiner, Mary Douglas, Maurice Godelier ou Jean Bazin, les relectures critiques de l’Essai sur le don sont légion13. Or, ces remises en cause ont souvent été ignorées par les historiens qui continuent à utiliser de façon routinière les notions de don et de réciprocité, comme si de rien n’était. Après avoir esquissé un bilan des critiques dévastatrices émanant du camp des anthropologues, je tenterai de montrer pourquoi la notion conserve une certaine pertinence pour l’historien du monde grec, une fois celle-ci correctement ajustée et contextualisée. À condition de ne pas le réifier, le concept de don peut trouver toute sa place dans une anthropologie pragmatique de la valeur, qui reste encore à construire. 10 C. Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, 1950, p. ix-lii. 11 M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976. 12 Voir par exemple E. Scheid-Tissinier, Les Usages du don chez Homère. Vocabulaire et pratique, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1994 et C. Gill et alii. (éd.), Reciprocity in Ancient Greece, Oxford, Oxford U.P., 1998. 13 Dans une bibliographie pléthorique, voir entre autres A.B. Weiner, La Richesse des femmes ou Comment l’esprit vient aux hommes : Îles Trobriand, Paris, Seuil, 1983 (1976) ; Ead., Inalienable Possessions. The Paradox of Keeping While Giving, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 1992 ; M. Douglas, « Il n’y a pas de don gratuit » (1990), in Comment pensent les institutions, Paris, 1999, p. 163-176 ; M. Godelier, L’Énigme du don, Paris, Fayard, 1996 ; A. Testart, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, Syllepse, 2007.

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4. Bilan critique : le don à l’épreuve du temps Formulée il y a près d’un siècle, en 1922-1923, la théorie de Marcel Mauss a été soumise à un feu roulant d’attaques. Non seulement les chercheurs ont relativisé sa portée explicative, mais ils ont discuté le bien-fondé de la notion même, l’accusant de n’être qu’un sous-produit de l’occidentalisme. 4.1. Contre le don : les objections des anthropologues Pour nombre d’anthropologues, l’enchaînement mécanique du don et du contre-don n’a rien d’universel. Spécialiste de l’Inde, Jonathan Parry a notamment montré, au milieu des années 1980, combien le monde hindou différait à cet égard des univers mélanésiens et polynésiens, terrains d’analyse privilégiés de Mauss14. En outre, même là où il existe, le don ne constitue jamais un « fait social total » : rares sont les savants qui croient encore à l’existence de véritables « sociétés à don » – c’est-à-dire de sociétés où l’échange de dons serait la condition de la production et de la reproduction des rapports sociaux15. Comme l’ont pointé tour à tour Annette Weiner et Maurice Godelier, le don n’envahit jamais toute la sphère du social, car il existe toujours des zones soustraites à la dynamique de l’échange16. Mieux encore, pour qu’il puisse y avoir échange, il faut nécessairement que certains biens demeurent inaliénables, formant des points d’ancrage à partir desquels la circulation de la valeur peut s’organiser.

14 J. Parry, « The Gift, the Indian Gift and the “Indian Gift” », Man 21 (1986), p. 453-473. 15 Voir notamment, dans le cadre des études antiques, les critiques éclairantes de S. Lewuillon, « “Contre le don”. Remarques sur le sens de la réciprocité et de la compensation sociale en Gaule », Dialogues d’histoire ancienne 18 (1992), p. 105-156. 16 Godelier, Énigme, p. 49-50 : « Annette Weiner [a exposé] la thèse selon laquelle le jeu des dons et contre-dons, même dans une société “à économie et à morale du don”, n’envahit pas toute la sphère du social. Là comme ailleurs, il existe des choses qu’il faut garder, ne pas donner. Ces choses gardées, des objets précieux, des talismans, des savoirs, des rites, affirment en profondeur des identités et leur continuité à travers le temps. Plus encore, elles affirment l’existence des différences d’identité entre les individus, entre les groupes qui composent une société ou qui veulent se situer les uns par rapport aux autres au sein d’un ensemble de sociétés voisines connectées entre elles par divers types d’échange. »

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Plus radicalement, certains anthropologues ont récusé le postulat lévi-straussien, selon lequel les groupes humains seraient structurés par la « loi de l’échange ». Qu’il existe dans la plupart des sociétés des dons réciproques, c’est l’évidence ; toutefois, l’échange ne saurait être en lui-même la raison pour laquelle les hommes échangent ! Comme l’écrit Jean Bazin, « Pour qu’une règle explique quoi que ce soit, il faudrait qu’elle soit transformée, on ne sait comment, en une loi, en l’énoncé d’une nécessité objective. » Transmuter les règles en lois, c’est précisément le secret de l’alchimie structuraliste : qu’est-ce qui fait que les humains, les Maoris et les autres, sont obligés de rendre ? Ce n’est pas la force des choses, mais le principe de réciprocité, « l’exigence de la Règle comme Règle17 », i.e. la forme pure de toute règle, ou loi « mentale » de la « pensée symbolique ». Ainsi portée à l’universalité, la règle particulière selon laquelle on échange devient la « structure mentale inconsciente » qui fait qu’on échange18. Autrement dit, la « loi de l’échange » n’explique rien. Si les hommes échangent, ce n’est assurément pas pour se conformer à une loi symbolique surplombante ou parce qu’ils seraient « échangistes » par nature, mais en fonction d’objectifs précis qu’il n’est possible de cerner qu’en contexte – pour se créer des fidèles, maintenir son statut social, ne pas déroger à ses obligations, marquer sa piété, etc. Les critiques n’ont pas seulement porté sur la gangue structuraliste enveloppant la théorie maussienne, mais ont aussi touché son noyau même. Ainsi l’auteur de L’Essai sur le don a-t-il été accusé d’avoir construit une catégorie qui, en réalité, devait moins à l’étude des sociétés « exotiques » qu’à la pensée occidentale de son temps. Tout d’abord, sur un plan conceptuel, le don correspondrait à la reprise d’une catégorie forgée par les historiens de la langue et du droit germanique19, et non au résultat d’observations ethnographiques empiriques. En témoigneraient en particulier les quelques pages consacrées au « droit germanique (le gage et le 17 C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris – La Haye, Mouton, 1967, p. 98. 18 J. B azin , « La Chose donnée » (1997), in I d ., Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, 2008, p. 547-568, ici p. 559. 19 B. Wagner-Hasel, « Egoistic Exchange and Altruistic Gift », in G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (éd.), Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, Göttingen, 2003 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 188), p. 141-171, ici p. 163.

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don) », d’après les études de Karl von Amira et Richard Meyer, entre autres. Ensuite, les opinions politiques de Mauss aurait pesé de tout leur poids dans l’élaboration de sa thèse centrale : s’il fit du don une règle universelle, c’est parce qu’il y voyait une forme de solidarité susceptible de s’opposer au triomphe de l’économie de marché. Le sociologue considérait en effet le don égalitaire comme un horizon politique et un levier de transformation de la société capitaliste. Comme l’a noté Florence Weber, l’Essai sur le Don, publié en 1924-1925, est indissociable [...] des positions politiques de son auteur. M. Mauss fut un socialiste opposé à la révolution bolcheviste et, comme K. Polanyi, vingt ans plus tard (en 1944), il chercha, après 1917, une “troisième voie”, ni capitaliste ni bolcheviste, qui permette de corriger les effets sociaux catastrophiques de l’économie capitaliste20.

Issue de cette double matrice intellectuelle et politique, la notion de don doit donc s’interpréter à l’aune du présent de Marcel Mauss et, en particulier, de l’emprise grandissante de l’économie de marché. C’est ce que souligne avec force Nicholas Thomas : « La vieille construction anthropologique du don repose plus sur une inversion de la catégorie de la marchandise que sur quelque chose qui existe réellement dans les sociétés indigènes 21. » Le constat est d’autant plus dévastateur que, selon James Carrier, le don aurait contribué à donner une image faussée à la fois des sociétés indigènes – en les rendant plus exotiques qu’elles ne l’étaient – et des sociétés occidentales – qui ne baigneraient que dans les eaux glacées du calcul égoïste22.

20 F. Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles. Une ethnographie économique après le Grand Partage », Genèses 41 (2000), p. 85-107, en part. p. 94-95. 21 N. Thomas, Entangled Objects: Exchange, Material Culture, and Colonialism in the Pacific, Harvard, Harvard U.P., 1991, p. 15 (nous traduisons). Voir aussi Parry, « The Gift, the Indian Gift and the “Indian Gift” », p. 466-467 et J.G. Carrier, Gifts and Commodities: Exchange and Western Capitalism since 1700, London, Routledge, 1995, p. 11. 22 J.G. Carrier, « Maussian Occidentalism : Gift and Commodity System », in Id. (éd.), Occidentalism : Images of the West, Oxford, 1995, p. 85-108.

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4.2. Du don à la charis : entre emics et etics Faut-il donc enterrer la notion sans fleurs ni couronnes ? Non seulement ses vertus heuristiques paraissent limitées, mais elle souffre du « péché des péchés, le péché entre tous irrémissible » : l’ethnocentrisme. Avec le don, on perçoit en effet le gouffre qui sépare les catégories indigènes des concepts anthropologiques – ou, pour le dire dans le jargon de l’anthropologie sociale anglo-saxonne, le fossé entre emics et etics23. Toutefois, dans le cas du monde hellénique, l’écart est sans doute moins irrémédiable qu’il n’y paraît, tout simplement parce que l’idéologie du don puise ses racines intellectuelles dans la Grèce des cités : face à l’irruption de la monnaie et au développement de l’échange marchand, certains auteurs anciens construisirent une opposition radicale entre le « don » et le « marché » ou, pour le formuler selon le lexique indigène, entre la charis et le misthos24. Denis Vidal a même suggéré qu’en élaborant sa célèbre théorie, Mauss aurait été influencé inconsciemment par l’héritage grec25. De fait, les rapprochements sont troublants, voire confondants. Tandis que Xénophon élève l’échange réglé des bienfaits au rang de loi universelle26, Aristote fait reposer la cohésion de la cité sur la réciprocité (metadosis) dans l’Éthique à Nicomaque : C’est en effet parce qu’on retourne en proportion de ce qu’on reçoit que la cité se maintient. Tantôt, en effet, les citoyens cherchent à faire payer le mal, sans quoi ils paraissent avoir une attitude d’esclaves ; tantôt, ils cherchent à rétribuer le bien, sans quoi il n’est pas entre eux de transaction possible. Or c’est la transaction qui les fait demeurer ensemble (τῇ μεταδόσει δὲ συμμένουσιν). C’est précisément pourquoi ils érigent un sanctuaire des Grâces (Charites) bien en vue de tous, de façon à susciter la rétribution, parce que celle-ci est le propre de la reconnaissance. On doit en effet offrir ses ser23 T. Headland, K. Pike, M. Harris (éd.), Emics and Etics :The Insider / Outsider Debate, Newbury Park, Sage Publications, 1990. 24 Voir déjà I. Morris, « Gift and Commodity in Archaic Greece », Man 21 (1986), p. 1-17 et L. Kurke, Coins, Bodies, Games and Gold, The Politics of Meaning in Archaic Greece, Princeton, Princeton U.P., 1999 (sur Hérodote). 25 D. Vidal, « Les Trois Grâces ou l’allégorie du Don. Contribution à l’histoire d’une idée en anthropologie », Gradhiva 9 (1991), p. 30-47. 26 Sur ces questions, je me permets de renvoyer à mon ouvrage Xénophon et les grâces du pouvoir. De la charis et charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.

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vices en retour à celui qui nous a fait une grâce et réciproquement prendre l’initiative de gestes gracieux27.

Loin de rester confinées dans le champ philosophique, ces spéculations trouvèrent une traduction iconographique fameuse en Occident28 : la danse des trois Grâces. D’après Sénèque, chacune des trois Charites représente l’un des trois gestes fondamentaux de l’échange – donner, recevoir ou rendre –, leur ronde joyeuse et fermée sur elle-même symbolisant l’enchaînement sans fin des bienfaits. Si Mauss ne cite nulle part dans son Essai ce célèbre motif iconographique, il est cependant possible que le thème ait façonné sa pensée à l’arrière-plan29. Avec la réflexion grecque sur la charis et les Charites, peut-être entre-t-on, comme par effraction, dans la généalogie inconsciente de la notion de don. Et l’hypothèse est d’autant moins incongrue que tous les grands anthropologues français – Mauss et Lévi-Strauss en tête, mais aussi Godelier, Terray, Bazin ou Descola – ont suivi un cursus de philosophie jusqu’à l’agrégation incluse. Une telle formation les a conduits à une fréquentation intime des textes anciens qu’ils citent d’ailleurs volontiers dans leurs œuvres, pour s’en inspirer ou s’en éloigner : tandis que Godelier fait référence aux thèses aristotéliciennes, quitte à pointer leurs contradictions internes30, Bazin analyse la philia supposément produite par l’échange – et projetée sur les sociétés indigènes –, tout en soulignant l’influence néfaste de la République de Platon dans la représentation occidentale d’une société fondée sur la réciprocité31. Aristote, Ethica Nicomachea,V, 8, 1132b32-1133a5 (traduction de R. Bodéüs). Sénèque, De beneficiis, I, 3, 2-10. L’interprétation de Sénèque remonte peut-être à Épicure via Chrysippe et Hécaton. C’est du moins ce que suggère F.-R. Chaumartin, Le De beneficiis de Sénèque, sa signification philosophique, politique et sociale, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 31-154 (sur la dette de Sénèque à l’égard du Peri Charitos d’Hécaton). Voir aussi M. Griffe, « Don et contre-don chez Sénèque », Lalies 14 (1994), p. 234-247. 29 Vidal, « Les Trois Grâces », p. 46. 30 Godelier, Énigme, p. 53-54. L’anthropologue montre tout son intérêt pour l’histoire grecque dans son livre L’Idéel et le matériel : pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984, où il dialogue longuement avec Édouard Will et discute les thèses de Moses Finley et Jean-Pierre Vernant. 31 Bazin, Clous, p. 74 : « Il faudrait interroger la philosophie du “lien social”, savante ou spontanée, qui sous-tend les postulats échangistes d’une bonne part de l’anthropologie. Le sauvage batifole dans les jardins de l’Académie, y célèbre les vertus de la Philia et y proclame, après beaucoup d’autres, que c’est la sociabilité qui fait les vraies sociétés ». Ibid., p. 548 : « [...] À la corrélation historique – si 27

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Ainsi existe-t-il entre la pensée grecque et l’anthropologie contemporaine une forme de cercle vicieux. Influencés par les thèses de Mauss, les historiens de l’antiquité ont soumis les Grecs à une grille d’analyse – le don – qui visait à creuser la distance entre « eux » et « nous ». Mais cet écart était largement illusoire, puisque le paradigme du don devait moins à l’observation ethnographique des peuples indigènes qu’à l’influence du droit médiéval allemand, d’une part, et de la philosophie ancienne, d’autre part, sur Marcel Mauss et ses épigones. En observant les Grecs au miroir du don, on ne mettait donc pas l’antiquité à distance, mais on retrouvait dans le monde grec ce qui y avait toujours déjà été : la première réflexion sur la réciprocité et son rôle dans la construction du lien social. Est-ce suffisant pour utiliser désormais sans plus inquiétude la notion au prétexte qu’elle fut « inventée » par les Grecs ? Il n’en est rien. Pour que son usage puisse être pertinent en histoire ancienne, ce paradigme doit être révisé et mis en mouvement, tout à la fois historicisé et contextualisé. 4.3. La nécessaire contextualisation du don Tout d’abord, la notion mérite d’être redimensionnée en tenant compte de tout ce qui demeure hors de son champ. En effet, même si le don correspond bien à une catégorie indigène dans la pensée grecque, rien ne prouve qu’il structure en profondeur la vie civique, comme le voudrait la thèse de Mauss, encore durcie par Lévi-Strauss. Ainsi serait-il pour le moins hasardeux, comme certains l’ont avancé, d’isoler une « loi de l’échange » définissant l’essence de la cité grecque à partir des quelques passages d’Aristote ou de Xénophon. D’autres textes, tout aussi grecs, mettent ainsi l’accent sur ce qui demeure irréductible à l’échange – comme le montre Maurice Godelier qui choisit malicieusement d’opposer Aristote à Aristote32. Les catégories indigènes ne sont jamais schématique ou légendaire que soit cette histoire – entre croissance des échanges et développement de la cité et de la civilisation qu’exposait déjà le Socrate de la République, on a depuis longtemps trouvé un fondement méta-historique : une certaine “propension” à échanger, inscrite dans la nature humaine et qui n’est pas sans lien avec ses facultés essentielles : raison et langage. » 32 Godelier, Énigme, p. 54 : « [...] Et s’il fallait conclure sur ce point, citer un philosophe, pourquoi pas Aristote qui, d’une part, affirmait dans l’Éthique à Nicomaque : “S’il n’y avait pas d’échange, il n’y aurait pas de vie sociale”, mais

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homogènes, mais plurielles, et il revient précisément à l’historien de mettre en relief ces discordances. Cerner la part respective des biens échangeables et des choses inaliénables ; distinguer, parmi tout ce qui circule, entre les dons proprement dits et ce qui s’échange par d’autres biais (comme le commerce, le troc ou la prédation) : telles sont donc les premières précautions à mettre en œuvre, dans le sillage de Moses Finley qui, dans Le Monde d’Ulysse, recourait déjà à un usage circonstancié de la théorie maussienne, afin de laisser toute sa place au troc et à la piraterie. Enfin, il faut s’efforcer de saisir les interactions entre ces différents circuits d’échange, puisque certains objets peuvent successivement être troqués, offerts dans le cadre d’un échange de dons, avant d’être définitivement immobilisés, sous la forme d’offrande ou de bien patrimonial (voir infra). À cette contextualisation externe – qui évalue le don au regard de tout ce qui ne s’y réduit pas –, doit également s’ajouter une contextualisation interne. On ne saurait en effet se contenter de repérer le ballet réglé de la réciprocité qui, en lui-même, n’explique pas grand-chose. Encore convient-il de préciser ce que les linguistes appellent la pragmatique de l’échange : de même qu’on ne saurait désormais analyser les énoncés en dehors de leur situation d’énonciation33, il faut s’efforcer de restituer, autant que faire se peut, les divers contextes qui donnent forme aux transactions. Concrètement, il s’agit de prendre en compte le statut des partenaires impliqués dans le don – humains ou divins, de statuts comparables ou, au contraire, séparés par un fossé infranchissable –, sans oublier la communauté qui y assiste et dont la présence pèse sur les modalités de l’échange34. Le don ne s’effectue jamais in abstracto, mais à partir d’une position que l’on peut chercher à maintenir, à acquérir, voire seulement à signifier – pour reprendre la proqui, dans La Politique, repoussait l’idée que la société humaine ait pu naître d’un contrat. Il y a plus dans la polis, écrit-il, qu’un contrat, qu’une alliance, qu’une summachia. Sinon, dit-il : “Les Étrusques et les Carthaginois, et tous les peuples entre lesquels il y a des sumbola mutuels, seraient comme les citoyens d’une même cité.” » 33 R. Jacobson, Essais de linguistique générale I, Paris, Minuit, 1963 et Benveniste, Problèmes de linguistique. La pragmatique linguistique est au fondement de la démarche employée par C. Calame (voir, entre autres, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque. La création symbolique d’une colonie, Lausanne, Payot, 1996). 34 Voir F.  de Polignac, « Quelques réflexions sur les échanges symboliques autour de l’offrande », in C. Prêtre (éd.), Le Donateur, l’offrande et la déesse. Systèmes votifs des sanctuaires de déesses dans le monde grec, Liège, 2009 (Kernos, suppl. 23), p. 29-37.

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position audacieuse de Paul Veyne dans Le Pain et le cirque, selon laquelle l’évergétisme ne construit pas l’autorité des notables, mais se contente de l’exprimer. Il convient également prêter une attention particulière aux formes prises par les dons, qui ne sont jamais équivalentes entre elles. C’est en effet là l’une des impasses de la théorie structuraliste de l’échange, comme l’a bien souligné Jean Bazin : De même que l’échange marchand réduit les entités singulières à l’état de valeurs commensurables, l’échange symbolique les réduit à l’état de signes identiques. On échange des femmes, c’est-à-dire “une certaine catégorie de signes, destinés à un certain type de communication35”, pas Martine contre Valérie, de même qu’on échange des cadeaux, pas le stylo de Pierre contre le briquet de Paul. Ce qui, sous le couperet de la dure loi de l’échange, se trouve réduit, transformé en “quantité supplémentaire36”.

Dans cette perspective structuraliste, seul importe le rang des objets échangés : à un rang spécifique correspond une sphère d’échange particulière37. Toutefois, comme l’écrit Nicholas Thomas, « cela n’explique en rien les traits particuliers de certains dons : l’élucidation de ces actes dépend des significations symboliques spécifiques qui sont attachés aux objets comme les anneaux, les vêtements ou la nourriture38. » Enfin, le don doit absolument intégrer le temps comme dimension essentielle de l’analyse, et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce que c’est la temporalité de l’échange, le décalage entre le don et le contre-don, qui permet d’instaurer la domination, tout en la voilant et en la légitimant. C’est là le grand apport de la lecture de Mauss proposée par Pierre Bourdieu :

Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires, p. 569. Bazin, Clous, p. 551. 37 Things as commodities have an exchange-ratio, whereas things as gifts have an exchange-order, a ranking (« Les choses en tant que marchandises ont des prix, alors que les choses en tant que dons ont des rangs ») : C.A. Gregory, « Kula Gift Exchange and Capitalist Commodity Exchange: A Comparison », in E. et J. Leach (éd.), The Kula: New Perspectives on Massim Exchange, Cambridge, 1983, p. 103-117, ici p. 109. 38 Voir Thomas, Entangled Objects, p. 18-21 (nous traduisons). 35 36

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Le don [...] institue une domination légitime. Cela, entre autres raisons, parce qu’il institue le temps, en constituant l’intervalle qui sépare le don et le contre-don (ou le meurtre et la vengeance) en attente collective du contre-don ou de la reconnaissance, ou, plus clairement, en domination reconnue, légitime, en soumission acceptée ou aimée39.

Le moment où l’on donne, l’écart entre le don et le contre-don, l’empressement à rendre ou le retard à le faire : autant d’éléments à repérer pour reconstruire la logique des actions et ne pas s’en tenir à observer bouche bée le ballet bien réglé de la réciprocité. À prendre en compte la temporalité de l’échange, certains faux problèmes s’évanouissent. Revenant sur la kula jadis étudiée par Bronislaw Malinowski dans son enquête sur les îles Trobriand et Samoa, Annette Weiner a ainsi pu montrer que certains « dons purs », sans contre-don apparent, devaient être envisagés à l’échelle de plusieurs générations : dès lors qu’on prend la peine de replacer ces offrandes dans le temps long, l’illusion de la gratuité s’évanouit, le contre-don n’étant que différé à la génération suivante40. Mais au-delà même de ces échanges transgénérationnels, la réflexion sur le don mérite d’être inscrite dans une temporalité plus longue encore. Le chercheur doit tenter de cerner la façon dont le temps affecte les circuits d’échange dans le long terme, en les modifiant insensiblement et souterrainement. Tel est l’apport fondamental de Nicholas Thomas qui, dans son livre intitulé Hors du temps, montre avec quelle complaisance les anthropologues ont construit la fiction de sociétés indigènes « froides » et « sans histoire » – pour mieux isoler une loi de l’échange anhistorique –, alors que les pratiques de don avaient déjà été transformées par plus d’un siècle de contacts avec les explorateurs et missionnaires européens41. À la triple condition de la soumettre à l’épreuve du temps, de l’aborder selon une démarche pragmatique et de l’articuler étroitement aux autres formes de circulation de la valeur, la notion de 39 P. Bourdieu, « La Double vérité du don », in Id., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 229-240, ici p. 235. 40 A.B. Weiner, « “Reproduction”: A Replacement for Reciprocity », American Ethnologist 7 (1980), p. 71-85, ici p. 72 et Wagner-Hasel, « Egoistic Exchange », p. 163. 41 Thomas, Hors du temps, p. 151-152.

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don conserve un puissant intérêt heuristique, comme je souhaiterais le montrer brièvement en esquissant quelques pistes de réflexion non exhaustives.

5. Perspectives exploratoires : pour une anthropologie pragmatique de la valeur 5.1. Diachronie : étudier « la vie sociale des objets » En premier lieu, il pourrait être fructueux de suivre l’itinéraire d’objets singuliers sur le long terme, en étant attentif aux diverses manipulations qu’ils subissent au cours du temps. Passant de main en main, les objets changent parfois d’usage, en fonction des contextes culturels dans lesquels ils se trouvent inscrits42. On connaît ainsi l’étrange destin de nombreux vases attiques qui, fabriqués par les artisans du Céramique, furent troqués ou vendus à de riches Étrusques ; de vaisselle de banquet, ces vases se transformèrent alors en marqueurs funéraires, de façon à signaler le statut distinctif de leur possesseur dans les nécropoles d’Étrurie – avant de changer à nouveau d’usage à l’époque moderne, tantôt pour intégrer les circuits parallèles du marché des antiquaires, tantôt pour être immobilisés dans des musées, transformés en objet d’art et de contemplation désintéressée. En somme, il s’agirait de s’intéresser à la vie sociale des objets43, depuis leur fabrication jusqu’à leur destruction ou leur immobilisation finale. Comment et pourquoi un même bien peut-il être successivement vendu, donné et mis en réserve pour être affecté à un dieu ou pour servir les dispositifs de reproduction sociale des familles ? Quelles sont les logiques à l’œuvre dans la thésaurisation des objets ou, au contraire, dans leur remise en circulation ? Comment s’articulent ces différentes métamorphoses de la valeur ?

42 Sur la notion de transfert culturel et son usage en histoire ancienne, voir J.-Chr. Couvenhes, B. Legras (éd.), Transferts culturels et politique dans le monde hellénistique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, ainsi que P. Rouillard, F. Wateau (éd.), L’Objet de main en main, Madrid, Casa de Velázquez, 2010. 43 A. Appadurai, « Introduction: Commodities in Cultural Perspective », in Id. (éd.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, 1986, p. 3-63 et I. Kopytoff, « The Cultural Biography of Things », in Appadurai (éd.), The Social Life of Things, p. 64-91.

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Partons d’un cas précis : les fabuleuses pérégrinations du collier d’Harmonie, déjà évoquées par Louis Gernet dans son texte séminal sur la « notion mythique de la valeur en Grèce44. » Si elle est bien connue, l’histoire est rarement analysée dans sa dimension transgénérationnelle, alors qu’elle permet pourtant de restituer un itinéraire complexe (quoiqu’imaginaire), mettant la notion de valeur dans tous ses états. Selon une tradition remontant à l’époque archaïque45, le fameux collier aurait été forgé par Héphaïstos, avant d’être offert comme présent nuptial lors du mariage entre Kadmos, le fondateur de Thèbes, et Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite. L’objet appartenait donc à la catégorie des dons coutumiers qui accompagnaient le gamos. La fête tout entière était d’ailleurs placée sous le signe de l’échange, comme le pointe la présence des Charites à la noce46. Si les scholies à l’Iliade mentionnent les cadeaux apportés par les dieux à cette occasion, c’est Diodore de Sicile qui en dresse la liste précise (Bibliotheca historica, V, 49, 1), faisant du collier tantôt le don d’Aphrodite (Bibliotheca historica,V, 49, 1), tantôt le présent d’Athéna (Bibliotheca historica, IV, 65, 5). Et encore l’histoire du collier remonte-t-elle plus loin dans le temps. Selon certaines versions, le bijou aurait déjà fait partie d’un jeu de transactions préalables, avant même d’être offert à Harmonie. D’après Phérécyde d’Athènes (ve siècle av. J.-C.), Kadmos n’aurait en effet pas reçu cette parure directement des dieux, mais la tenait d’Europe, qui l’avait elle-même reçue de Zeus47. Au moment d’entrer dans la lignée de Kadmos, le collier bénéficiait donc d’un prestigieux « état civil48 ». Cette chaîne de donateurs conférait à l’objet une forte valeur symbolique ajoutée : au gré de ses premières pérégrinations, le collier avait accumulé une aura qui ne pouvait que rejaillir sur les récipiendaires. Après les noces, le cadeau nuptial demeura dans la famille royale de Thèbes pour devenir un de ces sacra, un de ces biens inaliénables

44 Gernet, « Notion mythique », p. 106-108. Gernet s’intéressait surtout à « la puissance malfaisante de l’objet précieux » (p. 106), et non à l’articulation entre mobilité et thésaurisation. 45 Hésiode fait état du mariage dans la Théogonie (vers 937). 46 Théognis, Elegiae, I, 15. 47 Phérécyde d’Athènes, FGrHist 3 F 89 = Apollodore, Bibliotheca, III, 4, 2. 48 Gernet, « Notion mythique », p. 102 (à propos du trépied des Sept Sages).

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qui garantissent la pérennité des lignées et la reproduction des familles les plus puissantes. D’après Hellanicos de Lesbos, le collier fut transmis de génération en génération jusqu’à ce qu’il parvienne aux fils d’Œdipe49. C’est à ce moment-là que le collier fut remis en circulation pour le plus grand malheur des descendants de Kadmos. Selon la version la plus courante, Polynice reçut le bijou, en contrepartie de la royauté qu’il cédait d’abord à Étéocle. Réfugié à Argos, Polynice redonna ensuite le collier à Ériphyle, l’épouse du devin Amphiaraos, afin que celle-ci persuade son mari de se joindre à l’expédition contre Thèbes50. Relancé dans le circuit de l’échange, le collier se charge alors d’une force négative. De bienfait légitime, garant de l’alliance entre les hommes et les dieux, il se transforme en cadeau corrupteur, détruisant le lien de pistis entre les époux51. L’inversion joue terme à terme : alors qu’il avait cimenté l’union entre Kadmos et Harmonie, la parure ruine le mariage d’Amphiaraos avec Ériphyle. Séduite par le bijou, cette dernière envoie en effet son mari à une mort annoncée devant les remparts de Thèbes : celui-ci ne peut lutter contre « la force contraignante du don52. » Et les catastrophes s’enchaînent alors. Apprenant le sort funeste de son père, Alcméon est pris de fureur contre sa mère, qu’il fait brûler vive, avant d’être lui-même touché par la malédiction. Quant au corrupteur actif, Polynice, son sort n’est guère plus enviable : au terme d’un combat fratricide qui voit les deux fils d’Œdipe s’entretuer, son corps est abandonné aux bêtes sauvages et privé de rites funéraires. L’extinction des Labdacides apparaît donc étroitement corrélée à la remise en circulation du collier d’Harmonie : Étéocle et Polynice ont chacun eu le tort de céder le bijou – Étéocle pour obtenir le premier tour de pouvoir à Thèbes, Polynice pour arracher le ralliement d’Amphiaraos. Hellanicos de Lesbos, FGrHist 4 F 98. L’histoire est évoquée sous une forme allusive dans Odyssée, XI, 326-327 et XV, 246-247 ; voir T. Gantz, Les Mythes de la Grèce archaïque, Paris, Belin, 2004 (1993), p. 899. 51 Sur l’ambivalence du don, tantôt bienfaisant, tantôt malfaisant, voir déjà M. Mauss, « Gift, gift », in Mélanges offerts à M. Charles Andler par ses amis et ses élèves, Strasbourg – Paris, 1924, p. 243-247. Voir aussi V. Azoulay, Xénophon, p. 149170 (chapitre 3, « Des bienfaits aux méfaits : la charis corruptrice ») et D. Lyons, « Dangerous Gifts: Ideologies of Marriage and Exchange in Ancient Greece », Classical Antiquity 22 (2003), p. 93-134. 52 Gernet, « Notion mythique », p. 108. 49 50

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Que faire alors de l’objet mortifère ? Selon Diodore de Sicile, la parure aurait été à nouveau soustraite à la dynamique de l’échange pour être consacrée à Apollon dans le sanctuaire de Delphes53. Des dieux aux hommes et des hommes aux dieux : le collier retournait en quelque sorte là d’où il venait. Comment comprendre ce retour à l’envoyeur ? Sans doute ne s’agissait-il pas d’une consécration en bonne et due forme – dont on ne voit pas bien quel aurait pu être le dédicataire –, mais plutôt d’une tentative de purification, de façon à neutraliser la charge négative d’un objet souillé par la mort54. Fin de l’histoire ? Pas tout à fait, puisque, selon le même Diodore, le collier fut à nouveau remis en circulation lors la Troisième Guerre sacrée (356-345 av. J.-C.), lorsque les chefs phocidiens s’emparèrent du sanctuaire de Delphes et pillèrent une partie des offrandes pour les transformer en armes ou en monnaie55. Dans le récit de Diodore, le collier d’Harmonie devient le symbole même de l’impiété des Phocidiens et du châtiment qu’ils reçurent. Car l’un de leurs chefs se serait approprié le collier d’Harmonie pour l’offrir à son épouse qui, peu après, subit à son tour le sort d’Ériphyle : « [...] celle qui avait mis le collier d’Ériphyle vit sa maison incendiée par l’aîné de ses fils, atteint de folie, et elle fut elle-même brûlée vivante dans les flammes56. » La trajectoire de l’objet semble donc faire une boucle, puisque les deux châtiments se répondent, selon une forme de circularité qu’évoque la forme même du collier. Que l’anecdote ait été certainement forgée a posteriori pour noircir la réputation des sacrilèges importe peu : elle est exemplaire d’une manière de penser l’objet et les aléas de sa transmission. En définitive, le fabuleux destin du collier d’Harmonie permet de saisir comment peuvent alterner temps de circulation et moments d’immobilisation, logique de l’échange et pratique de la thésaurisation. On aurait tort de récuser un tel type d’étude en Diodore, Bibliotheca historica, XVI, 64, 2. Voir J.-P. Vernant, « Le Pur et l’Impur », in Id., Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, 1974, p. 121-140. 55 Diodore, Bibliotheca historica, XVI, 64. Voir à ce propos V. Azoulay, « Le Rêve d’Onomarchos : les statues et les Phocidiens à Delphes », Métis 8 (2010), p. 223-254. 56 Diodore, Bibliotheca historica, XVI, 64, 2. A. Jacquemin, Offrandes monumentales à Delphes, Athènes – Paris, école française d’Athènes, 1999, p. 237. L’histoire des deux colliers est rapportée par Éphore (ou son fils Démophilos), FGrHist 70 F 96 (= Athénée, Deipnosophistae,VI, 232E-F). 53

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arguant qu’elle relève de l’anomalie : comme l’a montré Carlo Ginzburg, l’analyse intensive d’un cas exceptionnel peut davantage éclairer un phénomène social qu’un supposé « cas moyen » – qui demeure d’ailleurs une fiction statistique : « La violation de la norme contient en elle-même la norme (puisqu’elle la présuppose) : le contraire n’est pas vrai57. » Reste toutefois à prolonger l’étude en prenant en compte les spécificités des différents systèmes narratifs dans lesquels l’histoire du collier d’Harmonie s’intègre. Dans l’épopée et la poésie élégiaque, il s’agit surtout, par le truchement de l’objet de prestige, de mettre l’accent sur la proximité et les échanges entre les dieux et les hommes ; chez Phérécyde d’Athènes ou Hellanicos de Lesbos, l’histoire doit plutôt se comprendre dans une perspective généalogique, pour penser la succession et l’articulation des générations divines et héroïques ; enfin chez Diodore de Sicile, le collier apparaît comme un véritable opérateur historiographique : non seulement il fait le lien entre le temps des héros et le temps des hommes – puisqu’il est d’abord évoqué au livre IV dans le cadre de l’expédition des Sept contre Thèbes, avant de ressurgir au livre XVI, lors du récit de la Troisième Guerre sacrée –, mais il devient l’un des instruments privilégiés de la vengeance des dieux et de la punition des hommes. À condition d’être contextualisée, cette « pensée par cas » oblige à tenir des discours moins caricaturaux sur le don et, en particulier, sur ce type spécifique de transaction qu’est l’offrande. Ainsi a-t-on encore trop tendance à considérer que ce qui entre dans un sanctuaire n’en sort jamais, alors qu’il existe maintes dérogations à la règle58. À condition de prêter attention aux itinéraires singuliers, une autre histoire de la valeur est sans doute possible, assurément plus heurtée et moins figée.

57 C. Ginzburg, Le Fil et les Traces. Vrai faux fictif, Lagrasse,Verdier, 2010, p. 437, qui rajoute : « Quiconque prétendrait étudier le fonctionnement d’une société en partant de l’ensemble de ses normes ou de fictions statistiques comme l’homme moyen ou la femme moyenne, ne peut que rester à la surface ». 58 Je me permets de renvoyer sur ce point à Azoulay, « Le Rêve d’Onomarchos », p. 243-251.

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5.2. Synchronie : restituer l’économie générale des transactions Symétriquement, il serait fécond de changer d’échelle pour passer du gros plan au plan d’ensemble59. Plutôt que de se focaliser sur le devenir d’un objet précis ou sur un type d’échange particulier – le don, le troc, la prédation ou le marché –, il s’agirait alors de restituer l’économie générale des transactions dans un espace et à un moment donné, pour en livrer une description au ras du sol, sans rapporter mécaniquement un type d’échange à une société, à un groupe social, voire à un individu précis. Dans le cas du monde grec, une telle entreprise ne va nullement de soi, non seulement parce que la documentation manque souvent à l’appel, mais aussi parce que les débats sont pollués par l’affrontement séculaire entre primitivistes et modernistes – et, en particulier, par des appréciations antinomiques sur la place du marché dans l’univers des cités60. D’une certaine façon, les tenants des deux positions sont prisonniers du même prisme occidentaliste : tandis que les uns rapprochent les Grecs des peuplades dites « primitives », en les rabattant du côté du don ou du troc, les autres les tirent du côté de l’Occident capitaliste, en les plaçant du côté du marché. Cette alternative caricaturale continue à structurer à l’arrière-plan bien des débats, même parmi ceux qui prétendent s’en affranchir. L’enquête mériterait assurément d’être reprise pour l’époque archaïque, pour tenter de dépasser les apories nées de la retentissante polémique entre A. Mele et B. Bravo. Sans entrer dans les détails, rappelons seulement, avec Benedetto Bravo, combien il est illusoire de vouloir à toute force distinguer commerce « noble » et échanges roturiers, prêxis et emporiê, dans la mesure où les « nobles » ne dédaignaient nullement le gain61 ; mais rappelons aussi, à la suite d’A. Mele, que les différents types d’échanges s’articulaient plus 59 Sur l’intérêt de varier les focales et de jouer sur les échelles, voir par exemple Ginzburg, Le Fil et les Traces, p. 356. 60 Les origines et les enjeux de la querelle sont analysés par B. Wagner-Hasel, « Le Regard de Karl Bücher sur l’économie antique et le débat sur la théorie économique et l’histoire », in H. Bruhns (éd.), Histoire et économie politique en Allemagne de Gustav Schmoller à Max Weber. Nouvelles perspectives sur l’école historique de l’économie, Paris, 2004, p. 159-182. 61 B. Bravo, « Commerce et noblesse en Grèce archaïque. À propos d’un livre d’Alfonso Mele », Dialogues d’histoire ancienne 10 (1984), p. 99-160, en part. p. 120.

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qu’ils ne s’opposaient : actes de piraterie, échanges marchands, dons d’hospitalité ou consécration d’offrandes n’étaient nullement des pratiques exclusives les unes des autres62. En amont, le débat fait également rage au sujet de la « société homérique », supposément structurée par le système du don / contredon : Julien Zurbach a montré, à travers une relecture critique de l’œuvre de Finley, à quel point cette thèse était discutable, voire relevait d’une véritable fiction historiographique que la lecture serrée des épopées ne permet pas de valider en l’état63. C’est toutefois sur un autre terrain – associé à un autre débat historiographique – que je souhaiterais m’arrêter avant de conclure : l’opposition supposée entre, d’une part, des cités grecques tournées vers l’échange et, d’autre part, un Empire perse thésaurisateur64. D’un côté, l’Empire perse aurait été fondé sur une structure tributaire, où le roi accaparait les richesses des provinces et les thésaurisait. « Les énormes quantités d’or et d’argent possédées par le roi perse, donc par l’État, ne circulaient pas. Elles étaient inertes, retirées de la circulation et n’en sortaient éventuellement que pour solder les coûts d’expéditions militaires, sous forme de monnayage dans la partie occidentale de l’empire, mais sans pour autant créer en aucune façon un courant de circulation général fondé sur l’utilisation de métal précieux monnayé65. » Le stock accumulé aurait permis des frappes bien plus abondantes que celles auxquelles le Grand Roi procédait. Pour preuve, lorsque les GrécoMacédoniens s’emparèrent de l’Empire perse, ils purent émettre pour près de 180 000 talents d’argent de monnaie, créant même un effet inflationniste temporaire66.

62 Voir notamment P. Cartledge, « Trade and Politics’ revisited : Archaic Greece », in P. Garnsey, K. Hopkins, C.R. Whittaker (éd.), Trade in the Ancient Economy, Cambridge, 1983, p. 1-15 et D.J. Tandy, Warriors into Traders. The Power of the Market in Early Greece, Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 1997. 63 J. Zurbach, « La Société homérique et le don », Gaia 13 (2010), p. 57-79. 64 A. Bresson, « Monnayage et société dans les mondes antiques » (2001), in P. Brulé et alii. (éd.), Économie et société en Grèce antique (478-88 av. J.-C.), Rennes, 2007, p. 375-392. 65 Bresson, « Monnayage », p. 379. 66 Voir à ce propos F. De Callataÿ, « Les Trésors achéménides et les monnayages d’Alexandre : espèces immobilisées et espèces circulantes ? », Revue des études anciennes 91 (1989), p. 259-276.

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D’un autre côté, le monde grec aurait été caractérisé par l’échange sous toutes ses formes, économiques, politiques et symboliques. Laissons à nouveau la parole à Alain Bresson : Derrière l’image d’Épinal, il y a une réalité : celle d’une société fondée sur des principes radicalement différents de ceux du système tributaire, une société dont Hérodote avait pu résumer le principe dans le propos qu’il attribue à Cyrus : la Grèce des cités était un monde dont l’agora formait le centre. L’agora était le lieu d’échange entre égaux [...]. C’est cette égalité formelle, dont l’égalité politique dans la cité démocratique n’était que la manifestation la plus radicale, qui rendit possible le développement de l’équivalent général que constituait un monnayage de métal précieux67.

Le fossé entre les deux mondes paraît infranchissable : d’une part, l’Orient perse, défini par une circulation hiérarchique de la richesse, où les biens affluaient vers le roi, par le biais du prélèvement tributaire, avant d’être thésaurisés ou redistribués sous forme de rations ; d’autre part, le monde des cités grecques, privilégiant une circulation horizontale de la valeur, dont l’échange marchand et la monnaie auraient été l’emblème. Pour construire cette opposition radicale, il faut cependant évacuer un certain nombre de données embarrassantes. Du côté de l’Empire achéménide, tout d’abord, il faut relativiser l’importance de la monnaie frappée, alors que l’invention du double monnayage d’or et d’argent (le Créséide) se fit probablement sous Cyrus, avant que Darius n’introduise le système des dariques d’or et des sicles d’argent. Certes, selon Alain Bresson, la circulation monétaire fut limitée pour l’essentiel à la partie occidentale de l’empire – celle qui était en contact avec les cités grecques – et le volume des émissions demeura très faible par rapport au stock disponible de métal précieux dont disposait le Grand Roi. Mais il est tout de même significatif que Darius ait pu être traité par les Grecs euxmêmes de « roi commerçant (kapêlos)68 ». Sa réputation n’était donc pas celle d’un thésaurisateur, mais plutôt d’un homme prêt à faire commerce de toutes choses69. Bresson, « Monnayage », p. 381. Hérodote, Historiae, III, 89. 69 Voir Kurke, Coins, p. 80-89. 67 68

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Surtout, il faut oublier que la quantité de biens thésaurisée par les Rois fut tout à fait négligeable au regard de l’ampleur du tribut prélevé sur les différentes satrapies. Si l’on accorde quelque crédit au récit d’Hérodote (III, 95), le roi perse recevait un peu plus de 14 500 talents d’argent (ou d’or) brut par an. Pour accumuler les 180 000 talents que les Macédoniens trouvèrent dans les trésors royaux à leur arrivée, il suffisait qu’une part infime du tribut – à peine 6 % du total – soit immobilisée chaque année, sur les deux siècles que dura la domination achéménide. Plus de 90 % des prélèvements impériaux étaient donc, soit consommés, soit redistribués et remis en circulation, sous une forme ou sous une autre. Et encore ce calcul suppose-t-il que les Achéménides soient partis de zéro, alors que dans une ville comme Ecbatane, la vieille capitale des Mèdes, le processus d’accumulation avait commencé bien avant eux70. Au demeurant, plusieurs études régionales ont montré que la circulation des richesses, loin de s’effectuer seulement de façon verticale, empruntaient en réalité des canaux fort variés dans l’Empire71. Du côté des cités grecques, il faut également faire abstraction de plusieurs facteurs qui ne concordent guère avec le primat supposé de l’échange horizontal. Tout d’abord, l’affaiblissement des formes de communication hiérarchique reste à démontrer : le cas athénien n’est nullement probant à cet égard, puisque les liens clientélaires persistent dans la cité durant tout le ive siècle72. Ensuite, il paraît pour le moins excessif de relier le succès de la monnaie frappée à l’égalité formelle entre citoyens, puisque ce furent les tyrannies qui jouèrent un rôle crucial dans la première diffusion du monnayage73. Enfin, les cités grecques furent caractérisées par 70 C’est l’un des apports de la thèse de P.-Y. Boillet, Ecbatane et la Médie d’Alexandre aux Arsacides (c. 331 a.C. - c. 224 p.C.). Histoire monétaire et économique, Thèse de doctorat, sous la dir. de A. Bresson, Bordeaux, 2009. 71 Voir P.  Briant, Bulletin d’histoire achéménide II, Paris, Thotm Éditions, 2001, p. 132-133. Le rôle de la monnaie pesée et marquée en Babylonie a par exemple été souligné par M. Jursa, « Agricultural Management,Tax Farming and Banking: Aspects of Entrepreneurial Activity in Babylonia in the Late Achaemenid and Hellenistic Periods », in P. Briant, F. Joannès (éd.), La Transition entre l’empire achéménide et les royaumes hellénistiques (vers 350-300 av. J.-C.), Paris, 2006, p. 137-222. 72 Voir C.  Mossé, Politique et société en Grèce ancienne. Le « modèle » athénien, Paris, Aubier, 1995, p. 69-120 et Azoulay, Xénophon, p. 291-305, en part. p. 298299 (avec bibliographie). 73 Comme Bresson, « Monnayage », p. 382 n. 27, le reconnaît lui-même. Il

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des phénomènes de thésaurisation massive que les spécialistes de l’économie ont tendance à sous-estimer. Ce dernier point mérite quelques éclaircissements, tant il semble être le point aveugle du débat. Que l’on se rappelle tout d’abord qu’Athènes fut une puissance tributaire au même titre que l’Empire perse. La cité démocratique accumula des réserves énormes dans le trésor d’Athéna74 et s’en servit pour faire la guerre, et non pour encourager l’échange pour lui-même. Les souverains hellénistiques ne procédèrent d’ailleurs pas autrement. Car il ne faut pas se tromper sur les raisons du processus de déthésaurisation entamé après la conquête de l’Empire perse. Loin de correspondre à un quelconque penchant grec pour l’échange, ces frappes monétaires servirent surtout à solder les troupes des diadoques : c’est parce que les successeurs d’Alexandre furent engagés dans des guerres incessantes entre 330 et 280 av. J.-C. qu’ils frappèrent monnaie avec tant de zèle. Les rois macédoniens se comportaient à cet égard exactement comme les Perses qui, dès le ve siècle, recouraient volontiers au monnayage dès que le besoin s’en faisait sentir75. Rien n’indique en revanche que les souverains hellénistiques entendaient de la sorte monétariser l’économie de leur royaume, à l’inverse de ce qu’a pu soutenir Makis Aperghis à propos des Séleucides76. Enfin, loin de toujours privilégier les échanges horizontaux, les Grecs immobilisaient une part considérable de leurs richesses sous la forme d’offrandes dans les sanctuaires77. Plusieurs dizaines de milliers de talents d’argent s’y trouvaient accumulés. Rien qu’à Delphes, le montant des pillages effectués par les Phocidiens serait toutefois excessif de tordre le bâton dans l’autre sens et de supposer l’existence d’un lien structurel entre le monnayage et la tyrannie, comme le font D.T. Steiner, The Tyrant’s Writ : Myths and Images of Writing in Ancient Greece, Princeton, Princeton U.P., 1994 ou C. Oliveira Gomes, La Cité tyrannique. Histoire politique de la Grèce archaïque, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 103-104. 74 Voir par exemple V. Azoulay, Périclès. La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme, Paris, Armand Colin, 2010, p. 77-79. 75 À la fin du ve siècle, Cyrus le Jeune proposait ainsi à Lysandre d’aller jusqu’à utiliser son propre trône, le symbole même de son pouvoir politique et symbolique, pour frapper monnaie et solder les troupes spartiates (Xénophon, Hellenica, I, 5, 3-4). 76 Voir à ce propos Boillet, Ecbatane, qui réfute les thèses de M. Aperghis, The Seleukid Royal Economy. The Finances and Financial Administration of the Seleukid Empire, Cambridge, Cambridge U.P., 2004. 77 Cf. e.g. Polybe, Historiae, X, 27, qui évoque les 4 000 talents saisis dans le sanctuaire d’Anahita, en Médie, par Antiochos III, en 209 av. J.-C. qui en monnaya au moins une partie.

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du paradigme du don à une anthropologie pragmatique de la valeur

fut estimé à 10 000 talents, alors qu’ils ne touchèrent pourtant qu’à une fraction des offrandes78. La masse des richesses soustraite à la circulation était donc énorme, même si elle était loin de rester stérile. Non seulement les offrandes permettaient d’établir des liens verticaux entre les hommes et les dieux, mais les sanctuaires remettaient en circulation une part non négligeable de leurs avoirs sous forme de prêts, quitte à mettre en place une double comptabilité79. Pour peu que l’on se souvienne que thésaurisation et échange vont de pair, le prétendu fossé entre Grecs et Perses se réduit considérablement, et ce n’est certainement pas un hasard si Diodore de Sicile (Bibliotheca historica, XVI, 56) choisit de mettre les deux modes d’accumulation en regard : « Quelques historiens rapportent que la valeur des trésors enlevés à Delphes [par les Phocidiens] n’était pas au-dessous des richesses qu’Alexandre trouva dans les trésors persiques. » En définitive, l’opposition entre un monde grec structuré par l’échange horizontal et un monde oriental thésaurisateur repose sur l’oubli d’une part essentielle des transactions – l’économie du sacré –, qui n’occupe qu’une place minime dans les théories économiques en vogue. * * * Pour autant, mon intention n’est nullement de rabattre les deux mondes l’un sur l’autre. Ainsi Alain Bresson a-t-il raison de pointer l’originalité des cités grecques qui, pour la plupart, isolèrent en leur sein des lieux d’échange spécifiques, où les ventes s’effectuaient tantôt à prix fixe, sur les étals du marché, tantôt selon un système d’enchères, dans des espaces réservés à cet effet80. En revanche, avant de procéder à des généralisations sur les manières d’échanger propres aux deux civilisations, peut-être faut-il prêter davantage attention aux différentes formes de circulation et d’immobilisation de la valeur dans des sociétés qui n’ont rien de monolithique. Diodore, Bibliotheca historica, XVI, 56, 5-6. Voir à ce propos V. Chankowski, « Techniques financières, influences, performances dans les activités bancaires des sanctuaires grecs », Topoi 12-13 (2005), p. 69-93. 80 V. Chankowski, « Un édifice commercial de l’Agora de Théophrastos à Délos », in Tout vendre, tout acheter. Structures et équipements des marchés antiques, Colloque international (Athènes, 16-19 juin 2009), à paraître. 78 79

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Changeons d’échelle et revenons, pour conclure, à l’étude d’un cas isolé, dont on se sert généralement pour montrer l’engagement des citoyens dans la vie commerciale de la cité. Avant d’être dilapidé par ses tuteurs indélicats, le patrimoine de Démosthène comprenait de l’argent monnayé et deux ateliers artisanaux – ce que l’orateur appelle le « capital actif » (energa) –, ainsi que des esclaves, des matières premières et des prêts maritimes, qui sont autant de valeurs circulantes. Mais il intégrait également des biens immobiles qui symbolisaient l’enracinement de la lignée et sa pérennité : « une maison, valant 3 000 drachmes, des meubles, coupes, joyaux d’or, vêtements, le trousseau de ma mère – le tout valant environ 10 000 drachmes – et 80 mines d’argent en caisse81. » Ainsi perçoit-on se dessiner les circuits complexes d’une économie qui n’est jamais entièrement « échangiste » ou « thésaurisatrice82 ». C’est tout l’intérêt et la difficulté de décrire la circulation de la valeur, avant de l’interpréter, de l’analyser et de l’expliquer83. Passer par cette description « au ras du sol » est la condition pour se déprendre de nos préjugés – qui recoupent d’ailleurs parfois certains présupposés « indigènes », dans la mesure où les catégories grecques sont elles-mêmes ambiguës et contradictoires. Décrire les transactions et penser leurs articulations, plutôt que rigidifier les oppositions : telle pourrait être le programme d’une anthropologie pragmatique de la valeur, qui reste encore largement à construire.

Démosthène, In Aphobum I, 4-6, 9-11. Le même constat peut être tirer de l’analyse du patrimoine de la famille de Lysias, pillé par les Trente en 404 : on y trouve à la fois des valeurs circulantes (de l’argent monnayé, mais aussi des métaux semi-précieux et des boucliers) et des biens immobiles, tels des pièces d’orfèvrerie et les boucles d’oreille de la femme de Polémarque – en l’occurrence, des biens transmis par la famille maternelle, soustraits à l’échange, qui incarnent la pérennité de la lignée (Lysias, In Eratosthenem, XIX). 83 Voir F.  Weber, « Comment décrire les transactions », Genèse 41 (2000), p. 2-4. 81 82

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LES RITES DE PASSAGE DANS L’EMPIRE ROMAIN : ESQUISSE D’UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE

1. Introduction 1.1. L’historien, l’archéologue et l’anthropologie de l’Antiquité Les contributions rassemblées dans ce volume partagent une démarche commune, dont on peut dire qu’elle relève d’une anthropologie historique de l’Antiquité. Elles se distinguent cependant à la fois par le choix des thèmes abordés, par les régions géographiques dans lesquelles les recherches sont implantées, par les sources enfin sur lesquelles elles sont fondées. On ne peut examiner les rapports qui existent entre l’anthropologie et les études de l’Antiquité, sans établir d’abord plusieurs distinctions : entre les diverses traditions nationales, entre l’étude de la Grèce et celle de Rome, entre l’histoire et l’archéologie1. Dans un article qui traite de l’épistémologie de l’archéologie, l’archéologue canadien Bruce Trigger a caractérisé l’archéologie comme the only discipline that seeks to study human behavior and thought without having any direct contact with either (« la seule discipline qui s’efforce d’étudier le comportement et la pensée de l’homme sans jamais avoir accès ni à l’un ni à l’autre »)2. Cette observation suppose bien sûr l’existence d’autres disciplines qui, à la différence de l’archéologie, ont la chance de disposer d’un accès 1 Cf. par ex. G. Woolf, « The Present State and Future Scope of Roman Archaeology: A Comment », American Journal of Archaeology 108 (2004), p. 417428 ; J. Webster, « Less Beloved. Roman Archaeology, Slavery and the Failure to Compare », Archaeological Dialogues 15 (2008), p. 103-123, en part. p. 103-107. 2 B.G. Trigger, « Archaeology and Epistemology. Dialoguing Across the Darwinian Chasm », American Journal of Archaeology 102 (1998), p. 1-34, en part. p. 1.

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direct à leur objet d’étude : on pense à l’anthropologie (à travers l’interrogation de membres de sociétés vivantes) et à l’histoire (à travers la médiation de l’écrit). L’archéologue, en revanche, ne peut accéder à son objet de recherche qu’à travers la culture matérielle, à travers des sources que l’on qualifie de « muettes ». On peut certes s’arranger de cette différence. Il n’en demeure pas moins qu’elle a longtemps suscité chez les archéologues un sentiment d’infériorité qui n’a pas manqué de marquer de son empreinte, dès le début de leurs relations, le rapport entre l’archéologie et l’anthropologie, un rapport qui fut d’ailleurs très nettement unilatéral. Toutefois, depuis la fin du siècle passé, l’archéologie a entrepris de se libérer progressivement de ce poids et, ainsi émancipée de sa sœur dominante, elle a gagné assez de confiance en elle pour oser présenter des résultats qui lui sont propres3. Pour permettre de prendre la mesure de ce développement récent, un bref rappel historique est nécessaire. Il me permettra aussi de préciser ma position personnelle qui diffère un peu de celle des autres intervenants, dans la mesure où je travaille en tant qu’archéologue sur une partie du monde antique – les provinces gauloises et germaniques de l’empire romain – où les sources écrites ne sont pas particulièrement abondantes. 1.2. La Nouvelle Archéologie, le discours colonial et le regard sur l’Autre Les premiers échanges systématiques entre archéologie et anthropologie remontent à l’avènement de la Nouvelle Archéologie dans les années 19604. Que ce mouvement ait été fortement inspiré par l’anthropologie, c’est ce dont témoignent les mots mêmes qu’on entendait répéter à l’époque : « L’archéologie sera anthropologique

3 Cf. Trigger, ibid., p. 34 ; C. Gosden, Anthropology and Archaeology. A Changing Relationship, London – New York, Routledge, 1999 ; D. Garrow, Th. Yarrow (éd.), Archaeology and Anthropology. Understanding Similarity, Exploring Difference, Oxford, Oxbow Books, 2010 ; pour l’archéologie romaine, cf. R. Laurence, « 21st Century TRAC: Is the Roman Battery Flat? », in B. Croxford, H. Goodchild, J. Lucas et alii (éd.), TRAC 2005, Proceedings of the Fifteenth Annual Theoretical Roman Archaeology Conference, Birmingham 2005, Oxford, 2006, p. 116-127, en part. p. 119-120, à propos d’une séance organisée par A. Gardner et S. Koerner. 4 D.L. Clarke, « Archaeology: The Loss of Innocence », Antiquity 47 (1973), p. 6-18.

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ou ne sera pas5. » Ces paroles se sont avérées exactes pour ce qui concerne les États-Unis, où l’archéologie et l’anthropologie font en règle générale partie d’un même institut et ont un programme universitaire commun, où par conséquent les rapports entre les deux disciplines ont toujours été très étroits6. Mais en Europe, où l’archéologie et l’anthropologie sont rattachées à des départements séparés, les influences de la Nouvelle Archéologie sont longtemps restées superficielles et se limitaient surtout à la préhistoire, tandis que les archéologies historiques restaient résolument tournées vers l’histoire de leur ère respective. Ainsi l’archéologie romaine, qui sur le plan institutionnel était souvent rattachée à la philologie – dont elle était d’ailleurs née – plutôt qu’aux autres branches de l’archéologie, n’a-t-elle commencé à s’ouvrir à l’anthropologie qu’à partir des années 1980. Deux facteurs pourraient expliquer ce retard. Il y a d’abord le fait que l’approche anthropologique spécifique qui dominait la Nouvelle Archéologie des années 1960-1970 ne paraissait pas très engageante aux archéologues qui travaillaient sur des sociétés qui sont relativement bien connues grâce à l’existence de documents historiques. Son orientation évolutionniste faisait que la Nouvelle Archéologie concentrait ses efforts sur la recherche de règles universelles dont elle entendait retrouver la trace dans des sociétés certes très différentes, mais dont le stade de développement était plus ou moins identique. Une telle approche visait à mettre en évidence des ressemblances générales plutôt qu’à explorer les spécificités de sociétés historiques qui étaient censées n’apporter que des banalités. Lorsque l’interprétation du matériel fouillé pouvait profiter d’une coopération interdisciplinaire, c’était donc celle de l’historien qu’on sollicitait – bien que son aide ait été généralement limitée – plutôt que celle de l’anthropologue. Un deuxième facteur concerne l’un des points que ce colloque se propose de traiter, à savoir la distance ou la proximité que le 5 L. Binford, « Archaeology as Anthropology », American Antiquity 28 (1962), 217-225, en part. p. 217. 6 À propos du four-field system de l’anthropologie américaine, qui comprend l’anthropologie sociale, l’anthropologie physique, l’archéologie et la linguistique, voir I. Hodder, « An Archaeology of the Four-Field Approach in Anthropology in the United States », in D.A. Segal, S.J. Yanagisako (éd.), Unwrapping the Sacred Bundle. Reflections on the Disciplining of Anthropology, Durham – London, 2005, p. 126-140.

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chercheur est supposé avoir à l’égard de son objet de recherche. L’archéologie romaine s’est fréquemment trouvée associée à un discours colonialiste qui place la société antique au même niveau que la nôtre, censée en être l’héritière. Cette position idéologique, profondément ancrée dans notre mentalité, a consciemment ou inconsciemment bien souvent déterminé la manière dont étaient interprétés les dossiers archéologiques. Je ne suis certainement pas le premier à faire cette observation et je me bornerai à citer, en guise d’exemple, l’introduction au nouveau manuel d’archéologie classique, édité par Susan Alcock et Robin Osborne : The material culture of Greece and Rome has been uniquely freighted with moral value, and has come to play an ongoing role in the formation of western sensibilities. It is simply not possible to revisit the material world of the Greeks and the Romans as a disinterested observer: whether we as westerners like it or not, this material has been privileged in our own formation, and it has been privileged as our past. The archaeology of Greece and Rome has been given a role in our intellectual formation which is not rivalled by the archaeology of Celts, Germans, Iberians, or Gauls – even for inhabitants of Britain, Germany, Spain and France. « La culture matérielle de la Grèce et de Rome n’a été prise en considération que pour sa seule valeur morale et a fini par jouer un rôle croissant dans la formation des sensibilités occidentales. Il est tout simplement impossible de revisiter le monde matériel des Grecs et des Romains avec le regard d’un observateur désintéressé. Que nous, Occidentaux, le voulions ou non, cette culture a reçu une place privilégiée dans notre formation, et elle a reçu cette place parce qu’elle était notre passé. L’archéologie de la Grèce et de Rome s’est vue octroyer, dans notre formation intellectuelle, un rôle qui n’a pas d’équivalent pour l’archéologie des Celtes, des Germains, des Ibères ou des Gaulois – et ceci même pour les habitants de Grande-Bretagne, d’Allemagne, d’Espagne et de France7. »

7 R. Osborne, S. Alcock, « Introduction », in Iid. (éd.), Classical Archaeology, Malden MA – Oxford, 2007, p. 1-10, en part. p. 2. Pour une critique de l’approche coloniale de l’archéologie romaine, cf. aussi R. Hingley, Roman Officers and English Gentlemen, London, Routledge, 2000 ; M. Dietler, « The Archaeology of Colonization and the Colonization of Archaeology. Theoretical Challenges from an

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Si ce jugement est exact, il ne fait pas de doute que l’identification presque naturelle qui était ainsi faite avec Rome, a constitué un obstacle important pour l’adoption des modèles anthropologiques8. D’une part parce que ce qui ressemble aux aspects les plus connus de sa propre société ne nécessite pas le recours à de pareils modèles. On n’explique pas ce qui va de soi. D’autre part parce que le même discours colonialiste qui privilégie les cultures antiques, considérait que la civilisation romaine avait atteint un niveau de développement bien supérieur à celui des sociétés dites « primitives », étudiées par l’anthropologie. On peut ajouter que l’abondance des sources écrites et les restes parfois impressionnants que nous a légués la culture matérielle romaine n’ont pas aidé à changer cela. Placer Rome au même niveau qu’une société « primitive » qui ne connaît ni l’écriture ni les acquis de la civilisation, reviendrait donc à comparer des entités totalement incomparables9 ! Face à cette situation, ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont avant tout les archéologues qui se sont intéressés aux peuples conquis plutôt qu’au conquérant, qui ont introduit les premiers modèles anthropologiques dans l’archéologie des provinces de l’empire romain. Et ce n’est pas non plus une coïncidence si presque tous ces auteurs avaient bénéficié d’une formation en préhistoire, et se trouvaient donc plus familiarisés avec les méthodes de l’anthropologie que ne l’étaient leurs collègues de formation classique10. Comme le voulaient les principes de la Nouvelle Archéologie, ces premières approches anthropologiques portaient sur l’organisation sociale, politique et économique des sociétés « indigènes », sur leurs développements propres, à travers la longue durée de la domination romaine. Le monde religieux, qui dans la Nouvelle Archéologie

Ancient Mediterranean Colonial Encounter », in G.J. Stein (éd.), The Archaeology of Colonial Encounters. Comparative Perspectives, Santa Fe, 2005, p. 33-68. 8 Cf. N. Terrenato, « The Innocents and the Sceptics. Antiquity and Classical Archaeology », Antiquity 76 (2002), p. 1104-1111, en part. p. 1109. 9 Gosden, Anthropology, p. 7 ;Terrenato, ibid. : « It is the golden heritage that makes civilization stand out from savagery. [...] Classicity [...] cannot be compared with, or measured on the same scale as, the rest of the human past. » 10 On peut penser ici à P. Wells, C. Haselgrove, J. Barrett, M. Millett, et, plus tard, à M. Dietler and D. Krausse. Pour un aperçu de ces développements théoriques, cf.T. Derks, Gods,Temples and Ritual Practices. The Transformation of Religious Ideas and Values in Roman Gaul, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1998, en part. p. 2-9.

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était ridiculisé comme étant un domaine de « paléo-psychologie11 », était complètement négligé. 1.3. Le post-processualisme, le tournant linguistique et le renouvellement de l’archéologie Depuis les années quatre-vingt, trois facteurs ont favorisé le rapprochement entre l’archéologie et l’anthropologie. Il y a d’abord le fait que le positivisme et le comparatisme transculturel de la Nouvelle Archéologie, pour autant qu’ils aient jamais pris pied en Europe, ont été brusquement remplacés par le relativisme postmoderne et l’analyse contextuelle du nouveau paradigme « post-processualiste » ou « postcolonial ». Ce mouvement concurrent, initié par Ian Hodder, insiste sur l’importance de l’individu (plutôt que du « système ») dans les processus des changements culturels, met l’accent sur l’historicité au lieu des récursivités et des conformités qui caractérisent les dépôts archéologiques. Il ne considère plus la culture matérielle comme un simple miroir de la réalité, mais lui attribue plutôt un rôle actif dans la création et le renouvellement des rapports sociaux. L’analyse des symboles matériels et de leur signification – fonction, contexte, contenu – constitue un point clé de sa recherche12. Cet intérêt renouvelé pour la culture matérielle inclut l’étude du paysage qui n’est plus traité comme un environnement neutre qui sert de cadre aux actions de l’homme, ni comme le seul producteur des calories dont il a besoin pour se nourrir, ni non plus comme un simple reflet spatial de l’ordre idéologique. Il est considéré comme un monde que les humains s’approprient à travers les multiples parcours quotidiens qu’ils y inscrivent13. Ce changement radical d’orientation a permis à l’archéologie de rétablir un pont avec les autres sciences humaines, notamment avec l’anthropologie, qui a subi le même délitement de certitudes avec le « tournant linguistique » (linguistic turn) qui a provoqué une véritable crise 11 L.R. Binford, « Archaeological Systematics and the Study of Culture Process », American Antiquity 31 (1965), p. 203-210. 12 I. Hodder, Symbols in Action, Cambridge, Cambridge University Press, 1982 ; Id., The Archaeology of Contextual Meanings, Cambridge, Cambridge University Press, 1987 ; Id., Archaeology as Long-Term History, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. 13 Cf. T. Ingold, « The Temporality of the Landscape », World Archaeology 25 (1993), p. 152-174.

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de l’ethnographie écrite14. L’anthropologie culturelle de son côté a développé un intérêt pour la culture matérielle et a entrepris de compléter ses analyses ethnographiques au moyen de recherches historiques, afin d’être en mesure d’apprécier les changements que l’expérience coloniale a pu introduire dans l’organisation des sociétés étudiées15. Enfin, plus récemment, l’archéologie a suivi les sciences sociales à travers l’intérêt croissant qu’elle porte au corps humain. Le corps n’est plus considéré comme un simple objet de chair et de sang, que la culture vient animer. Les pratiques corporelles, les mouvements et les actions du corps, deviennent autant de manifestations culturelles16. 1.4.Vers une archéologie historico-anthropologique Le fait que le développement des Altertumswissenschaften ait depuis longtemps abouti à la séparation des disciplines en fonction du type de sources sur lesquelles elles s’appuient, ne dispense pas l’archéologue historique d’intégrer dans sa recherche tous les types de sources disponibles, en utilisant tantôt le regard proche de l’observateur participant, tantôt le regard plus lointain du scientifique. En se réappropriant le passé au moyen d’une réflexion critique sur le présent, il nous le rend compréhensible, tout en nous mettant en garde contre des identifications trop hâtives. C’est la tâche qui attend une archéologie qui se réclame de l’approche historico-anthropologique dans l’étude de Rome et des peuples conquis, une approche définie depuis plus d’un quart de siècle, sous l’inspiration de l’école française des Annales17. Les développements 14 Cf. J. Clifford, « Introduction. Partial Truths », in J. Clifford, G.E. Marcus (éd.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, 1986, p. 1-26. 15 Gosden, Anthropology and Archaeology, p. 120 ; Garrow,Yarrow, Archaeology and Anthropology, p. 8. 16 Y. Hamilakis, M. Pluciennik, S. Tarlow, « Introduction: Thinking Through the Body », in Id., Thinking Through the Body. Archaeologies of Corporeality, New York, 2002, p. 1-21. 17 Pour les premiers essais d’une telle recherche, même s’ils exhalent encore l’odeur de l’évolutionnisme des années 1960 et 1970, voir N. Roymans, « The North Belgic Tribes in the 1st Century bc: a Historical-Anthropological Perspective », in R.W Brandt, J. Slofstra (éd.), Roman and Native in the Low Countries. Spheres of Interaction, Oxford, 1983 (BAR International Series, 184), p. 43-69, en part. p. 43-44. Cf. aussi, J. Bintliff, « The Contribution of an Annaliste / Structural History Approach to Archaeology », in Id. (éd.), The Annales

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qui ont marqué l’archéologie et l’anthropologie depuis lors, nous ont fourni un équipement comme il n’y en a jamais eu ! 1.5. Thème de recherche et structure de l’étude À la suite du bilan qui vient d’être fait des rapports qui ont pu exister entre l’archéologie (romaine), l’histoire et l’anthropologie, il est nécessaire d’ajouter quelques mots qui préciseront le thème et la trame de cette étude. Cet article porte sur les rites de passage qui se pratiquaient à l’époque de l’empire romain, plus précisément sur les rites qui accompagnent le passage à l’âge adulte. La seconde partie sera consacrée à la présentation des concepts et des outils qui doivent permettre l’analyse des données archéologiques et historiques disponibles. On discutera ensuite le rite de la prise de toge. Ce rite, dont la documentation est essentiellement historique et épigraphique, ne fournit pas simplement un point de départ intéressant pour les deux études qui suivront. Sa prise en compte peut aussi permettre d’éclairer un point de méthode, en montrant qu’en fonction de leur nature, les textes de l’historien et les artéfacts de l’archéologue, ne reflètent pas nécessairement les mêmes niveaux de réalité18. Là où ils semblent parler des langages différents voire contradictoires, l’archéologie peut apporter un point de vue original, qui ne soit pas une simple illustration matérielle de la parole écrite19. Suivront ensuite les cas d’étude : l’un qui concerne le sanctuaire de Lenus Mars à Trèves en Allemagne, l’autre le sanctuaire des Sources de la Seine en Bourgogne. Ils mettront en évidence, j’espère, aussi bien la diversité de la société romaine et de ses expressions culturelles, que l’efficacité du regard anthropologique qui peut mener à des interprétations très différentes de celles qui ont depuis longtemps cours.

School and Archaeology, London – New York, 1991, en part. p. 1-33, qui attribue à cette école un rôle d’intermédiaire entre les deux orientations archéologiques. 18 Cf. les remarques très pertinentes de M. Corbier, « La petite enfance à Rome : lois, normes, pratiques individuelles et collectives », Annales ESC 54 (1999), p. 1257-1290, en part. p. 1258-1259. 19 Cf. ici la position tenue par l’archéologue historique Martin Hall : G.  Lucas, « Archaeology at the Edge. An Archaeological Dialogue with Martin Hall », Archaeological Dialogues 13 (2006), p. 55-77, en part. p. 63.

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2. Références théoriques et outils d’analyse 2.1. Rites de passage Mon hypothèse de départ est que la plus grande partie des objets matériels qui ont été rassemblés à l’occasion des fouilles menées dans les sanctuaires gallo-romains, peut être associée à des rites de passage. Cette dernière notion est évidemment empruntée à l’œuvre, qui porte le même titre, du fameux anthropologue français Arnold Van Gennep (1873-1957). Un livre qui, publié pour la première fois en 1909, reste toujours fondamental20. Dans ce livre,Van Gennep distingue quatre types de rites de passage : – ceux qui relèvent de la nature et des saisons et sont liés au cycle météorologique des saisons, donc à l’avènement d’un nouvel an, de nouvelles phases lunaires, etc. ; – ceux qui relèvent de l’évolution biologique de l’individu et sont liés aux différents stades de la vie humaine comme la naissance, la puberté, le mariage, la grossesse, la maternité, la paternité, ou la mort ; – ceux qui relèvent de l’ordre social et sont liés à l’entrée dans une fonction, par exemple l’installation d’un roi, d’un magistrat, ou d’un conseil, l’ordination d’un prêtre ou l’entrée dans une association professionnelle, et enfin, – ceux qui concernent l’ordre spatial et sont liés au passage d’un seuil (rites dites liminaires), tels que les rites de départ ou de retour de la maison, de la cité ou du territoire, ou encore les passages d’une frontière naturelle comme une rivière ou une montagne. Je ne prendrai ici en compte que la deuxième catégorie, c’est-àdire les rites associés à l’entrée dans une nouvelle étape de la vie humaine. Pour Van Gennep, le changement de statut que ces rites 20 A. Van Gennep, The Rites of Passage, Chicago, The University of Chicago Press, 1960 (trad. angl. de M. B. Vizedom et G. L. Caffee à partir de l’éd. orig. : Les Rites de passage, Paris, É. Nourry, 1909). Les précisions terminologiques de Van Gennep n’ont pas toujours été prises suffisamment au sérieux : cf. F. Graf, « Initiation: a Concept with a Troubled History », in D.B. Dodd, Ch.A. Faraone (éd.), Initiation in Ancient Greek Rituals and Narratives. New Critical Perspectives, London – New York, Routledge, 2003, p. 3-24. Je préfère éviter le terme « initiation ».

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de passage d’ordre individuel sont censées accompagner, se fait le plus souvent en trois phases : après les rites de séparation qui visent à détacher l’individu du groupe dont il faisait partie et qu’il est sur le point de quitter, il y a les rites de marge qui l’introduisent dans une condition intermédiaire ou liminaire dans lequel son statut est ambigu. Viennent ensuite les rites d’agrégation qui intègrent l’individu dans son nouveau groupe social et dans son nouveau statut. Comme le souligne Van Gennep, l’importance de ces trois phases rituelles varie toutefois beaucoup selon les types de rites et de sociétés. Le modèle de Van Gennep, et surtout son concept de la liminarité, a été élargi par Victor Turner. Selon cet auteur, les acteurs du rite transcenderaient pendant la phase liminaire les clivages usuels et les conflits quotidiens qui opposent les individus, pour prendre conscience de leur communitas, du fait qu’ils partagent, en tant qu’êtres humains, une existence commune21. Dernière remarque : si Van Gennep et Turner acceptent l’idée que les rites de passage constituent un phénomène universel (voir aussi le paragraphe suivant), leurs analyses ne livrent que des matériaux spécifiques qui permettent de réfléchir. Quant à savoir quels étaient les types de rites de passage qui existaient dans les sociétés de l’Antiquité et quelles formes ils avaient, c’est une question qui relève de la recherche historique et archéologique. 2.2. Le cours de la vie humaine : l’âge et sexe Derrière les rites de passage, il y a l’idée que chaque individu, dans le courant de son évolution biologique, parcourt successivement les différentes étapes de l’existence humaine22. Bien que sur le plan personnel le cours de la vie prenne pour chaque individu une tournure distincte, sur le plan général tous les membres de la société parcourent le même cycle, de la naissance à la mort. Les passages d’une étape à l’autre s’effectuent en fonction de deux critères : celui de l’âge et celui du sexe. Il est important de préciser que ces 21 V. Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-Structure, Chicago, Aldine, 1969, en part. p. 94-97. 22 G. Gilchrist, « Archaeology and the Life Course. A Time and Age for Gender », in L. Meskell, R.W. Preucel (éd.), A Companion to Social Archaeology, Oxford, 2004, p. 142-160.

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deux principes organisateurs comportent à leur tour chacun deux aspects qui ne sont pas strictement séparés : l’un biologique voire physiologique, l’autre culturel. Si les étapes de la vie sont jusqu’à un certain degré déterminées par des critères d’ordre physiologique, l’essentiel d’un rite de passage réside dans le fait que le transfert d’une classe d’âge à une autre est en fin de compte marqué par des actes rituels. Il s’agit donc toujours d’un acte culturel. C’est la mise en scène du rite qui produit le changement de statut social. Il va de soi que les limites entre les classes d’âge, aussi bien que les types de rites, ne se laissent pas appréhender à travers la simple comparaison avec telle ou telle société moderne analysée par l’anthropologie. Au lieu de les reconstruire par analogie, c’est dans le dossier historique ou archéologique qu’il faut chercher ces différents éléments. 2.3. Le corps humain, formes de culture matérielle et caractère performatif des rites La notion de rites de passage, l’idée d’un courant qui affecte la vie humaine, sont des concepts qui ont une valeur interprétative potentiellement forte. L’archéologue toutefois a besoin de critères diacritiques qui lui permettent de reconnaître qu’il se trouve bien en présence de ces rites. Parce que les rites de passage (ceux du deuxième type selon le classement de Van Gennep) sont toujours associés, d’une façon ou d’une autre, à la croissance et au développement biologique de l’individu, les actions rituelles qui sont censées réaliser le passage à la classe d’âge suivante sont souvent pensées à travers le corps : elles consistent en énoncés23, en gestes symboliques24, voire en véritables cérémonies25. Ces actes rituels 23 Pour l’époque romaine, cf. E. Valette-Cagnac, La Lecture à Rome. Rites et pratiques, Paris, Belin, 1997, en part. p. 247-303. 24 Cf., pour l’époque romaine, A. Corbeill, Nature Embodied. Gesture in Ancient Rome, Princeton – Oxford, Princeton University Press, 2004. 25 C. Wulf, « Anthropologie historique. Nouvelles perspectives sur les fondements et les conditions de l’éducation », L’Orientation scolaire et professionnelle 33 (2004), p. 571-586 (cf. http://osp.revues.org/index262.html, consulté le 23 décembre 2010) ; C. Wulf, J. Zirfas, « Performative Welten. Einführung in die historischen, systematischen und methodischen Dimensionen des Rituals », in C. Wulf, J. Zirfas (éd.), Die Kultur des Rituals. Inszenierungen, Praktiken, Symbole, München, 2004, p. 7-45.

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n’ont pas seulement une signification symbolique, ils produisent et rendent réel le changement de statut à travers leur mise en scène. Ils fonctionnent comme un instrument de socialisation de l’individu concerné et lui forgent une nouvelle identité sociale. Et pourtant la nature et le déroulement précis de ces actions sont pour la plupart destinés à rester inconnus. Si quelques-unes peuvent impliquer un dépôt symbolique – on pense au sacrifice des cheveux, de la première barbe, des linges de la première menstruation, du sperme, ou enfin du lait maternel – cette première catégorie d’indices n’a guère de chance de survivre aux siècles et ne se retrouvera donc pas dans la documentation archéologique26. À côté des actes et des pratiques corporelles qui engagent le corps humain d’une façon directe, le changement de statut peut être également rendu visible de façon matérielle. Étant donné le caractère normatif et répétitif des rites, on peut supposer que ces expressions matérielles auront eu elles aussi un caractère répétitif. La découverte de grandes séries d’objets plus ou moins semblables dans des contextes qui pourraient être considérés comme rituels constituerait donc un indice de première importance. Il faut faire ici la distinction entre les objets qui jouent un rôle actif pendant les actions rituelles elles-mêmes, et les objets qui ont pour fonction de garder le souvenir de ces actes et de les « re-présenter » dans le futur. Pour le premier groupe on pense d’abord à des objets portés sur le corps, vêtements de diverse sorte, objets de parure et d’ornement : de la toge de la jeunesse à l’équipement du guerrier celtique et du soldat romain, du bonnet de la matrone à la bague d’or du chevalier. Le second groupe comprend des statues ou des statuettes, des reliefs ou des monuments d’autre type encore qui sont déposés ou érigés sur le lieu même de la mise en scène afin de commémorer le rite accompli. La présence de ces objets commémoratifs est destinée à rendre la mise en scène des actes rituels présente pour les générations à venir.

26 Cf. cependant pour la Grèce antique, les rakoi de l’inventaire du sanctuaire qui longtemps ont été considérés comme des linges : S. Milanezi, « Beauty in Rags. On Rhakos in Aristophanic Theatre », in L. Cleland, M. Harlow, L. Llewellyn-Jones (éd.), The Clothed Body in the Ancient World, Oxford, 2005, p. 75-86, en part. p. 7880. Cf. aussi D. Leitao, « Adolescent Hair-Growing and Hair-Cutting Rituals in Ancient Greece: A Sociological Approach », in D.B. Dodd, Ch.A. Faraone (éd.), Initiation in Ancient Greek Rituals and Narratives, p. 109-129.

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2.4. Pouvoir de l’imagination humaine et représentation métaphorique Il faut insister sur le fait que le matériel qui est destiné à rendre visible l’entrée dans une nouvelle phase de la vie ou l’abandon d’une précédente, est avant tout de nature symbolique. Ce qui ne veut pas pour autant dire que le rapport entre le signifiant et le signifié soit complètement arbitraire, comme c’est le cas avec les symboles d’un texte. À cet égard les symboles matériels, pris dans la nature ou fabriqués par l’homme, diffèrent de leurs pendants textuels. Pour que leurs messages soient compris, ces symboles matériels doivent toujours entretenir un rapport avec la réalité, même si l’on admettra volontiers que la nature de ce rapport n’est pas toujours évidente. À ce stade, la prise en compte du fonctionnement de l’imagination humaine, telle qu’elle est faite dans les études qui concernent les médias ou la pédagogie, ouvre une piste intéressante27. Les participants au rite, aussi bien que ceux qui assistaient à son déroulement comprenaient les conduites rituelles et en conservaient ensuite certaines images dans leur esprit. C’est à ces images enregistrées que l’on avait recours pour reproduire, célébrer et re-présenter la mise en scène passée du rite. Les représentations commémoratives des pratiques du rite doivent donc refléter, d’une manière codée, les réalités du rite. Le fait que nous ayons tous accès, en tant qu’êtres humains, à cette faculté humaine universelle qu’est l’imagination, nous permet de décrypter ces codes métaphoriques, au moins jusqu’à un certain niveau28. 2.5. Comparaison contextuelle En l’absence d’information écrite et si l’on veut éviter la lecture intuitive basée sur l’analogie directe, la seule méthode qui permette de saisir la signification symbolique d’une culture matérielle est l’analyse comparée des contextes spatiaux et chronologiques dans 27 Voir B. Huppauf, C. Wulf, « Introduction. The Indispensability of the Imagination », in B. Huppauf, C. Wulf (éd.), Dynamics and Performativity of Imagination. The Image between Visible and Invisible, New York – London, 2009, p 1-18 ; C. Wulf, « Images of Social Life », ibid., p. 166-177. 28 Pour une telle argumentation, voir également G. Haaland, R. Haaland, « Levels of Meaning in Symbolic Objects », Cambridge Archaeological Journal 6/2 (1996), p. 295-300.

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lesquels elle évolue. Cela vaut aussi bien pour les objets réels que pour les représentations iconographiques. Dans l’idéal il faudrait pouvoir étudier l’ensemble des rites de passage d’une société donnée, de manière à ce que l’analyse des uns puisse éclairer les autres. Pour l’étude des sociétés mortes, comme celles de l’Antiquité, les rites funéraires, qui sont généralement accomplis autour de la tombe du défunt, méritent pour toutes les époques d’être pris en considération. Du fait qu’ils diffèrent en fonction de l’âge et du sexe du défunt, ces ensembles funéraires constituent une source d’information privilégiée. C’est là et seulement là que l’archéologue retrouve, en association avec les restes du corps, les symboles matériels qui ont été retenus pour construire l’identité de la personne défunte. Grâce aux méthodes de l’anthropologie physique qui permettent de déterminer l’âge et le sexe du défunt à travers la recherche des os déposés dans la tombe, on dispose là d’un outil particulièrement précieux. Dans la mesure où l’homme décède à tout âge, bébé ou vieillard, ces ensembles funéraires constituent en principe une sorte de coupe (pour utiliser un terme archéologique) de toutes les classes d’âge que distingue la société étudiée. Mutatis mutandis on peut dire la même chose des stèles funéraires à représentation iconographique du défunt, surtout si elles portent en plus une inscription qui nous informe de l’âge au moment du décès. Un premier indice concernant la nature des rites étudiés peut être relevé sur le site même : autour de la tombe du défunt pour les rites funéraires, essentiellement dans les sanctuaires pour les autres rites de passage. Dans ce dernier cas, l’analyse du contexte spatial peut être étendue dans deux directions. Dès lors qu’on considère que les ex-voto laissés dans le sanctuaire avaient tous pour vocation de transmettre un message identique ou du moins relativement semblable, on peut conclure que la série des objets attestés est en mesure de fournir des informations sur la signification de chaque objet en particulier. D’autre part, si l’on admet que les représentations iconographiques sont soumises à des conventions, il faudrait remonter jusqu’à l’origine de l’image, retracer ses développements et ses changements dans le cours du temps ou en fonction des contextes. Enfin, il faut tenir compte du fait que la même transition sociale peut fort bien avoir été célébrée d’une manière très différente selon les classes sociales ou les régions. Ces différences 56

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doivent elles aussi être explorées en utilisant la même méthode de comparaison, fondée sur l’examen du contexte. Dans les deux chapitres qui suivent nous verrons vers quoi ces outils de recherche peuvent nous mener quand ils sont utilisés pour analyser certains exemples concrets de la culture matérielle issus de sanctuaires dits « gallo-romains ». Mais voyons d’abord les données historiques et épigraphiques qui concernent la prise de toge des jeunes, à Rome et dans l’empire romain.

3. Statuettes d’enfants et dieux à l’enfance 3.1. Le rite de la prise de toge : documentation historique et épigraphique La prise de toge est sans doute le rite de passage le mieux connu de l’empire romain29. Il est l’exemple classique d’un rite de passage d’un statut social à un autre, dont l’aspect le plus visible s’incarne dans le changement de vêtements. En effet, le jour où les fils des citoyens romains atteignent l’âge adulte, ils offrent la marque de leur enfance, la fameuse bulle, aux Lares de la famille. Ils quittent aussi la toge prétexte et prennent la toge virile30. Une fois accomplie cette partie privée du rite devant l’autel familial, la cérémonie se déplace d’abord vers le tabularium où le nouveau citoyen est inscrit dans une tribu, et enfin, sous la République, vers le Capitole où, dans l’entrée du temple de Minerve, une monnaie est offerte sur l’autel de Iuventas. Après l’inauguration du Forum d’Auguste et notamment du temple de Mars Ultor (en 2 av. J.-C.), la dernière étape du rite fut remplacée par la deductio in forum, c’est-à-dire la conduite du nouveau citoyen, par son père, par ses proches parents et par des amis et des clients de la famille, vers la nouvelle place publique. Entouré par ces gens et observé par les grands hommes du passé dont les statues étaient dressées dans les portiques de la place comme les exemples à suivre31, le nouveau citoyen faisait son 29 F. Dolansky, « Togam Virilem Sumere. Coming of Age in the Roman World », in J.C. Edmondson, A.M. Keith (éd.), Roman Dress and the Fabrics of Roman Culture, Toronto, 2008, p. 47-70. 30 Il est permis de penser qu’à ce moment-là la première barbe était également offerte. Cf. Svétone, Caligula, X : Eodem die togam sumpsit barbamque posuit. 31 Voir maintenant, J. Geiger, The First Hall of Fame. A Study of the Statues in the Forum Augustum, Leiden, Brill, 2008 (Mnemosyne, suppl. 295).

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premier sacrifice de citoyen. À partir de ce moment, il était prêt à assumer des charges militaires ou administratives. La documentation littéraire disponible concernant ce rite (tableau 1), indique que le fils prenait la toge entre son douzième et son dix-huitième anniversaire. Plus qu’un âge précis et valable pour tous, c’étaient des critères subjectifs et variables qui déterminaient le moment où le fils serait soumis au rite. Comme le font remarquer les sources, il revenait sans doute au père de prendre la décision. Un petit nombre de dédicaces témoigne de ce que la coutume existait à Rome et en Italie d’ériger des monuments commémoratifs à l’occasion de l’accomplissement de ce rite. Cependant, dans la documentation disponible, seuls sont attestés des représentants de l’élite impériale : les membres de la famille impériale (tableau 1, nos 1-18) ou les fils des élites politiques et culturelles qui généralement appartiennent à l’ordre sénatorial ou équestre (tableau 1, a-h; tableau 2), clarissimi iuvenes, equus publicus (tableau 2). L’un de ces monuments consiste en une base inscrite qui provient précisément du sanctuaire de Mars Ultor à Rome (tableau 2, no 1). Bien que nous n’ayons conservé aucune dédicace dont la base inscrite soit encore surmontée de la statue qu’elle portait, il n’est pas difficile de se faire une idée de l’iconographie. Le garçon devait être représenté déjà vêtu de sa nouvelle toge blanche ou encore vêtu de sa toge prétexte et muni de sa bulle protectrice – les deux signes distinctifs du statut qu’il vient de quitter. L’appartenance aux couches dirigeantes de l’empire laisse supposer la présence d’œuvres importantes, comme des statues en marbre ou en métal. La statue en bronze conservée au Musée du Louvre (fig. 1), à laquelle je pense, représente le seul exemple de statue en métal connu32. En revanche un inventaire récemment publié des statues en pierre de togati portant la bulle réunit une soixantaine d’exemples pour l’ensemble de l’empire33. Il n’existe dans les Trois Gaules et les deux Germanies qu’un seul exemple provenant du sanctuaire d’Essarois en Côte-d’Or34. D’où je conclus que dans les provinces le rite 32 H. Gabelmann, « Römische Kinder in toga praetexta », Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts 100 (1985), p. 497-541, en part. p. 504. 33 H.R. Goette, Studien zu römischen Togadarstellungen, Mayence,Von Zabern, 1990. 34 É. Espérandieu, Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, Ridgewood, N.J., Gregg Press, 1908-1938, no 3424 ; T. Derks, « Lenus

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de la prise de toge était probablement largement réservé à ceux qui formaient les nouvelles classes dirigeantes des communautés municipales. Il faisait partie du répertoire des nouvelles formes de comportement et de pensée, inspirées par Rome aux écoles de province, et adoptées par les élites locales qui, volontairement ou sous la contrainte, envoyaient leur fils dans ces écoles pour les préparer à leur future fonction dans l’administration de l’empire. Il n’en demeure pas moins qu’ il y avait une masse de gens, pour qui le port de la toge ainsi que celui de la bulle ne faisait pas partie de la vie quotidienne ou à qui il était même interdit, tout simplement parce qu’ils n’étaient pas nés citoyens. Tous ceux-là ont sans doute subi un rite comparable qui remplissait la même fonction, celle de marquer l’accès à la classe d’âge suivante. Selon toute vraisemblance cette transformation sociale s’accompagnait d’un changement dans l’apparence physique : coupe de la barbe ou des cheveux, port d’un nouveau vêtement. Si ces gens qui appartenaient aux couches moyennes ou inférieures voulaient ensuite marquer d’une manière durable l’accomplissement du rite, ils auront sans doute eu recours – comme nous le verrons dans le cas du sanctuaire de Lenus Mars à Trèves – aux représentations de genre. 3.2. Aperçu du sanctuaire de Lenus Mars à Trèves et ses dédicaces privées Le sanctuaire de Lenus Mars à Trèves se trouve sur la rive gauche de la Moselle à quelque 500 m de l’entrée ouest de la ville antique35. Il n’est que partiellement connu grâce à des fouilles de sauvetage et à des observations de terrain. Le plan préliminaire du sanctuaire permet de reconnaître deux phases d’occupation principales. La première phase consiste en une enceinte trapézoïdale à l’intérieur de laquelle étaient érigées deux petites « chapelles ». La seconde comprend un temple gallo-romain rectangulaire entouré Mars à Trèves et ses dédicaces privées : Une Réinterprétation », in M. DondinPayre, M.-Th. Raepsaet-Charlier (éd.), Sanctuaires, pratiques cultuelles et territoires civiques dans l’Occident romain, Bruxelles, 2006, p. 239-270, fig. 6. 35 Ce chapitre présente le résumé d’une étude plus approfondie publiée ailleurs : Derks, ibid. Aussi l’annotation sera-t-elle limitée ici à l’essentiel. Pour les données primaires du sanctuaire, voir E. Gose, Der Tempelbezirk des Lenus Mars in Trier, Berlin,Verlag Gebr. Mann, 1955 (Trierer Grabungen und Forschungen, 2).

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d’un péribole qui lui est propre et se trouve à côté d’un théâtre monumental. Le sanctuaire faisait certainement partie des lieux de culte publics de la communauté trévire, ce que suggèrent à la fois son architecture monumentale et sa situation suburbaine, et qui se trouve confirmé par le dossier épigraphique montrant que le sanctuaire fonctionnait comme le lieu de réunion des pagi de la civitas Treverorum et que la gestion du culte de Lenus Mars était déléguée à un flamine de la colonie36. Dans le cadre de la présente contribution, notre intérêt se portera surtout sur les huit dédicaces privées, qui toutes, sauf une, ont été trouvées dans l’une des deux petites « chapelles » de l’enclos antérieur. Elles n’ont été placées là qu’après la destruction du bâtiment, probablement à la fin du ive siècle37. Cet ensemble épigraphique, dont la découverte est due au hasard, ne représente certainement qu’une fraction minime du nombre total des dédicaces autrefois exposées dans le sanctuaire. Cette impression est confirmée par l’analyse du texte des inscriptions, où toutes les informations qui auraient fait double emploi avec une évocation figurée ou avec le contexte spatial ont été passées sous silence. Ce processus n’était possible que si la présence massive des exemples explicites rendait tout à fait compréhensible la lecture des textes abrégés. Si l’on regarde maintenant ces huit pierres de près, elles donnent à voir des caractéristiques communes remarquables, qui sont les suivantes : 1) Toutes ces dédicaces privées ont été érigées dans le contexte d’un vœu, comme l’explicite le formulaire votif : vslm. Ce qui signifie que leur érection a été la conséquence logique d’obligations contractuelles antérieurement formulées à l’égard de la divinité. 2) Pour autant qu’on puisse encore le vérifier, tous ces monuments votifs sont dédiés à (Mars) Iovantucarus, c’est-à-dire à « celui qui aime la jeunesse ». 3) À l’exception d’un seul exemple, toutes les dédicaces renvoient

36 J. Scheid, « Sanctuaires et territoire dans la colonia Augusta Treverorum », in J.-L. Brunaux (éd.), Les Sanctuaires celtiques et leurs rapports avec le monde méditerranéen. Actes du colloque de St-Riquier (8 au 11 novembre 1990), Paris, 1991, p. 42-57. 37 Gose, Der Tempelbezirk, p. 24.

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à un rapport entre un enfant et ses parents, plus particulièrement son père. 4) La raison de la dédicace est toujours indiquée par le formulaire pro ou pro salute, donc « pour (l’enfant) » ou « pour le bien-être (de l’enfant) ». 5) Toutes les inscriptions sont gravées sur des socles, qui ont supporté la statue d’un enfant. Une image plus complète de ces ex-voto nous est transmise par des exemples mieux conservés mais anépigraphes, ainsi que par un certain nombre de têtes isolées. 6) Parmi les enfants évoqués, les fils sont beaucoup plus nombreux que les filles ; alors qu’on a conservé quelques statues représentant une fille, une seule base inscrite pour une fille nous est parvenue. 3.3. Les dédicaces et l’hypothèse d’une guérison divine En raisonnant par analogie avec les pèlerinages chrétiens, E. Gose, l’auteur de la première monographie concernant le sanctuaire, et tous les chercheurs après lui, ont considéré ces dédicaces privées comme autant de prières faites par des parents pour leur enfant malade, soit dans l’espoir d’obtenir une guérison divine, soit, comme le suggèrent les termes utilisés, comme remerciement après une guérison. Partant de l’idée que les statuettes constituaient des représentations descriptives des actes religieux accomplis dans le sanctuaire, ils ont défini les objets que les enfants tiennent dans leurs mains comme les offrandes qui ont été consacrées en remerciement des faveurs divines. À l’appui de cette lecture intuitive, Gose et ceux qui l’ont suivi ont allégué trois arguments supplémentaires, avancés, au gré des auteurs, soit isolément, soit dans une combinaison d’aspect variable : 1) la présence voisine d’une source dont l’eau est dite thérapeutique ; 2) le texte d’une inscription votive trouvée dans un autre sanctuaire de Lenus Mars à Pommern ; 3) la présence de l’expression pro salute attestée dans une partie des dédicaces. Aucun de ces arguments ne peut être considéré comme pertinent. La simple présence d’une source – qui dans notre cas se trouve d’ailleurs à l’extérieur du sanctuaire ! – ne suffit pas à conférer au culte une fonction thérapeutique, même s’il existe des indices 61

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jugés incontestables, le fait notamment que des vertus curatives ont été reconnues à l’eau de la source dans l’histoire récente. En ce qui concerne l’inscription bilingue, elle raconte, en grec et en latin, l’histoire d’un homme malade qui fut sauvé d’une mort certaine par l’amour de Mars38. Sur la base de ce texte, on a construit une divinité celtique guérisseuse, qui n’a rien à voir avec le Mars romain. Pourtant, l’association est tout à fait compréhensible si l’on considère non pas le lieu de l’activité du dieu, mais le mode de son intervention. Ainsi le dieu romain défend-il ici le pauvre dédicant contre l’attaque de la mort, exactement de la même façon qu’il défend la communauté civique sur le champ de bataille contre les attaques de l’ennemi39. Si l’inscription de Pommern témoigne de façon indubitable que Lenus Mars pouvait en principe intervenir en cas de maladie, elle ne prouve pas que ce dieu ait été une divinité guérisseuse spécialisée. Il n’est pas sans intérêt que les mots poétiques utilisés pour décrire le mode de son intervention soient précisément empruntés au vocabulaire guerrier ! Enfin, pour ce qui est du dernier argument, la présence de la formule pro salute – qu’on a traduite volontiers par « pour la guérison » au lieu du plus correct « pour le bien-être » –, il suffit de renvoyer aux vœux impériaux de bonne année qui sont prononcés le 3 janvier, à Rome et partout dans l’empire, pro salute imperatoris, sans qu’à cet instant précis l’empereur concerné ait été nécessairement malade. Si l’hypothèse du culte guérisseur n’est plus défendable, l’alternative que je voudrais proposer vise à mettre en rapport les dédicaces avec les rites de l’adieu à l’enfance et de l’entrée dans l’adolescence. Cette interprétation, inspirée par le modèle anthropologique de Van Gennep, se fonde surtout sur la lecture détaillée des dédicaces elles-mêmes et la comparaison contextuelle des images. 3.4. La « re-présentation » de l’enfant jouant Nos dédicaces se signalent par un détail iconographique frappant: la plupart des garçons sont représentés nus, alors que normalement la nudité est la prérogative des dieux. Comment expliquer ce CIL, XIII 7661 = IG, XIV 2562. Cf. J. Scheid, « Épigraphie et sanctuaires guérisseurs en Gaule », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire de l’École Française de Rome, Antiquité 104 (1992), p. 2540, en part. p. 37-39. 38

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dispositif ? À mon avis, nous avons affaire ici à des représentations emblématiques d’une jeunesse idéale qui représente d’une manière abstraite l’enfance désormais terminée. L’origine de ces représentations remonte à l’art grec classique, où de semblables représentations sont attestées sur les reliefs funéraires attiques. À l’époque hellénistique les mêmes schémas iconographiques sont utilisés dans de nombreuses œuvres d’art en ronde bosse souvent originaires de sanctuaires. Elles constituent sans doute des statues votives qui, à en croire les témoignages épigraphiques existants, étaient érigées à la suite d’un vœu, par des parents40. Il s’agit de tableaux de genre qui, à travers la représentation de l’enfant en train de jouer, expriment sa joie de vivre. Les enfants – les filles toujours habillées, les garçons le plus souvent nus ou uniquement vêtu d’un manteau – y tiennent un ballon, un animal, souvent un oiseau. Ces statues sont donc des représentations idéalisées issues de l’imagination plutôt que des portraits réels, comme on l’a pensé. Elles visent à ressusciter les souvenirs les plus heureux de l’enfance et à « re-présenter » encore une fois ce qui est maintenant passé. Cette interprétation est confirmée par la comparaison avec des monuments funéraires similaires érigés à la mémoire d’enfants morts. Sans que son âge réel soit pris en compte, l’enfant y est représenté dans les circonstances les plus joyeuses de sa vie, c’està-dire en train de jouer avec des jouets ou des animaux domestiques. À en juger d’après ces images, parmi ces derniers, les oiseaux et le chien étaient les plus populaires. Un motif déjà présent sur les reliefs funéraires grecs et que l’on retrouve sans cesse, en Gaule aussi bien qu`à Rome, représente un enfant qui touche de l’index le bec d’un oiseau. L’utilisation des mêmes schémas iconographiques sur les stèles funéraires et sur les stèles votives amène à conclure que les objets tenus par nos enfants, loin d’être des offrandes, ont été conçus comme des attributs de l’enfant jouant. Comme nous l’avons vu, nos dédicaces ne constituent certainement qu’un très faible échantillon de l’abondance initiale. Pour conclure il faut d’ailleurs répondre à la question de la représentativité de nos dédicaces par rapport à l’ensemble des ex-voto du sanctuaire. D’une part la statue en bronze du Louvre attire notre attention sur l’absence potentielle de dédicaces en métal érigées par 40

Ch. Vorster, Griechische Kinderstatuen, Köln, [s.n.], 1983, en part. p. 51 et 249.

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les plus aisés de la cité et qui, de par leur valeur intrinsèque, auront eu toutes les chances d’être refondues. D’autre part nous disposons de statuettes en terre cuite, qui sont tout à fait comparables aux monuments en pierre, mais qui, de par leur production en série, étaient bien meilleur marché et donc accessibles à tous. Si la discussion sur le rite de la prise de toge a montré que les membres des classes dirigeantes de l’empire pouvaient se servir d’autres formes d’expression – et l’ont effectivement fait pour montrer leur loyauté au nouveau pouvoir et leur appartenance à la haute société –, les couches moyennes et inférieures de la cité, c’est-à-dire la masse de la population, utilisaient plutôt ce type de représentations. Ainsi se trouve rempli l’un des plus importants critères diacritiques que nous avions formulés pour l’identification de rites de passage, à savoir la répétition des mêmes actes suscitant la présence massive d’un certain type de culture matérielle.

4. Le corps humain, sexualité et rites de maturité 4.1. Aperçu du sanctuaire des Sources de la Seine et ses ex-voto Le grand sanctuaire des Sources de la Seine se trouve au fond d’un vallon encaissé, sur le plateau du Châtillonais, dans les environs immédiats des sources où le fleuve prend naissance. Il a été dégagé par une série de fouilles successives menées depuis le début du xixe siècle41. Aujourd’hui, aucune analyse du site et des rites qui y étaient pratiqués ne peut ignorer, sans pour autant nécessairement l’adopter, le travail de Simone Deyts, qui a dirigé les dernières fouilles et dans les deux monographies qu’elle a publiées, a repris le dossier de ses prédécesseurs en présentant un inventaire exhaustif de la collection d’« ex-voto » provenant du sanctuaire42. En dépit des 41 Pour une historiographie des recherches, voir la notice de S. Deyts in M. Provost et alii (éd.), Carte Archéologique de la Gaule (CAG), Paris, vol. XXI/3 : La Côte-d’Or, p. 122-126. 42 S. Deyts, Les Bois sculptés des sources de la Seine, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1983 (Gallia, suppl. 42) ; Ead., Un peuple des pèlerins. Offrandes de pierre et de bronze des sources de la Seine, Dijon, Revue archéologique de l’est et du centre-est, 1994 (Revue archéologique de l’est et du centre-est, suppl. 13). Voir maintenant aussi sa notice, « Le sanctuaire de sources de la Seine », in Provost et alii (éd.), Carte Archéologique de la Gaule, vol. XXI/3, p. 122-136. La monographie publiée par M. J. Aldhouse Green (Pilgrims in Stone. Stone Images From the Gallo-Roman Sanctuary of Fontes Sequanae, Oxford, Archaeopress, 1999

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efforts déployés dans le passé, le plan, l’architecture et le développement chronologique du sanctuaire restent toujours mal connus, mais son mobilier, extraordinaire, est bien documenté. La qualité particulière de ce mobilier tient non seulement à son abondance43, mais aussi à la diversité du matériau utilisé – le bois, le bronze, la pierre et incidemment la terre cuite – ainsi qu’à sa richesse iconographique. À la différence du sanctuaire de Trèves, le nombre des dédicaces inscrites est très limité. Pour autant qu’on puisse jusqu’à maintenant l’établir, toutes étaient dédiées à Sequana et si sur le plan iconographique d’autres divinités sont parfois attestées44, il semble toutefois légitime de supposer que la grande majorité des ex-voto, épigraphes et anépigraphes, étaient destinés à la même déesse. Parmi les quelques dédicants connus, il y a trois femmes, deux de statut pérégrin et une citoyenne, ainsi qu’un esclave. Le monument que ce dernier a érigé pour le bien-être de son fils rappelle les ex-voto de parents que nous avons vus à Trèves, bien qu’il faille admettre que les descriptions existantes ne permettent pas d’établir s’il s’agit vraiment d’un socle ou d’un autel45. Ici notre attention se portera surtout sur les statues de personnes entières ainsi que sur les représentations des parties du corps humain, en laissant de côté les autres ex-voto anatomiques (comme les mains, les jambes, les yeux). Un groupe singulier de monuments en pierre représentent des statues d’hommes tenant une bourse bien garnie. Deyts considérait que ces hommes étaient les « bienfaiteurs » du sanctuaire dont la puissance se manifestait par des dons d’argent46. Toutefois la qualité plutôt modeste de ces reliefs s’accorde mal avec l’idée selon laquelle les gens ainsi représentés appartenaient à une couche supérieure et les reliefs eux-mêmes fonctionnaient comme des monuments honorifiques47. Je préfère [BAR International Series, 754]), n’ajoute rien et manque totalement de réflexion, comme nous le verrons ci-dessous. 43 Deyts, Pèlerins, p. 5 compte 391 ex-voto en pierre, 256 en métal (et une autre cinquantaine perdue), et enfin 270 de bois. 44 Cf. par exemple, Deyts, Pèlerins, pl. 58.5 (statuette en bronze de Minerve), pl. 59.4 (13 fragments d’une statue en pierre d’Hercule). 45 Deyts, Pèlerins, p. 123-124, pl. 55.2 ; Y. Le Bohec, Inscriptions de la cité des Lingons. Inscriptions sur pierre (= ILingons), Paris, Éd. du CTHS, 2003, no 275. 46 Deyts, Pèlerins, p. 11. Ainsi les reliefs concernés seraient à son avis « élevés non par eux-mêmes, mais par des usagers reconnaissants du sanctuaire. », ce qui me paraît très douteux. 47 Cf. Deyts, Pèlerins, p. 11, qui suppose que les reliefs seraient « élevés non

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considérer la bourse comme un symbole du bien-être matériel des dédicants qu’ils semblent avoir bien volontiers attribué à l’intervention de la déesse. Au lieu de se fixer sur l’acte accompli par ces hommes, c’est donc plutôt à mon avis l’action de la déesse qu’il faut prendre en compte. C’est elle l’acteur principal. Pour les ex-voto restants, je me bornerai d’abord à un aperçu rapide avant de discuter les interprétations du passé (§ 4.2) et les alternatives que je voudrais proposer (§ 4.3). Divisées selon les deux sexes, quatre catégories sont représentées : des garçons debout, des parties isolées du corps masculin, des femmes habillées et des torses et bassins du corps féminin. La première catégorie, les monuments de garçons, peut être subdivisée en trois groupes. Il y a un groupe assez fourni de statuettes en pierre de garçons habillés portant des animaux, surtout des chiens mais parfois aussi des oiseaux ou un lapin48. Un deuxième groupe est composé de statuettes en pierre de garçons nus, dont l’iconographie rappelle celle de la statuette de terre cuite trévire. Il y a enfin une image exceptionnelle en bois représentant un garçon debout qui, de sa main droite, soulève sa tunique pour ainsi montrer ses parties génitales (fig. 2). Quant aux exvoto représentant le corps masculin nu, il s’agit essentiellement de bassins isolés limités à la zone génitale et exécutés en bois, en tôle de bronze ou en pierre, ou encore de troncs représentant les parties du corps qui vont du ventre jusqu’aux cuisses (fig. 3). Il faut exclure l’hypothèse que les pièces en pierre ou en bois aient été cassées : elles étaient délibérément conçues de cette manière, comme le montrent aussi bien les surfaces antiques que des formes analogues en métal. Toutes ces représentations du corps nu de l’homme semblent donc orientées de façon ponctuelle vers une sexualité masculine. À la différence de ce qui se passe pour les garçons vêtus, il n’y a que très peu de statues de femmes ou de filles habillées49. Nombreuses sont en revanche les représentations de troncs ou de bassins par eux-mêmes, mais par des usagers reconnaissants du sanctuaire ». Pour un bienfaiteur on pourrait plutôt penser au prêtre du culte impérial qui, selon une inscription perdue, a exercé tous les honneurs chez les siens : CIL, XIII 2870 = ILingons 284 ; CAG, vol. XXI/3, p. 127, fig. 245 (dessin). 48 Deyts, Pèlerins, pl. 5.3, 5.4 (oiseaux), 6.2 (lapin). 49 Deyts, Pèlerins, pl. 7.1 et 7.2

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féminins nus exécutées elles aussi dans des matériaux de différente sorte: bois, alliage cuivreux ou pierre (fig. 4). Comparés à leurs pendants masculins les troncs féminins représentent une partie plus large du corps humain qui comprend aussi le thorax avec la zone des seins. Comme c’était le cas avec les corps masculins, le coude, l’avant-bras, le genou et la jambe manquent, tandis que seule une partie des bras et des cuisses est présente. On peut en conclure que, sur le plan conceptuel, c’est la représentation prononcée des parties génitales féminines, le pubis par conséquent avec la fente vulvaire et les seins, qui était le plus important. À côté des seins qui font partie de ces torses, il y a aussi des représentations de seins isolés, de seins en paires et même d’une double paire de seins (fig. 5). Enfin, pour conclure cette présentation rapide, il faut mentionner les représentations de bébés emmaillotés ainsi qu’une série de terre cuites d’un jeune garçon souriant à tête chauve connu par les spécialistes comme le type du Risus50. 4.2. Interprétation des ex-voto par analogie directe Comment les images de ces ex-voto ont-elles été lues ? Selon la communis opinio elles reflètent la reconnaissance exprimée par les dédicants pour une guérison, et cela de deux façons différentes : soit l’individu guéri était représenté sous son aspect de personne désormais guérie51, et le dédicant reconnaissant portait son animal en offrande – ce serait surtout le cas des garçons52 –, ou bien le dédicant était représenté à travers la partie de son corps malade. Ainsi Simone Deyts écrit-elle que :

50 G. Van Boekel, « Roman Terracotta Figurines and Masks from the Netherlands. Catalogue III and Conclusi­ons », Berichten van de Rijksdienst voor het Oudheidkundig Bodemonderzoek 36 (1986), p. 25-404, en part. p. 109-112 ;V. von Gonzenbach, Die römischen Terracotten in der Schweiz. Untersuchungen zu Zeitstellung, Typologie und Ursprung der mittelgallischen Tonstatuetten, Tübingen – Basel, Francke Verlag, 1995, p. 161-163. 51 Cf. M. Vauthey, P. Vauthey, « Les Ex-voto anatomiques de la Gaule romaine. Essai sur les maladies et infirmités de nos ancêtres », Revue Archéologique du Centre de la France 22 (1983), p. 75-81, qui distinguent entre les statues « avant la cure guérisseuse » et les statues « après la cure ». 52 Ainsi les chiens portés par les enfants sont-ils traités comme des offrandes de substitution pour un sacrifice non accompli ou comme des représentations de sacrifices réels. Deyts, Pèlerins, p. 10.

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[D]ans un sanctuaire où la dévotion se traduisait le plus uniment par la représentation anthropomorphe d’une partie isolée du corps souffrant, on a directement le sentiment d’appréhender des effigies animées par l’expression des fidèles. Elles sous-entendent en effet immédiatement pour nous la confiance de ceux qui imploraient un guérisseur divin et s’en remettaient à son omniprésence53.

On note la manière dont les réactions des dédicants sont ici censées être familières et tout à fait semblables aux comportements bien connus de notre propre société. C’est la lecture facile et intuitive, sans intervention explicite de traducteur, qui dirige l’interprétation54. La même chose vaut pour le travail d’Aldhouse Green, qui établit également des analogies directes avec la société moderne. « It is my opinion », écrit-elle, « that Fontes Sequanae may well have been a focus for pilgrimage in precisely the same way as Compostela, Lourdes, Fátima and countless other holy places (Christian and non-Christian) throughout the world55. » Si Deyts reste dans le vague quant à la nature des maladies qui poussaient les « fidèles » à faire un tel « pèlerinage », Aldhouse Green est beaucoup plus explicite, surtout en ce qui concerne les bassins masculins : The sheer quantity of male reproductive organs depicted [...] suggests that a number of pilgrims suffered from particular disorders relevant to the genitals. In the main, these problems are likely to have been associated with either sexually transmitted diseases [...] or with sexual potency and fertility. Indeed, it is possible that some male pilgrims offered gifts to the goddess in order not only to guarantee potency, sexual vigour and the production of offspring but also, perhaps, to enhance the devotee’s love life and his capacity to attract sexual partners56.

À travers sa représentation du corps humain comme instrument et objet d’une consommation sexuelle fortement individualisée, cette citation me semble plus relever des désirs et des besoins de « l’époque viagra » que des pratiques vécues de l’Antiquité. Deyts, Pèlerins, p. 10 (l’accentuation est de moi). Dans cette même ligne de pensée les représentations de torses et de troncs sont expliquées par la localisation d’une maladie « plus générale et plus diffuse » ! Deyts, Pèlerins, p. 13-14. 55 Aldhouse Green, Pilgrims, p. 112. 56 Aldhouse Green, Pilgrims, p. 48 (l’accentuation est de moi). 53 54

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Mais si on récuse cette démarche au motif qu’elle aboutit à projeter nos modes de comportement et de pensée sur ceux de l’Antiquité, à quelle autre interprétation se rallier ? Les textes ne peuvent guère nous aider ici – du moins dans un premier temps –, mais, dans la suite de cet exposé, une lecture plus nuancée émergera, si l’on accepte d’avoir recours à l’analyse contextuelle de tous les ex-voto, et non pas à certaines catégories isolées, ce que nous allons faire dans les paragraphes suivants. 4.3. Épanouissement sexuel et développement du genre On peut passer rapidement sur le type du garçon debout tenant un animal. Ces images emblématiques de l’enfance, tout comme celles de Trèves, représentent l’enfant et son compagnon de jeu et symbolisent sans doute la fin de cette période heureuse. À l’appui de cette thèse on se réfèrera aux stèles funéraires de la région qui suivent le même schéma iconographique pour dire la mort prématurée d’un enfant57. La majorité des autres ex-voto me semble renvoyer aux facultés reproductives dont la présence est censée être une condition sine qua non pour la transformation du garçon en homme et de la fille en femme. Dans les représentations du corps féminin, les ex-voto mettent l’accent, à travers la présence de seins développés, sur la sexualité féminine. La question reste de savoir comment cet accent ponctuellement mis sur les organes génitaux doit être interprété. En principe, il y a deux possibilités. Ou bien ils faisaient tous référence au même fait social, c’est-à-dire à la transformation de la fille asexuée (par une « croissance » progressive) en femme adulte58. Ou bien les torses d’un côté, et les bassins et seins de l’autre font référence à des réalités différentes. Quant aux bassins isolés avec une représentation de la fente vulvaire, renvoient-ils à la maturité du corps féminin et donc à la ménarche, c’est-à-dire aux premières règles ? Ou faut-il y voir une référence à l’accouchement ? Les 57 Par exemple, Esp. 3496 = Deyts, Pèlerin, pl. 1.4 (Dijon) ; Esp. 3500 = CAG, vol. XXI/3, p. 70, fig. 157 (Dijon). 58 Dans ce sens, la division entre nature et culture est dans le même temps incarnée et supprimée par le corps humain. Cf. J.R. Sofaer, « Gender, Bioarchaeology and Human Ontogeny », in R. Gowland, Ch. Knüsel (éd.), Social Archaeology of Funerary Remains, Oxford, 2006, p. 155-167.

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mêmes questions se posent à propos des seins : étaient-ils conçus comme des signes de l’épanouissement sexuel de la fille et de la maturité qu’avait atteinte son corps, ou bien étaient-ils plus spécifiquement liés à la maternité, avec une référence à la production de lait maternel et à l’allaitement ? La présence sur le même site d’ex-voto de bébés emmaillotés59 et de terres cuites de type Risus60 nous oblige à penser qu’un tel rapport avec la maternité n’est pas à exclure. Il reste que l’archétype de cette représentation suggère que la première interprétation est la plus vraisemblable. La qualité modeste de ces sculptures et surtout la présence d’exemplaires en bois ont souvent fait dire que la consécration de semblables ex-voto renvoyait à une coutume celte fortement enracinée dans le paysage et son histoire. Les modèles de ces représentations partielles du corps féminin nu, remonteraient en revanche à la Grèce classique. Dans son étude très pertinente, Joan Reilly montre que les premières attestations de semblables troncs féminins datent de la moitié du ve siècle av. J.-C. Il s’agit là de formes en terre cuite, mais un peu plus tard, il y aussi des pièces comparables, plus grandes cependant et fabriquées en marbre et en métal précieux61. Dans l’inventaire épigraphique du sanctuaire athénien d’Asklepios on trouve, parmi les objets présents dans le trésor, de nombreuses dédicaces en argent et en or d’un sôma (un « corps ») d’un sômation (un « petit corps ») ou même d’un sômatos hemisu (la « moitié d’un corps »), désignations évocatrices, parfois encore précisées par l’addition gunaikos (« d’une femme »), dans lesquelles on voudrait volontiers reconnaître nos modèles62. Deyts, Pèlerins, pl. 9-10. Deyts, Pèlerins, pl. 61.1-5. Le type représenté ici est celui où l’enfant n’a pas encore de dents visibles. Je suis par ailleurs convaincu que, dans la même ligne de pensée, la terre cuite d’une « déesse-mère assise allaitant deux enfants » (Deyts, Pèlerins, p. 139 ; pl. 61.7) doit être considérée ici et ailleurs (!) comme l’autoreprésentation d’une jeune mère. 61 J. Reilly, « Naked and Limbless. Learning about the Feminine Body in Ancient Athens », in A.O. Koloski-Ostrow, C.L. Lyons (éd.), Naked Truths. Women, Sexuality, and Gender in Classical Art and Archaeology, London – New York, 1997, p. 154-173, en part. p. 160 et notes 27 et 37. Voir aussi B. Forsén, Griechische Gliederweihungen. Eine Untersuchung zu ihrer Typologie und ihrer religions- und sozialgeschichtlichen Bedeutung, Helsinki, Suomen Ateenan-instituutin säätiö, 1996 (Papers and monographs of the Finnish Institute at Athens, 4). 62 Reilly, « Naked and Limbless », p. 163 ; F.T. van Straten, « Gifts for the Gods », in H.S. Versnel (éd.), Faith, Hope and Worship. Aspects of Religious Mentality in the Ancient World, Leiden, 1981, p. 65-151, en part. p. 109-110. 59 60

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Or sur les stèles funéraires attiques du ive siècle av. J.-C. érigées pour des jeunes filles, on retrouve à plusieurs reprises la représentation de la défunte tenant un objet qui à première vue semble être une poupée63. Comme Reilly le souligne, il s’agit en fait plutôt d’un modèle de nos ex-voto (fig. 6). Certaines de ces filles étaient certainement trop jeunes pour avoir atteinte l’âge de la nubilité et plus encore celui de la maternité, ce qui suggère que le soma fut offert à l’occasion d’un rite de maturité plutôt que d’un rite de maternité. La présence d’une représentation miniaturisée du corps féminin tenue par la jeune défunte est un signe de la vie future brusquement brisée par une mort prématurée. Pour ce qui est des ex-voto de parties du corps féminins, on peut donc conclure que selon toute vraisemblance ils ont été offerts à la déesse Sequana à l’occasion des rites qui célébraient la maturité corporelle de la fille et donc l’âge de la ménarche. La présence d’un nombre conséquent d’ex-voto de bébés emmaillotés et de terres cuites de type Risus laisse penser que certaines de ces filles, devenues femmes, retournaient plus tard au sanctuaire pour l’accomplissement de rites liés à la maternité et à la naissance. Contrairement à ce qu’on lit parfois et qui se base sur l’absence de référence explicite dans nos sources écrites64, il a bel et bien existé un rite de maturité qui était destiné aux filles et qui fonctionnait comme le pendant des rites réservés aux garçons qui revêtaient la toge virile. Et si l’on tient compte de l’origine de l’archétype de ces ex-voto, il faut conclure que l’existence de tels rites ne se limitait pas à la Gaule ! L’épanouissement sexuel fait apparaître des différences physiologiques entre les deux sexes qui rendent les signes extérieurs de la maturité du corps féminin plus visibles et plus explicites que ceux du corps masculin, surtout si l’on s’en tient au tronc. Néanmoins, la juxtaposition de corps nus féminins et masculins nous permet de suggérer que ces derniers renvoient à la maturité corporelle autant que le font leurs pendants féminins.

63 O. Cavalier, « Une stèle attique classique au musée Calvet d’Avignon. Recherches sur un motif iconographique », Revue du Louvre 38/4 (1988), p. 285-293, qui a rassemblé la documentation. 64 Cf. K.K. Hersch, The Roman Wedding. Ritual and Meaning in Antiquity, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, en part. p. 3 et 66-67.

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Bien que nous ignorions la durée, la fréquence et la nature des actes précis que comportaient ces rites de maturité, il me semble que l’offre de ces ex-voto de corps nu présente l’arrivée à l’âge adulte comme un phénomène ancrée dans la « nature des choses », qui s’impose de façon nécessaire et n’est pas contestable. Il est intéressant de confronter cette manière de penser avec les divergences d’opinion qui semblent avoir opposé les juristes de Rome sur la question de l’âge à partir duquel un enfant devait être traité comme un adulte. Une certaine école de juristes plaidait pour un âge unique, fixé par la loi – douze ans pour les filles, quatorze ans pour les garçons, – tandis qu’une autre école défendait l’idée selon laquelle la maturité biologique de l’individu devait être l’élément déterminant65. Cette querelle se retrouve peut-être dans le type d’ex-voto resté jusqu’ici sans commentaire. Je veux parler de la statue en bois du garçon qui soulève sa tunique pour montrer ses organes génitaux. L’analogie avec une statue en pierre trouvée à Alésia (fig. 7), où le garçon tient dans l’autre main un animal, montre sans aucun doute qu’il s’agit d’une dédicace liée à l’adieu de l’enfance. Nous sommes dans ces deux cas en présence d’un garçon qui est en train littéralement de « dévoiler » son sexe. Je suppose que la statue évoque de façon symbolique l’examen du statut physiologique que subissait le novice. Si l’examen devait avoir lieu avant l’admission au rite et être accompli, je suppose, par le père, il n’est pas exclu que l’acte lui-même de cette indagatio corporis ait fait partie des gestes rituels. Nous disposons de détails écrits très explicites dans les compilations juridiques. Ainsi Gaius écrit-il qu’est adulte (puberem) celui qui est en mesure de se reproduire (qui generare potest). L’état disposait du droit de vérifier que le garçon répondait bien à cette exigence, ce qu’on peut déduire du rescrit de l’empereur Justinien qui recommande d’éviter les examens indécents lors de la vérification de la puberté�.

65 D. Liebs, « Rechtsschulen und Rechtsunterricht im Prinzipat », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt: Geschichte und Kultur Roms im Spiegel der neueren Forschung, Berlin – New York, 1975, vol. II/15, p. 197-286, en part. p. 243-245. Pour le critère juridique, voir Macrobe, Saturnalia,VII, 7, 6 : Secundum iura publica duodecimus annus in femina et quartus decimus in puero definit pubertatis aetatem ; pour le critère biologique, Festus, De verborum significatu, p. 240 Lindsay, s.v. pubes : Puer, qui iam generare potest.

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Retournons encore une fois au rite de la prise de toge. L’admission de la jeunesse masculine de l’élite de l’empire dans le monde adulte impliquait à la fois que le garçon concerné disposait de la faculté reproductive et qu’il était prêt à assumer tous les privilèges et devoirs d’un citoyen romain. C’est surtout ce dernier aspect qui était mis en évidence à travers la prise de toge de l’homme. En revanche, dans le cas de ces ex-voto du corps humain, c’est surtout le premier aspect qui était souligné sans qu’on sache clairement si le passage à la classe d’âge supérieure impliquait un changement de statut juridique. Nous ignorons quelles couches de la société se cachent derrière l’image « démocratique » de ces corps nus (fig. 3 et 4)66, mais s’il y avait des changements d’ordre juridique, on n’a pas choisi de les évoquer sur la représentation iconographique. 4.4. Les rites de passage et le choix d’emplacement pour la mise en scène Je voudrais conclure cet essai par une remarque concernant l’emplacement du sanctuaire. Si l’on suit Van Gennep, les rites de passage sont souvent mis en scène dans des lieux liminaires, situés par conséquent à l’écart du monde habité. Si à Trèves l’emplacement du sanctuaire sur l’autre côté de la rivière peut avoir eu une valeur liminaire, pour le sanctuaire des Sources de la Seine on est vraiment dans la périphérie de la cité, celle des Lingons, à l’endroit par conséquent le plus éloigné du centre urbain dont le sanctuaire relevait67. Les sources étaient la propriété de Sequana, la déesse titulaire du site et la personnification de la rivière qui porte le nom homologue. Au vu de l’importance des dédicaces qui mentionnent les facultés reproductives, il me semble tout à fait possible qu’au niveau symbolique, ces sources de la rivière aient été vues comme des métaphores des sources de la vie. C’était ici au fond de son vallon que les forces génératives de la Seine se 66 On connaît cependant des exemples en métal précieux de la Grèce antique : cf. Reilly, Naked and Limbless, p. 163, et un moulage d’une statuette en bronze, représentant un demi-corps d’homme nu, maintenant perdue mais trouvée à Gérouville en Gaule Belgique : A. Deman, M.-Th. Raepsaet-Charlier, Les Inscriptions latines de Belgique (ILB), Bruxelles, Éditions l’Université de Bruxelles, 1985, en part. p. 164-165, no 124bis avec pl. 23. 67 Je crois que c’était un sanctuaire public des Lingons comme l’inscription citée plus haut (voir note 47) semble l’indiquer.

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manifestaient sans équivoque68. Si l’on voulait donner une interprétation plus large de la rivière on pourrait aussi penser à un rapport métaphorique entre le passage de l’eau du fleuve et le passage des générations. Les rites visent une permanence transgénérationelle et ils cherchaient des certitudes et de la stabilité dans un monde en perpétuel changement.

5. Conclusions Je conclus sur quelques phrases rapides et peut-être banales : – L’utilisation des modèles anthropologiques oblige le chercheur à réfléchir sur les cadres sociaux et scientifiques ainsi que sur les traditions culturelles dans lesquels il s’inscrit. La prise de distance qui en résulte, permet d’éviter les interprétations trop hâtives générées par une comparaison directe et immédiate avec les phénomènes apparemment similaires qu’il observe dans son propre monde. Il faut de la théorie, des concepts afin de minimiser le risque d’erreur dans l’interprétation que nous voulons faire des réalités antiques. – Si le modèle des rites de passage développé par l’anthropologie sociale et culturelle fournit les outils analytiques qui permettent de penser, ce sont en fin de compte les documents anciens (littéraires, épigraphiques ou matériels) qui apportent le matériau qui permettra, dans la mesure où les sources le rendent possible, d’écrire l’histoire de la période envisagée. – L’ensemble des rites d’entrée dans le monde adulte discuté ici montre bien la manière dont les sources historiques et archéologiques peuvent renvoyer à des niveaux différents de la réalité : les unes concernant uniquement les classes dirigeantes de l’empire, les autres essentiellement mais pas exclusivement, les couches inférieures et les groupes subalternes. Si la richesse de la documentation fait que le rite de la prise de toge est bien connu, nous sommes loin de connaître tous les autres rites qui 68 L’emplacement d’un sanctuaire aux sources d’une rivière n’est d’ailleurs pas rare. Des sanctuaires se trouvaient aux sources de l’Yonne et à celles de la Marne, pour ne mentionner que ceux qui se situaient à proximité. Cf. Derks, Gods, p. 138-139.

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fabriquaient des hommes et des femmes, aussi bien dans d’autres régions que dans des groupes sociaux différents. – On a relevé que les représentations de genre utilisées pour dire l’adieu à l’enfance, s’inscrivent tout à fait dans la langue et les traditions de la sculpture gréco-romaine. D’où il faut conclure que la discussion théorique à propos des processus dits de «romanisation» s’est plutôt nourrie du désir de maîtriser la foule de la documentation matérielle, que de vraies questions de recherche sur les communautés concernées. – Les premières graines de l’approche présentée ici ont été semées au début des années 1980. L’archéologie et l’anthropologie, chacune de son côté, se sont depuis largement développées. J’espère que cette étude montrera que l’archéologie, après vingt ou trente ans, a toutes les raisons de croire qu’elle est en mesure d’apporter quelque chose de personnel. La culture matérielle de l’époque romaine mérite d’être étudiée et les trésors qu’elle cache méritent d’être découverts !

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Tableau 1 Attestations dans les fastes ou les sources littéraires de la sumptio togae virilis (1-17 : membres de la famille impériale; a-h : autres) Nom

âge

Références

15

CIL I , p. 229 = CIL X, 8375 = InsIt XIII, 2, p. 279 (Feriale Cumanum)

27 av. J.-C.

14

CIL I2, p. 236 (Fasti Praenestini)

3 C. Caesar

1-13 janvier 5 av. J.-C.

14

SEG 1968, 206 = AE 1967, 458

4 L. Caesar

1-13 janvier 2 av. J.-C.

14

SEG 1968, 206 = AE 1967, 458

5 ap. J.-C.

15

Dio, Historiae Romanae, LV, 22

2 ap. J.-C.

15

Svétone, Tiberius, XV

14

CIL XIV, 244, p. 773 = CIL XIV, 4534 = InsIt XIII, 1, p. 185 (Fasti Ostienses) ; Tacite, Annales, III, 29 ; Svétone, Tiberius, LIV

1

Octavien /  Auguste

2

Tibère (le futur empereur)

Agrippa Postumus 6 Drusus II

Jour

18 octobre 48 av. J.-C. 24 avril

5

Néron (fils 7 de Germanicus)

Année

– juillet ? 7 juin

20 ap. J.-C.

2

8

Drusus III (fils de Germanicus)

début de l’année

23 ap. J.-C

9

Ti. Gemellus (fils de Drusus II)

après 28 mars

37 ap. J.-C.

18

Svétone, Caligula, XV, 23 ; Dio, Historiae Romanae, LIX, 8





18

Svétone, Caligula, X et XV ; Dio, Historiae Romanae, LIX, 8



51 ap. J.-C.

13

Svétone, Nero,VII  ; Tacite, Annales, XII, 41

1 janvier

14 ap. J.-C.

15

Dio, Historiae Romanae, LVI, 29



136

15

Scriptores historiae Augustae, Marcus Aurelius, IV, 5

10 Caligula 11

Néron (l’empéreur)

12 Galba 13 M. Aurelius

15 ? Tacite, Annales, IV, 4

144 13 Scriptores Historiae Augustae, (ou 146 ?) (15 ?) Verus, III, 1

14 L.Verus

175

13

Scriptores Historiae Augustae, Marcus Aurelius, XXII, 12 ; Commodus, XII, 3

16 Caracalla

201

12

Scriptores Historiae Augustae, Septimius Severus, XVI, 8

17 Geta

202

12

Scriptores Historiae Augustae, Septimius Severus, XIV, 8

15 Commodus

7 juillet

76

les rites de passage dans l’empire romain

Nom

Jour

Année

âge

Références Pdur., LIV (Feriale Duranum) [col. ii] ; Dio, Historiae Romanae, LXXX, 17f. Cicéron, Brutus, LXXXVIIILXXXIX

18

Severus Alexander

26 juin

221

12

a

M. Tullius Cicero

3 janvier ?

90 av. J.-C.

16

M. Tullius Cicero jr. Q. Tullius Cicero P.Vergilius Maro

Cicéron, Epistulae ad Atticum, IX, 19, 1 et IX, 17, 1 Cicéron, Epistulae ad Atticum, 17 mars 50 av. J.-C. c. 16 VI, 1, 12 Martial, Epigrammata, XII, 67 ; 15 octobre 55 av. J.-C. 15 Svétone, De poetis, XXIII, 23-24

b c d e f g

49 av. J.-C.

fils de Cassius Antyllus (fils du triumvir M. Antonius)

15 mars

16

Plutarque, Brutus, XIV

44 av. J.-C. 30 av. J.-C.

Persius

Crispinus, fils de Vettius h Bolanus, gouverneur de Britannia

14

Plutarque, Antonius, LXXI ; Dio, Historiae Romanae, LI, 6

16

Perse, Satirae,V, 30 ; Vita Persii, p. 73 Reiff

16

Stace, Silvae,V, 2, 12

Tableau 2 Attestations épigraphiques de la sumptio togae virilis Ordre

Dédicant

Lieu de découverte

1 C. Ummidius Sallustius



ipse

Rome

AE 1934, 153

L. Clodius Tineius Pupienus Bassus

clarissimus iuvenis

libertus

Rome

AE 1945, 22 = CIL VI, 41182

L. Ragonius L. f. Pap. 3 Urinatius Tuscenius Quintianus



servus arkarius

Rome

CIL VI, 1504 = ILS 1125

Garçon

2

idem idem 4 – 5 [Maesius] Titianus

clarissimus iuvenis clarissimus iuvenis equus publicus clarissimus iuvenis



Références

Opitergium CIL V, 1970

servus

Acelum



Lanuvium

AE 1994, 345

amicus

Thermae Himeraeae

CIL X, 7346 = ILS 1083 = AE 1980, 531

77

CIL V, 2089

Fig. 1. Statue en bronze d’un garçon habillé de la toge prétexte et portant la bulle. L’oiseau dans la main gauche est un motif très répandu dans les représentations de genre de l’enfant jouant. Provenance inconnue (Musée du Louvre ; d’après Gabelmann, 1985, p. 504, Abb. 01).

Fig. 2. Sources de la Seine. Statue en bois d’un garçon qui soulève sa tunique pour montrer ses parties génitales (d’après Deyts, 1983, pl. 6.16).

Fig. 3. Sources de la Seine. Bassins de corps masculins nus en tôle de bronze (en haut) et en pierre (en bas) (d’après Deyts, 1994, pl. 29.1-4 et 27.4-6).

78

Fig. 4. Sources de la Seine. Troncs de corps féminins nus en tôle de bronze (en haut) et en pierre (en bas) (d’après Deyts, 1994, pl. 33.N-W, 33.1 et 33.3-4).

Fig. 5. Sources de la Seine. Représentations en pierre de seins isolés, en paires et en double paire (d’après Deyts, 1994, pl. 34.1-3 et 34.7-8).

79

ton derks

Fig. 6. Stèle funéraire attique avec représentation de genre d’une jeune fille portant un oiseau, à qui est montré un exvoto anatomique sous la forme d’un modèle d’un corps féminin nu (Musée Calvet, Avignon, inv. E32; d’après Reilly, 1997, fig. 33).

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Fig. 7. Alise-Sainte-Reine. Pied de table avec représentation de genre d’un garçon qui soulève sa tunique pour montrer ses parties génitales en tenant un animal (d’après Carte archéologique de la Gaule XXI/1, p. 468, fig. 523).

NICHOLAS PURCELL

QUOD ENIM ALTERIUS FUIT, ID UT FIAT MEUM, NECESSE EST ALIQUID INTERCEDERE (VARRO) THE ANTHROPOLOGY OF BUYING AND SELLING IN ANCIENT GREECE AND ROME: AN INTRODUCTORY SKETCH1

1. Introductory « For something which has belonged to someone else to become mine, something needs to happen in between2 »

To begin with the most general of points. It is with the universe of nomos that anthropology is intrinsically concerned. My interest in sale (sensu lato – I shall hereafter refer to « sale » for brevity’s sake, but I do not intend to suggest that it has any kind of priority over purchase3) is that it helps to map that universe in a specially rich manner. This is because it is a subset of the wider set of transactions which Varro expresses with such lucidity, by which mine becomes another’s or another’s mine – transactions which cannot help but 1 I am very grateful to the University of Toulouse-Le Mirail for its hospitality and in particular to Pascal Payen and Évelyne Scheid-Tissinier for the invitation to participate in the very stimulating discussion on anthropological approaches to the ancient world. 2 Varro, Res Rusticae, II 1, 15. The complexity and importance of the subject is already visible in the interpretation and translation of this passage of Varro. The notion of ownership is blandly conveyed by the genitive; and what does intercedere exactly mean? 3 So M. Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », L’Année Sociologique n.s. 1 (1923-1924 [1925]), p. 30-186, p. 42, note 1: « L’incertitude du sens des mots que nous traduisons mal : “acheter, vendre”, n’est pas particulière aux sociétés du Pacifique. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet, mais dès maintenant nous rappelons que, même dans notre langage courant, le mot vente désigne aussi bien la vente que l’achat, et qu’en chinois il n’y a qu’une différence de ton entre les deux monosyllabes qui désignent l’acte de vendre et l’acte d’acheter. »

10.1484/J.ASH.1.102903

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nicholas purcell

modify, to a larger or smaller extent, who both parties are, and the differences between them individually or as representatives of groups, as well (we may add) as the nature of what is transferred, and of anything or anybody involved in making the transaction happen. It is the business of nomos to regulate such identity-changing processes, and sale is one of the principal versions of the transaction to be produced by such regulation. The institutions of sale, then, appeal to me because they serve to express a taxonomy of status, to map the frontiers of social organisms, the fault-lines within or between communities – the « something in between » of Varro’s remark. Those gaps and mediations map a subdivided social universe, and their study should illuminate the fertile interactions which overcame fragmentation and which make generalization about the whole ancient world, or about large tracts of it, possible and rewarding. We need to import some order and explanation into the almost infinite variety of these intermediaries. Since I shall argue that the social and discursive institutions of which ancient sale and purchase are key examples are too little recognised diagnostics of the complete grammar of social interaction, especially with regard to « others », the contexts in which my findings can most readily be historicised are those times when societies are undergoing important changes of orientation in their internal discourses of property and its alienation, and in the presuppositions with which these are extended – or not – to those who are not fully inside, or who are wholly outside, the community. The history of sale may be less interesting, then, in the periods when it has been called most modern and familiar, the Hellenistic or the Roman imperial; these are the times when the process of negotiation was at its least mutable and dangerous. On the other hand, in the archaic Greek period, the Roman Republic, or late Antiquity, the historical anthropology of sale comes into its own once again. The historical turn in anthropology in the Anglo-Saxon world provides something of an excuse for a historian who is no anthropologist to attempt to respond to the challenge set to participants in the colloquium to which this paper was originally given. I have sought to outline a handful of new possibilities in approaching buying and selling in Antiquity, not in the spirit – in anthropology ethnographic, antiquarian in ancient history – of attempting to characterise static systems, but rather of exploring, and seeking to 82

quod enim alterius fuit, id ut fiat meum...

explain, change through time4. But it is not enough to re-introduce a lively sense of political change to the study of individual communities. Too much work on ancient social (and economic) history is conceived within bounded social spaces. It is also vital to pursue the interactions of the numerous and very different ancient societies – interactions which could hardly fail, after all, to transform continuously the interacting societies themselves.The enquiry must be made extrovert, and it is in the pursuit of such research that methods from social anthropology have a special part to play. There is something a little strange about taking buying and selling to be the subject of a « new approach » in the application of anthropology to ancient history, since it has been from early days in modern social anthropology a central element in anthropological discussion and in the deployment of the latter in classical studies.5 This is the natural consequence of the œuvre of Marcel Mauss, though the tremendous fame of Mauss’ theory of the gift has rather overshadowed the importance and originality of his work on social transactions which are not gift, in which he was also very interested. Indeed, given that the centrality of the gift has been subsumed into a more general investigation of transactions, these other parts of the work deserve a wider readership. At the same time, like the study of the ancient economy in general, the subject is not least interesting for the symbolic poses struck by the modern scholars who contribute to it, engaging in a critical stichomythia of responses. Between the Romanists and the primitivists, the modernisers and the disciples of New Institutional Economics, this subject does more than many to map an academic universe of our times. Like other contributors to this volume, in doing anthropological history, I am conscious of the problem of how far are we all engaged in the anthropology not of the Greeks and Romans but of ourselves, of our university communities and of the societies within which those are located. Against that perspective, there is no doubt that economic anthropology and the particular issues with which I shall be briefly concerned here, have a controversial, and politically urgent, part to play.

4 Thus also, for instance, J.-P. Vernant, « Introduction », in L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1968, p. i-v. 5 Compare the paper in this collection of V. Azoulay.

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The New Institutional Economics (NIE) has become the dominant paradigm for ancient economic history, but it is important to recall the boundaries of what the approach seeks to do. It is an improvement on earlier formalist approaches in as much as it recognises the economic significance of law or of the informal social institutions which underpin trust or the dissemination of information. But it remains interested in these for the contribution that they make quantitatively to an ultimately formalist economics. In other words, the NIE is essentially functionalist. In so far as social institutions have other functions than the economic, which may impede economic prosperity or remain strictly neutral economically, the system has no place for them. There is a sense in which the institutions of sale in Antiquity served to promote trust and enhance the functioning of markets, but though that is a perfectly reasonable subject of enquiry, it is not the primary claim that the subject should make on our scholarly attention. Equally, if NIE readily acknowledges the serious imperfections of markets, and the institutions of sale in the ancient world were heavily implicated in the configuration of such imperfections, that is not necessarily the most interesting aspect of what the institutions of sale did to pattern the economic dimension of ancient societies. Resuming the agenda of this paper then, the types of question which it proposes with which to interrogate transactions of this kind are: 1) Who may sell, and what? 2) How does the seller own? 3) How does the alienation change the seller? 4) What may the seller own? 5) How does the alienation change the object? 6) How is the alienation performed? 7) How does the buyer own? 8) How does what is received change the buyer? 9) What may the buyer own? 10) Who may buy, and what? Since we are dealing with numerous different kinds of buying and selling, it is immediately apparent that possible forms of question 84

quod enim alterius fuit, id ut fiat meum...

are very numerous.The subject thus has a microhistorical dimension, which naturally does not excuse us from generalisation, and it is with plurality that the discussion should begin.

2. Sale and its alternatives Barter, gift, loan: Mauss has resonant words on the subject. L’histoire économique et juridique courante est grandement fautive sur ce point. Imbue d’idées modernes, elle se fait des idées a priori de l’évolution, elle suit une logique soidisant nécessaire; au fond, elle en reste aux vieilles traditions. Rien de plus dangereux que cette « sociologie inconsciente » comme l’a appelée M. Simiand. Par exemple, M. Cuq dit encore : “Dans les sociétés primitives, on ne conçoit que le régime du troc ; dans celles qui sont avancées, on pratique la vente au comptant. La vente à crédit caractérise une phase supérieure de la civilisation; elle apparaît d’abord sous une forme détournée combinaison de la vente au comptant et du prêt.” En fait, le point de départ est ailleurs. Il a été donné dans une catégorie de droits que laissent de côté les juristes et les économistes qui ne s’y intéressent pas; c’est le don, phénomène complexe, surtout dans sa forme la plus ancienne, celle de la prestation totale que nous n’étudions pas dans ce mémoire; or, le don entraîne nécessairement la notion de crédit. L’évolution n’a pas fait passer le droit de l’économie du troc à la vente et celle-ci du comptant au terme. C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, par simplification, par rapprochements de temps autrefois disjoints, et d’autre part, l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant, et aussi le prêt. Car rien ne prouve qu’aucun des droits qui ont dépassé la phase que nous décrivons (droit babylonien en particulier) n’ait pas connu le crédit que connaissent toutes les sociétés archaïques qui survivent autour de nous.Voilà une autre façon simple et réaliste de résoudre le problème des deux “moments du temps” que le contrat unifie6.

Notwithstanding the clarity of this persuasive account, surveys are still written which situate (for instance) Greek economic practice on an evolutionary ascent from primitive barter to sophisticated 6

Mauss, « Essai sur le don », p. 46.

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modernity7. But there is nothing primitive about barter, which plays its own important part even in modern transactions8. From the ancient evidence, imperfect though it is, the different functions of extremely varied behaviours finely adjusted to a wide range of possibilities need to be emphasized, against the apparent simplicities of what seems to us to be such an ordinary, all-pervading, bland, institution – sale. As we try to reconstruct systems around the scattered illustrations of how prasis and one or emptio and venditio worked in Athens or Rome, an already complex picture should be further focused by the reflection on how much survives essentially by accident. Consider the picturesque particularity of the legal process of vindicatio, of which Gernet was able to make so much, and how easily we might have been deprived of it if Gaius had not included it or had not survived9. The micro-fragmentation of the subject is beautifully instantiated in the regulations of M’ Manilius for legally correct formulations appropriate to the sale of an apparently long list of different commodities, from which Varro, in the book from which comes the epigraph of this paper, quotes parts of nine for various parts of the villa’s livestock. For every slightly different kind of sale a special practice was specified by state regulation10. Against the formation of the larger generic ideas in the manner of Pringsheim, then, we should seek a much finer-grained analysis: we need to accustom ourselves, with Varro, to speaking of sale and purchase in the plural 7 E.E. Cohen, « Commercial Law », in M. Gagarin, D. Cohen, (éd.), The Cambridge Companion to Ancient Greek Law, Cambridge, 2005, p. 290-302; E.E. Cohen, « A Legal Fiction: The Athenian Law of Sale », in P.G.  van Alfen, (éd.), Agoranomia: Studies in Money and Exchange Presented to John H. Kroll, New York, p. 87-98; E.E. Cohen, « Consensual Contracts at Athens », in H.-A. Rupprecht, (éd.), Symposion 2003: Vorträge zur griechischen und hellenistischen Rechtsgeschichte, Vienna, 2006, p. 73-84. 8 Thus (from an anthropological perspective and in a very Maussian spirit), K. Hart, « Notes towards an Anthropology of Money », Kritikos 2 (2005), http:// ipkculturesoffinance.wordpress.com/bibliographies/. 9 Gaius, Institutiones, IV, 16: Gernet, Anthropologie, p. 216-39. A further example might be the brilliant elucidation of the word argyronetos (Athenaeus, Deipnosophistae, 265 b-c) by R. Descat, « Argyronetos : les transformations de l’échange dans la Grèce archaique », in van Alfen, (éd.), Agoranomia. 10 Varro, Res Rusticae, II, 2, 5-6 (sheep); II, 3, 5 (goats), II, 4, 5 (swine); II, 5, 10-11 (kine); II, 6, 3-4 (asses); II, 7, 6 (horses); II, 8, 3 (mules); II, 9, 7 (dogs); II, 4, 4-5 (herdsmen). It is remarkable that the Manilian formulae were still relevant in 36 bc. The allusions confirm Cicero’s view (De oratore, I, 58) that Pacuvius’ Teucer was more fun to learn by heart than Manilius’ leges venalium vendendorum.

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(emptiones) – something revealingly unnatural to do in the modern world, because of that deceptive universalism of the notion of sale11.

3. The seller, the buyer, the object, and the transaction As we proceed to the analysis of the complexity, then, a further preliminary point concerns the dualism in the terminology: one and prasis, emptio and venditio, what is twofold about them? Do they function (and how regularly?) as mirror-images, or are they asymmetrical? Are they almost empty alternative perspectives on a single transaction? Has the idea that they both simply refer to a single unitary transaction largely come, in modern thinking, to dominate the dual perspective, so that we no longer think of these as two separate things? Would we be wrong to retroject to Greek and Roman cultures this apparent unity of the transaction? Is the difference an instance of divergent focalisation, and if so, how significant is the divergence? And are the divergent focalisations symmetrical? Is it better to sell than to buy, or vice versa, and in what circumstances? If so, what sort of advantage does one process have over the other? It is worth being alert to the way in which answering these questions so as to help make the familiar-sounding transactions more alien might help us understand different relations, long-lasting or transitory, between groups buying and groups selling. The role of the specialist, moreover, remains to be explored. Again, we are used to the idea that anyone can be either a buyer or a seller, but institutions and sentiments alike in Antiquity delineate various types of specialist buyers and sellers in different contexts, whose relationship to the transactions of alienating or acquisition play a significant role in the character of the communities to which they belong. But the unusual seller or purchaser is arguably even more important, as the act in which they are participating will have a more marked effect on how they are perceived. Meanwhile, if the act of sale transforms the people who participate in it, let us also recall that it changes the thing bought or 11 F. Pringsheim, The Greek Law of Sale, Weimar, H. Böhlau, 1950; M.I. Finley, « Some Problems of Greek Law: A Consideration of Pringsheim on Sale », Seminar 9 (1951), p. 72-91; L. Gernet, « Le Droit de la vente et la notion du contrat en Grèce : d’après M. Pringsheim » (1951), in L. Gernet, Droit et société dans la Grèce ancienne, Paris, 1955, p. 201-224.

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sold too. Being subjected to this transaction is one of the more telling transitions which make up the « social life of things » on which Appadurai and Kopytoff have produced celebrated work12. Students of antiquity, used to the way in which, from the Homeric poems on, histories of being given create the meaning and character of the keimelion, take this point readily when it comes to the gift, but it is, naturally, equally true of the world of sale, as can instantly be seen from the case of the buying and selling of the human commodity. However, if the sale of people is one of the most important and transformative institutional transitions which society is capable of devising, it is most important that the fact of the human commodity also changes what is to be a commodity, and selling human beings changes what it is to sell anything. The inclusion of the sale of the herdsman in the sequence of livestock-transactions in Varro (note 10 supra) changes the nature of the whole sequence, and alters our understanding of the character and historical context of M’ Manilius’ legal innovations. The sophistication of the rules for selling slaves in the aedilician edict, which represent a high point in the Roman regulation of consumer protection, are a further illustration of the same point13.That the vocabulary of sale – words such as venalicium – could come to be associated by default with the sale of slaves reflects the centrality of this particular commodity to the nature of the system. There is thus a case to be made for saying that the nature of sale in many periods of ancient history is profoundly affected by slavery. But that should not overshadow the fact that a great many other commodities had a special place in the transactional system, A. Appadurai, « Commodities and the Politics of Value », and I. KopytCultural Biography of Things: Commoditization as Process », both in A. Appadurai, (éd.), The Social Life of Things: Commodities in Cultural Perspective, Cambridge, 1986, p. 3-63 and p. 64-91; A. Appadurai, « Materiality in the Future of Anthropology » (2005), in W. van Binsbergen, P. Geschiere (éd.), Commodification: Things, Agency and Identities (The Social Life of Things Revisited), Münster, 2005, p. 55-62. 13 See, e.g. R. Gamauf, « Zur Frage “Sklaverei und Humanität” anhand von Quellen des römischen Rechts », in H. Bellen, H. Heinen, (éd.), Fünfzig Jahre Forschungen zur antiken Sklaverei an der Mainzer Akademie, 1950-2000: Miscellanea zum Jubiläum, Stuttgart, 2001, p. 51-72. For the normative sale of the slave also J. Bodel, « Caveat Emptor: Towards a Study of Roman Slave Traders », Journal of Roman Archaeology 18 (2005), p. 181-195. 12

off, « The

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as we have already seen from book II of Varro’s Res Rusticae. The Roman system indeed exhibits very marked peculiarities which derive from the celebrated binary classification of all potential commodities into the categories of res mancipi and res nec mancipi, for our purposes differentiated from each other precisely by their relationship to different transactional rules. The system has often been derided as an archaism and an irrelevance, but helped establish the ius commercii as an integral and lasting element in the portfolio of citizen privileges. What can be bought and sold and how, by whom and when, adds up here to a matrix which is essential for the definition of the Roman community14. And between these parts of the matrix of transactions reciprocities develop.The nature of the commodity, constructed by law and custom and sentiment, changes the transaction, but also the seller and the buyer, whose specializations (again, most obviously in the case of the mango) determine their social role. It is time to turn, finally, to another fascinating aspect of the subject, which is also somewhat redolent of the school of Appadurai, the nature of the transaction. Transactions have a plot. Inescapably, there is a narrative of the encounter of the buyer and the seller, the presentation of the object, the aftermath of the exchange. But there is also the question of the history of the actual transaction. When does it happen, and how is it to be conceived narratologically? Pringsheim used to maintain that in Athenian law exchanges happened instantaneously, a claim which should evoke fertile reflections on parallels for the concept of the instantaneous in reflection on time by ancient or other societies. More recent studies of the Athenian law of sale (note 11 supra) have contested the point, but the important fact is that transactions of this kind invite – and invited – reflection on emplotment. It is clear that this temporal dimension exercised ancient legal thinkers (this too is visible in Varro’s discussion of the leges venalium vendendorum), and reflection on the temporality of exchanges can hardly not have been a significant contributor to Greek and Roman conceptions of time. 14 The double system might be compared with the « spheres of exchange » elucidated by P. Bohannan, L. Bohannan, Tiv Economy, London, Longmans, 1968 in their study of the Tiv, a classic of economic anthropology. See also P. Sillitoe, « Why Spheres of Exchange? », Ethnology 45/1 (2006), p. 1-23.

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To speak of regulation and regulatory systems in all this should not give the impression of stability, acquiescence, and order. Like all social systems, the matrices in which transactions were located were honoured in the breach as in the observance. On the one hand, there was a fertile tension between the maintenance of the rules, and the devising of devices which were intended to by-pass them. On the other, there are the entirely abusive and irregular methods of transferring goods from person to person which counterpoint the legally sanctioned systems from outside – theft (klope, furtum) is the most important of these.The universe of transactions affected social practice through the logic, extent, and cohesion of the regulated sphere and all the ways in which it was ignored or subverted. But that merely enriches the texture of the subject15! The universe of transfers is larger than that of law, since not all possible transfers are equally governed by detailed legal regulation. Transfers of property thus define a category of changing ownership within which certain parts are highlighted and pinpointed by being the subject of certain types of rules. Alienation is the big topic; the law of sale, or rather « those transfers to which the law of sale is relevant », is a much smaller category – or categories, since there will be different laws of sale for parts of the community, the community-as-a-whole, and for relations with a wider world.

4. The limits of the universe of sale There, is then, a complete grid of theoretically possible transactions in which anything that is in any sense « of one person » can in one way or another become « of another »16. Against that grid, nomos from time to time makes stronger or weaker exclusions, such as legal statements of inalienability, negotiated through the civil law and its evasions or breaches. Approaching thorny questions such as the claim that (for instance) land might be generally inalienable in 15 A social history of theft? For the difficulties in achieving this for « misappropriations » in the Greek world, D. Cohen, Theft in Athenian Law, Münich, Beck, 1983; P. Huvelin, Études sur le furtum dans le très ancien droit romain. I. Les sources, Lyon, A. Rey, 1915, is interesting from this point of view. 16 In this paper I am principally concerned with a relatively circumscribed definition of ownership. But the principle, and the argument, deserve to be extended to « services », through the fields of wages and contract, also enormous themes for which there is no space in this contribution.

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some or many communities at a particular period in Antiquity is better done from this angle than with the sweeping, essentializing claims of the older scholarship, which have been hard to substantiate. The transactions which we can call « sale » are a subset of this larger hypothetical set of all conceivable transactions. Even in our world, the boundaries of this set are importantly controversial, in a way which belies the ideology of normal omnipresence of selling, and in Antiquity communities took considerable care to define both the subdivisions of the domain of sale (as we have already seen in the context of res mancipi) and to mark it off from areas of experience to which it could or should not apply (a different point from legislation for inalienability).These negotiations of the boundaries of « saleability » are of course another important, and very variable, ingredient in the make-up of the thought-world of buying and selling. Sale was constrained, from community to community, by different boundaries in time and space.Times and seasons were set aside in which sale of different kinds must, or might not, happen. Equally, spatial controls established places in which sale could happen more effectively, and ones in which it was proscribed. The history of the agora is a rich testimony to the former17. What was at stake was the relationship which it was appropriate for the community to have with the collectivity of individual acts of sale, and this could naturally be theorized in a great many different ways18. Control and circumscription of the economic domain were central: the agora was a topographical manifestation of the institutional and legal carapace with which transactions were wrapped. It is not too much to say that it was the agoranomos who made possible the agora, where in all cases the division of space and importance between the political business of the community and the economic transactions of individuals was always problematic. In extreme cases, an agora might be completely emptied of its transactional function, as Appian tells us was Caesar’s aim in the creation of the Forum Iulium: 17 The macellum too has an important role in this discussion. Note that the tendency to produce separate regulatory regimes for finely defined individual commodities is reflected also in the provision of specialized structures or locations for particular types of transaction. 18 This is not the place to explore the significance, in this regard, of taxing sale.

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He erected the temple to Venus, his ancestress [...] and laid out ground around the temple which he intended to be a forum for the Roman people, not for buying and selling, but a meeting-place for the transaction of public business, like the public squares of the Persians, where the people assemble to seek justice or to learn the laws19.

Appian reverts to the ancient perception that transaction-regulation was a major way of distinguishing Greek and Persian communities20. This is a widespread and important mode of thinking in Antiquity, which illustrates the wider social ramifications of our subject, while confirming how contested and rich in meaning was the domain of sale. Herodotus’ famous passage on the wordless barter of the Carthaginians in Africa is an exploration of the theme21. In the Augustan empire, equally, behaviour in relation to economic transactions was in use as a means of assessing the character of peoples outside Roman control, and their suitability for conquest22.There could hardly be a clearer testimony to the semantic significance of our subject. Another aspect of the spatialization of exchange is well illustrated by modern ethnographic parallels.Work on the suq and the bazaar shows that the paroxystic local concentration of exchangetransactions is closely associated with the social conditions necessary for the transactions, including especially the concentration of information, in a way which amply supports both the interest of narratives of transaction and the view that transactions are more difficult and involve more complicated taking of positions by buyer and seller than modern habits of thought allow. Geertz and Rosen, for instance, argued that the conditions of trade in the souk in Sefrou are linked to its energetic and intimate social patterns. For Geertz this was because market information is poorly distributed and goods are non-standard, so buyers organized their activities by Appian, Bellorum civilium libri, II, 102 [trad. Loeb]. See especially Herodotus, Historiae, I, 153. 21 Herodotus, Historiae, IV, 196; cf. [Skylax] 112; N.F. Parise, « “Baratto silenzioso” fra punici e libi », in S. Stucchi (éd.), Cirene e la Grecia, Roma, L’Erma di Bretschneider, 1978 (Quaderni di Archeologia della Libia, 8), p. 75-80. 22 Strabo, Geographica, XVI, 4, 22-23, cf. XVI, 4, 23, has the emperor calculate that the Arabians, not polemistai but kapeloi and emporikoi, exchange aromatics and gems for gold and silver, but never spent any of the latter with hoi exo. They must thus be extremely rich. 19 20

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developing close relationships with vendors and through constant, intensive and lengthy negotiations with each transaction.This pattern and the relationships that develop through it help people acquire information about the goods under negotiation and also the market in general. Rosen added that these negotiations construct not just the marketplace in Sefrou but also the wider social world. Through these interchanges people establish prices for goods, as well as (re)negotiating their relationships with one another and with the wider community23. Greek and Roman observers were perfectly aware of the importance in their societies of phenomena of this kind.The consequence was the set of mutually dependent statements of the identity of the economic and the non-economic, and the public and the private, and of the domains of the different kinds of transaction, with which they calibrated the social world. In our assessment of the economic life of Antiquity, then, there must always be a place for the recognition of the importance of the fact that the ancients had a developed conception of a category of the non-economic. Even if it seems wholly misguided to most modern observers, the ancient world persisted in the notion that it was practicable and desirable to regulate price by other means than the laws of the market. This idea is easy to illustrate. Take the following passage of the emperor Julian: When I arrived among you, the populace in the theatre, who were being oppressed by the rich, first of all cried aloud, “Everything plentiful; everything dear!” On the following day I had an interview with your powerful citizens and tried to persuade them that it is better to despise unjust profits and to benefit the citizens and the strangers in your city. And they 23 C. Geertz, « Suq: the Bazaar Economy in Sefrou », in C. Geertz, H. Geertz, L. Rosen, (éd.), Meaning and Order in Moroccan Society: Three Essays in Cultural Analysis, Cambridge, 1979, p. 123–313; L. Rosen, Bargaining for Reality:The Construction of Social Relations in a Muslim Community, Chicago, University of Chicago Press, 1984. Compare also F.S. Fanselow, « The Bazaar Economy or How Bizarre is the Bazaar Really? » Man 25 (1990), p. 250-265. The extension of the idea to the whole Roman empire dilutes the concept unhelpfully: P.F. Bang, « Imperial Bazaar: Towards a Comparative Understanding of Markets in the Roman Empire », in P.F. Bang, M. Ikeguchi, H.G. Ziche, (éd.), Ancient Economies, Modern Methodologies: Archaeology, Comparative History, Models and Institutions, Bari, 2006, p. 52-88; P.F. Bang, The Roman Bazaar: A Comparative History of Trade and Markets in a Tributary Empire, Cambridge, 2008.

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promised to take charge of the matter, but though for three successive months I took no notice and waited, they neglected the matter in a way that no one would have thought possible. And when I saw that there was truth in the outcry of the populace, and that the pressure in the market was due not to any scarcity but to the insatiate greed of the rich, I appointed a fair price for everything, and made it known to all men24.

The economic mentalité visible in the approach to price illustrated by this anecdote is of great interest. It is to be distinguished from the disdain expressed in early Greek texts for the inevitable and degrading deceptions of the agora. Rather it reflects a widespread notion that there are two spheres in economic life, one private, and one public. The latter, perhaps originally perceived as within the remit of the whole People, is now subject to the authority of the ruler, who should in principle be capable of determining by fiat all the rules of that economic domain and where the boundaries lie between it and the world of private profiteering. That does not mean that there is any great historical continuity between the actions of rulers in controlling the world of fiscality: the feelings of the Antiochene plebs are configured by a distinctively Late Antique map of the world of economic transactions. The ideas are old, but reveal recent and novel economic situations. As a second instance of this type of thinking, consider the self-consciously absurd suggestion that Caracalla and his soldiers might have a monopoly of the money economy25. The fantasy is ridiculous, but it betrays how readily it was possible to think about a tightly limited realm within which the institutions which we regard as close to universal – money, sale, exchange – might at least theoretically be restricted. This circumscription of economic functionality is visible in the interest of Late Antiquity in monopolistic practices26. But it was not new in that age. It is here that we should insert the opposite kind of fantasy – the idea that somehow everything had somehow become subordinate to and Misopogon, 368. Dio, Historiae Romanae, LXXVIII, 10, 3: « Indeed, he often used to say: “Nobody in the world should have money but me; and I want it to bestow upon the soldiers.” » 26 Cf. E. Lo Cascio, « Mercato libero e “commercio amministrato” in età tardoantica », in C. Zaccagnini (éd.), Mercanti e politica nel mondo antico, Roma, 2003, p. 307-325. 24

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included within the domain of sale. Already present in Sallust’s notion that Rome had become urbs venalis, it found its highest expression in the spectacle of the praetorians putting the whole Roman Empire up for sale in ad 193, and Didus Julianus being in a position to make an offer it27. This is hardly the place to address in any detail the problem of the linkages between transactions of the kind we have addressed so far, and relations between humans and gods. Suffice it to say that the claim that is often made, especially for Roman religion, that it models these relations through the conceptual framework of the economic transaction, works in two directions28. On the one hand, it has seemed to indicate a strikingly practical, if not utilitarian, attitude to worship. But that may be an anachronistic artefact of the simplistic, universalizing notion of sale. Given the social and cognitive complexity of the world of transactions as it has so far been presented, the register may perhaps seem less mundane than at first sight: the language of economic transactions is itself solemn and expressive, and using the lexis of some of the most problematic and complex of human relations in religious contexts only serves to underline and point up the difficulty and significance of human dealings with the gods29. On the other, we must watch out for the symmetrical effects of the possibility of comparison between religious and economic domains – exchange-transactions are to be seen, if this comparison is well-founded, as potentially elaborated and ennobled by their metaphorical interchangeability with the religious sphere30. A different, and more specific, aspect of the encounter between religion and exchange deserves a moment’s attention, however.This is the normal co-existence of religious observance and economic transactions at festivals within and outside the city, a privileged 27 Sallust, Bellum Iugurthinum, XXXV, 10: Mature perituram si emptorem invenerit, cf. XXXI, 25; Herodian, Ab excessu divi Marci, II, 6, 4-8. 28 For an ambitious development of this approach, see recently A. Bendlin, « Looking beyond the Civic Compromise: Religious Pluralism in Late Republican Rome », in E. Bispham, C. Smith (éd.), Religion in Archaic and Republican Rome and Italy: Evidence and Experience, Edinburgh, 2000, p. 115-135, 167-171. 29 Hart (Anthropology of Money) has sensible remarks on the tendency of modern scholarship to devalue the economic. 30 In this respect too it is worth re-reading Mauss, « Essai sur le don », p. 9697, closely following Durkheim.

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location for markets and fairs31. Just as the religious metaphor for worship has sometimes seemed banal to modern observers, the economic function of festivals has not always received the attention it deserves. Note, as an example, the regular presence of mercatus as an element in the schedule of the greater urban Roman Ludi, which survives, at least on the calendar, until the fourth century of our era. The gathering of people for the collective worship of the gods expresses and formalizes relations among the worshippers as much as between individual worshippers and the divine.The articulation of social relations by shared religious practice is therefore parallel to the economic interactions between the worshippers. It is natural for occasions and locations which promote religious social solidarity to serve for the enhancement of other cohesive processes. This can take place within a single community, or between different communities, in which even imperfectly understood shared religion lubricates economic reciprocity and helps to guarantee trust. To put it another way, however unnatural it may seem from modern perspectives, there was a sense in which the encounter between buyer and seller deserved something of a part in the religious framework within which it is was normal to imagine all encounters between xenoi.

5. Contexts in place and time: where systems of sale meet This conclusion is of high importance. A short exploration inspired throughout by social anthropology has enabled us to see a little more clearly a complex subject of Greek and Roman reflection, which turns out to be deeply implicated in the process of community definition seen both from the interior of social formations and from the outside. « Sale » has allowed us to see a little of how transactions between individuals contributed to the formation of societies.The conclusion is on one level not so very different from the Aristotelian view of how koinonia is maintained though the individual relationships of the members of a collectivity.The circuits of the movement of goods 31 C. Ampolo, « La frontiera dei Greci come luogo del rapporto e dello scambio: frontiera e circolazione dei beni fino al v secolo a.C. », in Confini e frontiera nella grecità d’Occidente,Taranto, 1999, p. 451-464, is good on contexts of this kind.

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are one of the structures of all social life32. But at another level, we have come to see that there is nothing easy, not much that is even straightforwardly consensual, about the interactions of the transfer of property. Far from a world in which sale is an unproblematic and simple fact of everyday life, it represented something which called for constant self-conscious regulation (in a broad sense), for the avoidance of conflict and disorder. What we have been able to begin to see is that the playing out of this regulatory and definitional process of continual negotiation, including avoidance of rules and disobedience to their authority, was itself a major ingredient in ancient communities’ sense of their own character. The result is to show once again how the existence of theoretical rejections of economic life and the presence of tight systems of legal and institutional control do nothing to diminish the vigorous effervescence (the word is, as we shall shortly see, that of Mauss) of the economic behaviours of ancient community. The variety, responsiveness, and mutability of those systems and the ways in which they were discussed show how dynamic their effects on society were. If we want to insist on the liveliness and creativity of transactions between individuals in the ancient world we do not need to do so by explaining away the quaint practices of the Roman law of sale. It is not necessary to modernize the thoughtworlds of antiquity to justify upbeat assessment of the richness or impact of economic actions. Indeed, the extraordinary forms which the institutions of sale took in Antiquity is precisely a reason for believing in their importance in every aspect of social life. We can hardly do better than to quote Mauss (note 30 supra) for a final time: Ces faits répondent aussi à une foule de questions concernant les formes et les raisons de ce qu’on appelle si mal l’échange, le « troc », la permutatio des choses utiles, qu’à la suite des prudents Latins, suivant eux-mêmes Aristote, une économie historique met à l’origine de la division du travail. C’est bien autre chose que de l’utile, qui circule dans ces sociétés de tous genres, la plupart déjà assez éclairées. Les clans, les âges et, généralement, les sexes – à cause des multiples rapports auxquels les contacts donnent lieu – sont dans un état de perpétuelle effervescence 32 See recently V. Zelizer, Economic Lives: How Culture Shapes the Economy, Princeton, Princeton University Press, 2011.

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économique et cette excitation est elle-même fort peu terre à terre; elle est bien moins prosaïque que nos ventes et achats, que nos louages de service ou que nos jeux de Bourse.

But the « prosaic » items with which this passage concludes are not so innocent either.They too constitute part of a political order, and it is up to us whether we choose to represent ancient social behaviour in a way which permits the conclusion that structures of that kind, and an inevitable evolution towards them, in which the Greek and Roman world can be alleged to have been fully part, are a reasonable grand narrative of the longue durée. There is, further, no need to advertise how essential a challenge it is for the ancient historian to re-locate Greek and Roman societies in a matrix of comparisons and confrontations with the other communities of the ancient Mediterranean and beyond, peoples of west Asia, north Africa, the northern parts of Europe. We no longer deny to Phoenicians, Celtiberians, Dacians or Nasamones complex social solidarities and a contribution to the overall elaboration of the social networks of the ancient Mediterranean.The exercise of re-incorporation can be done in various registers, but economic transactions deserve a very prominent place. Another considerable contribution of social anthropology to the study of the Greeks and Romans is certainly to make it much harder to assert relative superiorities in assessing ancient communities. In this case, the study of sale and similar transactions turns out to be privileged optic through which to discern the differences between the systems of control of internal and external exchange, and the interfaces through which individuals, and whole frameworks of sale, interacted, to produce the texture of « international » community in Antiquity, as, in microcosm, these behaviours did within smaller societies. Here then is the allure of analysing the social formations which surrounded « sale » – that here the texture of ancient social life, in all its contestation and complexity, is to be perceived, and that here the Greeks and Romans are indissolubly tied, however messily and reluctantly, to the cultures which surrounded them. As Vernant put it: la traversée reste possible33.

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Cf. J.-P. Vernant, La Traversée des frontières, Paris, Le Seuil, 2004.

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identités et représentations

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LORSQUE LES « AUTRES » ENTRENT DANS LA DANSE... LECTURES PHÉNICIENNES DES IDENTITÉS RELIGIEUSEs EN CONTEXTE MULTICULTUREL

1. Le sens de soi et le sens des autres : entre histoire et anthropologie Dans le cadre du récent débat français sur « l’identité nationale », Philippe Descola, qui occupe au Collège de France la chaire qui fut celle de Claude Lévi-Strauss, expliquait au Monde, le 4 novembre 2009, pourquoi son illustre prédécesseur – qui coordonna en 1977 un volume collectif intitulé L’Identité1 – avait vivement critiqué l’accaparement de l’identité nationale par les États : Toute son expérience d’ethnologue montre que l’identité se forge par des interactions sur les frontières, sur les marges d’une collectivité. L’identité ne se constitue en aucune façon d’un catalogue de traits muséifié, comme c’est souvent le cas lorsque des États s’emparent de la question de l’identité nationale. Les sociétés se construisent une identité, non pas en puisant dans un fonds comme si on ouvrait des boîtes, des malles et des vieux trésors accumulés et vénérés, mais à travers un rapport constant d’interlocution et de différenciation avec ses voisins.

Pas de substantialisme, ni de réification, mais plutôt une construction sociale, individuelle et collective, toujours problématique et plastique2. Le système social étant fondamentalement un réseau de différences, qui, comme la « culture », déploie une logique nor1 2

C. LÉvi-Strauss (éd.), L’Identité, Paris, B. Grasset, 1977. Cf. M. AugÉ, Le Sens des autres. Actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1994.

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mative susceptible d’inclure ses propres déviances et d’en jouer, la définition des identités suppose un va-et-vient constructif entre moi et l’autre, un jeu de miroir entre le centre et la marge, la règle et la transgression, qui est constitutif de l’identité elle-même. Sur ces questions, on relira Vernant dont l’œuvre tout entière est innervée par la problématique de l’identité, tout comme son action institutionnelle qui culmine avec la création d’un Centre de recherche comparatif sur les cultures antiques : « Qu’est-ce, pour un Grec de l’Antiquité, qu’être soi-même, par rapport aux autres et à ses propres yeux ? En quoi consiste, dans le contexte de la civilisation hellénique, l’identité de chacun ? Quel en est le fondement et quelles formes emprunte-t-elle ? », écrivait Vernant3. Et encore : « C’est dans l’œil de son vis-à-vis, dans le miroir qu’il vous présente que se construit l’image de soi. Il n’est pas de conscience de son identité sans cet autre qui reflète et s’oppose à vous, en vous faisant front. » Depuis les années 1970-1980 du siècle dernier, les grilles de lecture des dynamiques identitaires se sont encore affinées et complexifiées, au sein d’un contexte qui voit le multiculturalisme émerger comme enjeu sociétal majeur. Dans la mesure où l’identité est en relation à la fois avec des structures profondes (peut-être même des invariants) et des configurations contingentes dictées par le cours de l’histoire et des situations données, sa construction sollicite une pluralité de paramètres et de points de vue. Dès lors, l’image du miroir, qui suppose une confrontation quelque peu binaire entre « moi » et « l’autre », a fait place à celle de l’assemblage, du bricolage, du feuilletage qui entremêle composantes matérielles et immatérielles provenant de divers univers de référence. En d’autres termes, les identités sont combinatoires ou cumulatives ; elles sont modulées sur diverses échelles en fonction des contextes d’insertion et d’activation, et elles ne sont évidemment pas pérennes. L’idée que le registre identitaire relève de la longue durée et fonctionne comme un « conservatoire » appelle de sérieuses nuances. Si, comme l’affirme joliment Marc Augé, il n’y a pas d’« immunité culturelle4 », le champ des identités est assurément plus fluide qu’on ne

3 Cf. J.-P. Vernant, Œuvres. Religions, Rationalités, Politiques, II, Paris, Éditions du Seuil, 2007, p. 1303. 4 Augé, Le Sens des autres, p. 10.

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l’a longtemps considéré. Si, de surcroît, on place l’accent sur les identités dites « religieuses5 », les progrès de la recherche, ces vingt dernières années, ont permis des avancées considérables, susceptibles de remettre en question la validité d’anciennes typologies ou définitions classificatoires, y compris la grande partition entre « polythéistes » et « monothéistes ». En effet, la séparation jadis rigide entre monothéisme et polythéisme, héritée d’une apologétique méfiante à l’égard de toute forme d’hybridation et imprégnée des catégories de l’ethnographie essentialiste, ainsi que de la rhétorique de l’identité pure, est aujourd’hui sérieusement débattue6. Si les discours de certains auteurs anciens dessinent des positionnements religieux tranchés – on songera par exemple aux écrits apologétiques des Pères de l’Église au sujet de l’orthodoxie ou de l’orthopraxie –, l’étude sociologique de la vie des communautés, des expériences personnelles et des réseaux relationnels fait émerger des découpages fluides et des appartenances religieuses à géométrie variable. L’efflorescence contemporaine de groupes religieux aux références hétérogènes (les NRM, New religious movements), dans un monde dont l’horizon combine astucieusement « globalisation » et « glocalisation », a invité à prendre en compte la créativité qui se manifeste dans la construction des identités religieuses.

5 Je n’entre pas ici dans le débat du sens à donner à « religieux », donc à « religion » ; je suis bien consciente de tout ce que cette terminologie soulève comme problèmes, mais je l’utilise ici pour désigner les identités en rapport avec la vénération du ou des dieux dans les divers contextes où s’exprime une telle dévotion selon diverses modalités. Pour la problématisation de cette notion d’« identité religieuse », on consultera N. Belayche, « Entrée en matière : de la démarche à un cas modèle », in N. Belayche, S.C. Mimouni (éd.), Entre lignes de partage et territoires de passage. Les identités religieuses dans les mondes grec et romain. « Paganismes », « judaïsmes », « christianismes », Paris – Louvain, 2009, p. 3-22 ; voir aussi N. Belayche, S.C. Mimouni (éd.), Les Communautés “religieuses” dans le monde gréco-romain. Essais de définition, Turnhout, Brepols, 2003. 6 Voir diverses contributions dans C. Bonnet, S. Ribichini, D. Steuernagel (éd.), Religioni in contatto nel Mediterraneo antico. Modalità di diffusione e processi di interferenza, Pisa – Roma, Fabrizio Serra Editore, 2008 ; S. Mitchell, P. Van Nuffelen (éd.), One God. Pagan Monotheism in the Roman Empire, Cambridge, Cambridge U.P., 2010. À contre-courant, d’une certaine façon, on ne peut oublier la contribution très stimulante de Jan Assmann avec la notion de « distinction mosaïque » : cf. J. Assmann, Moïse l’Égyptien. Un essai d’histoire de la mémoire, Paris, Aubier, 2001 (1997) ; Id., Le Prix du monothéisme, Paris, Aubier, 2007 (2003).

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Dans les années 1990, on a en particulier vu émerger la difficile question du parting of the ways7 : où situer la ligne de partage entre judaïsme et christianisme, puis par extension entre polythéisme et monothéisme8, entre paganisme et christianisme, entre religions locales et religions universelles, entre religions ritualistes et religions du livre, pour autant que ces distinctions soient encore justifiées et opératoires ? Par-delà les définitions normatives, on a appris à prendre en compte les stratégies, les compromis, les territoires de passage et de partage. Dans des cadres historiques particulièrement évolutifs – comme le furent assurément l’époque hellénistique ou l’Antiquité tardive – ce sont les mutations religieuses qui sont désormais au cœur de l’analyse9, donc des identités « en transit » ou en négociation10. On y observe une certaine pluralité cultuelle, une fluidité dans les positionnements par rapport aux normes11 et la mise en œuvre de procédures de « traductibilité12 » touchant aux noms, aux rites, aux images et à leur emboîtement. De telles stratégies visaient à retirer et à garantir, dans le temps, un profit social (dans une perspective wébérienne) dérivant de la capacité d’inscrire les pratiques et les identités religieuses dans le cours changeant de l’histoire. Le shaping et le sharing ont décidément pris le dessus sur le parting.

Le point de départ du débat est le livre de J.D.G. Dunn (éd.), Jews and Christians : The Parting of the Ways, ad 70 to 135, Tübingen, Mohr Siebeck, 1992.Voir plus récemment J. Lieu, Neither Jew nor Greek, London – New York, T & T Clark, 2002 ; A.H. Becker, A.Y. Reed (éd.), The Ways that Never Parted. Jews and Christians in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Tübingen, Mohr Siebeck, 2003 ; S. Mimouni, « Les origines du christianisme : nouveaux paradigmes ou paradigmes paradoxaux », Revue biblique 115 (2008), p. 360-382. 8 Voir sur la question du « pagan monotheism », le récent volume de S. Mitchell, P. Van Nuffelen (éd.), One God. Pagan Monotheisme in the Roman Empire, Cambridge, Cambridge U. P., 2010, avec des positions sensiblement différentes parmi les contributeurs quant à la validité et la portée de ce concept récent. 9 Voir notamment G. Stroumsa, La Fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, 2005. 10 J. Rutherford (éd.), Identity: Community, Culture, Difference, London, Lawrence & Wishart, 1990 ; S. Lavie,T. Swedenburg, Displacement, Diaspora and Geographies of Identity, Durham, Duke University Press, 1996. 11 P. Borgeaud, « Religions de Grèce et de Rome : entre pensée de l’incertitude et respect des règles », in S. Théodorou (éd.), Lexiques de l’incertain, Marseille, 2008, p. 111-134. 12  M.S. Smith, God in Translation: Deities in Cross-Cultural Discourse in the Biblical World, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008. 7

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Un dernier acquis méthodologique me semble devoir être souligné. Depuis les travaux de Frederik Barth et Jonathan Hall sur le concept d’« ethnicity13 », la difficulté qu’il y a à relier les identités religieuses à des paramètres matériels, de type archéologique notamment (pour l’Antiquité), est devenue évidente. On en est donc arrivé à souligner la dimension subjective et réflexive de l’identité : la self identity, c’est-à-dire la représentation que l’on donne de soi, la manière dont, sur le plan individuel ou collectif, on affiche une identité, on la raconte, on en joue, on la met en scène. Au final, grâce à divers outils, apports et approches issus de l’anthropologie, au nombre desquels il faut relever l’attention portée à la distinction entre conceptions emic et etic des données sociales, c’est désormais l’homme dans toute la complexité de sa relation au monde qui est appréhendé dans les travaux des historiens, notamment antiquisants, intéressés par les identités religieuses. À la recherche d’un équilibre entre l’infiniment grand des systèmes interprétatifs généraux (par exemple les « théories du sacrifice » comme fondement de l’identité sociale et religieuse, sur le modèle durkheimien) et l’infiniment petit de l’événement singulier (comme le sacrifice d’un couple de Gaulois à Rome en 228 et 216 av. J.-C., élément doublement singulier par la « barbarie » qu’il semble dénoter14), les historiens des religions anciennes réceptifs à l’anthropologie travaillent aujourd’hui dans différentes directions : d’une part, sur les traces du monde « visible » et « sensible », c’est-à-dire le champ des expériences vécues, avec ses objets, ses odeurs, ses couleurs, sa cuisine, sa mémoire et ses lieux de mémoire ; d’autre part sur le monde tel qu’il est organisé, structuré, agencé, soutenu par une armature symbolique, que reflètent les mythes et les rites relatifs aux parentés, aux genres, aux rapports de pouvoir (y compris avec le divin) ; enfin, le monde tel qu’il « fonctionne » dans ses formes de sociabilité, ses réseaux d’échange et de mobilité, qui sollicitent aussi le champ du « religieux » en tant que lieu de communication et de transactions, verticales et horizontales, toujours dûment codées, entre confiance et régulation.

13 F. Barth, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 20083 (1969) ; J.M. Hall, Ethnic Identity in Greek Antiquity, Cambridge, Cambridge U.P., 1997. 14 S. Ndyaie, « Minime Romano sacro, à propos des sacrifices humains à Rome à l’époque républicaine », Dialogues d’histoire ancienne 26 (2000), p. 119-128.

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Dans cet éventail des possibles, l’examen des processus d’acculturation s’est imposé comme le lieu stratégique de la fécondation réciproque entre histoire et anthropologie. Dès les années 19601970, en effet, des transferts de problématiques et de concepts, des « pollinisations » se sont fructueusement opérées dans ce domaine entre les deux disciplines, ce qui fit dire à Paul Veyne en 1971, pour saluer une telle « biodiversité » scientifique : « On ne va tout de même pas prendre la répartition des chaires en Sorbonne pour un système des sciences15. » En dépit de réussites importantes, cette convergence épistémologique souffre actuellement d’un certain repli disciplinaire (irait-on jusqu’à dire : « identitaire » ?) qui est, de l’avis de plusieurs, cause d’un certain appauvrissement du questionnaire. On a un peu perdu de vue ce que Veyne appelait de ses vœux, à savoir une « lutte contre l’optique imposée par les sources16 ». L’exposé qui suit se voudrait un modeste plaidoyer pour une « histoire prédatrice17 » qui, loin de toute approche globale et phénoménologique d’un « sacré » inexistant en tant que tel, emprunte aux sciences voisines concepts et méthodes, et cultive la dimension expérimentale autant que le recours au comparatisme, acquis cardinal de l’histoire des religions dès ses premiers pas comme discipline académique18. Le dossier que je vais présenter ici est issu de mon champ d’expérimentation, à savoir la religion phénicienne, mais par les questions qu’il permet de poser il transcende certainement les limites d’un secteur disciplinaire restreint. Il va nous amener à envisager la communauté sociale en tant que « corps religieux » disposant d’une identité propre sollicitée à l’occasion des rites, entre mimesis et intégration de nouveaux paramètres culturels. L’examen de ce cas de figure donnera lieu à quelques réflexions finales sur la

P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, p. 370. Ibid., p. 295. 17 Cf. A. Burguière, s.v. « Anthropologie historique », Dictionnaire des sciences historiques, Paris, PUF, 1986, p. 52 parle du « parcours prédateur de la pensée historique qui puise dans les autres sciences sociales depuis plus d’un siècle ». Cf. Ph. Minard, « Histoire et anthropologie, nouvelles convergences ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine 5 (2002), p. 81-121. 18 Cf. sur ce point, Ph. Borgeaud, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, Seuil, 20102 (2004). 15 16

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convergence entre Antiquité et anthropologie que nous nous sommes efforcés de questionner.

2. Le corps religieux mis en scène Toute identité s’enracine dans un territoire : celui que l’on habite, celui dont on rêve, celui où les dieux veillent sur la communauté. Or, cet ancrage identitaire se nourrit notamment d’ancestralité, c’està-dire d’un réseau de connivences liant les hommes à ceux à qui ils considèrent devoir leur existence, les dieux. Ainsi, comme le dit très bien Jonathan Z. Smith, le territoire n’est pas une donnée purement matérielle : « Map is not territory19 » ou, pour le dire avec Marc Augé : « La géographie ne suffit pas à définir le proche et le lointain20 », donc l’humain et le divin, mais aussi le semblable et le différent, le citoyen et l’étranger. Les pièces issues de la Phénicie hellénistique, que je vais à présent examiner, donnent à voir la complexité des processus à l’œuvre au sein d’une communauté « religieuse » occupée à renégocier les contours de ses identités dans un contexte socio-politique et culturel évolutif. La Phénicie hellénistique est, en effet, un terrain fécond pour notre enquête ; on est inévitablement amené à s’interroger sur ce qui s’y passe en termes d’identités et de paysages religieux après la conquête d’Alexandre le Grand, lorsque l’« hellénisation » s’y déploie, ou plus exactement renforce un terreau déjà très réceptif à la culture grecque21 ? Poser cette question en termes de continuité versus rupture, ou de tradition / innovation versus modernité, comme on l’a souvent fait, s’avère très vite insatisfaisant. Le dialogue qui s’instaure, volens nolens, entre les hommes, entre les dieux, entre les imaginaires grecs et phéniciens, relève de logiques infiniment plus subtiles. Pour tenter de cerner les dynamiques qui se mettent en place, on peut emprunter à Richard White, qui a si bien scruté le devenir des Indiens aux prises, dans la région des 19 J.Z. Smith, Map is not Territory. Studies in the History of Religions, Chicago, University of Chicago Press, 1993. On consultera aussi Id., Imagining Religion. From Babylon to Jonestown, Chicago – London, University of Chicago Press, 1982. 20 Cf. Augé, Le Sens des autres, p. 47. 21 Je propose ici un dossier parmi tant d’autres qui font partie d’une recherche d’ensemble sur Le Paysage religieux des cités phéniciennes à l’époque hellénistique, dont j’espère la publication en 2013.

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Grands Lacs, au Canada, avec les empires et républiques (Français, Anglais, Américains), de 1650 à 181522, le concept de middle ground, un espace de médiation, où la créativité s’exprime et où, face à un délitement du cadre de vie et de pensée traditionnel, des capacités mentales et sensibles se mobilisent par à coup, de manière empirique et pragmatique, pour élaborer des compromis viables. Une fois le choc de la conquête passé – un choc qui semble avoir été particulièrement fort à Tyr, dont le siège, en 332 av. J.-C., est demeuré célèbre par sa cruauté –, il faut construire ensemble un nouvel équilibre social, reposant sur des conventions communes, vécues de manière plus ou moins pacifique. Quoique asymétrique, ce processus mutualise les énergies et brouille les paramètres du couple d’opposé : identité et altérité. J’aimerais réfléchir sur le rôle que le rituel peut y jouer : par le truchement de la performativité rituelle, entre mimesis et ajustements successifs, on intègre subtilement les variations historiques de l’horizon social et l’on théâtralise la construction d’une nouvelle identité de groupe23. Un des présupposés de cette lecture est que l’agir social présente une importante dimension corporelle. Par delà son intentionnalité explicite ou sa fonctionnalité, qui relève volontiers du registre contre-intuitif24, le rite est une sorte de jeu qui met en scène l’oscillation entre intégration et marginalisation. Accomplir et répéter tous ensemble des gestes et des mouvements, dans le cadre d’une performance rituelle, c’est manifester le désir mimétique d’être ou de devenir comme les autres, et d’établir avec le groupe des relations de partenariat, fussent-elles asymétriques et fondées sur le principe de distinction sociale. Ainsi, la dimension rituelle, tout en affichant des normes comportementales apparemment contraignantes, n’est-elle jamais figée : elle a la capacité d’intégrer l’évolution, la diversité, la créativité des acteurs sociaux, de sorte que les reconfigurations des modèles ou des schémas y sont constantes25.

22 R. White, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs, 1650-1815, Paris, Anacharsis, 2009 (1991). 23 C. Geertz, Savoir local Savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 2002 (1983), p. 38-39 ; C. Wulf, Une anthropologie historique et culturelle. Rituels, mimèsis sociale et performativité, Paris, Téraèdre, 2007. 24 Sur l’orientation contre-intuitive, cf. P. Boyer, La Religion comme phénomène naturel, Paris, Bayard, 1997 ; Id., Et l’homme créa les dieux, Paris, Robert Laffont, 2001. 25 C. Bell, Ritual Theory, Ritual Practice, New York, Oxford University Press, 1992.

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Par ailleurs, on ne négligera pas le fait que le rite, en ce qu’il donne à voir le « corps religieux » et son identité en mouvement (ses valeurs, son imaginaire, ses symboles), comporte une dimension esthétique qui est source d’émotions partagées, donc de lien et de cohésion26. Individuel et collectif à la fois, le rite vise à produire de « l’être ensemble » harmonieux. Les registres de la beauté, du plaisir, de la pompe s’y déploient, c’est-à-dire une « esthétique des rituels » qui, à l’époque hellénistique en particulier, produit nombre de règlements cultuels au sein desquels s’affiche un intérêt plus prononcé pour la mise en scène. Celle-ci fait écho aux fêtes somptueuses qu’abritent alors les capitales hellénistiques, à l’initiative des rois et des élites locales. La profusion de symboles, de gestes, d’objets, de couleurs, d’acteurs ont corollairement pour effet de stimuler la pensée exégétique du rituel : commentaires et logoi fleurissent dans la foulée, apportant, au fil du temps, un surcroît de sens aux actes du culte, ce dont Pausanias, par exemple, est un témoin tardif27.

3. Danser pour Apollon et Eshmoun Avec cet outillage nous pouvons à présent nous tourner vers Sidon et son sanctuaire extra-urbain de Bostan esh-Sheikh28 (Fig. 1).  Fondé au viie ou vie siècle av. J.-C., il est irrigué par une source considérée comme sacrée et abrite le culte d’Eshmoun, le Baal de Sidon, et de sa parèdre Astarté29. Si les formes architecturales des espaces consacrés ont évolué avec le temps, dès avant Alexandre, 26 Cf. M. Galli, « Hieron soma: rituale e struttura comunicativa nello spazio associativo antico », Mediterraneo antico 6/1 (2003), p. 1-23 ; A. Chaniotis, « Le Visage humain des rituels : expérimenter, mettre en scène et négocier les rituels dans la Grèce hellénistique et l’Orient romain », Annuaire EPHE, Sciences religieuses 116 (2007-2008), p. 171-178 ; Id., « The Dynamics of Rituals in the Roman Empire », in O. Hekster et alii (éd.), Ritual Dynamics and Religious Change in the Roman Empire, Leiden, 2009, p. 3-29. 27 V. Pirenne-Delforge, Retour à la source. Pausanias et la religion grecque, Liège, Centre international d’étude de la religion grecque antique, 2008. 28 R.A. Stucky, Tribune d’Echmoun. Ein griechischer Reliefzyklus des 4. Jahrhunderts v. Chr. in Sidon, Bâle,Vereinigung der Freunde antiker Kunst, 1984 ; Id., Das Eschmun-Heiligtum von Sidon. Architektur und Inschriften, Bâle,Vereinigung der Freunde antiker Kunst, 2005. Je tiens à remercier vivement Rolf Stucky avec qui j’ai pu discuter mes hypothèses de travail et qui a eu la gentillesse de me fournir d’excellentes photos pour illustrer mon propos. 29 Pour un premier aperçu du panthéon sidonien, on peut consulter (avec

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c’est un temple ionique en marbre, à l’imitation des prestigieux modèles de l’Acropole, qui abrite le culte d’Eshmoun au début du IVe siècle. Dieu bienfaisant, nourricier, protecteur, prophylactique, Eshmoun est aussi un dieu souverain, actif et efficace, qui s’est implanté sur tout le pourtour de la Méditerranée, à Chypre, en Espagne, en Sardaigne et bien entendu à Carthage30. À partir du ve-ive siècle av. J.-C., avant même la conquête gréco-macédonienne, il est identifié à Asclépios. Sur les coteaux de Bostan esh-Sheikh, les dédicaces grecques flanquent alors, en nombre quasiment égal, les offrandes phéniciennes. Dans un tel contexte, comment négocie-t-on à Sidon ce que l’on appelle habituellement l’« hellénisation » d’un dieu dont le culte met assurément en jeu la souveraineté et l’identité locales ? Observe-t-on un repli identitaire ? Voit-on se déployer une stratégie de middle ground ? Notons, dans un premier temps, que les offrandes au dieu, avant comme après la conquête, font massivement intervenir les représentations d’enfants, avec en particulier les images de temple boys (et dans une moindre mesure de temple girls), une iconographie de dérivation probablement chypriote dont la signification n’est pas totalement tirée au clair, mais qui renvoie assurément à un rite de passage de l’enfance (circoncision ? sevrage ? autre ?)31. Au cœur des rites et de la dévotion adressés au maître de la source sacrée, au « prince saint », Eshmoun, se niche donc la protection des plus jeunes, des plus fragiles, mais aussi des plus prometteurs pour le devenir de la collectivité. « Guérisseur » certes, EshmounAsclépios est bien plus qu’un dieu thérapeutique : souverain et puissant, protecteur et bienfaisant, il apparaît comme le garant de la pérennité de la communauté et du devenir social. Le fait que les rois sidoniens eux-mêmes manifestent, à Bostan esh-Sheikh, en faveur de leurs propres enfants, une dévotion pérenne à l’égard du prudence) : E. Lipin´ski, Dieux et déesses de l’univers phénicien et punique, Leuven, Peeters & Departement oosterse studies, 1995, p. 123-192. 30 Cf. P. Xella, « Eshmun von Sidon. Der phönizische Asklepios », in M. Dietrich, O. Loretz (éd.), Mesopotamia, Ugaritica, Biblica. Festschrift für Kurt Bergerhof, Neukirchen – Vluyn, 1993, p. 481-498 ; Id., « Les plus anciens témoignages sur le dieu phénicien Eshmoun. Une mise au point », in M. Daviau, J.W. Wevers, M. Weigl (éd.), The World of the Aramaeans, II. Studies in History and Archaeology in Honour of Paul-Eugène Dion, Sheffield, Sheffield Academic Press, 2001, p. 230-242. 31 C. Beer, Temple-Boys. A Study of Cypriote Votive Sculpture. 1. Catalogue, Jonsered, P. Åström, 1994.

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dieu montre bien que les enjeux sont aussi « politiques » au sens large du terme (Fig. 2). Or, dans la formation d’une identité et dans l’apprentissage des normes culturelles, l’enfance est un moment crucial. On y inculque un habitus, fait de comportements, de pratiques et d’usages dont la dimension identitaire et mimétique permet l’intégration des nouveaux sujets sociaux dans un paysage communautaire donné. Platon, au livre VII des Lois, souligne le fait que les jeux revêtent une importance stratégique dans ce processus, auquel il assigne un objectif primordial de stabilité sociale. Les jeux servent en somme à apprendre les règles, qui préfigurent les lois32. À cet égard, à Bostan esh Sheikh, on a découvert des milliers de perles qui étaient certainement utilisées dans le cadre de jeux d’enfants et certaines structures architecturales, comme le Bâtiment aux frises d’enfants33, semblent avoir été conçues pour abriter les rites de passage en rapport avec l’enfance, que les offrandes du type « temple boy » commémoraient. Dans la perspective de la renégociation des identités dès la fin de l’époque perse et ensuite à l’époque hellénistique, la question est donc de savoir comment ces pratiques dévotionnelles et les messages qu’elles véhiculent se sont adaptés à un contexte culturel nouveau, marqué par l’empreinte dominante des références à l’hellénisme : comment une communauté mixte, gréco-phénicienne, tournée vers de nouveaux canons culturels, a-t-elle construit son identité « religieuse » ? Comment a-t-elle décliné, dans les rites et dans leur représentation imagée, les enjeux sociaux et culturels d’un monde tourné vers les rivages égéens ? On peut chercher des éléments de réponse dans la célèbre pesudo-tribune d’Eshmoun34, dont l’iconographie intrigue les exégètes depuis des décennies (Fig. 3-4). Ce socle monumental en marbre35, destiné probablement à accueillir un autel ou une statue Platon, Leges, VII, 797-798. R.A. Stucky, « Le Bâtiment aux frises d’enfants du sanctuaire d’Echmoun à Sidon », Topoi 7 (1997), p. 915-927. Ce bâtiment, que l’on date du iiie siècle av. J.-C., comprend quatre unités groupées autour d’une cour dallée à ciel ouvert ; il comprend une grande niche et trois bassins, sans doute pour des rites d’initiation.  Il est décoré de frises montrant des enfants pratiquant diverses activités, dont des jeux. 34 Voir R.A.  Stucky, Tribune d’Echmoun. 35 L : 2,13 m ; l : 1,25 m ; h : 1,15 m : je remercie l’ami Rolf Stucky pour ces données. 32 33

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de grandes dimensions, est situé en un lieu stratégique de l’espace sacré et, adossé au mur de soutènement du sanctuaire ; il est orné de bas-reliefs en style purement grec, répartis sur deux registres le long de trois côtés. En haut, apparaît une assemblée de divinités, réparties en triades de part et d’autre d’un axe central que trace la figure d’Apollon, la cithare à la main. Derrière lui, sa mère Léto et sa sœur Artémis. Ensuite, probablement Ariane et Dionysos. À la droite d’Apollon, Athéna, Zeus et Héra, puis, Amphitrite et Poséidon. Sur les côtés, Déméter et Korè, puis probablement Dionè et Aphrodite. Tout au bout les quadriges d’Hélios et de Sélénè. Dans la frise inférieure, un cortège de nymphes dansant et jouant différents instruments, accompagnées d’un satyre. La datation du monument est discutée : il est difficile de savoir s’il a été réalisé juste avant ou juste après Alexandre. L’absence d’Asclépios étonne dans un sanctuaire voué à Eshmoun36. Comment interpréter l’atmosphère apollinienne et dionysiaque de ces images dans un sanctuaire d’Eshmoun-Asclépios ? Pourquoi situer Apollon à la cithare au centre de la composition ? Certes, un texte de Pausanias nous rappelle qu’aux yeux de certains Phéniciens du iie siècle ap. J.-C., Apollon était, comme pour les Grecs, le père d’Asclépios37, mais quel message véhiculent les images d’un chœur de jeunes filles dansant ? Je proposerais, à la suite de Victor Turner, de voir dans la performance rituelle un « mouvement enveloppant ». Par ces images, les Sidoniens expriment, dans la lecture que je suggère, leur désir non seulement d’agir rituellement « comme des Grecs », de manière mimétique, mais aussi d’être intégrés dans la communauté des Hellènes, d’« entrer dans la danse ». Dans une belle étude consacrée à « L’expression de l’émotion musicale dans les Hymnes homériques38 », André Motte évoque le passage de l’Hymne homérique à Apollon39 où il est question du rituel délien de la nativité du dieu : « Mais toi, Phoibos, c’est à Délos 36 C. Apicella, « Asklépios, Dionysos et Eshmun de Sidon : la création d’une identité religieuse originale », in J.-Ch. Couvenhes, B. Legras (éd.), Transferts culturels dans le monde hellénistique. Actes de la table ronde sur les identités collectives, Paris, 2006, p. 141-149. 37 Pausanias, Descriptio Graeciae,VII, 23, 7-8. 38 A. Motte, « L’Expression de l’émotion musicale dans les Hymnes homériques », Kernos 21 (2008), p. 155-172. 39 Hymnus ad Apollinem, 10-178.

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que ton cœur atteint le comble de la joie lorsqu’y sont rassemblés les Ioniens aux longues tuniques avec leurs enfants et leurs nobles épouses » (v. 146-148). Ce texte décrit une situation rituelle très similaire à celle dont le dieu devait être le témoin à Sidon et dont l’évocation figure sur la Tribune. Apollon assiste à sa propre fête qui entretient le lien social entre les fidèles, là les Déliens, élargis aux Ioniens, femmes et enfants compris, ici les habitants de Sidon, Grecs et « indigènes », de tous âges. Assortie de concours de pugilat – des concours qui sont aussi attestés à Sidon à l’époque hellénistique et romaine40 –, de danses et de chants, la panégyrie du dieu rassemble et unit, à Délos et à Sidon, la collectivité civique ; elle renforce l’identité des participants et génère de la grâce (charis), ainsi que de l’harmonie. Or, ajoute l’Hymne homérique à Apollon, le mega thauma de cette fête, ce sont précisément les chœurs de jeunes filles qui « enchantent les tribus humaines ». Dans le même registre, la Suite pythique met en scène Apollon, revenant de Delphes dans l’Olympe et charmant les dieux rassemblés par sa présence. Tandis que les Charites, les Heures, Harmonie, Hébè et Aphrodite entament une ronde, Apollon joue de la cithare, comme sur le relief central de la Tribune. « Il est environné de lumière, des éclairs jaillissent de ses pieds et de sa fine tunique » (v. 201-202). C’est l’harmonie céleste des dieux immortels qui est exaltée dans le texte comme dans les images, la puissance rayonnante du dieu, qui trouve sa source dans la musique, le chant et la chorégraphie. L’émotion musicale partagée, source de plaisir et de bonheur, de lien et d’union, qu’il s’agisse des dieux ou des hommes, a la capacité de générer la concorde ou la réconciliation41. Platon, dont il a été question ci-dessus, associait du reste les jeux de l’enfance aux exercices chorégraphiques dans la stratégie d’éducation des jeunes enfants, futurs citoyens qu’il importe de formater pour la mimèsis sociale42. Il loue, dans cette perspective, les Égyptiens qui, en sacralisant les chants et les danses, 40 Cf. Waddington 1866c, Bulletin Épigraphique, 1977, no 537. Cf. C. Apicella, « Sidon à l’époque hellénistique : quelques problèmes méconnus », Topoi, suppl. 4 (2003), p. 125-147. 41 André Motte relève à juste titre la prégnance du vocabulaire érotique et « magique » dans ces scènes. 42 A. Motte, « À propos des “chemins qui ne mènent nulle part” : une curieuse aporie de Platon (Leges, VII, 799c-e) », in M. Broze, B. Decharneux, S. Delcomminette (éd.), All’eu moi katalecon... « Mais raconte-moi en détail... » (Odyssée,

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en assurent la conservation fidèle et respectueuse, loin de toute tentation aporétique ou ectopique (pour utiliser le vocabulaire du philosophe)43. Son programme se résume en une formule qui semble avoir été écrite pour nous aider à comprendre les enjeux des rituels sidoniens mis en images : « Faire en sorte que les hymnes deviennent des nomoi » (799e10-11). Cependant, obsédé par son conservatisme, le philosophe a sous-estimé la plasticité ludique du rite : tout en restant « identique », comme c’est le cas à Sidon, figé dans le marbre, le rite peut véhiculer des messages « évolutifs ». En explorant, au départ de ce cas d’étude, l’intersection entre contraintes et historicité, nous sommes vraiment au cœur du dialogue entre anthropologie et histoire. De l’examen des parallèles apolliniens, il me semble que l’on peut conclure que la valeur placée au centre de la Tribune d’Eshmoun, par le biais d’un programme iconographique savamment conçu, est la philia, l’amitié, c’est-à-dire l’alliance et la concorde entre Sidoniens et Grecs. Dès avant l’arrivée d’Alexandre, une affinité culturelle forte existait entre ces partenaires, qui se prolonge dans les siècles suivants. Accueilli comme un libérateur par les Sidoniens qui lui remettent les insignes de la souveraineté44�, Alexandre s’inscrivait dans la continuité des rois sidoniens philhellènes, en particulier de Straton Ier, roi entre 365 et 352 av. J.-C., qui joua les bons offices entre le Grand Roi et les Athéniens, et bénéficia donc d’un décret de proxénie45. Le mythe de Cadmos, par ailleurs, revendiqué à la fois par Tyr et par Sidon, légitimait non seulement la philia entre Grecs (Thébains) et Phéniciens, mais aussi la sungeneia, c’est-àdire la parenté qui les unissait46. Une inscription sidonienne de III, 97). Mélanges de philosophie et de philologie offerts à Lambros Couloubaritsis, Paris, 2008, p. 335-342. 43 Platon, Leges,VII, 799a4. 44 Arrien, Alexandri anabasis, II, 15, 6 et Quinte-Curce, De rebus gestis Alexandri Magni historia, IV, 1, 16. 45 IG, II2, 141. La stèle de marbre du Pentélique a été découverte sur l’Acropole, à côté du Parthénon. Cf. M.N. Tod, A Selection of Greek Historical Inscriptions, Oxford, Clarendon Press, 1948, vol. II, no 139. Le document remonte aux années 365-359, peut-être 364 av. J.-C., selon J. Elayi, Abdashtart I / Straton, un roi phénicien entre Orient et Occident, Paris, Gabalda, 2005, p. 99-105. 46 Cf. F. Vian, Les Origines de Thèbes : Cadmos et les Spartes, Paris, C. Klincksieck, 1963 ; T.S. Scheer, « The Past in a Hellenistic Present: Myth and Local Tradition », in A. Erskine (éd.), A Companion to the Hellenistic World, Oxford, 2005, p. 216-231. Sur le concept de sungeneia, voir O. Curty, Les Parentés légendaires entre les cités grecques, Genève, Droz, 1995 ; C.P. Jones, Kinship Diplomacy in

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200 av. J.-C. environ, émanant d’un certain Diotimos, fournit la preuve de la prégnance de ce discours identitaire à double ressort47. Diotimos, qui descend probablement de la famille royale locale déchue, a remporté l’épreuve la plus prestigieuse des Jeux Néméens, en Grèce, et revient à Sidon, sa patrie désormais intégrée dans la koinè hellénique, couvert de gloire. Les allusions mythologiques qui sont au cœur de son épigramme honorifique visent non seulement à emphatiser la fierté d’un Sidonien victorieux en terre d’Hellade, mais aussi à afficher le prestige culturel d’un peuple qui a jadis apporté la culture – l’alphabet – aux Grecs, avant que ceux-ci ne prétendent « civiliser » les royaumes phéniciens, dans le sillage d’Alexandre. La recherche complexe d’un nouvel équilibre au sein d’un vaste champ d’expériences passées, présentes et futures a donc mobilisé les imaginaires et les a reconfigurés. Le choix des images proposées au regard des fidèles phéniciens et grecs, à Bostan esh-Sheikh – avec Apollon citharède au centre du registre supérieur et une chorégraphie de jeunes filles tout le long du registre inférieur – renvoie à une performance rituelle exprimant la volonté d’intégration des cultes locaux dans l’univers symbolique grec. La mimesis a ici une valeur d’interface culturelle : elle ouvre les portes de l’intégration. Le chœur visualise la paideia, qui éduque et intègre Grecs et non-Grecs, comme l’a souligné Barbara Kowalzig48.

the Ancient World, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1999 ; S. Lücke, Syngeneia. Epigraphisch-historiche Studien zu einem Phänomen der antiker griechischen Diplomatie, Frankfurt, M. Clauss, 2000. 47 E. Bikerman, « Sur une inscription agonistique de Sidon », in Mélanges syriens offerts à Monsieur René Dussaud, Paris, 1939, vol. I, p. 91-99. Voir aussi J. Ebert, Griechische Epigramme auf Sieger in gymnischen und hippischen Agonen, Berlin, AkademieVerlag, 1972, p. 188-193, no 64 ; R. Merkelbach, J. Stauber, Steinepigramme aus dem griechischen Osten, Munich – Leipzig, Teubner, 2002, vol. IV, p. 274-275. Voir aussi J.-C. Couvenhes, A. Heller, « Les Transferts culturels dans le monde institutionnel des cités et des royaumes à l’époque hellénistique », in J.-C. Couvenhes, B. Legras (éd.), Transferts culturels et politique dans le monde hellénistique, Paris, 2006, p. 15-49, en part. p. 35-38 (l’inscription est analysée en termes de « contre-acculturation »). 48 B. Kowalzig, « Mapping out Communitas: Performances of Theo-ria in their Sacred and Political Context », in J. Elsner, I. Rutherford (éd.), Pilgrimage in Graeco-Roman and Early Christian Antiquity. Seeing the Gods, Oxford, 2005, p. 4172 ; voir aussi Platon, Leges, 654a : Οὐκοῦν ὁ μὲν ἀπαίδευτος ἀχόρευτος ; « Il n’est donc pas éduqué celui qui n’a pas été initié à la danse. »

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4. En guise de conclusion : réconcilier l’histoire et l’anthropologie ? Revenons pour terminer au rituel et à son rôle dans les processus identitaires. Comme le dit bien Marc Augé, le rituel traite l’altérité par un jeu qui tantôt assimile et relance la dynamique culturelle, tantôt la rejette ou marque fortement les frontières, limites et lignes de partage49. L’émotivité et la théâtralisation que les rituels mobilisent sont autant d’éléments de sa plasticité fonctionnelle, qui, à son tour, stimule l’exégèse susceptible d’apporter un surplus de sens. Ambiguë ou ambivalente, la performance rituelle joue avec plusieurs univers de références qu’elle reconfigure les uns par rapport aux autres. La musique, la danse, le faste et l’éclat, les mouvements du corps, la dynamique visuelle qu’exprime le cortège circulaire de la pseudo-tribune d’Eshmoun représentent une sorte de « cité » idéale, rêvée ou effective le temps de la fête du dieu50. L’espace rituel fonctionne comme un lieu de composition et de recomposition de la communauté. Les dieux de Sidon, à l’époque hellénistique, opèrent donc bien dans une dimension trans-culturelle, reflet d’un contexte complexe et imbriqué, d’une sorte de middle ground51. En adoptant une forme, une « identité » plastique grecque, ils n’ont nullement perdu leur personnalité d’origine, selon une logique de vases communicants. Dans les pas de Marshal Sahlins, on pourrait même dire que, réceptifs à une forme de modernité, ils sont devenus plus « eux-mêmes » par ce biais, et non pas simplement comme les autres52. Dans un livre paru récemment, l’anthropologue belge Luc de Heusch se proposait de réconcilier l’Histoire (avec un M. Augé, Pour une anthropologie de la mobilité, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 26. Sur le temps de la fête, voir V. Pirenne-Delforge, Ö. Tunca (éd.), Représentations du temps dans les religions. (Actes du Colloque organisé par le Centre d’Histoire des Religions de l’Université de Liège), Genève, Droz, 2003. 51 Voir une étude récente de R. Kraus, « They Danced in the Bible: Identity Integration among Christian Women Who Belly Dance », Sociology of Religion 71 (2010), p. 457-482, sur la manière d’intégrer, dans la pratique de la danse du ventre, plusieurs identités culturelles ou religieuses, sans conflit. 52 M. Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Paris, Gallimard, 1980 ; Id., Des îles dans l’histoire, Paris, Gallimard – Le Seuil, 1989 (1985) ; Id., How “Natives” Think. About Captain Cook, for Example, Chicago – London, University of Chicago Press, 1995 ; Id., « Two or Three Things I Know about Culture », Journal of the Royal Anthropological Institute 5 (1999), p. 399-421 ; Id., La Découverte du vrai sauvage et autres essais, Paris, Gallimard, 2007. 49

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-H- majuscule) et l’anthropologie (avec -a- minuscule), autour du thème « pouvoir et religion ». Son Introduction s’ouvre sur une phrase – « le monothéisme apparaît soudain dans notre histoire » – qui en dit long sur les malentendus possibles entre anthropologues et historiens des religions53. Poser sur ces bases la question du rapport de l’histoire à l’anthropologie pourrait sembler un faux départ. Mais si l’on veut bien passer outre, on trouve, dans la réflexion de de Heusch, comme dans celle d’autres anthropologues appartenant à divers courants ou écoles, des éléments intéressants et stimulants sur la manière de penser ce qu’il appelle l’ethnohistoire en suivant deux axes : d’une part, en envisageant le déploiement des constructions sociales dans le temps et dans l’espace ; d’autre part, en prêtant attention à la logique structurelle, souvent symbolique, qui les sous-tend et constitue un continuum qui transcende la dimension historique. Assumer ces deux dimensions – ce que j’ai modestement essayé de faire – permet sans doute d’éviter une vision trop linéaire (déterministe) ou trop anarchique du développement historique. « L’histoire est arborescente », pourrions-nous conclure avec de Heusch.

53 De Heusch envisage la religion sous l’angle d’un « invariant universel », la « quiétude dans l’inquiétant », expression qu’il reprend à Freud (p. 7), mais que je partagerais difficilement.

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Fig. 1. Vue d’ensemble du site de Bostan esh-Sheikh ; photo Rolf Stucky.

Fig. 2. Temple-boy de Bostan esh-Sheikh (Sidon), portant sur le socle une inscription phénicienne mentionnant le roi Baalshillem (401-366 av. J.-C.) ; photo Rolf Stucky.

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Fig. 3. La pseudo-tribune d’Eshmoun in situ à Bostan esh-Sheikh ; photo Rolf Stucky.

Fig. 4. Les deux frises décorant la pseudo-tribune d’Eshmoun à Bostan esh-Sheikh ; photo Rolf Stucky.

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LES MŒURS DES GRECS : HISTOIRE, ANTHROPOLOGIE ET POLITIQUE

Avant d’expliquer comment l’étude des mœurs des Grecs permet de croiser les méthodes de l’histoire et celles de l’anthropologie et donc d’écrire un chapitre d’anthropologie historique, je vais dire comment je vois la configuration des rapports entre l’anthropologie et l’histoire ancienne en fonction d’une expérience personnelle de lectures, de formation, de recherche et d’enseignement1. Ce point de vue n’est pas suffisamment objectif et distancié pour prétendre avoir valeur de synthèse, c’est seulement un parcours parmi d’autres. Je dois ma découverte de l’anthropologie à l’enseignement de Pierre Vidal-Naquet. Professeur d’histoire grecque à l’université de Lyon en 1965-1967, il murissait alors un article général sur la civilisation grecque pour l’Encyclopedia Universalis, texte très éclairant pour qui veut comprendre l’influence des lectures anthropologiques sur le panorama neuf qu’il proposait2 et il s’interrogeait aussi sur « le droit à la comparaison » entre les sociétés décrites par les ethnologues et le monde grec3. Le conseil qu’il donnait alors aux étudiants était de lire des monographies issues de l’enquête de terrain, entre autres Les Nuer d’Edward Evans-Pritchard4 et La La réflexion porte essentiellement sur l’historiographie française. P. Vidal-Naquet, « Une civilisation de la parole politique », Encyclopedia Universalis, Paris, 1970, vol.  VIII, p. 1009-1018 [article repris dans Id., Le Chasseur noir, Paris, La Découverte, 19913 (1981), p. 21-35]. 3 P. Vidal-Naquet, « Le Cru, l’enfant grec et le cuit », in J. Le Goff, P. Nora, Faire de l’histoire, Paris, 1974, vol. III, p. 137-168 [article repris dans Id., Le Chasseur noir, p. 177- 207]. 4 E. Evans-Pritchard, Les Nuers. Description des modes de vie et des institutions politiques d’un peuple nilote, Paris, Gallimard, 1968 (1937). 1 2

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Mort sara de Robert Jaulin5. Il nous avait convaincus que l’étude des sociétés faite par les anthropologues pouvait nous aider à comprendre les structures et certaines pratiques du monde grec. Cette incitation à acquérir une formation en anthropologie qui émanait d’autres historiens à la même époque, en particulier Jacques le Goff, a conduit plusieurs jeunes historiens de ma génération à suivre au début des années soixante dix un cycle de cours dispensé par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales qui s’appelait justement : « Formation à la recherche en anthropologie. » Nous avons ainsi acquis les bases des méthodes des différents champs de l’anthropologie de l’époque : religieuse, économique, politique, de la parenté, exotique et aussi européenne, l’ethnologie rurale était alors en plein essor. Cette formation m’a permis d’acquérir une certaine familiarité avec des méthodes et des problématiques d’un autre champ des sciences sociales, familiarité longtemps entretenue par des lectures de livres d’anthropologues devenus « classiques6 ». Elle ressurgit souvent au détour d’une recherche. Dans ces années de formation est paru le recueil d’articles de Louis Gernet habillé d’un titre qui fut à la fois un coup d’éclat médiatique et l’axe d’un nouvel ensemble de recherches : Anthropologie de la Grèce antique7. D’où venait et que signifiait ce titre ? Dans la préface que Jean-Pierre Vernant écrit pour le livre il donne deux indications. Il peint tout d’abord Louis Gernet en ethnologue du monde grec : Gernet était à son affaire, dans son sujet, parce qu’il était chez lui en Grèce ancienne, à la façon d’un ethnologue qui, parti 5 R. Jaulin, La Mort sara : l’ordre de la vie ou la pensée de la mort au Tchad, Paris, Plon, 1967 [cité dans P. Vidal-Naquet, « L’Origine de l’éphébie athénienne », in Id., Le Chasseur noir, p. 163, note 47]. On peut regarder la bibliographie du Chasseur noir pour connaître les références anthropologiques de Pierre Vidal-Naquet dans les années 1970. 6 Parmi ces auteurs : Marc Abeles, Marc Augé, Pierre Clastres, Philippe Descola, Maurice Godelier, Françoise Héritier, Claude Lévi-Strauss, Emmanuel Terray, Yvonne Verdier. Les programmes d’enseignement en master et en doctorat laissent aujourd’hui peu de place à une formation dans d’autres sciences sociales pour les jeunes chercheurs d’histoire ancienne. 7 L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, Maspero, 1968. Il est intéressant de constater que Pierre Vidal-Naquet cite peu Louis Gernet dans Le Chasseur noir, alors que ce dernier est le point de départ des recherches en anthropologie de la religion, du droit et aussi de l’économie antiques à cette même époque.

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dès l’âge d’homme explorer une terre lointaine, ne l’aurait plus jamais quittée et en comprendrait le peuple à la fois du dedans et du dehors, avec le double regard de l’indigène et de l’étranger8.

Il décrit ensuite les centres d’intérêt de Louis Gernet : ils sont multiples mais Jean-Pierre Vernant souligne qu’ils comportent toujours une dimension proprement humaine. On ne saurait comprendre leur dynamique que si on s’interroge, non certes sur l’Homme, mais sur la mentalité particulière des hommes, des groupes humains qui les ont mis en œuvre [...]. Dans cette France de mai 1968 [...] l’ouvrage de Louis Gernet, même s’il concerne un très lointain passé, n’en est pas moins, par sa démarche et son projet anthropologique, un livre pleinement actuel9.

Le titre choisi pour le recueil d’articles de Louis Gernet nous place au cœur sinon d’une contradiction du moins d’une difficulté qu’il ne faut pas éluder et qui n’est d’ailleurs pas propre à l’histoire ancienne10. Il nous rappelle que l’anthropologie peut aussi bien désigner un domaine d’étude qu’une méthode11. Un domaine d’étude : le système des représentations et des pratiques qui concerne « l’homme » est alors au cœur du projet. Louis Gernet explicitant le titre d’un de ses articles, « l’anthropologie dans la religion grecque », écrit ceci : « on comprend sous le terme d’anthropologie la représentation de l’être humain sur le plan religieux et la place qui lui est assignée dans une économie religieuse du monde12. » Une méthode : l’anthropologie, anciennement nommée ethnologie, est aussi une discipline des sciences sociales avec ses concepts et ses domaines propres. Selon le sens que l’on donne au terme « anthropologie », la démarche n’est pas exactement la même et il vaut mieux en être conscient. Si l’ensemble des questions relatives J.-P. Vernant, « Préface » in Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, p. ii. Ibid., p. v. Le premier article du recueil porte pour titre : « L’Anthropologie dans la religion grecque ». 10 Le comité de rédaction de la revue Métis souligne la complexité de la notion d’anthropologie dans son avertissement lors de la publication du colloque sur La Grèce ancienne et l’anthropologie de l’Antiquité, Métis 9-10 (1994-1995), p. 7. 11 Voir P. Schmitt Pantel, « Autour d’une anthropologie des sexes », Métis 9-10 (1994-1995), p. 299-305, article où je relevais cette difficulté. 12 L. Gernet, « L’Anthropologie dans la religion grecque », in Id., Anthropologie de la Grèce antique, p. 9. 8 9

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à « l’anthropologie des hommes » fait partie des objets privilégiés par l’anthropologie d’abord, l’anthropologie historique ensuite, on peut aussi entendre l’expression du point de vue du chercheur d’aujourd’hui. L’anthropologie historique consiste pour l’historien, sans qu’il renonce aux règles de son métier et à la tradition de son propre « savoir-faire », à s’inspirer dans sa réflexion théorique et son travail empirique des problématiques, des objets, des méthodes de l’anthropologie sociale et culturelle13. Il s’agit en somme d’un enrichissement par métissage de traditions scientifiques distinctes, dans l’espoir d’un meilleur dialogue entre les disciplines qui doit se poursuivre au gré de l’évolution de chacune d’entre elles14. L’exigence de continuité dans cette connaissance réciproque pose un problème, comme nous le verrons ensuite. Dans cette étude il sera uniquement question du rapport de l’histoire grecque ancienne à l’anthropologie comme méthode. Je regrouperai mes remarques en deux ensembles qui en fait communiquent : le rapport à l’anthropologie d’abord, la place de l’histoire grecque dans l’anthropologie historique ensuite, avant de prendre l’exemple des mœurs.

1. Anthropologie et histoire grecque L’histoire ancienne ou les historiens de l’antiquité pris dans leur ensemble connaissent peu l’anthropologie. C’est une simple observation qui n’est ni une provocation ni une critique, mais qui repose sur l’état actuel de la recherche et des publications. Elle vaut pour tous les pays et particulièrement pour la France. Les raisons en sont multiples et il serait trop long de les analyser15. Les plus importantes sont à mes yeux : l’approche positiviste qui fait de l’établissement et la lecture des documents les buts principaux de l’histoire, le peu de goût pour les théories en général, un manque de curiosité intellectuelle pour les recherches menées dans d’autres 13 « Histoire et Anthropologie » : 1. G. Lenclud, « Le Débat théorique », 2. M. Izard, N. Wachtel, « L’Ethnohistoire », 3. J.-C. Schmitt, « L’Anthropologie historique », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, 1991. 14 J.-C. Schmitt, « L’Anthropologie historique du Moyen-Âge. Un parcours » in E. Brilli, P.O. Dittmar, B. Dufal (éd.), Faire l’anthropologie historique du MoyenAge, http://acrh.revues.org/index1926.html (site consulté le 10 juin 2010). 15 Voir A. Momigliano, « L’Histoire ancienne et l’antiquaire », in Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p. 244-293.

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domaines des sciences sociales, et la formation reçue dans les études supérieures. L’article de Sally Humphreys : « Anthropology and the Classics » garde toute son actualité16. Les relations entre l’histoire ancienne et l’anthropologie ne concernent qu’une minorité de chercheurs, ce bémol est nécessaire17. L’usage de l’anthropologie fait par cette minorité de chercheurs en histoire ancienne a été en partie différent de celui des historiens d’autres périodes. Il a été « sauvage » en quelque sorte, comme l’a bien montré François Hartog18. Le dialogue avec l’anthropologie a permis d’abord de voir les Grecs de façon comparatiste, non pas dans une comparaison terme à terme (un rituel africain qui serait comparé à un rituel grec) mais dans une comparaison entre les structures des sociétés. Par exemple, de Joseph-François Lafitau à Pierre Vidal-Naquet en passant par Henri Jeanmaire et Angelo Brelich, le rôle joué par l’initiation dans un grand nombre de sociétés étudiées par les anthropologues a permis de comprendre la place et la fonction de différents rituels grecs qui ont lieu lors de la transition de l’adolescence à l’âge adulte19. La comparaison a une valeur heuristique, elle permet d’avancer de nouvelles hypothèses, de donner du sens à des pratiques sociales et des représentations qui, avant, semblaient étranges, de proposer une vision différente de sociétés qui semblaient bien connues comme les sociétés grecque et romaine. L’usage de l’anthropologie a permis ensuite de construire une distance entre les Grecs et nous. Le discours sur « le miracle grec » laisse place à une perception plus exotique des Grecs. Nos « grands ancêtres » deviennent non des sauvages, mais des autres. Remarquer que la culture grecque n’est pas si proche de nous, accepter d’être dépaysés donne un intérêt nouveau au monde antique : il faut 16 S. Humphreys, « Anthropology and the Classics », in Anthropology and the Greeks, London, 1978, p. 17-30 (publié d’abord dans Didaskalos 4 [1974], p. 425-441). 17 W. Nippel, Griechen, Barbaren und “Wilde”: alte Geschichte und Sozialanthropologie, Francfort, Fischer, 1990. 18 F. Hartog, « Histoire ancienne et histoire », Annales ESC 37 (1982) ; Id., Anciens, Modernes, Sauvages, Paris, Galaade Éditions, 2005. 19 J.-F. Lafitau, Mœurs des sauvages américains comparées aux mœurs des premiers temps, Introduction par E.H. Lemay, 2 vol., Paris, La Découverte, 1994 ; H. Jeanmaire, Couroi et Courètes : essai sur l’éducation spartiate et les rites d’adolescence dans l’Antiquité hellénique, Lille, Bibliothèque Universitaire, 1939 (Travaux et Mémoires de l’Université de Lille, 21) ; A. Brelich, Paides e Parthenoi, Roma, Ed. Dell’Ateneo, 1969 ;Vidal-Naquet, Le Chasseur noir.

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désormais tenter non de le suivre mais de le comprendre. Pour cela il faut trouver d’autres instruments de méthode dans différents domaines comme les mythes, les images, les rituels. Ainsi de nombreuses recherches ont surgi directement de la confrontation avec les thèmes et les méthodes de l’anthropologie : la lecture des mythes, l’étude des rituels, des classes d’âge, et de la parenté par exemple, l’Anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss jouant un rôle fondateur20. J’ai toutefois l’impression que cet usage de l’anthropologie s’est un peu fossilisé entre les années soixante dix et aujourd’hui, peut-être en raison d’une difficulté évoquée plus haut : le dialogue entre les disciplines doit reposer sur une connaissance de leurs évolutions réciproques, pour éviter que se creuse entre interlocuteurs un fossé qui rendrait le dialogue obsolète. Le chantier doit rester ouvert, au risque d’être daté. Les anthropologues lisent-ils les historiens ? À eux de le dire. En tout cas ils se plaignent du retard de nos lectures concernant leurs travaux, un retard « de plusieurs années ». Ainsi le regard que pose l’anthropologue Jean-Loup Amselle sur l’anthropologie historique est critique. « L’histoire des relations entre anthropologie et histoire est celle d’un chassé-croisé et d’une série de malentendus dont on n’a pas fini d’observer les rebondissements », et aussi au sein de l’anthropologie historique il existe une division du travail bien établie : aux historiens reviennent la fourniture des matériaux et le traitement des sources, aux anthropologues le soin de fournir des modèles d’interprétation « traditionnels ». Mais dans le même temps ce partage des tâches s’accompagne d’un décalage et d’un malentendu considérables, entre l’anthropologie telle que la pratiquent les anthropologues contemporains et l’usage de l’anthropologie par les historiens, ces derniers renvoyant implicitement leurs confrères à un état de la discipline remontant à plusieurs dizaines d’années en arrière21. 20 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958. Voir également dans ce livre, l’historiographie de l’anthropologie des classes d’âge et des rites de passage dans l’étude de Ton Derks. Sur la parenté, voir S. Humphreys, The Family, Women and Death, London, Routledge and Kegan, 1983. Sur l’anthropologie des images voir note 28. 21 J.-L. Amselle, « Anthropologie et historicité » in S. Mesure, P. Savidan (éd.), Le Dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006, p. 34-36.

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Ce jugement est sans doute sévère et les études présentées dans ce livre vont le démentir. Toutefois il a des fondements22. Cette mise en question nous convie à rappeler la place de l’histoire ancienne dans l’anthropologie historique.

2. Anthropologie historique et histoire grecque La rencontre de l’anthropologie sociale et culturelle et de l’histoire a depuis les années soixante-dix donné naissance à une nouvelle manière de « faire de l’histoire » : l’anthropologie historique. André Burguière la décrit comme une démarche qui correspond peut-être beaucoup plus à un moment qu’à un secteur de la recherche historique. Elle attire à elle les nouvelles méthodes et les nouvelles problématiques comme ce fut le cas dans les années cinquante de l’histoire économique et sociale23.

Et quelques années après il précise : L’anthropologie historique n’a pas de domaine propre. [...] Elle est avant tout un effort pour relier l’évolution d’une institution, d’un type de consommation ou d’une technique à sa résonance sociale et aux comportements qu’elle a engendrés. Elle est donc une démarche de totalisation ou plutôt de mise en relation des différents niveaux de la réalité24�.

Les apports de l’anthropologie à l’histoire sont bien connus. Jacques Le Goff les a lumineusement résumés25. Le développement de « l’anthropologie historique » n’a d’abord touché l’histoire ancienne que de façon périphérique. Si l’on com22 Si je prends mon cas personnel, j’ai été à un moment donné déboussolée par le tournant que semblait prendre l’anthropologie lorsqu’elle est passée de la brousse aux banlieues, de l’espace de la palabre et du rituel à celui du métro. Mais ce n’était pas une raison suffisante pour cesser de lire. 23 A. Burguière, « L’Anthropologie historique », in J. Le Goff et alii, La Nouvelle Histoire, Paris, 1978, p. 37-61. 24  A. Burguière, « L’Anthropologie historique », in Dictionnaire des sciences historiques, Paris, PUF, 1984, p. 52-60. Voir aussi l’article « Histoire et Anthropologie », in Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, cité supra. M. Godelier, « Anthropologie », in S. Mesure, P. Savidan (éd.), Le Dictionnaire des sciences humaines. 25 J. Le Goff, « L’Historien et l’homme quotidien », in Id., Pour un autre Moyen-Âge, Paris, 1977.

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pare la liste impressionnante de domaines historiques ouverts sous l’influence de l’anthropologie qu’André Burguière recense et les recherches en histoire ancienne dans les années quatre-vingt, ceci apparaît clairement. Certes de nouveaux thèmes sont apparus en histoire ancienne aussi : l’histoire des jeunes, des femmes, du don, du corps, de l’alimentation, de la vie privée, mais plus dans des ouvrages collectifs ou des articles de revues que comme monographies. La contribution des historiens de l’antiquité était souvent sollicitée de l’extérieur. Peut-être est-ce dû à l’enseignement de notre discipline en France, peu de lieux universitaires ayant retenu dans leurs cours d’histoire ancienne des thèmes d’anthropologie historique26. Les premières synthèses d’histoire grecque ont été publiées dans les années quatre vingt dix sur les banquets, sur le don, sur la chasse, sur la parenté27. Elles avaient été précédées par des études d’anthropologie de l’image, novatrices du point de vue de la méthode et abordant tous les thèmes chers à l’histoire anthropologique28. Aujourd’hui les travaux universitaires et les livres relevant de cette démarche sont plus nombreux, comme si une génération de transition avait été nécessaire à son adoption29. 26 On peut aussi prendre pour observatoire les programmes des épreuves des concours de CAPES et d’agrégation en histoire ancienne. 27 P. Schmitt Pantel, La Cité au banquet. Histoire des repas publics dans les cités grecques, Roma – Paris, École française de Rome, 1992, paru en livre de poche avec un nouvel avant-propos, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010 ; É. ScheidTissinier, Les Usages du don chez Homère, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1994 ; A. Schnapp, Le Chasseur et la cité. Chasse et érotique dans la Grèce ancienne, Paris, Albin Michel, 1997 ; B. Wagner-Hasel, Der Stoff der Gaben, Francfort, Campus, 2000. Sur la parenté, l’alliance et la filiation, voir les travaux de Claudine Leduc depuis 1980. Certains sont repris avec une bibliographie dans Pallas 85 (2011) : La Femme, la parenté et le politique. Hommage à Claudine Leduc. Parcours sensible d’une historienne. 28 C. Bérard, J.-P. Vernant (éd.), La Cité des images, Lausanne – Paris, LEP, 1984 ; C. Bérard, C. Bron, A. Pomari, Images et société en Grèce ancienne. L’iconographie comme méthode d’analyse, Lausanne, Institut d’archéologie et d’histoire ancienne, 1987 (Cahiers d’archéologie romande, 36) ; F. Lissarrague, Un flot d’images, une esthétique du banquet grec, Paris, Adam Biro, 1987 ; F. Lissarrague, L’Autre Guerrier. Archers, peltastes, cavaliers, Paris – Roma, École française de Rome, 1990. 29 Les ouvrages collectifs abordant des thèmes d’histoire anthropologique sont très nombreux depuis dix ans, de l’alimentation aux modes de consommation, du corps aux vêtements et aux parfums, de la beauté à la violence, de la naissance à la mort. Je donne ici seulement quelques exemples de monographies : F. Gherchanoc, Sociabilité et famille dans les cités grecques, Thèse de doctorat, ss. la dir. de P. Schmitt Pantel, EHESS, Paris, 1998, Atelier national de reproduction des thèses, Lille 2009 ; F. Gherchanoc, L’Oikos en fête. Célébrations familiales et sociabilité en

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La méfiance vis-à-vis de cette démarche trouve aussi ses racines dans la critique qui a été menée très tôt de l’anthropologie historique. Des adeptes de cette « nouvelle histoire » comme Jacques Le Goff ou Pierre Vidal-Naquet en ont tracé les limites, des historiens réticents à adopter une telle méthode comme Michel Vovelle ou Nicole Loraux en ont souligné les dangers. L’historien devenu ethnologue doit se méfier de devenir insensible au changement30.  Il lui faut expliquer la coexistence dans une même société de phénomènes et de groupes sociaux ne se situant pas dans le même temps, dans la même évolution, il doit renoncer à vouloir tout unifier selon un développement linéaire, il doit être attentif aux décalages, aux niveaux, aux vitesses différentes. Ainsi pour Pierre Vidal-Naquet « L’admirable travail des ethnologues anciens et modernes a immensément élargi la “topique” de l’historien, mais une ethnologie sans histoire serait-elle autre chose qu’une sorte

Grèce ancienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012 ; J. Wilgaux, « Le Mariage dans un degré rapproché ». Anthropologie historique du mariage athénien des demi-germains à l’époque classique, Thèse de doctorat, ss. la dir. de A. Bresson, Université Bordeaux III, décembre 2000, Atelier national de reproduction des thèses, Lille 2001 ; J.-B. Bonnard, Le Complexe de Zeus, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003 ;V. Azoulay, Xénophon et les Grâces du pouvoir. De la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004 ; S. Lalanne, Une éducation grecque. Rites de passage et construction des genres dans le roman grec, Paris, La Découverte, 2006 ;V. Sebillotte Cuchet, « Libérez la patrie ! » Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2006 ; A. Grand-Clément, La Fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens : viiie – début du ve s. av. n. è., Paris, De Boccard, 2011 ; C. GoblotCahen, Les Hérauts grecs et la genèse du politique, Thèse de doctorat, ss. la dir. de P. Schmitt Pantel, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2005, Atelier national de reproduction des thèses, Lille, 2007 ; C. Saint-Pierre, Les Offrandes orientales dans les sanctuaires grecs à l’époque archaïque, Thèse de doctorat, ss. la dir. P. Schmitt Pantel, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2005, Atelier national de reproduction des thèses, Lille, 2007 ; J.Ph. Broder, La Cité en marche. Histoire des processions civiques en Grèce ancienne vie-ier, Thèse de doctorat, ss. la dir. de P. Schmitt Pantel, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2008 ; G. Cogan, Pratiques agonistiques et histoire culturelle des objets : prix et récompenses dans les concours des cités grecques vie-ive avant J.-C., Thèse de doctorat, ss. la dir. de P. Schmitt Pantel, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2009 ; A. Damet, La Septième Porte. Réalités et représentations des conflits familiaux dans l’Athènes classique, Thèse de doctorat, ss. la dir. de P. Schmitt Pantel, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2009 ; R. Nadeau, Les Manières de table dans le monde gréco-romain, Rennes – Tours, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; P. Ismard, La Cité des réseaux. Athènes et ses associations vie-ie siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010. 30 J. Le Goff, « L’Histoire nouvelle », in J. Le Goff et alii, La Nouvelle Histoire, Paris, 1978, p. 210-241.

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de tourisme supérieur31 ? » Plus critiques encore, les historiens marxistes repèrent dans ce type d’approche de véritables écueils : ils craignent de voir l’inertie matérielle envahir la dynamique sociale. Cette démarche pourrait conduire à écrire une histoire immobile et à remettre en cause la notion de changement et de mutation brusque en histoire. Ainsi pour Michel Vovelle il faut subordonner l’anthropologie à l’histoire pour éviter un temps long qui s’enliserait dans une histoire immobile et une ethnographie de moins en moins historique, car « de ces structures si bien closes et fagotées on ne sait plus très bien comment sortir32. » C’est une mise en garde du même type que fait Nicole Loraux quand elle remarque que travailler sur ce qui est stable dans une société et en tirer des généralisations peut conduire à donner une image des cités grecques en dehors du temps et surtout en dehors des conflits et de la vie politique, et peut faire oublier les fondements de l’analyse historique33. Le danger existe et il faut être vigilant. Ce n’est pas le moment de bâtir une « histoire immobile » alors que les anthropologues découvrent qu’il n’y a pas d’anthropologie en dehors du temps... et de l’histoire ! Pour l’histoire ancienne l’anthropologie a joué le rôle de laboratoire d’idées et a été un ballon d’oxygène. Mais nous savons aussi que notre construction des Grecs comme « autres » est due à la perception de notre monde contemporain : écrire l’histoire, futelle ancienne, en dehors du temps présent est impossible. Depuis l’historien Hérodote au moins, l’histoire était la nôtre, celle des nations de et en progrès. L’anthropologie était la vision des autres. Si aujourd’hui nous préférons voir des interférences et des brouillages entre ces catégories, cela signifie, peut-être, que notre perception des autres est, lentement, en train de changer.

31 P. Vidal-Naquet, « Le Cru, l’enfant grec et le cuit », in J. Le Goff, P. Nora, Faire de l’Histoire, Paris, 1974, vol. III, p. 137-168. Repris dans Id., Le Chasseur noir, p. 177- 207.  32 M. Vovelle, « L’Histoire et la longue durée », in J. Le Goff et alii, La Nouvelle Histoire, p. 316-343.  33 N. Loraux, « Repolitiser la cité », L’Homme 97-98 (1986), p. 239-254, repris dans Ead., La Cité divisée, Paris, Payot, 1997.

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3. Histoire des mœurs Entre faire une sorte de tourisme supérieur et replonger dans l’histoire bataille, il y avait bien sûr de nombreuses échappatoires. Mais la préoccupation essentielle était là : faire une histoire qui, quel que soit le thème abordé, s’enracine dans les structures économiques, sociales, politiques qui organisent un moment historique donné. Faire en même temps une histoire qui confronte constamment les comportements et les pratiques avec les discours de tout type que l’on tient sur eux. Ne pas jeter le politique avec l’eau du bain, mais peut-être le redéfinir. 3.1. Les mœurs ? Le terme de mœurs est ambigu dans la langue française34. L’usage actuel le plus répandu est de le réserver à des conduites individuelles et collectives sur lesquelles peut être porté un jugement moral : les bonnes et les mauvaises mœurs. Mais ce terme a aussi une acception neutre, beaucoup plus générale ; il désigne dans ce cas les manières d’être d’un individu ou d’une communauté. C’est en ce sens que le xviiie siècle et Voltaire parlent des « mœurs » des peuples. C’est ainsi que je l’emploierai ici. Les mœurs recouvrent dès lors un grand nombre de gestes et de pratiques qui touchent à tous les domaines de la vie en société. Les énumérer et les étudier de façon isolée revient à écrire un dictionnaire ou une encyclopédie, une tâche collective qui séduit une génération après l’autre. Dans la perspective d’une réflexion sur la place de l’anthropologie en histoire ancienne je me contenterai de prendre ce thème comme un exemple parmi d’autres de croisement possible des deux disciplines permettant de poser des questions de méthode, et de chercher s’il existe un point de référence qui donne un sens, ancré dans l’espace et dans le temps, à cet ensemble de conduites. Mon intérêt actuel pour les mœurs est né à la fois de la recherche et d’une expérience d’enseignement. J’ai en effet croisé la démarche anthropologique à plusieurs reprises dans mes recherches. Les banquets et le phénomène de l’évergétisme m’ont 34 F. Bourricaud, s.v. « Mœurs », Encyclopedia Universalis, XV, 1974, p. 343347. J. Poirier (éd.), Histoire des Mœurs, 3 vol., Paris, Gallimard, 1990-1991 (Bibliothèque de la Pléiade).

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conduite à m’intéresser à l’anthropologie du don35 et à celle des pratiques alimentaires36. J’ai aussi travaillé sur l’anthropologie de la différence des sexes37 au tout début de l’élaboration de l’Histoire des femmes38 et après la parution de ce livre collectif lors d’un colloque sur La Grèce ancienne et l’anthropologie de l’antiquité39 ainsi que dans d’autres études40. Le livre sur les repas publics dans les cités grecques m’a permis de définir une méthode. J’ai essayé de « tenir ensemble » comme le préconisait Pierre Vidal-Naquet dans l’avant-propos au Chasseur noir, l’histoire des pratiques collectives et l’histoire du politique, soit de mener une anthropologie historique attentive au changement. En effet la thèse centrale du livre est que la pratique des repas publics n’est pas seulement une pratique religieuse, sociale et culturelle, mais que le banquet servait aussi à exprimer la communauté politique à l’époque archaïque, que la participation au repas commun était un critère de citoyenneté, comme la constitution le proclamait dans certaines cités de Crète et à Sparte. Cette hypothèse sur le rôle structurant des pratiques collectives dans les cités archaïques (les banquets mais aussi la chasse, les rituels, les entrainements collectifs au gymnase, la guerre, etc.) permettait de lier l’histoire de ces pratiques à l’histoire de la définition du champ du politique dans les cités. L’étude des repas publics aux époques classique et hellénistique montrait ensuite à la fois la longévité de cette pratique et leur plasticité. L’histoire des banquets s’insérait dans la spécificité des configurations sociales et politiques propres à chaque époque et à chaque cité. Faire l’histoire de la commensalité n’était pas proposer une histoire immobile, bien au contraire, on pouvait en menant une anthropologie des pratiques grecques être attentif aux ruptures et aux changements.

35 J’ai ainsi participé à un colloque organisé par Nathalie Davis, The Gift and its Transformations, National Humanities Center, North Carolina, 1-3 nov. 1990 (non publié). Ma contribution avait pour titre : History of the Gift:The Ancient World. 36 Schmitt Pantel, La Cité au banquet. 37 P. Schmitt Pantel, « La Différence des sexes : histoire, anthropologie et cité grecque », in M. Perrot (éd.), Une histoire des femmes est-elle possible ?, Marseille, 1984, p. 98-119 et 223-225. 38 G. Duby, M. Perrot (éd.), Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1991, vol. I : L’Antiquité. 39 Schmitt Pantel, « Autour d’une anthropologie des sexes ». 40 La plupart sont reprises dans P. Schmitt Pantel, Aithra et Pandora. Femmes, genre et cité dans la Grèce antique, Paris, L’Harmattan, 2009.

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De plus, et ceci est important pour comprendre la façon dont je me suis située personnellement dans la démarche de l’anthropologie historique, l’enquête sur les repas publics me permettait de récuser le bien fondé des barrières entre ce que l’on appelle traditionnellement l’histoire politique et l’histoire des mœurs. J’écrivais alors : « Ce livre ne marque que le début d’une enquête en suggérant d’autres modes d’approche de l’histoire du politique dans les sociétés grecques41. » « Repolitiser la cité » pouvait signifier aussi donner au politique des dimensions nouvelles. C’est ce que j’ai tenté de faire ensuite, mais pour poursuivre cette recherche j’avais besoin d’une connaissance de base des différents domaines de l’anthropologie historique et c’est que m’a permis l’expérience de l’enseignement. Dans les années quatre-vingts l’anthropologie historique avait le vent en poupe dans l’enseignement de l’histoire à l’université, et sur les traces de la « Nouvelle Histoire » j’ai fait des cours d’histoire générale sur la plupart des domaines que cette approche englobait. Puis je suis passée naturellement de la lecture et de l’explication des monographies qui étaient alors publiées (essentiellement en histoire médiévale, moderne et dans une moindre mesure contemporaine) au domaine grec où presque aucune synthèse n’était alors disponible. Ce cours qui m’a occupé durant des années (depuis 1980) s’est appelé Histoire des mœurs en Grèce ancienne, d’abord à l’université de Paris VII Jussieu puis à l’université d’Amiens. Systématiquement, de la naissance à la mort, des aliments aux types de consommation, de la description du corps à sa connaissance médicale, des formes de sexualité aux pratiques matrimoniales, de la nudité aux vêtements, j’ai exploré tout ce qui me semblait relever d’une démarche d’anthropologie historique. Munie de ce bagage forgé par la didactique, je me suis sentie mieux préparée pour réfléchir à l’articulation entre les mœurs et le politique. J’ai sauté le pas. J’ai décidé tout simplement de faire une enquête sur la place et la fonction des mœurs, epitedeumata, au ve siècle à Athènes, parce c’était me transporter dans le haut lieu, voire le sanctuaire du politique et à une époque où la définition du politique paraissait être sans appel. De Christian Meier à Mogens Hansen, en passant par « Clisthène l’Athénien » de Pierre Lévêque 41

Schmitt Pantel, La Cité au banquet, p. 493.

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et Pierre Vidal-Naquet, le politique était, à l’époque classique, défini d’abord par le fonctionnement des institutions politiques42. Cette enquête, qui est maintenant un livre, étudie comment les manières de se comporter, epitedeumata, entrent dans la construction de la figure d’homme politique de six dirigeants athéniens43. Bien loin d’être des attitudes qui qualifient et caractérisent l’individu, elles sont l’expression des normes sociales partagées par la communauté44. Elles ont un rapport étroit avec la définition de cette koinônia. Cette recherche m’a permis de voir de façon précise le rôle de chaque type d’epitedeuma dans cette construction, de l’entrée dans la vie politique jusqu’à la mort. Il s’agit bien évidemment d’une étude de discours puisque la source principale est le texte des Vies de Plutarque et que Plutarque lui-même se fait l’écho d’auteurs antérieurs. J’ai essayé de montrer que l’entrelacement constant dans le récit de vie entre la description des comportements et le fil événementiel ne relevait pas seulement d’une stratégie de moraliste imputable à Plutarque mais qu’il révélait aussi une manière de penser le politique propre au ve siècle. Cette hypothèse, si elle est confirmée par d’autres recherches en cours, permettrait d’insérer dans notre écriture de l’histoire du politique classique de nombreux récits laissés en marge parce qu’ils semblent n’être que de la « petite histoire ». Hérodote et Thucydide pourraient être relus avec ce questionnement qui ne sépare pas a priori ce qui est du domaine politique et ce qui ne l’est pas. La construction de l’image des hommes politiques athéniens passe, entre autres, par la mise en scène publique de leurs pratiques religieuses, de leurs aventures amoureuses, de leur manque de paideia et donc de civilité, de leurs dépenses somptuaires, de leurs 42 C. Meier, Die Entstehung des Politischen bei den Griechen, Francfort, Suhrkamp, 1980 (trad. fr. de D.Trierweiler : La Naissance du politique, Paris, Gallimard, 1995) ; Introduction à l’anthropologie politique de l’Antiquité classique, Paris, PUF, 1984 ; M.H. Hansen, The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes, Oxford, Oxford University Press, 1991 (trad. fr. de S. Bardet : La Démocratie athénienne, Paris, Les Belles Lettres, 1993). P. Lévêque, P. Vidal-Naquet, Clisthène l’Athénien, Paris, Les Belles Lettres, 1964. 43 P. Schmitt Pantel, Hommes illustres. Mœurs et politique à Athènes au ve siècle, Paris, Aubier, 2009, trad. ital. I migliori di Atene. La vita dei potenti nella Grecia antica, Roma – Bari, Laterza, 2012. 44 P. Schmitt Pantel, « Mœurs et normativité : les manières de vivre des hommes politiques athéniens », Mètis n.s. 8 (2010), p. 55-66.

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gestes désinvoltes vis-à-vis du dèmos, de leurs larmes parfois et de leur mort. Les habitudes de vie, les mœurs, sont intégrées au discours politique athénien à l’époque classique de façon constante, naturelle. L’identité politique, notion sur laquelle nous avons collectivement réfléchi dans un séminaire et dans une publication qui regroupe différents articles, est une manière de nommer ce mixte, mélange, défini toujours de façon précaire, entre le statut social et institutionnel, et les manières de vivre de l’individu dans une communauté45. Ce livre, dont je mesure bien le caractère monographique, tend à prouver que non seulement l’histoire mais plus particulièrement l’histoire du politique est bien présente dans une démarche qui met au premier plan de l’étude des comportements et des attitudes que l’on pourrait qualifier d’a-historiques et de non-politiques. Le thème de la mort de deux des hommes politiques du ve siècle, Cimon et Thémistocle, peut donner un exemple de la démonstration à l’œuvre. Il permet de voir comment une approche anthropologique permet de lire différemment des textes aussi célèbres que ceux des Vies de Plutarque. 3.2. La mort La mort est un thème ancien dans les travaux des sociologues, des anthropologues et des historiens, et l’anthropologie historique en a fait un de ses domaines privilégiés46. La mort est aussi un des grands lieux de la confrontation entre l’anthropologie et le monde antique depuis au moins le colloque puis le livre fondateur : La Mort, les morts dans les sociétés anciennes, sous la direction de Gherardo Gnoli et Jean-Pierre Vernant47. 45 « L’Individu et la communauté. Regards sur les identités en Grèce ancienne », Revue des Études anciennes 108/1 (2006), p. 5-153. Cette réflexion s’est prolongée dans le livre collectif P. Schmitt Pantel, F. de Polignac (éd.), Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude Mossé, Paris, Albin Michel, 2007. 46 La bibliographie est considérable. Quelques titres importants par ordre chronologique de parution : E. Morin, L’Homme et la Mort, Paris, Seuil, 1970 ; M. Vovelle, Mourir autrefois, Paris, Gallimard, 1974 ; L.-V. Thomas, Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975 ; Ph. Ariès, Essai sur la mort en Occident, Paris, Seuil, 1975 ; dans Annales ESC 31/1 (1976) : Autour de la mort plusieurs articles importants dont M. Vovelle, « Les Attitudes devant la mort : problèmes de méthode », p.  120-132. V. Jankelewitch, Penser la mort ?, Paris, Liana Levi, 2003. 47 G. Gnoli, J.-P. Vernant (éd.), La Mort, les morts dans les sociétés anciennes,

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Étudier la mort chez les Grecs comme dans toute autre civilisation réclame de tenir compte de plusieurs domaines et de se situer à des plans différents. Il faut les traiter de façon distincte mais aussi voir leur imbrication, leur construction dans un contexte historique donné. Ce sont des gestes, des croyances et des discours. Les gestes sont le plus souvent des rites qui entourent le cadavre et lui donnent un statut de mort : les funérailles, les tombes, les nécropoles, le culte funéraire avec les offrandes et les anniversaires. Les croyances englobent tout un ensemble de représentations sur ce qu’est mourir pour une société, la mort physique, les divinités, les héros, daimones, qui entourent le mort, sur l’au-delà, sur ce qui attend (ou pas) le mort. Les discours portent sur « la belle mort », c’est-à-dire sur la mort valorisée comme la mort au combat et sur la mort infâme : le lâche, le suicide, ou sur la mort étrange comme celle des autres, des non Grecs par exemple. Des textes grecs expriment des opinions, des jugements de valeur. La combinaison de ces trois domaines qui mettent en présence des types de sources très variés permet de comprendre ce qu’est l’idéologie funéraire d’une société, d’en marquer les particularités.  Il faut aussi être attentif aux changements selon les époques, c’està-dire selon les contextes historiques. Une société de guerriers aristocratiques (comme la société de l’épopée homérique) n’a pas la même vision de la mort qu’une société de citoyens égaux comme celles de Sparte et d’Athènes à l’époque classique. L’anthropologie et la mort, l’histoire anthropologique de la mort, touche, on le voit, à tous les domaines : celui du corps, celui des rituels et des croyances, celui de la parenté et celui du politique48. La mort d’un individu rappelle son statut dans le monde des vivants et annonce la place qu’il aura dans la mémoire sociale. C’est ce qu’illustrent les textes de Plutarque sur la mort des hommes politiques athéniens du ve siècle, une mort qui n’est pas toujours paisible. Nicias et Thémistocle se donnent eux-mêmes la mort, Alcibiade est massacré par des jets de javelots et de flèches alors qu’il tente de sortir d’une maison en feu, Cimon meurt des suites d’une maladie ou d’une Cambridge, Cambridge U.P., 1982. Voir aussi S.C. Humphreys, H. King (éd.), Mortality and Immortality:The Anthropology and Archaeology of Death, London, Academic Press, 1981. 48 Voir Annales ESC 31/1 (1976) : Autour de la mort. J.-P. Vernant, L’Individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1989.

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blessure, Périclès endure les tourments de la peste, seul Aristide a une fin sans histoire49. Revenons sur les cas de Cimon et Thémistocle en regardant successivement leur mort et la mémoire qui leur est accordée. Cimon, victorieux si souvent à la guerre, aurait pu connaître la gloire d’une « belle mort » qui est pour les Grecs la mort au combat. Or il voit sa gloire confisquée pour ainsi dire par le souci de la continuité de l’arché (du pouvoir politique) dans la cité athénienne et au-delà la sauvegarde du corps civique. Il meurt en faisant le siège de la ville de Kition à Chypre, en 449 av. J.-C., mais pour que la flotte grecque puisse regagner sans encombres Athènes, il faut tenir sa mort cachée. Plutarque écrit : En mourant il ordonna à son entourage de prendre aussitôt la mer en cachant sa mort. Et de fait ils parvinrent, sans que les ennemis ni les alliés se fussent aperçus de rien, à rentrer en toute sécurité, commandés pendant trente jours, comme le dit Phanodémos, par Cimon mort50.

Une nouvelle fois la collectivité civique passe avant le destin individuel51, dont on ne sait même pas dans ce cas s’il fut héroïque. En effet Cimon selon la plupart des auteurs meurt de maladie, ou selon quelques uns d’une blessure reçue en combattant contre les barbares. La mort de Cimon est de plus précédée de présages qui peuvent sembler aussi étranges qu’inquiétants. Cimon rêve d’une chienne qui aboie et a en même temps une voix humaine52. Lors d’un sacrifice, des fourmis enduisent son gros orteil du sang coagulé de la victime à laquelle il manque un lobe du foie53. Tous les signes divins, dont la reconnaissance est si importante pour la piété du citoyen, indiquent une mort prochaine, et l’oracle d’Amon la J. Boulogne, « Plutarque et la mort », in La Vie et la Mort dans l’Antiquité, Actes du colloque de l’association Guillaume Budé (Dijon, 1990), Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 17-28 ; C. Pelling, « Is Death the End? Closure in Plutarch’s Lives », in D.H. Fowler, Reading the End in Greek and Latin Literature, Princeton, 1997, p. 228-250. 50 Plutarque, Cimon, XIX, 1. Phanodémos est un écrivain du ive siècle, auteur d’une histoire de l’Attique, un Atthidographe. 51 N. Loraux, L’Invention d’Athènes : histoire de l’oraison funèbre dans la “cité classique”, Paris – La Haye, Mouton, 1981. 52 Plutarque, Cimon, XVIII, 2. 53 Plutarque, Cimon, XVIII, 4. 49

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confirme : « Cimon, dit-il, est déjà auprès de moi54. » La mort de Cimon n’est pas celle d’un citoyen ordinaire, son récit est de part en part marqué par le discours religieux et politique de la cité. La mort de Thémistocle en 450 av. J.-C. est d’une certaine manière liée à celle de Cimon. Thémistocle est, on le sait, réfugié auprès du Grand Roi depuis son exil d’Athènes dû à une procédure d’ostracisme et il vit à Magnésie. La venue de Cimon à Chypre et la menace qu’il entretient d’une expédition en Égypte, possession perse, incite le Grand Roi à demander à Thémistocle « de tenir ses promesses », c’est-à-dire de l’aider dans la défense de son territoire. Or Thémistocle ne veut ni combattre les Grecs, ni ternir sa gloire passée. Il prit le meilleur parti, celui de mettre fin à ses jours par une mort opportune : il fit un sacrifice aux dieux, assembla ses amis, leur fit ses adieux, et selon la tradition la plus répandue, but du sang de taureau ; selon d’autres il absorba un poison à l’action rapide. Il mourut à Magnésie à l’âge de soixantecinq ans, ayant passé la plus grande partie de sa vie dans l’action politique et les commandements militaires. On dit que le Grand Roi apprenant la cause et le genre de sa mort, l’admira encore davantage et continua de traiter ses amis et ses parents avec bienveillance55.

Un suicide vient ainsi clore une vie au service de la cité. Le Grand Roi a beau trouver ce geste admirable, il ne l’est pas aux yeux de l’éthique civique athénienne. Le citoyen athénien n’a pas le droit d’attenter à son corps qui est en fait perçu comme la propriété de la cité. Celui qui vend son corps en le prostituant par exemple est frappé de déchéance civique, celui qui se suicide peut être interdit de sépulture. Cette mort prive Thémistocle de sa gloire passée tout comme l’aurait fait une défaite face aux Grecs, elle le prive du moins de la célébration de cette gloire dans le cadre de la cité d’Athènes. Mais Thémistocle a depuis longtemps renoncé à son statut de citoyen athénien, lorsque, à peine arrivé en Ionie après son départ d’Athènes, il s’est glissé dans un chariot recouvert d’un baldaquin réservé aux femmes perses, pour traverser incognito et sans encombre le pays, en se faisant passer pour une fille d’origine 54 55

Plutarque, Cimon, XVIII, 7. Plutarque, Themistocles, XXXI, 5.

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grecque que l’on amenait d’Ionie à un des seigneurs de la cour du roi56. Thémistocle meurt ainsi en homme privé de patrie. La mort, si atroce soit-elle, n’est rien, si se met en place ensuite la mémoire, mémoire du mort, de ses actions, qui rejaillit sur sa parenté et sa cité. La mémoire des hommes politiques athéniens est un sujet en soi. Dans les Vies de Plutarque il n’est pas toujours fait mention de la mémoire du mort. Toutefois le tombeau de plusieurs dirigeants est mentionné, parfois aussi un rituel après la mort. Thémistocle et Cimon ont chacun deux tombeaux. À Magnésie du Méandre en Asie Mineure Thémistocle a un magnifique tombeau sur la place publique. Mais il possède également un tombeau « pareil à un autel », au Pirée, le port d’Athènes. Ce monument servirait de repère à tous les voyageurs et permettrait de jouir du spectacle des régates57. En témoignent les vers de Platon le comique : Ta tombe, haut dressée en une belle place, Servira de signal à tous les voyageurs Qu’elle verra sortir du port et y entrer, Et sera les jours de régates, au spectacle58.

Ces deux tombeaux symbolisent la double vie de Thémistocle, l’homme politique qui tourne Athènes vers la mer, a sa tombe au Pirée, et l’exilé qui reçoit une prébende auprès du Grand Roi est honoré à Magnésie du Méandre. Du tombeau du Pirée il est dit qu’il s’élève « pareil à un autel », ce qui est une manière de suggérer l’héroïsation du personnage. Cimon a comme Thémistocle deux tombeaux : à Kition, à Chypre, il est honoré comme un être supérieur et en Attique, où ses restes sont rapportés, comme un simple mortel. Les restes de Cimon furent rapportés en Attique comme en témoignent les monuments que l’on appelle encore de nos jours Cimoniens. Cependant les gens de Kition honorent un tombeau de Cimon, à ce que rapporte l’orateur Nausicratès, parce que, en un temps d’épidémie et de stérilité de la terre, Plutarque, Themistocles, XXVI, 4-6. Plutarque, Themistocles, XXXII, 5 : « Diodore le Périégète, dans son ouvrage Sur les tombeaux, dit, par conjecture plutôt que de science certaine, qu’au grand port du Pirée [...] on voit un soubassement de belle dimension (krepis estin eumegetes) sur lequel s’élevait, pareil à un autel (bomoeidès), le tombeau (taphos) de Thémistocle. » Diodore le Périégète aurait vécu à la fin du ive siècle. 58 Plutarque, Themistocles, XXXII, 6. 56

57

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le dieu leur ordonna de ne pas négliger Cimon, mais de l’honorer et de le vénérer comme un être supérieur59.

De manière plus explicite que pour Thémistocle les deux tombeaux rendent compte des deux types de mémoire qui s’attachent à Cimon, une mémoire qui le divinise et le traite en héros au sens religieux du terme, et une mémoire civique qui le traite en simple citoyen athénien. On lui rend un culte mais c’est en terre non grecque. À Athènes la seule mémoire possible est celle du citoyen. Thémistocle et Cimon ne peuvent toutefois pas avoir exactement la même place dans le souvenir athénien. Thémistocle est un traître qui s’est réfugié chez le roi de Perse, Cimon est resté fidèle à la cité jusque dans la mort. Aussi une tradition rapporte que Thémistocle fut victime d’une damnatio memoriae. Andocide, dans un écrit intitulé « à mes amis politiques », affirme que les Athéniens auraient dérobé les cendres de Thémistocle et les auraient dispersées au vent60. Mais Plutarque rejette catégoriquement l’historicité de ce geste : « Andocide ment dans l’intention d’exciter les oligarques contre le peuple. » Vrai ou pas, ce traitement ultime des cendres du mort, jetées au vent pour interdire toute forme de commémoration, s’inscrit bien dans la palette des attitudes possibles qui donnent ou refusent une survie sociale et politique au mort dans la mémoire des vivants. Ce rapide exemple de la mort et de la mémoire de Cimon et Thémistocle montre clairement ce que l’on peut attendre d’une lecture d’anthropologie historique. Elle s’attache à la description de pratiques ordinaires, la mort et le tombeau, elle les resitue dans un univers culturel particulier de gestes et de croyances, ici celui des Grecs de l’époque classique, et elle s’interroge sur la dimension civique des récits : ainsi ces formes de mort et de mémoire ne paraissent plus banales mais bien marquées par l’idéologie funéraire de la cité athénienne. La portée de ces récits est de nature politique. En conclusion je dirai qu’une histoire anthropologique des mœurs grecques ne peut pas consister en une encyclopédie des mœurs qui n’aurait aucun intérêt, d’excellents dictionnaires ou même des monographies renouvellent périodiquement notre 59 60

Plutarque, Cimon, XIX, 5. Plutarque, Themistocles, XXXII, 4.

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savoir en ce domaine. Pour être pertinente elle doit tenter de voir comment les mœurs s’articulent les unes aux autres, s’il existe une logique selon les types de cité et les périodes étudiées, bref s’il est possible de décrire un système des mœurs qui serait en rapport avec la définition du politique à un moment précis de l’histoire. C’est parce que le projet autour des dirigeants politiques d’Athènes était bien circonscrit que j’ai pu ainsi tirer les fils d’une histoire anthropologique qui apporte sa contribution à l’histoire du politique. Écrire une histoire des mœurs grecques, un projet que je formulais à la fin de La Cité au banquet, est peut-être devenu possible, si l’on s’appuie sur les nombreux travaux de la dernière décennie qui, par des voies diverses et complémentaires, ont écrit une histoire anthropologique de différents aspects des mœurs grecques. Ce serait alors faire une synthèse de l’état actuel d’une recherche très vivante en proposant pour axe de lecture le rapport des mœurs au politique.

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VIOLAINE SEBILLOTTE CUCHET

TOUCHÉE PAR LE FÉMINISME. L’ANTIQUITÉ AVEC LES SCIENCES HUMAINES

La plupart des équipes de recherches françaises de sciences humaines intègrent aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, la question des femmes, du féminin ou plus largement celle du genre1. Les recherches et les questionnements issus des mouvements féministes du second xxe siècle ont, semble-t-il, convaincu la plupart des chercheurs – les chercheuses étant aussi devenues plus nombreuses – de la nécessité de rendre compte de la présence des femmes, comme de celle des hommes, dans toutes les sociétés humaines. Bien davantage qu’un effet de mode, par définition passager, le féminisme a également marqué de son empreinte l’anthropologie de l’Antiquité comme les autres branches des sciences sociales. En évoquant dans le titre de cette contribution une anthropologie de l’Antiquité touchée par le féminisme, je fais certes référence au mouvement social et politique – moderne et occidental – qui a lutté pour l’égalité des droits des femmes, mais je fais également référence à la conception aujourd’hui consensuelle de l’Homme (anthrôpos) comme individu concret que décrit la sociologue Irène Théry2. Doté de caractéristiques incarnées, l’Homme n’est plus cet individu abstrait et neutre du point de vue du sexe – ce qui est une manière de masquer le point de vue masculin. De la nou1 Je tiens à remercier Sandra Boehringer pour sa lecture critique et instructive d’une première version de cet article et, d’une façon générale, pour le temps passé à échanger avec moi sur ce sujet. 2 I. Théry, « Avant-propos », in I. Théry, P. Bonnemère (éd.), Ce que le genre fait aux personnes, Paris, 2008, p. 7-11.

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velle perspective anthropologique, le point de vue du chercheur sort considérablement modifié : il intègre désormais la variété des possibles de l’existence humaine, le sexe en constituant une dimension parmi d’autres3. Les relations entre histoire ancienne, anthropologie et histoire des femmes ont été analysées à plusieurs reprises4. Si je devais prolonger aujourd’hui une analyse rétrospective sur les outils, les méthodes et les questionnements, j’ajouterais que les années 2000 ont été dominées par la critique des catégories d’interprétation, en premier lieu la catégorie de sexe5. Pour certains, cette critique a conduit à un aggiornamento salutaire6. C’est ce tournant et les raisons de ce tournant que je voudrais analyser. Cela me permettra de mettre en avant les directions de recherches qu’une anthropologie de l’Antiquité en dialogue avec les sciences humaines et sociales peut développer. Dans le cadre d’une seule contribution, il n’est pas question de proposer autre chose qu’une lecture générale de la perspective qui a été adoptée par l’anthropologie de l’Antiquité et des références qui ont marqué l’évolution de la problématique. Ce texte ne peut être exhaustif et, bien évidemment, il ne reflète pas la totalité des approches et des travaux qui ont été menés depuis les débuts de l’anthropologie historique de l’Antiquité. Il s’attache aux grandes tendances qui, selon moi, se sont développées en France, souvent en relation avec des travaux américains, lesquels connaissent une réception plus importante que d’autres travaux en langues étrangères, non traduits ou mal compris. Quant aux directions de recherche, ce sont celles dont je connais le développement et qui me sont les plus familières. 3 Les sociologues utilisent l’expression d’intersectionnalité lorsqu’il s’agit de considérer l’ensemble des interactions sociales : L. Béréni, S. Chauvin, A. Jaunait et alii, Introduction aux Gender Studies, Paris, De Boeck, 2008, p. 211-215. 4 Pour le point de vue français, voir P. Schmitt Pantel, « La Différence des sexes. Histoire, anthropologie et cité grecque », in M. Perrot (éd.), Une histoire des femmes est-elle possible ?, Marseille, 1984, p. 98-119 et 223-225 [article repris dans P. Schmitt Pantel, Aithra et Pandora. Femmes, Genre et Cité dans la Grèce antique, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 23-37] ; P. Schmitt Pantel, « L’Histoire des femmes en histoire ancienne aujourd’hui », in G. Duby, M. Perrot (éd.), Histoire des femmes, 5 vol., Paris, 19912 (1990), vol. I : L’Antiquité, p. 493-502 [article repris dans Schmitt Pantel, Aithra et Pandora, p. 39-48]. 5 V. Sebillotte Cuchet, « Les Antiquistes et le Genre », in V. Sebillotte Cuchet, N. Ernoult (éd.), Problèmes du genre en Grèce ancienne, Paris, 2007, p. 1126, en part. p. 17-18. 6 Théry, « Avant-propos », p. 8.

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Je propose, en premier lieu, de rappeler comment la première anthropologie historique de l’Antiquité, qui s’est développée en France avec Louis Gernet, a été marquée par la perspective masculine caractérisant l’ensemble des sciences sociales de son époque, et comment la recherche sur le genre, dans les années 1980-1990, a permis que la différence des sexes soit intégrée dans les approches en histoire ancienne. J’analyserai ensuite la manière dont la réflexion a buté, dans les mêmes années, sur cette notion, en en figeant les interprétations. Enfin, je montrerai pourquoi l’anthropologie de l’Antiquité est appelée à inscrire à son programme une question nouvelle et devenue centrale pour les sciences sociales, une question que je formulerais ainsi : quelles places les sociétés font-elles, ou ont-elles faite, à la différence des sexes ? De la reconnaissance de la différence des sexes dans l’histoire à l’histoire de la différence des sexes, la perspective a radicalement changé7�.

1. L’intégration de la différence des sexes dans l’écriture de l’histoire Comme chacun sait, l’alliance de l’anthropologie et des sciences de l’Antiquité doit essentiellement à Jean-Pierre Vernant et à Louis Gernet, considéré par Jean-Pierre Vernant comme le père du courant historiographique désigné dans les années 1970 par l’expression d’« anthropologie historique de l’Antiquité8�». Jean-Pierre Vernant souligne l’apport du savant dans la préface qu’il rédige pour la publication du livre Anthropologie de la Grèce antique. Le recueil rassemble divers articles de Louis Gernet, publiés auparavant dans des revues savantes et réunis par Jean-Pierre Vernant en 1968. Qu’importaient les thèmes ? Quels qu’ils fussent, Gernet était à son affaire, dans son sujet, parce qu’il était chez lui en Grèce ancienne, à la façon d’un ethnologue qui, parti dès l’âge d’homme explorer une terre lointaine, ne l’aurait plus 7 Le titre retenu pour un ouvrage collectif d’histoire des femmes et du genre paru en 2010 est significatif : M. Riot-Sarcey (éd.), De la différence des sexes : le genre en histoire, Paris, Larousse, 2010. 8 Sur les rapports entre anthropologie et histoire, de manière générale, voir A. Bensa, « Anthropologie et histoire » dans Delacroix, Historiographies, p. 4253, qui situe la mutation de l’histoire vers une histoire anthropologique dans les années 1920.

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jamais quittée et en comprendrait le peuple à la fois du dedans et du dehors, avec le double regard de l’indigène et de l’étranger9.

La démarche adoptée par Louis Gernet, qui se désigne comme un « anthropologue10 », est totalisante, reconnaissant l’héritage du sociologue et ethnologue Marcel Mauss : il s’agit, comme le rappelle encore Jean-Pierre Vernant, de partir des réalités collectives, à tous les niveaux, en cerner la forme dense, en bien mesurer le poids social, mais ne jamais les séparer des attitudes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquels ni l’avènement ni la marche, ni les changements des institutions ne sont intelligibles11.

Pourtant, à observer de plus près, le regard est alors très ciblé et les femmes laissées de côté. 1.1. L’anthropologie historique : les femmes de côté Les thématiques privilégiées par les anthropologues de l’Antiquité sont les institutions et le droit, la religion, l’économie et les échanges (par l’étude du don notamment)12. Les femmes apparaissent dans l’Anthropologie de la Grèce antique à propos de la religion. Elles sont dotées d’une forte valeur symbolique, pour l’homme s’entend, laquelle est interprétée en terme d’altérité. À l’occasion du compte rendu du livre d’Henri Jeanmaire sur Dionysos13, paru en 1951, Louis Gernet souligne l’importance des femmes dans les rituels, organisés, dit-il, selon la différence des sexes :

9 J.-P. Vernant, « Préface » à L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Flammarion, 19822 (1968), en part. p. 6. 10 L. Gernet, « L’Anthropologie dans la religion grecque » (1955), in Gernet, Anthropologie, p. 13-27, en part. p. 13. 11 Vernant, « Préface », p. 7-8. 12 L’anthropologie de l’Antiquité est peu sensible à la question des femmes et de la différence des sexes, ou la considère comme non suffisamment documentée : M.I. Finley, Les Anciens Grecs. Une introduction à leur vie et à leur pensée, Paris, Maspéro, 19793 (1963), en part. p. 131-133 ; S.C. Humphreys, Anthropology and the Greeks, London, Routledge, 20043 (1978), développe les thématiques des échanges, de l’économie et du droit. Même son analyse de la parenté n’intègre que très peu les relations de sexe (p. 193-208). 13 H. Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1951.

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Ce qui a toujours frappé, en effet, c’est l’importance de l’élément féminin dans cette religion. Les égarements et la frénésie que désigne le mot d’orgiasme, c’est le plus souvent des femmes qui y sont sujettes ; dans les représentations figurées, nous ne voyons guère qu’elles aux moments pathétiques du culte. Comment comprendre cette donnée ? Il est bien connu que la nature féminine fournit le « terrain favorable ». [...] On peut comprendre, dans le dionysisme, le rôle prééminent de la femme parce que cette valeur essentielle [i.e. l’évasion, caractéristique du dionysisme selon Jeanmaire et Gernet], la femme est mieux faite pour l’incarner. Elle est moins engagée, moins intégrée. Elle est appelée à représenter, dans la société, un principe qui s’oppose à la société ellemême – et dont celle-ci a pourtant besoin. Il faut croire que ce besoin, sur le plan religieux, a été ressenti par les Grecs avec acuité14�.

L’analyse est nuancée sur le plan des informations : il y a aussi des acteurs masculins, dit Louis Gernet, dans le culte de Dionysos15. Néanmoins est affirmée une idée forte qui va marquer la recherche dans la seconde moitié du xxe siècle : les femmes représentent une valeur d’altérité du fait de leur caractère quasi asocial. Comme les savants de sa génération, Gernet produit une anthropologie qui considère que les femmes constituent à la fois un ensemble homogène et une catégorie à part16. 1.2. Le tournant des années 1980 : les femmes intégrées dans l’histoire globale On le sait bien, ce sont des chercheuses qui ont ouvert la brèche en soulignant la place jouée par les femmes dans l’organisation des sociétés. Le rôle d’Annette Weiner, pionnière de la nouvelle anthropologie féministe, a été abondamment souligné même s’il ne doit pas faire oublier les tentatives isolées qui ont précédé ou 14 L. Gernet, « Dionysos et la religion dionysiaque : éléments hérités et traits originaux » (1953), in Gernet, Anthropologie, p. 110-111. 15 Intuition qui a été plus tard étayée par A.-F. Jaccottet, Choisir Dionysos. Les associations dionysiaques ou la face cachée du dionysisme, Zürich, Akanthus, 2003, p. 65-94. 16 Voir l’analyse de Josine Blok sur cette historiographie qui a isolé les femmes (conçues comme un groupe homogène) de la vie sociale en les dotant d’une essence différente de celle des hommes : « Sexual Asymmetry. A Historiographical Essay », in J. Blok, P. Mason, Sexual Asymmetry, Amsterdam, 1987, p. 1-57, en part. p. 1-37.

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l’ont accompagnée17. Son travail, sur les pas de Malinovski, a radicalement modifié le regard des historiennes et des anthropologues qui avaient adopté la perspective féministe. Répétons-le : il s’agissait pour elle, en partant d’un des « lieux saints de l’anthropologie », les îles Trobriand, de considérer les relations entre hommes et femmes pour elles-mêmes au lieu de considérer les femmes comme des éléments périphériques dans la structuration des sociétés. Le résultat fut de souligner les domaines où l’autorité et la valeur sociale des femmes étaient reconnues18. Comme l’écrit Pauline Schmitt Pantel, l’article d’Annette Weiner, publié en 1982 dans les Annales et qui réclame que la question de la différence des sexes devienne un objet d’étude pour anthropologues au même titre que « la parenté, le politique ou l’économique », correspond à une prise de conscience simultanée dans toutes les sciences sociales, histoire incluse : en 1979, Arlette Farge réclamait également que le silence soit levé sur le « partage entre le masculin et le féminin19 » et, dès 1973, Sarah Pomeroy dressait le bilan des connaissances pour l’Antiquité classique20. Les publications sont alors prolifiques, ce dont témoigne le catalogue bibliographique en ligne Diotima, lui-même non exhaustif21.

17 A. Weiner, Women of Value, Men of Renown: New Perspectives in Trobriand Exchange, Austin – London, University of Texas Press, 1976 et A. Weiner, « Plus précieux que l’or : relations et échanges entre hommes et femmes dans les sociétés d’Océanie », Annales ESC 37/2 (1982), p. 222-245. La revue Annales ESC publie cet article dans un dossier plus large intitulé Masculin-féminin. 18 I. Théry, « Pour une anthropologie comparative de la distinction de sexe », in Id., La Distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, 2007, p. 15-43, et part. p. 27-28. 19 Weiner, « Plus précieux que l’or », p. 222 et A. Farge, L’Histoire sans qualités, Essais, Paris, Éd. Galilée, 1979, p. 18 ; tous deux cités par Schmitt Pantel, Aithra et Pandora, p. 23-24. 20 S.B. Pomeroy, « Selected Bibliography on Women in Antiquity », Arethusa 6 (1973), p. 127-155, avant son ouvrage, Goddesses, Whores,Wives and Slaves:Women in Classical Antiquity, New York, Schocken Books, 1975, qui mettait en avant la pauvreté des informations concernant les femmes dans l’Antiquité (p. 226-236), un constat qui est discutable (voir Blok, « Sexual Asymmetry », p. 1-57). 21 Diotima. Materials for the Study of Women and Gender in the Ancient World (www. stoa.org/diotima). La base de données n’a pas été mise à jour depuis novembre 2006 (site consulté le 20 janvier 2011).

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1.3. L’histoire des femmes de l’Antiquité à aujourd’hui Aujourd’hui, l’Antiquité comme toutes les autres périodes de l’histoire bénéficie de cet éclairage, féministe à l’origine, qui balaie plus généralement l’ensemble des sciences sociales. L’attention s’est d’abord orientée vers l’étude de femmes en situation de pouvoir. Après le travail pionnier de Grace H. Macurdy22, les études d’Elizabeth Carney sur les reines et les dynastes féminines de Macédoine puis de Carie ont précisé les modalités de leurs interventions dans des sphères de compétence jusque là perçues comme uniquement masculines : ainsi l’octroi de privilèges, la décision de lever une armée, voire la participation aux combats23. Cette direction de recherche est particulièrement féconde pour les périodes hellénistique et romaine24. D’autres recherches ont porté sur la situation des femmes dans la cité classique, souvent Athènes au ive siècle, en tentant d’orienter le regard vers des femmes moins exceptionnelles25. L’étude de Lin Foxhall sur la loi et le discours judicaire, en particulier à propos du Contre Aphobos de Démosthène, me paraît, de ce point de vue, fondamentale26. En considérant une famille citoyenne dans sa globalité, le défunt (le père de Démosthène), la mère (Cléoboulé), le fils (Démosthène), les tuteurs (Aphobos, Démophon, Therippidès), Lin Foxhall montre comment chacun, selon des modalités qui lui sont propres, agit et réagit face aux autres et comment, finalement, le point de vue de la mère, Cléo22 G.H. Macurdy, Vassal-Queens and Some Contemporary Women in the Roman Empire, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1937. 23 E.D. Carney, Women and Monarchy in Macedonia, Norman, University of Oklahoma Press, 2000 et E.D. Carney, « Women and Dunasteia in Caria », American Journal of Philology 126/1 (2005), p. 65-91. 24 Par exemple : R. Van Bremen, The Limits of Participation. Women and Civic Life in the Greek East in the Hellenistic and Roman Periods, Amsterdam, Gieben, 1996, en part. p. 16-19 ; F. Bertholet, A. Bielman Sanchez, R. Frei-Stolba (éd.), Egypte – Grèce – Rome, les différents visages des femmes antiques, Bern, Peter Lang, 2008 ; F. Cenerini (éd.), Dive e donne: mogli, madri, figlie e sorelle degli imperatori, da Augusto a Commodo, Imola, Angelini, 2009 ; A. Kolb (éd.), Augustae. Machtbewusste Frauen am römischen Kaiserhof ?, Berlin, Akademie-Verlag, 2010. 25 On peut citer les travaux portant sur l’archéologie et l’iconographie funéraire ; ainsi, parmi d’autres : R. Osborne, « Funerary Monuments, the Democratic Citizen and the Representation of Women », in F.R. Adrados, L. Beschi, W. Burkert (éd.), Colloque international Démocratie athénienne et culture, Athènes, 1996, p. 229-242. 26 L. Foxhall, « The Law and the Lady: Women and Legal Proceedings in Classical Athens », in L. Foxhall, A.D. Lewis (éd.), Greek Law in its Political Setting, Oxford, 1996, p. 133-152.

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boulé, une veuve placée par voie testamentaire sous la tutelle de plusieurs kurioi, parvient à s’imposer dans la pratique et dans le droit. La tutelle (kureia), loin de rendre les femmes athéniennes passives, constituait certes un obstacle à surmonter – Cléoboulé doit patienter jusqu’à la majorité de son fils pour que son point de vue l’emporte enfin au tribunal – mais elle ne signifiait pas que les divers acteurs sociaux tenaient les Athéniennes pour insignifiantes. L’appréciation de la tutelle pesant sur les Athéniennes, de même que l’appréciation de l’effectivité de la loi, est devenue un enjeu central dans les recherches actuelles27. Le regard aujourd’hui porté sur les pratiques poétiques et culturelles de la Grèce archaïque est rafraîchi dans une perspective féministe : l’épopée, longtemps tenue pour le genre littéraire masculin par excellence, est interrogée du point de vue des femmes. Lillian Doherty, sensible aux études menées par les ethnologues qui travaillent sur l’Inde moderne, envisage, avec d’autres28, la possibilité d’un auditoire féminin qui aurait influencé le contenu des œuvres récitées dans les cours et les palais des aristocraties grecques. Des commanditaires féminines expliqueraient certaines thématiques de la poésie épique archaïque, en particulier la glorification d’héroïnes en série29. Les enquêtes menées à partir d’exemples de femmes en position particulières (reines, dynastes, évergètes, Athéniennes, héroïnes épiques, etc.) ont amené les chercheurs à repenser les faits sociaux 27 Des kurioi différents peuvent être choisis en fonction des affaires à traiter (C. Vial, « Statut et subordination », in O. Cavalier [éd.], Silence et fureur. La femme et le mariage en Grèce. Les antiquités grecques du Musée Calvet, Avignon, 1996, p. 339-358, en part. p. 355) et la tutelle ne s’exercer que sur des aspects très restreints de la vie sociale (S. Hodkinson, Property and Wealth in Classical Sparta, London – Swansea, Duckworth, 2000, p. 102-103 et S. Hodkinson, « Female Property Ownership and Empowerment in Classical and Hellenistic Sparta », in T.J. Figueira [éd.], Spartan Society, Swansea, 2004, p. 103-136). 28 Là encore il ne s’agit pas d’être exhaustif, du moins notons le collectif : E. Greene (éd.), Reading Sappho: Contemporary Approaches, Berkeley, University of California Press, 1996 ainsi que les travaux de John Winkler : J.J. Winkler, Désirs et contraintes en Grèce ancienne, Paris, EPEL, 20052 (1990), en part. p. 247-352. 29 L. Doherty, Siren Songs: Gender, Audiences, and Narrators in the Odyssey, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1995 ; L. Doherty, « Putting the Women Back into the Hesiodic Catalogue of Women  », in V.  Zajko, M. Leonard (éd.), Laughing with Medusa. Cassical Myth and Feminist Thought, Oxford, 2006, p. 297-325 et « La “Maternité” de l’Odyssée. Fortune d’un fantasme victorien », Clio HFS 32 (2010), p. 149-164. L. Doherty s’appuie en particulier sur l’article de V. Narayana Rao, « A Ramayana of their Own: Women’s Oral Tradition in Telugu », in P. Richman (éd.), Many Ramayanas, Berkeley, 1991, p. 114-136.

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dans lesquels ces femmes intervenaient : le pouvoir dynastique, le pouvoir civique et économique dans le cadre familial, la tutelle et la domination masculine dans la sphère juridique, la production poétique, etc. Ces faits apparaissent alors dans toute leur complexité : le pouvoir royal prend des formes diversifiées, les domaines relevant de la tutelle semblent se restreindre ou dépendre de certains types de pratiques de négociation des conflits, etc. On peut également faire le chemin dans l’autre sens : partir d’un fait social, comme la citoyenneté classique30, et le relire d’un point de vue mixte, en intégrant les femmes. Après Claudine Leduc31, entre autres, c’est la voie suivie aujourd’hui par Josine Blok32. Selon elle, le critère de la participation aux magistratures que nous tenons, depuis Aristote, pour la définition de la citoyenneté, est une proposition a minima faite par le philosophe dans le but de construire une argumentation logique sur la cité juste. Cette définition n’aurait donc que peu à voir avec ce que les Athéniens percevaient de la citoyenneté. En reprenant les discours tenus dans les procès ainsi que les décrets publics, Josine Blok démontre que la citoyenneté est une réalité familiale, impliquant des citoyens et des citoyennes dans une relation collective établie avec les dieux. Les études sur les femmes aboutissent ainsi à la remise en cause de ce qui a long30 La question de la citoyenneté a depuis longtemps été perçue comme un enjeu pour l’histoire des femmes : C. Mossé, « L’Antiquité. Lecture critique du tome I de l’Histoire des femmes », in G. Duby, M. Perrot (éd.), Femmes et Histoire, Colloque de la Sorbonne (13-14 novembre 1992), Paris, Plon, 1993, p. 1924, en part. p. 23-24. Voir également, C. Patterson, « Hai Attikai: The Other Athenians », in M. Skinner (éd.), Rescuing Creusa: New Methodological Approach to Women in Antiquity, Helios n.s. 13/2 (1987), p. 49-67, en part. p. 54-55. 31 C. Leduc, « Comment la donner en mariage ? », in G. Duby, M. Perrot (éd.), Histoire des femmes en Occident, Paris, 1991, vol. I : L’Antiquité, p. 259-316. À cet important article, il faut ajouter les publications ultérieures de Claudine Leduc dont l’apport est résumé par P. Schmitt Pantel, « L’Histoire des femmes », in Schmitt Pantel, Histoire des femmes, p. 603-614, en part. p. 612. 32 J. Blok, « Recht und Ritus der Polis. Zu Bürgerstatus und Geschlechterverhältnissen im klassischen Athen », Historische Zeitschrift 278/1 (2004), p. 1-26 ; « Becoming Citizens. Some Notes on the Semantics of “Citizen” in Archaic Greece and Classical Athens », Klio 87 (2005), p. 7-40 et « Perikles’ Citizenship Law: A New Perspective » Historia 58 (2009), p. 141-170.Voir également les deux conférences qu’elle a données les 11 et 25 janvier 2011 à Paris (INHA) sous le titre : Définitions de la citoyenneté : proposition de révision et Pratiques de la citoyenneté : descendance, timai et archai. Ces conférences annoncent la sortie prochaine de son ouvrage Citizenship, Cult and Community, Cambridge, Cambridge University Press. Voir également, sur l’ethnique Athenaia, A. Jacquemin, « Un autre conte de deux cités ou... Athéniennes et fières de l’être », Ktèma 30 (2005), p. 337-347.

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temps été tenu pour une caractéristique fondamentale des structures sociales et politiques de la Grèce des cités : l’exclusion des femmes du politique. Il est très peu probable que l’on en revienne un jour à l’époque d’avant Annette Weiner, à l’époque d’avant Arlette Farge, à l’époque d’avant Sarah Pomeroy, celle d’une histoire masculine ignorant son point de vue. Les acquis scientifiques de la révolution féministe des années 1960-1970 sont patents : à la fois l’organisation sociale et l’imaginaire (ou les représentations) articulent des rapports de sexe et des constructions culturelles du féminin et du masculin, qui, de ce fait, n’échappent pas à l’histoire.

2. La question du genre et la différence des sexes comme « butoir » de la pensée Le tournant que fut l’introduction du gender, traduit par « genre » dans les années 1980-1990 en France, a donné un fort élan aux recherches sur les femmes mais également sur les hommes en tant qu’hommes, et ceci dans l’ensemble des sciences sociales. De ce point de vue, l’anthropologie de l’Antiquité n’a pas été la dernière à suivre la voie ouverte aux Etats-Unis : à la fois le collectif italien Le donne in Grecia et le premier volume de l’Histoire des femmes en occident témoignent de l’intérêt porté par les spécialistes de l’Antiquité (et, précisons-le, par un éditeur italien audacieux) aux outils heuristiques importés des autres sciences sociales33. À la fin des années 1990 cependant, l’outil semble, pour certains, avoir déjà épuisé ses promesses : aux yeux d’un certain nombre de féministes, le genre n’a pas permis d’échapper à la problématique de la différence, laquelle ne semble pas pouvoir être pensée autrement qu’à l’intérieur d’un rapport de domination des hommes sur les femmes. Les thèses de Nicole Loraux d’une part et de Françoise Héritier d’autre part jouent alors un rôle crucial dans l’orientation de la recherche.

33 G. Arrigoni, « Le donne dei “margini” e le donne “speciali” », in G. Arrigoni (éd.), Le donne in Grecia, Roma – Bari, 20082 (1985), p. xvi-xvii, qui n’emploie pas le terme de « genre » et Schmitt Pantel, « L’Histoire des femmes », p. 493-502, en part. p. 494-498.

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2.1. Les ambitions du genre Le genre, dans sa version française, signifie le sexe social c’est-à-dire l’ensemble des assignations et des représentations associées au sexe, féminin ou masculin34. La perspective de genre est directement issue des travaux de Simone de Beauvoir dénaturalisant « l’éternel féminin » et de ceux de Margaret Mead s’interrogeant sur la variabilité de la définition de la femme35. Les études de genre visent alors à repérer les caractéristiques du féminin et celles du masculin, dans telle ou telle société, telle ou telle culture. L’anthropologie dans sa dimension historique est particulièrement sensible aux évolutions de ces représentations dans le temps, lesquelles sont étudiées dans des corpus précis, dans les traités techniques médicaux, dans la production théâtrale attique, dans l’épigraphie funéraire, etc.36 Le genre est alors une manière, pour les chercheurs et les chercheuses, de penser la construction des identités hommes/femmes de façon relationnelle et surtout non séparée37. La notion ne se conçoit pas sans une réflexion sur le rapport de domination des hommes sur les femmes. La problématique générale est donc celle de la domination masculine, une domination tenue pour quasiment structurelle même si elle varie dans les formes38. Le terme, venu des sociologues, est peu employé par les historiennes qui préfèrent 34 Sur cette définition et ses avantages, de même que sur les différentes expressions utilisées, voir la présentation qu’en fait Schmitt Pantel, « L’Histoire des femmes », p. 493-502, en part. p. 496-498. 35 S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 20005 (1949), vol. I, p. 13 ; M. Mead, L’Un et l’autre sexe, Paris, Gonthier, 19883 (1948), en part. p. 420 : « Les enfants apprennent au moyen de leur corps et à la manière dont il est traité par les autres, qu’ils sont du sexe masculin ou féminin. » Margaret Mead avait déjà écrit son célèbre livre From the South Seas, Studies of Adolescence and Sex in Primitive Societies, New York,W. Morrow, 1939, qui a été traduit par Georges Chevassus sous le titre Mœurs et sexualité en Océanie, Paris, Plon, 1963. 36 La bibliographie est très importante : on peut se référer à P. Schmitt Pantel, L. Bruit, « L’Historiographie du genre : état des lieux », in Sebillotte Cuchet, Ernoult, Problèmes du genre, p. 27-48, comme aux diverses contributions contenues dans ce volume qui présentent chacune un état des lieux limité au domaine analysé. 37 Schmitt Pantel, « L’Histoire des femmes », p. 493-502, en part. p. 502. Pour les anthropologues, voir le colloque After the Second Sex: New Directions, qui s’est tenu en avril 1984 à l’université de Pennsylvanie à l’initiative de Peggy R. Sanday : P.R. Sanday (éd.), Beyond the Second Sex: New Directions in the Anthropology of Gender, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1990. 38 Cette invariance de la domination de sexe est rappelée par P.R. Sanday, « Beyond the Second Sex », in Sanday, Beyond the Second Sex, p. 1-19, en part. p. 1-4.

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parler de hiérarchie, de rapports de domination de sexe, ou garder tout simplement le mot genre – un terme suffisamment vague pour contenir tous les aspects. L’expression d’asymétrie des sexes renvoie, dans l’historiographie, à la pensée du xixe siècle qui élabore l’idée des deux sphères, privée et publique, dotées de valeurs inégales39. Cette approche de genre, constructiviste, est directement liée au type de sources utilisées par les Antiquistes. Comme l’ont rappelé toutes les recherches des années 1980-1990, les historiens et historiennes de l’Antiquité travaillent majoritairement sur des sources écrites. Ces sources n’ont pas fondamentalement changé de nature aujourd’hui, même si la part prise par les données de nature archéologique n’a cessé d’augmenter. Elles restent, comme avant, majoritairement produites par des hommes mais, ainsi qu’on l’a montré plus haut, cela n’entache en aucune façon la recherche en histoire des femmes : les documents, quel que soit leur auteur, continuent à délivrer, selon le contexte de leur production et celui de leur réception, des informations utiles sur les partages de pouvoir, de prestige, de richesse, et concernent à la fois des hommes et des femmes. Néanmoins, l’absence caractéristique de sources directement produites par les femmes a largement participé à l’orientation de l’historiographie vers une histoire des représentations, implicitement présentées comme masculines40. Si toute tentative d’écriture de l’histoire des femmes se heurte au filtre masculin, la tentation est grande de s’orienter vers l’écriture d’une histoire des seules représentations masculines du féminin. La tentation de penser le féminin comme la caractéristique des femmes et le masculin comme la caractéristique des hommes, ne l’est pas moins. Certes, depuis Louis Gernet, la différence des sexes est entrée dans l’histoire et les femmes ne sont plus considérées comme asociales mais, quoi que situées à l’intérieur de la société, elles continuent souvent, dans l’historiographie des années 1990, de représenter l’altérité. La différence des sexes, qui ne sépare plus

39 Blok, « Sexual Asymmetry » ; C. Sourvinou-Inwood, « Male and Female, Public and Private, Ancient and Modern », in E.D. Reeder (éd.), Pandora.Women in Classical Greece, Baltimore, 1996, p. 111-120, montrent à quel point ces distinctions sont inadéquates pour l’Antiquité. 40 P. Schmitt Pantel, « Un fil d’Ariane » in Schmitt Pantel, Histoire des femmes, p. 21-27, en part. p. 24-25 ; N. Loraux (éd.), La Grèce au féminin, Paris, Les Belles Lettres, 20032 (1993), p. xi ; Arrigoni, « Le donne », p. xviii.

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ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors, qui ne se confond plus avec l’opposition du public et du privé, constitue toujours la ligne de faille qui divise fondamentalement la société. Beaucoup le pensent sans l’expliciter41. Nicole Loraux, elle, l’a théorisé : la différence des sexes est le référentiel métaphorique de la division politique. 2.2. Nicole Loraux : la différence des sexes comme structure psychique et politique Occupant une place essentielle dans l’anthropologie de la différence des sexes, l’œuvre de Nicole Loraux est difficile à synthétiser en quelques lignes42. Essayons néanmoins de souligner les directions majeures dans le domaine qui nous intéresse. Comme la plupart des chercheurs de sa génération, Nicole Loraux est fortement influencée par la perspective structuraliste ouverte par l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss, même si, en plein accord avec l’anthropologie historique développée par Jean-Pierre Vernant, elle y associe une forte dimension d’historicité43. Or, il me semble que ce qui rapproche particulièrement Nicole Loraux de l’anthropologie sociale de Lévi-Strauss est le rapport qu’elle entretient, comme lui, avec la psychanalyse. La loi de l’échange organisé des femmes, clef d’interprétation ultime des sociétés selon Lévi-Strauss, s’accorde en effet, toujours selon Lévi-Strauss, avec une autre loi générale, l’interdit de l’inceste, c’est-à-dire la détermination du conjoint par son statut 41 Nombre de travaux, portant sur les femmes, font comme si celles-ci constituaient encore un chapitre à part de l’histoire générale. 42 Sur le rayonnement des travaux de N. Loraux : Les Voies traversières de Nicole Loraux, EspacesTemps Les Cahiers Clio HFS 87-88 (2005) et le colloque « Les Femmes, le féminin et le politique après Nicole Loraux » organisé par le RING, le Centre Louis-Gernet, l’équipe Phéacie (Paris I et Paris VII) et l’Université Paris VIII, en novembre 2007 à Paris (INHA), publié sur le site du Center for Hellenic Studies, Washington, sous la responsabilité de C. Darbo-Peschanski, N. Ernoult, S. Georgoudi,V. Sebillotte-Cuchet, E.Varikas : http://chs.harvard.edu/, classics@ issue 7. 43 N. Loraux, Les Enfants d’Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, Maspéro, 1981, s’ouvre par une référence à Lévi-Strauss, p. 8. Sur la revendication d’une histoire prenant en compte le changement et les ruptures : N. Loraux, « Repolitiser la cité » (1986) in N. Loraux, La Cité divisée, l’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, 1997, p. 41-58.

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de descendance et par l’obligation de distinguer le « Même » de « l’Autre44 ». Dans cette démarche, les anthropologues orientent la recherche vers la découverte d’un sens caché, organisateur de l’ensemble de la société et logé dans une forme très structurée d’inconscient social, ou, pour le dire d’une façon très générale, d’imaginaire. Dans le fonctionnement des sociétés, éclairé par la loi de l’échange des femmes, celles-ci sont considérées à la fois comme des objets d’échange – les objets (passifs) par excellence de l’échange – et comme les éléments signifiant l’altérité : étant membre du groupe des Autres, ceux avec qui l’échange est permis, les femmes représentent l’Altérité45. Les notions d’imaginaire ou d’inconscient ainsi que d’altérité – même travaillée par l’idée du mélange – sont absolument fondamentales dans la recherche de Nicole Loraux. Nicole Loraux choisit de travailler la question de la différence des sexes à partir de documents spécifiques, les mythes dans leurs formes écrites ou iconographiques46. Les mythes sont saisis par Nicole Loraux comme des discours construits, réélaborés à partir de matériaux narratifs plus anciens, par une cité qui les « travaille » pour leur faire exprimer son propre « imaginaire », voire ses « fantasmes »47. Dans le premier chapitre des Enfants d’Athéna, Nicole Loraux analyse les mythes athéniens de l’autochtonie comme les variantes d’une même structure désignée par le nom de « mythe civique », de « représentation de la cité » ou « d’imaginaire civique »48. Cette structure révèle un argument majeur, selon Nicole Loraux : l’exclusion des femmes de la cité, voire leur négation. La thèse repose en grande partie sur la lecture que Nicole Loraux fait du mythe rapporté par Varron, lui-même cité par Saint Augustin, indiquant qu’à l’origine d’Athènes les femmes ont été délibérément interdites de transmettre leur nom à leurs enfants, de porter le C. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF, 1947. Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires, p. 135. Sur la dimension inconsciente de la praxis sociale, voir aussi C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Gallimard, 20083 (1962) (Bibliothèque de la Pléiade), p. 555-872, en part. p. 829-830. 46 Voir à ce propos le compte rendu du livre de N. Loraux par Maria Daraki dans les Annales ESC 37/5-6 (1982), p. 795-799. 47 N. Loraux, « L’Imaginaire des autochtones » (1979), in Loraux, Les Enfants d’Athéna, p. 7-25, en part. p. 15. Sur le « travail du mythe » dans la cité, notion qui éloigne le mythe d’une conception trop fonctionnaliste, voir N. Loraux, « L’Autochtonie : une topique athénienne » (1979), in Loraux, Les Enfants d’Athéna, p. 69-70. 48 Loraux, Les Enfants d’Athéna, p. 40, 45, 51. 44 45

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nom d’Athéniennes et de voter. Ces sanctions interviennent à la suite de leur vote unanime en faveur d’Athéna et au détriment de Poséidon, lors de la querelle divine pour l’Attique49. La thèse repose également sur l’analyse du syntagme, répété dans certaines oraisons funèbres athéniennes (le corpus des oraisons funèbres est le corpus de prédilection de Nicole Loraux50), selon lequel la cité est à la fois « mère et patrie51 », mais surtout, chez Démosthène, « père et patrie ». Dans la mesure où la mère désigne la terre civique, la première expression signifie, selon Nicole Loraux, l’éviction de l’élément féminin, c’est-à-dire des mères humaines. La seconde expression est plus explicite : la mère est cette fois évincée du couple parental, lequel est présenté, toujours dans les oraisons funèbres, comme un modèle pour penser la cité. En accentuant l’aspect patriarcal de l’idéologie athénienne, il s’agit certes alors d’éloigner le spectre de la Terre-Mère, principe longtemps tenu pour originaire dans la constitution des sociétés anciennes notamment sous la figure du matriarcat52. À ce principe, Nicole Loraux substitue une opération politique liée à un contexte discursif précis (les oraisons funèbres) : il s’agit de la féminisation du territoire politique auquel est attribuée une fonction maternelle (génération et trophê). Mais les conclusions de Nicole Loraux vont plus loin : Ainsi, toutes les instances imaginaires de la cité s’accordent à réduire tendanciellement la place faite à la femme dans la polis : la langue lui refuse un nom, les institutions la cantonnent dans la maternité, les représentations officielles lui retireraient volontiers jusqu’au titre de mère53.

La femme est l’exclue du politique. 49 Les femmes ont gagné et sont « vaincues dans leur victoire » : Varron, cité par Saint Augustin, De civitate dei, XVIII, 9 ; Loraux, Les Enfants d’Athéna, p. 121. 50 N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris, Mouton, 1981. 51 Loraux, Les Enfants d’Athéna, citant Lycurgue et Démosthène : p. 66 et p. 119-153, citant Platon, Lysias et Démosthène : p. 130-131. 52 Loraux, Les Enfants d’Athéna, p. 60-61 ; N. Loraux, « Et l’on déboutera les mères », in N. Loraux, Les Expériences de Tiresias : le féminin et l’homme grec, Paris, 1989, p. 219-232, en part. p. 225 ; N. Loraux, Né de la terre, mythe et politique à Athènes, Paris, Éd. du Seuil, 1996, p. 128-168. 53 Loraux, Les Enfants d’Athéna, p. 131. Cette conclusion a été fortement critiquée dès 1987 : Patterson, « Hai Attikai », p. 52-62.

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Prolongeant l’analyse dans diverses études postérieures, Nicole Loraux considère la césure féminin-masculin comme la clef permettant de saisir le fonctionnement global de la polis. Le féminin, entendu comme altérité, est le signe du conflit (stasis) qui menace et de la division du corps idéalement uni de la cité. Puisque le politique se construit comme étant ce qui permet la résolution du conflit – la réparation de la division – le féminin incarne son « envers54 ». La question de la différence des sexes ne peut être reléguée dans la sphère du privé ou de la famille : elle est incluse dans le politique comme l’envers est inclus dans l’endroit d’une étoffe. Les travaux de Nicole Loraux soulignent le fait que les divisions réelles qui traversent la cité et menacent sa cohésion peuvent toutes être formulées par cette autre opposition qu’est la différence des sexes55. Si on peut dire que sa lecture de la différence des sexes comme structurante pour penser le politique manifeste un héritage remontant à Claude Lévi-Strauss56, la manière dont Nicole Loraux aborde la question des identités individuelles relève d’une autre approche, davantage redevable à sa lecture de Freud qui avait mis en avant les composantes mixtes des identités psychiques, d’où l’importance, chez elle, de la notion de « mélange57 ». Néanmoins, pour Nicole Loraux, le rapport au sexe est l’invariant de l’histoire. Dans la mesure où sa recherche porte, dit-elle, sur « l’homme grec dans son rapport à l’autre », il lui est nécessaire de discuter ce qui apparaît « de façon récurrente », assure-t-elle, cette envie des hommes Grecs à laquelle il faut bien donner sa juste désignation d’“envie de grossesse” : le désir de s’alourdir de sensations pénétrantes que leur intensité toute féminine

Loraux, Tirésias, p. 7-26, en part. p. 22. Loraux, La Cité divisée, p. 24 : « [...] à l’étude de la cité une a succédé la réflexion sur la division des sexes, et (que) la division des sexes a subrepticement introduit la cité comme cité divisée. » 56 Cette lecture fait autorité : à la même époque, P. Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », in Id., Le Chasseur noir, Paris, 19913 (1981), p. 267-288, en part. p. 269. 57 N. Loraux associe la pensée grecque du mélange à ce qu’elle lit chez Freud : Loraux, Tirésias, p. 7-26, en part. p. 13. Elle s’explique sur son lien à la psychanalyse : Loraux, Tirésias, p. 23-26. 54

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devrait précisément interdire au citoyen paradigmatiquement viril58.

La différence des sexes est ainsi pensée comme le socle d’un fantasme précis, caractéristique d’un sexe et visant l’autre sexe. Ce postulat a été largement développé par Françoise Héritier dont les thèses ont également marqué l’anthropologie de la différence des sexes. Leur portée est bien plus importante car non limitée à un contexte historique spécifique. 2.3. Françoise Héritier et la valence différentielle des sexes Françoise Héritier, héritière de Claude Lévi-Strauss et ethnologue reconnue pour ses travaux de terrain en Haute-Volta, des travaux portant sur les mécanismes de l’alliance dans les systèmes de parenté, a prolongé les hypothèses de Nicole Loraux d’un point de vue anthropologique « à vocation universaliste », en introduisant l’expression devenue célèbre de « valence différentielle des sexes59 ». Françoise Héritier explique en effet le phénomène de la domination masculine par le déséquilibre qu’elle observe – et interprète – dans le processus de la reproduction sexuée : les femmes ont un rôle extrêmement important dans ce processus, dit-elle, et les hommes voudraient les en dessaisir. Françoise Héritier a formulé plus précisément la hantise des hommes : c’est la capacité exorbitante des femmes à produire des enfants des deux sexes qui leur est intolérable60. Le postulat central est l’idée que les hommes ont peur de la « puissance féminine » manifestée dans sa puissance maternelle61. À partir de l’observation que la grossesse est un privilège de femmes, l’anthropologue soutient que les hommes ont toujours pensé que les femmes fabriquaient seules les enfants, garçons et filles (et on retrouve le « Même » et Loraux, Tirésias, p. 24, reprenant une expression de Marie-Christine Pouchelle. F. Héritier, Masculin-Féminin : la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996 et Masculin-Féminin, Paris, Odile Jacob, 2002, vol. II : Dissoudre la hiérarchie. Cette thèse a été réaffirmée dans un petit livre destiné aux enfants : F. Héritier, La Différence des sexes, Paris, Bayard Editions, 2010, en part. p. 59-68. Sur la valeur universaliste de cette anthropologie, voir la discussion des hypothèses de F. Héritier par l’historienne Anne-Marie Sohn : A.-M. Sohn, « Françoise Héritier entre invariants et nostalgie du passé », Mouvements 12 (2000), p. 101-110. 60 Héritier, Masculin-Féminin, vol. II, p. 21. 61 Héritier, Masculin-Féminin, vol. II, p. 23. 58

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« l’Autre »), et qu’ils en auraient conçu un fort ressentiment à leur égard, au point d’élaborer des stratégies pour les en dessaisir. C’est dans cette perspective qu’interviendraient les mythes autour de la maternité de la terre62. Les débats qui ont suivi la publication de ces conclusions63 permettent de mieux cerner l’impasse dans laquelle tous ceux qui ont travaillé avec le genre ont été conduits. Elle n’est pas sans rapport avec ce qui a amené certains – dont Joan W. Scott ellemême – à considérer le genre comme une notion à la fois dépassée et contre-productive64. L’ambiguïté rarement levée entre féminin et femmes, masculin et hommes, et la banalisation de la polarité masculin-féminin a incontestablement renforcé l’argument de la puissance symbolique de la différence des sexes65. Comme le formule Anne-Marie Sohn, la thèse de l’inégalité des sexes repose, chez Françoise Héritier, sur une « évidence » : celle de la différence observable des sexes. La différence physique (autrement dit biologique) des sexes est le socle concret qui justifie la différenciation symbolique du masculin et du féminin66. La thèse de l’insupportable 62 Héritier, Masculin-Féminin, vol. II, p. 20 : « L’importance et la quasi-universalité de ces représentations qui dessaisissent les femmes de leur capacité brute de fécondité montraient assez que le moteur de la hiérarchie était là : dans l’appropriation de la fécondité et sa répartition entre les hommes. » 63 Notamment dans la revue Travail, Genre, Société 10 (2003), p. 173-217.Voir aussi V.  Sebillotte Cuchet « La Terre-mère : une lecture par le genre et la rhétorique patriotique », Kernos 18 (2005), p. 203-218. 64 J.W. Scott, Gender and the Politics of History, New York, Colombia University Press, 19992 (1988) avec une nouvelle préface et un nouveau chapitre : Some More Reflections on Gender and Politics, p. 199-222. Cette préface, ainsi que divers articles publiés depuis, ont été récemment traduits par Claude Servan-Schreiber et publiés dans J.W. Scott, Théorie critique de l’histoire. Identités, expériences, politiques, Paris, Fayard, 2009.Voir également J.W. Scott, « Fantasmes du millénaire : le futur du “genre” au XXIe siècle » (2001), Clio HFS 32 (2010), p. 89-117. En 2007, une table-ronde réunissant à Paris Judith Butler, Éric Fassin et Joan W. Scott, donne à cette dernière l’occasion de revenir sur ce débat et d’exprimer son souhait d’un usage toujours critique du mot : « Pour ne pas en finir avec le “genre”... », Sociétés et Représentations 24 (2007), p. 285-306. 65 Voir par exemple l’usage dit « américain » du gender comme construction culturelle du sexe : M. Skinner, « Woman and Language in Archaic Greece, or, Why is Sappho a Woman ? », in N.S. Rabinowitz, A. Richlin (éd.), Feminist Theory and the Classics, New York, 1993, p. 125-144, en part. p. 131-133 où elle distingue oralité et écriture sur le critère du genre et E. Stehle, Performance and Gender in Ancient Greece, Princeton, Princeton University Press, 1997, qui distingue performance orale (féminine) et mise par écrit (masculine), p. 168-169 et 322-324. 66 Sohn, « Françoise Héritier », p. 106.

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domination biologique des femmes conduit en effet à sélectionner un aspect du corps parmi d’autres (la matrice ou l’utérus) et une fonction biologique parmi d’autres (la fonction de reproduction) et à généraliser cet aspect et cette fonction à l’ensemble de la perception qu’une société se fait des femmes. On a beau être passé du sexe au genre, reste cette confrontation entre les femmes d’un côté et les hommes de l’autre, deux groupes pensés comme homogènes et opposés. Avec ce présupposé en tête, l’histoire des rapports hommes / femmes et des rapports masculin-féminin, se trouve dans une impasse, condamnée à relever les subtiles variations d’un invariant : la différence des sexes est plus stable que jamais, si structurante qu’elle rend invisible d’autres formes de domination sociale (statut, âge, richesse, etc.). Il est vrai qu’en insistant régulièrement sur le caractère construit des représentations de genre (ici au sens du féminin et du masculin), Nicole Loraux s’efforce toujours d’éviter le piège qui consisterait à rabattre le genre sur le sexe. Ceci explique d’ailleurs probablement son obstination à refuser le qualificatif de féministe. Les Grecs, ditelle, ont fait du super héros – ici Héraclès – un être également très féminin. Ils ont pensé de la même manière, ajoute-t-elle, le travail en couches des femmes et la mort à la guerre du citoyen. Autrement dit, les Grecs ont pensé le féminin et le masculin comme des caractéristiques non déterminées par le corps, même si elles lui sont étroitement dépendantes67. Cette approche, qui se trouvait à l’origine du programme porté par l’outil du genre, comme on l’a dit plus haut, était partagée à la même époque par des collègues états-uniennes, comme Froma Zeitlin, qui travaillait sur la comédie ou Helen Foley sur la tragédie68. La plupart empruntait la même direction. John Winkler, par exemple, dans un article important de 1990, montrait que les hommes étaient aussi soumis que les femmes aux contraintes de genre. Les valeurs opposées de l’hoplite et du kinaidos activent la polarité masculin-féminin pour évaluer, dit John Winkler, des comportements masculins69. C’est en travaillant Loraux, Tirésias, p. 29-53 et 142-170. H.P. Foley, « The Concept of Women in Athenian Drama » et F.I. Zeitlin, « Travesties of Gender and Genre in Aristophanes’ Thesmophoriazousae », in H.P. Foley (éd.), Reflections of Women in Antiquity, New York – London, 1981, p. 127-168 et 169-218. 69 J.J. Winkler, « Faire la loi : la supervision du comportement sexuel dans 67

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sur la non concordance entre masculin et hommes ou féminin et femmes, en interrogeant les rapports entre discours normatifs et pratiques sociales, et en comparant les places faites aux hommes et aux femmes au sein de même espaces discursifs que l’on est arrivé au renouveau actuel70. Pour cela il fallait abandonner la question du « pourquoi la domination masculine ? » pour lui préférer celle du « comment s’exercent les dominations ? »

3. L’historicisation de la différence des sexes : la pertinence actuelle de l’outil genre Histoire des femmes, anthropologie des sexes, histoire du genre, ces différentes formulations signalent la polyphonie d’un courant de recherche dans lequel les approches se tuilent les unes les autres, une voix de dessous pouvant un jour prendre le dessus. L’ambition théorique, affichée dès les années 1980, qui préconisait d’étudier les différentes manières de penser le partage entre le féminin et le masculin, a souvent joué en sourdine, de la même façon que l’histoire de la sexualité qui a d’abord évolué à part. Or c’est en prêtant l’oreille à ces registres que se renouvelle aujourd’hui une histoire du genre orientant son enquête vers les modalités – plus que sur les raisons – de la domination masculine, sans survaloriser la question du sexe. 3.1. Le bénéfice des études portant sur la sexualité antique Inspirées des travaux pionniers de Paul Veyne et de Michel Foucault, les recherches récentes sur la sexualité antique ont montré, depuis les mêmes années 1980-1990, que les sociétés anciennes constituaient un monde d’« avant la sexualité ». En France, les travaux actuels de Sandra Boehringer donnent un accès commode et récent à cette l’Athènes classique », in Winkler, Désirs et contraintes, p. 95-142, en part. p. 105 : « La différence entre l’hoplite et le kinaidos est une opposition entre le mâle masculin et le mâle féminin, et elle repose par conséquent sur une polarité plus fondamentale, celle qui distingue les hommes des femmes » (trad. de S. Boehringer et N. Picard). 70 Voir aussi la critique apportée par R. Osborne à une lecture trop polarisée des hommes et des femmes dans les actes du culte : R. Osborne, « Women and Sacrifice in Classical Greece », in R. Buxton (éd.), Oxford Readings in Greek Religion, Oxford, 2000, p. 294-313.

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historiographie et à la déconstruction des catégories contemporaines de la sexualité à laquelle elle a donné lieu71. On peut ajouter que le dialogue avec les autres sciences sociales a été, dans ce domaine, particulièrement nourri, en particulier avec les sociologues. Par ailleurs, le rôle moteur joué par les intellectuels militants, gays et lesbiennes en particulier, mérite d’être souligné72. Le titre choisi par Froma Zeitlin, John Winkler et David Halperin, Before Sexuality, pour un ouvrage collectif paru en 1990, est éloquent, puisque, ainsi que l’exprime Sandra Boehringer, « dans l’Antiquité gréco-romaine, il n’existe aucun équivalent de cette notion moderne de sexualité73. » L’activité du sexe, associée à Éros – puissance du désir – et à Aphrodite, n’est pas perçue indépendamment des autres pratiques du corps, ce qui ne permet, comme le soulignent Florence Dupont et Thierry Eloi, ni de parler d’homosexualité, ni d’hétérosexualité, ni même de bisexualité74. Selon Sandra Boehringer, l’acte sexuel, n’est pas perçu comme un acte concernant conjointement deux partenaires. Les termes latins et grecs exprimant la relation sexuelle, quelle qu’elle soit, déterminent quasiment toujours le rôle assumé dans la relation par l’un et par l’autre, et ces rôles sont très souvent perçus comme différents. Cependant, la désignation de ces rôles par les ter-

71 S. Boehringer, L’Homosexualité féminine en Grèce et à Rome, Paris, Les Belles Lettres, 2006, en part. p. 28-31 ; de la même « Sexe, genre, sexualité : mode d’emploi (dans l’Antiquité) », Kentron, revue du monde antique et de psychologie historique 21 (2006), p. 83-110 et « All’Hagêsichora me teirei (Alcman, fr. 3) : ce que les travaux sur la sexualité apportent aux recherches sur le genre », in Sebillotte Cuchet, Ernoult, Problèmes du genre, p. 125-145, en part. p. 125-135. Voir également, et en dernier lieu, S. Boehringer, V. Sebillotte Cuchet (éd.), Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine, Paris, Armand Colin, 2011. 72 D. Eribon, « Le Genre dans les études gays et lesbiennes », in C. Bard, C. Baudelot, J. Mossuz-Lavau, Quand les femmes s’en mêlent. Genre et pouvoir, Paris, 2004, p. 247-260, en part. p. 248 : les études gays et lesbiennes « bouleversent la pratique de l’histoire en faisant apparaître des réalités jusqu’ici ignorées ou négligées, mais aussi, et surtout, en obligeant les historiens à repenser les catégories avec lesquelles ils affrontent le passé et à conceptualiser différemment les réponses qu’ils peuvent apporter. » De ce point de vue, soulignons aussi le rôle joué par les éditions ÉPEL et, notamment, leur collection Les Grands classiques de l’érotologie moderne. 73 Boehringer, « All’Hagêsichora me teirei », p. 133 ; D. Halperin, J. Winkler, F. Zeitlin, Before Sexuality.The Construction of Erotic Experience in the Ancient Greek World, Princeton, Princeton University Press, 1990.Voir aussi, pour Rome, J.P. Hallett, M.B. Skinner, Roman Sexualities, Princeton, Princeton University Press, 1997. 74 F. Dupont,T. Éloi, L’Érotisme masculin dans la Rome antique, Paris, Belin, 2001.

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mes d’“actif ” et de “passif ” échoue à rendre compte de la totalité des représentations et de leur complexité75.

Divers travaux ont exploré cette question, associée à celle de la compréhension de l’éros antique, parmi eux, ceux de Claude Calame, Froma Zeitlin, Holt Parker ou James Davidson76. De ces études, on conclura, provisoirement (tant les débats sont toujours riches et parfois vifs77), que pour comprendre la sexualité antique, la notion d’identité sexuelle (au sens d’orientation sexuelle) n’est pas d’un grand secours : en effet, le sexe n’est pas le critère qui permet de classer et d’évaluer la sexualité des individus. La classification se fait sur le critère du convenable ou du non convenable, du kata nomon ou du para nomon. Par ailleurs, les chercheuses ont montré que c’était presque toujours la sexualité considérée du point de vue des hommes qui était en jeu, tout simplement parce que la sexualité entre femmes ne s’exprime pas dans le champ où on l’attend78. La reproduction – qui est pour nous la forme la plus commune sous laquelle nous pensons la sexualité – n’est pas, du fait de ses conséquences politiques en termes de transmission de patrimoine et de statut, prioritairement perçue par les Grecs comme relevant du domaine d’Éros. Cela ne signifie pas que différentes fonctions biologiques et sociales, telles que celles mises en jeu dans le mariage, ne puissent lui être associées. Néanmoins, puisque la différence des sexes ne structure pas les conduites en matière de gestion des plaisirs, il est tout à fait légitime de poser la question de sa pertinence dans d’autres domaines de la vie sociale. En ce sens, oui,

Boehringer, « All’Hagêsichora me teirei », p. 133. C. Calame, L’Éros dans la Grèce antique, Paris, Belin, 20092 (1996), p. 184194 ; F.I. Zeitlin, « Reflections on Erotic Desire in Archaic and Classical Greece », in J.I. Porter (éd.), Constructions of the Classical Body, Ann Arbor, 2005 (1999), p. 50-76 ; J.N. Davidson, « Dover, Foucault and Greek Homosexuality: Penetration and the Thruth of Sex », Past and Present 170 (2001), p. 3-51 ; H.N. Parker, « The Myth of the Heterosexual: Anthropology and Sexuality for Classicists », Arethusa 34/3 (2001), p. 313-362, en part. p. 341. 77 Voir à ce propos les échanges publiés en ligne par la Bryn Mawr Classical Review (http://bmcr.brynmawr.edu). 78 Voir P.  Du Bois, Sowing the Body. Psychoanalysis and Ancient Representations of Women, Chicago – London,The University of Chicago Press, 1988 ; Boehringer, L’Homosexualité feminine, p. 361-363 et l’hommage qu’elle rend (p. 23-24) à la production des chercheuses américaines. 75 76

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ainsi que le souligne Sandra Boehringer, les études sur la sexualité font avancer la recherche sur le genre. 3.2. Les apports de l’histoire des discours techniques et médicaux sur le sexe Les conclusions des travaux sur la sexualité convergent avec celles de Thomas Laqueur qui, le premier, me semble-t-il, a historicisé le sexe. C’est au xviiie siècle, explique Thomas Laqueur, que se développe un discours sur les deux sexes : le développement de la science anatomique isole le corps des actes qu’il accomplit ainsi que de son environnement social. Avant l’époque moderne, poursuit Thomas Laqueur, les femmes et les hommes se construisaient socialement, c’est-à-dire en tant que femmes ou hommes, par l’intermédiaire de rites accomplis en particulier lors de la puberté. Être femme et être homme n’apparaissaient pas comme une donnée de naissance mais comme une lente fabrication, un accomplissement social, ce que Laqueur désigne par le terme de genre. Pour aller en ce sens, on peut-on ajouter que le terme de sexe n’existe pas en grec comme catégorie générale désignant ce que nous nommons le « sexe » en français – c’est-à-dire la différence constitutive du mâle et de la femelle dans les animaux et dans les plantes – autrement dit l’organe – ou « collectivement les hommes ou les femmes79 ». Des termes existent en grec pour désigner les hommes comme individus mâles (arrên) et d’autres les femmes en tant que femelles (thêlu), mais, selon Sandra Boehringer, « ces termes sont spécifiques pour chacune des catégories et très rarement employés de manière symétrique80. » Le sexe n’est pas un critère abstrait de différenciation, il est un élément d’une réalité concrète et diverse. Pour parler des organes génitaux, les Grecs emploient les termes d’aidoia ou de phusis, lesquels n’ont pas non plus de valeur générale. C’est du latin sexus que vient notre mot sexe. Comme en grec, le mot n’est pas utilisé de manière abstraite

79 Telles sont les deux définitions données par le Littré et toujours valables ; la troisième, « le beau sexe, absolument le sexe, les femmes », l’est moins. 80 S. Boehringer, « Un autre genre d’amour ? De quelques mouvements du désir dans la poésie grecque et romaine », Champ psychosomatique 58 (2010), p. 83-105, en part. p. 84.

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et générale, il est généralement assorti d’un adjectif spécifiant s’il s’agit du sexus virile ou du sexus muliebre. Ce qui distingue les individus c’est donc leur genre, leur catégorie sociale qui mêle éléments biologiques et sociaux : être un homme (anêr, vir) au sens d’adulte citoyen pourvu de qualités morales spécifiques, être une femme (gunê, mulier) au sens d’adulte citoyenne pourvues de qualités morales spécifique, être un enfant (pais, puer), au sens d’individu en cours de maturation du point de vue du genre, etc. Des individus qui, à nos yeux, auraient un genre manifestement différent de leur sexe, ne posaient pas de problème si l’on en croit l’auteur du traité Du Régime : on peut être de sexe féminin et de tempérament audacieux, on sera qualifié de virile (andreiai), et on peut être de sexe masculin et qualifié d’androgyne (androgunoi) sans que ces deux adjectifs n’aient de connotation dépréciative. Le genre, masculin ou féminin, est ici conçu comme une caractéristique autonome et indépendante du sexe de l’individu qu’il caractérise. Le genre signifie simplement, pour la première, que la semence femelle qui a produit le sexe féminin provient du père seul, pour le second, que la semence mâle qui a produit le sexe masculin provient de la mère seule81. Des peuples entiers (constitués par définition d’hommes et de femmes) peuvent s’adonner à des occupations comme la musique ou le commerce qui les détournent de la guerre et leur valent la caractérisation de « féminin » : le genre institue ici une hiérarchie entre des peuples, il est indépendant du sexe des individus concernés82. La thèse de Laqueur a donné lieu à de nombreuses critiques portant sur le choix de la césure du xviiie siècle, sur la simplification des « modèles » dans la manière de penser le corps, sur la survalorisation d’un unique modèle pré-moderne, le modèle « unisexe » (qui est en fait surtout galénique), ainsi que sur la survalorisation des discours des anatomistes du xixe siècle pour caractériser la 81 Hippocrate, De diaeta, I, 28-29 = R. Joly, Hippocrate : Du Régime, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 20032 (1967). 82 Hérodote, Historiae, I, 155 = Ph.-E. Legrand, Hérodote : Histoires, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 19936 (1932). Dans un autre champ discursif, celui des physiognomonistes et sophistes du IIe siècle de notre ère, tels Polémon ou Favorinus, Maud Gleason analyse la construction des bonnes et mauvaises masculinités à travers l’usage de polarités exprimées en terme d’opposition masculin-féminin : M.W. Gleason, Making Men: Sophists and Self-Presentation in Ancient Rome, Princeton, Princeton University Press, 1995.

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période moderne. On lui a reproché de confondre la biologie avec la « nature » et de ne pas prendre en compte la dimension politique de la lecture biologique des corps faite par les médecins à partir du xixe siècle. Enfin on lui a également reproché de laisser croire que les discours scientifiques pouvaient à eux seuls causer des changements majeurs dans les représentations sociales83. En suscitant la controverse, cette thèse a contribué à ce que le sexe et la différence des sexes fassent l’objet d’enquêtes de plus en plus précises qui, aujourd’hui, soulignent la diversité des manières de penser le corps féminin et le corps masculin, y compris dans l’Antiquité. Si la plupart des traités médicaux et biologiques antiques insistent sur la dépendance du corps de la femme envers sa nature, constituée par des humeurs froides et humides et un organe instable, imparfaite par rapport au corps de l’homme, cette représentation n’affecte pas l’ensemble de la vie sociale. Elle est surtout liée aux enjeux poursuivis par de tels traités : expliquer la dépendance des femmes envers la fonction de reproduction84. Il y a donc, dans les représentations que les Anciens se font du corps des femmes et de celui des hommes, à la fois du genre et du sexe, du biologique et du social. Depuis, et même avec les nuances et les correctifs nécessaires apportés à la thèse de Thomas Laqueur, on ne peut plus penser le sexe comme un invariant biologique qui serait porteur de déterminations psychiques spécifiques : c’est toujours dans le cadre d’enjeux sociaux particuliers (dans un espace discursif particulier) que la différence des sexes est formulée. Dès lors, il n’y a plus aucune raison de privilégier l’idée que les philosophes ou les médecins antiques se sont fait du sexe (un espace discursif parmi d’autres) pour réfléchir aux relations entre les hommes et les femmes, aux identités de sexe et aux rapports de sexe. Chaque espace discursif, avec les pratiques qui lui sont propres, peut produire un type de représentation particulier, une logique de genre particulière.

83 Pour ces critiques voir E. Dorlin, « Autopsie du sexe », Présences de Simone de Beauvoir, Les Temps modernes  619 (2002), p. 115-143, ainsi que S. Steinberg, « Sexe et genre au xviiie siècle. Quelques remarques sur l’hypothèse d’une fabrique du sexe », in Théry, Bonnemère, Ce que le Genre fait aux personnes, p. 197-212. 84 H. King, Hippocrate’s Woman. Reading the Female Body in Ancient Greece, London – New York, Routledge, 1998 ; L. Dean-Jones, Women’s Bodies in Classical Greek Science, Oxford, Clarendon Press, 1996.

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3.3. Pour en finir avec les femmes Une nouvelle méthode, celle de la comparaison systématique des situations des hommes et des femmes dans des espaces discursifs particuliers a été proposée dans les années 2000 par Pauline Schmitt Pantel, dans le cadre d’un programme de recherche collectif sur le genre dans l’Antiquité85. Cette méthode a été mise en œuvre dans différents travaux86. Je ne prendrai ici que quelques exemples des résultats obtenus. En travaillant sur la représentation des hommes et des femmes sur les images de banquet, P. Schmitt Pantel a retrouvé, sans grande surprise, la distinction classique depuis les travaux sur la sexualité antique, des individus selon un double critère, de statut et d’âge : « La hiérarchie est certes présente au banquet, dit-elle, mais elle sépare à mon sens les hommes adultes qui mènent le jeu et les autres, hommes jeunes et femmes87. » En étudiant les gestes accomplis dans les sanctuaires, elle observe, par ailleurs, que des hommes et des femmes lavent les statues des dieux, les habillent et les décorent de la même façon. Elle conclut : « Quand nous disposons d’indices, aucune règle, aucun partage ne peut être repéré entre les hommes et les femmes88. » De même, s’intéressant au partage des espaces, elle remarque que ceux-là ont trop rapidement été découpés par les historiens et historiennes en « masculins » et « féminins ». Dans un article de synthèse intitulé « Des espaces partagés », Pauline Schmitt Pantel recense d’autres travaux récents qui concluent également à la nécessité d’articuler la question de la différence des sexes à d’autres caractéristiques sociales, comme le statut dans la 85 Ce programme était inscrit dans les axes de recherche de l’EA 3521 Phéacie, Pratiques culturelles des sociétés grecque et romaine, Université Paris I et Université Paris VII (2001-2009), désormais intégrée au sein de l’UMR 8210 ANHIMA (Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques), INHA, 2 rue Vivienne, Paris. 86 Pour l’essentiel, c’est la méthode adoptée par les participants à l’ouvrage collectif Sebillotte Cuchet, Ernoult, Problèmes du genre. 87 Schmitt Pantel, Aithra et Pandora, p. 145-157, en part. p. 157, renouvelant un article publié en 2003 : « Le Banquet et le “genre” sur les images grecques, propos sur les compagnes et les compagnons », Pallas 61 (2003) (Symposium, banquet et représentation en Grèce et à Rome, colloque international, Université de Toulouse Le Mirail, 7-9 mars 2002), p. 83-95. 88 Schmitt Pantel, Aithra et Pandora, p. 112-122, en part. p. 12, reprenant un article de 2008 : « La Manipulation rituelle des images grecques étudiée sous l’angle du genre », in S. Estienne, D. Jaillard, N. Lubtchansky (éd.), Image et religion dans l’Antiquité gréco-romaine, Napoli, 2008, p. 307-314.

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cité et/ou dans la parenté (en particulier lors des dépôts d’objets dans les tombes ou la circulation des personnes dans les pièces de la maison)89. Dans l’espace discursif du patriotisme, et intégrant les discours qui peuvent parodier la rhétorique patriotique, j’ai moi-même montré que les filles et les garçons sont considérés comme faisant partie du même groupe de personnes, celles qui sont intimement concernées par la défense de la cité. Elles s’opposent, à des degrés divers, à la fois aux étrangers et aux esclaves, mais aussi aux citoyens plus âgés, hommes et femmes, qui, responsables de leur propre oikos, ne peuvent pas développer une attitude de fidélité aussi exigeante et radicale à l’oikos commun (la polis) que les jeunes. La « virginité » (partheneia) des filles est la manière qu’ont les Athéniens d’exprimer leur fidélité à l’oikos, cette partheneia étant elle-même métaphore de la fidélité des fils à la patrie civique et de leur engagement consécutif dans la guerre de défense du territoire90. Dans l’espace discursif du polythéisme, Gabriella Pironti a montré qu’Aphrodite, divinité qui relève autant de la guerre que de l’érotisme, intervient dans des domaines qui ne sont ni « féminins » ni spécifiquement réservés aux femmes, c’est le moins que l’on puisse dire91. De fait, les divinités ne sont pas caractérisées, en premier lieu, par leur genre92. Ces récents travaux aboutissent à dessiner une cartographie du genre où la différence des sexes apparaît plus ou moins signifiante. Les domaines dans lesquels la différence des sexes est la plus opérante sont, évidemment, ceux dont l’enjeu est de décrire la reproduction humaine. Aujourd’hui une approche de la recherche pourrait consister à délimiter les lieux dans lesquels la différence des sexes 89 Schmitt Pantel, Aithra et Pandora, p. 105-109, évoquant les travaux de M. Cuozzo, Reinventando la tradizione. Immaginario sociale, ideologie e rappresentazione nelle necropoli orientalizzanti di Pontecagnano, Paestum, Pandemos, 2003 et ceux de L. Nevett, House and Society in the Ancient Greek World, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. 90 V. Sebillotte Cuchet, « La Sexualité, une histoire problématique pour les hellénistes. Détour par la “virginité” des filles sacrifiées pour la patrie », Mètis n.s. 2 (2004), p. 137-161 et Ead., Libérez la patrie ! Patriotisme et politique en Grèce ancienne, Paris, Belin, 2006, p. 291-317. 91 G. Pironti, Entre ciel et guerre. Figures d’Aphrodite en Grèce ancienne, Liège, Centre international d’étude de la religion grecque antique, 2007 (Kernos, suppl. 18). 92 N. Loraux, « Qu’est-ce qu’une déesse ? », in Schmitt Pantel, Histoire des femmes, p. 31-62.

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est opératoire et les modalités de son impact social en général. Dans cette perspective, le domaine dit « du politique » est particulièrement intéressant. Selon Pauline Schmitt, le politique est l’espace par excellence qui exclut les femmes, celui qui rend la différence des sexes particulièrement nette93. Or, si l’on suit Josine Blok, les femmes sont totalement incluses dans la citoyenneté, conçue, comme le politique, comme une alliance collective (de maisons) conclue entre la polis et ses dieux. Si l’on admet que la rhétorique patriotique fait des citoyennes et de leurs filles des actrices indispensables à la bonne marche de la polis, que les héroïnes sont, dans ce contexte, aussi remarquables que les hommes citoyens, c’est d’un aspect très particulier du politique (qu’il reste à circonscrire précisément) qu’il faut parler lorsque l’on évoque l’exclusion des femmes94. La question est de savoir si nous privilégions le filtre contemporain (la domination masculine), le filtre biologique (la pensée des deux sexes produite par certains discours médicaux du xixe siècle) ou le filtre de l’anthropologie du politique (le politique gouverne la cité et, d’une manière ou d’une autre, ce politique renvoie à une conception de la citoyenneté uniquement masculine) pour comprendre le monde grec antique. Si l’analyse des sources propres à chaque espace discursif ne valide pas systématiquement la hiérarchie sexuelle mais qu’elle distingue les individus sur d’autres critères, c’est que la différence des sexes n’est pas la structure organisatrice par excellence de la cité grecque95. L’enjeu des études sur le genre, entendu désormais comme interrogation sur la part prise par la différence des sexes dans les sociétés, est de déterminer où, quand et comment la différence des sexes est significative. De ce point de vue, il est important de reconsidérer la lecture habituelle que les Antiquistes font de Pandora, désignée par eux comme « la première femme », ou l’ancêtre de « la race des femmes96 ». On oublie trop souvent que le terme utilisé par le poète,

Schmitt Pantel, Aithra et Pandora, p. 29, 36 et supra note 30. Supra note 30 et voir V. Sebillotte Cuchet, « Clio a lu », Clio HFS 30 (2009), p. 256. 95 Les études sur la parenté montrent, par exemple, comment la filiation (genos) articule des données liées au sexe, à l’âge et à l’alliance : voir notamment A. Bresson, M.-P. Masson, S. Perentidis et alii (éd.), Parenté et société dans le monde grec de l’Antiquité à l’âge moderne, Bordeaux, Ausonius, 2006 (Études, 12). 96 Loraux, Les Enfants d’Athéna, p. 75-117, en part. p. 78. 93

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gunê 97, désigne très souvent une réalité bien plus précise : celle de l’épouse légitime. Pandora n’est pas l’ancêtre des femmes car les femmes comme catégorie homogène n’existent pas. Seules existent des esclaves, des étrangères, des vendeuses de rubans, des mères et des filles, des Athéniennes et des Perses, des épouses et des compagnes98. La Pandora hésiodique n’est qu’une des figures mythiques de la déchéance des mortels, qui se sont progressivement éloignés du mode de vie divin99. Dans ce cadre là, elle exprime la nouvelle nécessité de la reproduction légitime pour qui veut transmettre sa terre, le fruit de son travail et se donner, à travers le fils héritier, un semblant d’immortalité100. Elle exprime la désolation d’une vie conjugale imposée par la nécessité de la transmission du patrimoine dans le cadre de l’oikos légitime. Si la grâce habille Pandora et trompe son futur mari – un malheureux101 – c’est qu’Aphrodite participe au piège tendu par Zeus pour punir l’humanité, un piège qui vise à la fois des hommes et des femmes, tous ceux qui ont quelque chose à transmettre. Si tous les conseils donnés par le poète à son auditoire entretiennent l’idée d’une opposition radicale entre l’homme et la femme (anêr et gunê) de même qu’entre fille et garçon102, ces différences s’inscrivent dans un même contexte : celui d’une société organisée autour de la production et de la reproduction. Ce sont ces thématiques seules qui donnent sens à la différence des sexes, une différence des sexes qui s’inscrit à l’intérieur de deux césures bien plus fondamentales, car qui la conditionnent, celle qui sépare mortels et 97 Hésiode, Theogonia, 551-616 (en part. 590) et Opera et dies, 42-105 = P. Mazon, Hésiode : Théogonie – Les Travaux et les jours – Le Bouclier, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 199213 (1928). La bibliographie, depuis les travaux de J.-P. Vernant et de F. Zeitlin, est extrêmement importante. Voir en dernier lieu : Schmitt Pantel, Aithra et Pandora, p. 195-215. 98 La diversité des femmes était un point que Claude Mossé avait relevé comme n’étant pas suffisamment pris en compte par l’entreprise de l’Histoire des femmes en Occident : Mossé, « L’Antiquité », p. 21. 99 Hésiode, Theogonia, 570-612. Sur les modalités de la différenciation : D. Saintillan, « Du festin à l’échange : les grâces de Pandora », in F. Blaise (éd.), Le Métier du Mythe. Lectures d’Hésiode, Lille, 1996, p. 315-348. 100 Hésiode, Opera et dies, 376, 607. 101 Hésiode, Opera et dies, 84. Sur la grâce de Pandora : Hésiode, Theogonia, 605-606. 102 Par exemple, les bains doivent être pris séparément, les dates convenables pour donner le jour à une fille ne sont pas les mêmes que celles qui sont convenables pour donner le jour à un garçon : Hésiode, Opera et dies, 753, 779, 783-785.

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immortels et celle qui séparent propriétaires et non-propriétaires. Le piège n’est pas la femme, ni les femmes comme groupe déjà constitué, mais le désir de transmission, le désir d’une filiation légitime, ce désir qui entraîne la nécessité du couple légitime103. Une anthropologie de l’Antiquité en prise avec son présent ne peut laisser de côté l’apport très significatif des recherches intéressant l’ensemble des sciences sociales, irriguées par les revendications puis les théories féministes. L’étude de l’Antiquité est soumise à la médiation de documents élaborés dans des contextes où, bien souvent, les questions sur l’identité de sexe, la différence de sexe ou les rapports de sexe ne se posaient pas. À extraire les seules sources qui parlent du sexe, le risque est la survalorisation d’un espace discursif particulier et, de ce fait, d’une logique de genre particulière (c’est-à-dire une manière de disposer les hommes et les femmes selon des enjeux qui sont propres à son champ discursif). On pense en premier lieu à la mise en avant des discours techniques de nature médicale ou biologique. En étendant la recherche à tous les espaces discursifs de la vie sociale, la démarche propose d’enquêter sur les moments, les espaces, les manières avec lesquelles la différence des sexes intervient, discrimine ou module une césure qui se fonde très souvent sur un autre critère. Si la question du genre, entendu comme questionnement sur la place accordée à la différence des sexes, est une question contemporaine et totalement anachronique dans les sociétés antiques, elle mérite néanmoins, en raison des bienfaits incontestables d’une méthode défendue en son temps par Nicole Loraux104, d’être posée. Les réponses apportées par des recherches portant sur les sociétés anciennes – comme souvent celles apportées par l’étude des sociétés non-occidentales – font toujours mieux apparaître les rigidités de notre présent qui, en l’occurrence, a tendance à généraliser la différence des sexes à tous les aspects de la vie sociale, sans compter qu’elles renouvellent, par l’introduction de la mixité dans l’écriture de l’histoire, des pans entiers de notre connaissance de l’Antiquité. 103 Cette lecture du mythe de Pandora a été exposée, avec davantage d’arguments, dans mon mémoire d’HDR (encore inédit), Artémise, l’Amazone qui a existé, soutenue le 14 novembre 2009 à l’université de Paris I. 104 N. Loraux, « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain 27 (1993), p. 23-39.

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ENTRE « ÉMIQUE » ET « ÉTIQUE ». UN EXERCISE SUR LE LAR FAMILIARIS

En vous présentant ce texte, mon intention est double : d’un côté, réfléchir sur un sujet qui m’a toujours intéressé, le Lar familiaris des Romains ; de l’autre, tirer profit de ce sujet pour développer des réflexions plus spécifiquement méthodologiques, sur l’emploi des outils conceptuels propres à l’anthropologie dans les études sur la culture romaine. Il s’agit donc d’un exercice sur le Lar. Étant donnée l’occasion dans laquelle mon exposé s’inscrit, il est évident que le versant « sujet » des mes réflexions pourra être parfois sacrifié au versant « méthode ».

1. Quelqu’un de la famille Le volume des recherches consacrées aux Lares de ces cent cinquante dernières années est imposant. Par conséquent, il peut sembler difficile d’ajouter quoi que ce soit à ce dossier1. Cependant, il y a un texte latin duquel peuvent encore venir des suggestions nouvelles. Il s’agit du prologue de l’Aulularia de Plaute, où un Lar familiaris monte directement sur la scène pour nous parler non seulement des membres de sa famille – personnages en vérité plutôt mesquins, à part la jeune fille – et de l’action qui va se dérouler au cours de la comédie, mais aussi de lui-même. Un examen attentif de cette

1 Voir le numéro 73 (2007) de la revue Lares, entièrement consacré à la divinité éponyme, dans lequel une version abrégée de ce travail a déjà paru. Ce numéro de Lares, en particulier avec l’article de G. De Sanctis, « Lari », p. 477-527, offre aussi un riche dossier bibliographique sur le Lar.

10.1484/J.ASH.1.102907

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scène devrait tout de même nous fournir quelques informations de plus sur ce personnage. Commençons par écouter sa voix2 : Ne vous demandez pas qui je suis, je vais vous le dire en quelques mots. Je suis le Lar familiaris de cette maison (ex hac familia), d’où vous m’avez vu sortir. Depuis bien des années, je possède et prends soin (possideo et colo) de cette maison (domus), pour le compte du grand-père et du père de celui qui maintenant l’habite. Le grand-père de cet homme, me conjurant de ne rien dire (obsecrans), à l’insu de tout le monde me confia un trésor en or : il l’ensevelit dans le foyer (in medio foco / defodit) et me supplia (venerans) de le lui garder. Au moment de sa mort – telle était son avarice – il ne voulut pas révéler son secret, pas même à son fils, et préféra le laisser dans la misère, plutôt que de lui montrer où se trouvait le trésor. Il lui légua un bout de terre plutôt petit, avec lequel ce fils ne réussissait à survivre qu’au prix de grandes privations. Après la mort de celui qui m’avait confié l’or, je commençai à observer pour voir si par hasard le fils m’honorerait mieux que son père. Mais pas du tout, il prenait de moins en moins soin de moi, et m’honorait de moins en moins. Je lui ai rendu la pareille (item a me contra factum est) ; de fait, il est resté pauvre jusqu’à sa mort. Lui aussi laissait un fils, celui qui habite à présent cette maison, qui a les mêmes habitudes que son père et que son grand-père. Mais il a une fille, et elle, par contre, m’offre tous les jours de l’encens, du vin ou autre chose, et me fait don de couronnes. Alors moi, pour la remercier de sa dévotion (eius honoris gratia), j’ai fait en sorte que son père, Euclion, trouve chez lui le trésor. Ainsi, s’il veut la marier, il pourra le faire plus facilement. Et en effet, un jeune homme, d’une famille très importante, a pris la jeune fille par la force. Le jeune homme sait bien qui est celle qu’il a violée, mais elle ne le connaît pas, et son père ne sait rien de ce qui est arrivé. Je ferai donc en sorte que le vieux, qui habite ici tout près (hic senex de proxumo) demande la jeune fille en mariage. Je le ferai dans ce but, pour que le jeune homme qui l’a violée puisse l’épouser plus facilement. En effet, le vieux est l’oncle maternel (avunculus) du jeune homme qui a violé la jeune fille lors des fêtes nocturnes de Cérès (Cereris vigiliae).

2 Plaute, Aulularia, 1-36  : W.  Stockert, Plautus. Aulularia, Stuttgart, Teubner, 1983 (avec un commentaire encore extrêmement utile).

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Cette trame contient tous les ingrédients typiques de la nouvelle comédie. Une gentille jeune fille s’est fait violer lors d’une cérémonie nocturne (les Cereris vigiliae cachent vraisemblablement une fête grecque originale, comme les Tesmophores3) : et ces prémisses laissent déjà prévoir une série d’incidents et de malentendus, se soldant par une fin apportant à cette affaire une heureuse solution. Comme l’exigent les règles de la trame comique antique4. Quant à la persona loquens du prologue, le Lar familiaris, il serait oiseux de se demander qui occupait sa place dans l’original attique : Hestía ? Pístis ? Un héros ? Un theós ephéstios5 ? En fait, Plaute réécrivait la scène pour un public romain, et il y a introduit un Lar familiaris. Puisque, chez eux, les spectateurs honoraient cette divinité et qu’ils en connaissaient bien les caractéristiques et les attributs, nous pouvons supposer que le poète en a fourni une image présentant une certaine conformité avec leur horizon d’attente. En d’autres termes, on a quelque raison de penser que Plaute a mis en scène un dieu « à la romaine ». Essayons de suivre les lignes de ce prologue selon notre point de vue : repérer la nature et le comportement du Lar familiaris. La présentation que ce dieu fait de lui-même est déjà intéressante. En effet, il se qualifie de Lar [...] familiaris ex hac familia. Le lien subsistant entre Lar et familia – entendue comme groupe formé de toutes les personnes, libres et esclaves, soumises à l’autorité d’un pater familias – est hors de discussion dans la société romaine. Il suffit de penser que quiconque abandonne la familia abandonne son Lar ; par contre, si la familia se déplace dans une nouvelle domus, son Lar déménage avec elle, et c’est lui le premier qu’on honore6. On Cf. Stockert, Plautus, p. 43, v. 36. M. Bettini, Verso un’antropologia dell’intreccio, Urbino, Quattro Venti, 1991, p. 11-15. 5 Stockert, Plautus, p. 37. 6 On peut opposer un épisode de Plaute, Mercator, 842 (Carinus abandonne la maison paternelle pour s’en aller loin : Ego mihi persequar [...] alium Larem) et de Trinummus, 39-42 (Calliclès ordonne d’offrir des couronnes au Lar après le déménagement). D’autres matériaux en abondance in G. Wissowa, s.v. « Lares », W. Roscher, Ausführliches Lexicon der Griechischen und Römischen Mythologie, II/2, Hildesheim, Olms, 1978 (1886-1890), p. 1868-1898 (en part. 1878). D.G. Orr, « Roman Domestic Religion », in Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt, Berlin – New York, Walter De Gruyter, 1978, vol. XVI/2, p. 1563-1569 ; G. Dumézil, La religion Romaine archaïque, Paris, Payot, 1974, p. 347-350 ; pour d’autres définitions de la familia, cf. infra. 3 4

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pourrait donc dire que le Lar est la familia, qu’il la représente. Mais de quelle façon ? On ne peut s’empêcher de remarquer que Plaute exprime ce lien en usant d’une étrange syntaxe : Lar [...] familiaris ex hac familia. Qu’on me pardonne la pédanterie linguistique et philologique – on verra plus avant que cette pédanterie peut aussi révéler une valeur théorique inattendue – mais dans un cas de ce genre, on s’attendrait à un génitif, huius familiae, indiquant simplement la sphère de l’action à laquelle le dieu se réfère. Alors pourquoi cet ex ? Sans doute le Lar veut-il se présenter comme un dieu qui « provient » de cette familia ; ou mieux, vu que déjà chez Plaute ex suivi de l’ablatif recouvre l’espace du partitif, le Lar voudrait insister sur son «appartenance» à la familia, au groupe social constituant sa sphère d’action7. Quoi qu’il en soit, au moyen de cette singulière expression – ex hac familia – le Lar ne se présente pas comme une divinité qui se place sans discussion au sommet de la familia, mais plutôt comme quelqu’un qui en fait partie, ou en provient. C’est curieux. On attendrait d’un dieu qu’il affirme sa souveraineté, ou son contrôle, sur la sphère d’action qui lui est propre. Mais non. Le Lar préfère se désigner simplement comme une « partie » de cette familia. Continuons à suivre le discours du dieu. Immédiatement après avoir déclaré son identité, il ajoute un élément plus intéressant que sa simple « appartenance » à la familia : une limitation temporelle de sa divinité. « Cela fait bien des années désormais », dit-il au vers quatre, « que je suis le Lar de cette maison ([...] iam multos annos est cum [...]) ». Nous avons donc affaire à un dieu dont l’existence et la divinité ont eu un commencement, correspondant vraisemblablement au moment où l’avus (celui qui avait caché le trésor) a créé la familia qui encore se perpétue dans cette domus. Voilà probablement pourquoi ce Lar se perçoit comme une « partie » de la familia qu’il protège, déclare qu’il en « vient » : sans cette familia, lui-même n’existerait pas, ils ont commencé ensemble. Ce qui signifie que sa dispersion ou son extinction entraînera la disparition du Lar. De ce point de vue, le Lar ressemble au genius, cette divinité personnelle qui assiste chaque mâle romain de sa naissance à sa mort. Le genius 7 Sur ex cf. J.B. Hofmann, A. Szantyr, Lateinische Syntax und Stilistik, München, Beck, 1972, p. 265. Stockert (Plautus, p. 38, v. 2) formule l’hypothèse de l’explication de ex – sprachpsychologisch – par l’influence du unde qui suit, mais il n’a pas vraiment l’air d’y croire (vielleicht).

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est un dieu dont l’existence commence avec la venue au monde de la personne dont il est le comes, selon le mot d’Horace, et s’efface à la mort de ce dernier. On serait tenté de penser que le genius est à chacun ce que le Lar est à toute une familia : tous deux sont des dieux dont l’existence, et l’action, sont nécessairement passibles de limites temporelles ; tous deux représentent des « personnes » ou des groupes de personnes spécifiques – nous dirons aujourd’hui : des dieux qui ont un nom et un prénom – et qui comme tels paraissent nécessairement limités, aussi bien dans leur durée que dans le rayon de leur intervention8. Mais continuons à suivre le discours de Plaute. Le Lar désigne la domus dont il représente la divinité en usant d’une expression qui pourrait tromper le lecteur ou le spectateur moderne : hanc domum [...] possideo. Revendique-t-il la « propriété » de cette domus en affirmant qu’il en est en quelque sorte le seigneur et maître ? Non. Voilà encore de la pédanterie philologique. Chez Plaute, le verbe possideo n’indique pas la propriété privée, mais : eine tatsächliche Gewalt sur un morceau de l’ager publicus ; concordant avec le juriste Gallus Aelius, pour qui le terme possessio signifiait usus quidam agri aut aedificii (« usage déterminé d’un champ ou d’un édifice »)9 : en d’autres termes, possidere et possessio n’indiquent pas la propriété privée d’un champ ou d’un édifice, mais une possession qui se manifeste sous la forme d’un usus. Le bien n’appartient pas à celui qui en jouit. Donc, le Lar, depuis bien des années, « occupe » la domus où il déploie son action : il y exerce sa fonction divine, mais n’en est pas le propriétaire. 8 Horace, Epistulae, II, 2, 187 ; sur genius G. Wissowa, Religion und Kultus der Römer, München, Beck, 1971 (1912), p. 175-181 ; H. Kunckel, Der Römische Genius, Heidelberg, Kehrle Verlag, 1974 ; Orr, « Roman Domestic Religion », p. 1569-1575 ; S. Mattero, « Gluttonous genius », Arctos 26 (1992), p. 85-96. Naturellement nous n’affirmons pas, comme cela est arrivé plusieurs fois par le passé, que genius et Lar sont à l’origine une seule divinité (ou une transformation de l’une à l’autre :Wissowa, ibid.). Comme on pouvait s’y attendre, la représentation de la divinité dans le culte domestique peut s’accompagner de celle du genius paterfamilias (ou de la iuno matrisfamilias) :V. Tran Tam Tinh, s.v. « Lares », Lexicon iconographicum mythologiae classicae,VI/1, Zürich – München, Artemis, 1981-1997, p. 205-212 (en part. 212). 9 M. Kaser, Eigentum und Besitz im älterem römischen recht, Köln – Graz, Böhlau, 1956, p. 239 sq. et 314 sq. ; Stockert, Plautus, p. 38-39 ; Gallus Aelius in Festus, De verborum significatu, p. 260, 28 sq. Lindsay (= fr. 15 Funaioli : Grammaticae Romanae fragmenta, collegit recensuit H. Funaioli, Lipsiae, in Aedibus B.G. Teubneri, 1907, vol. I, p. 549).

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Observons maintenant le verbe colo, coordonné avec le verbe possideo, et les deux datifs qui suivent : Hanc domum [...] possideo et colo / patri avoque iam huius qui nunc hic habet. Le dieu occupe cette maison depuis de nombreuses années et prend soin d’elle – en quelque sorte il la « cultive » (colo) – pour le compte du père et du grand-père de celui qui l’habite actuellement, c’est-à-dire Euclion. Nous comprenons mieux la position du Lar familiaris dans la familia d’où il « provient » ou dont il « fait partie ». Le Lar est vraiment un dieu singulier : il a simplement l’usus et la possessio de la maison où habite sa familia de référence, et dont il prend soin comme un colonus cultive un morceau de terre qui ne lui appartient pas, pour d’autres personnes10. Dans un fragment d’Ennius, il est dit que Lar curat (« prend soin ») de la maison (tectus) dans tous ses aspects (funditus). Avec cette définition, nous continuons à nous trouver dans une dimension où il s’agit de s’occuper de, d’administrer, de cultiver. Le Lar prend soin (curat) de la maison comme on le fait d’habitude pour le repas, les courses, le vin, la vigne, la ruche, et ainsi de suite11. Pour conclure, le Lar de Plaute se présente comme quelqu’un qui s’occupe de sa familia et de sa maison, plutôt que comme un seigneur ou un maître de maison. Sous nos yeux se dessine un Lar familiaris dont la divinité est assez limitée12. À quelle espèce de divinité avons-nous donc affaire ? Nous n’avons qu’à poursuivre la réflexion. 10 Cf. les observations de Stockert, Plautus, p. 39, v. 4. Difficile d’évaluer l’affirmation de Dumézil, Religion romaine, p. 348 : selon lui, l’expression hanc domum [...] possideo et colo du Lar familiaris « résume bien, en deux verbes, la théorie de sa fonction » ( ?). 11 Ennius, Annales, fr. 619 Skutsch : Vosque Lares nostrum tectum qui funditus curant ; sur l’usage de curare cf. Oxford Latin Dictionary s.v. Encore chez Plaute, Rudens, 1207, on dit des Lares qu’ils auxerunt « ont garanti le bien-être » de la familia (je me suis occupé du sens de augeo in M. Bettini, Alle soglie dell’autorità, introduction à B. Lincoln, L’autorità,Torino, Einaudi, 2000 [1994], p. vii-xxxiv) ; tandis que dans Mercator, 835 on attribue au Lar la fonction de tutari « protéger » la res familiaris. 12 À ce propos, nous pouvons ajouter que Plaute ne semble pas doter son Lar de la vertu de l’omniscience : pour savoir si le fils entend l’honorer plus que son père, il doit « attendre pour voir » comment celui-ci se comporte, il ne sait pas d’avance ce qui va arriver (v. 16) ; il semble en général disposer d’un pouvoir assez modeste. Pour bien évaluer ces caractéristiques attribués par Plaute à son Lar (relevées par l’analyse philologique de K. Abel, Die Plautusprologe, Thèse de doctorat, Frankfurt, 1955, p. 42 : Stockert, Plautus. Aulularia, p. 37), il faudra aussi considérer les nécessités imposées au Lar-personnage par le récit comique.

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2. Succinti Lares Nous allons envisager le Lar sous un aspect qu’on aurait tort de sous-estimer, son habillement. Nous avons la chance de posséder de nombreuses statuettes et peintures qui représentent cette divinité et, par conséquent, d’élargir le contexte culturel de notre Lar à l’aide des images. Il s’agit généralement de jeunes hommes habillés d’une tunica courte, au-dessus du genou, et visiblement serrée à la taille13. La tunica était évidemment quelque chose de bien différent des vêtements plus spécifiques et caractéristiques comme la toga du citoyen, la paenula du voyager, la synthesis de celui qui se rend au banquet, et ainsi de suite. Voyons donc de plus près le réseau des pertinences dans lesquelles la tunica s’inscrit. Quand la tunica était revêtue par les sénateurs et les chevaliers, elle était marquée par la présence de clavi : des bandes rouges plus étroites dans le cas des chevaliers (angustus clavus) et plus larges dans le cas des sénateurs (latus clavus)14. En général, la tunica pouvait être utilisée soit comme sous-vêtement, par exemple sous la toga, soit comme vêtement principal. Si les classes les plus élevées pouvaient se servir de la tunica dans les deux fonctions, les classes les plus humbles l’utilisaient comme vêtement tout court. Il ne s’agissait pas seulement d’esclaves – selon les prescriptions de Caton, ils devaient revêtir une tunique de trois pieds et demi exactement – c’était aussi le « petit peuple » en général qui se revêtait de la tunica. On le sait, la tunica est l’habit des classes humbles (le tunicatus populus). Ce n’est pas un hasard si les membres de la classe inferieure étaient 13 Tram Tan Tinh, s.v. « Lares »,VI/1, p. 205-212 ; les reproductions de nombreuses images des Lares in VI/2, p. 97-102. 14 Sur l’usage de la tunica cf. J. Marquardt, La Vie privée des Romains, traduit par V. Henry, Paris, Thorin et fils, 1893, vol. II, p. 192 ; G. Blum, Tunica, in C. Daremberg, E. Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, Graz, 1969, vol.V, col. 534-540 (en part. 538) ; A.T. Croom, Roman Clothing and Fashion, Gloucestershire, Briscombe, 2002, p. 31-41 ; riche en matériaux le travail de M. Pausch, Die römische Tunika. Ein Beitrag zur Peregrinisierung der antiken Kleidung, Augsburg, Wissner Verlag, 2003, p. 49-70 (et passim) ; sur les clavi en particulier Marquardt, La Vie privée, p. 184-187 ; Pausch, Die römische Tunika, p. 104-127 ; on notera aussi que la présence de clavi sur la tunique des nombreux « bronzetti » (entre les quels aussi des statuettes des Lares : Tram Tan Tinh, s.v. « Lares », no 15, 50, 54 ; Pausch, Die römische Tunika, Abbildung no 88, et p. 117-118), ne peut pas être interprétée comme signal du rang partagé par le maître de maison : ainsi Pausch, contre une thèse largement acceptée et soutenue aussi par Tram Tan Tinh, s.v « Lares »,VI/1, p. 211.

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appelés tunicatus popellus « petit peuple tuniqué », par opposition au groupe des togati, le citoyens romains, que Virgile, dans un vers aussi célèbre qu’emphatique, définissait explicitement comme gens togata15. Regardons maintenant de plus près cette opposition entre toga et tunica, voire entre tunicatus popellus d’un côté et gens togata de l’autre. Il y avait des occasions dans lesquelles cette distinction s’effaçait. On sait qu’à l’intérieur de la maison, ou dans la paix champêtre de la villa, même les citoyens qui dehors revêtaient la toga, avaient l’habitude de lui préférer simplement la tunica. Cette pratique est extrêmement intéressante pour notre propos. En revenant à ce que l’on disait auparavant, nous pourrions affirmer que la tunica se présente comme un vêtement « sans marque » non seulement par ce qu’elle était commune à tous les membres de la communauté – quoique dans des formes différentes – mais aussi parce que, lorsque ce vêtement est porté dans l’espace domestique – c’est à dire dans le territoire du Lar – il convient autant au pauvre qu’au riche, à l’esclave comme au dominus. Revêtu de sa tunique, le Lar familiaris se présente comme un dieu qui s’habille de façon domestique et « sans marque » de la familia dont il fait partie. On pourrait aussi ajouter que, de ce point de vue, le Lar familiaris occupe une position symétrique par rapport à une autre divinité de la maison, le Genius. Si le Lar familiaris est habillé d’une tunique, le Genius est plutôt revêtu d’une toga : le Genius est en effet une divinité togata. Pour définir la position réciproque de ces divinités – qui occupent toutes les deux l’espace domestique – la culture romaine se sert aussi du code vestimentaire. Mais ne quittons pas notre Lar. Après ce qu’on a vu, nous pouvons confirmer le fait que le code vestimentaire fait de la tunica d’intérieur – territoire du Lar – un habit « sans marque », qui efface les distinctions sociales, les neutralise vers le bas. Telles sont les principales caractéristiques de l’habit du Lar dans les images. Qu’en est-il dans les descriptions que nous ont laissées les auteurs antiques ? 15 Pour la tunique des esclaves Caton, De agricultura, LIX : Vestimenta familiae. Tunicam p. III S ; sur la tunica comme vêtement des classes pauvres cf. p. es. Cicéron, De lege agraria, II, 94 (tunicatorum illorum) ; Horace, Epistulae, I, 7, 64 (tunicato [...] popello) ; Tacite, Dialogus de oratoribus, VII, 4 (tunicatus populus, opposé au togatorum comitatus di VI, 4, expression utilisée pour indiquer les citoyens), etc. ;Virgile, Aeneis, I, 286 (Romanos rerum dominos gentemque togatam).

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Ces descriptions permettent d’observer un trait de l’habillement des Lares auquel les Romains semblent accorder une grande importance. Les Lares d’Ovide sont incincti ; ils portent un habit ceinturé à la taille, et donc relevé : nutriat incinctos missa patella Lares (« que la patella nourrisse les Lares à la tunique relevée [ceinturés à la taille] »). Perse, quant à lui, les appelle succinti, dans le même sens : bullaque succinctis Laribus donata pependit (« ma bulle pendit offerte aux Lares à la tunique relevée »)16�. Rappelons que les représentations des Lares déjà citées les montrent aussi portant une tunique serrée à la taille. Ce que nous intéresse, c’est le fait que nos « informateurs » antiques semblent considérer la tunique succinta comme un trait déterminant de l’identité des Lares. Ils évoquent cette caractéristique comme s’il s’agissait d’une épithète – incincti Lares, succincti Lares – capable de synthétiser l’essence même de cette divinité. Comme pour dire qu’un Lar est un Lar quand il porte un habit serré à la taille. Pourquoi mettre l’accent sur ce trait dans la tenue des Lares ? Il faut garder à l’esprit que le fait d’être succincti véhicule à Rome une signification précise. Nous savons en effet que porter sa tunique détachée, être discincti, était considéré comme un signe de négligence et de relâchement17 ; tandis que l’action de succingere les habits, pour bouger plus rapidement, dénotait un certain décorum, mais aussi la diligence, la simplicité, la concentration dans le travail. Voici par exemple les mots dont use Ampelisca, une des héroïnes du Rudens de Plaute, pour décrire la prêtresse de Vénus auprès de laquelle il s’est réfugié en compagnie de sa sœur : « je crois n’avoir jamais vu une vieille plus digne (digniorem) [...] avec quelle gentillesse, quelle générosité [...] elle nous a accueillies ! [...] mieux que si nous étions ses filles ! Mais regarde comment elle a serré ses habits [...] (succincta) pour nous réchauffer elle-même l’eau du bain »18�. Si la tunica d’intérieur constitue un habit « sans marque », nous pourrions dire que la bande dont elle est succincta introduit une « marque » spécifique : celle de l’activité, de la simplicité, et du décorum. Les images et Ovide, Fastorum libri, II, 634 ; Perse, Satirae,V, 31. Sénèque, Epistulae morales, CXIV, 4 ; Perse, Satirae, III, 31 ; IV, 22 ; Horace, Satirae, I, 2, 25 ; II, 1, 73 ; Marquardt, La Vie privée, p. 191-192 ; Croom, Roman Clothing, p. 33, fournit diverses images de discincti à l’intérieur et à l’extérieur. 18 Plaute, Rudens, 406-411. Pour l’usage de succinctus cf. par ex. Juvenal, Satirae, VI, 445 ;Virgile, Aeneis,VII, 187 ; XII, 101. 16 17

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les descriptions du Lar nous transmettent donc un message dans le langage de l’habillement, mais lequel ? En substance, celui que Plaute nous avait déjà exprimé sous forme de mots, dans sa syntaxe insolite : le Lar familiaris est un dieu ex hac familia ; il « fait partie » de sa familia. C’est pourquoi l’habit qu’il porte n’est pas marqué, c’est la tunique qui à la maison est portée tant par le maître que par l’esclave ; un vêtement dont la ceinture évoque la simplicité, le décorum et le dévouement au travail. Voyons ensuite d’autres aspects des Lares qui semblent confirmer l’image de la divinité en train de se dessiner. En premier lieu, son rapport privilégié avec les esclaves.

3. Amours ancillaires Traditionnellement, les esclaves honorent les Lares. On sait qu’au cours des Compitalia, fêtes en l’honneur des Lares compitales, ou Lares « des carrefours », règne un régime de saturnales abolissant l’écart entre esclave et maître. En outre, on offrait aux Lares les chaînes des esclaves qui avaient obtenu la liberté ; les esclaves pouvaient faire partie des collegia cultorum Larum, et ainsi de suite19. Selon Caton, le vilicus n’était pas autorisé à accomplir des sacrifices, sauf dans le compitum, à l’occasion des Compitalia (la fête en l’honneur des Lares, dans ce cas compitales) et dans le focus (le siège du Lar familiaris) : ce qui signifie que, dans les deux cas, il ne pouvait sacrifier qu’aux Lares. Malgré l’interdiction expresse d’accomplir des sacrifices de son propre chef, la vilica, femme du vilicus, sacrifiait elle aussi aux dieux Lares en certaines occasions20. Enfin, l’usage traditionnel à Rome voulait que les esclaves, en compagnie du vilicus, voire de leur maître, prissent leur repas près du foyer, siège du Lar familiaris : ce dernier était lui-même considéré comme un convive, « nourri » au moyen de la patella. Comme le dit Ovide dans un passage que nous venons de lire, nutriat incinctos missa patella Lares (« que la patella nourrisse les Lares ceinturés à la taille »)21 : cette convivialité entre hommes libres, esclaves et dieu du foyer nous intéresse 19 Pour la participation des esclaves au culte des Lares compitales, cf. en particulier Denys d’Halicarnasse, Antiquiates Romanae, IV, 14, 3-4 ; De Sanctis, « Lari ». 20 Caton, De agricultura, V, 3 e CXLIII, 1-2 : cf. W. Warde Fowler, « The Origin of the Lar familiaris », in Roman Essays and Interpretations, Oxford, 1920, p. 56-64. 21 Ovide, Fastorum libri, II, 634. Sur les repas en commun près du focus voir

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tout particulièrement. Le Lar nous paraît non seulement un dieu proche des esclaves, mais un dieu qui, en général, ne se soucie pas des différences de condition. Il s’habille de façon « non marquée », prend aussi ses repas avec tous les membres de la famille. Mais que pouvons-nous dire de sa sexualité, ou, si l’on préfère, de ses unions matrimoniales ? Voici pour nous une occasion de faire une brève incursion dans la mythologie romaine. On racontait que Servius Tullius, comme tant d’autres héros mythologiques, avait été conçu de façon surnaturelle. « Durant le règne de Tarquin l’Ancien », racontait Pline22�, « un organe génital masculin fait de cendres était apparu brusquement dans le foyer (focus) du souverain ; Ocrésia, une esclave (ancilla) de la reine Tanaquille, qui était assise près du feu, se releva enceinte. C’est ainsi que naquit Servius Tullius, qui succéda au règne de Tarquin [...] l’on pensa qu’il était le fils du Lar familiaris. C’est pour cela qu’il aurait institué le premier les Compitalia, jeux donnés en l’honneur des Lares ». Nous n’essayerons pas ici de suivre les ramifications de ce récit mythologique, dans lequel on remplace Servius Tullius par Caeculus, voire par Romulus et Remus23. Bornons-nous à observer que le Lar s’unit à une esclave et donne naissance à un fils qui porte explicitement le nom de Servius « de l’esclave », enfant qui a pour les Lares une dévotion particulière. La prédilection du dieu du foyer pour les amours ancillaires est évidente aussi dans les variantes du récit où une princesse dédaigne de s’unir au miraculeux membre viril apparu dans le foyer : c’est pourquoi elle est remplacée par une esclave24�. Que le Lar familiaris se soit tourné vers une esclave pour mettre au monde un fils – et quel fils : Servius Tullius ! – est important. Non seulement ce dieu se fait honorer par les esclaves, mange avec eux et s’habille de façon à ne pas marquer les différences, mais en plus ses préférences matrimoniales vont aux ancillae25. en particulier Wissowa, Lares, p. 1876-1879 (qui recueille les passages) ; pour la patella qui nourrit les Lares, voir infra. 22 Pline, Naturalis Historia, XXXVI, 204. 23 Pline, Naturalis Historia, XXXVI, 204 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae, IV, 2 ; Plutarque, De fortuna Romanorum, X, 323 a-c ; Arnobius, Adversus nationes, V, 18. 24 Plutarque, Romulus, II (la naissance de Romulus et Remus selon l’historien grec Promathion). 25 Encore sur le versant mythologique, l’historiola qu’Ovide raconte à propos de la naissance des Lares de Lala / Lara et de Mercurius, nous semble moins intéressante : cf. M. Bettini, « Homéophonies magiques. Le rituel en l’honneur de

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Pour comprendre l’origine de cette proximité des Lares avec le monde des esclaves, il n’est pas nécessaire de penser (comme William Warde Fowler) que le culte du Lar familiaris a été introduit dans la domus par les esclaves : ces derniers l’auraient « importé » de celui qu’ils consacraient dans les compita aux Lares compitales, installant ainsi de nouvelles divinités dans le foyer « originairement » occupé par la seule Vesta (quant aux Pénates, ils auraient eu pour demeure originaire le penu)26. Les théories sur l’évolution ont fait leur temps, et nous savons aujourd’hui qu’on n’y voit pas plus clair en distribuant ce qui nous semble contradictoire le long d’une ligne verticale – transformant les incongruités en d’hypothétiques phases temporelles. Souvent, cela sert plutôt à masquer des écarts ou des différences précieuses pour la compréhension d’une culture27. Dans ce cas aussi donc, pour rendre raison du fait que les Lares paraissent si proches des esclaves, je crois qu’il suffit de se référer à la constellation de traits que nous avons mis en lumière jusqu’ici : un dieu qui « fait partie » de la familia, dans laquelle les esclaves sont insérés, et qui ne détient aucune propriété sur la domus (dont il est simple possessor ou colonus) ; un dieu à l’habillement domestique, sa tunique succincta pouvant aussi bien s’adapter à un homme libre qu’à un esclave, dans la mesure où c’est une personne simple et occupée à travailler. Le Lar n’est pas un dieu « d’importation » des esclaves, mais simplement quelqu’un qui, à l’intérieur de la familia, représente les traits qui unissent, et non ceux qui séparent.

4. Des jouets et des chiens D’autres intéressantes contiguïtés dans la famille font émerger ce caractère du Lar familiaris. Nous savons par exemple qu’au moment où elles allaient se marier, les jeunes filles de la maison réservaient aux Lares des dons comme une poupée, ou d’autres objets liés à l’enfance. Ces dons indiquent qu’existait aussi un rapport domestique, d’intimité, de familiarité, avec les membres Tacita dans Ovide, Fastorum libri, II, 569 sq. », Revue de l’histoire des religions 223/2 (2006), p. 150-172. 26 Warde Fowler, The Origin. 27 Sur ce thème, voir C. Viglietti, « Lares poco familiari », Lares 73 (2007), p. 553-570.

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les moins importants de la familia28. Observation valable également lorsqu’on quitte la dimension domestique des Lares, pour aller voir un moment dans le domaine public. Dans cette perspective, nous pouvons de nouveau prendre en considération une information qui nous vient d’Ovide et de Plutarque, relative au rapport entre les Lares praestites et le chien. Aux pieds des antiques statues de ces divinités, les Lares praestites, se trouvait celle d’un chien29. Ces images étaient d’ailleurs parfois enveloppées d’une peau de chien�. Ovide et Plutarque nous transmettent cette singulière information, en insistant tous deux sur le fait que, comme le chien, le Lar garde et protège la maison. Mais, hormis la garde et la surveillance, nous ne pouvons négliger les autres traits culturels dont les Lares praestites sont investis en vertu de cette contiguïté. Le chien représente l’animal le plus proche de l’homme, au point qu’il fait partie de son groupe – mais, de ce fait, il en constitue le dernier membre, et le plus marginal30. Mis en rapport avec les chiens, voire assimilés à eux à travers une sorte de déguisement, les Lares finissent eux aussi par prendre le rôle marginal de ces animaux au sein du groupe. Cette surprenante contiguïté canine confirme l’image du Lar ou des Lares que nous nous sommes faite : un dieu qui fait partie du groupe social comprenant non seulement le mâle paterfamilias et les éventuels autres membres « forts » du groupe, mais aussi des esclaves, des jeunes filles, des chiens, etc. De ce point de vue, il faut rappeler que la familia – l’entité sociale à laquelle le Lar se réfère en tant que familiaris – ne comprend pas seulement des personnes humaines, libres ou esclaves, mais s’étend à tout le patrimonium du paterfamilias, y compris les animaux31. Dans un chapitre de son De Sanctis, « Lari » ; Wissowa, Religion und Kultus der Römer, p. 167-175. Ovide, Fastorum libri,V, 129-142 ; Plutarque, Quaestiones Romanae, LI ; De Sanctis, « Lari » ; sur l’iconographie des Lares praestites, G. Pucci, « Lares che giocano fuori casa », Lares 73 (2007), p. 529-532 ; voir aussi le denarius de L. Caesius (112 ou 111 av. J.-C.) : deux Lares assis, une lance dans la main gauche, un chien entre les deux ; Tram Tan Tinh, s.v. « Lares »,VI/2, p. 89. 30 Cf. C. Franco, Senza ritegno. Il cane e la donna nell’immaginario della Grecia antica, Bologna, Il Mulino, 2003. 31 Pour la définition de familia – indiquant non seulement les personnes, libres ou esclaves, soumises à l’autorité du pater familias, mais aussi les biens meubles, immobiliers et animaux qui lui appartiennent – les références les plus intéressantes se trouvent chez Térence, Heautontimorumenos, 909 (decem dierum mihi vix est familia « j’ai à peine de quoi survivre pour dix jours ») ; Leges XII Tabularum,V, 4 (Fontes 28 29

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De agricultura, Caton affirme qu’« il est permis de placer les bœufs sous le joug durant les feriae [...] pour les mulets, les chevaux et les ânes il n’y a pas de vacances, sauf celles qui valent pour toute la familia (nisi in familia sunt) ». Ce qui veut dire que « l’appartenance » des animaux à la familia était ressentie non seulement du point de vue du patrimoine, mais aussi du point de vue religieux�32.

5. Entre « émique » et « étique » Tentons de proposer une définition du Lar familiaris. Ce personnage divin se présente comme un dieu qu’on dirait volontiers « simple » : puissant mais pas trop, divin mais certainement pas inaccessible. Un dieu « sans façons ». Cette divinité se borne à « faire partie » de sa familia, « jouit » de l’espace qu’elle occupe, en prend soin, sans le posséder ; ce dieu se trouve limité dans sa dimension temporelle ; son habillement semble à ce point « sans marque » qu’il efface toutes distinctions sociales, mais étale, de façon assez emphatique, une « marque » qui évoque le décorum et l’activité ; un dieu proche des esclaves, des petites filles, et même des chiens, qui ne raffine pas dans sa convivialité et s’unit aux ancillae ; un dieu qui, on peut le rappeler à ce point, est souvent représenté sous les aspects d’un jeune et joyeux danseur : un bon copain, si l’on peut dire33�. La définition du Lar que nous venons de suggérer – un dieu simple – pose cependant un problème d’ordre général, que nous allons de suite tenter d’affronter. Voilà le côté plus franchement « méthodologique » de mon exposé. Pour décrire un segment de la culture antique, il est inévitable que nous usions de mots et de catégories appartenant à notre Iurisprudentiae, p. 23) ; Rhetorica ad Herennium, I, 23 ;Tite-Live, Ab Urbe condita, II, 41, 10 et III, 55, 7 (avec les notes de Ogilvie ad locum : R.M. Ogilvie, A commentary on Livy. Books 1-5, Oxford, Clarendon Press, 1965, p. 343-344, 502) ; Gaius, Institutiones, II, 102 (familiam suam, id est patrimonium suum « sa famille, c’est-à-dire son patrimoine »). Cf. M. Finley, L’economia degli antichi e dei moderni, Roma – Bari, Laterza, 1974 (1973), p. 5 ; sur le caractère vraiment « familier » du Lar cf. Wissowa, Lares, p. 1876 ; Dumézil, Religion romaine, p. 347-348. 32 Caton, De agricultura, CXXXVIII. Si on ne prend pas, comme on l’a fait d’habitude, feriae comme sujet de sunt, mais muli equi asini, la déclaration d’appartenance des animaux à la familia est encore plus explicite : « à moins que (mulets, chevaux, ânes) ne fassent partie de la familia. » 33 Voir Tram Tan Tinh, s.v. « Lares »,VI/1, p. 211 ;VI/2, fig. no 16-88 ; Orr, « Roman Domestic Religion », p. 1568.

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expérience culturelle. Cela n’empêche pas que, dans le cas du Lar familiaris aussi, mieux vaut, dans la mesure du possible, éviter de résumer ses propriétés et ses caractéristiques en nous servant d’images carrément inhérentes à notre expérience culturelle ; il serait préférable de trouver une description « indigène » ou « locale » de ce dieu, c’est-à-dire venant de la culture romaine. L’anthropologie, du moins celle qu’on pratique depuis une cinquantaine d’années, nous a enseigné la nécessité d’interpréter les cultures en mobilisant autant que possible des concepts « proches de l’expérience » des populations étudiées, pour citer une formulation de Clifford Geertz. Naturellement, les anthropologues du monde antique ne peuvent espérer fournir des interprétations entièrement construites en utilisant des catégories locales – probablement ne doivent-ils même pas chercher à le faire34. Selon l’avis de Geertz, la tâche du chercheur est la suivante : prendre des concepts proches de l’expérience de la population étudiée et « les placer dans une connexion éclairante » avec les concepts que les théoriciens ont façonnés pour « capturer les traits généraux de la vie sociale », ceci afin de « produire une interprétation des façons de vivre propres à une certaine population qui ne soit ni emprisonnée dans l’horizon mental de la même population – une ethnographie de la sorcellerie écrite par une sorcière – ni systématiquement sourde aux tonalités distinctives de son existence – une ethnographie de la sorcellerie écrite par un géomètre. » Quoi qu’il en soit, dans la pratique de l’anthropologie du monde ancien, il semble également nécessaire de se maintenir le plus près possible de ce niveau d’analyse que – pour adopter une terminologie différente de celle de Geertz, mais qui porte sur des principes méthodologiques semblables – l’on appellerait volontiers « émique », en opposition au niveau dit « étique »: en d’autres termes, de ne jamais perdre de vue un travail d’interprétation qui reste le plus proche possible de la façon dont les antiques concevaient et voyaient leur culture. Peut-être n’est-il pas nécessaire de rappeler ici l’origine de la catégorie « émique » vs. « étique ». En tous cas, elle s’inspire de l’opposition que les linguistes de la première moitié du xxe siècle 34 Cf. C. Geertz, « Dal punto di vista dei nativi », in Id., Antropologia interpretativa, Bologna, 1988 (1983), p. 71-90.

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avaient créée dans l’analyse des sons du langage : « phon-émique » (les sons selon leur fonction concrète dans un langage donné) vs. « phon-étique » (les sons selon leurs propriétés linguistiques en tant que telles). Pour se limiter à un exemple tiré du latin, imaginons d’analyser la valeur de -n- après voyelle et suivie per -s- (ce qui produit un prolongement de la voyelle et sa contextuelle nasalisation) par opposition à la valeur de -n- après voyelle et suivie par une consonne dentale : il s’agit d’un travail qui relève décidément d’un approche « phon-èmique » de la langue. Au contraire, une analyse du statut général de -n- en latin – son point d’articulation, son intensité relative, son développement dans les langues romanes, et ainsi de suite – relève plutôt d’un approche « phon-étique » de la langue. De la même façon, la réflexion anthropologique relève d’un approche « émique » chaque fois qu’on utilise des catégories ou des outils conceptuels qui sont tirés de la culture étudiée, tandis qu’elle relève d’un approche « étique » chaque fois qu’on utilise des catégories ou des outils conceptuels tirés plutôt de la culture partagée par l’observateur. Dans le cas de l’anthropologie de Rome, envisager le problème de la religion romaine en termes de divi, religio, ritus, cultus, sacerdos, pontifex et ainsi de suite, relève d’une approche « émique »; tandis qu’utiliser la notion de « polythéisme » relève d’une approche « étique ». De la même façon, le recours à des catégories comme carmen / prosa (oratio), historia (res gestae) / fabula, tragoedia / comoedia, ou parler de fabulae en général, relève d’une approche « émique » ; tandis qu’une définition comme « la littérature latine » relève d’une approche étique35. Je voudrais aussi souligner le fait que l’origine linguistique – et phonologique en particulier – de la catégorie d’« émique », implique la notion de fonction. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de repérer des éléments « inertes », mais des traits culturels intégrés à l’intérieur d’un système d’oppositions et de corrélations. La dimension « émique » du carmen, qu’on vient d’évoquer, se définit par opposition à l’oratio, à la narratio, et ainsi de suite, ainsi que par corrélation avec une série des traits stylistiques (comme l’allitération ou la construction isosyllabique dans les formes plus archaïques du carmen), de contextes d’énonciation particuliers, etc. 35 K.L. Pike, Language in Relation to a Unified Theory of the Structure of Human Behaviour, Glendale, Summer Institute of Linguistics, 1967, en part. p. 8-15.

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D’une manière peut-être inattendue, mon invitation à mettre en valeur le niveau « émique » dans l’analyse de la culture ancienne devrait être donnée pour sûre parmi les classicistes. Il suffirait en effet de remonter aux sources les plus pures de l’historicisme philologique, c’est-à-dire aux principes herméneutiques inaugurés à Göttingen, à la fin du xviiie siècle, par Christian Gottlob Heyne (1729-1812). Selon Heyne, le spécialiste qui veut comprendre l’Antiquité doit avant tout quitter la dimension du présent, dont il est entouré, et se faire conduire par le Geist des Alterthums, l’esprit de l’Antiquité, voire le genius des Anciens. Si l’interprète moderne est véritablement décidé à comprendre Homère, il est nécessaire « qu’il se reporte au temps dans lequel le poète et ses héros ont vécu, de quelque manière en vivant avec eux, en voyant ce qu’ils ont vu, en sentant ce qu’ils ont senti ». Pour Heyne une telle attitude envers l’Antiquité constituait directement « la première règle de l’herméneutique de l’Antiquité ». Cette règle, il l’explicite avec clarté dans son Éloge de Winckelmann  : « Chaque œuvre d’art ancienne doit être interprétée et jugée en utilisant les concepts et l’esprit (Geist, Genius) avec lesquels elle avait été réalisée par l’artiste ancien36. » De toute évidence le paradigme épistémologique proposé par Heyne – la nécessité de rentrer en contact avec le Genius (Geist), l’« esprit » des époques anciennes – implique aussi l’exigence de comprendre l’Antiquité de l’intérieur : en substance, il s’agissait déjà de se tenir « proches de l’expérience » de la culture étudiée, selon la formule de Clifford Geertz, voire de partir d’une approche « émique » de la culture ancienne. Dans tous cas, on ne peut pas se cacher que, dans le domaine de la culture romaine ou ancienne en général, l’opération visant à se tenir le plus près possible du niveau indigène, voire « émique », présente des problèmes spécifiques. Comme c’est évident, l’approche « émique » serait plus facile dans le cas d’une culture vivante, c’est-à-dire capable de produire aussi des informations nouvelles sur elle-même. On a d’ailleurs récemment proposé de segmenter 36 M. Heidenreich, Christian Gottlob Heyne und die alte Geschichte, Saur, München, 2006, p. 387-394 ; C.G. Heyne, Elogio di Winckelmann, 1778, cit. in S. Fornaro, « I Greci barbari di Christian Gottlob Heyne », in C.G. Heyne, Greci barbari, Argo, 2004, p. 12, 32-33 ; S. Fornaro, « I Greci senza lumi. L’antropologia della Grecia antica in Christian Gottlob Heyne (1729-1812) e nel suo tempo », Nachrichten der Akademie der Wissenschaften in Göttingen 5 (2004), p. 107-195.

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encore la dimension du travail « étique » en deux moments différents : l’interprétation érudite de l’« émique » à travers la production de données sur le terrain, et la réflexion anthropologique sur l’« émique » une fois que les données sont constituées37. Mais cette dernière condition – la production de données nouvelles sur le terrain – ne se vérifie pas dans le cas de la culture romaine, ou du moins se vérifie très rarement. Le corpus des informations dont nous disposons est presque entièrement pétrifié : des étagères pleines de textes, littéraires ou épigraphiques, auxquelles s’ajoute la présence de monuments recensés et interprétés par des spécialistes. La fameuse métaphore de Clifford Geertz, selon laquelle chaque culture coïncide avec « un ensemble de textes [...] que l’anthropologue s’efforce de lire sur le dos de ceux à qui ils appartiennent de droit », peut s’appliquer à la culture romaine d’une façon tout à fait littérale : la culture romaine coïncide réellement avec un « ensemble de textes38 »�. Voilà  pourquoi, dans ce cas, la recherche d’une définition « indigène » correspond en pratique à une opération herméneutique : on ne peut faire de l’anthropologie « émique » romaine qu’en faisant de la philologie. Il me semble aussi nécessaire de préciser que l’anthropologie du monde antique ne limite pas la tâche de l’herméneutique (entendue surtout comme philologie) à établir un contact entre le « détail local » et la « structure globale » – comme dans l’anthropologie tout court39. L’opération philologique intervient directement dès le moment où se produit un niveau « émique », et pas seulement quand il s’agit d’en faire quelque chose de plus général. J’ai parlé du caractère fermé du corpus textuel romain, voire de sa cloture. Parmi les conséquences provoquées par cette condition, il y en a une qui présente un intérêt tout à fait particulier : il s’agit de la « valeur émique » entrainée par le lexique romain. En effet, c’est presque exclusivement à travers la langue latine que nos 37 J.-P. Olivier de Sardan, « Émique », L’Homme 147 (1998), p. 151-156 ; cf. C. Calame, « L’Histoire comparée des réligions », in M. Burger, C. Calame, Comparer les comparatismes. Perspectives sur l’histoire et les sciences des religions, Paris – Milan, 2006, p. 209-235. 38 C. Geertz, « Note sul combattimento dei galli a Bali », in Interpretazione di culture, Bologna, 19982 (1973), p. 383-436, en part. p. 436 : les cultures se présentent comme « un ensemble de textes [...] que l’anthropologue s’efforce de lire sur le dos de ceux à qui ils appartiennent de droit ». 39 Cf. Geertz, Dal punto di vista dei nativi.

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connaissances de la culture romaine nous ont été aussi transmises que filtrées. Voilà pourquoi il faut toujours regarder avec des yeux bien ouverts le lexique de cette langue pour profiter de toutes les perspectives que les mots latins ouvrent devant nous. Si l’on pratique cet exercice d’observation lexicale avec constance, on aura la possibilité de remarquer que maintes fois les Romains exprimaient des notions que nous aussi partageons, mais en suivant des chemins sémantiques différents. Quand les Romains évoquaient la notion du « monstrueux », ils ne le faisaient pas en se référant au caractère de « difformité, laideur monstrueuse » (définition tirée du Trésor de la langue française), mais en se déplaçant plutôt dans l’espace sémantique du « rappeler » ou du « mettre en garde » : monere (mon(e)s-trum). C’est à dire qu’ils définissaient le « monstrueux » en tant que phénomène qui monet, qui mobilise la mémoire ou la mens des hommes en leur rappelant (monere) que la pax deorum a été violée et qu’il faut en découvrir la cause. Voilà un exemple banal de ce que j’entends par regarder le lexique latin les yeux bien ouverts. Le monstrum des Romains n’a pas beaucoup à faire avec notre « monstre ». Derrière le mot latin s’ouvre un espace qui n’est pas esthétique mais religieux, dominé par la volonté des dieux et par les signes qu’ils envoient aux hommes pour les mettre en garde – le monstrum des Romains ne renvoie pas à la laideur, mais à la sémiotique. Mettre en jeu un signifié, le faire danser entre Rome et nous, entre Rome et la Grèce (pourquoi pas ?), entre Rome et les autres : voici une manière de faire de l’anthropologie « émique » avec les Romains. De ce point de vue, on pourra revenir encore une fois à Christian Gottlob Heyne qui, dans son projet séminal – reconquérir le genius / Geist des anciens –, ne négligeait pas la valeur heuristique des mots issus des langues anciennes pour définir et comprendre les formes de la pensée des anciens40. Ceci dit, on pourra peut-être mieux comprendre pourquoi – comme on se le rappellera – afin de recueillir des informations sur le Lar familiaris, on a parfois été forcé d’avoir recours à quelque « pédanterie philologique » : en travaillant sur la culture classique, il faut toujours garder les yeux bien ouverts quand il s’agit du lexique,

40 Cf. supra, p. 4 sq. Sur Heyne et l’intérêt pour la terminologie comme source d’information sur le genius des anciens, voir Fornaro, Greci barbari ; Heidenreich, Christian Gottlob Heyne, p. 377-394.

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de la syntaxe, des formes de la textualité en général. Revenons donc à notre problème initial. Si, pour décrire le Lar familiaris, nous voulons trouver une formulation « émiquement » romaine – ou une formulation « proche de l’expérience » romaine – il faudra fouiller à la fois dans les étagères de la mémoire, et dans celles du séminaire de philologie classique, en espérant tomber sur quelques textes ou passages ou mots qui soient utiles à notre propos. Dans ce cas, nous sommes tentés d’avoir encore recours à Plaute.

6. Un dieu « étiquement » simple et « émiquement » « moins que menu » Dans la Cistellaria, un jeune amoureux, Alcesimarque, s’abandonne à une sorte de délire invocatoire. Il s’adresse d’abord aux dei inferi et superi – et même aux medioxumi – puis à Iupiter, Iuno, Ops, Saturnus, Ianus, dans un ordre plutôt bizarre (qui a cependant une certaine logique) ; à la fin, il s’exclame : Di me omnes magni minutique immo etiam patellarii [...] (« Que tous les dieux, grands, menus et même de la patella [...] »)41. Selon Alcesimarque, l’ensemble des dieux (di [...] omnes) se dispose le long d’une échelle descendante (magni [...] minuti [...] immo etiam patellarii), où les dei patellarii occupent l’échelon le plus bas, même sous les dieux minuti. On pourrait dire que ces dieux sont considérés comme « moins que minuti ». Mais de quoi s’agit-il quand il est question de ces dieux patellarii ? L’objet évoqué par Alcesimarque, la patella, correspond à la petite assiette qu’on utilisait pour offrir les restes de nourriture aux divinités du foyer42. Cette référence nous oriente immédiatement vers l’espace partagé par les Lares : on se souvient qu’Ovide dit explicitement que les Lares étaient nourris avec la patella (nutriat incinctos missa patella Lares, « que la patella nourrisse les Lares à la tunique relevée »)43. Peut-être est-ce ainsi qu’avec l’aide d’Alcesimarque nous devons nous imaginer « émiquement » le Lar familiaris 41 Plaute, Cistellaria, 522 : sur les problèmes posées par ce texte, Bettini, Verso un’antropologia dell’intreccio, p. 19-20. 42 Sur la patella Perse, Satirae, III, 26 ; Festus, De verborum significatu, p. 293, 13 Lindsay : Wissowa, Religion und Kultus der Römer, p. 162. 43 Ovide, Fastorum libri, II, 634. Conformément à sa thèse (que les Lares se sont insinués dans le foyer dans un second temps seulement : Orr, « Roman Domestic Religion », p. 1563-1564 ; De Sanctis, « Lari », p. 479), Wissowa tendait à référer le plus possibles aux Penates les mentions de dons aux dieux du foyer ; et quand

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des Romains. Un dieu « moins que minutus », dans le sens que le latin donne à l’adjectif minutus : « mineur », « moins important »44, car ce qui est minutus se caractérise par son rapport étroit avec la dimension de l’adverbe minus, qui exprime le fait d’être « moindre ». Les mots d’Alcesimarque constituent donc une suggestion « émique » permettant de poser sur le Lar familiaris un regard romain. Les caractéristiques que nous avions définies dans la catégorie « simplicité », un Romain les fixait vraisemblablement sous celle de « minorité » ou de ce qui a une « importance moins que moindre». De toute façon, les étagères du séminaire de philologie classique nous fournissent une autre opportunité de définition « émique » du Lar. Dans ses Métamorphoses, Ovide décrit la résidence des dieux par une imagerie très romaine (et très politique). Il oppose les « atria de la noblesse divine » (deorum / atria nobilium) à la plebs des divinités ; si les « dieux nobles » résident dans une sorte de « Palatin du ciel » (palatia caeli), cette plebs habite de ci de là (diversa locis), dans les lieux qui ont été impartis à chacun sur la terre. Dans ce cas, on n’établit pas une hiérarchie parmi les dieux en recourant à la catégorie grand / petit, ou plus grand / plus petit, mais directement au modèle, très concret, des différences sociales en vigueur à Rome : nobiles / plebs. Mais de quoi se compose le « peuple » des divinités ? Ovide nous l’explique, dans une autre œuvre, en identifiant explicitement la plebs superum (« peuple des dieux ») à une série de dieux mineurs parmi lesquels, en premier lieu, Fauni, Satyri et nos Lares45. Inutile de dire que cette information les textes disent le contraire, comme dans le cas d’Ovide, il avance l’hypothèse qu’il s’agit de témoignages relatifs à des phases plus tardives de la religion romaine. 44 Ciceron, Brutus, CCXXVI (minuti oratores) ; De divinatione, CLXII (minuti philosophi). Ce terme, dei minuti, sera utilisé par Augustin chaque fois qu’il s’opposera aux dieux romains mineurs (comme ceux qui présidaient à chaque action ou à chaque phase de l’existence) ; Arnobe, Adversus nationes, II, 3, dans un contexte analogue d’opposition au dieu chrétien, les définit dii minores : M. Perfigli, Indigitamenta. Divinità funzionali e funzionalità divina nella religione romana, Pisa, ETS, 2004, p. 183-197. Dans ce passage de Plaute, la référence à la patella nous adresse de façon spécifique aux dieux de la maison et du foyer, que, par ailleurs, la persistance de leur culte rendait particulièrement désagréables aux chrétiens. En 392 ap. J.-C., Théodose interdit expressément d’allumer des lampes, de brûler de l’encens et de pendre des couronnes pour honorer Genii, Penates et Lares (Codex Theodosianus, XVI, 10, 12 : Tran Tam Tinh, s.v. « Lares »,VI/2, p. 212). 45 Ovide, Metamorphoses, I, 171-173 : Dextra laevaque deorum / Atria nobilium valvis celebrantur apertis. / Plebs habitat diversa locis [...] ; Ibis, 79-80 : Vos quoque, plebs

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présente de remarquables concordances avec les caractéristiques du Lar Familiaris que nous avons rencontrées jusqu’ici. Il suffit de penser à son habillement, la tunica, qui le place dans le populus ou le popellus tunicatus, le petit peuple, dont c’était le vêtement à Rome. Nous pourrions donc conclure que, d’un point de vue « émique », le Lar est un dieu moins que minutus, moins que « mineur », ou plebeius « appartenant au peuple ». Ceci dit, reprenons la lecture du prologue de Plaute, et acheminons-nous vers la conclusion de notre discours.

7. Réciprocité et mémoire Quand l’avus a eu besoin du Lar familiaris pour prendre soin de son trésor, il s’est adressé à lui correctement, au moyen de l’acte de l’obsecrari et du venerari46. Pour cacher son or, l’avus s’est très symboliquement servi du lieu consacré au Lar, le foyer (in medio foco / defodit), et le Lar a exaucé sa prière, gardant le trésor qu’on lui avait confié. Mais à l’égard de la génération suivante, le Lar ne s’est pas montré particulièrement bienveillant : vu que le filius du vieux, et pater d’Euclion, n’a adressé au Lar que de rarissimes soins, et de moins en moins, le dieu lui a rendu la pareille (item a me superum, Fauni Satyrique Laresque / Fluminaque et Nymphae semideumque genus. Sur le sens politique du passage des Metamorphoses, cf. D. Müller, « Ovid, Iuppiter und Augustus », Philologus 131 (1987), p. 270-288, en part. 276-280 ; A. Barchiesi, Ovidio. Metamorfosi, Milano, Mondadori, 2005 (Fondazione Lorenzo Valla), vol. I, p. 183. Il me semble difficile que l’expression plebs référée à la divinité de l’Ovide des Metamorphoses désigne les famuli, les « serviteurs » dont disposent les dieux les plus importants ; et que donc ces divinités soient la familia des dei nobiles : voir J. Scheid, « Hiérarchie et structure dans le polythéisme romain. Façons romaines de penser l’action », Archiv für Religiongeschichte 1 (1999), p. 184-203, en part. 197. Le terme plebs ne peut signifier famuli « serviteurs », mais, en général, le peuple de condition modeste opposé aux nobiles. En outre, même sans considérer l’explication explicite de cette formule contenue dans l’Ibis, la suite du texte des Metamorphoses éclaire le fait que les dieux évoqués par Ovide comme plebs correspondent aux divinités mineures. Voir I, 192-193 : Semidei [...] rustica numina Nymphae / Faunique Satyrique et monticolae Silvani ; I, 595 : nec de plebe deo ; ailleurs dans le poème aussi des épithètes semblables sont référés de façon analogue aux divinités mineures : XIII, 586 : Inferior [...] diva (Aurora) ; XV, 545 : De disque minoribus unus (Virbius). La note de F. Bömer, P. Ovidius Naso. Metamorphosen, Buch I-III, Heidelberg, Carl Winter, 1977, p. 79, fournit de nombreux éclaircissements sur ce thème. 46 Obsecrare est opem a sacris petere : Festus, De verborum significatu, p. 207, 7 Lindsay ; sur la valeur de venerari, cf. en particulier R. Schilling, La Religion Romaine de Venus, Paris, De Boccard, 1954, p. 33-38.

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contra factum est), en le faisant mourir dans la pauvreté. Au contraire, puisque la jeune fille l’honore de vin, d’encens etc., il se montre généreux envers elle, faisant en sorte qu’Euclion trouve le trésor en échange des honneurs qu’il reçoit de sa fille (eius honoris gratia). On le voit, les rapports entre le dieu et la familia se placent sous le signe de la réciprocité ; entre les deux parties règne un régime d’échange. Le Lar exauce les prières de ceux qui s’adressent à lui de la bonne manière, il rend les « honneurs » (huius honoris gratia) et restitue à chacun la monnaie de sa pièce (contra facere), niant sa bienveillance à qui le néglige. À travers les mots de son Lar, Plaute nous fournit un précieux témoignage de la façon dont les Romains pouvaient ressentir leur rapport concret avec cette divinité. Et en particulier, sur la façon d’imaginer ses réactions aux comportements qu’ils adoptaient à son égard. Le Lar s’insère dans un circuit de réciprocité dont les modalités sont tout à fait similaires à celles des partenaires humains : si les autres donnent correctement, il donne aussi, sinon, il bloque le flux de l’échange. Dans le circuit du donner et de l’avoir – d’un côté des prières et des honneurs, des bénéfices et une protection de l’autre – le Lar n’agit pas comme un partenaire démesuré, excédant dans un sens ou dans l’autre. Au contraire, il veille à garder l’équilibre de la réciprocité. On pourrait dire que l’essence du comportement du dieu se résume dans le mot gratia, dont il se sert pour expliquer pourquoi il s’est décidé à révéler son secret au père de la jeune fille : eius honoris gratia (« pour rendre les honneurs [qu’elle me fait] »). Cicéron donne en effet cette définition de gratia, concept clé du langage de la réciprocité : « Ce en quoi réside la mémoire (memoria) de l’amitié et des bienfaits reçus (officiorum) d’un autre, ainsi que la volonté de répondre47. » De la gratia, disposition à répondre, fait strictement partie aussi la memoria de ce que l’on a (ou n’a pas) reçu : le mécanisme de la réciprocité agit en tenant compte, à travers la mémoire, du comportement de nos partenaires. Et le Lar semble avoir une très bonne mémoire.

47 Cicéron, De inventione, II, 162 : Gratia, in qua amicitiarum et officiorum alterius memoria et remunerandi voluntas continetur ; cf. aussi II, 66 : Gratiam, quae in memoria et remuneratione officiorum et honoris et amicitiarum observantiam teneat ; cité par M. Lentano, « La gratitudine e la memoria. Una lettura del “De beneficiis” », in Bollettino di studi latini 39 (2009), p. 1-28.

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8. Mariage, avunculat et vicinitas Occupons-nous enfin du but que se fixe le Lar de Plaute, les noces de réparation entre la fille d’Euclion et celui qui l’a violée. Qu’un Lar s’occupe de mariage n’a rien d’étrange : le texte de Plaute présente une fois encore une remarquable syntonie avec le contexte anthropologique dans lequel le Lar s’inscrit. Selon le rite nuptial décrit par Varron, les épouses romaines antiques avaient l’habitude d’emporter trois asses. Elles en tenaient un en main, qu’elles donnaient à leur mari ; le second, qu’elles avaient sur le pied, elles le posaient sur le foyer des Lares familiares ; le troisième, qu’elles avaient dans leur sac, elles avaient l’habitude de l’offrir au compitum vicinale48. On le voit, les Lares étaient bien présents dans l’horizon matrimonial des Romains, tant sous la forme de divinités du foyer que sous celle de divinités des compita : en apprenant qu’un Lar devait s’occuper de noces, le public de Plaute aura donc simplement pensé qu’il faisait son métier. Voyons ensuite la stratégie que le Lar met en œuvre pour arriver à ses fins, à savoir pour favoriser les noces de la jeune fille. Le dieu, nous le savons, a l’intention de promouvoir la demande en mariage d’un vieillard qui habite à côté (hic senex de proximus), un « voisin ». Il s’agit de l’oncle maternel (avunculus) de celui qui a violé la future épouse. Tel est donc ce futur époux, le vieux Megadore, qui sera sollicité par le Lar au cours de la comédie. Le rôle de « prête-main » de la jeune fille, si je puis dire, qui est ici attribué à l’oncle maternel du jeune homme, dérive vraisemblablement de la structure de l’original grec de la pièce. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit aussi d’un rôle qui convient parfaitement au type de relations qui liaient, à Rome, l’avunculus et le sororis filius, l’oncle maternel et son neveu utérin. Il s’agissait de relations empreintes de bienveillance, et de familiarité, tout le contraire de ce qui advenait entre le patruus, l’oncle paternel, et le fratris filius, qui présupposait une sévérité devenue proverbiale. Un Lar pouvait bien s’attendre d’un avunculus, personnage indulgentis48 Nonius Marcellus, De compendiosa doctrina, 852, 8 Lindsay (= Varron, De vita populi Romani, fr. 304 Salvadore : M. Terenti Varronis fragmenta omnia quae extant, collegit recensuitque Marcello Salvadore, Hildesheim, Olms, 2004, p. 63) ; cf. De Sanctis, « Lari », p. 516-517. Sur le mariage par coemptio, cf. P.E. Corbett, The Roman Law of Marriage, Oxford, Clarendon Press, 1969, p. 78-85.

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simus selon Sénèque, qu’il soit disposé à renoncer à la jeune fille en faveur de son neveu49. Voilà encore un cas dans lequel les catégories de l’anthropologie – cette fois celle de la parenté – nous aident à mieux saisir le sens du texte ancien. Venons-en à l’autre information qu’on nous donne, tout aussi importante du point de vue de l’anthropologie du monde romain : le vieillard, on nous le dit, habitait là tout près (de proxumo), il s’agit d’un « voisin ». Au sujet de la fête des Lares compitales (ou mieux des héroes pronópioi, selon les termes de l’auteur), Denys d’Halicarnasse met en évidence le fait que ce culte était rendu par les esclaves, mais aussi que, selon les prescriptions de Servius Tullius, « à chaque carrefour on devait ériger des petits temples aux héroes pronópioi pour le compte de voisins (hupó tón geitónon) ; il ordonna ensuite que chaque année soient célébrés des sacrifices en leur honneur et que chaque maison (oikía) contribue avec une fougasse au miel ; il ordonna aussi que ceux qui célébraient les sacrifices aux carrefours pour le compte des voisins (tón geitónon) ne soient pas assistés par des hommes libres mais par des esclaves�50. » On le voit, le culte des Lares compitales est le culte du voisinage. Ce sont les géitones, les « voisins », les oikíai « maisonnées » contiguës que doivent honorer ces divinités. Ceux qui partagent un espace commun, comme celui qui se développe autour d’un compitum, partagent aussi un culte particulier : et ce culte est consacré aux Lares. Le fait est que, dans la société romaine, les vicini paraissent insérés dans un réseau de rapports réciproques dont la religion ne constitue qu’un aspect. Par exemple, Denys d’Halicarnasse encore nous apprend que, selon une prescription de Romulus, quand les parents d’un enfant infirme ou né difforme avaient l’intention d’exposer cette créature (ce qui était licite), ils devaient avant le montrer à « cinq hommes du voisinage » (pénte andrási tóis éggista oikóusi) pour recueillir leur opinion à ce propos51. Nous connaissons le pouvoir de vie et de mort qu’un paterfamilias pouvait exercer sur sa progéniture : pourtant il était tenu de consulter ses voisins avant d’accomplir un acte qui, bien que cruel, était cependant conforme à ses pouvoirs. Évidemment les voisins formaient un

M. Bettini, Antropologia e cultura Romana, Roma, Carocci, 1998, p. 50-76. Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae, II, 14, 3. 51 Denys d’Halicarnasse, Antiquitates Romanae, II, 15, 2. 49 50

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groupe social doté d’une autorité particulière en matière de progéniture. Il faut ajouter que, dans la société romaine ancienne, les « voisins » étaient probablement les partenaires les plus fréquents de l’échange matrimonial, comme c’est le cas dans de nombreuses sociétés. En latin, les parents par mariage portent un nom (adfines) qui rappelle à la fois le rapport de parenté, d’affinité, et la « proximité » ou le « voisinage », à savoir la « communauté de la limite » dans l’espace agricole : adfines in agris vicini sive consanguineitate coniuncti (« se disent adfines ceux qui sont voisins dans les champs ou unis par consanguinité »)52. Les voisins, les gens qui habitent in proxumo ou proxumae viciniae, comme disaient les Romains, sont insérés dans un réseau d’obligations, d’avantages et en général de rapports réciproques, parmi lesquels le partage d’un culte des Lares. Dans ce sens, le Lar familiaris qui inclut dans ses plans un membre du voisinage, comme celui de l’Aulularia, ne fait que refléter cette invisible, mais traditionnelle, trame de relations.

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Pauli Festus, De verborum significatu, p. 10, 15 Lindsay.

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SUR LA VIOLENCE DE GUERRE EN GRÈCE ANCIENNE. ANTHROPOLOGIE, HISTOIRE ET STRUCTURE

Dans une étude publiée en 1975, Moses Finley proposait de situer la collaboration entre l’anthropologie et les études sur l’Antiquité classique dans un registre qu’il qualifiait de « modeste ». L’objectif visé n’est pas de dégager, écrivait-il, « des lois ou des structures symboliques universelles », mais de tendre vers un « niveau “légèrement plus général” que l’analyse conventionnelle des événements individuels proposée, par exemple, par l’histoire-récit traditionnelle1. » Une telle remarque laisse penser que la guerre, traditionnellement perçue comme une multitude d’événements singuliers qui engagent aussi bien les individus que les sociétés, pouvait bénéficier de cet apport et entrer ainsi dans le champ de l’« histoire comparative » et de la « sociologie historique », dont le dialogue entre anthropologie et monde classique est une « subdivision ». Il n’en est rien. Les Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, parus en 1968, sous la direction de Jean-Pierre Vernant, ne sont pas même mentionnés dans le corps de l’étude2. La suite précise « que c’est dans le domaine de la parenté et celui des mythes et des rituels que l’helléniste et le romaniste ont le plus à apprendre de l’anthropologie3. » D’où 1 M.I. Finley, « Anthropologie et Antiquité classique » (1975), in Sur l’histoire ancienne. La matière, la forme et la méthode, Paris, La Découverte, 1987, p. 9-40 et notes p. 183-187 (citation p. 34) (trad. fr. de J. Carlier, à partir de l’éd. orig. : « Anthropology and the Classics », in The Use and Abuse of History, London, Chatto and Windus, 1975). 2 Les Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris – La Haye, Mouton & Co, 1968, sont le résultat de la première entreprise collective du « Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes » que fonde Jean-Pierre Vernant, en 1964, à Paris. 3 Finley, « Anthropologie », p. 37.

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le blocage provient-il ? Comment l’objet d’analyse que nous proposons, une anthropologie de la guerre dans ses rapports avec la violence en Grèce ancienne, peut-il contribuer à mieux poser les problèmes et à dégager, peut-être, quelques résultats ?

1. Anthropologie historique et histoire structurale des conflits Il n’est pas inutile de remarquer, tout d’abord, que l’expression, sinon la discipline, « anthropologie historique » a été forgée non par des anthropologues, comme il serait logique, mais par des historiens. L’anthropologie historique est d’abord de l’histoire s’efforçant de devenir un peu (beaucoup ? pas assez ?) anthropologie, et non l’anthropologie qui prendrait en compte la discipline historique. La longue enquête sur la mètis, conduite par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant dans les années 1960-1970, avait pour objectif d’atteindre « une grande catégorie de l’esprit, liée à des conditions de lieu et de temps4. » Il s’agissait de retracer toutes les configurations d’une forme d’intelligence associée à la ruse, selon qu’elle s’illustre dans le champ d’intervention d’une divinité, dans les gestes d’un artisan, dans le mode d’action d’un homme politique ou d’un héros épique, dans les détours de l’argumentation des sophistes. Or jamais, chez les Grecs, les traits de la mètis ne font l’objet d’une clarification théorique ; elle apparaît comme indissociable de moments historiques que le savant doit à la fois reconstituer dans leur individualité et regrouper pour faire apparaître une configuration générale de pensée. Derrière les rapports entre Antiquité et anthropologie, se trouve ainsi posée la question des liens entre histoire et anthropologie. La « Grèce ancienne » constitue le contexte historique principal à partir duquel est posé le problème de la guerre dans ses rapports avec la violence qu’elle génère5. Le comparatisme, en particulier avec d’autres périodes, reste 4 M. Detienne, J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion (rééd. coll. « Champs »), 1974, p. 9. 5 La question des rapports entre anthropologie et histoire dans le champ des études sur la Grèce ancienne n’a pas encore fait l’objet d’une étude systématique. Elle devrait peut-être commencer par dresser le constat des différences en fonction des écoles historiques qui se partagent le domaine des « Sciences de l’Antiquité ». Le colloque organisé à Athènes en 1992, « La Grèce ancienne et l’anthropologie de l’Antiquité », dont les actes ont été publiés dans Mètis 9-10 (1994-1995), offre une vue d’ensemble, à laquelle manquent toutefois le regard

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à l’horizon de l’analyse. Toutefois, sans être ignoré, il ne conduira pas à formuler des règles générales ou à prétention universelle. Une deuxième remarque concerne les rapports entre « guerre » et « violence ». Nombreux sont les spécialistes de l’Antiquité qui, depuis Max Weber, définissent la cité antique comme un « lieu de garnison », une communauté de guerriers6. Dans le même temps, les nombreuses études polémologiques, qui paraissent en Allemagne au moment du premier conflit mondial, font des cités grecques des entités tout entières tournées vers l’organisation des affrontements et en particulier des guerres offensives7. La guerre devient ainsi allemand et la perspective anglo-saxonne. La place de l’histoire est minorée, et rares sont les études qui abordent sans détour le problème de ses rapports avec l’anthropologie : 1. L’« idée centrale » du colloque réside dans « le terme anthropologie », défini avec l’appui de deux figures tutélaires, Marcel Mauss et Louis Gernet. Selon cette « perspective théorique », « tout phénomène culturel [est analysé] comme un fait social total » inséré dans « toutes les dimensions, historiques certes, mais aussi politiques, religieuses, économiques, techniques, psychologiques, esthétiques » (Avertissement, p. 7). L’histoire est non seulement dépourvue de ses ambitions braudéliennes, mais il devient difficile de repérer quel est son territoire, une fois qu’elle a dû se délester de la politique, de la religion, de l’économie, de l’art (en dépit des études passionnantes qui osent transgresser cette approche restrictive : cf., pour le domaine politique, Cl. Leduc, « Citoyenneté et parenté dans la cité des Athéniens. De Solon à Périclès » (p. 51-68). 2. Ces difficultés se retrouvent dans les hésitations et les débats, seulement esquissés, qui touchent au nom même de la discipline : « anthropologie » ou « anthropologie historique » ? N. Loraux se demande « comment repolitiser la cité » et propose pour cela « une anthropologie politique de la cité grecque » (souligné par l’auteur), c’est-à-dire un repérage dans l’histoire des grandes catégories transhistoriques, caractéristiques du politique grec, telle que la stasis, non une étude de leur cheminement historique (p. 121-127). Différemment P. Schmitt Pantel insiste pour « compléter le titre de [son] atelier d’un adjectif, “historique” : Pour une anthropologie historique des sexes » (p. 299-305 ; citation p. 303). 6 M. Weber, La Ville, Paris, Aubier-Montaigne, 1982 (1921), p. 30 (citation), 113, 116, 188-192, 201, 205-207 (éd. orig. : « Die Stadt », Archiv fur Sozialwissenschaft und Sozialpolitik 47 [1921], p. 621-772 ; extrait de Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, 1947). Cette communauté se confond elle-même avec le groupe des citoyens : Alcée, fr. 426 (Z 103), Lobel-Page ; Hérodote, Historiae,VIII, 61-62 ; Thucydide, Historiae,VII, 77, 7. 7 H. Delbrück, Geschichte der Kriegskunst im Rhamen der politischen Geschichte, Berlin, G. Stilke, 1920 ; J. Kromayer, G. Veith, Antike Schlachtfelder, Berlin,Weidmann, 1903-1928 ; Id., Heerwesen und Kriegsführung der Griechen und Römer, München, Beck, 1928 (Handbuch der Altertumswissenschaft, IV, 3, 2). Leur successeur est W.K. Pritchett, The Greek State at War, 5 vol., Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 1971-1991, et Studies in Ancient Greek Topography, 5 vol., Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 1965-1985, dont le point de vue est repris pour l’essentiel et synthétisé par M.M. Sage, Warfare in Ancient Greece. A Sourcebook, London – New York, Routledge, 1996.

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un phénomène « naturel », consubstantiel à la polis8. Cette thèse malmène pourtant les sources, dans deux registres. D’une part, l’essentiel de la documentation répète inlassablement que la guerre est le pire des fléaux. Dès les premiers vers de l’Iliade, à peine l’aède a-t-il invoqué la Muse pour qu’elle lui procure la matière de son chant, aussitôt la « bataille » est présentée comme source de « souffrances sans nombre » pour les Achéens, qui n’ont d’autre sort à espérer que de devenir « la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel9. » Chez Hérodote, Crésus dégage luimême, à l’intention de Cyrus, la « leçon » de l’ensemble du récit de Vie dont il est le protagoniste : « Personne n’est assez insensé pour préférer la guerre (πόλεμον) à la paix (εἰρήνης) ; en temps de paix, les fils ensevelissent leurs pères ; en temps de guerre, les pères ensevelissent leurs fils10. » Pour Thucydide l’état normal des choses est le temps de la prospérité et du « bien-être » (εὐπορία), non de la guerre, « maître violent11 ». On a souligné l’opposition entre l’image d’une Athènes sereine décrite par Périclès dans l’oraison funèbre et, dans le récit qui suit immédiatement, ce qu’il advient de la cité défigurée par l’épidémie12. Un tel constat ne contredit pas le caractère exceptionnel de la guerre du Péloponnèse, bien au contraire : elle est unique ; elle constitue comme un paroxysme dans l’histoire, et c’est seulement dans l’ordre de la connaissance, grâce au travail de l’historien, qu’elle comporte une forme d’utilité. Xénophon choisit de conclure les Helléniques, récit d’un demi8 Le constat d’une grande fréquence supposée des combats prend appui sur l’idée qu’aux yeux des Anciens le politique serait apparu avec l’art de la guerre ; ce sont les citoyens en armes qui constituent la représentation la plus orthodoxe de la cité archaïque et classique : ces thèses sous-tendent les travaux d’Yvon Garlan, par exemple La Guerre dans l’Antiquité, Paris, Nathan, 19993 (1972), p. 3, 53 ; Guerre et économie en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1989, p. 143 ; « L’Homme et la Guerre », in J.-P. Vernant (éd.), L’Homme grec, Paris, Seuil, 1993, p. 78-86, 97-99 : Garlan conclut en soulignant que « [La guerre] restait la grande accoucheuse des communautés politiques.».  W.R. Connor, « Early Greek Land Warfare as Symbolic Expression », Past and Present 119 (1988), p. 3-29 (en partic. p. 3-5, 7-8) est l’un des très rares historiens modernes à contester « ce qui est maintenant devenu une orthodoxie à propos de la guerre. » 9 Homère, Ilias, I, 2 et 4-5. 10 Hérodote, Historiae, I, 87. 11 Thucydide, Historiae, III, 82, 2. 12 Thucydide, Historiae, II, 37-41, 2, en opposition avec II, 51-54. Cf. R.I. Winton, « Athens and the Plague: Beauty and the Best (Thucydide, Historiae, II, 35-54) », Métis 7/1-2 (1992), p. 201-208.

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siècle de conflits entre les cités, sur l’impossibilité, pour les acteurs eux-mêmes et pour l’historien de trouver un sens à la bataille de Mantinée (362 av. J.-C.) : « L’incertitude et la confusion (ἀκρισία δὲ καὶ ταραχή) furent plus grandes après qu’avant dans toute la Grèce13. » Dans la Politique d’Aristote également, la fin de la cité n’est pas la guerre, mais l’autarcie14. De même, la partie supérieure de la stèle retrouvée dans le dème d’Acharnes et portant le serment que prononçaient les éphèbes athéniens est surmontée d’un relief sculpté qui représente toutes les armes défensives de l’hoplite et elles-seules, la lance et l’épée étant exclues de l’image. Le citoyen en armes n’est pas un conquérant ; il est, seulement, un défenseur de sa cité, dans la représentation idéale que la polis donne de lui15. D’autre part, dans un second registre, la plupart des études modernes de polémologie éludent la question de la violence, ou bien l’appréhendent comme s’il s’agissait de l’état de nature de la guerre, d’une sauvagerie à la fois primitive, dérangeante et incontrôlable pour la cité et son image, ou bien inavouable16, s’il s’avère, parfois sans aucune ambiguïté, qu’elle relève de la plus stricte rationalité politique, en s’inscrivant dans le fonctionnement normal des institutions. Dans ce cas, nul n’est épargné, quels que soient les maux infligés. On songe à mainte situation chez Thucydide. Le soulèvement de Mytilène, en 428, aurait dû coûter aux habitants de l’île l’exécution de tous les hommes adultes et la réduction en esclavage des femmes et des enfants, lors des assemblées que tinrent les Athéniens à l’automne 42717. Les Méliens, en 416, ne connaissent, eux, aucune clémence et, selon la norme, « les Athéniens tuèrent tous les adultes en âge de porter les armes et réduisirent en Xénophon, Hellenica,VII, 5, 26. Aristote, Politica, I, 2, 1253 a 3-7. 15 L. Robert, « Le Serment des éphèbes athéniens », in Études épigraphiques et philologiques, Paris, 1938, p. 297-307. 16 Les travaux de Valeria Andò et de Nicola Cusumano sont parmi les rares à appréhender la « sauvagerie », non comme un fait de nature, mais comme une construction culturelle, qui fait partie des armes auxquelles ont recours les adversaires. Invoquer la « bestialité » de l’ennemi revient à l’exclure du jeu de la guerre et, plus largement, du politique. Cf. V. Andò, N. Cusumano (éd.), Come bestie? Forme e paradossi della violenza tra mondo antico e disagio contemporaneo, Caltanissetta, Salvatore Sciascia Editore, 2010, en particulier les contributions des deux éditeurs : « Cannibalismo e antropopoiesi nella poesia iliadica » (p. 1-18) et « La passione dell’odio e la violenza correttiva. Greci e Cartaginesi in Sicilia (409-396 a.C.) » (p. 141-163). 17 Thucydide, Historiae, III, 27-50. 13 14

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esclavage les enfants et les femmes18. » Double débat à l’assemblée, dans le premier cas, argumentation spécieuse faisant valoir le droit du plus fort, pour le second, dans les deux situations la violence se referme sur les vaincus, soldats ou « particuliers » (ἰδιῶται), et fait l’objet d’une ellipse dans la narration. Quelles hypothèses privilégier dans ce contexte ? La guerre est l’un des objets les plus familiers aux spécialistes des mondes grecs, mais elle sera appréhendée ici en tant qu’instrument à la fois d’analyse et d’action, à la disposition des «hommes» (anthrôpoi), pour nous situer dans la perspective généralisante d’Hérodote et de Thucydide19 : la guerre, sans jamais cesser d’être une réalité de terrain, d’ordre ethnographique, est aussi une construction qui, en tant que telle, ne s’impose et n’existe pas de façon « naturelle ». Elle est un possible anthropologique, parmi d’autres, qui permet de mesurer le rapport à la violence qu’entretient telle société qui y recourt. L’objet de cette analyse est donc de reconstituer les liens logiques qui associent guerre et violence, entre anthropologie et histoire, afin de montrer comment s’élabore, dans la réflexion des Grecs – est-elle complètement consciente ? –, une anthropologie de la guerre. La première difficulté majeure provient certainement de ce que la violence est souvent moins passée sous silence qu’exprimée du seul point de vue de ceux qui l’infligent. De là surgit une seconde difficulté : que peut-on restituer de la violence dans l’écriture ? Tour à tour infligée et subie, tue et dite, ou murmurée, elle apparaît comme un objet disponible pour l’historien et pour l’ethnologue, s’ils acceptent l’un et l’autre d’aller au-delà de leur domaine propre et de tenir compte des « expressions conscientes » et des « conditions inconscientes » de la vie des sociétés20 ? Nous Thucydide, Historiae,V, 89-116 (citation,V, 116, 4). Hérodote, Historiae, Prooemium et I, 5 ; Thucydide, Historiae, I, 1, 2 ; 22, 4. Cf. P. Payen, « “En vue de l’exécution des faits universels”. Sur quelques procédures de généralisation dans l’historiographie et la géographie grecques », in Le Monde et les Mots. Mélanges Germaine Aujac, Pallas 72 (2006), p. 47-62 (en part. p. 48-55). 20 Dans « Ethnologie et histoire », étude parue en 1949 dans la Revue de métaphysique et de morale et reprise comme introduction à Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974² (1958), p. 3-33, Cl. Lévi-Strauss montre, d’une part, que l’ethnologue porte attention aux données sociales et historiques dans leur ensemble, mais que le but qu’il vise est d’atteindre l’« architecture logique » des possibilités inconscientes à disposition des hommes ; en ce sens, les choix ou manifestations historiques ne sont pas arbitraires ; ils peuvent seulement, en l’état de nos connais18

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verrons ainsi que la guerre peut être reconnue comme l’expression de « la puissance et de l’inanité de l’événement21 » et, conjointement, comme la preuve que « les phénomènes sociaux obéissent à des arrangements structuraux22. » Dans ce dernier cas, nous ne sommes guère éloignés du choix que fait Braudel de ranger la guerre au deuxième étagement de ses trois temporalités, parmi les phénomènes de conjoncture, « destins collectifs et mouvements d’ensemble », au même rang que « l’économie », « les empires », « les sociétés », « les civilisations23 »�. Dès lors, la violence ne seraitelle que le surgissement irrationnel de l’arbitraire ? Ses causes ne pourraient-elles être ramenées qu’au contexte des événements singuliers ? Nous posons l’hypothèse que la violence, loin d’être une variable aléatoire de la guerre, est une catégorie qui s’articule à elle en fonction des contextes historiques. La violence façonne l’histoire des guerres par le rapport qu’elle entretient avec elles, selon une logique dont nous espérons pouvoir reconstituer quelques éléments. Plus qu’une approche en termes d’anthropologie historique, cet essai propose l’esquisse d’une histoire structurale des rapports entre conflit et violence en Grèce ancienne.

2. Guerre et violence dans le champ de l’anthropologie Ce n’est pas sans difficulté que la guerre a trouvé place dans le « champ de l’anthropologie ». La principale raison, pour l’Antiquité, vient de ce qu’il a fallu contourner l’imposant massif constitué par les études de polémologie24. Celles-ci étaient dominées, et le sont sances, être imprévisibles. Lévi-Strauss montre, d’autre part, que l’historien, de son côté, n’ignore pas les « éléments inconscients de la vie sociale » qui commandent les choix des individus. Ainsi donc, « la différence fondamentale entre les deux n’est ni d’objet, ni de but, ni de méthode », mais leur cheminement correspond à un « passage, pour l’historien, de l’explicite à l’implicite, pour l’ethnologue, du particulier à l’universel » (p. 24-25, 30-32). 21 Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques, Paris, Plon, 1966, vol. II : Du Miel aux Cendres, p. 408. 22 Cl. Lévi-Strauss, « Les Limites de la notion de structure en ethnologie » in R. Bastide (éd.), Sens et usages du terme structure dans les sciences humaines et sociales, The Hague – Paris, 1972 [cité par F. Hartog, « Le Regard éloigné. Lévi-Strauss et l’histoire », in L’Herne. Lévi-Strauss 82 (2004), p. 313]. 23 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 2 vol., Paris, Armand Colin, 1949, vol. II, chapitre 7, p. 164-212. 24 Cf. supra, note 7. La bibliographie consacrée à ce domaine est exponentielle. Toute la première partie de la thèse de Vincent Cuche en donne une preuve

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encore largement, par les études militaires de la guerre, portant sur l’organisation, la technologie des armes, les données stratégiques, la tactique, plus récemment sur la poliorcétique25. De surcroît ces travaux reposent sur une conviction qui, bien que non véritablement démontrée, assure leur légitimité. La guerre est considérée comme la principale activité des sociétés anciennes ; elle en mobiliserait toutes les ressources matérielles et mentales. Elle est aussi perçue – et nous rejoignons là le terrain de l’anthropologie – comme une fatalité inscrite non seulement dans les institutions, mais plus encore dans l’ordre naturel du monde. Presque tous les classicistes des xixe et xxe siècles, philologues, historiens ou anthropologues, développent la même thèse dont Moses Finley donne la formulation la plus tranchée, dans une étude consacrée à l’« empire » athénien : « il était universellement admis dans l’Antiquité que la guerre était la condition naturelle de la société humaine26. » Dans un tel contexte, il n’était pas facile de proposer une nouvelle approche. Avec beaucoup d’audace intellectuelle et de sens tactique, Jean-Pierre Vernant s’y risque dans le premier programme d’enquête (1964) du « Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes ». De ces rencontres, auxquelles se trouvent associées des personnalités que leurs choix scientifiques – non sans rapport, parfois, avec leurs options politiques – ne rapprochaient pas toujours, telles que Pierre Lévêque, Jacqueline de Romilly, Moses Finley, Marcel Detienne, Pierre Vidal-Naquet –, est résulté un livre, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne (1968), qui tout à la fois est une réussite et marque une limite. Il met au jour une limite, parce qu’aucune des contributions – quelle que soit leur valeur intrinsèque, et il en est de fondatrice, comme celle de Pierre Vidal-Naquet, consacrée à « La tradition de l’hoplite athénien » – n’adopte une perspective résolument comparatiste. Chaque historien, pour l’essentiel, reste à l’intérieur de sa spécialité, protégé par sa méthode d’approche, sans prendre le risque de pénétrer sur le territoire limitrophe. Le sans ambiguïté : Les Dieux au combat. Guerre et interventions divines en Grèce à l’époque classique, Thèse de doctorat, ss. la dir. de M. Jost, Paris-Ouest Nanterre, 2010. 25 Y. Garlan, Recherches de poliorcétique grecque, Paris, De Boccard (BEFAR), 1974 ; « La Fortification dans l’espace civique », in Guerre et économie en Grèce ancienne, p. 115-142. 26 Finley, « La Guerre et l’Empire », in Sur l’histoire ancienne, p. 125-153, et notes, p. 200-203 (citation, p. 127) (trad. fr. de J. Carlier, à partir de l’éd. orig. : « War and Empire », in Ancient History. Evidence and Models, London, Penguin Books, 1985).

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livre présente donc un ensemble de monographies indépendantes les unes des autres, rangées selon l’ordre chronologique, sans faire jaillir des résultats neufs ou du moins des « problèmes » issus du recoupement des modes d’analyse concernant « la guerre en Grèce ancienne ». Mais le livre est aussi une réussite en ce qu’il est dominé par la longue introduction de Vernant. Certes il avance lui aussi d’emblée que, « pour les Grecs de l’époque classique, la guerre est naturelle27 », mais, une fois cette concession accordée à l’air du temps, il souligne davantage que la guerre est un phénomène globalisant, dont les manifestations apparaissent dans des domaines hétérogènes en apparence, par exemple dans le registre technique (avec la transformation des armes), dans la sphère sociale (la panoplie ne peut être acquise que par les propriétaires de terre, dotés de revenus suffisants) et au sein du contexte politique. La guerre, fait social total, doit aussi être étudiée en fonction des contextes historiques particuliers des sociétés qui s’y livrent, et à ce titre, il pose dès les premières lignes que « la guerre n’est pas un fait humain constant et universel – il y a des sociétés qui ne la connaissent pas –, elle se présente comme un faisceau d’institutions, relatives à des conditions historiques28. » Il souligne encore que dans les cités grecques, « la guerre est chose publique, du ressort exclusif de l’État » ; « la Cité absorbe la fonction guerrière29 » par les décisions collectives des citoyens réunis à l’ekklesia. C’est la raison pour laquelle la guerre se trouve ainsi placée au rang des grandes institutions qui assurent la stabilité de la cité30, dans une conception du politique largement ouverte. Vernant peut écrire en ce sens : « L’armée c’est l’assemblée populaire sous les armes, la cité en campagne, comme inversement la cité est une communauté de guerriers31. » Une telle équivalence et une telle 27 J.-P. Vernant, « Introduction », in Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 9-30 (citation, p. 10) ; voir aussi p. 25 : « état normal », la guerre est « naturelle et nécessaire » entre cités. 28 Vernant, « Introduction », p. 9. 29 Vernant, « Introduction », p. 19. 30 Cf. infra, section 3. 31 Vernant, « Introduction », p. 18. C’est la perspective développée dans l’étude de Claude Mossé, « Le Rôle politique des armées dans le monde grec à l’époque classique », in J.-P. Vernant (éd.), Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 221229 (en particulier p. 221-222) ; cf. Ead., « Armée et cité grecque (à propos de Thucydide, Historiae,VII, 7, 4-5) », Revue des études anciennes 65 (1963), p. 290-297 [repris dans P. Brun (éd.), D’Homère à Plutarque. Itinéraires historiques. Recueil d’articles de Claude Mossé, Bordeaux, Ausonius, 2007, p. 235-240] ; « Le Rôle de l’armée

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approche posent un ensemble de problèmes déjà esquissés. D’une part, le risque est de faire de la cité une société guerrière, par nature, au lieu d’analyser une société en guerre. D’autre part, pour éloigner ce risque, qui conduirait à présenter une sorte de face noire de la cité et elle seule, l’analyse ne se réduirait-elle pas à l’étude des institutions de la guerre et à son fonctionnement au sein de la phalange hoplitique, ordonnée sur le modèle politique, dont elle est une manifestation32 ? L’ordre rassurant de la phalange exclut alors la violence, qui ne trouve pas place dans ce volume. Le mot, en effet, est employé une seule fois, par Vernant, en tant que synonyme de la guerre hoplitique. La guerre étant absorbée dans l’organisation politique, « la violence a sa logique33 ». En cela, elle s’approprie les droits de la raison qui explique et justifie ; elle n’est plus une force primaire et arbitraire ; dans les cités en plein développement, elle est soumise à la prééminence que l’on reconnait à la parole sur les autres institutions de pouvoir34. Institutionnalisée à l’extrême et soustraite à la violence, la guerre ainsi comprise ne pouvait prendre place dans le « champ de l’anthropologie », alors même que l’effort de Jean-Pierre Vernant représentait la tentative la plus aboutie pour en repérer la présence et en expliquer la fonction. Certes Pierre Vidal-Naquet a exploré de son côté, avec les ressources de l’anthropologie, tout le dossier de l’éphébie, comme classe d’âge et rite de passage vers la pleine citoyenneté masculine, réduisant la composante trop uniment militaire à laquelle cette institution se trouvait souvent ramenée35. Mais, précisément, l’éphébie n’est pas toute la guerre. La synthèse que dans la révolution de 411 à Athènes », Revue historique 231 (1964), p. 1-10 [repris dans D’Homère à Plutarque, p. 241-248] ; Politique et société en Grèce ancienne. Le « modèle » athénien, Paris, Aubier, 1995, p. 180-190, qui analyse notamment Thucydide, Historiae,VII, 75-77 ;VIII, 76-93. 32 On sait que les hoplites y sont rangés par tribus : Hérodote, Historiae,VI, 111, à Marathon. 33 Vernant, « Introduction », p. 19. Cf. également en ce sens P. Vidal-Naquet, « La Tradition de l’hoplite athénien », in Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, p. 161-181 [repris dans Id., Le Chasseur noir, Paris, 19913 (1981), p. 125-149] : « À Athènes, et pour l’essentiel à l’époque classique, l’organisation militaire se confond avec l’organisation civique : ce n’est en tant qu’il est un guerrier que le citoyen dirige la cité, c’est en tant qu’il est un citoyen, que l’Athénien fait la guerre » (p. 126). 34 J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 19904 (1962), p. 44-45. 35 P. Vidal-Naquet, « Le Chasseur noir et l’origine de l’éphébie athénienne » (1968), in Le Chasseur noir, p. 151-176.

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publie Jean-Pierre Vernant dans la revue Mètis, en 1989, en forme de bilan et de programme, n’y change rien. Ce texte, intitulé « De la psychologie historique à une anthropologie de la Grèce ancienne », a beau officialiser la nouvelle appellation des recherches menées autour de lui et avec lui : « anthropologie de la Grèce ancienne » – et même « anthropologie historique », expression qui figure à deux reprises36 –, ni l’éphébie, de façon très surprenante, n’est comptée parmi les acquis significatifs de ces recherches, ni la guerre, ce qui est moins étonnant, n’est mentionnée parmi les grands phénomènes à construire et à explorer. Si l’anthropologie de l’Antiquité est restée relativement discrète sur ce sujet, il n’en va pas de même pour l’anthropologie politique et sociale qui a accordé beaucoup plus d’attention à la guerre et à la violence. Certes la guerre n’est pas un problème exploré systématiquement par Lévi-Strauss, au même titre que la parenté ou la cuisine, mais ses élèves lui ont accordé une grande place, dans trois registres, à propos desquels nous nous en tiendrons à un exemple marquant. Un premier registre est celui du politique. Le modèle d’analyse commun à la plupart de ces études consiste à appréhender la guerre, notion prise dans une acception très large, comme une source d’ordre. Pierre Clastres, dans un ouvrage intitulé Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, fait de la guerre une institution constitutive de tout État ; la guerre tend à assurer la liberté et l’indépendance de la communauté politique. En affirmant « la dimension proprement politique de l’activité guerrière », Pierre Clastres généralise, pour l’ensemble de la société primitive, grâce au secours de Hobbes, un modèle souvent utilisé pour les cités grecques, à moins que Clastres ne construise sa théorie, sans le dire, en s’inspirant directement de la référence grecque : « La guerre est le mode d’existence privilégié de la société primitive en tant qu’elle se distribue en unités socio-politiques égales, libres et indépendantes : si les ennemis n’existaient pas, il faudrait les inventer37 ». La cité ne peut exister en tant que telle sans ses 36 J.-P. Vernant, « De la psychologie historique à une anthropologie de la Grèce ancienne », Métis 4/2 (1989), p. 305-314 (p. 309, 311). 37 P. Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, Paris, Éditions de l’Aube, 1997, p. 68, 78, 83 (pour la dernière citation).

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ennemis ou des ennemis. Ce modèle se retrouve dans les travaux de Nicole Loraux. Dans un deuxième registre, la guerre a été explorée en tant que pratique sociale générant des usages singuliers qui définissent l’identité d’un peuple. La monographie que Philippe Descola a consacrée aux Indiens Jivaros, qui vivent entre Équateur et Pérou, et en particulier à la tribu des Achuar38, aborde le dossier du rituel tsantsa, l’ensemble des très longues et minutieuses opérations, étendues sur plus d’une année, qui consistent à réduire la tête d’un ennemi. Le cas des Jivaros est intéressant pour notre enquête à deux titres. Les guerres menées entre tribus sont qualifiées de « tuerie », de « levée de lances ». Aucun règlement n’est prévu pour y mettre fin ; « ces guerres n’avaient pas d’autre but que de capturer des têtes lors de raids à longues distances chez des Jivaros inconnus39 ». Par différence, « les morts de la vendetta n’étaient pas décapités car impropres à figurer dans le rituel de tsantsa comme emblèmes d’altérité, en raison de leur parenté même lointaine avec les meurtriers ». On constate donc que chasse aux têtes et vendetta créent des ennemis sur des registres différents. Pourtant l’ennemi est toujours présenté comme un affin et la guerre fait partie des « affaires de famille », car la vendetta peut prendre une extension géographique considérable et l’affinité à l’origine du conflit n’être plus que « potentielle » et « de principe ». Affinité proche et affinité lointaine finissent par ne plus se distinguer. On est toujours, là est le plus important, dans « des affaires de famille », de même que, dans l’imaginaire de la polis, la citoyenneté est toujours pensée sur le modèle de la parenté. Or – et c’est le second intérêt des Relations Jivaros – cette « variation sur le thème de l’affinité » repose sur la proximité, de plus en plus impossible à discerner au sein de la société jivaro, entre deux formes de conflits que les Grecs nomment polemos et stasis ; on est dans une guerre entre affins, réels ou potentiels, une guerre qui se déroule donc dans la « famille », ce que les Grecs nomment très exactement οἰκεῖος πόλεμος, « guerre familiale » ou « guerre intérieure », « guerre entre parents », « guerre intestine40 »�. Du côté 38 Ph. Descola, Les Lances du crépuscule. Relations Jivaros, Haute Amazonie, Paris, Plon, 1993 (Terre humaine). 39 Descola, Les Lances du crépuscule, p. 306. 40 Platon, Menexenus, 243d – 244a. Le Ménéxène, rappelons-le, est un pastiche d’oraison funèbre, dirigé contre la démocratie athénienne. Athènes et son empire

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d’oikeios, l’unité et la réconciliation41 ; du côté de polemos, la division et le conflit. En d’autres termes, la relation qui réunit ou disjoint oikeios et polemos est de même nature que pour réconciliation et conflit. Cette valeur d’opposition complémentaire, sous forme d’oxymore, est celle que renferme à lui seul le substantif stasis. L’anthropologie sociale n’a pas hésité à aborder la question de la violence dans un troisième registre. Françoise Héritier lui a consacré un séminaire, en 1995, devenu un livre42. Sans qu’il y soit toujours question de la guerre, la réflexion, issue de l’analyse de conflits contemporains, en Bosnie et au Rwanda, a néanmoins privilégié cet aspect et montré que la violence, loin d’être innée, « est toujours construite », en fonction de contextes où le politique maritime n’auraient cessé d’être rongés par la dissension tout au long du Ve siècle. C’est pourquoi Platon présente la bataille des Arginuses comme l’exemple même d’une victoire qui crée la dissension, d’une victoire qui conduit à la défaite au lieu de favoriser la réconciliation : « Grâce à eux [les citoyens morts au combat lors de la victoire aux îles Arginuses, en 406], notre cité acquit cette réputation qu’elle ne saurait jamais être défaite, même par l’univers entier : réputation méritée, car c’est notre propre division (τῇ δὲ ἡμετέρᾳ αὐτῶν διαφορᾷ), non les armes d’autrui, qui triompha de nous. Invaincus, nous le restons aujourd’hui encore devant ces ennemis : c’est nous-mêmes qui avons remporté sur nous la victoire ; c’est par nous-mêmes que nous avons été vaincus. Quand ensuite le calme eut été rétabli, et la paix faite avec les autres, la guerre intérieure [entre parents] (ὁ οἰκεῖος ἡμῖν πόλεμος) fut conduite chez nous de telle sorte que, si le destin condamnait l’humanité aux dissensions (στασιάσαι), nul ne souhaiterait voir sa propre cité subir autrement cette épreuve. Du côté du Pirée comme de la ville, quel empressement fraternel mirent nos concitoyens à se mêler entre eux (ὡς ἁσμένως καὶ οἰκείως ἀλλήλοις συνέμειξαν οἱ πολῖται), et, contre toute attente, avec les autres Grecs ; quelle modération à terminer la guerre contre ceux d’Éleusis ! Et tout cela n’eut d’autre cause que la parenté réelle (ἢ ἡ τῷ ὄντι συγγένεια), qui produit, non point en paroles mais en fait, une amitié solide, fondée sur la communauté d’origine. » Sur l’utilisation du genre de l’oraison funèbre pour instruire ce procès sous la forme du pamphlet, cf. N. Loraux, L’Invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique », Paris – La Haye, Éd. de l’EHESS – Mouton, 1981 ; p. 315-330 ; Ead., « La Guerre dans la famille », Clio 5 (1997), p. 21-62 (1ère éd. dans Studi storici 28 [1987], p. 5-35), et la présentation de J.-F. Pradeau : Platon, Ménéxène, Paris, Les Belles Lettres, 1997 (Classiques en poche), p. vii-xxxii. 41 C’est ce sur quoi semblait pouvoir compter le poète tragique Phrynichos, lorsqu’il composa et fit représenter, en 493 av. J.-C., une tragédie intitulée La Prise de Milet, qui mettait en scène les malheurs survenus à la cité, en 494, après un long siège, à l’issue du soulèvement de l’Ionie contre les Perses. Mais il fut condamné à une amende de mille drachmes pour avoir rappelé des malheurs si proches, οἰκήια κακά, des « malheurs entre parents » (Hérodote, Historiae,VI, 18-21). Ces malheurs sont de nature familiale (oikeios), parce qu’ils concernent la parenté entre Athènes et les Ioniens (cf. en ce sens Loraux, « La guerre dans la famille », p. 37, note 51).  42 F. Héritier, Séminaire. De la violence, Paris, Odile Jacob, 1996.

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occupe une large place. Le corollaire de ceci est que la violence, n’étant pas innée mais culturellement élaborée, « s’acquiert par l’éducation43 ». Écrivant cela, Françoise Héritier avait-elle en tête le mot si célèbre de Thucydide, décrivant le paroxysme de violence atteint lors de la guerre civile à Corcyre, en 427 avant J.-C. : la guerre est un maître violent (polemos [...] biaios didaskalos)44. Le politique comporterait-il, pour une part, une éducation à la violence45 ? À partir de ces éléments d’incitation à l’analyse, ouvrons la voie des échanges entre anthropologues et historiens, et tentons de préciser ce que peut être une anthropologie de la guerre et de la violence en Grèce ancienne. – Cela revient, tout d’abord, à pratiquer le comparatisme, selon l’invitation sans cesse renouvelée de Jean-Pierre Vernant46, et donc à accepter la comparaison même la plus déconcertante, la plus iconoclaste. Ainsi de l’aide des Indiens Jivaros pour comprendre un dialogue de Platon pastichant la prose officielle de l’oraison funèbre qui évoque les exploits guerriers des d’Athéniens, pour découvrir que la guerre est fondamentalement, et toujours, une affaire de famille, un lieu où, plus que partout ailleurs, l’on se mêle fraternellement ; c’est pourquoi, si l’on suit Thucydide, que Platon a lu47, on y voit « le père tuer son fils (πάτηρ παῖδα Héritier, De la violence, p. 32. Thucydide, Historiae, III, 82, 2. 45 Si tel était le cas, l’anthropologie culturelle et sociale rejoindrait les théories sur la société primitive. 46 Vernant, « De la psychologie historique à une anthropologie de la Grèce ancienne », p. 310-311. 47 Ainsi qu’en témoignent, à la lettre, le Timaeus, 19c, 25a, le Critias, 108e (à la manière de Thucydide, Historiae, V, 26, 1-5), 110a, 110e, 111c, 111d, et le livre III des Leges, 680d, etc. De même Platon est-il un grand connaisseur de l’œuvre d’Hérodote ; il suffit de rapprocher par exemple Hérodote, Historiae, I, 5 et Leges, III, 676c ; Hérodote, Historiae, II, 2 et Critias, 113a-b. Ce dossier a fait l’objet de nombreuses études qui ne concordent pas dans leurs conclusions, mais qui soulignent toutes à quel point Platon était un grand lecteur de tous les historiens. Cf. A. Diès, in Platon, Les Lois I-II, Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 1951, p. xxiii-xxiv ; R. Weil, L’« Archéologie » de Platon, Paris, Klincksieck, 1959, p. 26, 46, 53, 118 ; Chr. Gill, « The Genre of the Atlantis Story », Classical Philology 72 (1977), p. 299 ; J.-F. Pradeau, Le Monde de la politique. Sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et Critias, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997, p. 156-189 ; M.L. Desclos, Aux marges des dialogues de Platon. Essai d’histoire anthropologique de la philosophie ancienne, Grenoble, Jérôme Millon, 2003, p. 136-143. 43 44

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ἀπέκτεινε)48 » au même titre que n’importe quel autre conci-

toyen. S’agirait-il d’un invariant ? Le recours à la comparaison implique également de suspendre un temps la chronologie, pour y substituer d’autres contextes, sans lesquels aucune analyse ne peut se déployer. Jamais Lévi-Strauss, contrairement à ce qu’on a pu parfois écrire, ne consent à y renoncer49. – C’est ensuite s’efforcer de repérer sous les changements un certain niveau de généralité 50. Derrière cette formulation a minima, se trouve posée la question du structuralisme. Deux orientations se dessinent. Vernant est d’accord avec Lévi-Strauss et Dumézil pour analyser, d’une part, « comment ça fait sens parce que ça fait système51 », et, d’autre part, « comment ces systèmes changent ». Le choix de la Grèce provient de ce que les changements y sont profonds et assez rapides, entre le viiie et le ive siècle av. J.-C. Vernant se montre donc favorable à une anthropologie historique qui soit structurale, mais sans le structuralisme, sans la recherche, à ses yeux vaine, de règles trop générales. Le « bon structuralisme », celui qu’ont mis en œuvre les mythologues, consiste plutôt à « mettre en lumière les systèmes d’opposition et d’homologies qui constituent l’armature des récits mythiques52. » En bref, oui pour l’organisation du récit et l’idéologie qu’il véhicule ; non pour l’organisation de l’esprit humain, même ancrée dans ses contextes ethnographique, géographique, historique. Nous tenterons de montrer que l’une et l’autre approche ne s’exclut pas. La seconde orientation est celle que privilégie Lévi-Strauss, pour qui il faut descendre en dessous du niveau de la conscience, de manière à repérer des règles qui soient de portée universelle, bien qu’ancrées dans un contexte particulier. L’objet de l’analyse structurale n’est pas d’allonger la liste des ressemblances entre les sociétés humaines, Thucydide, Historiae, III, 81, 5. Sur le problème du contexte, cf. la mise au point dans Histoire de lynx, Paris, Plon, 1991, p. 249-255, en part. p. 254. Mais dans la démarche structurale, les données procurées par la géographie et l’histoire recoupent les faits mis au jour par l’analyse sémantique et logique (Histoire de lynx, p. 257-258). 50 Finley, « Anthropologie et Antiquité classique », p. 21 (et note 25, p. 184), 34. Ce niveau « légèrement plus général » est aussi celui de la sociologie. 51 J.-P. Vernant, « Entretien inédit (I) [avec J.O. Guimaraes] : “Comme une barque sur un fleuve” », Anabases 7 (2008), p. 26. 52 Vernant, « Entretien inédit (I) », p. 26, note 15. 48 49

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en interrogeant notamment le pourquoi dont rendent compte, en termes d’origine, les échanges entre ces peuples, mais le comment, constitué d’un ensemble de formes inconscientes et invisibles53. – Enfin, l’anthropologie de la guerre devrait consister, par un « recours simultané à l’ethnologie et à l’histoire », pour lequel plaide Lévi-Strauss dans le dernier texte qu’il ait publié dans les Annales, en 198354, fort proche des positions de Vernant, à analyser les opérations de pensée qui font de la guerre non pas seulement une succession d’événements tels que les conciliabules, rencontres, échanges de missives diplomatiques, affrontements d’intensité croissante, armistices, traités, mais aussi un ensemble articulé de pratiques et de discours, incluant dans ce cas-ci les modes et genres de relation, autrement dit l’écriture de l’histoire et de l’ethnographie. La signification de la guerre et celle de la violence qui les articule l’une à l’autre sont à rechercher dans une voie qui se tienne à égale distance d’une conception naturaliste et d’un système de règles abstraites. Entre les deux55 se situent l’organisation sociale de la cité et le discours qu’elle tient sur elle-même. 53 Cl. Lévi-Strauss, Mythologiques, Paris, Plon, 1971, vol. IV : L’Homme nu, p. 32-33 : « La preuve ne résulte pas du fait qu’on peut observer des ressemblances au niveau empirique » ; « il n’y a rien de plus trompeur que ces ressemblances » de surface, et « il faut que la réflexion critique prenne le relais des inventaires empiriques » pour mettre au jour des règles de transformation et de dérivation. Dans la conclusion de la deuxième édition de La Méditerranée (1966), Braudel, en plein dans la décennie où les rapports se tendent entre anthropologie et histoire autour de la question du structuralisme, souligne que « le “structuralisme” d’un historien n’a rien à voir avec la problématique qui tourmente, sous le même nom, les autres sciences de l’homme. Il ne le dirige pas vers l’abstraction mathématique des rapports qui s’expriment en fonctions, mais vers les sources mêmes de la vie, dans ce qu’elle a de plus concret, de plus quotidien, de plus indestructible » (vol. II, p. 520). 54 Cl. Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Annales ESC 38/6 (1983), p. 1217-1231. 55 Les deux approches sont mises en œuvre dans une étude volontairement déroutante – à commencer par la longueur de son titre complet – que John Ma consacre à l’analyse du début de la Vie de Cimon de Plutarque : « Black Hunter Variations », Proceedings of the Cambridge Philological Society 40 (1993-1994), p. 4980. L’aventure du jeune Damon de Chéronée est tour à tour soumise à une analyse anthropologique, écrite en français (p. 49-59), où il est question d’éphébie, de marges, de « sacrifice perverti », puis à un commentaire historique d’une prodigieuse érudition, relevant d’une approche positiviste et rédigé en anglais (p. 60-69). Entre les deux aucune communication n’est possible, semble conclure John Ma dans la troisième section de cette étude qui, tout en maniant science et humour, laisse aussi place à un certain désenchantement. Le choix de recourir successivement, et non simultanément, à l’une et à l’autre méthode, ne contenait-il

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3. La guerre peut-elle faire l’économie de la sédition ? Il ne s’agit ni de s’en tenir à une opposition devenue rapidement classique, entre polemos et stasis, ni d’en revenir à une histoire qui énumérerait les guerres extérieures, guerres nobles en ce qu’elles permettent aux citoyens d’éprouver leur « valeur », leur aretè, et restauratrices d’ordre, si l’on obtient la victoire, par opposition à la sédition, à la guerre civile, la stasis. Une telle dichotomie repose sur deux prémisses qui ne vont pas de soi : selon la première, la guerre, polemos, ne saurait se confondre avec la sédition, ce que dément maint passage des historiens, à commencer par Thucydide décrivant la stasis à Corcyre, directement issue de ce polemos, « éducateur violent » ou « maître de violence » qui règle les rapports entre les cités ; selon la seconde prémisse, la guerre, polemos toujours, avec ses institutions qui ont toutes pour finalité le rétablissement de la paix, participerait d’une vision irénique du politique. Au même titre que les grandes institutions de nature anthropologique – le sacrifice, le mariage et la parenté, le banquet (symposion) – dont on montrait qu’elles structuraient la cité grecque et faisaient participer, d’une manière certes différente de celle du citoyen, d’autres composantes sociales, la guerre ferait partie des forces stabilisatrices de la société civique. De cette cité « au repos » chacun peut, selon les moments et les occasions, « participer » d’une autre façon qu’en siégeant à l’assemblée. À l’encontre de ce modèle, Nicole Loraux engage pas les prémisses d’une telle conclusion ? Notre travail fait le pari inverse, dans le sens de l’étude que P. Ellinger consacre au même épisode : « Plutarque et Damon de Chéronée : une histoire, un mythe, un texte, ou autre chose encore ? », Kernos 18 (2005), p. 291-310 (p. 291-293 et 309-310). Les travaux de John Ma sur la guerre vont, par la suite, le plus souvent dans le sens d’une conciliation féconde : cf. Antiochos III et les cités de l’Asie Mineure occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2004 (trad. fr de S. Bardet, à partir de l’éd. orig. : Antiochos III and the Cities of Western Asia Minor, Oxford , Oxford U.P., 1999), chapitre 4, p. 133-185 ; la violence est évidemment au cœur de sa réflexion : « J’ai essayé de décrire et de penser les fins et les moyens de l’empire [séleucide] – la violence initiale de la conquête, puis la “violence organisée” à long terme » (p. 187), en se plaçant simultanément de deux points de vue : en haut, l’histoire d’un empire, à travers « le récit guerrier d’une conquête » ; en bas, une histoire des « communautés locales, dont la diversité eut une influence sur les vicissitudes de la haute politique » (p. 189). Cf. encore Id., « Fighting Poleis in the Hellenistic World », in H. van Wees (ed.), War and Violence in Ancient Greece, London, Duckwork and the Classical Press of Wales, 2000, p. 337-376.

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alors le débat avec ses collègues et amis anthropologues et propose de « repolitiser la cité », en soulignant qu’il existe aussi une autre cité, « en mouvement », où la seule participation qui vaille est celle des citoyens qui s’affrontent entre eux. Il existe, montre-t-elle, une dimension occultée du politique qu’il faut réévaluer, le conflit qui, dans sa dimension politique et grecque, a pour nom la stasis56. Se dresser pour faire triompher son avis, sa cause ; s’affronter, tel est le fondement même du politique grec (cela vaut-il pour le politique en général ?), et cet affrontement constitue entre les citoyens un lien aussi fort que paradoxal, ce que Nicole Loraux nomme « le lien de la division57 ». D’où sa question : « Comment donc repolitiser la cité en y incluant le conflit au lieu de le rejeter à l’extérieur ? » La stasis est l’instrument qui permet d’y parvenir. Elle n’est pas un dérèglement, un « ensauvagement58 » ; elle est constitutive de la cité. Et peut-être même, ajouterons-nous pour garder en mémoire notre objectif, est-elle une catégorie, risquons le mot : une sorte d’invariant indissociable de la polis. Deux arguments peuvent être portés à l’appui de cette thèse, à laquelle sera consacré le dernier temps de cette étude. Le premier est de nature philologique. Stasis est un nom d’action pourvu du suffixe -sis qui lui confère une valeur abstraite, comme s’il s’agissait d’un principe59 ; il désigne le « fait de se lever, de se soulever60 ». Le second provient de la construction de la phrase de Thucydide où, à partir de la situation qui embrase Corcyre, il généralise à l’ensemble des cités : ἐστασίαζέ τε οὖν τὰ τῶν πόλεων (« Ainsi la sédition se dressait dans les cités »)61. Or la situation de stasis qui oppose démocrates partisans d’Athènes et oligoi favorables à Sparte62 est décrite par un verbe au singulier. Alors que les uns 56 N. Loraux, « Repolitiser la cité », L’Homme 97-98 (1986), p. 239-255 [repris dans Ead., La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 4158] ; Ead., « Comment repolitiser la cité ? », Mètis 9-10 (1994-1995), p. 121-127. 57 Loraux, La Cité divisée, p. 90-120. 58 N. Loraux, « La Guerre civile grecque et la représentation anthropologique du monde à l’envers », Revue de l’histoire des religions 212/3 (1995), p. 299-326. 59 Loraux, La Cité divisée, p. 105, à partir des analyses d’Émile Benveniste, Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris, Klincksieck, 1975² (1948), p. 80. 60 P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1999² (1968-1980), s.v. στάσις et ἵστημι, précise qu’il s’agit de la racine de ἔστην, ἵστημι, « tenir droit », « se tenir debout ». 61 Thucydide, Historiae, III, 82, 3. 62 Thucydide, Historiae, III, 74, 2.

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« se dressent » contre les autres, chacun des deux camps tentant de faire nombre autant que possible dans la réalité des violences décrites peu auparavant63, et alors qu’il doit en être de même dans chaque cité64, Thucydide ne laisse subsister qu’un seul groupe, avec le neutre collectif τὰ τῶν πόλεων qui, lui-même, fait écho au neutre de la phrase introductive : καὶ ἐπέπεσε πολλὰ καὶ χαλεπὰ κατὰ στάσιν ταῖς πόλεσι (« Et bien des difficultés s’abattirent sur les cités dans ce contexte de sédition »). C’est la catégorie de la stasis qui est à l’œuvre dans toute cité. De même une phrase telle que οἱ Κερκυραῖοι ἐστασίαζον (« Corcyre était en proie à la sédition »)65 signifie que les Corcyréens, constituant la cité en tant que totalité et unité, partagent l’état de sédition, comme étant un des principes communs d’action à leur disposition. C’est en tant qu’ils sont la cité, οἱ Κερκυραῖοι, qu’ils font le choix de la stasis ; celle-ci est donc constitutive du politique ; elle en est l’un des fondements partagés66. Mais on constate aussi que, lorsque la cité est trop unifiée, plus aucun débat n’est possible. Aristote aurait-il pressenti ce risque, lorsque, au livre II de la Politique, il analyse le danger qu’il y aurait pour une cité à « s’avancer trop sur la voie de l’unité (μία)67 » ? La cité, en effet, « par sa nature » est d’être « un grand nombre » (πλῆθος). Hérodote propose un raisonnement de même nature, lorsqu’il justifie et transpose le choix des Athéniens de laisser le commandement au Spartiate Eurybiade, à l’Artémision, en une formule devenue célèbre : Car une discorde intérieure (στάσις γὰρ ἔμφυλος) est pire qu’une guerre faite d’un commun accord (πολέμου ὁμοφρονέοντος), de même que la guerre (πόλεμος) est pire que la paix (εἰρήνης)68. Thucydide, Historiae, III, 81, 2-5. H.-J. Gehrke, Stasis. Untersuchungen zu den inneren Kriegen in den griechischen Staaten des 5. und 4. Jahrhunderts v. Chr., Munich, C.H. Beck, 1986 (Vestigia, 35), la première partie étudie, par cité, un ensemble de dossiers qui fournissent toutes les preuves à ce sujet.  65 Thucydide, Historiae, III, 70, 1. 66 Si la stasis trouve ainsi à se dire avant tout au singulier ou sous la forme d’un pluriel collectif, ne serait-ce pas parce qu’elle incarne aussi l’aspiration à la cité unifiée, à la cité enfin une ? 67 Aristote, Politica, II, 2, 1261 a 17-18. 68 Hérodote, Historiae,VIII, 3. 63 64

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La situation et le contexte historiques acquièrent une portée générale. Lévi-Strauss aurait certainement formulé cet axiome de manière un peu différente en écrivant : la discorde intérieure est à la guerre ce que la guerre est à la paix. Cela signifie aussi que, dans la pensée d’Hérodote, à cet instant, stasis, polemos et eirènè deviennent des catégories générales admettant un accord unanime69. Comment ce processus a-t-il pris forme et quelles significations recouvre-t-il ?

4. La guerre et la violence comme catégories de nature anthropologique Le document qui met le plus à nu ce mécanisme de la pensée grecque de la guerre et de la violence est un passage de la longue analyse que construit Thucydide des événements de Corcyre, en 427 av. J.-C.70. Suivons de près son récit, plus précisément la partie centrale du chapitre 82 du livre III dont la construction syntaxique une fois développée fait apparaître le raisonnement : καὶ ἐπέπεσε πολλὰ καὶ χαλεπὰ κατὰ στάσιν ταῖς πόλεσι, γιγνόμενα μὲν καὶ αἰεὶ ἐσόμενα, ἕως ἂν ἡ αὐτὴ φύσις ἀνθρώπων ᾖ, μᾶλλον δὲ καὶ ἡσυχαίτερα καὶ τοῖς εἴδεσι διηλλαγμένα, ἕως ἂν ἕκασται αἱ μεταβολαὶ τῶν ξυντυχιῶν 2.  ἐφιστῶνται.  ἐν μὲν γὰρ εἰρήνῃ καὶ ἀγαθοῖς πράγμασιν αἵ τε πόλεις καὶ οἱ ἰδιῶται ἀμείνους τὰς γνώμας ἔχουσι διὰ τὸ μὴ ἐς ἀκουσίους ἀνάγκας πίπτειν· ὁ δὲ πόλεμος ὑφελὼν τὴν εὐπορίαν τοῦ καθ’ ἡμέραν βίαιος διδάσκαλος καὶ πρὸς τὰ 3. παρόντα τὰς ὀργὰς τῶν πολλῶν ὁμοιοῖ. ἐστασίαζέ τε οὖν τὰ τῶν πόλεων.

Bien des difficultés s’abattirent sur les cités dans ce contexte de sédition. Elles surviennent et existeront toujours, tant que la nature humaine restera la même ; elles croissent ou s’apaisent ou changent de forme en fonction de chaque révolution de conjoncture. En effet, en temps de paix, les cités et les particuliers ont un esprit meilleur, parce qu’ils ne se heurtent pas à des nécessités inévitables, tandis que la guerre qui retranche le bien-être de chaque jour est un éducateur violent [ou : un maître de violence], et il modèle sur la situation les passions de la majorité. Ainsi la guerre civile régnait dans les cités.

69 Loraux, « La Guerre dans la famille », p. 26-27, 35-38, montre que le syntagme στάσις ἔμφυλος doit être analysé en parallèle avec οἰκεῖος πόλεμος. Leurs rapports et leur histoire, d’Hérodote à Platon, « délimit[ent] l’espace où penser en Grec la guerre civile » à partir de trois entités : la stasis, la cité, la famille. 70 Thucydide, Historiae, III, 69-83 pour l’ensemble du récit.

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καὶ ἐπέπεσε πολλὰ καὶ χαλεπὰ κατὰ στάσιν ταῖς πόλεσι,

- γιγνόμενα μὲν καὶ αἰεὶ ἐσόμενα,

ἕως ἂν ἡ αὐτὴ φύσις ἀνθρώπων ᾖ,

- μᾶλλον δὲ καὶ ἡσυχαίτερα καὶ τοῖς εἴδεσι διηλλαγμένα

ἕως ἂν ἕκασται αἱ μεταβολαὶ τῶν ξυντυχιῶν.ἐφιστῶνται

- ἐν μὲν γὰρ εἰρήνῃ [...] τὸ μὴ ἐς ἀκουσίους ἀνάγκας πίπτειν· - ὁ δὲ πόλεμος [...] βίαιος διδάσκαλος ἐστασίαζέ τε οὖν τὰ τῶν πόλεων.

Le passage est encadré par deux affirmations à valeur généralisante qui se font écho comme dans une construction annulaire : « Bien des difficultés s’abattirent sur les cités (ταῖς πόλεσι) dans ce contexte de sédition (κατὰ στάσιν) », à quoi répond la phrase conclusive : ἐστασίαζέ τε οὖν τὰ τῶν πόλεων («  la s é d i t i o n s’emparait d e s c i t é s  »). Mais la valeur généralisante contenue dans les pluriels ταῖς πόλεσι et τῶν πόλεων, est renforcée par l’effort de Thucydide pour penser et formuler la cause, unique, des atrocités qu’il a décrites jusqu’ici. Son raisonnement consiste à passer progressivement d’un singulier à un autre, du « contexte de sédition », première cause (κατὰ στάσιν, sans article, avec sa valeur d’indéfini), à sa formulation encore plus générale, à valeur gnomique : ὁ δὲ πόλεμος [...] βίαιος διδάσκαλος (« la guerre est un éducateur violent / maître de violence »)71. Le développement de la phrase montre comment progresse le raisonnement de Thucydide en s’éloignant du contexte « ethnographique » des chapitres précédents, qui s’en tenaient au cas particulier de la tribu des Corcyréens, pour aller vers des singuliers : stasis d’abord, polemos ensuite, enfin le neutre singulier collectif τὰ τῶν πόλεων. 71 On notera que là où Hérodote voit dans la stasis le pire des maux (Historiae, VIII, 3), Thucydide fait de polemos la catégorie englobante dans le registre du pire. Il y a donc divergence (interversion) entre eux d’un point de vue du contenu, mais non d’un point de vue formel. Allons même plus loin dans l’analogie structurale : les deux passages sont une analyse « logique » des rapports entre les trois mêmes variables : polemos, stasis, eirènè. C’est pourquoi nous irions jusqu’à dire que Thucydide répond exactement à Hérodote sur ce point. On trouve là encore une preuve de leur dialogue, mais aussi de cet écart que Thucydide ne cesse de marquer, sur le fond, tout en étant obligé de reconnaître qu’il pense, formellement, comme Hérodote. 

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Comment le glissement s’opère-t-il ? Première hypothèse (μέν) : « Ces difficultés surviennent et existeront toujours, t a n t q u e (ἕως ἄν) la nature humaine restera la même72. » La valeur hypothétique contenue dans ἕως ἄν construit avec le subjonctif signifie que même « la nature humaine » peut un jour ne plus être « la même » ; elle est, elle aussi, soumise au changement ; elle est contingente. Le αἰεὶ de αἰεὶ ἐσόμενα n’est pas absolu, il est relatif, car il dépend de la restriction de ἕως ἄν. Seconde hypothèse (μᾶλλον δέ), s’il advient que « la nature humaine » change, ce sont « les révolutions de conjoncture » (αἱ μεταβολαὶ τῶν ξυντυχιῶν), et non plus la φύσις ἀνθρώπων, qui constituent le contexte de la vie en « cités ». Dans ce cas – troisième et dernier niveau de la phrase et de l’analyse – les hommes ont le choix entre deux variables : la « paix » (ἐν μὲν γὰρ εἰρήνῃ) et la « guerre » (ὁ δὲ πόλεμος). Bien qu’il s’agisse, au terme de l’analyse de Thucydide, d’une forme de retour de l’événement, par le passage de phusis à xuntukhiôn, et, au total, d’une reconnaissance de la puissance du changement73, le glissement de stasis à polemos assure la reconnaissance du premier terme et plus encore du second comme concepts opératoires pour rendre compte de situations historiques communes aux cités. Qu’il s’agisse bien d’un opérateur ou d’une matrice anthropologique, non d’un objet inscrit dans la nature, Thucydide en donne la preuve, très consciemment, semble-t-il, en qualifiant la « guerre » de biaios didaskalos. Que l’on donne à cette expression le sens d’« éducateur violent » ou de « maître de violence » – les philologues sont partagés – ne change rien au problème, et il est préférable d’insister sur deux autres points. Premier point : qualifiée de didaskalos, la guerre relève ainsi d’un apprentissage ; le suffixe -sk désigne un processus progressif et itératif, « une action que l’on répète pour réussir », et marque l’entrée dans un processus74. La guerre apparaît ainsi comme une institution commune aux cités. Faut-il aller jusqu’à dire qu’elle relèverait de la paideia ? Second point : la guerre

Même idée en Historiae, I, 22, 4. Cl. Lévi-Strauss, Du Miel aux Cendres, p. 408 : « L’analyse structurale ne récuse [...] pas l’histoire. Bien au contraire, elle lui concède une place de premier plan : celle qui revient de droit à la contingence irréductible. » 74 Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, s.v. διδάσκω. 72

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inclut la violence (βία)75. La violence de guerre n’est donc pas une donnée de nature, qui ressortirait à une quelconque sauvagerie ; biaios est l’épithète qui qualifie la guerre en tant qu’institution ou, si l’on préfère, en tant que processus éducatif. La guerre comme la violence sont donc « toujours construites » dans les sens institutionnel et anthropologique. Formulons, à ce stade, trois remarques de synthèse et d’étape. 1) L’analyse de Thucydide montre que la guerre n’est pas perçue comme un état de nature ; elle est une catégorie, à laquelle les cités choisissent ou non de recourir, assez proche d’un instrument, dans la conception de Clausewitz, pour qui c’est le politique qui a engendré la guerre et qui y recourt. 2) La lutte interne à la cité n’atteint un tel paroxysme de violence que parce qu’elle est encadrée et alimentée par la guerre extérieure. C’est la « guerre » (πόλεμος), qui fournit le « prétexte » (πρόφασις) à la sédition76. Ce n’est pas la stasis à elle seule qui génère la violence, mais le fait qu’elle se déroule dans un contexte de polemos. 3) Le texte de Thucydide laisse toutefois un problème en suspens, de nature à la fois historique et anthropologique, celui de savoir si la part de violence de la stasis, dont tant de sources apportent le témoignage77, est accidentelle, contingente, ou bien en est un élément nécessaire, constitutif, structurel. La question de la relation hiérarchique entre polemos et stasis au sujet de la violence peut trouver un élément de réponse dans deux passages de la Constitution d’Athènes d’Aristote, consacrés l’un et l’autre à Solon. Le plus important est celui qui rapporte la loi instaurée par le législateur sur la stasis78 : 75 Βία se distingue des autres termes qui entrent dans le champ sémantique de la force (ἴς, ῥώμη, ἰσχυς) en ce qu’il dénote aussi la violence : N. Richer, « La Violence dans les mondes grec et romain. Introduction », in J.-M. Bertrand (éd.), La Violence dans les mondes grec et romain, (Actes du colloque international de Paris, 2-4 mai 2002), Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 7-35 (p. 9). 76 Thucydide, Historiae, III, 82, 1. 77 Gehrke, Stasis, p. 13-199. 78 Aristote, Atheniensium Respublica, VIII, 5. Cf. Plutarque, Solon, XX, 1 ; Praecepta gerendae reipublicae, 823 F, à l’origine d’une tradition qui manifeste son incompréhension devant cette loi. Pour l’ensemble des références, cf. P.J. Rhodes, A Commentary on the Aristotelian Athenaion Politeia, Oxford, Clarendon Press,

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ὁρῶν δὲ τὴν μὲν πόλιν π ο λ λ ά κ ι ς σ τ α σ ι ά ζ ο υ σ α ν , τῶν δὲ πολιτῶν ἐνίους διὰ τὴν ῥᾳθυμίαν [ἀγα]πῶντας τὸ αὐτόματον, νόμον ἔθηκεν πρὸς αὐτοὺς ἴδιον, ὃς ἂν σ τ α σ ι α ζ ο ύ σ η ς τ ῆ ς π ό λ ε ω ς μ[ὴ] θῆται τὰ ὅπλα μηδὲ μεθ’ ἑτέρων, ἄτιμον εἶναι καὶ τῆς πόλεως μὴ μετέχειν.

Voyant que la cité était souvent en état de soulèvement [était souvent divisée] et que, par indifférence, certains des citoyens s’en remettaient au hasard des événements, Solon porta contre eux une loi particulière : « Quiconque, alors que la cité est en état de soulèvement, ne prendra pas les armes avec l’un des deux partis sera frappé d’atimie et ne participera d’aucun droit politique. »

Il faut insister sur plusieurs éléments convergents : – la stasis prend place dans un contexte poliade ; – elle est un bien commun, partagé, ce que rappelle la loi, en s’adressant à tous indistinctement : ὃς ἄν79 ; elle ne fait pas seulement figure d’une « guerre civile » qui plongerait la politeia hors de la légalité ; elle désigne des possibles politiques rattachés à des contextes particuliers80 ; – y prendre part (μετέχειν) définit le citoyen en tant que tel, c’està-dire en tant que membre et part de la cité (τῆς πόλεως)81 ; 1993² (1981), p. 157-158. La difficulté à comprendre cette « loi » touche aussi les modernes qui proposent des hypothèses ingénieuses pour tenter d’en rendre compte ; C. Pecorella Longo (« Sulla legge “soloniana” contro la neutralità », Historia 37/3 [1988], p. 377-379), tente de montrer que cette tolérance envers la stasis proviendrait de ce que la loi aurait été inventée dans des années où nombreux furent les Athéniens à s’impliquer dans une stasis, entre 410 et 403. Une telle hypothèse n’explique toutefois pas pourquoi cette loi fut rapportée à Solon précisément, qui, au moment de la rédaction de l’Athènaiôn Politeia, faisait figure de « père » de la démocratie. 79 La polysémie de stasis ne doit jamais être oubliée. En V, 3, Aristote attribue « aux riches la responsabilité de la guerre civile (τὴν αἰτιαν τῆς στάσεως) ». 80 Cf. en ce sens L. Bertelli, « La Stasis dans la démocratie », in Réflexions contemporaines sur l’Antiquité classique (Journées Henri Joly 1993), Grenoble, 1997, p. 11-38 (1ère éd. dans Recherches sur la philosophie et le langage 18 [1996]). 81 C’est pourquoi il n’y a pas lieu de se demander, avec A. Maffi (« De la loi de Solon à la loi d’Ilion ou comment défendre la démocratie », in J.-M. Bertrand (éd.), La Violence dans les mondes grec et romain, p. 137-161 [p. 138]), « comment expliquer cette obligation à prendre les armes contre ses concitoyens au lieu de s’en remettre à l’autorité de l’État ». Pour le dire avec Thucydide (Historiae,VII, 77, 7) : ἄνδρες γὰρ πόλις ; car la cité, « ce sont les citoyens » en personne.

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– la stasis comporte une part de « violence » en ce que le citoyen qui y « prend part » le fait avec ses « armes » (τὰ ὅπλα), qui appartiennent au registre de la guerre, polemos82 ; – mais cette violence reste potentielle. L’accointance de stasis avec polemos rappelle la violence partagée, mais elle n’en rend pas l’usage obligatoire83, même s’il s’agit d’une composante fréquente84. La division qui est au fondement de la stasis prend place dans l’unité de la cité, dans la cité une. – Enfin, on soulignera avec force que la « loi » sur la stasis de Solon, est précisément une « loi », nomos, c’est-à-dire un choix identifié à un homme, pour une situation « particulière » (ἴδιον)85. La stasis n’est ni un état originaire ou permanent, ni l’occasion d’introduire ou d’exercer dans la cité une violence sauvage. La violence est l’un des éléments possibles du politique, une variable qui, en tant que telle, ne peut que relever d’un choix d’ordre anthropologique ou législatif, attaché à une occasion. Cette hypothèse trouve confirmation dans le fait qu’il arrive que ce ne soit pas ce choix qui soit fait. Nous faisons allusion à une situation survenue à Nakônè, petite cité de l’ouest de la Sicile, entre Palerme et Sélinonte, et consignée dans un décret gravé sur une plaquette de bronze (χάλκωμα, l. 34), qui date peut-être de la première moitié du iiie siècle av. J.-C.86. Il s’agit d’un document célèbre, depuis sa découverte dans les années 1940 du xxe siècle 82 N. Loraux, « Corcyre 427, Paris 1871. La “guerre civile grecque” entre deux temps », Les Temps modernes 569 (1993), p. 82-119, et 572 (1994), p. 188-190, souligne justement que le séditieux, celui qui « prend les armes » en situation de stasis, est « l’une des figures possibles du citoyen en armes » (p. 116), et seul le citoyen-soldat peut être séditieux, puisqu’il est le seul à pouvoir acquérir des armes (p. 118). 83 De surcroît, parmi les armes du citoyen-soldat, les armes défensives sont plus nombreuses, et, dans l’idéal hoplitique, la lance et l’épée sont destinées à défendre la patrie, non à se lancer dans une entreprise de conquête. Sur le fronton de la stèle qui porte le « serment des éphèbes » sont représentés uniquement le casque, la cuirasse (pectorale et dorsale), les jambières (cnémides) et le grand bouclier rond. 84 Aristote, Atheniensium Respublica, V, 1 : « Alors que l’affrontement était violent : (Ἰσχυρᾶς δὲ τῆς στάσεως οὔσης) et que les deux partis étaient dressés l’un contre l’autre depuis longtemps. » 85 Y a-t-il eu discussion et vote au conseil des Quatre cents et à l’assemblée, ou proposition de Solon ratifiée sans discussion ? Rien ne permet de le savoir. 86 Une datation haute, de la seconde moitié du ive siècle n’est pas exclue. Cf. Supplementum epigraphicum graecum 23 (1982), p. 253-255.

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et sa première publication, en 198087. Il a fait l’objet de plusieurs études approfondies88 et a particulièrement retenu l’attention de Nicole Loraux au cours de son enquête sur la stasis89. Nous reprenons ici le texte établi par David Asheri, en 198290 :

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ἐπὶ Λευκίου τοῦ Καισίου καὶ Φιλωνίδα Φιλ[ωνίδα ?,] Ἀδωνίου τετάρται ἱσταμένου. ἔδοξε Τᾶι ἁλίαι καθὰ καὶ τᾶι βουλᾶι· ἐπειδὴ τὰς τύχας καλῶς προαγημένας διώρθωται τὰ κο[ινὰ] τῶν Νακωναίων, συμφέρει δὲ καί ἐς τὸν λοίπον χρόνον ὁμαν[ο]οῦντας πολιτεύεσθαι, πρέσβεις τε Ἐγεσταίων παργεναθ[έ]ντες Ἀπέλλικος Ἀδείδα, Ἀττικὸς Πίστωνος, Διονύσιος Δεκ[ί]ου ὑπὲρ τῶν κοινᾶι συμφερόντω‹ν π›ᾶσι τοῖς πολίταις συνεβο[ύ] λευσαν, δεδόχθαι τοῦ Ἀδωνίου τᾶι τετάρται ἱσταμένου ἁλίαν τῶν πολιτᾶ[ν] συναγαγεῖν, καὶ ὅσσοις ἁ διαφορὰ τῶν πολιτ[ᾶν] γέγονε ὑπὲρ τῶν κοινῶν ἀγονιζομένοις ἁνακληθέντας ἐς τὰν ἁλίαν διάλυσιν ποιήσασθαι αὐτοὺς ποτ᾿αὐτους προγραφέντας ἑκατέρων τριάκοντα. οἱ δὲ ‹ὑπ›εναντίοι γεγονότες ἐν τῖς ἔμπροσθεν χρόνοις ἑκάτεροι ἑκατέρων προγραψάντω. οἱ δὲ ἄρχοντες τὰ ὀνόματα κλαογραφήσαντες χωρὶς ἑκατέρων ἐμβαλόντες ἐς ὑδρίας δυόω κλαρώντων ἕνα έξ ἐκατέρων, καὶ ἐκ τῶν λοι[π]ῶν πολιτᾶν ποτικλαρώντω τρεῖς πὸτ τούς δύο ἔξω τᾶν ἀγχιστε‹ι›ᾶν ἇν ὁ νόμος ἐκ τῶν δικαστηρίων μεθίσθασθαι κέλεται, καὶ ἐς τόν αὐ[τ]ῶντα οἱ συνλαχόντες ἀδελφοὶ αἱρετοὶ ὁμονοοῦθντες ἀλλάλοις μετὰ πάσας δικαιότατος καὶ φιλίας. ἐπεὶ δὲ κα οἱ 87 Première publication in G. Nenci, « Sei decreti inediti da Entella », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, série III, 10/4 (1980), p. 1272-1273 (no III). Cette célébrité tient en partie au fait qu’objet de fouilles clandestines dans un premier temps, il a été ensuite intégré au circuit du trafic des antiquités. Depuis la vente des huit décrets aux États-Unis, en 1965, des photographies ont circulé dans les milieux des épigraphistes : cf. G. Nenci (a cura di), « Materiali e contributi per lo studio degli otto decreti da Entella », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, série III, 12/3 (1982), « Premessa », p. 772, ainsi que M. Lejeune, « Noms grecs et noms indigènes dans l’épigraphie hellénistique d’Entella », in G. Nenci (éd.), « Materiali e contributi », p. 788 ; H. et M. Van Effenterre, « L’Acte de fraternisation de Nakonè », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire de l’École Française de Rome, Antiquité 100/2 (1988), p. 687-688, note 2 et 6 ; S. Gachet, « Pillage de la mémoire », Uniscope (Université de Lausanne) 469 (2003), p. 1-2. 88 Dossier réuni in Nenci (éd.), « Materiali e contributi », p. 771-1103. 89 N. Loraux, « La Politique des frères », in Ead., La Cité divisée, p. 202-204 ; « Une réconciliation en Sicile », Ibid., p. 222-236 ; « La Guerre dans la famille », p. 56-60. 90 Édition critique et traduction italienne : D. Asheri, in Nenci (éd.), « Materiali e contributi », p. 776-777 (texte), 782-783 (traduction italienne).

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L’année de Leukios, fils de Kaisios et de Philônidas, fils de Phil[...], le quatrième jour d’Adônios. Il a été décidé par l’Assemblée et par le Conseil : puisque, la fortune ayant bien fait avancer [la situation], les affaires communes des Nakôniens ont été redressées, qu’il est avantageux que, pour l’avenir aussi, ils vivent en citoyens, dans l’entente, et que les envoyés de Ségeste présents, Apellikos, fils d’Adeidas, Attikos, fils de Pistôn, Dionysos, fils de Dekios, ont, pour les intérêts communs à tous les citoyens, donné des conseils, qu’il soit décidé de réunir, le 4 Adônios, l’assemblée des citoyens et, tous ceux pour qui le différend entre les citoyens a eu lieu alors qu’ils luttaient pour les affaires communes, que, convoqués à l’assemblée, ils accomplissent la réconciliation avec eux-mêmes, en dressant une liste, pour chacun des deux groupes, de trente. Pour ceux qui ont été opposés auparavant, que chacun des deux groupes fasse la liste pour l’autre. Que les archontes, après avoir inscrit sur un sort les noms de chaque groupe séparément et les avoir jetés dans deux urnes, en tirent au sort un de chaque groupe et que, sur les citoyens restants, ils adjoignent par tirage au sort trois aux deux, à l’exclusion des parentèles que la loi ordonne d’écarter des tribunaux. Que ceux qui ont le même lot entre eux soient frères d’élection s’entendant les uns avec les autres en toute justice et amitié. Lorsque les

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ἑξήκο‹ν›τα πάντες κλᾶροι ἀερθέωντι καὶ οἱ ποτὶ τούτους συλλαχόντες, τοὺς λοιποὺς πολίτας πάντας κατὰ πέντε συγκλαρώντω, μὴ σθγκλα[ρ]ῶντες τὰς ἀγ‹χ›ιστείας καθὰ γέγραπται, καὶ ἐς τὸν αὐτωντα ἀδελφοὶ καὶ οὗτοι καθὰ [κ]αί τοῖς ἔμπροσθεν αὐτοῖστα συνλελογχότες. οἱ δὲ ἱερομνάμονες τᾶι θυσ[ί]αι [θ]υόντω αἶ‹γ›α λευκάν, καὶ τὰ ποτί τὰν θυσίαν ὅσων χρεία ἑστὶ ὁ ταμίας παρεχέτω. ὁμοίως δὲ καὶ α‹ἱ› κατὰ πόδας ἀρχαὶ πᾶσαι θυόντω καθ᾿ἕκαστον ἐνιαυτὸν ταύται τᾶι ἁμέραι τοῖ[ς] γενετόρεσσι καὶ Ὁμονο‹ί›αι ἱερεῖον ἑκατέροις ὅ κα δοκιμάζωντι, καὶ οἱ πολῖται πάντες ἑορταζόντω παρ᾿ἀλλάλοις κατὰ τὰ‹ς α›δελφοθετίας. τὸ δὲ ἁλίασμα τόδε κολαψάμενο[ι] ο[ἱ] ἄρχοντ‹ε›ς ἐς τὸ πρόναον τοῦ Διὸς [τοῦ] Ὀλυμπίου ἀναθέντνω.

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soixante sorts auront tous été tirés ainsi que ceux qui font partie du même lot, que les citoyens restants, ils les tirent tous au sort par groupe de cinq, sans assortir ensemble les parentèles, comme cela a été écrit, et que entre eux soient frères eux aussi comme les précédents ceux qui font partie du même lot. Que les préposés à la mémoire du sacré pour le sacrifice sacrifient une chèvre blanche et, ce dont il est besoin pour le sacrifice, que l’intendant le fournisse. De même, que les magistrats qui se succèdent sacrifient tous chaque année en ce jour aux Ancêtres et à Entente une victime pour chacun des deux groupes, lors de la docimasie, et que tous les citoyens célèbrent la fête les uns avec les autres conformément aux « affrèrements ». Que ce décret, après l’avoir fait graver sur une stèle de bronze, les archontes le déposent dans le vestibule de Zeus Olympien. Traduction (légèrement modifiée) de Nicole Loraux, « Une réconciliation en Sicile », p. 223-225.

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À la suite d’une stasis – le décret porte διαφορά (l. 10), mais la synonymie entre les deux termes est bien attestée, chez Thucydide91 et chez Platon92 –, les Nakôniens décident de vivre à l’avenir dans l’entente (ὁμον[ο]-οῦντας, l. 5-6) et en citoyens (πολιτεύεσθαι, l. 6)93. Ils procèdent à une réconciliation (διάλυσιν, l. 1294), en redistribuant le corps civique, selon le principe de la fraternité. Les citoyens se réconcilient en recréant leur unité, très officiellement. Rien ne manque : réunion de l’assemblée95, « décret » (ἁλίασμα, l. 33), tirage au sort, contrôle des magistrats. À l’issue d’un processus complexe, en deux étapes (l. 12-19 et 20-25), ils deviennent des « frères » – le substantif ἀδελφοί est employé à deux reprises (l. 20, 26)96 – en procédant à des « affrèrements » (κατὰ τὰς ἀδελφοθετίας, l. 3397). La procédure consiste à se diviThucydide, Historiae, II, 65, 12 ; III, 82, 1. Platon, Menexenus, 243e. Le terme diaphora dénote très clairement la division (dia) que connote stasis dans tous les contextes où ce mot est employé. Diaphora désigne ici de façon générique toute forme de conflit. Cf. Loraux, « La Guerre dans la famille », p. 57, note 119. Contra Van Effenterre, « L’Acte de fraternisation de Nakonè », p. 696-697 (mais sans mentionner Thucydide et Platon), pour qui la mesure vise à faire oublier les velléités de division « face à une menace extérieure », qui pourrait venir de Ségeste, et « à restaurer l’unité morale de la cité » (p. 699). Le rôle pacificateur des envoyés de Ségeste est pourtant mentionné de façon explicite (l. 6-9). 93 L’accord se fait sur l’idée que le décret (l. 33) III, voté « par l’assemblée et le conseil » (l. 3), met fin à des luttes civiles par un accord accepté des deux partis, avec la médiation de trois envoyés de Ségeste (l. 6-7) : cf. M. Lejeune, « Noms grecs et noms indigènes », p. 789 ; D. Asheri, « Osservazioni storiche sul decreto di Nakone », in Nenci (éd.), « Materiali e contributi », p. 1033-1045 (p. 1033-1034) ; S. Alessandrì, « Sul terzo decreto da Entella », ibid., p. 1047-1054 (p. 1051) ; I. Savalli, « Alcune osservazioni sulla terza iscrizione da Entella », ibid., p. 1055-1067 (p. 1058, 1060). 94 Sens largement attesté : cf. les références dans Loraux, « Le Lien de la division », p. 93, note 2. 95 L’halia (l. 3) désigne en contexte sicilien l’assemblée de la cité en tant qu’organe politique et lieu de réunion. 96 Cf. Savalli, « Alcune osservazioni sulla terza iscrizione da Entella », p. 10611064, sur l’emploi de adelphos à l’intérieur de communautés artificiellement composées. 97 L’expression κατὰ τὰς ἀδελφοθετίας a fait débat (Van Effenterre, « L’Acte de fraternisation de Nakonè », p. 698). Le terme est un hapax. Toutefois, la valeur distributive de kata avec l’accusatif est bien attestée, et faire ainsi de τὰς ἀδελφοθετίας un pluriel s’accorde mieux au contexte de la situation nouvelle que connaît Nakônè. D. Asheri, dans sa traduction, glose l’expression en « adozioni a fratello » (p. 783). Sur l’ensemble de la procédure dans le décret, cf. Asheri, « Osservazioni storiche sul decreto di Nakone », p. 1036, 1040-1045 ; Alessandrì, « Sul terzo decreto da Entella », p. 1051-1053. 91 92

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ser pour mieux s’unir en groupes de cinq frères, constitués par brassage des partis auparavant ennemis. Le tirage au sort est systématiquement retenu à chaque étape (l. 15, 16, 17, 24). Le souvenir de la stasis est ainsi dilué dans une nouvelle répartition, ou division, rassemblant des « frères électifs » (ἀδελφοὶ αἱρετοί, l. 20). Les règles de la procédure visent donc à instaurer une parenté fictive, construite, symbolique, en somme politique. Pour preuve, ils doivent procéder en excluant les liens d’ἀγχιστεία  ; le décret le répète avec insistance (l. 18, 24-25). L’ἀγχιστεία définit la proche parenté selon la loi, à l’intérieur de la famille réelle ; c’est pourquoi elle doit être écartée de la nouvelle procédure politique, destinée à assurer la réconciliation des citoyens. Dans la conscience collective des Nakôniens, en effet, c’est toujours dans la division que l’on éprouve le mieux l’unité de la cité. De même, si les citoyens nouvellement répartis selon le principe « électif » peuvent néanmoins êtres qualifiés de « frères », en recourant au terme adelphoi qui désigne la fraternité de sang, et non à phrateres, pourvu d’une valeur institutionnelle98, cela provient de ce que, dans l’imaginaire grec, « l’union entre citoyens [est conçue] sur le modèle de la parenté par le sang99. » L’oxymore (ἀδελφοὶ αἱρετοί) est dans les termes pris séparément, non dans le sens qui les relie en contexte politique grec. Le décret des Nakôniens instaure une fraternité civique qui fasse oublier la division. Les précautions prises sont ordonnées autour d’un même principe, issu de la leçon retenue du « différend » : lorsqu’on laisse le familial s’infiltrer dans le politique, celui-ci est submergé par la stasis, qui brouille alors les deux registres100. Le choix des citoyens de Nakônè est donc, au total, de ne pas recourir à la violence. Contrairement à ce que fixe la loi de Solon, ils ne prendront pas les armes pour participer aux affaires 98 Les phrateres désignent les membres de la phratrie : Eschyle, Eumenides, 656 ; Platon, Timaeus, 21b. 99 G. Glotz, La Solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, Paris, Albert Fontemoing, 1904 [cité par Loraux, « La Politique des frères », p. 223] ; cf. p. 203215, pour un bilan sur « les représentations grecques de la fraternité », à partir des trois termes adelphos, kasignètos, phratèr. 100 De là résultent deux extrêmes, que le décret de Nakônè ne mentionne pas, mais que l’on retrouve d’Hérodote à Platon, en passant de stasis emphulos à oikeios polemos (« la guerre entre parents »). Polemos estompe la violence de stasis, et oikeios a valeur d’euphémisme. Cf. Loraux, « La Guerre dans la famille », p. 33-38.

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de la cité. Leur choix, élaboré dans un contexte tout aussi officiel que celui de la loi de Solon, montre que la division assumée est la manière proprement grecque de constituer une cité. Mais, tout en restant dans le même contexte de ce principe fondamental, il en va autrement pour la violence. À défaut de pouvoir concevoir et proposer une stasis sans violence – chose peut-être impensable pour un Grec –, il est du moins possible d’envisager une division paisible, l’« affrèrement » des Nakôniens101. Dans cette combinatoire ordonnée autour des rapports entre guerre et violence, dont nous nous efforçons de reconstituer certains éléments, une première configuration se dégage dont la règle est composée des éléments suivants, tels que nous avons pu les dégager jusqu’ici : la division est toujours la relation de base ; mais celleci repose sur une alternative ; dans le cas d’un conflit intérieur, il s’agit de l’opposition « avec » ou « sans » violence, stasis contre adelphothetia. La question qui subsiste est alors celle de savoir s’il est possible d’envisager une configuration symétrique à celle qui vient d’être évoquée, mais du côté de la « guerre » cette fois, du côté du conflit extérieur, de manière à compléter le schéma d’ensemble de nature structurale. Nous avons vu se constituer chez Thucydide la catégorie de la guerre comme « maître de violence ». Une place reste donc libre pour une guerre sans violence. Est-elle concevable ? Est-il possible d’affronter un adversaire et d’espérer l’emporter, voire le faire disparaître, sans recourir soimême à la violence ? Si cette hypothèse peut toujours être formulée parmi les possibles anthropologiques et avoir sa place parmi les rapports structuraux qui relient guerre et violence, la rencontre-t-on dans la réalité historique ou en contexte ethnographique ? La preuve de son existence est donnée en pays barbare, du moins dans l’interprétation que fait Hérodote de la stratégie inventée par certains peuples pour s’opposer aux guerres de conquête. Ce qui donne une validité anthropologique à sa description est que, dans un cas très particulier, il présente ce mode d’action comme ayant été « inventée » (ἀνεύρηται)102 de manière très concertée. Il s’agit des Scythes, bien connus, mais ils ne sont pas les seuls à agir 101 Paisible, au point d’être inscrit dans le retour régulier d’une célébration annuelle, par un sacrifice (l. 30). 102 Hérodote, Historiae, IV, 46.

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ainsi, sous des apparences ethnographiques très dissemblables, ce qui rend l’enquête encore plus passionnante103. Reportons-nous au livre IV d’Hérodote104. Darius, un des conquérants emblématiques de l’Enquête, s’apprête à marcher contre les Scythes. Or à peine ce point mentionné, qui annonce la narration d’une guerre très classique, Hérodote précise que les Scythes doivent être crédités d’une invention sans pareille – la reprise des verbes ἀνεύρηται et ἐξεύρηται en dramatise l’annonce – « pour l’une des affaires humaines, la plus importante » (ἓν μὲν τὸ μέγιστον τῶν ἀνθρωπηίων πρηγμάτων). Anthrôpèios : avec ce mot, on quitte les Scythes pour entrer dans le registre de la plus grande généralité, selon un trait d’écriture commun à toute l’historiographie grecque105. Après en avoir encore retardé l’annonce par la reprise de τὸ μέγιστον, Hérodote poursuit : « Ce qu’ils ont inventé [...] de première importance, c’est une façon d’empêcher qu’aucun agresseur qui marcherait contre eux ne s’échappe et qu’aucun ne puisse les atteindre, s’ils ne veulent pas être découverts. » Il ne s’agit nullement de renoncer à l’emporter et, pour cela, de s’en tenir, devant l’ennemi, à une fuite très conventionnelle, qui serait accompagnée dans la narration de tous les lieux communs sur la lâcheté des Barbares. L’objectif demeure d’obtenir la destruction de l’adversaire (il ne doit pas pouvoir « s’échapper ») ; mais pour soi-même la violence est tenue à bonne distance, définitivement : il faut « qu’aucun ne puisse les atteindre », pour qu’ils restent « à l’abri des combats et impossibles à joindre » (ἄμαχοί τε καὶ ἄποροι προσμίσγειν). Le mot polemos n’est pas utilisé par Hérodote, car il s’agit d’une configuration inédite, indicible parce qu’inconnue dans les catégories grecques de l’affrontement. Pour preuve, les seules entités qui puissent être qualifiées d’alliés pour les Scythes, ce sont leurs fleuves : τῶν ποταμῶν ἐόντων σφι συμμάχων·(« les fleuves sont pour eux des alliés »)106, parce qu’ils quadrillent leur territoire, à la manière des canaux en Egypte, et rendent impossible toute poursuite. On passe ici à une sorte d’écologie de la 103 Un autre peuple nomade, les Massagètes, localisés sur les bords de la Mer Caspienne et commandés par une femme, la reine Tomyris, fait échouer Cyrus, conseillé par Crésus : Hérodote, Historiae, I, 201-216. 104 Hérodote, Historiae, IV, 46-47. 105 Payen, « “En vue de l’exécution des faits universels” », p. 48-53 pour Hérodote. 106 Hérodote, Historiae, IV, 47.

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« guerre ». Hérodote recourt pour cela à un autre substantif, à deux reprises : ἀπορίη107, qui désigne non l’« indigence » ou la « pauvreté » de ces peuples, mais leur « capacité à échapper à leur adversaire en se tenant à distance », leur « inaccessibilité108 ». De la sorte est assurée leur propre préservation, et est garantie, de façon tout aussi radicale, la perte de l’ennemi, parce que ce dernier ne possède pas le code ethnographique pour échapper au territoire de celui à qui il promettait, dans un premier temps, une guerre totale. Les Perses finissent néanmoins par en réchapper, mais en raison de l’aide que leur apportent in extremis les Ioniens, traîtres à leur parole109. De la même façon, un autre grand Roi, Cambyse, perd une armée de cinquante mille hommes dans le désert qui sépare l’Égypte de l’oasis de Siwah, siège d’un oracle de Zeus Ammon110. En se lançant à la conquête du pays des Ammoniens, il s’est montré sourd à l’irréductible singularité des Égyptiens, à cette insularité que leur procure notamment le Nil et qui est rendue visible au moment de sa crue111. En ce sens l’aporiè, qui est une variante de la figure de l’insularité et qui, comme elle, est à la fois une réalité ethnographique et une matrice anthropologique, entretient un rapport logique d’opposition avec une autre constante : polemos [...] biaios didaskalos. Deux modalités et deux noms du « conflit ». Deux stratégies d’anéantissement de l’adversaire, l’une en contact avec lui, l’autre à distance. Deux formes de la violence, tout aussi indicibles pour ceux qui la subissent112. 107 Hérodote, Historiae, IV, 83 : « Artabane fils d’Hystaspe, qui était frère de Darius, le priait de n’entreprendre aucune expédition en personne contre les Scythes, et il expliquait l’inaccessibilité des Scythes » (Ἀρτάβανος ὁ Ὑστάσπεος,

ἀδελφεὸς ἐὼν Δαρείου, ἐχρήιζε μηδαμῶς αὐτὸν στρατιὴν ἐπὶ Σκύθας ποιέεσθαι, καταλέγων τῶν Σκυθέων τὴν ἀπορίην.) ; Historiae, IV, 134 : « Ô Roi, j’avais déjà connaissance, à peu près et par ouï-dire, de l’inaccessibilité de ces hommes » (Ὦ βασιλεῦ, ἐγὼ σχεδὸν μὲν καὶ λόγῳ ἠπιστάμην τούτων τῶν ἀνδρῶν τὴν ἀπορίην). 108 On est contraint d’en passer par une glose, les termes « évitement », « contournement » se révélant impropres. La traduction par « inaccessibilité » est peut-être plus exacte, à défaut d’être fluide. 109 Hérodote, Historiae, IV, 141-142. 110 Hérodote, Historiae, III, 17, 25-26. 111 Hérodote, Historiae, II, 4-5, 92. 112 Sans que l’on sache d’où il tient sa source, Hérodote précise que les troupes de Cambyse se livrèrent notamment à des formes d’anthropophagie réglée (« ils tirèrent au sort un homme sur dix et le mangèrent », Hérodote, Historiae, III, 25). Jusqu’où s’insinuent norme et organisation, en situation de conflit !

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Conclusion –

La guerre et la violence sont apparues comme pouvant être des catégories de pensée dont la présence et la configuration sont repérables à deux niveaux : à partir de la réalité historique et ethnographique, d’une part ; dans les choix discursifs et la construction narrative des historiens, des philosophes, ainsi que dans le contenu politique des décrets, d’autre part. Mais cette distinction doit aussi être envisagée sur le mode du rapprochement dès lors que l’on travaille à mettre au jour une construction, une structure de nature à la fois historique et anthropologique. Cette configuration est, en contexte grec, articulée autour de deux catégories : polemos et stasis, « guerre » et « sédition ». Pour chacune d’entre elles se pose la question du rattachement à la violence : est-elle incluse ou non ? Les sources s’en préoccupent le plus souvent, mais cette donnée est rarement prise en compte lorsque la guerre en pays grec est soumise à l’analyse par l’historien. Cela donne quatre cas de figure, pour classer la nature des rapports entre guerre et violence dans les sociétés humaines telles que les conçoivent les Grecs. Ces quatre situations possibles peuvent être résumées dans le tableau ci-dessous, qui se lit ainsi : lorsqu’un « affrontement extérieur » est en relation de « conjonction » avec la « violence », il s’agit d’une situation de polemos ; ou encore : lorsqu’un « affrontement intérieur » est en relation de « disjonction » avec la « violence », il s’agit d’une situation d’adelphothetia. Violence : conjonction (avec) Affrontement extérieur Affrontement intérieur

πόλεμος

Violence : disjonction (sans) ἀπορία

(guerre)

(inaccessibilité)

στάσις

ἀδελφοθετία

(sédition)

(affrèrement)

Si l’on reconnaît quelque validité à ces catégories et aux relations logiques qui les relient113, cela signifie que la guerre et la violen113 On remarquera en particulier que même l’affrontement intérieur est mis en place et régulé par une procédure institutionnelle : la « loi » (Solon et la stasis) ou le « décret » (Nakônè et l’« affrèrement »).

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ce sont, pour reprendre le mot de Françoise Héritier, « toujours construites » par les acteurs historiques ou dans les registres ethnographiques soumis à l’observation. Du « décret » soumis à telle assemblée de citoyens pour engager ou non la guerre contre la cité voisine, ou, comme à Nakônè, pour élaborer un processus de réconciliation intérieure, ou encore, pour prendre des exemples dans l’histoire contemporaine, lorsque le viol des femmes ennemies – acte dont on pourrait croire qu’il échappe à toute rationalité – est en fait l’objet d’une planification destinée à affaiblir l’ennemi, comme procèdent les Russes dans l’Allemagne de 1945, les Serbes dans l’ex-Yougoslavie en 1994-1995114, toujours le conflit est soumis à des conventions, à des normes touchant les modalités d’articulation de la violence. Ces analyses tendent ainsi à montrer que les sociétés grecques se sont efforcées de penser le problème du conflit dans ses rapports avec la violence ; en ce sens elles peuvent apparaître comme des sociétés plus ou moins souvent en guerre (tout dépend des méthodes de comptage), mais non comme des sociétés guerrières. Nous avons vu en particulier que les degrés de la violence peuvent varier en fonction, notamment, de la perception qu’en ont les acteurs compte tenu d’une autre grande variable : ceux qui l’infligent, ceux qui la subissent. Le problème de la perception de la violence est un autre dossier complexe. C’est en fonction d’un questionnement anthropologique qu’il faudrait analyser les réflexions de Plutarque dans la préface à la Vie de Pélopidas : Fuir la mort n’est pas blâmable, si l’on souhaite vivre pour de nobles raisons, et l’affronter n’est pas louable, si on le fait par mépris de la vie. C’est pour cela qu’Homère n’envoie jamais au combat ses héros les plus audacieux et les plus belliqueux que bien armés de toutes pièces, et que les législateurs grecs punissent le soldat qui jette son bouclier, mais non pas celui qui abandonne son épée ou sa lance ; ils enseignent ainsi qu’il faut vouloir se protéger des coups avant d’en porter aux ennemis, surtout quand on est magistrat d’une cité ou commandant d’une armée115.

114 Cf. V. Nahoum-Grappe, « L’Usage politique de la cruauté : l’épuration ethnique (ex-Yougoslavie, 1991-1995) », in Héritier, De la violence, p. 273-323. 115 Plutarque, Pelopidas, I, 8-10.

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Plutarque, à partir de l’arsenal des valeurs héroïques et civiques, propose un modèle de comportement où la guerre serait la moins violente possible, plus proche d’aporiè que de polemos. Il est permis, en effet, de « fuir », et il vaut mieux éviter les blessures qu’en porter. Le comportement des nomades d’Hérodote et celui que Plutarque souhaite pour ses héros se rejoignent, par delà les différences de contexte. C’est la preuve que leur analogie d’ordre ethnographique importe beaucoup moins que la similitude de leurs propriétés. –

Poser la possibilité de construire une anthropologie de la guerre et de la violence qui lui est liée, dans les sociétés anciennes, comme nous avons tenté de le faire, en recourant aux ressources de l’anthropologie structurale, implique de prendre en compte encore deux questions très délicates, qui n’ont pu être abordées dans cette étude faute de place : la question des invariants et celle de la restitution de la violence par l’écriture. Elles sont, selon notre hypothèse, étroitement liées l’une à l’autre, car la guerre et la violence constituent des objets dont on se demande aussi, et peut-être d’abord : comment les dire ? Comment en restituer la teneur ? Peut-on seulement rapporter ? Doit-on se risquer à convaincre ? Comment, pour une société, l’assumer, l’intégrer à son anthropologie, à son « discours sur l’homme » ? Comment prendre en compte ces voix multiples ? Ni les historiens ni les anthropologues n’ignorent ces questions dont les récits de témoignage ne font qu’accroître la complexité�116. Le second dossier, difficile, est constitué par le problème que pose le retour régulier, dans l’Enquête d’Hérodote et dans toute l’historiographie grecque, au moins jusqu’à Flavius Josèphe et Arrien, au IIe siècle de notre ère, des épisodes concernant les projets de conquête, leur déroulement, les scènes emblématiques et obligées, telles que le franchissement des fleuves, et plus largement la violence de guerre, sous des formes analogues, c’est-à-dire dans des épisodes structurellement identiques et dans des manifestations 116 Pour s’en convaincre, on lira, parmi beaucoup d’autres, mais ceux-ci nous semblent avoir un caractère exceptionnel, les témoignages des femmes ayant combattu sur le front russe au cours de la seconde Guerre Mondiale – elles furent près d’un million à être enrôlées ou à se porter volontaires –, recueillis et réunis par S. Alexievitch, La Guerre n’a pas un visage de femme, Paris, Presses de la Renaissance, 2004.

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ethnographiques similaires. Cette difficulté pose la question des invariants à propos des manifestations historiques de la violence de guerre et, de nouveau, des manières de la dire, de la rapporter. Invariants et manifestations historiques ne s’opposent pas, non plus qu’anthropologie et histoire. Les sources grecques conduisent aux uns et aux autres, et permettent de réfléchir à partir des deux pris ensemble. La guerre dans ses rapports avec la violence constitue en ce sens une sorte d’ilot où il est possible de mettre au jour des éléments d’organisation de la pensée, des régularités signifiantes et des rapports logiques, alors que, le plus souvent, les conflits sont rangés dans le vaste « domaine de l’aléatoire117 ».

117 Cl. Lévi-Strauss, D. Eribon, De près et de loin, Paris, Plon, 1988, p. 143, à rapprocher de la conclusion de Du Miel aux Cendres (Mythologiques, vol. II), p. 408.

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POIKILIA.  POUR UNE ANTHROPOLOGIE DE LA BIGARRURE

Les odeurs et les sons ont une histoire, qui nous renseigne sur l’imaginaire collectif et la culture sensible des communautés humaines du passé1. Il en va de même des couleurs. Les historiens admettent aujourd’hui qu’elles sont le fruit de constructions culturelles complexes, soumises aux variations dans le temps et dans l’espace ; c’est pourquoi elles permettent d’appréhender sous un jour nouveau les représentations et les pratiques d’une société donnée2. Mais écrire une histoire des couleurs n’est pas chose aisée, surtout lorsque l’on travaille sur des périodes anciennes. Le matériau documentaire est épars, lacunaire, et rend difficile l’accès au « vécu de la couleur3 » des Anciens. Les progrès récents de l’archéologie contribuent cependant à modifier en profondeur le regard des Modernes. Trop longtemps perçue comme un univers épuré, cristallin, d’une blancheur marmoréenne, dont l’esthétique occidentale serait l’héritière, l’Antiquité

1 Cf. A. Corbin, Le Miasme et la Jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe siècles, Paris, Flammarion, 1986 ; Id., Les Cloches de la terre. Paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au xixe siècle, Paris, Albin Michel, 1994. 2 C’est au médiéviste M. Pastoureau qu’il revient d’avoir prouvé que les couleurs constituent un objet d’étude fécond pour l’historien. Une bonne part de ses travaux leur est consacrée, depuis les années 1970 : citons, parmi les nombreuses références, Figures et couleurs. Études sur la symbolique et la sensibilité médiévales, Paris, Le Léopard d’Or, 1986 ; Couleurs, images, symboles : études d’histoire et d’anthropologie, Paris, Le Léopard d’Or, 1989 ; « Une histoire des couleurs est-elle possible ? », Ethnologie française 20/4 (1990), p. 368-377. 3 La formule est de P. Payen (Compte-rendu du volume collectif L’Antiquité en couleurs, paru en 2009) : http://bmcr.brynmawr.edu/2009/2009-07-66.html (site consulté le 1er décembre 2010).

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gréco-romaine retrouve peu à peu des couleurs4. Aujourd’hui, on admet qu’il faut composer avec le chromatisme des Anciens ; cette prise de conscience induit une mise à distance. Assurément, les Grecs sont différents : leur manière de regarder, de nommer, de manipuler et d’apprécier les couleurs n’est pas la nôtre. Il suffit, pour s’en convaincre, de se figurer les sanctuaires et agoras emplis de statues vivement peintes5 : un univers presque aussi dépaysant que le village bororo que découvre Claude Lévi-Strauss en 19356. Parce qu’il s’agit d’un phénomène multiforme, il existe mille manières d’aborder la question des couleurs : par le biais du lexique, des pratiques vestimentaires, des rituels, ou encore des productions artistiques7. L’approche la plus féconde consiste à investir conjointement ces terrains documentaires : c’est ainsi que Michel Pastoureau procède pour écrire l’histoire du bleu ou du noir, et analyser l’évolution de la culture chromatique des sociétés occidentales, depuis l’Antiquité�8. Il montre que les systèmes d’appréciation varient dans le temps et dans l’espace, en fonction de paramètres multiples qui informent les rapports sociaux et façonnent les imaginaires collec4 Parmi les publications récentes, citons M.A. Tiverios, D.S. Tsiafakis (éd.), Color in Ancient Greece, Thessaloniki, Aristotle University of Thessaloniki, 2002 ; B. Bourgeois, Ph. Jockey, « Le Geste et la Couleur. Stratégies de mise en couleurs de la sculpture hellénistique de Délos », Bulletin archéologique du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques 30 (2003), p. 65-77 ; K. Stears, L. Cleland (éd.), Colours in the Ancient Mediterranean World, Oxford, BAR, 2004 ; A. Rouveret et alii (éd.), Couleurs et matières dans l’Antiquité, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2006 ; H. Brecoulaki, La Peinture funéraire de Macédoine, Paris, De Boccard, 2006 ; S. Descamps-Lequime (éd.), Peinture et couleur dans le monde grec antique, Paris, Éditions 5 continents, 2007 ; M. Bradley, « The Importance of Colour on Ancient Marble Sculpture », Art History 32 (2009), p. 427-457 ; V. Brinkmann, M. Hollein, O. Primavesi, Circumlitio. The Polychromy of Antique and Mediaeval Sculpture, Frankfurt am Main, Liebieghaus Skulpturensammlung, 2010. 5 Des expositions proposent des essais de reconstitution audacieux et parfois critiqués de la statuaire antique : cf. V. Brinkmann, R. Wünsche, U. Wurnig (éd.), Bunte Götter, die Farbigkeit antiker Skulptur, Munich, Staatliche Antikensammlungen und Glyptothek, 2004. 6 Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 2009 (1955), p. 249-250 (l’auteur décrit un spectacle fourmillant de couleurs). 7 L’historien de l’art J. Gage a publié plusieurs synthèses sur le rôle des couleurs dans l’art : citons Couleur et culture, Paris, Thames and Hudson, 2008 (1993) ; La Couleur dans l’art, Paris, Thames and Hudson, 2009 (2006). Sur la question de la méthode, voir aussi G. Roque, « Quelques préalables à l’analyse des couleurs en peinture », Technè 9-10 (1999), p. 40-51. 8 M. Pastoureau, Bleu : histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2000 ; Id., Noir : histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008.

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tifs. Les anthropologues, ethnologues et sociologues qui travaillent sur la couleur ont, de ce point de vue-là, un avantage certain par rapport à l’helléniste. Quand ce dernier ne dispose que d’un corpus de textes et d’images pour refléter des façons de penser, de sentir et d’agir, eux peuvent observer et interroger. Cela leur permet de tenter d’explorer de l’intérieur et de façon dynamique les schèmes de pensée et les comportements. Mais en dépit des différences de matériaux et de méthodes, les questionnements qui traversent les sciences sociales depuis une cinquantaine d’années sont susceptibles de nourrir la réflexion des hellénistes. Ils indiquent des pistes prometteuses pour qui souhaiterait entreprendre l’enquête anthropologique en terre grecque et observer les choses « de près et de loin ». Nous emprunterons ici l’une d’entre elles, en tentant de comprendre de l’intérieur une catégorie indigène liée à la couleur : la notion de poikilia, c’est-à-dire de bigarrure.

1. Les couleurs des Grecs : un problème anthropologique Dans le domaine des couleurs, comme dans tant d’autres, Louis Gernet a fait figure de précurseur. Il a montré comment sortir de l’impasse auxquelles les recherches philologiques avaient conduit les hellénistes depuis la fin du xixe siècle. On avait relevé l’étrangeté – interprétée comme une déficience, car appréciée à l’aune des catégories newtoniennes – du lexique chromatique grec, comme si les Anciens n’étaient réceptifs qu’à la lumière et à l’obscurité�9. La question du daltonisme vite écartée, l’idée d’un manque d’intérêt avait fini par s’imposer. Mais de telles conclusions étaient contredites par les découvertes archéologiques attestant l’importance des couleurs dans les productions artisanales et artistiques des Grecs anciens. Restait donc à envisager le « problème » dans sa globalité : faits de langue, pratiques sociales et modes de représentation.

9 Cf. W.E. Gladstone, « Homer’s Perception and Use of Colour », in Id., Studies on Homer and the Homeric Age, Oxford, 1858, vol. III, p. 457-499 ; H. Magnus, Histoire de l’évolution du sens des couleurs, Paris, Reinwald, 1878 (1877). Au xixe siècle, les savants se demandent si l’homme grec disposait d’une acuité visuelle et d’une sensibilité aux couleurs aussi développées et raffinées que l’homme occidental moderne (cf. N. Dias, La Mesure des sens : les anthropologues et le corps humain au xixe siècle, Paris, Aubier, 2004, p. 75-111).

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En 1954, Louis Gernet accepte de collaborer à un colloque organisé à l’EPHE par Ignace Meyerson, dans le cadre du Centre de recherches de psychologie comparative. Consacrée aux « Problèmes de la couleur », la rencontre a pour but de montrer que la perception et la dénomination des couleurs constituent une donnée sociale historique, pouvant faire l’objet d’une comparaison entre diverses aires culturelles (Rome, Grèce, Inde, Chine, Proche Orient ancien, etc.)10. Ignace Meyerson pense que les choix effectués dans le découpage du continuum chromatique traduisent des stratégies différentes dans la mise en ordre du réel. Pour évoquer le cas des Grecs, il sollicite Louis Gernet, qui ne se sent guère qualifié pour parler des couleurs, comme il l’avoue lui-même11. Mais c’est justement ce qui lui permet d’aborder la question d’une manière neuve et ouverte. Partant des difficultés d’interprétation que pose le lexique grec, il rompt avec la tradition purement philologique qui prévaut jusque là. En considérant les couleurs des Grecs comme le ferait un ethnologue, Louis Gernet tente de comprendre les catégories grecques de l’intérieur, en s’abstenant de leur appliquer les modes de classification et grilles d’analyse modernes. Il pressent que derrière les bizarreries linguistiques se cachent une sensibilité raffinée et des modes de penser complexes, interagissant avec ce qu’il nomme des « systèmes symboliques ». C’est ainsi que le sang « noir », l’arc-en-ciel ou la mort « pourpre » homériques font sens : loin de faire référence à une réalité visuelle, l’image s’inscrit dans un horizon affectif et un ensemble de valeurs que l’helléniste doit tenter de reconstituer. Étrangement, cette première impulsion donnée à l’étude des couleurs ne trouve pas immédiatement écho dans le champ des études grecques, pas même au sein du Centre de recherches comparées sur les sociétés anciennes créé par Jean-Pierre Vernant en 196412. Or les débats qui commencent alors à fleurir dans le domaine des sciences sociales, à propos du lexique de la couleur, indiquent que le « problème » grec gagnerait à être réévalué à la I. Meyerson (éd.), Problèmes de la couleur, Paris, S.E.V.P.E.N., 1957. L. Gernet, « Dénomination et perception des couleurs chez les Grecs », in Meyerson, Problèmes de la couleur, p. 313. 12 Signalons toutefois l’enquête menée par A. Dimakopoulou sur l’univers affectif de klhôros. Datée de 1980, elle n’a été publiée que récemment (Chlôrêis aêdôn, pâle rossignol. Une étude sémantique, Paris, Apolis, 2010). 10 11

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lumière d’études menées sur d’autres aires culturelles. En effet, depuis les années 1960, les sociologues et les anthropologues se divisent autour de la question de l’universalité ou de la relativité des données linguistiques. En 1969, deux chercheurs américains, Brent Berlin et Paul Kay, publient le fruit d’une vaste enquête portant sur une centaine de langues (y compris le grec homérique)13. Ils concluent à l’existence d’universaux dans le domaine du lexique des couleurs, universaux qui apparaîtraient suivant un ordre donné, étroitement corrélé au niveau de développement technologique et culturel atteint par chaque société. La liste finale comporterait selon eux onze termes fondamentaux (basic color terms) : blanc, noir, rouge, vert, jaune, bleu, marron, violet, rose, orange et gris. Les sociétés industrialisées occidentales auraient atteint le dernier stade de l’évolution, tandis que de nombreuses sociétés « traditionnelles », y compris les Grecs, n’en seraient qu’au stade 3. En rapprochant, dans une destinée commune, les Anciens et les « sauvages », au lexique encore primitif, les auteurs renouent d’une certaine manière avec les thèses d’un Lafitau14. Du point de vue de l’helléniste, l’utilisation des données homériques dans ce cadre à la fois évolutionniste et universaliste est éminemment problématique. On ne peut placer l’analyse philologique des œuvres épiques, au contexte de production tant discuté, sur le même plan que le résultat d’enquêtes sociologiques menées au moyen de nuanciers de couleur. Les hellénistes auraient dû réagir ; pourtant, les théories de Berlin et Kay n’ont trouvé chez eux que peu d’écho15. Les réactions sont venues d’ailleurs. Dans le milieu égyptologique, elles ont été contrastées : défenseurs et détracteurs s’opposent encore16, les seconds réfutant ce modèle globalisant 13 B. Berlin, P. Kay, Basic Color Terms, Berkeley – Los Angeles, University of California Press, 19912 (1969). La seconde édition amende quelque peu la théorie, de façon à répondre aux critiques qu’elle a suscitées. 14 Sur l’œuvre de Lafitau, cf. F. Hartog, Anciens, Modernes, Sauvages, Paris, Galaada, 2005, p. 265-270. 15 Pour un bilan nuancé, cf. G.E.R. Lloyd, Cognitive Variations. Reflections on the Unity and Diversity of the Human Mind, Oxford, Oxford U.P., 2007, p. 12-21 (l’auteur prône une position médiane, entre universalisme et relativisme). 16 Comparer J. Baines, « Color Terminology and Color Classification: Ancient Egyptian Color Terminology and Polychromy », American Anthropologist 87 (1985), p. 282-297 ; D.A. Warburton, « The Theoretical Implications of Ancient Egyptian Colour Vocabulary for Anthropological and Cognitive Theory », Lingua Aegyptia 16 (2008), p. 213-259.

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et réducteur, dépourvu d’épaisseur historique. Dans une étude sémantique sur l’hébreu biblique, Athalya Brenner souligne avec raison que la méthode expérimentale de Berlin et Kay ne peut s’appliquer à des langues mortes, auxquelles on n’accède que de manière indirecte. L’auteur insiste en outre sur la nécessité de forger des critères d’analyses internes, en accordant une attention soutenue aux contextes discursifs, avant de se lancer dans une comparaison avec d’autres systèmes linguistiques17. Chez les anthropologues et les ethnologues, les avis restent partagés18. Plusieurs voix se sont élevées pour remettre en cause la validité du concept de basic color terms19. En effet, en se proposant de rechercher dans toutes les langues des termes « abstraits », c’està-dire dissociés des contextes et des supports matériels, l’enquête revient finalement à vouloir appliquer une grille d’analyse postnewtonienne. Or celle-ci n’a rien d’universel et s’est imposée en liaison avec le développement de la production industrielle et des colorants synthétiques dans les pays occidentaux. Il n’existe pas de division naturelle du continuum des couleurs : chaque culture organise l’expérience sensible en fonction de logiques qui lui sont propres. En témoignent les enquêtes réalisées sur le terrain par les ethnologues. Certaines langues ne connaissent pas le mot de « couleur » et lient la sensation colorée à d’autres éléments du système perceptif. C’est ce qu’a révélé l’étude de Harold C. Conklin, l’un des principaux opposants aux thèses de Berlin et Kay. Son article de 1955 analyse les dénominations de couleur chez les Hanunóo des Philippines20. Il montre l’écart existant avec les langues occidentales modernes : le critère principal d’évaluation d’une couleur repose sur son degré de luminosité, non sur sa valeur chromatique. Les Hanunóo associent en outre à l’impression colorée d’autres pro17 A. Brenner, Colour Terms in the Old Testament, Sheffield, JSOT Press, 1982, p. 16-17. 18 Pour un exemple d’accueil positif : M. Sahlins, « Colors and Cultures », Semiotica 16 (1976), p. 1-22. 19 On lira avec profit le bilan de S. Tornay in S. Tornay (éd.), Voir et nommer les couleurs, Nanterre, 1978, p. xxvii-xxxii (l’ensemble de l’introduction fournit une excellente mise au point historiographique sur les travaux réalisés sur la couleur jusque là). Pour une mise en perspective des recherches de Berlin et Kay, on se reportera à R.E. McLaury, G.V. Paramei (éd.), Anthropology of Color, Interdisciplinary Multilevel Modelling, Amsterdam – Philadelphia, Benjamins Pub Co, 2007. 20 H.C. Conklin, « Hanunóo Color Categories », Southwest Journal of Anthropology 11 (1955), p. 339-344.

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priétés sensibles, telles l’humidité et la sécheresse. Assurément, une hiérarchie et des correspondances bien différentes des nôtres président à la configuration des dispositifs sensoriels et affectifs de ce peuple des Philippines. Le cas des Hanunóo n’est pas isolé, comme le révèle la vaste entreprise coordonnée par le Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de l’Université de Paris X au début des années 1970. En effet, « la couleur est appréhendée, dans de nombreuses cultures, de pair avec d’autres paramètres sensoriels, en particulier tactiles, gustatifs, olfactifs ou même auditifs21. » Les études sur le lexique chromatique grec ne peuvent désormais ignorer cette donnée importante22 – notamment lorsqu’elles portent sur le corpus archaïque, puisque le terme khrôma apparaît seulement à l’époque classique. De surcroît, l’analyse du matériau linguistique ne s’avère féconde que lorsqu’elle s’accompagne d’une étude des pratiques sociales mettant en jeu les matières colorées. Par exemple, les recherches menées par Roberte Hamayon sur la terminologie mongole établissent clairement que l’approche linguistique est impuissante à rendre compte de tous les usages d’un mot. Pour comprendre l’organisation systématique du vocabulaire de la couleur, il est nécessaire d’intégrer des données pragmatiques : l’art du maquillage, les usages vestimentaires, la couleur des objets rituels23. Que l’on s’intéresse aux Mongols, aux Hanunóo ou aux Grecs, travailler sur le lexique implique de prendre en compte l’ensemble des domaines de l’expérience humaine de la couleur24. Une série d’études ethnographiques ou anthropologiques ont ainsi envisagé le rôle des couleurs dans les pratiques rituelles, vestimentaires ou encore artistiques. En décodant les classifications opérées au moyen de la couleur, il est possible de saisir la façon dont les hommes construisent des hiérarchies sociales et ordonnent leur Tornay, « Introduction », in Id. (éd.), Voir et nommer les couleurs, p. xlix. L’analyse menée par E. Irwin (Colour Terms in Greek Poetry,Toronto, Hakkert, 1974) prend en compte la question de la « synesthésie » et des correspondances sensorielles. 23 R. Hamayon, « Des fards, des mœurs et des couleurs », in tornay (éd.), Voir et nommer les couleurs, p. 207-247 (en part. p. 238). 24 Une étude récente sur les Aztèques a révélé la fécondité de ce type de démarche : É. Dupey Garcia, « Les Couleurs dans les pratiques et les représentations des Nahuas du Mexique central (xive-xvie siècles) »,Thèse de doctorat, ss. la dir. de M. Graulich et D. Dehouve, Paris, EPHE, 2010. 21 22

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vision du monde. Les recherches menées à partir des années 1960 par Victor Turner sur la notion de « symbole » et sa fonction dans le rite ont joué un rôle déterminant25. Étudiant la société Ndembu (Zambie), il a montré que la couleur des matières manipulées participe de l’efficacité des pratiques rituelles. Cela ne signifie pas pour autant qu’il existerait un système symbolique immuable et préétabli. Chargées de virtualités sémantiques, les substances rouges, blanches et noires n’acquièrent une valeur donnée que dans un contexte précis, et toujours en relation d’opposition ou de complémentarité les unes avec les autres. Victor Turner a repéré l’existence d’une « triade symbolique » (noir, rouge, blanc), liée à la cosmologie ndembu et au « mystère » (mpangu) des trois rivières primordiales, mais aussi à la chromatique du corps humain (sperme et lait, sang, matière en décomposition)26. Ses analyses montrent que, souvent, plusieurs niveaux d’interprétation coexistent et interfèrent. Les couleurs doivent être pensées en termes de relations, de manière dynamique. Foncièrement polysémiques, ambivalentes, elles n’ont pas de valeur intrinsèque, d’autonomie propre. L’étude menée sur les masques du Pacifique nord par Claude Lévi-Strauss confirme qu’elles ne constituent qu’un élément du signe : la dominante blanche du masque swaihwé se comprend en opposition avec la couleur sombre du masque de la Dzonokwa, que l’on trouve chez un peuple voisin, les Kwakiutl27. L’étude de Victor Turner a trouvé beaucoup d’échos chez les anthropologues, mais aussi chez les préhistoriens et paléontologues, qui décèlent des traces de cette triade symbolique dans les vestiges matériels qu’ils étudient28. En revanche, les hellénistes n’ont accordé que peu d’attention au rôle structurant joué par les couleurs dans l’économie des rituels et des mythes29.  Pierre Vidal-Naquet, 25 V. Turner, Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990 (1969). 26 V. Turner, « Color Classification in Ndembu Ritual », in The Forest of Symbols: Aspects of Ndembu Ritual, Ithaca, Cornell U.P., 1967, p. 59-92. 27 Cl. Lévi-Strauss, La Voie des masques, Paris, Plon, 2009 (1979), p. 51-54. Sur l’aptitude des couleurs à établir des systèmes d’opposition, voir aussi Id., La Pensée sauvage, Paris, Plon, 2010 (1962), p. 83-85. 28 Cf. J. Gage et alii, « What Meaning Had Colour in Early Societies », Cambridge Archaeological Journal 9/1 (1999), p. 109-126 ; A. Borg (éd.), The Language of Color in the Mediterranean: An Anthology on Linguistic and Ethnographic Aspects of Color Terms, Stockholm, Almquist and Wiskell International, 1999. 29 G. Dumézil a mis en rapport le système trifonctionnel indo-européen avec

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lorsqu’il analyse la période d’initiation du futur citoyen, éphèbe ou crypte, relève la prégnance de la noirceur et la prend en compte comme un élément signifiant. Il l’interprète comme une couleur associée aux marges, à la nuit, à la chasse et à l’apatè, une couleur qui marque le temps de la réclusion, de la mise à l’écart temporaire30. En appliquant les méthodes de l’analyse lévi-straussienne, l’historien « invente » la figure du chasseur noir, que l’on peut suivre à la trace dans d’autres récits « à dominante noire » mettant en scène des jeunes hommes au statut ambigu. Mais l’approche structuraliste a montré ses limites et la prudence invite à davantage d’empirisme, afin de retrouver un ancrage dans l’épaisseur de l’événement et du quotidien31. L’analyse du vêtement grec et de ses couleurs emprunte désormais ses méthodes à la sémiotique, en s’appuyant sur des corpus épigraphiques32. Les hellénistes ont aujourd’hui conscience que la couleur aide à construire des comparables et invite au dialogue entre disciplines – philologie, littérature, archéologie, histoire de l’art, anthropologie, sociologie, psychologie, biologie, physique. Ils prennent part à des réflexions collectives, au sein desquelles les Grecs côtoient d’autres sociétés, passées ou présentes. Le CNRS a ainsi consacré deux colloques à la façon dont les couleurs contribuent à l’anthropopoiêsis, la fabrication de l’humain – par le jeu des carnations, des fards, des parures et des vêtements33. Une telle orientation intéresse d’autant plus les hellénistes que le terme grec pour dire la couleur, khrôma, une triade chromatique, mais dont on trouve peu de trace dans le monde grec (cf. G. Dumézil, La Courtisane et les seigneurs colorés. Esquisse de mythologie, Paris, Gallimard, 1983, p. 17-27). 30 L’auteur se fonde sur une étude de la matière mythique, mais aussi des pratiques, comme le port de la chlamyde noire par l’éphèbe (P. Vidal-Naquet, Le Chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, La Découverte, 2005 [1981], p. 151-174). 31 Cf. la démonstration de J. Ma, « Black Hunter Variations », Proceedings of the Cambridge Philological Society 40 (1994), p. 49-80. 32 L. Cleland, se fondant sur les travaux de R. Barthes (Le Système de la mode, Paris, Seuil, 1967), a travaillé sur les tissus offerts à Artémis Brauronia dans l’Athènes classique (« The Semiosis of Description: Some Reflections on Fabric and Colour in the Brauron Inventories », in L. Cleland, M. Harlow, Ll. Llewellyn-Jones (éd.), The Clothed Body in the Ancient World, Oxford, 2005, p. 87-95) ; Chr. Jones a étudié les lois sacrées réglementant les costumes des participants dans les cérémonies religieuses (« Processional Colors », Studies in the History of Art 56 [1999], p. 246-257). 33 J-P. Albert, B. Andrieu et alii (éd.), Coloris Corpus, Paris, CNRS, 2008 ; G. Boëtsch, D. Chevé, H. Claudot-Hawad (éd.), Décors des corps, Paris, CNRS, 2010.

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dérive de khrôs, la peau. Les pistes indiquées par Louis Gernet commencent à être explorées dans une perspective d’anthropologie historique : il s’agit de replacer le fait linguistique dans sa dimension culturelle et sociale34. Or si l’on cherche à comprendre comment s’organise de l’intérieur l’expérience grecque du chromatisme, on s’aperçoit que la catégorie « couleur » (khrôma) n’est pas toujours la plus pertinente. Il faut alors se tourner vers la notion de poikilia, qui envisage les couleurs sous l’angle de leur pluralité et de leur agencement plus ou moins harmonieux. L’image du « multicolore », du « bigarré », du « chatoyant » est bonne à penser : elle permet aux Grecs de construire leur rapport au monde, de l’appréhender dans sa diversité, et dans certains contextes, nous allons le voir, de mettre à distance l’étranger en rendant sensible sa différence et son exotisme.

2. La poikilia du Barbare et la bigarrure du sauvage Le terme poikilia renvoie à une notion plastique, élastique même, du côté du chatoiement, du mélange de couleurs, matières et formes, de la variété plaisante, du décor polychrome, du versatile et du métissage. Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant ont fait apparaître son lien avec la mètis, l’intelligence rusée35 ; Françoise Frontisi-Ducroux avec l’univers du daidalon, de l’objet savamment ouvragé36. Le mot dérive de l’adjectif poikilos, dont le champ sémantique semble tout aussi étendu et déborde celui des couleurs37. Dans les cités archaïques, les élites partagent un goût pour la poikilia, une alliance 34 Cf. S. Beta, M.M. Sassi (éd.), I colori nel mondo antico: esperienze linguistiche e quadri simbolici, Fiesole, Cadmo, 2003 ; M. Carastro (éd.), L’Antiquité en couleurs. Catégories, pratiques, représentations, Grenoble, Millon, 2009 ; A. Grand-Clément, La Fabrique des couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens, Paris, De Boccard, 2011. Pour le monde romain, une publication récente met en lumière les résonances sociales du concept de color au début de l’empire : M. Bradley (éd.), Colour and Meaning in Ancient Rome, Cambridge – New York, Cambridge U.P., 2008. 35 M. Detienne, J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 1974. 36 F. Frontisi-Ducroux, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2002 (1975). 37 Cf. M. Rinaudo, Poikilos e derivati, da Omero ad Aristotele, Thèse de doctorat, ss. la dir. de S. Nicosia, Università degli studi di Palermo 1994 (Dottorato di ricerca in filosofia e cultura greca e latina) ; Grand-Clément, La Fabrique des couleurs, chapitre 7.

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plaisante et chatoyante de couleurs et de matières, qui confère du plaisir à celui qui la contemple et du prestige à celui qui s’en pare ou la revendique. Mais à l’époque classique, elle occupe un statut ambigu dans la pensée grecque, en vertu de son association à l’univers exotique, inquiétant et fascinant des Barbares. C’est cet aspect qui retiendra ici notre attention. 2.1. La bigarrure des Perses Dans la Grèce égéenne d’époque classique, le Barbare par excellence est le Perse. Or l’un des traits constitutifs de son identité, telle que la construit le discours grec sur l’altérité, est de posséder une garde-robe chamarrée. C’est dans les pièces d’Eschyle et le récit d’Hérodote – donc dans un contexte athénien, peu après les guerres médiques – que poikilos devient l’un des signes distinctifs de l’adversaire : il lui est presque exclusivement réservé. Dans les Perses, la robe chamarrée de Xerxès, vaincu à Salamine, n’est plus que lambeaux lorsqu’il regagne son palais. Chez Hérodote, la poikilia des étoffes symbolise les richesses fabuleuses de l’empire perse. Son évocation est censée susciter l’appât du gain chez les Spartiates – c’est du moins ce que pense Aristagoras de Milet, lorsqu’il tente de convaincre Cléomène d’appuyer sa révolte au tout début du ve siècle38. Le butin pris après la bataille de Platées ne dément pas les dires du tyran39. Et un siècle et demi plus tard, les Grecs enrôlés dans l’armée d’Alexandre III retrouvent semblable profusion d’or, d’argent et de tissus chamarrés, lors du sac de Persépolis40. Les étoffes colorées des Perses évoquent un monde du luxe, celui de la truphè, qui caractérise le mode de vie oriental et tranche radicalement avec l’austérité spartiate. La bigarrure vestimentaire va de pair avec le maquillage, les parures et les parfums voluptueux, la gastronomie, l’abondance d’or et de pourpre, pour signaler la mollesse, le manque d’andreia, le despotisme ou la tyrannie. Mais cette bigarrure teintée d’hybris est aussi, dans l’œuvre d’Hérodote, d’ordre « cosmique », à l’image d’un empire multi38 Hérodote, Historiae,V, 4. L’empire achéménide est même né sous le sceau de la bigarrure, comme l’attestent les langes de Cyrus, finalement sauvé de la mort à laquelle il était promis (I, 111). 39 Hérodote, Historiae, IX, 80 et 82. 40 Diodore de Sicile, Bibliotheca historica, XVII, 70.

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ethnique qui embrasse une large part de l’oikoumenè. L’historien met en scène ce cosmos, au sens homérique de « disposition des troupes », dans son grand catalogue du livre VII. Il procède à une description minutieuse, méthodique, de l’armée de Xerxès, immense et composite. La bigarrure des contingents fantassins tranche avec l’uniformité des phalanges grecques, comme dans la fable ésopique des chiens et des loups41. Le catalogue hérodotéen offre ainsi un tableau du monde habité soumis aux Perses, une cartographie de leur immense empire, qui redouble le récit ethnographique des quatre premiers livres de l’Enquête. Hérodote relève tout ce qui, dans l’accoutrement des armées de Xerxès, est étrange, composite, hétéroclite : mélanges de formes, de matières et de textures, de couleurs. Les fourrures et dépouilles d’animaux métamorphosent les guerriers en êtres hybrides. De ce spectacle grandiose et impressionnant, quelques vêtements chamarrés émergent : le terme poikilos est réservé aux anaxyrides (pantalons) des Mèdes et à la zeira (manteau long) des Thraces42. Il s’agit de deux types de vêtements spécifiques, différents de ceux des Grecs par leur forme, leur matière et leur décor – donc deux vêtements qui, aux yeux d’Hérodote, incarnent le mieux la poikilia du Barbare. Ce genre de parure vestimentaire contraste avec celle des Athéniens qui, d’après Thucydide, ont fini, à l’instar des Spartiates, par abandonner leurs longues et fines tuniques pour un « vêtement sobre » (metria esthèti), signe tangible d’une marche vers la civilisation43. Les peintures vasculaires et les sculptures véhiculent des images analogues. La poikilia des non-Grecs se cristallise autour des vêtements ajusté et bariolés. À partir de la révolte de l’Ionie, l’image du Troyen, de l’Amazone et du Perse tendent à se confondre, sous la figure générique de l’Asiatique. Cette dernière se reconnaît notamment au pantalon bariolé. Ainsi, l’artisan qui a peint le fronton en marbre du temple d’Aphaia à Égine (vers 490 av. J.-C.) a doté l’archer troyen (Pâris ?) d’un costume vivement coloré�44. Les 41 Ésope, Fabulae, CCXV Chambry. La fable met en scène une guerre entre des loups, « de même race et de même couleur », et une bande de chiens au pelage noir, roux, blanc ou cendré, dissemblables en tout (cf. M. Detienne, J. Svenbro, « Les Loups au festin ou la cité impossible », in La Cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, Gallimard, 1979, p. 215-237). 42 Hérodote, Historiae,VII, 61 et 75. 43 Thucydide, Historiae, I, 6, 4. 44 Cf. V. Brinkmann, « Il principe e la divinità », in A. Gramiccia (éd.),

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motifs du collant bigarré semblent inscrits dans la chair, dans le khrôs du combattant agenouillé, en train de bander son arc. Son accoutrement diffère radicalement de celui de l’hoplite. Le pantalon multicolore contribue à faire de lui un « autre guerrier45 ». Il en va de même d’un autre combattant qui ressemble comme un frère à l’archer : le cavalier. Le musée de l’Acropole d’Athènes renferme un fragment de statue équestre en marbre, au pantalon bariolé, qui date de la fin de l’archaïsme (fig. 1). Doit-on reconnaître en lui un cavalier scythe ou perse, comme le suggère le cartel actuel ? Ce n’est pas sûr. Il pourrait s’agir d’un Athénien, représenté en costume d’apparat46. On connaît en revanche des cas où le critère de l’ethnicité est clairement en cause. Sur le sarcophage en marbre de Sidon, les collants bariolés appartiennent exclusivement aux Perses que combattent Alexandre et les hoplites de l’armée gréco-macédonienne47. Les peintres sur vases ne possèdent pas la même latitude pour l’emploi des couleurs, en raison des hautes températures de cuisson requises pour produire le vernis noir. Pour donner à voir la poikilia, ils jouent sur la variété des motifs plutôt que sur celle des teintes. Le décor du cratère apulien du peintre de Darius (dernier tiers du ive siècle) montre, sur le registre inférieur, des Perses astreints au versement du tribut ; on les reconnaît à leurs vêtements ajustés et zébrés de motifs48. Sur les vases attiques du ve siècle qui mettent en scène les exploits d’Héraklès, de Thésée ou d’Achille, les Amazones possèdent souvent un collant bariolé analogue à celui des Perses49. Pour rendre le multicolore, le peintre vasculaire recourt à des rayures ou à un quadrillage en losanges, une accumulation I colori del bianco. Policromia nella scultura antica, Roma, 2004, p. 110-125 (avec une reconstitution colorée p. 108). 45 Fr. Lissarrague, L’Autre guerrier. Archers, peltastes, cavaliers dans l’imagerie attique, Paris – Roma, La Découverte, 1990. 46 On sait par exemple que, dans la cité d’Érétrie (Eubée), au ive ou au iiie siècle, les cavaliers de la procession en l’honneur d’Asklépios doivent arborer un vêtement chamarré (esthèti poikilèi) : IG 12, 9 : no 194, 6-7. Fr. Lissarrague a montré en outre que le costume barbare des éphèbes paradant sur les vases attiques n’indique pas nécessairement une origine ethnique spécifique, mais plutôt un type de combattant qui diffère de l’hoplite. 47 V. Brinkmann, « Gli occhi azzurri dei Persiani. La scultura policroma dell’età di Alessandro e dell’Ellenismo », in Gramiccia, I colori del bianco, p. 211. 48 Cratère apulien à figures rouges, Naples, Musée archéologique national, H3253. 49 Cf. Fr. Lissarrague, P. Schmitt Pantel, « Amazones, entre peur et rêve », in G. Leduc (éd.), Réalité et représentations des Amazones, Paris, 2008, p. 43-48.

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de zigzags, une dense trame de motifs qui investissent entièrement l’espace du vêtement, captant le regard. Le procédé a été utilisé sur un skyphos attique à figures noires, daté de 500 environ et attribué au peintre de Thésée (fig. 2). Une Amazone, reconnaissable à sa peau blanche et à son costume (tiare et anaxyrides quadrillés de losanges), monte un lion qui a la gueule ouverte et fait face à une créature hybride, un bipède au corps ovoïde et massif, décoré d’un échiquier noir et blanc. Il possède une tête d’âne – ou de lapin ? – avec de longues oreilles et de courtes pattes. Sa gueule ouverte crache du feu. Sous l’arbre luxuriant qui sépare les combattants, on discerne un serpent peint en blanc. Le peintre a-t-il voulu évoquer un épisode mythique lié aux Amazones, qui se confondent ici avec les Arimaspes de la mer Noire, luttant contre les griffons50 ? Difficile à dire. Le monstre représenté semble sortir de l’imagination de l’artisan, qui a bigarré son corps d’un décor qui fait écho au collant de l’« Amazone ». En regardant le skyphos, les symposiastes se trouvent plongés en pleine poikilia, dans un univers composite où les femmes sont armées, montent des lions et combattent des créatures hybrides, au pelage insolite, dont le rendu pictural rappelle davantage celui réservé à une étoffe qu’à une peau animale. Ainsi, dans certains contextes précis, quand l’identité grecque est en jeu (chez Hérodote et Eschyle, après les guerres médiques ; au moment des conquêtes d’Alexandre ; sur les vases mettant en scène une opposition entre un hoplite et un archer barbare), la poikilia fait office de topos destiné à dire, montrer et penser l’étrangeté des combattants non-Grecs : Perses, Troyens, Amazones. L’étranger se distingue par la bigarrure de son vêtement, voire même, degré suprême d’altérité, celle de sa peau. En effet, dans son catalogue du livre VII, Hérodote mentionne la bichromie des peintures corporelles des guerriers libyens ; il avait déjà signalé ce type d’usage dans le livre IV, à propos de deux peuples de Libye, les Maxyes et Gyzantes, qui s’oignent le corps de miltos (ocre rouge)51. Chez les Thraces, il relève une autre forme de bigarrure du corps : le tatouage – le terme stiktos, qui s’y rapporte, est un synonyme de 50 51

Cf. H. Palmer, « The Lady and the Monster », Archaeology 6 (1953), p. 180. Hérodote, Historiae, IV, 191 et 194 ;VII, 69.

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poikilos52. Chez les Grecs, le marquage corporel s’apparente à un stigmate infamant, parce qu’il consiste à entailler, à altérer le khrôs ; on le réserve aux prisonniers de guerre et aux esclaves53. Xénophon y fait allusion à propos des Mossynèques, un peuple de la région de la mer Noire que rencontrent les Dix mille lors de leur retraite à travers l’Asie mineure. Le tatouage figure au nombre de leurs mœurs, « les plus étranges et contraires aux nomoi grecques qui soit54. » L’incapacité des auteurs à admettre que cette poikilia des corps puisse constituer une marque de noblesse explique sans doute l’étiologie fournie par Cléarchos et reprise par Athénée. Les femmes thraces auraient réussi à transformer ces marques dévalorisantes en véritables parures corporelles, détournant à leur profit la poikilia humiliante initialement imposée par les Scythes, et l’incorporant ainsi à leurs propres nomoi55. Les références littéraires ou iconographiques à la poikilia barbare, produite par des vêtements chamarrés, des peintures corporelles ou d’autres formes d’ornementation du khrôs, placent la variété des couleurs – ou plus exactement une certaine forme de variété des couleurs – du côté de l’altérité, aux marges de la polis. Ce schéma a quelque chose de familier si l’on se tourne vers d’autres temps et d’autres lieux, lorsque les colons européens découvrent le « nouveau monde » et inventent ainsi la figure du Sauvage, l’autre Barbare. 2.2. La débauche de couleurs : primitif ou décadent ? Nombreux sont les témoignages de l’étonnement, de la répulsion ou de la fascination ressentis par les colons qui découvrent un nouveau monde où vivent des peuples « bariolés ». L’usage des couleurs sur le corps, par le biais de plumes bigarrées, de peaux d’animaux, de Hérodote, Historiae,V, 6. Cf. L. Renaut, « Marquage corporel et signation religieuse dans l’Antiquité », Thèse de doctorat, ss. la dir. de A. Le Boulluec, Paris, EPHE, 2004. 54 Xénophon, Anabasis, V, 4, 32 ; cf. Diodore de Sicile, Bibliotheca historica, XIV, 30, 7. 55 Athénée, Deipnosophistae, XII, 524c. Les peintres céramistes ont exploité cette image de la Thrace à la peau bigarrée : sur le décor de vases évoquant la mort d’Orphée, on la reconnaît aux tatouages aux formes géométriques qui zèbrent ses bras et son cou, en écho à son vêtement, ce qui redouble son étrangeté (D.S. Tsiafakis, « The Allure and Repulsion of Thracians in the Art of Classical Athens », in B. Cohen (éd.), Not in the Classical Ideal. Athens and the Construction of Other in Greek Art, Leiden, 2000, p. 364-376). 52 53

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vêtements teints, participe à construire l’archétype du Sauvage. Sur une gravure de Théodore de Bry de la fin du xvie siècle, illustrant l’œuvre du pasteur genevois Jean de Léry (Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil), est mise en scène la danse rituelle d’une tribu anthropophage du Brésil, les Tupinamba (fig. 3). On y voit un choros aux participants bariolés. Le corps de certains Indiens est couvert de poils, comme s’il s’agissait de bêtes sauvages, et le graveur a mis en exergue leurs ornements de couleurs. Il s’agit de faire apparaître les cannibales comme des créatures grotesques et inquiétantes – le graveur détourne ainsi le projet de Léry, dont les descriptions ethnographiques visent à construire l’image du « bon sauvage ». Le témoignage d’un missionnaire jésuite, qui décrit en 1757 la cérémonie du « festin de guerre » des Abénakis du Canada, est du même ordre56. La célébration du rituel s’apparente, sous sa plume, à une mascarade ridicule et inquiétante, une « farce comique » pour laquelle les participants recourent à une débauche de couleurs qui les « défigure ». Peau peinturlurée de rouge blanc, vert, jaune et noir, plumes, ornements et colifichets, vêtements « barbouillés de vermillon », tel est « l’accoutrement sauvage ». Lorsque les chants rituels débutent, ils mobilisent des sonorités et des mélodies qui n’ont rien d’harmonieux, si éloignés de la « délicatesse et du goût » de la musique européenne : ils inclinent du côté du primitif, tout comme le brouhaha de la flotte barbare, auquel répond le péan entonné en chœur par les marins grecs à Salamine dans les Perses d’Eschyle. Les sauvages ne savent pas utiliser correctement les couleurs, ils mélangent tout. L’application à même le corps et le visage, l’usage de plumes ou de peaux d’animaux, sont incongrus. Chez les colons européens, en effet, le vermillon sert à rehausser de riches vêtements, non à barbouiller la peau. La perspective évolutionniste conduit ainsi à rattacher l’usage incontrôlé, excessif, compulsif, hétéroclite des couleurs, à un état naturel, dont les sauvages ne seraient pas encore sortis. Un présupposé analogue sous-tend le jugement des hellénistes du xixe siècle, lorsqu’ils examinent des productions plastiques archaïques, sur lesquelles subsistent des traces d’une polychromie assez vive. Selon eux, le goût pour la couleur compense un manque de 56 Ch. Le Gobien et alii, Lettres édifiantes et curieuses, écrites des missions étrangères, Toulouse, 18102 (1780), vol. IV : Mémoires d’Amérique, p. 192-193.

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sensibilité vis-à-vis de la noblesse du dessin57. C’est lorsqu’ils ont cessé de peinturlurer leurs statues que les Hellènes sont devenus les fondateurs de l’esthétique occidentale. Le jugement porté par Maxime Collignon sur une figurine en terre cuite polychrome est sévère et sans appel : « À voir ce bariolage violent, ces plaques rouges qui tachent les pommettes du visage, on a l’impression d’une enluminure barbare58. » L’archéologue dénigre la coroplathie, par opposition aux productions plus prestigieuses en marbre. Selon lui, la bigarrure des statuettes de terre cuite, consacrées aux dieux dans les sanctuaires, témoignerait d’un goût populaire, associé à une dévotion proche de la superstition. On retrouve ici les manifestations de la « chromophobie » dont s’est nourrie la tradition artistique européenne, souvent hostile à la couleur, jugée trop sensuelle et superficielle59. Les modernes n’ont rien inventé : l’idée que ce sont les femmes, les enfants et les incultes qui, comme les primitifs, raffolent des couleurs les plus vives, s’enracine dans l’Antiquité. Dans la République de Platon, la poikilia du manteau démocratique séduit surtout ce type de public au sein de la cité60. Mais les braies colorées des Perses n’opèrent pas tout à fait comme la parure du sauvage d’Amérique, car elles pointent moins vers le primitif – un temps qui serait premier – que vers une forme de décadence. Les Grecs portent dessus un regard ambigu. Les braies bigarrées s’apparentent à un costume de scène, une parure plutôt féminine, qui suscite admiration et fascination, plutôt que moquerie. Xénophon, lorsqu’il décrit les aristoi et eudaimonestai perses de l’armée de Cyrus se précipitant pour tirer les chars embourbés, vante l’admirable exemple de discipline (taxis) qu’ils offrent ; l’élégance de leur costume et de leurs pantalons chamarrés contribue à la beauté du spectacle61. Les vêtements chamarrés 57 Cf. H. Lechat, « Observations sur les statues archaïques de type féminin du musée de l’Acropole », Bulletin de correspondance hellénique 14 (1890), p. 556 : « Pour des hommes demi-civilisés la forme isolée, toute nue, ne satisfait point les yeux ; ils ne la comprennent que sous le vêtement de la couleur. L’idole, peinte et parée, produit sur eux une impression plus vive. » 58 M. Collignon, « La Polychromie dans la sculpture grecque » (1898) in G. Perrot (éd.), Maxime Collignon. Études d’archéologie grecque, Paris, 1992, p. 200. 59 Cf. J. Lichtenstein, La Couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge classique, Paris, Flammarion, 19992 (1989) ; D. Batchelor, La Peur de la couleur, Paris, Autrement, 2001. 60 Platon, De republica, 557c – 558c. 61 Xénophon, Anabasis, I, 5, 8.

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procurent un plaisir qui relève de la charis, une notion clef des rapports politiques et sociaux62. Les « Perseries » bigarrées attirent, même dans l’Athènes démocratique du ve siècle, où les vêtements de couleurs restent, comme à l’époque archaïque, un mode de reconnaissance sociale pour l’élite63. Cette fascination exercée par l’étoffe bariolée, Ménélas en a fait les frais, trahi par son épouse : c’est même ce qui a causé la guerre de Troie, selon Euripide64. Dans l’Orestie d’Eschyle, l’enchantement des couleurs agit comme un piège qui se referme sur Agamemnon, de retour d’Asie : après avoir marché sur des étoffes multicolores, il est pris comme un gibier dans les mailles d’un filet bigarré. Les poètes tragiques ne sont pas les seuls à mettre en garde contre l’étoffe aux mille couleurs : Hérodote rapporte comment la femme de Xerxès s’en est servie pour piéger son époux65. La poikilia peut ainsi devenir une arme entre les mains des femmes et entretient des liens avec la mètis, l’intelligence rusée et ondoyante qui possède mille replis, mille couleurs et emprunte maints détours. 2.3. La trame des couleurs : rythmes et motifs Ce n’est pas seulement parce que les couleurs agissent comme de puissants pharmaka que la poikilia possède une efficacité redoutable, comme si le fait de les cumuler accroissait mécaniquement leur pouvoir. C’est aussi parce qu’elle est parcourue par un réseau de motifs, qui captent le regard et demandent à être décryptés. L’anthropologue Alfred Gell a attiré l’attention des théoriciens de l’art sur l’agency des objets. Il consacre d’ailleurs dans son ouvrage un long développement à l’étude des structures de motifs et à leur efficacité66. Examinons les images grecques dans cette perspective. Sur les vases, la poikilia du barbare est loin d’être isolée. Elle ne prend son 62 Cf. V. Azoulay, Xénophon et les grâces du pouvoir : de la charis au charisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004. 63 Cf. M. Miller, Athens and Persia in the Fifth Century B.C. A Study in Cultural Receptivity, Cambridge, Cambridge U.P., 1997 ; N. Villacèque, « Histoire de la poikilia, un mode de reconnaissance sociale dans la démocratie athénienne », Revue des études anciennes 110/2 (2008), p. 443-459. 64 Euripide, Cyclops, 182-186. 65 Hérodote, Historiae, IX, 109. 66 A. Gell, L’Art et ses agents, une théorie anthropologique, Paris, Presses du Réel, 2009 (1998).

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sens qu’au sein d’un système, qui mobilise plusieurs types de signes graphiques. Motifs géométriques, floraux ou figuratifs constellent les vêtements de héros ou divinités dont on veut souligner la charis. Formes circulaires, annulaires, ovoïdes, pois et traits barrent la peau des panthères et faons, mouchètent le corps des serpents ou les plumes des oiseaux. Ces derniers signes dénotent plutôt la bigarrure du monde animal et sauvage. Ils disent une texture différente de celle, unie, lisse et régulière, de la peau humaine ou des étoffes de laines et de lin ; ils suggèrent aussi la discontinuité de la coloration, par opposition à l’uniformité d’un beau khrôs ou d’un vêtement teint. Pour analyser ces images, on pourrait reprendre, en l’adaptant, la classification établie par Michel Pastoureau. Il distingue trois modes de traitement de surface d’une étoffe médiévale : l’uni, qui s’oppose d’un côté au semé – valorisé – et de l’autre au tacheté, rayé, bigarré – dévalorisé. La dernière catégorie englobe des signes visuels multiples, qui renvoient à la transgression ou à la déviance67. On peut appliquer cette grille à certaines productions de l’art grec, qu’il s’agisse de sculptures ou de peintures. Par exemple, sur l’Acropole d’Athènes, au moment des guerres médiques, coexistent plusieurs modèles plastiques : le kouros au corps nu, qui véhicule les valeurs esthétiques et éthiques masculines, la korè à la robe constellée de dessins, variation féminine de cet idéal, et le serpent aux écailles de couleurs, qui renvoie au monde chtonien et sauvage (comparer fig. 4, 5 et 6). De même, sur les vases, on distingue la nudité héroïque ou l’étoffe unie ; le semé des vêtements splendides des dieux, héros et aristocrates ; le bigarré des corps d’animaux (oiseaux, serpents, panthères, faons). C’est dans l’intervalle qui sépare les deux derniers types, en position médiane, qu’il faudrait situer la poikilia de la zeira thrace et des braies perses. Pour prolonger la réflexion, concentrons notre attention non plus sur le mode d’agencement, mais sur la nature même du motif de base. Sur les pantalons perses, il prend souvent la forme d’un losange : le mot grec correspondant est rhombos, qui a donné l’adjectif rhomboeidès. Selon le Liddell – Scott – Jones, le nom désigne à la 67 M. Pastoureau, L’Étoffe du diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Seuil, 2008, p. 47. Les critères qui déterminent si le mode de décoration du vêtement se place ou non du côté de la norme et de l’harmonie sont donc au nombre de deux : la densité des motifs ; leur distribution, régulière ou non.

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fois la toupie et un type de forme géométrique. Examinons le premier sens. La toupie s’apparente à la rouelle magique connue sous le nom d’iunx, souvent représentée sur les vases, entre les mains d’Aphrodite ou d’Éros68. Tournée alternativement dans une direction puis l’autre, au moyen de deux fils, elle renvoie à un sortilège d’amour et à un oiseau poikilos, le torcol, semblable à un serpent, l’« oiseau du délire » dont parle Pindare69. Rhombos désigne aussi le mouvement tournoyant de l’aigle qui fond sur sa proie, et auquel échappe le renard en se renversant sur lui-même, faisant preuve de mètis70. La poikilia rhomboïdale des braies du Perse est donc active, dynamique, vertigineuse, tourbillonnante, labyrinthique. Sur le skyphos de Boston, les couleurs et motifs de son décor peint composent un puzzle, intriguant et enchanteur, qui fait écho aux jeux d’esprit et d’adresse qui animent le symposion. Interpelant les convives, il leur offre une énigme à percer et propose une plaisante invitation au voyage. Il participe ainsi pleinement du poikilon ethos qui caractérise l’univers symposiaque71. Considérons à présent la seconde signification de rhombos, à savoir son acception géométrique. Les mathématiciens grecs pensent le rhombos comme la déformation d’un carré ou d’un rectangle, donc une forme dérivée. Projeté dans l’espace tridimensionnel, le rhombos d’Archimède est fait de deux cônes placés sur les côtés opposés d’une même base. Cette figure mixte, complexe, mobilise donc une symétrie partielle. C’est peut-être ce qui la qualifie pour constituer l’unité de base de la poikilia qui caractérise l’étranger, en particulier le Perse. Il existe d’autres indices de l’association du « losange » au barbare. C’est ainsi par exemple que s’organise la bigarrure du paon, animal asiatique par excellence, symbole de la truphè, au nombre des « Perseries » en vogue dans les cités grecques à l’époque classique72. Rhombe serait l’ancien nom d’un fleuve 68 Cf. E. Böhr, « A Rare Bird on Greek Vases: The Wryneck », in J.H. Oakley, W.D.E. Coulson, O. Palagia, Athenian Potters and Painters, Oxford, 1997, p. 109-123. 69 Pindare, Pythian, IV, 214-217 ; cf. V. Pirenne-Delforge, « L’Iynge dans le discours mythique et les procédures magiques », Kernos 6 (1993), p. 277-289. 70 Pindare, Isthmian, IV, 81. Ajoutons que le mot possède également une dimension sonore : il évoque un sifflement. 71 R.T. Neer, Style and Politics in Athenian Vase-Painting, Cambridge, Cambridge U.P., 2002. 72 On lira la description qu’en fait Klytos de Milet : la poikilia du plumage de l’oiseau est faite d’un assemblage de rhombes de couleurs variées (Athénée, Deipnosophistae, XIV, 19).

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de Thrace, l’Hèbre ; rhomboïdale est l’Inde, d’après Strabon73. Le rhombe tranche dans le paysage architectural hellénique : lorsqu’un monument, en Grèce, possède cette forme, il signale la présence de l’Autre. En effet, le monument « rhomboïde » que l’on visite à Mégare n’est autre que le tombeau d’une Amazone, ensevelie là peu après la défaite de son peuple contre Thésée, en Attique74. Pausanias précise qu’il s’agirait de celui d’Hippolyte et ajoute qu’il « a la forme (skhèma) d’un bouclier d’Amazone (Amazonikè asipidi)75 ». L’imaginaire du rhombe semble donc entretenir des affinités avec les guerrières farouches. Chez Pausanias, ces accointances passent par l’image du bouclier. Or l’arme défensive de l’Amazone peut être perçue comme une déformation de l’hoplon, de la même manière que la trajectoire de la flèche dessine une courbe plus marquée que celle de la lance de l’hoplite. Dès lors, la poikilia rhomboïdale du Perse, loin d’être un simple détail vestimentaire, pourrait servir à marquer l’écart qui existe entre l’empire perse et la polis grecque – un écart qui se lit dans les modes de combat, mais aussi dans les pratiques politiques, les deux étant indissolublement liés : la rotondité de l’hoplon s’identifie à la circularité de la cité, où l’arkhè est déposée es meson76. Nous n’avons exploré ici que l’une des facettes de l’imaginaire grec associé à la notion de poikilia, en montrant sa richesse et sa complexité, mobilisées diversement en fonction des contextes d’énonciation. Elle tient de l’effervescence : à la fois pluralité des couleurs et variété des motifs, elle nécessite d’être envisagée à chaque fois dans l’horizon de production et de réception d’un discours ou d’une image. Il apparaît en outre que le « multicolore » est bien davantage que le coloré au carré. Il est affaire d’intervalle et de rythme77, d’assemblage et de mise en ordre des couleurs, par le biais de motifs qui intriguent, interrogent et de-

Strabon, Geographica, II, 1, 22. Plutarque, Theseus, XXVII, 8. 75 Pausanias, Descriptio Greciae, I, 41, 7. 76 On pourrait ajouter que le découpage du territoire civique en îlots, sur le modèle du damier hippodaméen, privilégie l’orthogonal au détriment du losange. 77 Sur l’application du terme au champ de la musique, dans une perspective philosophique, cf. A. Wersinger, La Sphère et l’Intervalle. Le schème de l’harmonie dans la pensée des anciens Grecs d’Homère à Platon, Grenoble, Millon, 2008. 73 74

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mandent à être décryptés. C’est justement cela qui rend la poikilia belle à regarder et bonne à penser. Je me suis limitée ici à son rôle dans la construction de l’identité grecque face au Barbare. Ce qui comptait, ce n’était pas de savoir si les Perses portaient effectivement des pantalons barrés de zigzags ou quadrillés de losange, mais bien de comprendre ce que les Grecs voulaient dire en les décrivant ainsi. Or, on l’a vu, ils ne le faisaient pas pour disqualifier le Barbare bariolé, mais pour montrer combien ses différences offraient matière à réflexion. Un processus analogue opère dans l’Enquête d’Hérodote. Dans sa composition même, le récit hérodotéen est autre chose qu’une simple dévalorisation des non-Grecs, qui viserait systématiquement à les rejeter du côté de l’altérité radicale, de l’infra-humain. Pascal Payen a montré que les ex-cursus ethnographiques trouvent pleinement leur place, comme un rempart face à l’avancée irrésistible de la conquête perse. Il s’agit de les aider à résister, en conservant la mémoire de leurs nomoi, pour que ces cultures demeurent vivantes dans la mémoire des hommes78. De même, la poikilia n’érige pas de frontière infranchissable entre les Grecs et les Barbares : la traversée reste possible, ce qui aurait plu à Jean-Pierre Vernant. Elle balise cet « écart différentiel » que Claude Lévi-Strauss décèle entre deux cultures, même très proches79 ; elle marque un espace intermédiaire, celui de l’hybridité, lieu de négociation et de rencontre entre deux cultures. Si la poikilia occupe une place centrale dans l’imaginaire grec, c’est sans doute parce qu’elle aide à penser les processus de métissage et d’hybridation qui ont façonné les civilisations de la Méditerranée ancienne, aux identités plurielles – et qui, serait-on tenté d’ajouter, opèrent pleinement dans le Nouveau Monde, après l’installation des colons européens80.

P. Payen, Les Îes nomades : conquérir et résister dans l’Enquête d’Hérodote, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1997. 79 Cl. Lévi-Strauss (éd.), L’Identité, Paris, PUF, 1977, p. 322. 80 Sur les notions de métissage et d’hybridation, et leur utilisation par l’historien, on se reportera à l’étude stimulante de S. Gruzinski, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999. Pour une analyse des sociétés syracusaine, corinthienne et athénienne à la lumière des processus d’interactions culturelles, cf. C. Antonaccio, « Hybridity and the cultures within Greek culture », in C. Dougherty, L. Kurke (éd.), The Cultures within Greek Ancient Culture, Cambridge, 2003, p. 57-74. 78

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Fig. 1. Le « cavalier perse » (Acropole d’Athènes, fragment de statue de cavalier, v. 520 avant J.-Ch. Marbre, H : 1,08 m.  Athènes, Musée de l’Acropole, inv. 606).

Fig. 2. Un étrange face à face : l’univers de la poikilia (skyphos attique à figures noires, attribué au peintre de Thésée, v. 510-500 avant J.-Ch. Terre cuite, H : 0,16 mm. Museum of Fine Arts, Boston, 99.523. © 2010 Museum of Fine Arts).

Fig. 3. La ronde bariolée des sauvages anthropophages du Brésil (« La danse des Tupinamba », gravure de Théodore de Bry, 1592. Planche tirée de Les Grands voyages, America, vol. III : d’après J. de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil).

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Fig. 4. Le kouros et la valorisation de l’« uni » (Acropole d’Athènes, statue fragmentaire de jeune homme, surnommée « l’éphèbe de Kritios », v. 480 avant J.-Ch. Marbre, H : 1,17 m. Athènes, Musée de l’Acropole, inv. 698).

Fig. 5. La korè et la bigarrure apprivoisée (Acropole d’Athènes, statue de korè, dite korè de Chios, v. 520-510 avant J.-Ch. Marbre, H totale : 0,55  m. Athènes, Musée de l’Acropole, inv. 675).

Fig. 6. Le serpent et la bigarrure sauvage (Acropole d’Athènes, sculpture d’un fronton de temple archaïque : deuxième quart du vie siècle avant J.-Ch. Pôros, H : 0,25 m. Athènes, Musée de l’Acropole, inv. 37).

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La prise en compte des sentiments et des émotions constitués en un champ de recherche autonome et reconnu, s’est imposée au cours des trois dernières décennies dans plusieurs domaines, notamment dans celui de l’ethnologie1, mais aussi et de manière tout aussi rapide dans celui de l’histoire2. En particulier dans cette région de l’histoire qui nous concerne de manière plus spécifique et qui est celle de l’Antiquité grecque, où une floraison d’études issues d’approches renouvelées sont venues depuis une dizaine d’années redéfinir à la fois le domaine et son contenu.

1. Voir les émotions 1.1. Les émotions en perspective Il serait inexact de prétendre que la manière dont les phénomènes affectifs sont mentionnés et représentés dans les sources littéraires 1 Voir les apports décisifs des réflexions conduites dans les années 1980 par C. Lutz, G.M. White, « The Anthropology of Emotions », Annual Review of Anthropology 15 (1986), p. 405-436, puis par C. Lutz, L. Abu-Lughod (éd.) dans leur ouvrage collectif, Language and the Politics of Emotion, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. En France on retiendra aussi le numéro de la revue Terrain 22 (1994), qui portait le titre significatif Les Emotions, ou encore en 1997, P. Pachet (éd.), La Colère. Instrument des puissants, arme des faibles, Paris, Editions Autrement (Collection Morales, 23). 2 Le lien entre émotions et représentations, constitue le point de départ de l’étude célèbre et déjà ancienne de J. Delumeau, La Peur en Occident, xive-xviiie siècle. Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, ou de celle plus récente de P. Nagy, Le Don des larmes au Moyen Âge. Un instrument spirituel en quête d’institution, ve-xiiie siècle, Paris, A. Michel, 2000. Dans une perspective plus ouvertement anthropologique, C.Z. Stearns, P.N. Stearns (éd.), Emotion and Social Change: Toward a New Psychohistory, New York, Holmes & Meier, 1988, ou encore B.H. Rosenwein, Emotional Communities in the Early Middle Ages, Ithaca – London, Cornell University Press, 2006.

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grecques avait été jusqu’alors ignorée. Mais il est vrai que ces phénomènes ont été pendant longtemps pris en compte non pas pour eux-mêmes mais parce qu’ils constituaient les éléments d’une démonstration menée dans une perspective qui les dépassait. Parmi ces perspectives, la plus ancienne et la plus traditionnelle, de type évolutionniste, se proposait de mettre en évidence la complexification croissante des sentiments et la lente émergence de l’intériorité dans un moment privilégié, celui que constituait la culture grecque depuis Homère jusqu’à Aristote. Un moment considéré comme le creuset commun de la sensibilité et de la conscience européennes. De ce fait, le point de départ que constituait la « psychologie homérique », a été l’objet de toutes les attentions. Une attention que justifiait aussi la richesse du matériel épique, dans la mesure où l’épopée donne à voir un large éventail de réactions affectives : la colère et la rage mais aussi la pitié, la peur de la mort et le plaisir de la victoire, la joie et la douleur. Autant de manifestations parmi lesquelles il s’agissait de distinguer ce qui émanait de la physiologie et ce qui relevait de l’affectivité voire de la réflexion3. Parmi les multiples analyses que cette approche a suscitées, on peut considérer comme tout à fait emblématiques celles que Bruno Snell4 a consacrées à la psychologie épique dont il soulignait le caractère éminemment concret. L’imbrication des phénomènes physiques et psychiques caractérisant la manière dont est donné à voir le fonctionnement des héros. Leurs capacités cognitives et affectives ont leur siège dans de véritables organes psychiques dont elles sont une émanation : les phrenes, l’hêtor, le noos, le thumos5, qui fournissent à l’individu ses facultés de réaction. C’est donc en fait l’identification de ces organes et la compréhension de leur fonctionnement qui ont retenu l’attention de ce type d’analyses, plus que l’exploration des désirs et des émotions qui en émanaient. Avec la conclusion qu’il 3 Voir par exemple J. Böhme, Die Seele und das Ich im Homerischen Epos, Leipzig – Berlin, Teubner, 1929. 4 B. Snell, The Discovery of the Mind, Oxford, Blackwell, 1953, chapitre 1 : Homer’s View of Man (tr. angl. de T.G. Rosenmayer à partir de l’éd. orig. : Die Entdeckung des Geistes, Hambourg, Claassen & Goverts, 19482). L’approche de R.B. Onians, The Origins of European Thought about the Body, the Mind, the Soul, the World, Time and Fate, Cambridge, Cambridge University Press 1951, n’est pas fondamentalement différente comme l’indique le titre même de son ouvrage. 5 « Thumos is the mental organ which causes emotions, while noos is the recipient of images », Snell, The Discovery, p. 12.

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n’était guère possible de percevoir chez l’homme homérique les manifestations d’une claire conscience de soi. Cette affirmation d’un moi doté d’une profondeur réflexive qui dépasse l’intelligence pratique et régule l’explosion des émotions, qui a pour effet que l’individu ne se confond pas avec ses actes mais possède une aptitude à s’en distancier, c’est précisément ce dont Bruno Snell se proposait de suivre l’émergence et le développement depuis l’époque archaïque jusqu’à son plein épanouissement au ve siècle. Une autre approche tout à fait spécifique trouve son origine dans le souci d’expliquer le rôle tout à fait exceptionnel dont se trouve investie, dans le cadre de l’épopée, une émotion bien précise, la colère d’Achille, la fameuse mênis6, qui fournit à l’Iliade à la fois son thème majeur et le rythme de son schéma narratif 7. Ce qui a intéressé cette approche interprétative, ce n’est pas tant l’aspect psychologique ou moral de cette colère, que sa portée sociale, dans la mesure où elle est considérée comme un élément signifiant qui s’inscrit dans le cadre d’une vaste tradition épique indo-européenne à laquelle appartient l’Iliade8. La querelle qui oppose Agamemnon et Achille est ainsi considérée comme une manifestation de l’opposition fonctionnelle qui dresse le guerrier contre le roi. Deux fonctions qui sont chacune investies d’un rôle spécifique et sont vouées à collaborer l’une avec l’autre pour assurer ensemble la sécurité et le bien-être du groupe social. La rupture entre ces deux forces sociales s’accompagne inévitablement de malheurs et de désastres dont le troisième élément constitutif de la société, la communauté, en l’occurrence la masse des combattants grecs, subit 6 On a fait remarquer que le nom même de mènis était réservé, dans l’Iliade, à la désignation de colères qui sont investies d’un fort pouvoir de nuisance, celle d’Achille ou celle des dieux. On retiendra dans une bibliographie abondante, les analyses de C. Watkins, « À propos de Μηνισ  », Bulletin de la Société de Linguistique 72 (1977), p. 197-209 et celles de L.C. Muellner, The Anger of Achilles: Mènis in Greek Epic, Ithaca, Cornell University Press, 1996. 7 Contra l’étude de G.W. Most, « Anger and Pity in Homer’s Iliad », in S. Braund, G.L. Most (éd.), Ancient Anger. Perspectives from Homer to Galen, Cambridge, 2003 (Yale Classical Studies, 32), p. 50-75. Most insiste au contraire sur la présence et le rôle tout aussi prégnants qui sont ceux de la pitié qui occupe une place centrale dans la dernière partie de l’Iliade. 8 Il s’agit d’une approche qui s’inscrit dans la lignée des théories de G. Dumézil concernant la tripartition caractéristique des représentations que se font d’ellesmêmes les sociétés indo-européennes. Voir à ce propos : L’Idéologie tripartie des Indo-Européens, Bruxelles, Latomus, 1958 (Collection Latomus, 31), et Heur et malheur du guerrier, Paris, PUF, 1969.

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les conséquences. On rappelle à ce propos le second vers de l’Iliade qui définit d’emblée la colère du héros comme la cause prochaine « d’innombrables souffrances9 », comme si l’épopée entendait mettre en scène les effets néfastes que la colère des puissants, la mênis qui les dresse les uns contre les autres, pouvait avoir pour les faibles et les dépendants10. L’ordre social ne pourra être restauré qu’une fois que le guerrier, après avoir lui-même subi un certain nombre de souffrances, en l’occurrence pour Achille la mort de son ami Patrocle, acceptera de reprendre sa place auprès du roi. C’est encore le souci de comprendre les logiques à l’œuvre dans les représentations du monde mises en scène par l’épopée homérique qui suscite dans les années 1960, une série d’approches qui revendiquent de manière plus ou moins affirmée une proximité avec les principes méthodologiques du structuralisme11. A ce titre, ces approches se veulent résolument attentives aux spécificités de la culture grecque et respectueuses de son « altérité ». James Redfield insiste ainsi sur l’identité du projet qu’il a placé au cœur de son ouvrage, et qui est de faire la peinture « de la société homérique comme système culturel12 ». Une démarche avec laquelle JeanPierre Vernant exprime son empathie dans la Préface qu’il rédige à l’occasion de la traduction française de l’ouvrage13. Cette démarche se place au demeurant dans la lignée des analyses qui avaient été 9 Homère, Ilias, II, où sont annoncées les « innombrables douleurs », les muria algea, qui vont naître de la colère d’Achille. 10 C’est le point de vue développé notamment par G. Nagy, The Best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry, Baltimore – London,The Johns Hopkins University Press, 1979 (trad. fr. de J. Carlier et N. Loraux : Le Meilleur des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, Paris, Seuil, 1994), p. 69-93, suivi par J. Haubold, Homer’s People, Epic, Poetry and Social Formation, Cambridge, Cambridge U.P., 2000 (Cambridge Classical Studies), p. 47-97 ; L. Muellner, The Anger of Achilles: Mènis in Greek Epic, Ithaca, Cornell University Press, 1996. 11 J.M. Redfield, dans sa Préface à Nature and Cuture in the Iliad. The Tragedy of Hector, Chicago, University of Chicago Press, 1975 (trad. fr. de A. Lévi : La Tragédie d’Hector, Nature et culture dans l’Iliade, Paris, Flammarion, 1984), p. 18 affirme : « J’ai lu, je l’avoue, Lévi-Strauss avec un immense plaisir, mais je ne me qualifierai pas de structuraliste. La dichotomie entre nature et culture ne relève d’aucune école : elle est déjà présente dans la remarque d’Aristote à propos des “choses qui sont telles par nature et le choses qui le sont pour d’autres causes”. Le patronage jumelé d’Aristote et de Lévi-Strauss me semble convenir à un ouvrage qui tient le milieu entre les humanités et les sciences sociales. » 12 Redfield, La Tragédie d’Hector, p. 17. 13 J.-P. Vernant, « Proche et lointaine Iliade », in Redfield, La Tragédie d’Hector, p. 5-12.

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conduites deux décennies plus tôt par Eric Dodds14, lequel liait la logique qui informait la plupart des comportements sociaux au rôle joué par l’honneur et l’image de soi dans une société où le statut reconnu aux individus occupe une place centrale. À son tour, James Redfield met en évidence la complémentarité des rôles respectifs assignés à deux sentiments : la honte, l’aidôs, que l’individu dirige contre lui-même et la réprobation, la nemesis, qui vise la conduite d’autrui, à l’intérieur d’un couple auquel le contexte normatif et moral propre à l’univers épique confère un rôle décisif15. Les analyses, consacrées à l’ensemble physiologique que constituent le menos, le thumos, la psychê et le noos doivent permettre de cerner de manière plus précise la spécificité de la construction culturelle que l’épopée grecque a élaborée de la nature humaine16. Il s’agit toujours de faire surgir le schéma implicite qui sous-tend l’ensemble des représentations et leur confère tout leur sens17. 1.2. Les émotions en face à face C’est dans une perspective méthodologique assez voisine que s’inscrivent d’une part le travail d’Hélène Monsacré sur Les Larmes d’Achille18, d’autre part les analyses consacrées par Nicole Loraux 14 E.R. Dodds, The Greeks and the Irrational, Berkeley, University of California Press, 1951 (trad. fr. de M. Gibson : Les Grecs et l’Irrationnel, Paris, Flammarion, 19772 [1965]). 15 Redfield, La Tragédie d’Hector, p. 151-154. 16 Voir aussi la réflexion conduite pendant ces mêmes années, dans ses Cours au Collège de France (1976-1977) par J-.P. Vernant, « Pothos, le désir endeuillé », qui sera publié dans Id., Figures, idoles, masques, Paris, Gallimard, 1990, p. 41-50. Pour autant, la réflexion, pourtant très explicite, qui est ainsi menée sur la nostalgie du désir amoureux que fait naître l’absence de la personne aimée ou sur « la pensée obsédante de la personne disparue » que suscite le décès d’un être cher, n’a pas pour propos d’explorer l’émotion telle qu’elle se déploie chez un individu, mais de comprendre les mécanismes de remémoration qui sont en jeu dans les rituels et les conduites de deuil. 17 De ce point de vue la méthode analytique pratiquée par Redfield se veut porteuse d’un pouvoir de dévoilement beaucoup plus radical que la démarche suivie par K.J. Dover dans son ouvrage, Greek Popular Morality in the Time of Plato and Aristotle, Oxford, Blackwell, 1974. Un livre dans lequel Dover dresse un catalogue de l’ensemble des comportements attestés dans les textes de l’époque classique, avec le souci systématique de saisir, à travers les multiples manières dont ils sont mentionnés, la portée qui leur est dévolue dans les codes et les normes de la société athénienne. 18 H. Monsacré, Les Larmes d’Achille. Les héros, la femme et la souffrance dans la poésie grecque, Paris, Flammarion, 1984.

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à la douleur des Mères en deuil19. Il s’agit dans les deux cas de pointer des séries d’oppositions qui contribuent à structurer les catégories du masculin et du féminin, en précisant notamment les enjeux qui sont au cœur de l’héroïsme et de la virilité citoyenne, lesquels se construisent en s’opposant aux conduites considérées comme féminines et tenues de ce fait à distance. Or la constatation faite par Hélène Monsacré que les pleurs dans l’univers héroïque sont autant le fait des héros que des femmes, l’extrême attention portée aux circonstances qui les provoquent et les autorisent, aux commentaires qui les accompagnent, ont pour résultat de dresser une image de l’héroïsme épique qui gagne en complexité par rapport aux comportements, faits de retenue et de maîtrise de soi qui sont assignés aux citoyens des époques postérieures. Dans une démarche très voisine, Nicole Loraux se proposait de dépasser les gestes codés et les silences qui sont imposés aux femmes dans les rituels civiques de deuil pour traquer la douleur souvent mêlée de colère qu’éprouvent les mères qui voient leurs enfants tués. Avec le souhait d’arriver jusqu’au « plus intime de la douleur d’une mère endeuillée20 », en allant chercher les indices là où ils se trouvent explicités, c’est-à-dire essentiellement dans les récits mythiques21 et les textes tragiques22. Les deux enquêtes à travers la manière dont elles sont conduites, introduisent un élément nouveau. Les manifestations affectives sont abordées frontalement et deviennent un objet d’observation défini comme tel et inscrit dans le cadre d’une culture donnée. Ce qui conduit à constater que ces manifestations ont peu à faire avec des règles de morale soucieuses de gérer les pulsions individuelles, et beaucoup à voir en revanche avec les codes sociaux. C’est précisément la dimension sociale dont Aristote crédite ces mêmes émotions qui avait retenu à peu près au même moment N. Loraux, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990. Loraux, Les Mères en deuil, p. 57. 21 Voir ainsi le sort des déesses soumises à une destinée qui frappe leur enfant et qu’elles sont impuissantes à maîtriser. Qu’il s’agisse de la colère et de la douleur de Déméter, séparée de sa fille Korè, telles que l’évoque l’Hymne à Déméter, ou encore de la tradition qui transparaît dans l’Iliade de la révolte et du chagrin de Thetis, confrontée à la perspective de la mort qui attend son fils Achille. Une tradition analysée par L.M. Slatkin, « The Wrath of Thetis  », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 116 (1986), p. 1-24. 22 Dans cette perspective, Hécube, mère épique et tragique, incarne « le paradigme de la mère endeuillée », Loraux, Les Mères en deuil, p. 58-59, 64, 76. 19 20

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l’attention de Gérard Courtois dans la perspective qui était la sienne, celle d’une vaste enquête comparatiste menée sur les pratiques de la vengeance23. Gérard Courtois insistait sur le rôle central que la réflexion aristotélicienne assigne à la vengeance ou plus précisément à la riposte que l’individu libre peut légitimement et doit même savoir mettre en œuvre, dès lors qu’une offense ou une agression viennent menacer son statut, sa timê, c’est-à-dire la place qui lui est reconnue dans la société. «Endurer d’être bafoué ou laisser avec indifférence insulter ses amis, c’est un comportement d’esclave, andrapôdes », avertit Aristote24. Mais cette capacité à riposter a besoin pour se déclencher de l’assistance du moteur à deux temps que constitue le couple douleur /colère, la colère dont le philosophe fait précisément un véritable éloge. Loin de n’être qu’un comportement inopportun et déprécié qui témoigne d’un manque regrettable de maîtrise de soi, tel que le sanctionne notre morale, la colère aristotélicienne est ce « sursaut de l’être25 » que l’individu doit apprendre à gérer pour en faire un usage bien compris. Dans le schéma comportemental qu’évoque à plusieurs reprises le philosophe, la « colère », orgê est ainsi désignée comme la réaction qui permet à la victime de passer de la « peine », lupê, le malheur dans lequel la plonge le fait de « subir », pathein, une offense ou une insulte, à la « satisfaction », hédonê, qu’elle éprouve une fois qu’elle a réussi à « se venger », timôreisthai, en mettant en œuvre sa « riposte », timôria26. Un enchaînement dont les différentes étapes suivent une logique immuable : offense ou insulte subies › douleur › colère › riposte réparatrice › satisfaction. Il ressort de cette logique qu’Aristote, suivant en cela une norme dominante de sa culture, considère l’état de victime comme un 23 G. C ourtois , « Le Sens et la valeur de la vengeance chez Aristote et Sénèque », in G. Courtois (éd.), La Vengeance, Paris, 1984, vol. IV : La Vengeance dans la pensée occidentale, p. 91-124. 24 Aristote, Ethica Nicomachea, 1126a. A critiqué dans la phrase précédente le comportement de l’individu qui paraît « n’avoir ni impression ni peine et faute de se mettre en colère est incapable de se défendre » (οὐκ αἰσθανεῖσθαι οὐδὲ λυπεῖσθαι, μὴ ὀργιζόμενός τε οὐκ εἶναι ἀμυντικός). 25 Pour reprendre la formule heureuse de P. Pachet, « Un sursaut de l’être », in La Colère. Instrument des puissants, arme des faibles, p. 11-66. 26 Aristote, Retorica, II, 1378 b1 : « Toute colère, orgê, est accompagnée d’un certain plaisir, hédonè, celui qu’apporte l’espoir de se venger, hê elpis toû timôreisthai » ; Ethica Nicomachea, IV, 11, 1126a22 : «La vengeance, timôria, fait cesser la colère, orgê, en faisant succéder le plaisir à la peine, hêdonê anti tês lupês. »

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état passif, indigne d’un homme libre et dont il est urgent de sortir en redevenant actif. La colère naît donc de la sensation de douleur que génère l’attaque portée à la timê de l’individu. La réaction de colère que suscite ensuite la douleur devient l’outil qui permet de mettre en œuvre la restauration du statut préalablement endommagé. Laquelle restauration suscite à son tour une nouvelle sensation, la satisfaction liée à l’obtention de la revanche et au retour à l’équilibre antérieur. La multiplicité des approches ainsi évoquées répond à l’abondance des attestations présentes dans les sources, qui relèvent finalement de deux catégories. D’une part la mise en scène des émotions qui accompagnent les conduites humaines (et divines) dans les contextes les plus divers, ceux qu’évoquent l’épopée, les textes lyriques, les tragédies, les textes historiques jusqu’aux romans hellénistiques. D’autre part le contenu des textes qui possèdent une portée médicale ou philosophique, descriptive voire normative27. Parmi ces textes, les observations formulées par Aristote, les analyses attentives qu’il consacre à l’émotion, au pathos, à ses multiples aspects et à ses raisons d’être, ainsi qu’aux effets que ce pathos peut avoir sur les états affectifs (le plaisir ou douleur), ou sur l’activité intellectuelle, constituent de toute évidence un observatoire privilégié28. D’une manière générale, formuler l’idée que les émotions peuvent avoir une histoire qui mérite d’être appréhendée en tant que telle, et donc braquer l’objectif directement sur les manifestations qu’elles engendrent, c’est, quel que soit le domaine spatio-temporel envisagé, reconnaître un certain nombre d’évidences. Le fait d’abord que les émotions varient selon les époques et les cultures en dépit 27 À côté de ces textes il faut mentionner les textes magiques grecs de l’époque romaine tel que les explore Christopher Faraone qui saisit, à travers l’usage de la rhétorique qui leur est propre, les intentions qu’ils véhiculent et dont beaucoup traduisent le souhait de pouvoir entraver les élans ou les impulsions, thumos, orgê d’autrui. C.A. Faraone, « Thumos as Masculine Ideal and Social Pathology in Ancient Greek Magical Spells », in Braund, Most, Ancient Anger, p. 144-162. 28 Il faut rappeler qu’Aristote développe à trois reprises l’analyse de la colère, qui se trouve associée à la définition de la douceur, la praotês, dans Ethica Nicomachea, IV, 11, 1125b26-1126b10 et dans l’Ethica Eudemia, III, 3, 1321b5-26. Son analyse dans Retorica, II, 1378a31 – 1380a5, précède là encore le développement consacré à la douceur (1380a5 – 1380b34), dans un contexte, celui du livre II de la Retorica, où sont explorées les différentes passions, pathê, qui constituent pour l’orateur autant de moyens de persuasion.

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des correspondances qu’on peut leur trouver dans les sociétés contemporaines29. Qu’elles sont ensuite toujours des constructions culturelles, des faits sociaux dont l’altérité a pour conséquence qu’ils ne nous sont pas toujours immédiatement accessibles, que la compréhension à la fois de leur nature et du rôle qui leur est imparti, mérite et nécessite souvent un déplacement de perspective.

2. Comprendre les émotions. L’exemple de la colère La place exceptionnelle que lui réserve l’ensemble des sources et qui répond d’ailleurs au rôle qui lui est assigné dans la culture grecque, fait que dans l’éventail des émotions la colère est celle qui a massivement retenu l’attention et continue de susciter les approches les plus nombreuses. Ce sont ces approches que cette étude se propose maintenant d’expliciter et de croiser en pointant un certain nombre de facettes qu’elles ont permis de mettre en lumière. Ceci à partir du point d’observation qui est celui qu’avait déjà privilégié il y a quelques années Douglas Cairns, celui de la colère épique et plus précisément du lexique qu’elle met en œuvre30. Un lexique dont l’exploration révèle une diversité insoupçonnée, due à la variété des facteurs qui sont à l’origine de la colère et lui confèrent en même temps son identité. 2.1. Les visages de la colère La forme de colère la plus fréquente et la mieux attestée non seulement dans l’épopée mais dans l’ensemble de la culture grecque, est sans aucun doute celle que désignent à la fois le substantif mênis, essentiellement utilisé à propos de la colère d’une divinité ou de celle d’Achille et surtout le substantif cholos, avec le verbe 29 On relèvera le souci proclamé par David Konstan, qu’il considère d’ailleurs comme étant au centre de son livre : The Emotions of the Ancient Greeks, Sudies in Aristotle and Greek Literature, Toronto, University of Toronto Press, 2006, de rendre perceptibles les différences séparant la façon dont les Anciens vivaient leurs émotions et la façon dont elles sont vécues « aujourd’hui, du moins dans le monde anglo-saxon ». Cf. D. Konstan, « Y-a-t-il une histoire des émotions ?» in Ph. Borgeaud, A.-C. Rendu Loisel (éd.), Violentes émotions. Approches comparatistes, Genève, 2009, p. 15-28, en part. p. 15. 30 D.L. Cairns, « Ethics, Ethology, Terminology », in Braund, Most, Ancient Anger, p. 11-49.

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cholousthai ou son synonyme et équivalent métrique chôesthai. Ces termes renvoient dans le lexique homérique, à ce qu’est l’orgê de l’époque classique dans la définition qu’en donne Aristote. Ils désignent la réaction qui pousse à la riposte l’individu touché par la douleur – soit de perdre un être proche victime de l’action d’un meurtrier31 –, soit de voir son statut, sa timê, contesté, en subissant ce qu’Aristote désigne précisément du terme d’oligôria, une « dépréciation » qui n’est pas méritée32. Achille proclame ainsi et les autres le répètent avec lui, qu’Agamemnon, en agissant comme il l’a fait, a porté atteinte à son statut33. Il a le sentiment d’être privé de timê, atimos34, d’être traité comme un « réfugié dépourvu de timê », metanastês atimêtos35. La colère est donc d’abord une force agissante. Elle est ce flot irrésistible qui « s’empare » des organes qui sont le siège des émotions. Parmi ces organes le thumos est le plus souvent mentionné : la colère lui « tombe dessus36 », elle le « remplit », elle le « possède37 ». Confronté à ce flot brutal, l’individu ne reste pas pour autant inactif. Un nombre conséquent de verbes le désignent au contraire comme un sujet activement engagé dans la gestion du flux émotionnel. Les mots disent qu’il peut décider « de ne pas retenir », sa colère, et par conséquent de la déployer, de la donner à voir38. Il peut au contraire choisir de la brider comme le fait Achille. Sous le coup de l’humiliation publique que lui inflige Agamemnon en lui enlevant sa captive Briséis, « la douleur », achos, s’empare effectivement du héros. Et aussitôt « dans son âme et dans son cœur », 31 Le rôle de la colère comme moteur dans les combats iliadiques a été pointé par H. Van Wees, War,Violence and Society in Homer and History, Amsterdam, J.C. Gieben, 1992, en part. chapitre 3 : The Importance of Being Angry. 32 Aristote, Retorica, II, 2, 1378b10-11. 33 Voir l’emploi répété du verbe ἀτίμησεν, Homère, Ilias, I, 356 ; II, 240, 507 ; IX, 111. 34 Homère, Ilias, I, 171. 35 Homère, Ilias, IX, 648 ; XVI, 59. 36 La colère « s’empare », λάβε, du thumos, Homère, Ilias, I, 387. Elle lui « tombe dessus », ἔμπεσε, ibid., IX, 436 ; XIV, 207, 306 ; XVI, 206. 37 La colère « emplit », ἔδυ, le thumos, Homère, Ilias, IX, 553, elle le « possède », ἔχει, ibid., IX, 675. Les individus « remplissent », βάλλονται, leur thumos de colère, ibid., XIV, 50. La colère siège aussi dans le « cœur », ἦτορ, Ilias, XIV, 367 ; κῆρ, Ilias, I, 44 ; XVI, 585 ; XXI, 136 ; Odyssea,V, 284 ;VII, 309-310 ; IX, 480 ; XXII, 224 ou bien dans les « entrailles », φρένες, Ilias, I, 103 ; II, 241 ; XVI, 61 ; XIX, 127 ; Odyssea,VI, 147. 38 Homère, Ilias, I, 224, οὔ λῆγε ; IV, 24 ;VIII, 461, οὐκ ἔχαδε.

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kata phrena, kata thumon, il hésite entre deux attitudes : « calmer sa colère, son cholos, dompter son thumos39 » ou bien céder à sa fureur et commettre un acte irréparable en frappant le roi avec son épée. L’intervention d’Athéna persuade le héros offensé de choisir la première voie. Ce qui ne signifie pas qu’il renonce à sa colère. Il ne la « retient pas » non plus40, mais il la module en se contentant de déployer une agressivité verbale qui se traduit par « les mots blessants41 » qu’il déverse sur Agamemnon dont il veut saper en retour le prestige, en l’accusant publiquement de manquer de bravoure et de générosité. Le temps, loin de calmer ce qui pourrait être considéré comme une explosion ponctuelle, installe ce type de colère dans la durée. L’image iliadique, à travers le verbe pessein ou katapessein parle de « laisser cuire », de « nourrir », « d’entretenir » à l’intérieur de soi la colère. Ce que fait Achille en décidant de se retirer dans son campement, pour « entretenir », pessein42, sa rancœur. La colère réclame un dû qu’elle attend de recevoir sous une forme ou sous une autre. Les circonstances font cependant qu’une colère ne peut pas toujours être satisfaite dans l’immédiat. Sa force demeure alors latente et elle se change en rancune, kotos. La rancune, comme d’ailleurs la colère, le cholos, ne peut évidemment viser qu’un égal ou un inférieur. Sur le champ de bataille, l’un des fils de Priam, Déiphobe, éprouve ainsi à l’égard du roi crétois Idoménée qui a tué un troyen du nom d’Alcathoos, « une rancune tenace », koton emmenes, qu’il espère satisfaire en tuant à son tour le crétois avec sa lance43. Les Achéens qui ont subi la peste par la faute d’Agamemnon, ont le

Homère, Ilias, I, 192, χόλον παύσειεν ἐρητύσειέ τε θυμόν. Homère, Ilias, I, 224, οὔ λῆγε χόλοιο. 41 Homère, Ilias, I, 223, ἀταρτηροῖς ἐπέεσσιν. Les insultes verbales sont un outil particulièrement employé dans les affrontements, comme en témoignent les multiples adjectifs qui soulignent leur pouvoir agressif. Voir sur ce sujet l’étude de Th. Walsh, Fighting Words and Feudind Words. Anger and the Homeric Poems, Lanham, Lexington Books, 2005. 42 Homère, Ilias, IV, 513 ; IX, 565. 43 Homère, Ilias, XIII, 517. Il est dit aussi des Grecs et des Troyens qu’ils s’affrontent « pleins d’une rancœur », koteonte, née des pertes réciproques qu’ils se sont infligées depuis le début de la guerre » ; Ilias, III, 345. Voir également les multiples exemples homériques de rancunes divines que donne Cairns, « Ethics, Ethology, Terminology », p. 31. 39 40

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cœur, le thumos, « rempli de rancune », koteonto à son égard44. Ce qui explique l’attention qu’ils accordent aux propos insultants que Thersite déverse sur le roi pendant l’assemblée, sans avoir pour autant le pouvoir de lui faire payer leur ressentiment45. En revanche le devin Calchas craint que ce même roi, qu’il a mis publiquement en cause et qui est furieux contre lui, ne fasse ce que font d’ordinaire les puissants à l’égard des plus faibles : « renfermer », katapessein, sur le moment sa colère jusqu’au jour où il trouvera l’occasion de satisfaire sa rancune, kotos46. Le même terme désigne effectivement l’exaspération que fait naître un manquement répété aux exigences d’un supérieur. Qu’il s’agisse de Zeus qui « furieux pourrait manifester sa colère », kotessamenos chalepênê, aux hommes qui bafouent la justice47, ou de la reine Pénélope qui « furieuse, pourrait manifester sa colère48 », à la servante Mélanthô, particulièrement insolente à son égard. Ce qui est chaque fois pointé, c’est la menace que fait planer une colère prête à s’abattre sur l’inférieur dont le comportement défie l’autorité de celui qui est placé au-dessus de lui. L’individu peut enfin décider de « mettre fin49 », « d’abandonner50 », de « faire cesser51 » sa colère. Non pas que la réflexion ou le retour sur soi l’aient amené à reprendre son sang-froid ou à relativiser la cause de sa fureur52, mais parce qu’il considère qu’il a obtenu la satisfaction que réclamait l’outrage fait à son honneur. C’est l’attitude qui est attendue d’Achille, dès lors que son offenseur, Agamemnon, lui offre une réparation. Mais le héros repousse la compensation et s’obstine à ne pas vouloir « faire cesHomère, Ilias, II, 223. Même si Agamemnon prend conscience que les guerriers éprouvent peutêtre du cholos à son égard et, de ce fait, ne combattent pas comme ils le devraient, Homère, Ilias, XIV, 50-51. 46 Homère, Ilias, I, 81-83. 47 Homère, Ilias, XVI, 386 ; Odyssea, V, 147 à propos de la colère que Zeus pourrait manifester à Calypso si elle n’obéissait pas. 48 Homère, Odyssea, XIX, 83 : δέσποινα κοτεσσαμένη χαλεπήνη̣ . 49 Homère, Ilias, I, 192 ; IX, 459 ; XV, 72 ; XIX, 67, παύειν ; ibid., IX, 678, σβέσσαι. 50 Homère, Ilias, IX, 260, ἐᾶν  ; ibid., I, 283 et Odyssea, XXI, 377, μεθέμεν ; Ilias, XXIV, 584, ἐρύσαιτο. 51 Homère, Ilias, I, 224, λήγειν ; ibid., IX, 157, 299, μεταλλήγειν. 52 Bien qu’Aristote, Retorica, 1380b5, fasse remarquer que le temps peut parfois calmer la colère parce qu’il affaiblit la sensation négative qui en est à l’origine. 44 45

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ser », metallêgein, cette colère53 qu’Ulysse lui conseille pourtant d’« abandonner54 ». Le refus dans lequel s’enferme Achille lui attire l’avertissement suivant : « Jusqu’alors, il n’était en rien répréhensible, nemessêton, que tu sois en colère, kecholôsthai55. » Signe que la manière dont l’opinion considère la situation est en train d’évoluer. Le refus de négocier dans lequel s’obstine la victime finit par lui ôter une partie de sa légitimité. Les Myrmidons parleront bientôt eux-mêmes de la « colère néfaste », kakos cholos, de leur chef, qui le détourne des combats et donc de l’intérêt commun56. C’est que, paradoxalement, le ressentiment peut être en lui-même une source de satisfaction. Il procure un sentiment de puissance, lorsque la victime détient le pouvoir de faire sentir les effets de sa colère comme le fait Achille qui ne se lasse pas d’assister aux échecs rencontrés par Agamemnon, et qui reconnaîtra finalement que la colère peut être « plus douce que le miel57 » et se changer en piège. Seule la survenue d’une nouvelle émotion, la pitié, eleos, est en revanche susceptible de suspendre les effets d’une colère douloureuse et toute entière dirigée vers la vengeance. La pitié qui envahit Achille à la vue de Priam pleurant son fils, se révèle ainsi plus forte que la haine qu’il voue à Hector et elle le décide à restituer au vieux roi le corps de son fils. Ce mouvement de pitié envahit le héros à l’instant précis où Priam mentionne l’image du père d’Achille appelé à pleurer de la même manière la mort de son fils58. Une situation qui illustre la définition même qu’Aristote donne de cette émotion, définie comme une « souffrance », lupê, provoquée par le spectacle d’un mal « dont on pourrait être menacé soi-même ou l’un des siens59 ». Une réaction qui là encore n’est pas dictée par les impératifs d’une morale, mais par le jeu des exigences multiples et parfois contradictoires qui façonnent les manières d’être et d’agir des individus. Homère, Ilias, IX, 157, 299. Homère, Ilias, IX, 260, « abandonne », ἔα, ta colère, conseille Ulysse. 55 Homère, Ilias, IX, 523. 56 Homère, Ilias, XVI, 206. 57 Homère, Ilias, XVIII, 109, πολυ ̀ γλυκίων μέ λιτος. 58 Homère, Ilias, XXIV, 503-504, où Priam implore Achille : « Prends pitié », ἐλέησον, « en pensant à ton père », μνησάμενος σοῦ πατρό ς. Sur le rôle de la pitié, voir G.W. Most, « Anger and Pity in Homer’s Iliade », in Braund, Most, Ancient Anger, p. 50-75. 59 Aristote, Retorica, 1385b13-14. 53 54

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2.2. Honte et indignation Le deuxième visage de la colère, pour n’être pas aussi spectaculaire, est néanmoins révélateur du niveau de conscience dont sont dotés les personnages homériques. Il s’agit du dépit, essentiellement désigné par le verbe chôesthai, que l’individu dirige contre lui-même, lorsqu’il échoue à atteindre le but qu’il s’était fixé ou qu’il se rend compte qu’il commet une erreur. Il est ainsi dit de Mérion qu’il « est furieux », chôsato, à cause de la victoire (qu’il a manquée) et de sa pique qu’il a cassée. Pendant la course de chars, Diomède est confronté à un échec encore plus cuisant lorsqu’il laisse tomber son fouet : « De rage, chôomenos, les larmes lui viennent aux yeux60. » Deux individus se trouvent ainsi brutalement confrontés à un échec qui met en cause leur propre image et qui de surcroît, dans le cas de Diomède, se déroule sous les regards attentifs des spectateurs. D’où les larmes d’humiliation qui accompagnent sa colère61. Achille prend plaisir à imaginer « l’état de rage » chôomenos62 dans lequel se trouvera Agamemnon lorsqu’il prendra conscience de sa responsabilité dans le désastre qui aura frappé l’armée grecque. Une colère qui témoigne d’une incontestable capacité de retour sur soi-même. Ce mélange de colère contre soi-même et de regret, n’est pas très éloigné de la honte, l’aidôs, que suscite chez l’individu la conscience de ses propres manquements et le sentiment de n’avoir pas répondu aux attentes de la communauté63. Cette honte, aidôs, que l’individu dirige précisément contre lui-même, au risque de diminuer son estime de soi, fait couple avec le troisième visage de la colère, qui est dirigée elle, vers l’extérieur, « l’indignation », la nemesis64. La nemesis, est ce que ressent celui qui est mis en présence d’une situation ou d’une action dont il n’est pas lui-même direc60 Homère, Ilias, XIII, 165-166 et XXIII, 385. Voir aussi XIV, 406 ; XVI, 616 ; et XXII, 291 où est noté le mélange de colère et d’humiliation qui envahit Hector lorsqu’il échoue à atteindre Achille avec sa lance. 61 Cairns, « Ethics, Ethology, Terminology », p. 30. 62 Homère, Ilias, I, 244. 63 Sur l’aidôs, voir les remarques de Redfield, La tragédie d’Hector, p. 151-156 ; et la grande étude de D.L. Cairns, Aidôs. The Psychology and Ethics of Honour and Shame in Ancient Greek Literature, Oxford, Oxford University Press, 1993. 64 Le rôle affecté au couple aidôs / nemesis est mentionné par Hésiode, Opera et dies, 200. Sur nemesis, outre les remarques déjà citées de Redfield, La Tragédie d’Hector, p. 151-156 ; E. Levy, « Arétè, timè, aidôs et nemesis : le modèle homérique », Ktèma 20 (1995), p. 177-210 ; Cairns, « Ethics, Ethology,Terminology », p. 32-33.

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tement responsable, mais qu’il juge injustes ou inacceptables. D’où un mouvement de blâme qui peut s’extérioriser et générer une réaction de solidarité avec la personne lésée. Derrière la nemesis, il y a la présence implicite de règles de conduite unanimement reconnues comme telles, et dont le non respect suscite la réprobation. La nemesis est notamment sollicitée pour rappeler aux guerriers le devoir qui leur incombe de récupérer les corps de leurs compagnons morts dans la mêlée pour éviter que l’ennemi ne s’acharne dessus. Glaucos puis Ménélas incitent (donc) les hommes de leur camp à « s’indigner », nemessêthête, à l’idée du sort que pourrait connaître le corps de Sarpédon et de Patrocle, s’il était laissé à l’ennemi, et ils souhaitent ainsi les pousser à se surpasser pour le ramener65. Un peu plus tard, Ménélas craint de ne pas arriver à récupérer le corps de Patrocle. Il se demande alors s’il se trouverait un Achéeen pour « s’indigner » nemesêsetai, si jamais il était contraint de reculer devant les Troyens sans pouvoir ramener Patrocle66. Le mécanisme fonctionne toujours de la même manière67, à travers l’intériorisation de la norme et la conscience de la réaction publique négative que son non respect amènera nécessairement. À la différence de la colère, le cholos, qui répond à des offenses qui attaquent l’honneur personnel, la nemesis, « l’indignation », répond donc à des manquements, à des attaques qui visent les normes de comportement. Elle peut être individuelle68 ou collective et s’incarner dans ce cas dans l’opinion publique69. L’hôte qui arrive dans le palais d’Ulysse, fait remarquer à Télémaque le scandale que constitue le comportement des prétendants dans sa propre maison : « N’importe qui serait indigné, nemessêsaito70. » Une parole performative destinée à susciter chez Télémaque une prise de conscience susceptible de déboucher sur une réaction. Un peu Homère, Ilias, XVI, 544 ; XVII, 254. Homère, Ilias, XVII, 93, 100. 67 Il faut mentionner à propos de cette perspective le livre, à l’époque très novateur, d’E. Cantarella, Norma e sanzione in Omero. Contributo alla protostoria del diritto greco, Milano, Giuffrè, 1979. 68 Voir ainsi le remarque de Nausicaa qui « réprouverait », nemesô, une fille qui par son comportement ferait parler d’elle, Homère, Odyssea,VI, 286. 69 Homère, Odyssea, II, 136 ; XXII, 39-40 où est mentionnée la nemesis « des hommes », tôn anthrôpôn. 70 Homère, Odyssea, I, 228. 65 66

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plus tard, Télémaque, après avoir rappelé aux hommes d’Ithaque réunis en assemblée, les agressions de toute sorte qu’il subit dans le palais de son père, conclut par un appel : « Indignez-vous, nemessêthête, vous aussi71. » L’indignation est là encore destinée à susciter une réaction que les rapports de force ne permettent cependant pas toujours. À Ithaque le peuple n’a pas la capacité d’engager une lutte politique contre les prétendants issus des familles les plus puissantes de la cité. C’est ce qui fait toute la différence avec la situation qui est celle de la démocratie athénienne de l’époque classique où les juges des tribunaux sont invités avec insistance et de manière répétée à éprouver de la « colère », orgê, à « se mettre en colère », orgizesthai, contre celui qui est accusé d’avoir nui à la cité, ou bien d’avoir frappé ou lésé un concitoyen. Au point que la colère est caricaturée par Aristophane comme l’attitude par excellence des juges72. Dans l’accusation qu’il porte contre Midias, Démosthène par exemple insiste sur la nécessité qu’il y a pour les juges à « se mettre en colère », orgisteon, contre un homme arrogant qui s’en prend aux plus modestes d’entre les citoyens73. On constate que la réaction émotionnelle ainsi requise, est désignée de manière ambigüe par le terme qui correspond finalement au cholos de l’épopée, comme si les citoyens-juges devaient se sentir concernés au plus près d’eux-mêmes par des actes qui sont contraires aux intérêts de la communauté toute entière ou de l’un des membres de cette communauté. Cet élan doit les porter à épouser, à travers leur vote, les intérêts légitimes de la partie lésée, à se ranger du côté de la victime. Même si le risque est parfois mentionné de voir l’orgê altérer la capacité de jugement, la raison, gnômê, des citoyens. Antiphon met ainsi les juges en garde contre les risques d’une décision prise de manière hâtive sous le coup de l’émotion en rappelant le cas de magistrats, des hellénotames, autrefois condamnés à tort et mis à mort « sous l’effet de la colère, orgê, plutôt que sous celui Homère, Odyssea, II, 64. Aristophane, Vespae, 223, 243, 404-405, 424, etc. Sur cette colère des juges athéniens, voir D.S. Allen, « Angry Bees, Wasps, and Jurors », in Braund, Most, Ancient Anger, p. 76-98 et dans une perspective différente, E. Scheid-Tissinier, « Le rôle de la colère dans les tribunaux athéniens », in P. Schmitt Pantel, Fr.  de Polignac (éd.), Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude Mossé, Paris, 2007, p. 179-198. 73 Démosthène, In Midiam (XXI), 123-124. 71 72

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de la raison, gnômê�74 ». Il n’en demeure pas moins que l’évocation répétée de ces dangers dont la réalité n’est pas ignorée75 n’a jamais réussi à détruire la confiance qu’inspiraient les pouvoirs positifs de la colère, cet instrument au service des victimes. 2.3. Les manifestations somatiques Il est vrai qu’une tradition psycho-évolutionniste, d’inspiration darwinienne, voit dans l’aptitude à réagir instinctivement à un stimulus négatif le fondement de la colère, considérée comme une émotion primaire qui se manifeste de la même manière chez les primates et chez les hommes. Dans cette perspective, la colère est essentiellement identifiée à travers un ensemble bien reconnaissable et universel de gestes et de mimiques faciales, destinés à intimider l’adversaire. Sa raison d’être est de permettre à l’individu de se défendre, lui et les siens, contre un adversaire ou un rival. Il s’agirait donc d’une pulsion bénéfique, liée à l’instinct de survie et son extériorisation jouerait un rôle essentiel, sans laisser beaucoup d’espace à la réflexion76. Force est cependant de constater que cette perspective qui conduit à opposer émotion et raison n’est pas très éloignée de la conception psychologisante et moralisante assez traditionnelle, comme le relève David Konstan77. Par ailleurs, quoi qu’il en soit de l’existence d’un semblable code gestuel, universellement reconnaissable, il ne peut faire oublier que les données qui sont les nôtres, sont des constructions culturelles qui connaissent ces codes et savent comment en user. 74 Antiphon, De caede Herodis (V), 69 et 71-72, qui insiste sur l’opposition entre l’orgê et la gnômê. L’idée que la colère puisse être source d’erreur se trouve chez Thucydide, Historiae, II, 22, à propos d’un moment où Périclès « n’appelait (les Athéniens) ni à l’assemblée ni à aucune réunion, pour éviter qu’une fois réunis ils commettent des fautes, axamartanein, si à ce moment la colère, orgê, les menait plus que le jugement gnômê. » La même idée est utilisée par Euripide à propos de l’erreur tragique que commet Thésée, sous l’emprise d’une colère qui le pousse à croire à la culpabilité d’Hippolyte, Euripide, Hippolytus, 1322-1323. 75 Isocrate, In Lochitem (XX), 8 ; Eschine, In Ctesiphontem (III), 4 ; Lycurgue, Oratio in Leocratem, 116. 76 Sur cette approche des émotions, voir la mise au point de R. De Sousa, « Emotions », in M. Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, 1996 (Paris, 20044 édition revue et augmentée) vol. I, p. 619-628. 77 D. Konstan, « Aristotle on Anger and the Emotions: The Strategies of Status », in Braund, Most, Ancient Anger, p. 99-120, en part. p. 104.

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Dans la mise en scène des affrontements, l’expression des yeux, chez l’individu qui se considère comme agressé ou insulté, ou qui se trouve contrarié dans ses désirs, traduit effectivement la montée de la fureur et vient appuyer l’agressivité des propos. Les yeux d’Agamemnon, au moment où il est publiquement mis en accusation par le devin Calchas, deviennent semblables à un feu brillant et c’est « en dardant (sur le devin) un œil mauvais, qu’il s’adresse à lui78 ». Le même feu brille dans les yeux d’Achille en même temps que la colère, le cholos, l’envahit, au moment où il aperçoit les armes forgées par Héphaistos, outils de sa prochaine vengeance contre Hector79. Les mouvements du visage peuvent aussi trahir une colère bien réelle mais qui n’a pas les moyens de s’extérioriser. Héra est impuissante face à la volonté inébranlable de Zeus de favoriser momentanément les Troyens. Assise au banquet des dieux, la déesse sourit, mais au-dessus de ses sourcils sombres « son front n’est pas joyeux80 ». Le regard que l’individu en proie au mécontentement, jette à son interlocuteur, « en le regardant d’un œil sombre », ὑπόδρα ἰδών, selon une expression très présente dans les textes épiques, intervient dans des circonstances où le statut social des acteurs en présence est en jeu, comme l’ont montré les analyses menées par James Holoka81. Ce regard vient par exemple renforcer les propos sans réplique qu’un supérieur adresse à un inférieur, que ce soient les reproches que Zeus déverse sur Arès et Héra dont l’attitude lui déplaît82, ou les insultes avec lesquelles Ulysse remet Thersite à sa place83. Le même regard traduit aussi le mécontentement ou la réprobation qui émanent de personnages dotés d’une position qui les autorise à se faire entendre et à exprimer leur désaccord. C’est le regard qu’Achille et Ulysse jettent à Agamemnon chaque fois qu’ils lui font une remontrance84, ou bien lorsque le roi met en Homère, Ilias, I, 103-104 : κάκ̓ ὀσσόμενος προσέ πειπε. Homère, Ilias, XIX, 16-17. 80 Homère, Ilias, XV, 101-102. 81 J.P. Holoka, « Looking Darkly (υ ̔ πόδρα ἰδών): Reflexions on Status and Decorum on Homer », Transactions and Proceedings of the American Philological Association 113 (1983), p. 1-16. 82 Homère, Ilias,V, 888 ; XV, 13. 83 Homère, Ilias, II, 245. 84 Homère, Ilias, I, 149 où Agamemnon envisage de prendre la part d’honneur, le geras, d’une autre chef ; ibid., XIV, 82 où Agamemnon évoque une possible retrait de l’armée grecque. 78 79

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cause le zèle d’Ulysse à s’engager dans les combats. Dans le face à face qui s’instaure, ce regard lourd de menace émane toujours de l’individu qui s’estime en droit de réagir ou de riposter85. Ce qui n’empêche pas que l’affrontement verbal qui accompagne cette mimique puisse être modulé en fonction de ce qu’exigent les circonstances. Chez les Phéaciens, Ulysse « regarde d’un œil sombre », le jeune Euryale dont il vient de subir les insinuations malveillantes86. Pour autant, l’hôte inconnu connaît la conduite faite de réserve qu’on attend de lui. Il contient donc sa colère et retourne au jeune homme une réponse très maîtrisée, qui évite l’insulte directe. L’existence de codes gestuels bien identifiés et largement connus explique notamment l’usage rhétorique qu’en fait Ulysse, venu accompagner Ménélas à Troie, pour dénoncer, au nom des Grecs, l’agression commise par Pâris et exiger sa réparation. Introduit devant l’assemblée des Troyens, Ulysse avant de prendre la parole commence par mettre en scène longuement son mécontentement, comme pour donner plus de poids à sa légitimité : debout, la tête baissée, le regard fixé à terre, il fait attendre son auditoire. Un auditoire qui est en revanche ébloui dès qu’il commence à parler. Mais auparavant, on aurait dit, précise le texte, un homme « plein de ressentiment », zakoton87, ou un homme qui a perdu l’esprit. Faut-il alors assimiler l’image qu’Ulysse donne de lui-même à celle d’un homme qui, « enfermé dans sa rancœur choisit de se tenir à l’écart en refusant le contact avec les autres », comme le propose Douglas Cairns88, ou ne faut-il pas plutôt y voir un procédé rhétorique qui vise à dramatiser le ressentiment de la victime ? 2.4. La gestion de la colère Loin de surgir comme une pulsion élémentaire dont l’explosion soudaine produirait des effets incontrôlés, la colère se présente 85 Voir ainsi le regard plein de fureur vengeresse que Diomède lance à Dolon ou Achille à Hector, Homère, Ilias, X, 446 ; XX, 429 ; XXII, 260, 344. 86 Homère, Odyssea,VIII, 165. 87 Homère, Ilias, III, 220, avec l’emploi unique qui est fait de ζάκοτον, dérivé de κότος. 88 Cairns, « Ethics, Ethology, Terminology », p. 46. À la suite de Muellner, The Anger of Achilles, Cairns voit dans la figure du personnage offensé qui se retire de la vie sociale l’expression privilégiée de la colère épique.

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donc comme une manifestation sociale codifiée, qui suppose la mise en œuvre d’un certain nombre de stratégies. Des stratégies dont l’élaboration contraint l’individu à mobiliser ses capacités de réflexion, à la fois pour bien évaluer sa propre situation et pour repérer le moment et le moyen les plus propres à permettre la satisfaction de son ressentiment. Ce que mettent justement en avant les approches cognitives qui sont faites des émotions89. La tactique du retrait, bien attestée dans la poésie épique, a pour résultat que l’individu offensé choisit de se replier sur sa colère en refusant de remplir plus longtemps son rôle social. Dans l’Iliade, à côté du cas d’Achille, il y a celui de Méléagre qui, ulcéré par les malédictions que sa mère a lancées contre lui, refuse de risquer plus longtemps sa vie pour défendre sa cité de Calydon, et se retire du combat90. Dans la société des dieux il y a le ressentiment de Déméter, dans l’Hymne à Déméter, lorsqu’elle apprend que Zeus est le responsable de l’enlèvement de sa fille Corè91, ou la colère du Soleil, dans l’Odyssée, lorsqu’il découvre que ses vaches ont été massacrées. Ces personnages, humains ou divins ont tous un point en commun : la possession de pouvoirs et de compétences indispensables qui les mettent en position de force puisqu’ils menacent de ne plus les exercer, s’ils n’obtiennent pas la satisfaction que réclame leur colère. Il s’agit de compétences militaires dans le cas de Méléagre comme dans celui d’Achille, qui obtiennent l’un et l’autre que leur soit offerte une réparation considérable pour retourner au combat92. Dans le cas de Déméter, la déesse, privée de sa fille Korè, se retire dans son temple en refusant de faire pousser les céréales, au risque de faire mourir les hommes puis les dieux de faim93. Zeus doit organiser un compromis acceptable pour que Déméter consente à rejoindre l’assemblée des dieux et à remplir 89 Sur cette approche théorique, R. De Sousa, « Emotions », in Canto-Sperber (éd.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 619-628 ; Konstan, « Y a-t-il une histoire des émotions ? », p. 15-28. Cf. p. 3-28. 90 Homère, Ilias, IX, 565-571. 91 Lorsque le Soleil révèle à la déesse que Zeus est le responsable, αἴτιος, de l’enlèvement de Corè, « un chagrin, achos, plus cruel, plus sauvage s’empara du cœur de la déesse : irritée, chôsamenè, contre le Cronide des nuées sombres, elle s’écarta de l’assemblée des dieux et du vaste Olympe […] » : Hymnus ad Cererem, 78, 90-93. 92 Homère, Ilias, IX, 115-161, 575. 93 Hymnus ad Cererem, 304-305. Déméter reste là, consumée par le regret, le pothos de sa fille.

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à nouveau sa fonction94. Le Soleil dispose lui aussi d’un pouvoir dont il menace de priver le monde, en lui retirant sa lumière et en partant briller chez les morts. Là encore, Zeus satisfait le ressentiment du dieu en provoquant le naufrage dans lequel périssent tous les compagnons d’Ulysse, meurtriers des vaches du Soleil95. Dans tous les cas, le succès de la tactique adoptée est dû à la position privilégiée dont bénéficie l’individu offensé. Comme si la satisfaction de la colère dans le monde épique n’était finalement permise qu’à ceux auquel leur statut fournit les moyens de faire respecter leur timê 96. Ce souci de satisfaire sa colère et de trouver par conséquent la tactique la meilleure pour arriver à ses fins, interdit à l’offensé de se replier sur sa douleur. Il doit au contraire mobiliser ses ressources mentales, analyser les forces en présence, repérer les opportunités qui s’offrent à lui. Pour reprendre encore une fois l’exemple d’Achille, le héros opère un premier choix tactique à l’instant même où il est frappé par la douleur brutale, l’achos, que provoque l’offense97, puisqu’au lieu de frapper Agamemnon, il décide de suivre la solution suggérée par Athéna et de priver le roi de son soutien de combattant. L’ensemble du plan est ensuite élaboré sur la plage où le héros se rend pour implorer sa mère Thetis et où il s’abandonne à une douleur qui explose en sanglots et en larmes. Des larmes qui n’empêchent pourtant pas la mise en place d’un discours très réfléchi dans lequel Achille présente un exposé rigoureux de la stratégie qu’il compte suivre, en assignant d’ailleurs à sa mère un rôle précis : celui de demander et d’obtenir l’aide de Zeus98. Dans d’autres circonstances en revanche, lorsque les positions respectives des protagonistes et leurs forces sont trop inégales, la recherche de la revanche peut passer par le recours à la ruse, à la dissimulation, à la patience. C’est ce qui ressort d’un épisode saisissant qui relève non pas du contexte épique, mais de la mise en scène hérodotéenne. Il s’agit du récit dans lequel Hérodote raconte le face à face qui oppose Harpage et le roi mède Astyage. Harpage Hymnus ad Cererem, 313 ; 484. Homère, Odyssea, XII, 376-383. 96 Le cholos sans issue qui sépare Cronos et Gaia que leur fille Héra prétend vouloir réconcilier, entraîne une séparation durable, Homère, Ilias, XIV, 205-210. 97 Homère, Ilias, I, 188-192. 98 Homère, Ilias, I, 365-504. 94 95

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s’est vu contraint d’avouer à son roi qu’il lui avait jadis désobéi et n’avait pas fait mourir le bébé Cyrus, le fils né de Mandane, la fille d’Astyage, comme il avait reçu l’ordre de le faire. Le roi écoute l’aveu en restant impassible et en « cachant sa colère », kruptôn cholon. Il rassure son parent et subordonné, et l’engage même à envoyer au palais son propre fils pour qu’il devienne le compagnon de Cyrus, le petit-fils qu’il revient de retrouver. Il invite par ailleurs Harpage lui-même à un dîner, qui va être le piège terrible au moyen duquel Astyage va satisfaire son ressentiment. Au cours du dîner, il fait en effet servir à Harpage les chairs préalablement cuisinées de son propre enfant. Lequel Harpage, ainsi confronté aux effets dévastateurs de la colère royale, réussit « à ne rien manifester et à se maîtriser99 ». Rien n’est dit par conséquent de ce qui reste implicite tout en se laissant deviner : l’horreur de la découverte, le choc émotionnel et la bouffée de haine qui ont dû submerger Harpage. Pour le roi qui a assouvi sa colère, l’affaire s’arrête là. En ce qui concerne Harpage en revanche, le texte ajoute qu’à partir de ce moment il s’employa à se concilier de toutes les manières possibles le jeune Cyrus dans l’espoir de pouvoir un jour se venger d’Astyage100. Une gestion de l’émotion dramatiquement maîtrisée, adaptée au statut respectif des protagonistes et par conséquent inscrite dans la durée, dans la perspective de l’objectif à atteindre, l’obtention de la revanche. 2.5. Un fait social Loin de ne concerner que les seuls acteurs engagés dans l’affrontement, la colère implique la communauté, nécessairement témoin et parfois juge des faits et des réactions que les uns et les autres donnent à voir. De fait la colère est un phénomène social qui est sans cesse représenté et analysé, depuis Homère jusqu’à Aristote, avec des réflexions qui questionnent de manière répétée sa pertinence, son bien-fondé, sa légitimité. L’approche qui est celle de la poésie épique se retrouve ainsi dans des termes très semblables à travers les textes tragiques101, y compris dans ceux qui choisissent Hérodote, Historiae, I, 118-119. Hérodote, Historiae, I, 123. 101 Il suffit de mentionner le cas de l’Ajax de Sophocle, cette tragédie d’une colère dénaturée par la malveillance d’Athéna. 99

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de prendre en compte et d’explorer une colère bien spécifique, rarement mentionnée ailleurs, celle des femmes bafouées et lésées dans ce qui constitue leur identité sociale et façonne leur statut, c’est-à-dire leurs droits d’épouse et leurs affections de mère. C’est toujours du statut et de sa préservation qu’il est question comme en témoignent les deux figures euripidéennes à cet égard emblématiques que sont Médée et Hécube102. Le refus et la fureur exprimés par Médée, dont la situation et l’action ont été très souvent analysées, ont leur origine dans la mise en cause de son statut d’épouse, pourtant chèrement acquis au prix de l’aide qu’elle a jadis apportée à Jason. Cette mise en cause dépourvue de la moindre légitimité suscite chez celle qu’elle menace une réaction dont la violence va être accrue par les dénis que Jason oppose à sa souffrance et à son humiliation. Comme le pointent William Harris et Jocelyne Peigney103, le vocabulaire lui-même dit bien que c’est le statut social de Médée qui est compromis, c’est sa timê que la jeune femme est en danger de perdre, à travers la répudiation voulue par Jason. Et le chœur des femmes corinthiennes, après avoir blâmé le comportement de Jason, cet ingrat, qui a le front « de ne pas honorer ses proches », mê philous timân, proclamera un peu plus tard, après l’assassinat de la princesse mais avant le meurtre des enfants, que c’est « justement », endikôs, que le destin a frappé Jason. Quant à Hécube, le projet de vengeance qu’elle conçoit et décide de mettre en œuvre lorsqu’elle apprend la mort de son fils assassiné par l’hôte thrace auquel il avait été confié, n’est pas désapprouvé par Agamemnon, qui ne fait rien pour l’empêcher et le justifie même, une fois qu’il a été exécuté, en voyant là le produit d’une « grande colère104 ». L’attention tragique portée à ces femmes exclut pourtant toute dimension civique dans la mesure où les causes de leur ressentiment s’enracinent toujours dans le cadre familial. Même si Aristophane 102 Les deux figures sur lesquelles Nicole Loraux s’était notamment attardée dans Les Mères en deuil. Il est vrai que la tradition d’une Hécube en colère remonte à l’Iliade où la mère d’Hector exprime le souhait de pouvoir dévorer le foie du meurtrier de son fils, Homère, Ilias, XXIV, 212-213. 103 W.V. Harris, « The Rage of Women », in Braund, Most, Ancient Anger, p. 121-143, en part. p. 140-141 ; J. Peigney, « Médée et la colère héroïque », in D. Cuny, J. Peigney (éd.), La Colère chez Euripide,Tours, 2007, p. 51-68, en part. p. 57. 104 Euripide, Hecuba, 1118, le cholos d’Hécube et 1240-1252, la justification d’Agamemnon.

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semble ne pas exclure que les femmes libres, à la différence des femmes esclaves, puissent avoir en elles de la bile, chôlê, de l’agressivité. Une agressivité que renvendique son héroïne, Lysistrata, au moment même où elle entreprend de s’occuper des affaires publiques105. Une autre fiction crédite de manière encore plus précise les femmes épouses de citoyens d’une possible réaction civique. C’est l’argument que développe Démosthène dans sa plaidoirie contre Nééra, dans l’intention de convaincre les juges qu’ils ne peuvent pas ne pas condamner une femme qui a usurpé les droits liés à la citoyenneté, notamment la participation à certains cultes. S’ils ne la condamnent pas, proclame Démosthène106, les juges une fois rentrés chez eux devront rendre des comptes à leur fille, à leur femme ou à leur mère. Ils verront alors « les femmes les plus mesurées » sôphronestatai, « se mettre en colère contre eux », orgisthêsontai, de ce qu’ils n’ont pas défendu ce qui constitue le privilège exclusif des épouses de citoyens107. Une fiction de rhéteur bien sûr, mais qui laisse entrevoir deux possibilités qui ne pouvaient pas paraître totalement invraisemblables aux citoyens auxquels ces propos étaient destinés. D’abord le fait qu’un rôle et un statut pouvaient être reconnus aux épouses des citoyens dans l’espace de la cité, à travers l’accomplissement de cultes dont la célébration exclusive leur incombait. Ensuite que ce statut méritait d’être défendu au prix d’une colère légitime et si bien fondée que même les plus censées, les plus mesurées des femmes ne pouvaient qu’être entraînées dans cette réaction. Pour reprendre les propos jadis formulés par Pierre Vidal-Naquet, on peut donc imaginer une colère des femmes108 ; on ne peut pas imaginer une colère des esclaves auxquels la cité ne reconnaît précisément aucun statut. Le théoricien de la colère qu’est Aristote porte une attention tout aussi aiguisée à la nature des « raisons » qui amènent le sur105 Aristophane, Lysistrata, 463-465. Voir sur ce thème l’étude devenue classique de N. Loraux, « L’Acropole comique », in Ead., Les Enfants d’Athéna, Paris, 1981, p. 157-196 et aussi celle de C. Patterson, « Hai Attikai. The Other Athenians », Helios 13 (1986), p. 49-67. 106 Démosthène, In Neaeram (LIX), 110-111. 107 W.V. Harris « The Rage of Women », p. 133, insiste sur le fait que la colère des femmes étant mal considérée, le fait de préciser que même « les plus mesurées » pouvaient se mettre en colère, donnait la mesure de la gravité du délit commis par Nééra. 108 P.  Vidal-Naquet, « Esclavage et gynécocratie dans la tradition, le mythe, l’utopie », in Id., Le Chasseur noir, Paris, 1981, p. 267-288.

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gissement de cette émotion comme aux conditions sociales qui rendent possibles le déploiement de ses effets. Tout en insistant sur le rôle clef que joue dans la défense de l’honneur individuel une réaction qu’il présente comme caractéristique de l’homme libre : « Endurer d’être bafoué ou laisser avec indifférence insulter ses amis, c’est un comportement d’esclave, andrapôdes », avertit-il109, le philosophe doit admettre qu’elle n’est pas toujours possible. Même si la démocratie athénienne garantit à chaque homme libre l’accès aux tribunaux pour réparer les blessures causées par l’offense ou le dommage, les différences sociales ne sont pas pour autant abolies110. Il existe des circonstances de la vie qui rendent impossible la satisfaction du ressentiment avec pour conséquence que, dans ces cas, la colère n’a pas lieu d’être : « Ceux contre lesquels la vengeance est clairement impossible, ou ceux qui sont beaucoup plus puissants que soi, contre de telles gens, il ne peut y avoir de colère111. » Toutes les humiliations ne peuvent pas être réparées, ce qui signifie que les membres du groupe social ne possèdent pas non plus les mêmes moyens de préserver leur honneur des attaques qui peuvent lui être infligées. Il arrive au contraire que leur position mette certains individus au-dessus des attaques, en particulier lorsqu’elles émanent de personnes qui leur sont socialement inférieures. Cette attitude est celle qui caractérise l’homme qu’Aristote qualifie de « magnanime », l’homme qui bénéficie d’un rang social éminent dont il connaît la valeur, et à propos duquel le philosophe explique : « Il est sans rancune : ce n’est pas une marque de magnanimité que de conserver du ressentiment, surtout pour les torts qu’on a subis, il vaut mieux les dédaigner112. » Une définition qui évoque irrésistiblement l’image de lui-même que souhaitait donner Périclès, célèbre pour la retenue qu’il avait su acquérir et qui lui permettait de contrôler en toute circonstance ses réactions. Que ce soit pour affronter la

Aristote, Ethica Nicomachea, 1126a. Un point particulièrement exploré par J. Ober, Mass and Elite in Democratic Athens, Princeton, Princeton University Press, 1989, en part. chapitre 5 : « Class: Wealth, Ressentment, and Gratitude », p. 192- 247. 111 Aristote, Retorica, I, 1370b13-15. Konstan, « Aristotle on Anger and the Emotions », p. 108-114, insiste lui aussi sur le lien qui unit la colère et la protection du statut. 112 Aristote, Ethica Nicomachea, 1125a2-4. 109 110

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colère du peuple, comme le relève Thucydide113, ou pour supporter sans riposter les insultes qu’un individu avait déversées toute une journée sur lui, alors que lui-même vaquait publiquement à ses affaires, selon l’anecdote racontée par Plutarque114. Lequel ajoute que le soir, « une fois arrivé à la porte de sa maison, comme il faisait déjà sombre, (Périclès) ordonna à l’un de ses serviteurs de prendre un flambeau pour accompagner l’homme et le reconduire chez lui. » Ignorer les propos de son insulteur et refuser de se mettre à son niveau en lui répliquant, mais lui répondre au contraire par un bienfait, c’est une attitude sans aucun doute aristocratique, que se permet celui qui se trouve en position d’autorité. En l’occurrence, elle est révélatrice de la conscience que le stratège avait de son statut et de sa fonction, comme de son souci de mettre en scène une dignité que personne ne pouvait déstabiliser. Ce qui n’était pas nécessairement contraire à ce que ses concitoyens attendaient d’un homme dans sa position, mais qui pouvait effectivement passer aux yeux de ses ennemis pour une morgue peu démocratique susceptible d’être utilisée contre lui115.

Conclusion L’approche anthropologique agit somme toute comme un formidable révélateur des différences et des spécificités. Les multiples aspects et usages de la colère que laisse transparaître la documentation qui a été sollicitée, renvoient ainsi l’image d’une conduite traditionnelle qui diffère sensiblement de ce que nous associons, dans notre culture occidentale, à cette émotion à laquelle nous associons le vocable de colère. Non pas une pulsion brutale et néfaste que l’individu, considéré sous son seul aspect d’agent moral, doit se montrer capable de réprimer, mais un phénomène complexe que doit gérer un être inséré dans les enjeux d’un environnement social précis et qui sollicite ses capacités de discernement et de jugement. Dans cette perspective la colère est d’abord un outil dont Thucydide, Historiae, II, 60, 1. Plutarque, Pericles,V, 1-2. 115 C’est ce dernier point que retient V. Azoulay dans son essai, Périclès. La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme, Paris, Armand Colin, 2010, p. 5860, en insistant sur les conséquences politiques négatives que pouvait engendrer une semblable attitude. 113

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l’usage mérite d’être travaillé et perfectionné. Il existe un usage bien compris de la colère qu’Aristote assimile à une attitude qu’il nomme paradoxalement « douceur », praotês, parce qu’elle est le contraire d’une irascibilité irraisonnée. La douceur est l’attitude qu’observe « l’homme qui est en colère pour les choses qu’il faut et contre les personnes qui le méritent, et qui en outre l’est de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps qu’il faut. » C’est ce comportement tout de réflexion que le philosophe considère comme la forme achevée de la colère116. Il s’ensuit que telle qu’elle se présente dans le contexte de la culture grecque la gestion de la colère passe non pas par la répression mais par la régulation et l’adaptation.

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Aristote, Ethica Nicomachea, 1125b30-35.

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Le domaine de l’écriture et de la lecture dans le monde ancien a donné lieu à une abondante bibliographie depuis une vingtaine d’années1. Ce domaine est aussi l’un de ceux où l’apport de l’anthropologie a été le plus décisif. Les travaux des anthropologues ont permis de sortir l’écriture d’une histoire linéaire, évolutionniste et ethnocentrique, entièrement focalisée sur l’avènement de l’alphabet2, pour mettre en perspective la diversité des usages possibles de l’écriture et des liens qu’elle peut entretenir avec la parole; ils ont également montré la nécessité de se dégager des aspects purement techniques de l’écriture pour y intégrer des dimensions symboliques.

1. De la « raison graphique » à la « literacy hypothesis » L’anthropologie a cependant d’abord contribué à la diffusion de ce que les Anglo-Saxons appellent la « literacy hypothesis », théorie fondée sur l’idée que l’invention, l’adoption et l’application d’une nouvelle technologie et d’un nouveau mode de communication, l’écriture, modifient radicalement les pratiques sociales de cette société ainsi que les processus cognitifs de ceux qui en sont affec1 Voir l’appendice bibliographique du volume collectif dirigé par W.A. Johnson, H.N. Parker (éd.), Ancient Literacies. The Culture of Reading in Greece and Rome, Oxford, Oxford U.P., 2009. 2 On ne peut citer tous les ouvrages consacrés à cette « histoire de l’écriture », qui conduit le lecteur des premiers usages de l’outil graphique chez les Sumériens jusqu’au triomphe de l’écriture alphabétique chez les anciens Grecs. Voir par exemple J.G. Février, Histoire de l’écriture, Paris, Payot, 19954 (1948).

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tés. Ainsi, lorsqu’en 1988, Marcel Detienne publie l’ouvrage collectif consacré aux Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne3, il s’appuie explicitement sur les travaux de Erick Havelock, William Ong4 et surtout de l’anthropologue Jack Goody5 (qui avait inventorié une série d’objets, la liste, le catalogue, le tableau, produits par l’activité des scribes) pour analyser à son tour les objets et les opérations intellectuelles créés par l’installation de l’écriture au cœur de la cité grecque entre 650 et 450 av. J.-C. Toute une gamme de savoirs – médecine, géographie, géométrie, politique – apparaît ainsi indissociablement liée à l’existence et à la diffusion de l’écriture. Mais Marcel Detienne insiste aussi, dans le même livre, sur l’importance, dans la Grèce des cités, de l’oralité et de la culture de l’oreille (auralité) et rappelle que de grandes civilisations comme celle des Mayas ont pu se développer sans recourir à un système de notation écrite de la pensée. Ce constat, que l’on retrouve aujourd’hui dans les travaux les plus contemporains sur la literacy6, montre les limites de cette théorie qui, en se focalisant sur les effets de l’écriture, durcit l’opposition traditionnellement tracée entre les sociétés dites orales et les sociétés à écriture et risque de négliger la diversité des situations et la complexité des interactions entre parole et écriture7. 3 M. Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1988. 4 E.A. Havelock, The Literate Revolution in Greece and its Cultural Consequences, Princeton, Princeton U.P., 1981 ; The Muse Learns to Write: Reflections on Orality and Literacy from Antiquity to the Present, New Haven, Yale U.P., 1986 ; W.J. Ong, Orality and Literacy:The Technologizing of the Word, London – New York, Routledge, 19882 (1982) (New Accents). 5 J. Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les éditions Minuits, 1982 (1979) et La Logique de l’écriture. Aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986. 6 Cette vive critique a notamment été nourrie par les résultats d’études de terrain. Voir Parker, Johnson, Ancient literacies, chapitre 15. 7 Dans le domaine antique, les travaux de W.V. Harris sur l’alphabétisation dans le monde romain (Ancient Literacy, Cambridge, Mass. – London, Harvard U.P., 1989) ont aussi contribué à critiquer le bien-fondé de cette opposition traditionnelle. Dépeignant un monde romain s’accommodant fort bien d’une situation de « semi-alphabétisation », une culture dans laquelle la capacité de lire et la capacité d’écrire ne vont pas nécessairement de pair, W. Harris s’inscrit en faux contre le courant historiographique qui avait fait de l’Antiquité une peinture idéalisée et du monde romain une société massivement alphabétisée. Si le bilan chiffré de Harris (qui revoit à la baisse toutes les estimations) peut être discuté, il n’en reste pas moins vrai que cette étude a permis de réfléchir sur différents

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2. De l’histoire d’une technique à une anthropologie des pratiques Le développement des études comparatistes, rassemblant autour de l’écriture des spécialistes de différentes aires culturelles (Égypte, Sumer, Chine, etc.)8, a joué à la même époque un rôle essentiel dans la manière dont les historiens des mondes antiques ont abordé l’écriture et défini la singularité des usages en vigueur dans les mondes grec et romain. Ces travaux ont d’abord montré la nécessité de sortir de la raison utilitaire, qui faisait de l’écriture une simple technique, un outil de communication et de conservation, pour mettre en valeur son (ou ses) rôle(s) symbolique(s) dans les sociétés qui en ont l’usage9. Toutes les cultures n’ont en effet pas « inventé » l’écriture pour les mêmes raisons : utilisée dans la Chine ancienne à des fins divinatoires, elle n’y est évidemment pas investie des mêmes fonctions, ni des mêmes valeurs symboliques que dans une culture où elle sert d’abord à enregistrer une transaction commerciale ou à garder le souvenir des morts. L’existence de différentes pratiques scripturaires, mais aussi de façons diverses de concevoir les rapports entre l’écriture et l’image10 ou l’écriture et la parole, a affaibli le primat du logocentrisme et engagé les spécialistes de la Grèce et de Rome à saisir les enjeux idéologiques de l’usage de l’alphabet dans ces cultures. Si le système alphabétique est en effet spécifique dans la manière dont l’écriture s’articule avec l’oralité, comment la culture grecque et la culture romaine représententelles ce lien entre l’écriture et la parole, les lettres et la voix ? modes d’appropriation possibles des textes et notamment sur les pratiques de lecture collective en usage dans le monde romain. 8 Voir par exemple les deux volumes collectifs Écritures. Systèmes idéographiques et pratiques expressives, Paris, Le Sycomore, 1982 et Écritures II, Paris, Le Sycomore, 1985. 9 C’est également une démarche comparatiste qui guide les travaux menés par Ch. Jacob sur l’histoire des « pratiques lettrées ». Voir Ch. Jacob, Lieux de savoir. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007. 10 L’étude du fonctionnement des hiéroglyphes, écriture d’images, amène aussi à distinguer, à l’intérieur même des sociétés alphabétiques, des usages dans lesquels les lettres ne sont pas utilisées pour leur valeur phonologique mais où elles fonctionnent comme des idéogrammes. Il en va ainsi à Rome de l’utilisation des abréviations épigraphiques. Voir E. Valette-Cagnac, « Litterarum notae. L’usage idéogrammatique de l’alphabet à Rome », Annuaire de l’EPHE, V Section, 97 (1988-89), p. 301-303 et « L’Illisible vu de Rome. Expériences romaines de l’opacité de l’écriture », in L. Louvel, C. Rannoux (éd.), L’Illisible, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 201-220.

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À l’étude des pratiques s’est ainsi ajoutée celle des représentations et de l’imaginaire développé autour de l’écriture11.

3. « Objets parlants » et anthropologie de la lecture L’écriture épigraphique, et plus spécifiquement l’écriture funéraire, constitue un terrain propice pour aborder la question des liens entre écriture et oralité dans les mondes anciens. Hellénistes et romanistes ont ainsi été particulièrement attentifs au fonctionnement spécifique des inscriptions archaïques12 et ont mis en valeur le caractère insolite de ces textes en utilisant une catégorie de type anthropologique, celle des « objets parlants13 ». En effet, Jesper Svenbro14 a analysé de façon très détaillée le dispositif consistant à attribuer à une coupe, une statue ou un monument funéraire la capacité de s’exprimer à la première personne : mettant en place une fiction dans laquelle un « je », egô, désigne tantôt la stèle ou la statue, tantôt l’inscription, tantôt le défunt lui-même, ces textes donnent la parole à des catégories d’êtres ou d’objets qui selon toute logique ne peuvent pas « parler ». Ce type de montage, loin de témoigner d’une obscure croyance animiste ou d’un résidu d’archaïsme, a pour principal effet de mettre en scène ce qui, pour les Grecs, est un des défauts les plus criants de l’écriture : l’irrémédiable absence du scripteur et l’effet de dissociation que cette pratique entraîne entre le locuteur et son discours. Dévoilant l’aspect « magique », « mystérieux » de la lecture, qui permet de rendre présente et d’entendre la voix d’un locuteur absent, ces inscriptions témoignent à la fois du manque d’autonomie du texte écrit, de son ancrage dans une situation d’énonciation particulière, et du rôle actif assigné au lecteur dans les sociétés antiques. 

11 F. Desbordes, Idées romaines sur l’écriture, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1990. 12 Sur les premières inscriptions italiques, voir J. Poucet, « Réflexions sur l’écrit et l’écriture dans la Rome des premiers siècles », Latomus 48 (1989), p. 285-311 et surtout G. Colonna, « Le iscrizioni strumentali latine del VI e V secolo a.C. », in C.M. Stibbe et alii, Lapis Satricanus, La Hague, 1980, p. 53-69. 13 M. Burzachechi, « Oggetti parlanti nelle epigrafi greche », Epigrafica 24 (1962), p. 3-54. 14 J. Svenbro, « J’écris donc je m’efface. L’énonciation dans les premières inscriptions grecques », in Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture, p. 459-479.

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L’analyse du fonctionnement des inscriptions archaïques a ainsi contribué, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, à l’émergence d’un nouvel objet d’étude, la lecture15. Cette orientation décisive dans l’historiographie du monde antique correspond d’ailleurs à l’émergence de la lecture comme objet d’étude dans toutes les disciplines16. Comme l’explique Robert Chartier, « de manière un peu paradoxale, l’effacement du livre traditionnel – sous forme de codex – et avec lui, des pratiques et représentations qui organisaient notre rapport à l’écrit, a permis à la lecture de devenir l’un des domaines majeurs de l’histoire culturelle17. »

4. Littérature, rituel, énonciation : le statut des textes poétiques dans les mondes anciens Ce déplacement des questionnements de l’écriture vers la lecture a donc essentiellement permis aux travaux sur l’Antiquité de sortir de l’opposition tracée entre écriture et oralité, distinction qui a longtemps servi d’outil méthodologique en anthropologie, mais qui s’avère aujourd’hui périmée. L’étroite imbrication qui, dans la vie publique et notamment dans les rituels religieux unit le geste, la parole et l’écriture, montre combien il est difficile de dissocier en Grèce ou à Rome des pratiques purement orales ou purement écrites18. Ainsi, s’il est vrai qu’à Rome les textes restent inachevés, informes, instables, tant qu’ils n’ont pas été soumis à une oralisation19, il est tout aussi perceptible, dans les rituels religieux 15 Voir J. Svenbro, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1988 ; E. Valette-Cagnac, La Lecture à Rome. Rites et pratiques, Paris, Belin, 1993 (L’Antiquité au Présent) et G. Cavallo, R. Chartier (éd.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Le Seuil, 1997. 16 La lecture devient un objet d’études dans les sciences de l’éducation, la psychologie, l’anthropologie, la théorie littéraire (esthétique de la réception, critique littéraire). Voir la synthèse bibliographique dans R. Chartier (éd.), Histoire de la lecture. Un bilan des recherches, Paris, Le Seuil, 1995. 17 R. Chartier, L’Ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre xive et xviie siècles, Paris, Alinea, 1992, p. 95-97 (épilogue). 18 Comme le rappelle T. Habinek, « Situating Literacy at Rome », in Johnson, Parker, Ancient Literacies, p. 114-140 : « Literacy and orality are not mutually exclusive in Rome or in any other culture... » 19 Voir les analyses de la recitatio, dans E. Valette-Cagnac, « La Recitatio, écriture orale », in Paroles romaines (Actes de la table ronde organisée par la SFARA, Pont-à-Mousson, 26-27 octobre 1991), Nancy, 1995, p. 9-23 et La Lecture à Rome, p. 111-245.

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notamment ou dans l’énonciation de la loi, que l’écriture est dotée d’un rôle indispensable ; elle prolonge ou renforce l’efficacité de la parole. Cet incessant brouillage, ces échanges permanents entre les fonctions assignées à l’écriture et à la parole rendent définitivement caduque le « grand partage » fait par l’anthropologie. En déplaçant le regard des historiens de l’Antiquité de l’écriture vers la lecture, des approches quantitatives aux études plus qualitatives sur les formes de literacies20, la perspective anthropologique peut contribuer à rapprocher historiens et littéraires, autour de questions communes : comment les pratiques lettrées s’insèrent-elles dans la vie politique21 ? Quel rôle joue l’écriture dans les rituels religieux22 ? Quelle place est assignée à la mémoire23 ? La lecture et l’écriture, désormais analysées comme des « événements » (events)24 inclus dans des institutions et des communautés particulières, ont des implications sociales et culturelles qui peuvent croiser toutes sortes de problématiques25.

20 Ce point de vue pluriel et le déplacement des questionnements de « l’écriture comme technique » vers « la lecture comme pratique » apparaissent bien dans le titre et le sous-titre de l’ouvrage paru en 2009 sous la direction de Johnson, Parker, Ancient Literacies. Pourvu d’un long essai bibliographique et d’une introduction théorique, cet ouvrage indique la façon dont les futurs chercheurs sur l’Antiquité pourraient approcher les questions de literacy, en relation avec le regard porté par les autres disciplines – sociolinguistique, psychologie cognitive, socio-anthropologie – sur ces mêmes questions. Il met l’accent sur l’analyse des effets et des enjeux sociaux des compétences graphiques, « compétence à écrire », « à lire », avec l’idée récurrente que la literacy ne peut avoir d’effets importants dans une culture que si elle est valorisée. 21 Voir par exemple A.K. Bowman, G. Woolf (éd.), Literacy and Power in the Ancient World, Cambridge, Cambridge U. P., 1994 et T. Habinek, The Politics of Latin Literature. Writing, Identity and Empire in Ancient Rome, Princeton, Princeton, U.P., 1998 (part. chapitre. 5 : Writing as Social Performance). 22 Voir M.  Beard, « Writing and Religion: Ancient Literacy and the Function of Written World in Roman Religion », in Literacy in the Roman World, University of Michigan, 1991 (Journal of Roman Archeology, suppl. series, 3), p. 35-58. 23 Voir C. Baroin, Se souvenir à Rome. Formes, représentations et pratiques de la mémoire, Paris, Belin, 2010 (Antiquité au Présent). 24 Les literacy events sont des « occasions au cours desquelles la langue écrite fait partie intégrante des interactions des participants et de leurs stratégies interprétatives » (définition de S. Heath, citée in Johnson, Parker, Ancient Literacies, introd.). Voir aussi W.A.  Johnson, « Towards a Sociology of Reading in Classical Antiquity », The American Journal of Philology 121/4 (2000), p. 593-627. 25 Notamment celles de l’identité : l’acte d’écrire ou de lire peut permettre à un individu d’affirmer un statut (se présenter comme une élite, se dire Romain, Grec, etc.).

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Un des apports de l’anthropologie est de soumettre à des questionnements nouveaux des textes appartenant à une longue tradition critique et de rapprocher des disciplines, l’histoire de la littérature, l’anthropologie culturelle, l’histoire des mentalités, trop souvent dissociées. C’est dans cette perspective que je conçois l’exercice que je me propose de faire maintenant sur les poètes élégiaques romains : analyser les échanges qui peuvent exister entre des pratiques d’écriture en usage dans le monde romain, l’écriture épigraphique en particulier, et la fabrication d’une œuvre littéraire26. En effet, si la poésie romaine n’est pas, la plupart du temps, insérée dans un cadre rituel, elle a cependant un fonctionnement pragmatique spécifique. Elle peut notamment, pour atteindre son but, installer un cadre d’énonciation fictif, qui fait appel à des pratiques rituelles. La poésie élégiaque romaine fait un usage spécifique du modèle épigraphique : quels sont les enjeux poétiques et culturels d’un tel usage ?

5. Le carmen romain, entre voix et écriture ; le livre, entre impermanence et matérialité L’une des caractéristiques de la poésie romaine d’époque augustéenne est de se présenter en même temps comme un chant et comme de l’écriture : la fiction des Muses qui inspirent le poète et lui transmettent son chant y coexiste avec de multiples allusions à la matérialité du texte écrit et au support par lequel cette poésie est transmise au lecteur. Par cette double référence à la voix et à l’écriture, le carmen romain s’inscrit deux fois dans la tradition grecque : il est à la fois un prolongement de la poésie orale d’époque archaïque et, en tant que livre, un produit de la culture alexandrine27. Moins souvent soulignée, et pourtant tout 26 De nombreux travaux récents se sont intéressés à la façon dont les carmina epigraphica (textes funéraires en vers), les graffiti, etc. réemploient, citent, intègrent des matériaux littéraires. Voir par exemple l’article de K. Milnor, « Literary Literacy in Ancient Rome: The Case of Vergil’s Aeneid », in Johnson, Parker, Ancient Literacies, p. 288-319 ou R. Wachter, « “Oral Poetry” in Ungewohntem Kontext: Hinweise auf mündliche Dichtungstechnik in den pompejanischen Wandinscriften », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik 121 (1998), p. 73-89. En revanche, il existe peu de travaux sur l’utilisation par la poésie de modèles extra-littéraires. 27 F. Dupont, L’Invention de la littérature. De l’ivresse grecque au livre latin, Paris, La Découverte, 1994 et « The Corrupted Boy and the Crowned Poet: or, the

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aussi caractéristique, est l’utilisation que fait cette poésie d’une multitude de références à diverses pratiques d’écriture en usage dans le monde romain (épistolarité, écriture secrète, écriture comptable, exercices scolaires) et à différents supports (tablettes de cire, papyrus, pierre, bronze, etc.). Ces allusions permettent d’articuler la réalité intra-discursive, le monde construit par le poème, et la réalité extra-discursive, le monde dans lequel vit le poète (et son lecteur). Un exemple, parmi d’autres : le motif des amants écrivant leurs noms dans l’écorce des arbres28. Ce thème est un lieu commun de l’élégie amoureuse et sera donc repéré comme tel. Mais il peut aussi entrer en résonance, pour des lecteurs romains, avec la pratique en usage chez les soldats d’écrire des messages codés sur des arbres29 ; implicitement, la référence à l’écriture sert donc la topique de la militia amoris et renforce l’identification à un genre. En outre, l’emploi du mot latin signifiant « écorce », cortex ou caudex, peut autoriser, par le biais de l’étymologie, des jeux métatextuels sur la matérialité du livre (codex) en train de s’écrire30. De façon analogue, les multiples références aux tablettes que le poète échange avec celle qu’il aime en secret et l’expression de ses craintes que ces tabellae ne tombent dans les mains d’un grippe-sou qui les utilisera pour faire ses comptes31, fonctionnent à la fois comme un simple élément de l’énoncé et comme un métadiscours sur les risques d’effacement ou de perte liés à l’utilisation de l’écriture. La poésie romaine se présente donc comme un lieu d’exploration des multiples facettes de l’écriture, de ses potentialités, de ses limites. Elle fait non seulement apparaître la diversité des supports et des pratiques d’écriture, mais elle révèle aussi la nature des rapports qui peuvent s’instaurer entre scripteur et lecteur et surtout les effets de permanence ou d’impermanence liés à son utilisation. 

Material Reality and the Symbolic Status of the Literary Book at Rome », in Johnson, Parker, Ancient literacies, p.143-163. 28 Properce, Elegiae, I, 18, 22, souvent rapproché de Virgile, Eclogae, X, 10, 52-54. 29 Pline l’Ancien, Naturalis Historia, XVI, 14 (9), 1. 30 Voir A.  Blanchard (éd.), Les Débuts du codex (Actes de la journée d’étude organisée à Paris, 3-4 juillet 1985), Paris – Turnhout, Brepols, 1989 (en part. J. Van Haelst, « Les Origines du codex », p. 13-35). 31 Properce, Elegiae, III, 23, 21-24.

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6. Épigramme / élégie : la question du genre littéraire Cette matière est particulièrement exploitée par les poètes élégiaques, et l’un des modèles les plus présents dans ce type de poésie est probablement celui de l’écriture épigraphique ; l’élégie est une forme poétique dont le fonctionnement pragmatique s’appuie sur l’usage d’inscriptions épigraphiques fictives. Il convient cependant de distinguer deux types d’usages. Une première catégorie de carmina se présente comme des épigrammes autonomes. La situation d’énonciation de ces poèmes est comparable à celle que l’on trouve dans les textes rassemblés dans l’Anthologie Palatine32. Un exemple de ce type est la fameuse épitaphe que Properce écrit « pour Gallus » au livre I des Elégies : Toi qui te hâtes d’échapper au sort malheureux de ton compagnon, soldat blessé venant des retranchements d’Etrurie, pourquoi devant mes gémissements détournes-tu tes yeux gonflés ? Je suis le plus proche de tes compagnons d’armes ; ainsi puissent tes parents se réjouir de ton salut et que ta sœur sente d’après tes larmes ce qui s’est passé ! Gallus, s’étant arraché du milieu des épées de César, n’a pas pu éviter des mains inconnues ; et quels que soient les ossements qu’elle trouve dispersés dans les monts étrusques, qu’elle sache que ceux-ci sont les miens33.

Ce texte, qui a suscité de nombreux commentaires, montre la complexité de l’énonciation mise en place par le carmen, car ce qui, à première vue, apparaît comme une épitaphe, se présente aussi comme les dernières paroles d’un mourant adressées à son compagnon d’armes, chargé de transmettre ses volontés à ses proches. L’énoncé du carmen mêle en effet des expressions clairement rattachées par leur syntaxe ou leur lexique au formulaire des inscriptions funéraires (tu qui properas, l’emploi de déictiques comme haec, la 32 L’Anthologie Palatine est un recueil d’épigrammes en vers, écrites en grec, d’époques diverses. D’abord constituée au iie siècle avant notre ère par Méléagre de Gadara, cette anthologie (« Guirlande de fleurs ») qui contenait, outre les poèmes du compilateur lui-même, les pièces de quarante-six autres poètes (dont Archiloque, Alcée, Anacréon, Simonide de Céos et l’Alexandrin Callimaque) fut augmentée au Ier siècle de notre ère par Philippe de Thessalonique. L’édition définitive est celle de Constantin Céphalas qui, au xe siècle, y adjoint d’autres recueils. Voir le texte établi et traduit par P. Waltz, 12 vol., Paris, Les Belles Lettres, C.U.F., 2002-20073. 33 Properce, Elegiae, I, 21.

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mise en valeur du pronom personnel de la première personne ego) et d’autres qui rattachent explicitement ce texte à un type de discours, les recommandations orales faites par un soldat peu avant sa mort, les mandata morituri. Cet exemple ne nous retiendra pas davantage, mais il montre que même les textes qui, dans le corpus, sont clairement identifiés comme des « épigrammes » posent des problèmes d’énonciation et se présentent la plupart du temps comme de savantes constructions mêlant différents types de discours et de modèles. La dite « épitaphe de Gallus » n’est ni la transcription des paroles d’un mourant, ni l’inscription gravée sur son cénotaphe34, mais un objet hybride, dont le contexte, même fictionnel, n’est pas facile à reconstituer. À côté de ces poèmes élégiaques qui se présentent directement et dans leur intégralité comme des formes d’épigrammes, on trouve un autre type de carmina sur lequel sera centré mon propos : ceux qui, à un moment donné, comportent une courte inscription en vers, un carmen epigraphicum. On ne parlera pas « d’épigrammes » pour définir ces inclusions d’énoncés de type épigraphique, car l’emploi de ce terme a pour effet immédiat d’orienter la réflexion à la fois du côté de la définition des genres poétiques et de leur éventuelle contamination, et d’autre part du côté de l’intertextualité littéraire et des sources35. Or, la question qui nous intéresse ici est d’interroger les fonctions et les enjeux de ces inclusions : pourquoi insérer dans un poème un fragment qui se présente comme une inscription ? Et tout d’abord peut-on faire une typologie de ces inscriptions épigraphiques fictives ?

34 Ce poème pose du même coup la question des rapports entre le poème et la reconstitution de son contexte d’énonciation. Tout un pan de la critique s’est ainsi interrogé sur l’authenticité de l’inscription, voyant dans ce poème la transcription d’une épitaphe que la famille de Gallus aurait réellement commandée à Properce. 35 Dans ce domaine, la Quellenforschung est d’autant plus tentante que la poésie romaine revendique explicitement les modèles sur lesquels elle s’appuie. Voir à ce propos les deux passages que Quintilien consacre à l’élégie (Institutio Oratoria, X, 1, 58 et X, 1, 93) et les vers dans lesquels Properce revendique le titre de « Callimaque romain » (Properce, Elegiae, IV, 1, 62-64). Cette expression a suscité des dizaines d’articles savants préoccupés d’établir toutes sortes de parallèles entre les œuvres de Callimaque qui sont parvenues jusqu’à nous et la poésie de Properce et, plus globalement, sur l’influence exercée sur la poésie romaine par les modèles alexandrins.

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7. Le poète « lapicide » : des « modèles épigraphiques » au service de la topique élégiaque ? La première remarque que l’on peut faire est l’importance quantitative de ces inclusions, L’élégie apparaît à la lecture comme le genre qui a le plus exploité les virtualités poétiques de l’écriture inscrite : le modèle épigraphique est présent chez tous les poètes élégiaques, même s’il semble être un trait plus caractéristique encore de la poésie de Properce, Properce que Fedeli a d’ailleurs joliment surnommé le « poète lapicide36 ». On peut, pour faire un rapide inventaire et classer les différentes occurrences tirées de Properce, Tibulle ou Ovide37, recourir à la typologie traditionnelle utilisée par les épigraphistes. Cette typologie est d’ailleurs aussi celle qui structure les divers tomes de l’Anthologie Palatine38. La grande majorité de ces inclusions entrent ainsi dans la catégorie des inscriptions funéraires. Cet ensemble est aussi celui qui a le plus attiré l’attention des chercheurs, car il a longtemps permis d’appuyer un discours sur l’origine du genre élégiaque. La présence forte des épitaphes permet en effet de montrer le lien étroit existant entre l’élégie et les manifestations rituelles du deuil, la plainte ou la lamentation funèbre, d’où le genre tirerait son origine dès l’époque grecque39. L’insertion d’épigrammes funéraires peut donc apparaître comme co-substantielle à la définition de l’élégie comme genre ; elles semblent aller de soi, à la fois en termes de topique et par le ton qu’elles permettent d’installer. 36 P. Fedeli, « Il poeta lapicida », in Historia Testis. Mélanges d’épigraphie, d’histoire ancienne et de philologie offerts à T. Zawadzki, Fribourg, 1989, p. 79-96. 37 Le choix de restreindre mon corpus à ces trois poètes (et de ne pas y inclure Catulle notamment) se justifie par la classification générique que propose Quintilien (Institutio Oratoria, X, 1, 93) : il choisit ces trois poètes pour représenter le genre de l’élégie à Rome. 38 L’Anthologia Palatina est composée de 15 livres, mêlant des épigrammes d’époques très diverses, mais organisées par « type » ou par « thème » : le livre V est ainsi constitué d’épigrammes érotiques, le livre VI d’épigrammes votives, le livre VII d’épigrammes funéraires, le livre XI d’épigrammes « bacchiques » et satiriques (sumpotika, paidika). 39 Toutes les étymologies proposées par les Anciens rapportent le mot elegia au lexique grec exprimant le deuil et la plainte. Voir Porphyrion, Commentum in Horatium, Odes, I, 33 ; Marius Plotius Sacerdos, Ars Grammatica, III, 3 (in Keil, vol. VI, 509, 31 – 510) ; Marius Victorinus in Keil, vol. VI, 110, 17 sq. et Isidore de Séville, Origines, I, 38, 14. Voir A. Sabot, « L’Elégie à Rome : essai de définition du genre », in Hommages à J. Cousin. Rencontres avec l’Antiquité Classique, Paris, 1983 (Annales Littéraires de l’Univ. Besançon), p. 133-144.

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Mais l’inscription funéraire ne constitue pas le seul type d’énoncés épigraphiques présents dans les carmina élégiaques ; elle co-existe avec d’autres modèles, qui semblent a priori moins directement liés avec le genre de l’élégie : dédicaces, ex voto, inscriptions liées aux cérémonies du triomphe40. Le point commun qui unit tous ces textes est leur caractère public41 : exposés, en vue, ils s’offrent au regard du lecteur42. Ils sont également tous inscrits sur des supports durables. Ces insertions contribuent toutes à servir la topique élégiaque de manière pertinente et cohérente. En effet, si les épigrammes funéraires apparaissent comme un moyen commode pour l’élégie érotique de lier le thème de la mort et du temps qui passe à celui de l’amour, l’écriture épigraphique sert aussi avec efficacité le développement d’autres motifs : celui de la cruauté de la femme aimée et de l’inquiétude de l’amant torturé par la jalousie (qui maudit la femme aimée dans des tablettes d’exécration, souhaite être délivré de l’esclavage auquel elle le réduit en la privant d’épitaphes ou implore le secours des déesses, plus particulièrement Vénus, sur des tablettes votives) ou encore le parallèle traditionnel entre les activités guerrières et le combat auquel se livre l’amoureux pour triompher de sa belle (les inscriptions relatives au triomphe font du succès amoureux l’équivalent d’une victoire militaire43). Le recours à divers types d’énoncés épigraphiques peut ainsi apparaître comme un procédé d’écriture que Properce a, de façon plus habile encore que les autres poètes, su utiliser pour traiter de manière originale les thèmes traditionnels de l’élégie, ce modèle lui permettant à la 40 Dédicaces : Tibulle, Elegiae, I, 9, 77-84 ; ex-voto : Ovide, Amores, II, 13, 20-26 ; Properce, Elegiae, II, 28, 41-46 ; dédicaces liées aux spolia et au rituel de triomphe : Properce, Elegiae, II, 14, 21-28 ; IV, 3, 67-72  41 J’emploie cet adjectif non pour l’opposer à « privé » mais dans le sens que lui donne P. Veyne dans son article « Titulus praelatus : offrande, solennisation et publicité dans les ex-voto gréco-romains », Revue Archéologique 2 (1983), p. 281-300. 42 M. Corbier, Donner à lire, donner à voir. Mémoire et communication dans la Rome ancienne, Paris, Editions du CNRS, 2006. 43 Le motif des spolia d’amour est déjà présent dans l’épigramme héllénistique, notamment chez Méléagre (les skula. Voir Anthologia Palatina, V, 191 et XII, 23). Mais chez Properce (Elegiae, II, 14, 21-28) ou Ovide (Amores, I, 11, 15-28), il se combine avec un jeu métapoétique sur la valeur performative du carmen. Le jeu permanent instauré entre les tablettes échangées entre les amants, celles que le poète dédie à Vénus après son triomphe amoureux et les tabellae qui lui servent de support pour écrire son élégie contribue à montrer les pouvoirs de l’écriture poétique, d’un carmen capable de transformer un simple morceau de bois en instrument efficace.

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fois de faire référence aux modèles grecs de l’épigramme littéraire et d’écrire une poésie parfaitement romaine en faisant référence à des pratiques rituelles, des formules, des lieux romains. Mais si ces modèles d’écriture sont bien adaptés à la topique traditionnelle de l’élégie, ils servent également sa poétique. En effet, la poésie élégiaque se caractérise à Rome par le développement à l’intérieur même des carmina d’un méta-discours sur les caractéristiques du genre et sur sa construction en opposition avec la poésie épique44. L’élégie, qui repose donc sur une définition contrastive, réclame une muse spécifique, un souffle ténu, un vers tronqué, mutilé, un poète aux poumons étroits45. Or, la référence au modèle épigraphique et l’emprunt de cette forme d’écriture s’intègrent parfaitement dans cette construction de la figure du poète élégiaque et dans la définition de l’élégie comme genre. Pour ce qui est du style tout d’abord, la concision de l’inscription, l’aspect synthétique d’un carmen qui réduit une vie entière à quelques vers, un événement à quelques mots, servent efficacement le propos d’une poésie très simple, ténue, modeste. En outre, le poète rend souvent ce métadiscours encore plus explicite dans la description qu’il fait du monument et de l’inscription qui le recouvre, soulignant tantôt la « petite taille » (parvula) de l’urne ou « l’exiguïté » (exiguo) de la pierre tombale, tantôt la brièveté de l’épitaphe ou de la dédicace46. Enfin, l’effet d’écho existant entre le poème en train de s’écrire et l’inscription qui y est insérée peut encore être prolongé par l’utilisation d’un procédé de composition constitutif 44 Pour une approche anthropologique des « genres littéraires » et sur la difficulté de construire ces catégories dans l’Antiquité, voir C. Calame, « Entre péan et dithyrambe. Genres discursifs, formes poétiques et performances rituelles. Grèce classique », in C. Calame, F. Dupont, B. Lortat-Jacob et alii (éd.), La Voix actée.  Ethnopoétique, Paris, 2010, p. 43-54. 45 Voir par exemple Properce, Elegiae, II, 1, 40-42 : de même que « Callimaque à la poitrine étroite » (angusto pectore Callimachus) ne ferait pas tonner la lutte de Jupiter, de même Properce « n’a pas les poumons qui conviennent pour chanter d’un vers énergique la gloire de César en remontant jusqu’à ses ancêtres phrygiens » (Nec mea conveniunt duro praecordia versu / Caesaris in Phrygios condere nomen auos). Voir aussi Elegiae, III, 9, 5-35 et IV, 1, 58-59 ; Ovide, Amores, I, 1. 46 Properce, Elegiae, II, 13, 31-36 : « Ensuite, dès que le feu placé sous moi m’aura fait cendre, qu’une toute petite (parvula) urne de terre reçoive mes mânes et qu’on ajoute sur ma tombe exigüe (in exiguo busto) un laurier dont l’ombre protégera le lieu de mon bûcher éteint et qu’il y ait deux vers (duo sint versus) : “Celui qui maintenant gît poussière grossière, celui-là fut jadis l’esclave de son unique amour.” »

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de l’élégie et repérable comme tel dans la mise en scène même de l’énonciation épigraphique : la recusatio. En effet, la recusatio, figure du refus, de la dénégation, par laquelle le poète annonce qu’il n’écrira pas d’épopée ou qu’il ne veut pas de funérailles luxueuses, est l’une des figures traditionnelles de la poésie élégiaque romaine47. Or on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement entre l’usage de cette figure et la manière dont Properce ou Tibulle introduisent certains de leurs carmina funéraires ; ainsi dans ces vers où le poète prédit à la femme qui l’a déçu, qu’il n’y aura personne pour prononcer sur sa tombe les mots censés lui assurer une forme de commémoration : D’autres pourront écrire sur toi (scribant de te alii) ou tu pourras rester inconnue (vel sis ignota licebit) [...]. Tous tes dons, crois-moi, sur une même civière, le jour sombre de tes funérailles les emportera avec toi ; et le voyageur, méprisant tes ossements, passera à côté sans dire (tua viator transibit ossa contemnens nec dicet) : “Cette cendre fut une docte jeune femme48.”

Autrement dit, si du point de vue de l’énoncé, l’épitaphe de Cynthia est bien présente et incluse dans le poème, le titulus Cinis hic docta puella fuit reste sans lecteur pour l’oraliser, c’est-à-dire pour le faire fonctionner. Réduit à n’être qu’un pur énoncé, ce carmen n’aura donc aucune efficacité. Dans un autre poème, Tibulle va encore plus loin puisqu’il n’insère même pas le texte de l’épitaphe de Délie, à qui sont refusés tous les honneurs funèbres, tandis qu’il cite intégralement la formule inscrite sur le tombeau d’une femme vertueuse, inscription qui garantira sa mémoire49. Ces deux passages renvoient implicitement à l’un des principaux enjeux du poème élégiaque : 47 Sur cette figure, présente dans la poésie alexandrine et typique de l’élégie romaine, voir Th.D. Papanghelis, Propertius. A Hellenistic Poet on Love and Death, Cambridge, Cambridge U.P., 1987 (en part. chapitre 4 : In amore mori. The Funeral, p. 50-79). 48 Properce, Elegiae, II, 11, 1-6. 49 Tibulle, Elegiae, II, 4, 39 et 43-44 : « Mais à toi [Délie] qui fermes ta porte aux amants qui n’ont pas la forte somme, [...] il n’y en aura pas un pour s’affliger ni pour donner une offrande à tes funérailles désolées. » Alors que (Elegiae, II, 4, 45-50) : « Celle au contraire qui se sera montrée bonne et sans avarice, eût-elle vécu cent ans, on la pleurera devant le bûcher enflammé et quelque vieillard, vénérant ses anciennes amours, tous les ans suspendra des guirlandes au tombeau

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assurer à la femme aimée, dont le poète a fait son principal sujet (sa materia), une forme d’immortalisation. Ils montrent aussi clairement que les références fréquentes à l’écriture affichée et le recours au modèle épigraphique dans l’écriture de l’élégie n’expriment pas seulement la volonté de reprendre une topique traditionnelle ou de s’inscrire, par un habile mélange des genres50, dans la continuité de la poésie alexandrine.

8. Un carmen dans un carmen : effets de citation Cette pratique, qui consiste à transférer un modèle d’écriture, l’écriture épigraphique, dans un autre – la fabrication d’un texte poétique enfermé dans un livre – est de l’ordre de la citation. Cette citation opère d’abord au niveau de l’énoncé : un texte court, un à quatre vers, est inséré dans un texte plus long. Quels sont les marqueurs qui permettent d’isoler ces passages du reste de l’élégie et de les identifier comme tels ? Du point de vue de la métrique, l’inclusion de ces énoncés n’introduit aucune hétérogénéité, aucune rupture. Le carmen épigraphique se moule dans le modus de l’élégie, le distique élégiaque. Cette fusion est d’autant plus naturelle que les inscriptions métriques authentiques, celles que l’on trouve sur les tombes du monde romain en particulier, sont le plus souvent écrites en distiques élégiaques51. L’impression d’unité métrique est d’autant plus importante dans la poésie élégiaque que celle-ci n’a de cesse de

qu’il lui aura élevé et s’éloignera en disant : “Bon et paisible repos ! Sois tranquille et que la terre pèse légère sur tes restes !” » 50 Voir P.  Fedeli, « Le intersezioni dei generi e dei modelli », in G. Cavallo, P. Fedeli, A. Giardina (éd.), Lo spazio letterario di Roma antica, Roma, 1989, vol. I, p. 375-397. 51 Sur l’ensemble de la documentation (4 200 inscriptions métriques latines), environ 77 % des carmina sont des funéraires. Dans cette catégorie, la grande majorité des inscriptions sont écrites en distiques élégiaques, même si l’on trouve quelques textes en vers saturniens, quelques rares exemples en hexamètres, et même quelques uns en sénaires iambiques. Voir L. Gamberale, « Letteratura minima. I carmina epigraphica », in B. Amata (éd.), Cultura e lingue classiche, Roma, 1983, vol. III, p. 379-403 et G. Sanders, Lapides memores. Païens et chrétiens face à la mort : le témoignage de l’épigraphie funéraire latine, Faenza, Lega, 1991 (Epigrafia e Antichità, 11).

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défendre le choix du distique composé d’un hexamètre et d’un pentamètre comme signe distinctif (par rapport à l’épopée)52. Parfaitement homogènes du point de vue de la métrique, ces inclusions sont cependant parfois soulignées dans les éditions modernes par l’adoption d’un code typographique différent : l’impression de ces passages en lettres capitales crée un effet de mimétisme visuel entre le carmen élégiaque et le modèle épigraphique sur lequel il se calque. Mais cette mise en page qui isole certains vers introduit des effets de lecture trompeurs, parce qu’anachroniques53. En réalité, les seuls marqueurs explicites restent ce qu’il est convenu d’appeler des « embrayeurs de citations54 », les verbes qui introduisent le texte de l’inscription : verbes de parole (dicet, dicat, iace verba, nec poterunt reticere, legat55) ou faisant référence à l’acte d’écrire ou d’inscrire (notet et demonstret, scribam ego, subscribam, scribe56). Notons dès maintenant que ce simple relevé met en relief l’existence de deux points de vue distincts pour présenter l’inscription épigraphique : le carmen apparaît tantôt comme un objet de déchiffrement par le lecteur qui est censé l’oraliser, tantôt comme un texte qu’un scripteur grave ou même commande de graver. Les vers qui l’introduisent comportent également de fréquentes auto-références à l’inscription elle-même (carmen, titulus, versus, littera57) ou à son support (columna, 52 En outre, comme l’a bien montré l’introduction de P. Grimal in A. Thill (éd.), L’Elégie romaine : enracinement, thèmes, diffusion (Actes du colloque international de Mulhouse, 1979), Paris, 1980, l’utilisation d’un certain mètre est probablement le seul critère qui puisse finalement définir ce genre poétique. On peut en revanche constater la multiplicité des mètres présents dans les épigrammes rassemblées dans l’Anthologie Palatine. Parfois, le mètre adopté est un indice utilisé par les Modernes pour juger de l’authenticité de l’épigramme, c’est-à-dire pour déduire qu’il s’agit d’un poème composé pour être gravé. 53 En outre ces choix manquent souvent de cohérence. Ainsi dans la récente édition de Properce dans la C.U.F. (texte établi, traduit et commenté par S. Viarre, Paris, Les Belles Lettres, 2005), ces passages sont tantôt écrits en capitales, tantôt en minuscules. 54 Sur les embrayeurs de citation dans le monde antique, voir C. DarboPechanski (éd.), La Citation dans l’Antiquité, Grenoble, Jérôme Millon, 2004 (Horos), p. 9-12. 55 Voir par exemple Properce, Elegiae, II, 1, 77 (iace verba) ; I, 7, 23 (nec reticere) ; III, 7, 28 (dicat) ; II, 11, 6 ; II, 4, 49 (dicet). 56 Voir par exemple Tibulle, Elegiae, III, 2, 28 ; I, 3, 54 ; Properce, Elegiae, IV, 7, 82 (notet, notis inscriptis) ; Properce, Elegiae, IV, 7, 83 ; II, 28, 44 (scribe, scribam) ; Properce, Elegiae, IV, 3, 72 ; Ovide, Amores, I, 11, 27 (subscribam). 57 Carmen / carmina : Tibulle, Elegiae, III, 2, 28 ; Properce, Elegiae, IV, 7, 83 ; II, 28, 43 ; II, 14, 26 ; titulus : Ovide, Amores, II, 13, 25 ; versus : Properce, Elegiae, II, 13, 35 ; littera : Tibulle, Elegiae, III, 2, 27.

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in aede, fronte, lapis, bustus, sepulchra58), qui rattachent explicitement l’énoncé épigraphique à son contexte d’énonciation et qui, de ce fait, permettent de mieux l’identifier. Cette évocation du contexte de l’inscription nous rappelle que la citation, d’un point de vue linguistique, n’opère pas seulement au niveau des énoncés, mais qu’elle joue aussi au niveau de l’énonciation59. En incorporant, dans le carmen élégiaque, un carmen épigraphique, le poète crée une nouvelle situation d’énonciation qui se superpose à la première et qui transforme à la fois le statut du scripteur, celui de l’énonciateur (celui qui dit « je ») et surtout celui du lecteur qui devient, dans la fiction créée par le poète, un lecteur d’inscription, un viator. C’est donc essentiellement le changement dans la situation d’énonciation qui, comme nous allons le voir, produit un effet de rupture.

9. « Plus durable que les pyramides ».  Poésie et monumentalité Parmi les qualités de l’écriture épigraphique qui sont explicitement exploitées par l’élégie, nous avons déjà évoqué la concision de l’inscription : l’insertion d’un carmen épigraphique donne au passage en question une plus grande densité, particulièrement adaptée au genre de l’élégie, puisque celle-ci se définit elle-même par son style simple60. Mais une autre qualité de l’écriture épigraphique, sans doute la plus évidente, est son caractère durable, permanent. Le modèle prépondérant utilisé par l’élégie est celui de l’inscription gravée sur matériaux durs : épitaphe incisée sur un tombeau, sepulcrum, dédicace fichée dans le mur d’un temple, pierre qui se souvient (lapis memor). L’idéologie sous-jacente est celle de la fixité, de la solidité, du monument destiné à durer. On touche là à l’une des questions essentielles de la poésie augusténne 58 Columna : Properce, Elegiae, IV, 7, 83 ; II, 14, 25 ; fronte : Tibulle, Elegiae, III, 2, 28 ; lapis :Tibulle, Elegiae, I, 3, 54 ; bustum : Properce, Elegiae, II, 13, 32 ; II, 1, 75 ; sepulcrum : Properce, Elegiae, I, 7, 23 ; III, 7, 27 ; tumulus : Tibulle, Elegiae, II, 4, 48 ; tabellae : Ovide, Amores, I, 11, 27. 59 Voir sur le phénomène de « double énonciation » produit par la citation Darbo-Pechanski, La Citation, p. 19-21. 60 On peut d’ailleurs remarquer que ni à l’époque augustéenne (chez Virgile), ni à l’époque flavienne (chez Stace, Lucain, etc.) l’épopée ne recourt à ce type d’inclusions épigraphiques.

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que la célèbre formule d’Horace aere perennius exegi monumentum61 a contribué à cristalliser : l’affirmation par le poète de sa volonté de fabriquer une œuvre capable de rivaliser avec les monuments les plus prestigieux et les plus durables de l’histoire de l’humanité62. Cette prétention, étroitement articulée à la thématique de la gloire attendue par le poète, est exprimée dans l’élégie avec le même type d’images que celles d’Horace : les pyramides ou les rochers usés par le temps, le soc de charrue qui s’émousse sont des images de dégradation et de corruption auxquelles s’oppose la pérennité d’une poésie capable d’assurer à celui qui l’a écrite une forme d’immortalité63. « Ainsi le temps use les rochers, il use le soc de la dure charrue ; mais les poèmes échappent à la mort64. » Comme le montre C. Baroin, ces jeux de comparaison entre les monuments de pierre et les œuvres poétiques sont facilités par la polysémie du terme latin : monumentum désigne en effet à Rome tout ce qui sert à rappeler quelqu’un, tout « ce qui est fait ou écrit pour mémoire », aussi bien les textes anonymes de la tradition annalistique que les poèmes ou les constructions (temples, portiques)65. Cette définition extensive du terme monumentum et son application à la poésie prennent cependant tout leur sens à l’époque augustéenne, moment où se déploie la politique urbanistique de l’empereur, faite à la fois de restauration des monuments existants et de construction de grands programmes architecturaux.

61 Horace, Odi, III, 30, 1. Sur ce passage, voir Baroin, Se souvenir à Rome, p. 36 et note 81. 62 F. Dupont (« The Corrupted Boy », p. 143-163) a bien montré le caractère paradoxal de cette écriture poétique qui a pour support un livre, fait de matériaux fragiles, et qui prétend cependant garantir à son auteur une forme de gloire impérissable. Voir aussi J. Farrell, « The Impermanent Text in Catullus and Other Roman Poets », in Johnson, Parker, Ancient Literacies, p. 164-185. 63 L’enjeu à la fois poétique et social de cette prétention a bien été étudié par H.N. Parker, « Books and Reading Latin Poetry », in Johnson, Parker, Ancient Literacies, p.186-229. 64 Ovide, Amores, I, 15, 31-32 : Ergo cum silices, cum dens patientis aratri / Depereant aevo, carmina morte carent. Sur le caractère inéluctable de la mort, à laquelle personne n’échappe, pas même les poètes, auquel s’oppose le caractère impérissable de l’œuvre poétique, voir aussi Ovide, Amores, I, 15, 7-8 ; III, 9, 28 et 39-40. 65 Varron, De lingua Latina, VI, 49 et Pauli Festus, De verborum significatu, p.163 Lindsay. Ces textes sont cités et commentés dans Baroin, Se souvenir, p. 33-37.

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10. De la « rêverie funéraire » à la sphragis poétique Dans son fameux livre consacré à L’Élégie érotique romaine paru en 1983, Paul Veyne a montré la place essentielle jouée par l’imagination et le pseudôs dans ce genre, qui apparaît d’abord comme une fabrique de fiction66. L’insertion des carmina épigraphiques contribue pleinement à la construction de cet univers imaginaire dans la mesure où toutes les épitaphes et la plupart des dédicaces insérées dans l’élégie n’ont aucune réalité dans le présent de l’énonciation poétique, mais sont toujours projetées dans un futur imaginaire, qui est celui de la mort du poète ou de celle qu’il aime, ou encore de la réalisation d’un souhait qui n’a pas encore été exaucé. Les deux temps verbaux qui sont d’ailleurs utilisés pour introduire ces carmina sont le futur de l’indicatif et le présent du subjonctif. Ces effets d’anticipation dotent l’écriture épigraphique d’un statut spécifique par rapport à l’univers fictionnel de la poésie. L’inscription, du point de vue énonciatif, reste totalement « virtuelle67 ». Au début du siècle dernier, on désignait ces épitaphes virtuelles sous le nom de « rêveries funéraires » en identifiant dans ce topos traditionnel les prémices d’une conception romantique de l’amour associé à la mort68. Aujourd’hui, avec le développement des théories sur la fiction, les potentialités de ce dispositif ouvrant l’univers poétique romain sur la construction de « mondes possibles » suscitent un nouvel intérêt69. Le plus intéressant pour notre propos est l’articulation entre ce futur programmatique qui est celui de la mort du poète et donc de l’écriture et/ou de la lecture de l’inscription, et le présent de l’énonciation poétique. En effet, la projection de l’inscription dans le futur n’empêche pas le poète d’utiliser le carmen épigraphique comme une forme de signature poétique : l’épitaphe comme la dédicace lui permettent d’apposer son nom, sa patrie d’origine, sur 66 P.  Veyne, L’Élégie érotique romaine : l’amour, la poésie et l’occident, Paris, Le Seuil, 1983. 67 Pour reprendre la formule utilisée dans l’article de C. Santini, « Tabulae Propertianae ovvero dell’epigrafe virtuale in Properzio », Hommages à C. Deroux, Bruxelles, Latomus, 2002, vol. I : La poésie, p. 447-457. 68 Voir Santini, ibid., p. 453 et T.D.  Papanghelis, Propertius, p. 50-79. 69 F. Lavocat (éd.), La Théorie des mondes possibles et l’analyse littéraire, Paris, Editions du CNRS, 2010 ; F. Lavocat, A. Duprat (éd.), Fictions et cultures, Paris, Société Française de Littérature Comparée, 2010 (Poétiques comparatistes).

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le texte en cours de fabrication. En effet, comme l’a bien montré Claude Calame dans l’ouvrage collectif consacré aux processus d’auctorialité70, la sphragis est une procédure d’authentification de la parole poétique ; désignant en grec le « sceau » qu’on appose sur une lettre, ce terme est employé métaphoriquement dans le monde grec pour désigner toutes les marques qu’un auteur appose sur son texte. Sous sa forme minimale, elle comporte la mention du nom propre et l’indication de la cité d’origine dans une formule rédigée au présent de l’indicatif et à la 3ème personne du singulier. Or on voit très bien comment Tibulle utilise la dédicace à cette fin dans une de ses élégies : Tu pleureras quand un autre amant me tiendra dans ses liens et sera le roi orgueilleux d’un corps dont tu étais le roi. Et alors puisse ta peine faire ma joie, et qu’une palme d’or fichée [dans ton temple] flétrisse mes malheurs [le mal que tu m’as fait] : “Voici ce que Tibulle, délivré d’un amour fallacieux, te consacre, ô déesse ; sois lui agréable, il t’en conjure71.”

Il est clair, à la lecture, que la dédicace à Vénus concerne à la fois la palme d’or que le poète consacre à la déesse pour la remercier de l’avoir délivré de son amour et le poème lui-même, qui constitue pour elle comme une seconde offrande. Ce passage, qui permet à Tibulle d’inscrire son nom, vient d’ailleurs clore l’élégie. Mais une signature poétique peut aussi se présenter sous une forme oralisée, être une formule, que tout un chacun est appelé à prononcer. C’est le cas par exemple dans la fameuse sphragis en distiques élégiaques de Théognis de Mégare : « Chacun prononcera ces mots-ci (hode) : “Ce sont les vers (epè) de Théognis de Mégare, renommé parmi tous les hommes72.” » Comment ne pas rapprocher ce geste d’authentification autoriale, mis dans la bouche d’un lecteur anonyme, des mots que Properce fait prononcer aux jeunes gens venus visiter son tombeau ?

70 C. Calame, « Identités d’auteur à l’exemple de la Grèce classique : signatures, énonciations, citations », in C. Calame, R. Chartier (éd.), Identités d’auteur dans l’Antiquité et la tradition européenne, Grenoble, 2004, p. 11-39. 71 Tibulle, Elegiae, I, 9, 81-84 (élégie à Marathus) : At tua tum me poena iuvet, Veneri merenti / Fixa notet casus aurea palma meos : / Hanc tibi fallaci resolutus amore Tibullus / Dedicat et grata sis, dea, mente rogat. 72 Le passage est commenté dans Calame, « Identités d’auteur », p. 15-17.

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Alors souvent tu m’admireras comme un poète capable de s’élever, alors je serai préféré aux génies de Rome ; et les jeunes gens ne pourront pas se taire sur ma tombe : “Grand poète de nos passions, tu reposes ici73.”

La reconnaissance sociale du statut de l’auteur et sa renommée passent dans l’élégie par le biais de cette énonciation funéraire qui fournit un cadre vraisemblable à une parole anonyme, en la rattachant à la figure concrète du passant (viator) qui longe un tombeau74. Dans ce passage pourtant, Properce ne cite pas l’inscription à proprement parler, mais rapporte les paroles rituelles amenées par la présence du titulus. Cette variation souligne la fonction commémorative de l’épigraphie funéraire dans le monde romain et l’importance de l’oralité dans son fonctionnement ; c’est au lecteur que revient le devoir de reconnaître la valeur d’un poète et de faire vivre son souvenir. Le détour par la fiction épigraphique permet de donner à la signature du poète une forme concrète, d’ancrer la sphragis, indispensable marque d’auctorialité, dans une pratique d’écriture-lecture existante. Le « sceau » sera d’autant plus efficace, sur le poème en cours d’écriture, que le dispositif permet d’interpeller le lecteur pour le sommer, sinon de prononcer le nom du poète, du moins de prendre acte, en tant que témoin, de son identité. Parfois d’ailleurs, l’inscription du nom ne concerne pas seulement le poète, mais permet d’intégrer celui de la femme aimée. Ainsi, dans une élégie où Ovide adresse une prière (precibus fave) à Isis pour lui demander d’épargner Corinne, le poète utilise l’inscription votive pour associer dans une formule très concise son propre nom et celui de Corinne : 73 Properce, Elegiae, I, 7, 23-24 : Nec poterunt iuvenes nostro reticere sepulchro / “Ardoris nostri magne poeta iaces.” 74 On trouve un dispositif assez analogue dans la dernière élégie des Amores (III, 13) : le poète anticipe sa propre mort en imaginant les paroles qu’un voyageur prononcera en arrivant devant les murailles de Sulmone, sa ville natale : « Vous qui avez pu donner le jour à un tel poète, si petits que vous soyez, moi je vous appelle grands » (III, 13-14). Même s’il n’est pas question ici d’inscription, Ovide avant de fermer son recueil (opus) et de dire adieu à ses élégies (inbelles elegi, vale !), anticipe la gloire que ses vers lui auront conférée ; il deviendra la fierté de Sulmone, comme Virgile est celle de Mantoue ou Catulle, celle de Vérone (III, 7-8). Notons que cette proclamation se coule dans une énonciation fictive, qui lui sert de cadre et de support : ce procédé rappelle qu’une parole de commémoration à Rome est toujours attachée à un lieu, à des monuments (ici les murs de la ville). Sur la mémoire des lieux, voir Baroin, Se souvenir, p. 221-230.

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Moi-même vêtu de blanc, je ferai fumer l’encens sur tes autels, moi-même je déposerai à tes pieds les présents que je te promets ici ; j’y ajouterai cette inscription : “Ovide pour Corinne sauvée75.”

Cette association est une manière de lier l’auteur du recueil (Naso) et le sujet (res, materia) de ses poèmes (Corinna), dont le nom peut d’ailleurs servir de titre à l’ouvrage. Ovide exprime très bien quel est l’enjeu de cette insertion dans les Amores : « Mes vers aussi, on les chantera par toute la terre, et toujours mon nom sera uni au tien76. » L’association dans un même carmen funéraire ou dans la même dédicace des deux noms propres ne fait qu’anticiper la gloire immortelle qu’Ovide attend de ses poèmes et qu’il entend partager avec celle qu’il célèbre. Et seul un dispositif comme celui du monumentum garantit au poète cette forme de renom sonore, cette gloire qui résonne et qui « chante ». C’est la raison pour laquelle la signature poétique en forme d’inscription peut aussi servir à associer son patronus à ce processus de commémoration. Tibulle compose ainsi son épitaphe virtuelle de manière à lier à jamais le sort du poète à celui de son patron Messala : Si j’ai rempli maintenant le nombre fatal de mes années, permets que ces caractères soient inscrits sur la pierre qui couvrira mes restes : “Ici repose Tibulle, enlevé par une mort cruelle tandis qu’il suivait Messala sur terre et sur mer77.”

Quant à Mécène, le patron de Properce, il est celui que le poète désigne pour oraliser son épitaphe : Mécène, toi, espoir envié de notre jeunesse, juste orgueil de ma vie et de ma mort, si par hasard la route te conduit tout 75 Ovide, Amores, II, 13, 24-26 : Ipse ego tura dabo fumosis candidus aris / Ipse feram ante tuos munera vota pedes ; / Adiciam titulum servata Naso Corinna. / Tu modo fac titulo muneribusque locum. Voir aussi Properce, Elegiae, II, 1, 3-16 : le poète y explique que ses Muses ne sont pas celles qui sont traditionnellement associées à la poésie, mais que son carmen est directement inspirée par sa maîtresse (Non haec Calliope, non haec mihi cantat Apollo : / Ingenium nobis ipsa puella facit).  76 Ovide, Amores, I, 3, 25-26 : Nos quoque per totum pariter cantabimur orbem / Iunctaque semper erunt nomina nostra tuis. 77 Tibulle, Elegiae, I, 3, 53-56 : Quod si fatales iam nunc expleuimus annos / Fac lapis inscriptis stet super ossa notis : / Hic iacet immiti consumptus morte Tibullus / Messalam terra dum sequiturque mari.

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prêt de mon tombeau, arrête ton char breton au joug ciselé, et, en pleurant, jette à ma cendre muette ces mots : “Pour ce malheureux, le destin fut incarné par une cruelle jeune femme78.”

Dédicataire de l’œuvre, Mécène a sa place réservée dans l’élégie et l’utilisation du modèle épigraphique permet au poète de définir cette place et notamment de lui assigner son rôle de lecteur privilégié79.

11. « Vaine est la parole qui n’a pas de lieu80 » : « l’icité » de l’inscription épigraphique Une autre particularité de l’écriture épigraphique abondamment exploitée par la poésie élégiaque est ce qu’on peut appeler son « icité », autrement dit sa présence, son enracinement dans un lieu et dans un contexte d’énonciation particulier. Cette « icité » se marque par l’utilisation abondante des déictiques, c’est-à-dire des mots qui ne peuvent se comprendre qu’en référence à la situation d’énonciation : les pronoms personnels de la première et de la deuxième personne, les pronoms-adjectifs démonstratifs comme hic, haec, hoc, l’adverbe de lieu hic (ici)81. Les formules-types des funéraires comprennent toujours ces déictiques en abondance et les inscriptions fictionnelles de Tibulle, Properce ou Ovide sont en cela parfaitement conformes à leur modèle82. Mais, comme le montre très bien Claude Calame, l’emploi du déictique hic, haec, hoc (équivalent de todè en grec) permet de Properce, Elegiae, II, 1, 73-78. Le fonctionnement de l’œuvre littéraire à Rome est étroitement subordonné à ces relations de patronage. La littérature s’inscrit toujours dans des relations sociales. Il n’existe pas vraiment dans cette culture de lectorat anonyme, mais un dédicataire qui pourra en élargir la diffusion. 80 Cette formule est inspirée d’un vers de Properce, Elegiae, II, 22b, 2 : Quid iuvat, heu, nullo ponere verba loco ? 81 C. Kerbrat-Orecchioni, L’Énonciation : de la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, 1980. L’auteur distingue ce qui est dit – l’énoncé – et la présence du locuteur à l’intérieur de son propre discours – l’énonciation. Les déictiques font explicitement référence à la situation d’énonciation et la constituent. 82 A titre d’exemples, parmi une multitude, Properce, Elegiae, II, 13b, 35-36 : “Qui nunc iacet horrida puluis / Unius hic quondam servus amoris erat”, IV, 7, 85-86 : Hic Tiburtina iacet aurea Cynthia terra / Accessit ripae laus, Aniene, tuae ; Tibulle, Elegiae, I, 9, 83-84 : Hanc tibi fallaci resolutus amore Tibullus / Dedicat et grata sis, dea, mente rogat. 78 79

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jouer sur la double énonciation (deixis), de faire référence à la fois à la réalité intra-discursive (le carmen inscrit sur la pierre, la figure du poète-scripteur) et à la réalité extra-discursive (en l’occurrence ce que les lecteurs ont sous les yeux lorsqu’ils lisent l’élégie). Outre la présence des déictiques, les inscriptions virtuelles de Properce ou de Tibulle comportent aussi des références explicites à la matérialité concrète du support d’écriture, qui est toujours nommé (tombeau, colonne, sanctuaire, tablettes)83. Ces nombreuses références aux divers supports d’écriture et à ce que les historiens et les archéologues désignent sous le nom de « culture matérielle » contribuent à créer une « poésie d’objets » qui n’est évidemment pas sans lien avec la tradition épigrammatique grecque84. Mais ces objets porteurs d’écriture ne sont pas décrits pour eux-mêmes ; ils contribuent à donner un support à la parole poétique. Nombreux également sont les détails qui précisent les modalités de lecture des inscriptions virtuelles : le type de lecteur auquel elles s’adressent, le mode de transport approprié pour pouvoir les déchiffrer, la vitesse de lecture, les gestes rituels qui l’accompagneront85. Ces précisions contribuent à créer du pittoresque, mais elles visent surtout à enraciner le carmen dans des circonstances précises et à faire de sa lecture un acte rituel complet (à l’instar de la lecture des épitaphes dans la réalité extra-discursive). Enfin, les inscriptions épigraphiques des poètes sont situées dans des lieux qui font référence à des réalités géographiques précises, de Rome (ainsi l’ex-voto gravé sur les spolia déposés près de la porte Capène86) ou d’Italie (ainsi l’hommage à Cynthie gravé sur une colonne sur les rives de l’Anio, près de Tibur87). Tous ces détails Aedes : Ovide, Amores, I, 11, 27-28. Pour les autres mots, voir note 57. Sur le rôle des objets dans la poésie latine, voir G.O. Hutchinson, Talking Books. Reading in Hellenistic and Roman Books of Poetry, Oxford, Oxford U. P., 2008 (chapitre 5: The Catullan Corpus, Greek Epigram and the Poetry of Objects, p.109-130). 85 Mécène devra « arrêter son char breton » et « lire en pleurant » (Properce, Elegiae, II, 1, 73-78), c’est un « marin » (nauta) qui prononcera les paroles attendues devant le tombeau de Paetus (Properce, Elegiae, III, 7, 25-28) ; l’épitaphe de Cynthia devra être brève pour être lue par « un cavalier qui court en quittant la Ville (currens vector ab urbe) » (Properce, Elegiae, IV, 7, 77-86). 86 Properce, Elegiae, IV, 3, 67-72. 87 Properce, Elegiae, IV, 7, 77-86 : « Par là où l’Anio porteur de fruits descend dans les campagnes feuillues et où la volonté d’Hercule empêche l’ivoire de jaunir, là, inscris au milieu d’une colonne un poème digne de moi, mais bref, pour que le cavalier qui court lise en quittant la ville : “Ici, en cette terre de Tibur gît la brillante Cynthie. Anio, cela a augmenté la gloire de tes rives.” » 83 84

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produisent sur le lecteur un indéniable effet de réel qui contraste avec le futur programmatique de l’énonciation et l’aspect toujours virtuel de ces inscriptions imaginaires. Mais ils contribuent surtout à doter le texte poétique d’une forme, d’un lieu, dont, en l’absence de cadre institutionnel, il est à Rome étrangement privé. En effet, en dehors de quelques occasions exceptionnelles (comme celle qui a présidé par exemple à la création du carmen saeculare d’Horace), la poésie à Rome n’est pas rituellement contextualisée. Ce vide explique peut-être les nombreuses allusions contenues dans la poésie romaine à la matérialité de l’écriture et surtout les innombrables fictions imaginées par les poètes pour installer leur poésie dans un contexte social nécessaire à sa réception : banquet littéraire, échange de xenia, lecture d’inscriptions, etc.88

12. L’adresse au lecteur.  Usage poétique des « objets parlants » Mais, et cet aspect n’est pas sans lien avec le précédent, l’inscription épigraphique permet surtout de mentionner explicitement et même de mettre en scène le rôle des différents actants en jeu dans les pratiques d’écriture poétique. En effet, la mise en scène du scripteur et surtout l’usage récurrent du pronom personnel ego dans les passages écrits à la première personne pourraient à première vue être interprétés comme une stratégie habile, utilisée par le poète, pour introduire à Rome un nouveau type de poésie, une poésie personnelle à composante « autobiographique ». En recourant auprès de son lecteur à un modèle d’écriture qui lui est familier, le poète installerait de manière plus efficace cette poésie d’un genre nouveau, centrée sur les plaintes et les menus événements qui scandent la vie d’un individu, qui n’a d’autre qualité que d’être poète. Cette analyse mène à la question, inévitable, de la nature subjective de l’élégie, des prétendus liens existant entre élégie et autobiographie et de la sincérité des sentiments qui y sont exprimés89. L’inscription ne Voir Dupont, L’Invention de la littérature. Sur les liens entre l’élégie et le genre autobiographique, voir, outre l’ouvrage de P. Veyne, E. Delbey, Poétique de l’élégie romaine. Les âges cicéronien et augustéen, Paris, Les Belles Lettres, 2001 et P. Fedeli, « La poesia d’amore », in Cavallo, Fedeli, Giardina, Lo spazio letterario, vol. I, p. 143-176. 88 89

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viserait-elle pas, finalement, à installer un contexte d’énonciation commode permettant au poète de placer le sujet au centre de l’énonciation ? Sans entrer dans ce vieux débat, on constate que les passages calqués sur le modèle épigraphique constituent les moments où l’ego du poème colle le plus adéquatement avec l’ego du scripteur : en disant « j’écris », le poète affirme explicitement son rapport à l’écriture. Ce qui n’est pas le cas dans le reste du carmen, où l’ego apparaît davantage comme une figure fictionnelle (comme le moi des chansons de Trenet, pour reprendre les analyses de Paul Veyne90). En même temps, la catégorie temporelle de l’énonciation subjective est le présent de l’indicatif 91. Or, comme nous l’avons déjà noté, l’emploi majoritaire du futur dans les passages qui introduisent les énoncés épigraphiques contribuent à introduire une distance entre le moi qui parle et qui écrit hic et nunc et le moi qui projette d’écrire : scribam. D’autre part, la dissociation entre l’individu poète et l’énonciateur est encore accentuée par le recours privilégié à cette forme particulière d’inscriptions épigraphiques que l’on range sous la catégorie d’« objets parlants », c’est-à-dire de ceux qui, par le détour d’une oralisation fictive, prêtent la parole à un objet s’exprimant à la première personne92. Certes, le « je » (ego) qui s’exprime dans les carmina désigne la plupart du temps le poète, mais en sortant de l’objet inscrit, sa « voix » n’apparaît jamais que comme celle d’une persona loquens, c’est-à-dire d’une voix sans corps. Dans les carmina funéraires en particulier, ego peut aussi bien désigner des os (ossa) que de la cendre plus ou moins refroidie (cinis, favilla), de la poussière (pulvis) ou même une pierre (lapis), d’où a disparu toute trace de corps93. Comme l’exprime bien la formule de Jesper Svenbro, « j’écris, donc je m’efface94 », le recours à cette fiction des objets parlants, dans laquelle chaque locuteur est un substitut (le passant est sommé Veyne, L’Élégie érotique, p.190. Delbey, Poétique de l’élégie, p.112. 92 Et encore, ne sont prises en compte ici que les inscriptions rédigées à la première personne du singulier. Mais de nombreux carmina, notamment les dédicaces, sont rédigés à la 3ème personne du singulier. 93 Ossa : Tibulle, Elegiae, III, 2, 26 ; Properce, Elegiae, II, 13, 5 ; cinis : Properce, Elegiae, II, 13, 6 ; favilla muta : Properce, Elegiae, II, 1, 77 ; pulvis : Properce, Elegiae, II, 13, 35 ; lapis : Properce, Elegiae, II, 13, 39-42. 94 Svenbro, « J’écris donc je m’efface » in Detienne (éd.), Les Savoirs de l’écriture, p. 459-479. 90 91

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de prêter sa voix au monument ou à l’objet qui lui-même fait parler un locuteur absent, mort ou dédicant), permet surtout d’accentuer la présence du destinataire ou du dédicataire du poème. L’inscription est en effet le seul mode d’écriture où un scripteur s’adresse directement au lecteur pour lui demander d’oraliser les mots qu’il déchiffre ou tout au moins de participer activement, par sa lecture, à la réalisation de l’acte que constitue l’écriture. Quel que soit le dispositif adopté par la fiction poétique, que le poète projette d’écrire un carmen ou qu’il anticipe la lecture qui en sera faite, l’usage du modèle épigraphique n’est donc pas sans conséquence sur le statut du lecteur : en transformant le lecteur du poème en lecteur d’inscription, le poète élégiaque donne à ce dernier un rôle actif inégalé95.

13. L’ex voto : « quand écrire c’est faire », la performativité du carmen Les inclusions d’inscriptions votives et de dédicaces liées aux rituels de triomphe constituent dans la poésie élégiaque les passages où le modèle épigraphique est utilisé avec le plus de complexité. Ces textes se présentent en effet comme d’habiles montages où, par, le jeu des temps verbaux, les effets d’anticipation et l’extrême concision du distique élégiaque, le poète explore à la fois toute l’ambiguïté du carmen entre écriture et oralité et toutes les capacités performatives du texte poétique. Le rituel du vœu (le votum) distingue clairement deux phases : la phase orale de la formulation du vœu, adressée à la divinité, la nuncupatio et la phase de l’acquittement du vœu, la solutio, qui peut consister à offrir un objet pourvu d’une dédicace. Ces deux phases, si elles sont chronologiquement distinctes, sont rituellement indissociables. Chacune concourt à l’efficacité de l’acte. Le carmen élégiaque tend pourtant à brouiller les distinctions entre 95 Cet aspect est d’ailleurs tout à fait cohérent avec ce que montre M. Citroni, Poesia e lettori in Roma antica. Forme della comunicazione letteraria, Roma – Bari, Laterza, 1995 : Properce serait celui des poètes romains qui a le plus commenté le rôle du lecteur dans la réception de sa poésie. En revanche, la visibilité et la lisibilité de l’écriture monumentale sont des propriétés que n’exploite pas du tout la poésie élégiaque, probablement parce qu’elles ne constituent pas un enjeu du point de vue de sa poétique.

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ces deux phases : tantôt les deux moments se superposent, tantôt l’ordre en est brouillé ; et surtout les frontières entre oralité et écriture s’estompent. Cet aspect est particulièrement manifeste dans le poème où Ovide décrit les rites accomplis pour obtenir la guérison de sa chère Corinne : Et toi, qui prends pitié des femmes enceintes, dont le fardeau caché tend les flancs lourds, sois moi propice (meis precibus fave !) Ilithye ! Elle [Corinne] mérite que tu veuilles qu’elle te doive la vie. Moi-même vêtu de blanc, je ferai fumer l’encens sur tes autels, moi-même je déposerai à tes pieds les présents que je te promets ici ; j’y ajouterai cette inscription : “Ovide, pour Corinne sauvée.” Oh, fais que j’aie à te consacrer cette inscription et ces présents96 !

Après avoir introduit sa prière par une formule traditionnelle à l’impératif (precibus fave), le poète décrit au futur tous les gestes rituels (port de vêtements blancs, sacrifice, offrande) qu’il accomplira lorsque son vœu aura été exaucé. Le texte de l’ex-voto, qui sera apposé sur l’objet offert à la déesse si elle réalise son vœu, est ensuite inséré avant l’énoncé de la prière proprement dite (tu modo fac titulo muneribusque locum, vers 26). Encore plus caractéristique de ces procédés d’anticipation, qui brouillent la chronologie et la logique de cet acte de parole qu’est le votum, est le passage dans lequel Properce, inquiet pour la santé de son amie, formule pour elle un vœu : le poète promet de composer un poème à Jupiter si sa chère Cynthia recouvre bientôt la santé. Si tu n’as pas pitié d’une seule, je t’en prie (quaeso), aie pitié (miserere) de nous deux ! Je vivrai si elle vit, si elle succombe, je succomberai. Pour la réalisation de ce souhait, je me condamne à composer un poème sacré. J’écrirai (Scribam) : “Mon amie est saine et sauve grâce au grand Jupiter” ; et à tes pieds, ayant fait un sacrifice, elle s’assiéra et, assise, elle contera ses grands périls97.

Ovide, Amores, II, 13, 20-26. Properce, Elegiae, II, 28, 41-46 : Si non unius, quaeso, miserere duorum / Vivum, si vivet ; si cadet illa, cadam. / Pro quibus optatis sacro me carmine damno. / Scribam ego : “Per magnum est salva puella Iovem”. / Ante tuos pedes illa ipsa operata sedebit / Narrabitque sedens longa pericla sua. 96 97

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Après avoir formulé, dans le présent de l’énonciation – quaeso –, une prière adressée à Jupiter à l’impératif – miserere –, le poète exprime, toujours au présent (damno) son intention d’écrire un poème en remerciement si sa compagne est effectivement guérie : « j’écrirai » (scribam). C’est donc un verbe au futur qui introduit le texte de la dédicace, de l’ex-voto proprement dit, désigné comme carmen. Les deux vers qui suivent, et qui clôturent l’élégie, forment au futur le tableau d’une Cynthia non seulement sauvée, mais racontant (narrabit) ses malheurs passés. Tout fonctionne donc comme si, en transcrivant les paroles du vœu (nuncupatio) et en écrivant les mots de la dédicace (solutio) – explicitement désignée comme carmen –, Properce avait réussi à obtenir la guérison de Cynthia. L’efficacité de la prière a ici un sens clairement auto-référentiel : en écrivant de la poésie, Properce peut assurer un nom à Cynthia, il peut la maudire98, la guérir, la faire mourir ou l’immortaliser. En important dans son poème la pratique du vœu et de l’ex-voto, le poète expérimente les pouvoirs de l’écriture poétique et sa capacité à réaliser ce qu’elle énonce99.

14. Que fait le poète avec des inscriptions ? L’historien avec l’anthropologie ? Pour parodier une expression tirée d’un livre de Hutchinson, Doing Things with Books100, on peut se demander ce que fait finalement le poète romain avec des inscriptions ? Loin d’être seulement un motif littéraire ou un trait de style, ces inclusions témoignent d’une conception originale de l’écriture poétique, une poésie, qui sans être ritualisée, récupère un cadre pragmatique efficace, nécessaire à la réception de l’œuvre ou plutôt à la mise en place du lecteur comme destinataire privilégié, un cadre où s’articulent 98 Il arrive que le poète exprime sa colère envers des tablettes qui n’ont pas réussi à convaincre sa bien-aimée et qu’il les transforme en tablettes d’exécration. Ainsi chez Ovide, Amores, I, 2, 29-30 : « Que peut vous souhaiter ma colère (precor iratus), sinon que, vermoulues, vous soyez rongées par la vieillesse, et que la moisissure dégoûtante fasse blanchir votre cire ([...] vos cariosa senectus / Rodat et immundo cera sit alba situ). 99 Sur la dimension performative, constitutive du carmen, voir M. Pierre, « Quand chanter n’est pas chanter. Rome antique », in Calame, Dupont et alii, La Voix actée, p. 277-288. 100 Hutchinson, Talking Books, p. 1-41.

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étroitement la parole, l’écriture, l’objet concret qu’est le livre, la présence physique et le regard du spectateur-lecteur. La deuxième question que l’on peut se poser est celle des apports de l’anthropologie dans la lecture des textes et l’interprétation des sources. Il s’agissait plus particulièrement ici de montrer comment cette approche peut faire sortir Properce ou Tibulle d’une Quellenforschung un peu vaine pour questionner d’une autre manière leur insertion dans la tradition élégiaque. Les questions abordées dans ce dossier reflètent assez bien l’évolution des problématiques amorcées depuis quelques années : le rapprochement entre l’histoire sociale et culturelle du monde romain et l’histoire de la littérature, via l’anthropologie et la linguistique pragmatique. Cette enquête rejoint toutes les interrogations actuelles sur la fonction de la littérature, le statut de l’auctor, le fonctionnement de la mémoire et son enracinement dans des pratiques, et plus globalement la question de la signification sociale de l’acte d’écrire, de lire, de citer101. Bien plus qu’une discipline ou même un ensemble de références, l’anthropologie apparaît donc ici comme un moyen d’aborder les textes autrement, elle offre un nouveau regard et fait surgir de vraies questions, notamment sur la réception des textes dans l’Antiquité. Ainsi nous avons vu la poésie élégiaque faire intervenir différentes pratiques d’écriture et diverses façons de lire : nous pouvons nous demander quel peut être l’effet de ces dispositifs poétiques sur la lecture des élégies. La poésie élégiaque a-t-elle plus de sens dans une pratique de lecture à haute voix ? Est-elle destinée à être lue en public ? Autant de perspectives qui restent à explorer. D’autre part, ces insertions d’inscriptions fictives dans la trame du poème impliquent des formes d’échanges entre divers types d’écriture et de parole, qui contribuent à brouiller les distinctions habituellement faites entre inscriptions épigraphiques et textes littéraires, écritures publiques / écritures privées, textes gravés sur

101 Je pense ici aux récents travaux qui utilisent le regard éloigné de l’anthropologie pour repenser des objets ou des questions littéraires : celles de la citation (Darbo-Pechanski), de l’auctorialité (Calame, Chartier), du livre (Dupont) et de l’écriture (Habinek). Le fréquent recours, dans le titre de ces travaux, à des formes verbales à l’infinitif montre la volonté de mettre en avant la signification sociale et culturelle de l’acte d’écrire ou de lire, d’autoriser, de livrer au public, au lieu de faire une histoire des techniques ou des objets.

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les monuments / textes conservés dans des livres. Si ces typologies sont d’utilisation commode pour distinguer et analyser différentes pratiques, pour conforter les frontières disciplinaires aussi, ces catégorisations bien nettes ont parfois besoin d’être momentanément oubliées pour laisser une place aux diverses formes de contacts que la culture romaine ne cesse de créer entre ces différents types d’écriture. Si l’on a souvent décrit les affleurements d’oralité caractérisant les littératures anciennes (la littérature grecque en particulier), il semble tout aussi nécessaire de souligner les échanges permanents existant entre plusieurs modèles d’écrits et surtout diverses pratiques d’écriture, dont sont exploités les effets pragmatiques. Ce dossier montre aussi le rôle qu’est amené à jouer la linguistique dans le champ de l’anthropologie et les bénéfices que peuvent tirer les historiens de l’Antiquité d’une collaboration étroite avec les linguistes102. Tout récemment Carlo Severi appelait de ses vœux une « pragmatique adaptée à l’anthropologie103 », dans laquelle seraient notamment repensées les notions de « contexte » et qui utiliserait l’apport théorique d’analyses comme celles de J. Svenbro sur les objets parlants. Ces réflexions récentes montrent la richesse des croisements entre disciplines et les vertus du comparatisme104. Si l’anthropologie apparaît donc bien utile à l’historien de l’Antiquité pour prendre de la distance avec son objet d’étude et acquérir ce fameux « regard éloigné » qui l’amènera à poser de nouvelles questions aux textes, inversement les études antiques peuvent servir à la compréhension de phénomènes qui intéressent l’anthropologie. Le développement en France des travaux d’ethnopoétique témoigne de ces échanges fructueux105. Anthropologues de terrain, musicologues et spécialistes des mondes anciens se rencontrent autour de questions de poétique et ces échanges contribuent à leur profond renouvellement. 102 En particulier la linguistique pragmatique, celle qui s’intéresse aux « actes de langage ». Voir J.L. Austin, Quand dire c’est faire, Paris, Seuil, 1970 et O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972. 103 C. Severi, J. Bonhomme (éd.), Paroles en actes, Paris, L’Herne, 2009 (Cahiers d’Anthropologie sociale, 5). 104 Sur les vertus du comparatisme, voir M. Detienne, Comparer l’incomparable. Oser expérimenter et construire, Paris, Seuil, 20092 (2000) (Points. Essais, 627). 105 Voir Calame, Dupont et alii, La Voix actée. Dans ce volume, les notions de « genre », de « contexte », de « tradition », la place du « non-verbal » dans la réalisation d’une performance notamment, sont discutées et mises en perspective.

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ANTIQUITÉ ET ANTHROPOLOGIE EN ALLEMAGNE : EDUARD MEYER ET APRÈS*

En Allemagne, les relations entre antiquité et anthropologie ont toujours été compliquées. Les difficultés tiennent d’abord à la spécificité de la tradition allemande qui fait que les recherches sur l’antiquité ont été pendant longtemps et pratiquement jusqu’au début des années 1970, presque exclusivement le fait de philologues qui avaient reçu une formation universitaire en Lettres classiques1. Elle tiennent aussi au destin qui a été en Allemagne celui de l’ethnographie, de l’ethnologie et de l’anthropologie, toutes trois liées aux vicissitudes de la politique et par ailleurs tributaires de cette conception globalisante et unificatrice du monde à laquelle renvoie le terme de « Weltanschauung ». D’où il ressort que si la mise en parallèle des évolutions respectives qu’ont connues les idées en France et en Allemagne en 140 années est un exercice toujours fécond, cet exercice est particulièrement utile et pertinent dans le cadre du travail qui nous réunit ici pour éclairer la spécificité des enjeux dont fut porteuse chacune de ces deux traditions intellectuelles européennes. * Je remercie Laurent Angliviel et Evelyne Scheid pour leur aide et Pascal Payen pour sa patience. J’ai reçu des informations de la part de Kai Brodersen (Erfurt) et de Wilfried Nippel (Berlin) et surtout de la part de Beate Wagner-Hasel (Hannover). Je les remercie tous les trois, mais le choix des arguments me revient et si j’ai mal compris certaines de leurs suggestions, la faute est entièrement mienne. 1 Même si au cours du démantellement des anciennes facultés de philosophie en Allemagne dans les années 1960 les Instituts d’histoire ancienne se sont ralliés majoritairement aux nouvelles facultés d’histoire et se sont éloignés ainsi des Instituts de philologie classique, la tradition est demeurée en vigueur et le recrutement d’enseignants en histoire ancienne sans formation principale en lettres classiques devait encore rester rare pour quelque temps dans les universités. 10.1484/J.ASH.1.102912

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1. L’Anthropologie d’Eduard Meyer À partir de 1907 Eduard Meyer entreprend la publication de la deuxième édition de son Histoire de l’Antiquité, vingt-trois ans après la parution du premier volume de la première édition datée de 1884. Il s’agit d’une réédition considérablement augmentée2, notamment en ce qui concerne les parties consacrées au ProcheOrient ancien, du fait de l’importance des nouvelles découvertes intervenues entre temps. Mais l’introduction de cette réédition est elle aussi beaucoup plus ample et constitue désormais un volume séparé qui comprend 252 pages et 147 paragraphes, beaucoup plus donc que les vingt-cinq pages et les vingt-sept paragraphes de la première édition3. Publié en 1907 et réédité en 1910 sans changements substantiels, ce volume d’introduction a pour titre, en allemand, Elemente der Anthropologie. La traduction française avait été menée à bien par Maxime David, agrégé de philosophie et psychologue, par ailleurs traducteur de William James, un des pères fondateurs de la psychologie aux Etats Unis et frère du romancier Henry James. Cette traduction française qui se limite aux premiers volumes de l’Histoire de l’Antiquité, sortit dans la Librairie Orientaliste Paul Geuthner4. De toute évidence le traducteur n’est pas toujours très à l’aise avec la terminologie utilisée par Meyer et il éprouve d’ailleurs le besoin de donner au volume un sous-titre : Introduction à l’étude des Sociétés anciennes (Evolution des groupements humains)5. De la même manière, lorsqu’au tout début du volume, David traduit les lignes suivantes : « L’anthropologie, c’est à dire la théorie des formes universelles de la vie et de l’évolution humaines (souvent aussi improprement appelée philosophie de l’histoire), a acquis, à

2 Ed. Meyer, Geschichte des Altertums, 5 vol., Stuttgart, Cotta, 1884-1902 ; la deuxième édition élargie est publiée à partir de 1907 et les volumes II et IV sont divisés en deux tomes. Il existe plusieurs rééditions de cette deuxième édition. 3 Ed. Meyer, Geschichte des Altertums, Stuttgart – Berlin, Cotta, 1907, vol. I : Einleitung. Elemente der Anthropologie. Les réimpressions plus récentes sont basées sur la troisième édition, Stuttgart, 1910. 4 Ed. Meyer, Histoire de l’antiquité, 3 vol., Paris, P. Geuthner, 1912-1926 (trad. de M. David). 5 Ibid., vol. I : Introduction à l’étude des sociétés anciennes (Evolution des groupements humains). Ce titre correspond à l’importance que Meyer donne au groupement social ; v. infra note 8.

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la suite des recherches contemporaines, une position mieux définie6 », il se sent obligé d’ajouter une note libellée en ces termes : « L’auteur n’envisage pas ici l’anthropologie au sens physique que ce terme a généralement pris chez nous ». D’une certaine manière, la difficulté à laquelle se heurte le traducteur renvoie à la question fondamentale que Meyer formule dans son introduction : comment définir ce qui distingue et ce qui sépare les sciences physiques et naturelles des sciences humaines. Lorsque Meyer mentionne la doctrine de l’évolutionnisme, c’est pour ajouter aussitôt que l’idée d’une évolution « naturelle » n’est pas applicable à l’évolution de la langue. Il adopte de ce fait une position qui est à l’opposé de celle que soutenait Max Müller, lequel est par ailleurs l’un des rares auteurs de la « recherche de notre temps » qu’il cite7. Aux yeux de Meyer en effet, l’évolution organique de l’homme et son évolution intellectuelle sont étroitement corrélées, mais cette évolution ne peut se produire qu’à l’intérieur d’un cadre qui est celui du groupement ou, mieux, de l’association (le mot allemand est Verband), dont on constate l’existence chez tous les êtres vivants et qui comme tel précède l’évolution humaine8. Il est évident que la question essentielle qui se pose à Meyer, comme elle se pose à la majorité de ceux qui étudient l’histoire et la société de l’Antiquité en Allemagne concerne l’émergence et le développement de l’État. Il n’est pas question, dans le cadre de cette étude, de passer en revue les différents aspects de cette question. On relèvera simplement, au vu des considérations sur l’évolution de l’organisation sociale de l’humanité que développe l’Anthropologie, que Meyer semble assez bien disposé à accepter l’idée d’une évolution qui

Meyer, Histoire de l’antiquité, vol. I, p. 1. L’absence de références précises à la recherche est soulignée par W. Nippel, « Prolegomena zu Eduard Meyers Anthropologie », in W.M. Calder III, A. Demandt (éd.), Eduard Meyer: Leben und Leistung eines Universalhistorikers (Tagung 10-14 November 1987, Bad Homburg), Leiden, 1990, p. 311-328. 8 Meyer, Histoire de l’antiquité, vol. I, p. 10 : « Cette forme dominante du groupement social, qui renferme dans son essence la conscience d’une unité complète, reposant sur elle-même, nous l’appelons État. Nous devons par suite considérer la société politique, en un sens non seulement conceptuel, mais encore historique, comme la forme primaire de la communauté humaine, voire même comme le groupement social correspondant au troupeau animal, et d’une origine plus ancienne que le genre humain lui-même, dont l’évolution n’est devenue possible en lui et par lui. » Cette vision semble inspirée par son maître Karl Lamprecht. 6 7

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s’opèrerait par degrés (Stufentheorie)9. C’est une théorie qu’il avait pourtant violemment refusée dans le domaine de l’histoire économique, à l’occasion de la grande discussion qui l’avait opposé aux représentants des sciences économiques in statu nascendi, et qu’on a coutume d’appeler la Bücher-Meyer-Kontroverse10. Par ailleurs sa conviction selon laquelle il existe une séparation très nette entre d’un côté les sciences physiques et naturelles et de l’autre côté l’histoire constitue une sorte de fil rouge qui se retrouve à la fois dans les développements des Éléments de l’anthropologie et dans le travail Sur la théorie et méthode de l’histoire (1902). Le point de départ de cet autre travail est une critique qui vise les théories formulées par Karl Lamprecht11. Meyer ne se réfère pas explicitement à cette discussion ni aux autres travaux des dernières décennies dans l’Anthropologie12. Néanmoins, les arguments qui sont développés dans la nouvelle introduction à l’Histoire de l’Antiquité dénotent l’émergence, chez leur auteur, d’une prise de position nouvelle par rapport à la controverse fondamentale qui opposait les épigones de Leopold von Ranke à Karl Lamprecht (Lamprecht-Streit)13. Lamprecht opposait en effet à l’historicisme de Ranke (wie es eigentlich gewesen) une vision plus dynamique de l’histoire (wie es eigentlich geworden). Il prônait notamment une vision de l’histoire fondée sur les effets de l’évolution culturelle et économique plutôt que sur l’action des grands hommes et sur la politique. La culture, l’économie, l’histoire sociale et politique sont

Meyer, Anthropologie, p. 63-70 = Meyer, Histoire, vol. I, p. 68-76. Les textes de la controverse entre Bücher et Meyer dans M.I. Finley (éd.), The Bücher-Meyer Controversy, New York, Arno Press, 1979. Voir aussi M. Mazza, « Meyer vs. Bücher. Il dibattito sull’economia antica nella storiografia tedesca tra Otto e Novecento », in Società e storia 29 (1985), p. 507-546 ; H. Schneider, « Die Bücher-Meyer Kontroverse », in Calder III, Demandt, Eduard Meyer, p. 417445 ; B. Wagner-Hasel, Die Arbeit des Gelehrten. Der Nationalökonom Karl Bücher (1847-1930), Frankfurt – New York, Campus, 2011. 11 Ed. Meyer, « Zur Theorie und Methodik der Geschichte », in id., Kleine Schriften, Halle, 19242 (1910), vol. I, p. 1-78. 12 Comme en général, voir supra note 7. 13 Sur la controverse autour des théories de Karl Lamprecht, voir G. Iggers, Deutsche Geschichtswissenschaft, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1971, p. 256-260 ; R. Chickering, Karl Lamprecht. A German Academic Life (1856-1915), Atlantic Highlands, Humanities Press, 1993 et le compte rendu de G. Iggers, « The Historian Banished: Karl Lamprecht in Imperial Germany », Central European History 27 (1994), p. 87-92 (sur l’importance fondamentale du Lamprecht-Streit). 9

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l’objet d’une évolution qui passe par plusieurs stades14, lesquels se succèdent selon un ordre immuable. Si Meyer accepte assez bien la conception ainsi élaborée par Lamprecht d’une évolution qui se déroule par paliers, ou encore l’utilisation que fait ce dernier du concept de groupement ou d’association (Verband), il s’oppose en revanche vigoureusement aussi bien dans son article de 1902 que dans l’Anthropologie, à l’existence d’un possible déterminisme, d’une loi qui agirait au sein de l’histoire et conduirait à négliger, selon lui, la part qui revient au hasard, à la libre volonté et aux idées dans la spécificité des événements. Une histoire ainsi conçue revient, conclut Meyer, à privilégier, à tort, les phénomènes de masse, les caractères généraux et les actes collectifs aux dépens de l’individuel.

2. Eduard Mayer et Max Weber La position adoptée par Meyer est parfaitement bien résumée par Max Weber dans les Études critiques à propos du sujet de la logique dans les sciences culturelles, qu’il publie en 1906 avec une première partie intitulée : Sur la discussion avec Eduard Meyer15. Weber insiste sur l’importance des réflexions formulées par Meyer. Il approuve la critique qu’il fait des idées de Lamprecht, sans s’attarder cependant sur les termes de la discussion et il ajoute que les erreurs mêmes qu’a pu commettre un homme qui se situe « parmi les plus excellents de nos historiens » constituent un enseignement précieux. Il reste qu’à l’exception de Weber, la réflexion menée par Eduard Meyer n’a guère trouvé d’écho, ni à l’époque, ni aujourd’hui, la littérature plus récente se concentrant plutôt sur la relation qu’ont entretenue Weber et Meyer16. 14 Cette idée provient du maître et Doktorvater de Lamprecht, l’historien et économiste Wilhelm Roscher, père du classiciste et expert des mythes du même nom. Roscher avait introduit la notion de « suite ascendante et descendante des échelons dans la vie des peuples » (ainsi K. Bücher, Allgemeine Deutsche Biographie, Leipzig, Duncker & Humblot, 1907, vol. LIII, p. 490) dans l’économie politique ainsi que l’idée de la régularité des phénomènes dans l’histoire. 15 M. Weber, « Kritische Studien auf dem Gebiet der kulturwissenschaftlichen Logik, vol. I : Zur Auseinandersetzung mit Eduard Meyer», in id., Gesammelte Aufsätze zur Wissenschaftslehre, Tübingen, 19887 (1922), p. 215-265. 16 A. Momigliano, « Dopo Max Weber? », Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, serie III 8/4 (1978), p. 1315-1332 (Id., Sesto contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1980, vol. I,

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Les réserves les plus importantes qui sont émises par Weber concernent les tentatives faites par Meyer pour définir les sciences sociales à travers leur seule opposition aux sciences physiques et naturelles. Il pose aussi la question de la validité des définitions données par Meyer du hasard et de la libre volonté, dans le cadre de la logique d’une théorie de la connaissance. À la place des règles que pronait Lamprecht, Weber met en évidence l’existence d’un certain nombre de traits qui caractérisent selon lui les phénomènes historiques. Des traits dont le choix même impose à l’historien de procéder à une évaluation. C’est la nécessité de cette évaluation qui constitue pour Weber le vrai problème. Il le répète, toujours à partir des observations que lui inspire le travail de Meyer, dans la seconde partie de son étude intitulée Possibilités objectives et origines adéquates dans les considérations de la causalité historique. Il ne s’agit pas de prolonger trop loin ces considérations. Je me contenterai de souligner que le point central de la critique que Weber formule à propos de Meyer concerne la question de l’évaluation (Bewertung) qui s’impose à l’historien, et plus précisément la question de la nature à la fois de ce qu’il cherche à connaître et des valeurs qui sont les siennes. La définition de ces valeurs constitue effectivement une cause fondamentale qui a largement contribué, selon Arnaldo Momigliano17, à l’interruption du dialogue, souvent intense et respectueux, qu’ont entretenu certains des antiquisants avec les chercheurs en sciences sociales avant la Grande Guerre.

3. La rupture de la Grande Guerre L’exemple d’Eduard Meyer illustre la rupture introduite par la Grande Guerre. On voit de quelle manière la guerre a interrompu l’équilibre du travail18 de cet hanséate hambourgeois qui entretenait de multiples relations anglo-saxonnes habituelles dans cette ville. Au début de sa carrière Meyer avait voyagé en Angleterre, et p. 295-312) ; « Premesse par una discussione su Eduard Meyer », Rivista Storica Italiana 93/2 (1981), p. 384-398 (Id., Settimo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Roma, Edizioni di Storia e Letteratura, 1984, p. 215-231); J. Deininger, « Eduard Meyer und Max Weber », in Calder III, Demandt, Eduard Meyer, p. 132-158. 17 Momigliano, « Dopo Max Weber », p. 302, 305. 18 K. Christ, « Eduard Meyer », in Id., Von Gibbon zu Rostovtzeff. Leben und Werk führender Althistoriker der Neuzeit, Darmstadt, 1972, p. 290.

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plus tard il a exercé la fonction de précepteur dans la famille du Consul général anglais à Istanbul Sir Philipp Francis. En 1904 il fait des conférences à Chicago et en 1909 à Harvard19. Puis de 1915 à 1917, pendant la Grande Guerre, il se met à publier des livres sur l’Angleterre, les États-Unis et l’Allemagne en guerre, qui sont autant de pamphlets politiques nationalistes20. Pour Arnaldo Momigliano, Meyer n’aurait pas perdu la tête, mais il aurait tout de même écrit des livres indignes d’un historien de son envergure21. À la lecture de ces livres, on ne peut s’empêcher de trouver malgré tout très indulgent le jugement de Momigliano. Il convient de rappeler que la Première guerre mondiale fut sur tous les plans en Allemagne un moment de rupture. Pour les sciences de l’antiquité c’est le moment du retour aux valeurs sûres et traditionnelles qui avaient été celles de la grande recherche sur l’antiquité du xixe siècle, essentiellement représentée par Wilamowitz. Comme Lamprecht auparavant, c’est maintenant Meyer qui se trouve isolé parmi les historiens. La grande philologie est de nouveau à l’ordre du jour ainsi que le Philhellénisme et, en Histoire romaine, le Staatsrecht de Mommsen22. Les questions concernant l’organisation de l’état et l’histoire politique sont plus que jamais au centre de l’intérêt des chercheurs avec une certaine prédilection pour des sujets comme les Doriens de Carl Otfried Müller, ou encore le pouvoir des grands hommes, le rôle joué par les valeurs, l’arrivée de la décadence. Dans un colloque sur Les sciences de l’antiquité en Allemagne dans les années 1920 qui se tient en 199223, les participants soulignent l’importance de la rupture provoquée par la première guerre et pointent l’émergence de quelque chose de nouveau au sein de l’Altertumswissenschaft. Mais il apparaît que le nouveau était bien souvent du vieux, parfois énoncé sur un mode un peu différent. C’est 19 Il partageait cette expérience avec Karl Lamprecht, qui avait fait des conférences aux États Unis en 1904. 20 Ed. Meyer, England. Seine staatliche und politische Entwicklung und der Krieg gegen Deutschland, Stuttgart – Berlin, Cotta, 1916 ; Id., Weltgeschichte und Weltkrieg.  Gesammelte Aufsätze, Stuttgart – Berlin, Cotta, 1916. Cf. Christ, Eduard Meyer, p. 327-333. 21 Momigliano, « Premesse », p. 229. 22 Sur l’attitude critique de Meyer face à Mommsen, Christ, Eduard Meyer, p. 320-324. 23 H. Flashar (éd.), Altertumswissenschaft in den 20er Jahren. Neue Fragen und Impulse, Stuttgart, Franz Steiner, 1995.

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le cas du classicisme mêlé d’humanisme politique de Werner Jaeger, né de l’aveu d’un échec et du désir de susciter un renouveau du collectif par opposition à l’individualisme dominant. Il y eut évidemment des exceptions. Renate Schlesier a notamment parlé à l’occasion de ce colloque des élèves de l’historien de la religion Hermann Usener :Walter F. Otto ou Karl Meuli24 par exemple. D’un autre côté le cas de Bernhard Laum illustre bien le sort qui était réservé à ceux qui souhaitaient maintenir une position d’ouverture dans les études anciennes de l’époque25. Laum avait consacré des travaux importants à différents domaines de la littérature et de l’histoire de l’Antiquité26, mais son opus magnum est le livre qu’il avait rédigé sur l’origine sacrale de la monnaie (1924)27, inspiré par l’enseignement de ses maîtres en sciences économiques à l’Université de Strasbourg, tels que Knapp et Schmoller28. Mais dans les cercles académiques des sciences de l’antiquité, ce mélange de théorie économique et d’histoire des religions rencontra une forte résistance, d’autant plus que Laum se déclarait partisan de l’idée d’une évolution progressive de l’économie (Stufentheorie). Bernhard Laum dut bientôt se rabattre sur l’enseignement de l’économie et finit sa carrière comme professeur d’économie politique à Marburg. L’Altertumswissenschaft était devenue une discipline à part et le dialogue avec les sciences sociales, à peine commencé, était désormais et pour longtemps brisé.

24 R. Schlesier, « Arbeiter in Useners Weinberg. Anthropologie und antike Religionsgeschichte in Deutschland nach dem Ersten Weltkrieg », in Flashar, Altertumswissenschaft, p. 329-380. 25 Sur Laum voir A. Wittenburg, « Bernhard Laum und der sakrale Ursprung des Geldes », in Flashar, Altertumswissenschaft, p. 259-274 ; Id, « Bernard Laum economista », in N. Parise (éd.), Bernhard Laum. Origine della moneta e teoria del sacrificio, Roma, 1997, p. 7-15. 26 Deux œuvres remarquables de Laum : son édition commentée des inscriptions concernant les fondations dans l’Antiquité, B. Laum, Stiftungen in der griechischen und römischen Antike, 2 vol., Leipzig, Teubner, 1914 et son travail sur les accents dans les textes grecs : B. Laum, Alexandrinisches und byzantinisches Akzentuationssystem, Paderborn, Schöningh, 1928. 27 B. Laum, Heiliges Geld. Eine historische Untersuchung über den sakralen Ursprung des Geldes, Tübingen, Mohr Siebeck, 1924. 28 L’Université de Strasbourg (allemande) était dans les années avant 1919 le lieu où enseignaient nombre des représentants de l’école historique de l’économie.

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4. L’avènement de l’ethnologie et de l’anthropologie allemandes Il reste que la rencontre manquée des sciences de l’antiquité avec l’ethnologie et l’anthropologie est aussi une conséquence de l’évolution propre que ces deux disciplines avaient connue en Allemagne. Après 1870, en effet, l’Empire allemand avait cherché sous l’impulsion des milieux marchands à s’affirmer et à égaler ses concurrents, l’Angleterre et la France, dans la constitution d’un empire colonial. L’un des signes visibles de ces activités qui s’accompagnaient d’envois d’expéditions scientifiques est l’établissement de musées ethnologiques (Museum für Völkerkunde) dans un grand nombre des villes allemandes29. Le Musée ethnologique de ma ville natale de Hamburg par exemple, fondé en 1879, s’enrichit rapidement des donations faites par les voyageurs et des objets ramenés par les expéditions que finançaient les grands négociants de cette ville commerçante30. Le programme de la Hamburger Südsee-Expedition de 1908-1910 prévoyait ainsi la coopération des experts en sciences naturelles, en ethnographie et en langues exotiques, qui devaient établir des grammaires et des lexiques conçus selon le modèle des études sur les langues indo-européennes31. La comparaison avec la progression que connurent parallèlement l’ethnologie et l’anthropologie en France et en Allemagne et, évidemment en Angleterre ou dans autres pays encore, montrerait le rôle décisif qu’a eu la colonisation dans l’élaboration de ces disciplines. Mais en Allemagne il n’y avait pas eu de colonie avant 1870 et l’enthousiasme populaire et national était très fort32. En conséquence de quoi les années qui séparent la mise en place du Reich et la première guerre virent la fondation d’une douzaine de musées ethnographiques, ainsi que celle de la Deutsche Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte (1870). Le 29 H. Voges, « Das Völkerkundemuseum », in E. François, H. Schulze (éd.), Deutsche Erinnerungsorte, München, 2001, vol. I, p. 305-321. 30 Les commerçants ont été à l’origine du colonialisme allemand qui n’a pas été à ses débuts particulièrement favorisé par Bismarck. 31 Voges, Völkerkundemuseum, p. 311-314. 32 Sur les différents aspects de la transition de l’organisation muséographique de ces établissements entre collections d’études et collections pour le grand public récemment, A.-S. Rolland, « Art ou ethnologie ? Questions de présentation dans les Museen für Völkerkunde en Allemagne après 1900 », in Histoire de l’art et anthropologie, Paris, 2009, http://actesbranly.revue.org/155.

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père fondateur de cette Société, Rudolf Virchow, illustre au travers de sa personnalité les différentes facettes de l’anthropologie. On connait son intérêt pour la préhistoire et l’archéologie et ses liens avec Heinrich Schliemann, mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Virchow était aussi très lié à celui qui fut le cofondateur de la Société et le premier directeur du Musée ethnographique de Berlin, Adolf Bastian, juriste, médecin et grand voyageur. Bastian a publié de très nombreux travaux ethnographiques et ethnologiques, notamment dans la revue Zeitschrift für Ethnologie qu’il avait fondée en 1869, et il s’est également intéressé à la question de l’évolution générale de l’humanité comme en témoignent les trois volumes parus sous le titre Der Mensch in der Geschichte (1860)33 ou sa dernière publication sur Die Lehre vom Denken (1902-1905)34. Ce personnage fondateur se trouve au croisement de l’ethnologie et des différents aspects de l’anthropologie y compris les problèmes de religion, de philosophie et de Weltanschauung. Virchow de son côté, qui fut l’un des médecins les plus importants de son temps, commença à s’intéresser à l’anthropologie physique. Il dirigeait en 1872 la commission de la Société consacrée à l’étude des formes du crâne, qui marqua les débuts en Allemagne de la craniométrie et de l’anthropométrie. Cette discipline ainsi que son prolongement vers une théorie de la classification des races devait s’imposer progressivement, au début de manière souvent assez innocente, dans l’organisation de la recherche et de l’enseignement. Johannes Ranke (le neveu de Leopold), un médecin, fut ainsi le premier professeur nommé sur une chaire d’Anthropologie en Allemagne à l’université de Munich en 1886. Ces quelques détails et observations suffisent à faire comprendre le climat qui régnait en Allemagne à l’époque où Eduard Meyer écrivait ses Éléments de l’anthropologie. À l’époque des fondateurs, lorsque l’Allemagne s’efforçait de rattraper en quelques décennies les autres nations, il y eut du côté des sciences de l’antiquité mais aussi du côté des sciences humaines et de la nature en général, de l’ethnographie, de l’ethnologie et de l’anthropologie en particulier un panorama très riche et varié, propice aux échanges et aux discussions. 33 34

A. Bastian, Der Mensch in der Geschichte, 3 vol., Leipzig, Wigand, 1860. A. Bastian, Die Lehre vom Denken, 3 vol., Berlin, Dümmler, 1902-1905.

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5. L’entre-deux-guerres La situation se modifie dramatiquement avec la fin de la Première guerre mondiale. La plupart des professeurs qui appartiennent à la discipline conservatrice des sciences de l’antiquité voient la défaite comme un échec. Ils sont à la recherche d’une nouvelle place dans la société allemande et s’enferment dans leurs spécialités et leurs traditions prestigieuses. La situation n’est guère plus favorable du côté de l’ethnologie et de l’anthropologie. L’Allemagne ne possède plus de colonie. Cette situation s’accompagne d’un renforcement d’une discipline, celle de l’anthropologie physique, et d’une théorie, celle des races. Les musées ethnographiques, ces grands bâtiments de l’ère wilhelmienne, prirent progressivement un aspect abandonné. La visite de ces musées, au vu de l’état lamentable dans lequel ils se trouvaient, n’avait guère de chances de permettre aux visiteurs de se convaincre de leur propre supériorité. Sur le plan de la recherche on assiste à la fondation du KaiserWilhelm-Institut für Anthropologie, menschliche Erblehre und Eugenik en 1926, qui eut dès le début des difficultés à se défendre contre l’influence croissante des fanatiques. Le dialogue entre sciences de l’antiquité et ethnologie et anthropologie, qui n’avait guère commencé, devenait de plus en plus improbable. L’émigration hors d’Allemagne n’a d’ailleurs pas attendu les années 1920-1930. Si l’on considère l’exemple de Franz Boas, on voit qu’il a estimé dès 1887 que les États Unis offraient un environnement beaucoup plus favorable à son travail de géographe et d’ethnologue. La place très importante et controversée conquise par Leo Frobenius est tout à fait symptomatique de la situation qui est celle de l’après Première guerre. Frobenius, un autodidacte qui n’avait aucune formation universitaire ni en sciences de la nature ni en sciences humaines et n’avait même pas fini ses études au lycée, est un personnage à la fois fascinant et ambigu qui s’est souvent heurté à la résistance du monde académique. L’importance qu’a eue cet explorateur35 et ethnographe est indiscutable, comme le rôle qu’il a joué dans la conservation du patrimoine oral des mythes et légendes de l’Afrique36 ainsi que dans l’émergence de la conception africaine de la négritude. Léopold Sedar Senghor 35 36

Entre 1904 et 1935 Frobenius a entrepris douze expéditions en Afrique. Son œuvre monumentale est sa collection de la tradition orale africaine dans

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et Aimée Césaire ont lu et apprécié les travaux de Leo Frobenius et ont accueilli un certain nombre de ses idées37, notamment sa conception de paideuma comme expression libre de l’esprit38. Ses idées concernant la morphologie de la culture et l’âme culturelle ne sont pas toujours très claires et suscitent encore aujourd’hui des réactions très mitigées. Alors que certains biographes insistent sur l’importance et l’influence de la pensée de Frobenius39, d’autres décèlent dans ses oeuvres, en dépit de leurs mérites, des traces de racisme et soulignent l’attitude douteuse qui fut la sienne envers le Nazisme ainsi que la vanité insupportable de l’homme40, qui réussit à se mettre toujours en avant sur la scène de l’ethnologie allemande. La question des rapports que Frobenius entretint avec d’autres courants de la pensée en Allemagne, par exemple avec Oswald Spengler, a été abordée41, mais mériterait d’être approfondie42. Parmi les représentants des sciences de l’antiquité,Walter F. Otto et Karl Kerenyi, furent ceux qui soutinrent le transfert de l’institut de Frobenius de Munich à Francfort. Il a également existé des relations amicales entre Frobenius et l’helléniste Karl Reinhardt43. Mais il est évident que la personne même de Leo Frobenius restait impossible à accepter pour la majorité des classi-

L. Frobenius (éd.), Atlantis. Volksmärchen und Volksdichtungen Afrikas, 12 vol., Jena, 1921-1928 (Veröffentlichungen des Instituts für Kulturmorphologie). 37 H.-J. Heinrichs, « Senghor / Frobenius : une parenté sprituelle », in E.J. Maunick (éd.), Présence Senghor : 90 écrits en hommage aux 90 ans du poète-président, Paris, 1997, p. 184-186. 38 H.-J. Heinrichs, Die fremde Welt, das bin ich. Leo Frobenius: Ethnologe, Forschungsreisender, Abenteurer, Wuppertal, Hammer, 1998, p. 102. 39 Notamment Heinrichs, Die fremde Welt, passim. 40 J. Jahn, Leo Frobenius: The Demonic Child, Austin, University of Texas at Austin, 1972 (Occasional Publication of the African and Afro-American Research Center) (= « Nochmals Frobenius: ein Geist über den Erdteilen », Internationales Afrika-Forum 9 [1973], p. 524-536) ; S. Ehl, « Ein Afrikaner erobert die Mainmetropole. Leo Frobenius in Frankfurt (1924-1938) », in T. Hauschild (éd.), Lebenslust und Fremdenfurcht. Ethnologie im Dritten Reich, Frankfurt, 1995, p. 121-140. Voir aussi S. Marchand, « Leo Frobenius and the Revolt against the West », Journal of Contemporary History 32 (1997), p. 153-170. 41 Heinrichs, Die Fremde Welt, p. 85. 42 Je pense surtout à des rapports éventuels avec le cercle autour de Stefan George ou l’anthroposophie de Rudolf Steiner. 43 Sur les rapports intellectuels avec Walter F. Otto et surtout Karl Kerenyi, Heinrichs, Die fremde Welt, p. 100 ; en ce qui concerne Karl Reinhardt il faudrait approfondir la question.

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cistes des universités allemandes, et ses idées avaient peu de chance d’être prises en considération.

6. Le National-socialisme Avec l’arrivée du National-socialisme en 1933 la situation s’aggrave considérablement. L’émigration de l’Institut für Sozialforschung de Francfort à New York (1935), ou celle de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg de Hambourg à Londres (1933), a restreint encore un peu plus les chances d’une éventuelle ouverture ainsi que la collaboration entre disciplines au sein de la recherche en sciences humaines et sociales en Allemagne. La mainmise sur le Kaiser-Wilhelm-Institut für Anthropologie, menschliche Erblehre und Eugenik de la part du régime national-socialiste fut immédiate et totale44, à la différence d’ailleurs de ce que l’on peut observer dans la plupart des autres disciplines de la recherche et dans les universités45. Dans ces années noires toutes les tendances négatives apparues dans l’entredeux-guerres se sont renforcées, et l’époque a écrit le triste chapitre du mariage entre l’antiquité et l’anthropologie, vouées l’une et l’autre à servir le racisme le plus extrême à travers les travaux de certains représentants de la recherche en histoire ancienne. C’est une histoire désormais assez bien connue46. Il suffit d’évoquer les Spartiates aryens et nordiques de Helmut Berve47 ou les affirmations de Fritz Schachermeyr qui prétendait que le ventripotent

44 U. Hossfeld, Geschichte der biologischen Anthropologie in Deutschland. Von den Anfängen bis in die Nachkriegszeit, Stuttgart, Franz Steiner, 2005, p. 213-215. À cela correspond le fait que « les toutes premières lois après la prise de pouvoir 1933 furent des lois portant sur l’hygiène de la race » : D. Byer, « Zum Problem eindeutiger Klassifikation. Diskursanalytische Perspektiven der Forschungen über Völkerkunde und Nationalsozialismus », in T. Hauschild (éd.), Lebenslust und Fremdenfurcht, p. 74. 45 Il suffit de lire les archives de l’Amt Rosenberg pour comprendre la confusion de compétences dans la bureaucratie de l’état et du parti dans ce domaine. 46 L’œuvre pionnière reste toujours le livre courageux de V. Losemann, Nationalsozialismus und Antike. Studien zur Entwicklung des Fachs Alte Geschichte 1933-1945, Hamburg, Hoffmann & Campe, 1977 (originairement une thèse dirigée par Karl Christ). Plus récemment B. Näf (éd.), Antike und Altertumswissenschaft in der Zeit von Faschicmus und Natinalsozialismus, Mandelbochtal, Cicero, 2001 ; J. Chapoutot, Le National-socialisme et l’Antiquité, Paris, PUF, 2008. 47 H. Berve, Sparta, Leipzig, Bibliographisches Institut, 1937, p. 15 sq. (Id., Gestaltende Kräfte der Antike, München, 19662, p. 63).

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Pittacos de Mytilène révélait des traits « non nordiques 48 », ou bien encore le livre collectif sur Rome et Carthage paru en 1943 et édité par Joseph Vogt49, dans lequel la défaite des Carthaginois sémites reçoit dans certains chapitres une explication raciale. Il est évident que cette collaboration a alourdi l’héritage, déjà bien chargé, des deux disciplines. Plusieurs raisons qui diffèrent selon les personnes, ont alors poussé un certain nombre d’antiquisants à trouver refuge dans un positivisme « neutre » ou des valeurs sûres, par exemple dans le christianisme en ce qui concerne Joseph Vogt. Rares sont les travaux dans lesquels des considérations ethnologiques ou anthropologiques sont judicieusement introduites dans l’argumentation. Je me contenterai de mentionner l’étude peu connue de Willibald Staudacher sur le mythe de la séparation du ciel et de la terre chez Hésiode, dans laquelle l’auteur essaye de situer en Afrique l’origine de ce mythe mondialement répandu50. Si on compare les situations que connaissaient l’Allemagne et la France à la fin de la Seconde guerre mondiale, on constate que la recherche française a elle aussi payé un lourd tribut au génocide. Il reste que des personnages comme Ignace Meyerson avaient survécu, et qu’ils étaient en mesure de rassembler les sciences humaines dans le Laboratoire de psychologie pour développer ce qui se préparait en France depuis les décennies précédentes : une approche anthropologique de la Grèce ancienne.

7. Les lendemains de la Seconde guerre mondiale En Allemagne les expériences de la première moitié du siècle avaient ainsi conduit au triomphe du conservatisme dans les sciences de l’antiquité et suscité une certaine réticence à s’exposer. On avait certainement les moyens de savoir qu’ailleurs on pratiquait une histoire ancienne qui était quelque peu différente, mais pendant 48 F. Schachermeyr, s.v. « Pittakos », RE, XX/2, 1950, col. 1863, : « In seiner köperlichen Erscheinung zeigte P. anscheinend unnordische Züge, denn er wird von Alkaios als Dickbauch verhöhnt. [...] Jedenfalls war er seinem Blute nach ein ostisch-eigekreuzter Mischling. » 49 J. Vogt (éd.), Rom und Karthago. Römisches Reich, Altertum, Rassenfrage, Leipzig, Koehler & Amelang, 1943. 50 W. Staudacher, Die Trennung von Himmel und Erde. Ein vorgriechischer Schöpfungsmythos bei Hesiod und den Orphikern,Thèse de doctorat,Tübingen, 1942 (rééd. : Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968).

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longtemps les suggestions venues de l’extérieur ne reçurent aucun accueil. Un premier exemple négatif est fourni par Marcel Mauss et son Essai sur le don. La traduction de l’Essai est assez tardive – la première édition sortit en 196851. Le Monde d’Ulysse de Moses Finley avait été lui aussi traduit et publié en 196852 et pouvait conduire le lecteur jusqu’à Mauss, notamment après la lecture rétrospective opérée par Finley en 1974, et publiée en allemand dans l’édition de poche de 1979. Or aucun des grands experts de la recherche sur Homère en Allemagne ne semble avoir jamais lu Mauss. Les actes d’un colloque consacré à deux cents ans de recherches homériques, édité en 1991 par Joachim Latacz53, professeur à l’Université de Bâle et élève de Uvo Hölscher, ne contient aucune référence à l’Essai sur le don. Il semble qu’aujourd’hui cette situation évolue progressivement54. Un autre exemple. En 1978 sortait le livre de Sally Humphreys : Anthropology and the Greeks55, traduit en italien dès 1980 avec une préface d’Arnaldo Momigliano56. Un certain nombre de comptes rendus furent publiés en Angleterre, aux États-Unis et en Italie. En Allemagne la revue bibliographique spécialisée de l’antiquité, Gnomon, n’en donna aucun. Le seul compte rendu écrit par un historien allemand que j’ai pu trouver est celui de Wilfried Nippel dans la Historische Zeitschrift de 198157. Il écrit : 51 M. Mauss, Die Gabe. Form und Funktion des Austauschs in archaischen Gesellschaften, Frankfurt, Suhrkamp, 1968. Sur Mauss et ses précurseurs allemands B. Wagner-Hasel, Der Stoff der Gaben. Kultur und Politik des Schenkens und Tauschens im archaischen Griechenland, Frankfurt – New York, Campus, 2000, p. 39-41. 52 M.I. Finley, Die Welt des Odysseus, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1968 (trad. allem. de A.-E. Berve-Glauning à partir de l’éd. orig. : The World of Odysseus, London, Chatto and Windus, 1956. Dernière édition allemande : Frankfurt – New York, Campus, 2005 avec une postface de B. Wagner-Hasel, p. 201-211). 53 J. Latacz, Zweihundert Jahre Homer-Forschung. Rückblick und Ausblick, Stuttgart – Leipzig, Teubner, 1991. Dans le chapitre : Zur homerischen Staats – und Gesellschaftsordnung de Fritz Gschnitzer il y a un passage (p. 186 sq.) assez critique consacré au livre de Finley, mais aucune référence à Mauss. 54 Voir e.g. Ch. Ulf, Die homerische Gesellschaft. Materialien zur analytischen Beschreibung und historischen Lokalisierung, München, Beck, 1990 (Vestigia, 43) ; Wagner-Hasel, Der Stoff der Gaben. 55 S.C. Humphreys, Anthropology and the Greeks, London, Routledge & Kegan, 1978. 56 S.C. Humphreys, Saggi antropologici sulla Grecia antica, Bologna, Patron, 1979. 57 W. Nippel, « Rezension zu S.C. Humphreys, Anthropology and the Greeks », Historische Zeitschrift 232 (1981), p. 390-393.

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« En dépit de la présence d’une certain nombre d’idées suggestives et de problématiques, on reste sceptique, et pas seulement parce que il y a ici et là une tendance à des discussions sur l’histoire de la recherche et la théorie devenues autonomes » et il continue plus loin : « On se demande si une approche méthodologique exclusivement basée sur l’ethnosociologie suffit à expliquer les caractéristiques essentielles de la société grecque. » Il affiche donc son scepticisme, et l’allusion qui est faite aux « caractéristiques essentielles de la société grecque » laisse deviner quelle est la référence méthodologique principale de ce chercheur. C’est l’enseignement de Max Weber. Nippel précise d’ailleurs sa position dans un livre consacré à l’utilité que peut avoir l’anthropologie sociale pour l’historien de l’antiquité�58. Il affirme en conclusion, à propos de l’histoire économique de la Grèce, qu’il ne s’agit pas de dessiner une image, la plus primitiviste possible de l’économie antique, mais de garder une distance qui permette de percevoir plus nettement les spécificités de la cité grecque classique. Ceci vaut en général aujourd’hui pour toutes les usages qui sont faites des catégories anthropologiques dans l’histoire ancienne59.

Un autre compte-rendu du livre de Sally Humphreys, beaucoup plus enthousiaste celui-là, fut publié dans la revue Hephaistos sous la plume de l’archéologue Burkhard Fehr60. Fehr soulignait en conclusion qu’à son avis ce n’était pas Sally Humphreys qui occupait une position marginale (Außenseiterposition), mais que c’étaient les archéologues, historiens et philologues conventionnels de l’antiquité « classique » qui se marginalisaient en refusant majoritairement une discussion devenue pourtant habituelle dans d’autres disciplines. Mon troisième et dernier exemple sera la réception qui fut réservée en Allemagne aux œuvres de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet. Vers la fin des années 1970 on note les signes d’un renouveau d’intérêt mutuel chez les historiens de l’antiquité en Allemagne et en France. Un certain nombre d’ouvrages de 58 W. Nippel, Griechen, Barbaren und “Wilde”. Alte Geschichte und Sozialanthropologie, Frankfurt, Fisher, 1990. 59 W. Nippel, Griechen, Barbaren und “Wilde”, p. 151. 60 B. Fehr, «Rezension zu S.C. Humphreys, Anthropology and the Greeks», Hephaistos 1 (1979), p. 161-164.

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ces deux auteurs furent effectivement traduits en allemand dans les années 1980 et 199061. Ce mouvement a peut-être été initié par l’appel lancé en 1975 par un homme, Bruno Snell, dont on connaît l’ouverture d’esprit, dans un compte-rendu qu’il avait fait de Mythe et société en Grèce ancienne pour la revue Gnomon. Bruno Snell faisait remarquer qu’il convenait de réfléchir d’avantage à ce que ce livre proposait62. Le livre fut traduit en 198763. En mai 1998, la directrice de l’Institut Français de Tübingen organisa une rencontre avec Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, au cours de laquelle les membres du Centre Louis Gernet présentèrent l’un après l’autre leurs points de vue sur le travail de Vernant et discutèrent avec lui. C’est une rencontre dont les représentants des sciences de l’antiquité étaient largement absents. On pouvait faire la même observation en février 2007, lors du colloque organisé par le Centre Marc Bloch à Berlin pour rendre hommages à la personne et à l’œuvre de Pierre Vidal-Naquet. La conclusion qui s’impose est que, dans la recherche sur l’antiquité en Allemagne, une approche qui s’inspire d’une autre tradition, qui épouse les questionnements et les méthodes de l’ethnologie et de l’anthropologie peine toujours à trouver sa place. Il reste cependant que dans le monde très interconnecté de l’université et de la recherche, on trouve un nombre croissant d’exceptions64 et la discipline n’échappe pas à une lente évolution vers cette approche, due notamment à l’engagement de certains chercheurs et à la pression qu’exercent les autres domaines de l’histoire et des sciences humaines. Effectivement, ce sont surtout les historiens des époques moderne et contemporaine qui ont lancé à partir de la fin des années 1970 un débat sur la théorie de l’histoire65, sur le rôle de l’histoire sociale 61 Une liste chez P. Schmitt Pantel, A. Wittenburg, «Historische Anthropologie und Alte Geschichte in Frankreich. Zum Tode von Jean-Pierre Vernant und Pierre Vidal-Naquet», Historische Anthropologie 15 (2007), p. 392 sq. 62 B. Snell, « Rezension zu J.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne », Gnomon 47 (1975), p. 699-701. 63 J.-P. Vernant, Mythos und Gesellschaft im alten Griechenland, Frankfurt, Suhrkamp, 1987. 64 En ce qui concerne les travaux de Vernant on pourrait mentionner le travail de la spécialiste de l’histoire des réligions K. Waldner, Mythos und Ritual der griechischen Polis, Berlin – New York, De Gruyter, 2000. 65 R. Koselleck, W.J. Mommsen, J. Rüsen (éd.), Theorie der Geschichte, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1977, vol. I : Objektivität und Parteilichkeit ; K.G. Faber, C. Meier (éd.), Theorie der Geschichte, München, Deutscher Taschenbuch

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et culturelle, sur celui de la micro-histoire et de l’anthropologie historique66. Ce débat très riche, auquel a participé un nombre relativement limité d’historiens de l’antiquité�67, trouve en partie ses racines dans les grandes controverses de la fin du xixe siècle comme le Lamprecht-Streit, et le résultat a été entre autres « l’institutionnalisation d’une anthropologie historique en Allemagne68 ». La fondation par l’historien moderniste Richard van Dülmen de la revue Historische Anthropologie en 1993 a constitué un pas important dans la discussion sur les théories et les méthodes de l’histoire. Deux ans auparavant, la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) avait fait de l’anthropologie historique un axe essentiel de son activité de soutien aux sciences humaines pour les années à venir. La prise de position qui avait été demandée par la DFG au professeur de littérature influent Ernst Robert Jauß mérite d’être citée : Le nouvel intérêt pour une Anthropologie historique s’oriente vers l’historicisation d’une discipline a priori ahistorique comme l’ethnologie descriptive et vers la mise en évidence, inversement, de la dimension anthropologique du langage, de l’histoire et de l’esthétique. L’intérêt d’une telle recherche conduit à dépasser le système du savoir traditionnel et institutionnel, toujours et encore européano-centriste : elle nécessite une herméneutique de communication interculturelle (une « herméneutique de l’autre ») et impose de faire sortir une recherche régionale spécifique (comme la recherche sur l’Afrique ou l’Amérique du Sud, etc.) de son isolement et de tirer profit de ses résultats pour formuler une théorie générale. Le champ de l’anthropologie historique Verlag, 1978, vol. II : Historische Prozesse ; J. Kocka, T. Nipperdey (éd.), Theorie der Geschichte, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1979, vol. III : Theorie und Erzählung in der Geschichte ; R. Koselleck, W.J. Mommsen, J. Rüsen (éd.), Theorie der Geschichte, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1982, vol. IV : Formen der Geschichtsschreibung ; C. Meier, J. Rüsen (éd.), Theorie der Geschichte, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1988, vol. V : Historische Methode ; K. Acham,W. Schulze (éd.), Theorie der Geschichte, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1990, vol. VI : Teil und Ganzes. 66 Un essai de résumé de ces débats hétérogènes et leurs racines chez J. Hook, W. Kaiser, « Pour une épistémologie de la controverse historiographique. À propos des débats d’outre-Rhin », Revue de Synthèse 130/4 (2009), p. 679-695. 67 Il s’agissait notamment d’historiens qui n’avaient pas reçu la formation traditionnelle en philologie classique et étaient pour cette raison regardés par une partie de la corporation avec une certaine méfiance. 68 Hook-Kaiser, Controverse historiographique, p. 689.

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nouvellement définie s’étend des premiers débuts d’une archéologie des formes et genres de la communication orale et devenue écrite jusqu’au problème tout à fait irrésolu de la transformation des habitudes culturelles entrainée par le triomphe des technologies médiatiques69.

L’évolution de la discussion a certainement laissé ses traces dans les sciences de l’Antiquité en Allemagne, dans l’archéologie d’abord et l’histoire grecque et romaine ensuite. A l’initiative de Jochen Martin, professeur d’Histoire ancienne puis, à partir de 1994, d’Histoire ancienne et Anthropologie historique70, l’Université de Freiburg a institué au début des années 1980 une maîtrise (Magisterstudium) en anthropologie historique qui a survécu à de nombreuses réformes universitaires71. Dans le cadre de cet enseignement sont nés nombre de travaux qui intègrent le regard de l’ethnologie et anthropologie72. Les successeurs de Jochen Martin se sont engagés à leur tour sur cette voie qui est depuis vingt ans un élément principal de l’enseignement et de la recherche en histoire ancienne 69 H.R. Jauss, Denkschrift «Geisteswissenschaften heute», Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, cité par R. van Dülmen, Historische Anthropologie: Entwicklung, Probleme, Aufgaben, Köln, Böhlau, 2000. Le texte allemand : « Das neue Interesse an einer historischen Anthropologie ist darauf gerichtet, die Befunde einer ahistorisch begründeten Disziplin wie der deskriptiven Ethnologie zu vergeschichtlichen, wie umgekehrt die anthropologische Dimension von Sprache, Historie und Ästhetik zu erschließen. Das Interesse solcher Forschung führt über das traditionelle und auch institutionelle noch eurozentrische Wissenssystem hinaus, benötigt eine Hermeneutik interkultureller Kommunikation («Hermeneutik der Fremdheit») und erfordert, regionalistische Schwerpunktforschung (wie Afrikanistik, Südamerikanistik u.a.m.) aus ihrer Isolation zurückzuholen, um ihre Befunde für eine allgemeine Theoriebildung fruchtbar zu machen. Die sich neu formierende historische Anthropologie erstreckt sich von den Ansätzen zu einer Archäologie der Formen und Gattungen mündlicher und verschriftlichter Kommunikation bis zu dem noch ganz offenen Problem der Veränderung von Kulturgewohnheiten, die der Siegeszug der Medientechnologien nach sich zieht. » 70 Un choix de ses travaux dans J. Martin, Bedingungen menschlichen Handelns in der Antike. Gesammelte Beiträge zur historischen Anthropologie, Stuttgart, Franz Steiner, 2009. 71 La brochure éditée par la scolarité de l’Université de Freiburg résume la discussion actuelle sur le sujet de l’anthropologie historique. 72 D. Barghop, Forum der Angst. Eine historisch-anthropologische Studie zu Verhaltensmustern von Senatoren im Römischen Kaiserreich, Frankfurt – New York, Campus, 1994 ; E. Meyer-Zwiffelhoffer, Im Zeichen des Phallus. Die Ordnung des Geschlechtslebens im antiken Rom, Frankfurt – New York, Campus, 1995 ; A.-C. Harders, Suavissima Soror. Untersuchungen zu den Bruder-Schwester-Beziehungen in der römischen Republik, München, Beck, 2008 (Vestigia, 60).

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à Freiburg73. Aussi l’anthropologie des pratiques politiques d’Egon Flaig, fortement inspirée par la recherche historique, anthropologique et sociologique en France, a été acueilli à Freiburg74. Si les universités et la recherche se montrent donc beaucoup plus ouvertes à l’égard de la comparaison ethnologique et des questions de l’anthropologie, cette ouverture reste pourtant liée à l’initiative des chercheurs individuels. Il semble d’ailleurs que aujourd’hui dans les projets de recherche en histoire ancienne présentés à la Deutsche Forschungsgemeinschaft l’anthropologie historique n’apparaît pas fortement représentée. En revanche, progressivement on trouve des articles, qui propose des aspects de l’anthropologie historique, dans les revues traditionnelles de l’histoire ancienne comme Historia75. Et la revue Historische Anthropologie comporte régulièrement des articles sur l’antiquité grâce à l’initiative de la directrice responsable de ce domaine.

73 A. Winterling (à Freiburg, de 2002 à 2007) a édité et diffusé une collection d’articles qui abordent de multiples aspects du sujet : A. Winterling (éd.), Historische Anthropologie, Stuttgart, Franz Steiner, 2006 ; Sitta von Reden (depuis 2010) travaille de son côté sur l’histoire économique : S. von Reden, Exchange in Ancient Greece, London, Duckworth, 1995. Dans son étude elle applique des théories économiques de Karl Polanyi, comme aussi une autre enseignante à Freiburg : A. Möller, Naukratis. Trade in Archaic Greece, Oxford, Oxford U.P., 2001. En ce qui concerne Sitta von Reden et Astrid Möller il faut noter que les deux chercheuses ont fait une partie de leurs études en Angleterre et ont publié en Anglais. 74 Voir par exemple E. Flaig, Ritualisierte Politik. Zeichen, Gesten und Herrschaft im Alten Rom, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003. Egon Flaig a passé quelques années d’études à Paris et c’est lui ainsi que Beate Wagner-Hasel et Katharina Waldner qui sont en contact régulier avec la recherche française. Il faut déplorer dans ce contexte l’accroissement regrettable de la fracture linguistique qui sépare toujours davantage l’Allemagne et la France. 75 Voir par exemple J.B. Meister, «Pisos Augenbrauen. Zur Lesbarkeit aristokratischer Körper in der späten römischen Republik», Historia 58 (2009), p. 71-95.

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Bibliographie

La bibliographie classée que l’on a réunie ci-dessous rassemble la plupart des références présentes dans les douze contributions du volume. Elle ne vise pas l’exhaustivité, mais se présente comme un instantané, pour un moment donné, des rapports entre Antiquité et anthropologie tels que les ont envisagés les auteurs. C’est pourquoi elle rassemble des études dont l’objet est l’Antiquité même, ainsi que des travaux anthropologiques et des classiques de cette discipline dont les spécialistes des mondes anciens ont besoin et font usage pour leurs propres recherches. Ainsi prend sens, sous plusieurs modalités, « la traversée des frontières » que la présente collection veut encourager et illustrer.

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synthèses Abstracts

Vincent Azoulay

Du paradigme du don à une anthropologie pragmatique de la valeur

Synthèse en français Que signifie encore aujourd’hui « faire de l’anthropologie historique de l’Antiquité » ? Et surtout de quelle anthropologie parle-t-on alors ? Les historiens n’auraient-ils pas tendance à importer des démarches ou des concepts issus de l’anthropologie lévi-straussienne, voire maussienne, alors même que la plupart des anthropologues les ont depuis longtemps abandonnés ? La notion de « don » permet d’aborder de front ces questions, dans la mesure où elle a été particulièrement sollicitée par les historiens, malgré la critique dévastatrice menée en parallèle par les anthropologues eux-mêmes. Formulé il y a près d’un siècle, en 1922-1923, par Marcel Mauss, le paradigme du don a été soumis à un feu roulant d’attaques. Non seulement les anthropologues contemporains ont relativisé sa portée explicative, mais ils ont discuté son bien-fondé, blâmant en particulier son ethnocentrisme. Pour autant, le modèle conserve une certaine pertinence pour analyser le monde hellénique, tout simplement parce que les Grecs furent les premiers à théoriser l’importance de la réciprocité et son rôle dans la construction du lien social. Mieux encore, c’est sans doute la pensée grecque de l’échange – et le droit médiéval germanique – qui façonna, en arrière-plan, la notion forgée par Marcel Mauss. Encore faut-il, pour que son usage puisse être fructueux, que le paradigme du don soit ajusté et redimensionné. Il convient ainsi de prendre en compte tout ce qui demeure hors de son champ et, en particulier cerner la part respective des biens échangeables et des choses inaliénables. De même, il convient de distinguer entre les dons proprement dits et tout ce qui s’échange par d’autres biais, comme le commerce, le troc ou la prédation. Enfin, il importe de saisir les interactions entre ces différents circuits d’échange, puisque certains objets peuvent successivement être troqués, vendus, offerts dans le cadre 10.1484/J.ASH.1.102914

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d’un échange de dons, avant d’être définitivement immobilisés, sous la forme d’offrande ou de bien patrimonial. À cette contextualisation externe – qui évalue le don au regard de tout ce qui ne s’y réduit pas –, doit s’ajouter une contextualisation interne. On ne saurait en effet se contenter de repérer le ballet réglé de la réciprocité qui, en lui-même, n’explique pas grand-chose. Encore faut-il être attentif à la pragmatique de l’échange, qui implique de prendre en compte le statut des partenaires impliqués dans le don – humains ou divins, de statuts comparables ou, au contraire, séparés par un fossé infranchissable –, ainsi que la nature des objets échangés et, en particulier, leurs significations symboliques spécifiques. Enfin, la réflexion doit absolument intégrer le temps comme dimension essentielle de l’analyse, puisque c’est la temporalité de l’échange, le décalage entre le don et le contre-don, qui permet d’instaurer la domination, tout en la voilant. À la triple condition de la soumettre à l’épreuve du temps, de l’aborder selon une démarche pragmatique et de l’articuler étroitement aux autres formes de circulation de la valeur, la notion de don conserve un puissant intérêt heuristique. Elle ouvre la voie à une anthropologie pragmatique de la valeur dont l’article tente d’esquisser quelques pistes. Tout d’abord, dans la diachronie, il pourrait être fructueux de développer une « pensée par cas » (Ginzburg) afin de suivre la trajectoire d’objets singuliers sur le long terme. Comment et pourquoi un même bien peut-il être successivement vendu, donné et mis en réserve pour être affecté à un dieu ? Comment s’articulent ces différentes métamorphoses de la valeur ? Le fabuleux destin du collier d’Harmonie – dont on peut suivre la trace sur plusieurs générations et grâce à des sources de nature très différente – permet de saisir précisément comment peuvent alterner temps de circulation et moments d’immobilisation, logique de l’échange et pratique de la thésaurisation. Ensuite, dans la synchronie – et en passant du gros plan au plan large –, il pourrait être fécond d’essayer de restituer l’économie générale des transactions dans un espace et à un moment donné, pour en livrer une description au ras du sol, sans rapporter mécaniquement un type d’échange à une société, à un groupe social, voire à un individu précis. Ce parti-pris permettrait de revenir sur certains clichés qui ont la vie dure et, en particulier, la supposée opposition entre, d’une part, des cités grecques tournées vers l’échange et, d’autre part, un Empire perse thésaurisateur.

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synthèses / abstracts

English abstract What meaning does ‘undertaking the historical anthropology of Antiquity’ continue to have today? Above all, which anthropology are we talking about? Is it not the case that historians like to deploy gambits or ideas from the tradition of Lévi-Strauss, or even of Mauss, when most anthropologists stopped using them long ago? The idea of the gift lets us meet these issues head on, given that it is a particular favourite of historians, despite the devastating criticism with which anthropologists themselves have met it. First formulated around a hundred years ago, in 1922-1923, Marcel Mauss’ paradigm of the gift has been exposed to rolling critical fire. Anthropologists of today have shown how its explanatory power varies according to context, and questioned its first principles, which have been accused of ethnocentrism. For all that, the model remains relevant to the study of the Greek world, if only because the Greeks were the first to theorise reciprocity and its crucial role in shaping social connections. Nor is there any doubt that it was Greek ideas about exchange (combined with medieval Germanic law) which formed the backdrop to Mauss’ ideas. If it is to be useful, the paradigm of the gift needs adjustment, taking account, to begin with, of everything which it cannot explain, and especially the part played by the contrast between goods which may be exchanged and what remains inalienable. Similarly, we must distinguish gifts in the strict sense from exchanges carried out by different techniques, such as trade, barter, or predation. Finally, we need to understand how the different circuits of exchange intersect with each other, since some goods can experience barter, sale and being given before the definitive immobilisation of being dedicated in a sanctuary or established as an heirloom. This external contextualising – evaluating gift by considering everything that can’t be regarded as gift – must be set alongside an internal equivalent. We cannot content ourselves with describing the rules of the dance of reciprocity, since on their own they do not explain much. Here again we need to be alert to the practicalities of exchange, which entails considering the status of those who engage in gift-giving (human or divine; more or less equal or separated by an unbridgeable gap of status), and the nature of what is exchanged, and especially its symbolic character. And time is an essential dimension of the investigation, because it is in the periodicity of exchange, and the interval between gift and counter-gift, that dominance may be both established and concealed. If these three conditions – exploring the temporal dimension of gift-giving, taking its practicalities into account, and relating it closely

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anthropologie de l’antiquité

to the other ways in which value circulates – are observed, the subject remains heuristically very powerful, and opens up a practical anthropology of value. This paper aims to sketch out some possible trajectories for that anthropology. To begin with the diachronic: it is promising to develop ‘case studies’, in Ginzburg’s sense, to follow the trajectories of objects over the long term. How and why could the same object be successively sold, given, and taken out of circulation to be made over to a god? How are these transformations of value accomplished? The fabled destiny of the Necklace of Harmonia, which can be followed over generations thanks to a very varied collection of evidence, allows us to understand the alternation of periods of circulation and phases of immobility, the logic of exchange and the practice of accumulation of valuables. Next, looking synchronically, and moving to the widest scale, we see how fertile it is to attempt to reconstruct the general transactional economy of a particular place at a particular time. Rather than linking a type of exchange mechanistically with a society, a community, or an individual, a grass-roots description helps re-assess some clichés which have proved hard to kill off – and above all the supposed contrast between Greek cities oriented toward exchange, and a Persian empire devoted to the accumulation of wealth.

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Ton Derks

Les Rites de passage dans l’Empire romain : esquisse d’une approche anthropologique

Synthèse en français L’article présente une approche informée par l’anthropologie des rites de passage au sein de l’Empire romain. Il inclut un dossier historique spécifique et deux exemples archéologiques issus des provinces gauloises et germaniques de l’Empire. En raison de la nature de la documentation envisagée, cette étude adopte une position légèrement différente par rapport à la question placée au cœur du volume, à savoir les relations existant entre les sciences de l’Antiquité et l’anthropologie. La première partie de l’étude vise à situer la sous-discipline de l’archéologie romaine dans la triangulation archéologie – histoire – anthropologie. On y défend l’idée que l’archéologie romaine s’est ouverte aux apports de l’anthropologie bien plus tard que d’autres domaines de l’archéologie (au contraire de ce que l’on constate dans diverses branches de l’histoire ancienne). La réticence initiale à se mesurer aux théories anthropologiques dans les années 1960-1970 doit être mise en relation avec le fait que les paradigmes qui dominaient alors l’anthropologie (ou plus exactement la préhistoire orientée vers l’anthropologie, une discipline qui servait d’intermédiaire entre l’archéologie romaine et l’anthropologie) ne convenaient guère à l’archéologie romaine. Alors, l’archéologie romaine n’était en somme qu’une science auxiliaire de l’histoire. Elle était centrée sur la grande épopée de la conquête romaine et de la pacification réussie des territoires nouvellement annexés à l’Empire ; tel était le schéma de référence. En accord avec cette ligne, l’approche mise en œuvre était avant tout colonialiste. Le paradigme néo-évolutionniste et, en particulier, la méthode de généralisation des croisements culturels qu’il prônait entrait en conflit avec l’importance accordée à certaines réalisations historiques spécifiques de la civilisation romaine, comme en témoignent bien des études sur le monde romain de cette époque. Depuis lors, de nombreux changements sont intervenus de part et d’autre. Tout

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d’abord, grâce au processus post-colonial, l’archéologie en général, y compris l’archéologie romaine, prête davantage attention au rôle de l’individu dans les phénomènes de changements culturels, ainsi qu’à la culture matérielle comme agent actif de la construction des identités. Ensuite, l’archéologie romaine en particulier a largement abandonné les ornements idéologiques du colonialisme et a appris à ne plus négliger les « peuples sans histoire », adoptant en cela un concept pluraliste de société. Enfin, le tournant linguistique (linguistic turn) ayant remis en cause l’approche holistique de bien des travaux ethnographiques, l’anthropologie a développé un intérêt envers l’histoire et les études portant sur la culture matérielle. Au final, grâce à cette convergence progressive entre diverses approches, les esprits sont mûrs pour une étude de Rome et des sociétés qui ont été placées sous sa domination instruite par une méthode historico-anthropologique. Dans la seconde partie de l’étude, le concept anthropologique de rites de passage est l’objet d’une discussion. On part de l’idée que, quand bien même les rites de passage seraient un phénomène universel, ce sont ses formes contingentes et historiquement déterminées au sein d’une société donnée qui doivent retenir l’attention. Divers paramètres archéologiques sont pris en considération, qui peuvent être utilisés pour reconstruire ces formes spécifiques de rites de passage. On y défend l’idée que ceux-ci, en ayant pour fonction de produire un changement de statut dans l’individu, font souvent référence au corps humain. Ce sont en effet avant tout des parties du corps humain lui-même ou des ornements pour le corps faits de mains d’homme qui jouent un rôle majeur dans l’accomplissement des rites et dans la création d’une nouvelle figure sociale. Ces traces matérielles du rituel peuvent être étudiées dans les dépôts funéraires et dans des sanctuaires. Outre ces manifestations matérielles des rituels eux-mêmes, des monuments étaient érigés pour commémorer l’action rituelle (par exemple des monuments funéraires ou votifs) et constituent une source d’information précieuse. Ils servent à « re-présenter » le rite bien après son accomplissement, dans un futur présent. Idéalement, il s’agit en fait d’étudier une chaîne de rites de passage et d’enquêter sur la manière dont les liens personnels sont interconnectés au sein de celle-ci. La troisième partie de l’étude prend en compte trois cas particuliers, l’un reposant sur une documentation historique et épigraphique, les deux autres, sur des sources archéologiques. À travers leur confrontation, on s’efforce de montrer que, si les archéologues et les historiens sont amenés à étudier la même société, leur documentation se réfère souvent à des niveaux de réalité différents. En particulier, lorsque les artefacts dont s’empare l’archéologue semblent parler un langage différent des textes que prend en compte l’historien, l’archéologie est

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sans doute en situation d’apporter une contribution qui lui est propre. Dans ces cas, une comparaison entre les résultats obtenus par l’analyse historique et par l’analyse archéologique peut être conduite avec une bonne chance de succès si l’historien et l’archéologue utilisent l’un et l’autre les mêmes concepts dérivés de l’anthropologie.

English abstract This paper presents an anthropologically informed approach to the study of rites of passage within the Roman Empire. It includes an historical case study and two archaeological ones taken from the empire’s Gallic and Germanic provinces. Through the nature of the evidence, this paper takes a slightly different stance towards the central issue of the volume, which is the relationship between Ancient studies and anthropology. The first part of this paper thus aims to situate the sub-discipline of Roman archaeology within the triangle of archaeology, history and anthropology. It is argued here that Roman archaeology opened up for anthropological thinking much later than other branches of archaeology (and indeed as well as particular branches of ancient history). The initial reluctance to engage with anthropological theories in the 1960s and 1970s is to be related to a bad fit between the paradigms that at the time dominated anthropology (or rather anthropologically oriented prehistory, which functioned as intermediate between Roman archaeology and anthropology) and Roman archaeology. At the time, Roman archaeology was still just the handmaiden of history. It focused on the grand narrative of the Roman conquest with the successful pacification of the newly conquered territories of the Roman empire as its main frame of reference. In line with this, the approach adopted was colonialist rather than anything else. The neo-evolutionist paradigm and in particular its method of cross-cultural generalization conflicted with the emphasis on the historical particular achievements of Roman civilization that marked most Roman studies of the time. Much has changed since then, on both sides of the divide. First, thanks to post-processualism, archaeology at large, including Roman archaeology, now puts a much stronger emphasis on the role of the individual in processes of cultural change as well as on the role of material culture as an active agent in the construction of identities. Second, Roman archaeology in particular has largely lost its ideological feathers of colonialism and has learned to turn its attention to the ‘people without history’ and adopt a pluralistic concept of society. And, finally, after the ‘linguistic turn’ which questioned the holistic approach of much ethnographic writing, anthropology has developed an interest in history and material culture studies. So it seems that

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through this gradual convergence of approaches the minds are finally ripe for a historical-anthropologically oriented study of Rome and the societies under its rule. In the second part of the paper, the anthropological concept of rites of passage is discussed. Starting point is the idea that while rites of passage may be a universal phenomenon across the globe, it is the historically contingent forms which they assume within a particular society that should be the focus of study. Several archaeological parameters are discussed that might be used to reconstruct these specific forms. It is argued that rites of passage, which aim to produce a change of status of the individual, mostly do so with particular reference to the human body. It is above all parts of the human body itself or manmade adornments of the body which often play a prominent role in the performance of the rites and in the actual creation of a new social persona.These material tokens of the ritual can be studied through the structured deposits of tombs and cult places. Apart from such material manifestations of the rituals themselves, monuments that were erected to commemorate the act of the rite itself (e.g. funerary or votive monuments) are a wealthy source of information as well. They served to ‘re-present’ the rite long after the accomplishment in a future present. Ideally, one should try to study a chain of rites of passage and investigate in what way the individual links of the chain are interconnected. The third part of the paper deals with a discussion of three case studies, one based on historical and epigraphic material, the other two on archaeological sources. Through their confrontation the paper additionally seeks to argue that while archaeologists and historians may study the same society, their source material often refers to different levels of the same reality. Especially where the artefacts of the archaeologist seem to speak a different language than the texts of the historian, archaeology is most likely to make a contribution of its own. In such cases, comparison between the results of historical and archaeological analysis may be achieved most successfully if the historian and the archaeologist both use the same anthropologically derived concepts.

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Nicholas Purcell

Quod enim alterius fuit, id ut fiat meum, necesse est aliquid intercedere (Varro). L’Anthropologie de l’achat et de la vente en Grèce ancienne et à Rome : Une esquisse d’introduction

Synthèse en français Il n’est pas difficile d’insérer l’achat et la vente dans la fabrique de l’anthropologie de l’Antiquité. Leur rôle primordial est mis en valeur par la classification du droit romain qui les rattache à la Loi sur les Obligations et qui range cette loi, à son tour, à l’intérieur de la loi sur la Propriété. Les relations qu’entretiennent des hommes avec d’autres hommes, concernant leurs droits sur l’environnement, en constituent donc le contexte. Mais si la loi offre une importante « entrée » à ce problème aussi bien qu’à d’autres domaines de l’étude des sociétés anciennes, dépasser les méthodes traditionnelles des histoires comparées du droit doit figurer à l’ordre du jour de l’approche anthropologique. Le contexte législatif de la loi sur la vente est atténué par les grands thèmes de l’histoire de la propriété et de la dette, leur définition et leur calibrage, leur formulation dans la théorie des statuts ou de la Loi sur les Personnes. Mais la transaction privilégiée dans l’analyse de la vente est particulière : tandis que les dépendances générales ou les relations codifiées à moyen terme par les différences de propriété ou les obligations de paiement à long terme, sont destinés à rester stables ou à changer seulement en raison des difficultés, les transactions exprimées et formalisées par la vente et l’achat sont parmi celles qui, par leur rapidité, changent – à large ou à petite échelle – le fondement des relations humaines concernant la possession de droits sur l’environnement (incluant les droits sur le monde matériel). Les transferts qui modifient soudainement le portefeuille de ce qui est possédé doivent être régulés, et ils doivent aussi être rendus visibles. Ainsi la vente entre dans le domaine de l’expression des changements entre individus. Mais les individus font toujours partie de groupes, de koinôniai, et ces groupes changent aussi leur mode de relation les uns avec les autres par des transferts réglementés, dont la vente est un exemple important (on pourrait penser également aux tributs). De la

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vente peuvent donc dépendre des aspects importants de la définition qu’une communauté donne d’elle-même ou de ses « prises de position » en relation avec les autres. Depuis les enquêtes anthropologiques d’Aristote jusqu’à la recherche du xxe siècle, ce sont des questions centrales pour comprendre la cohérence de la société grecque et romaine. Si l’on prend en compte la relation tant entre individus qu’entre groupes, par conséquent, la capacité d’acheter et de vendre et la manière dont cela peut être modulé ne sont pas de simples données, mais quelque chose qui peut être modifié, en fonction des modes de perception et des besoins sociaux et culturels. Les individus et les groupes, définis par le genre ou par leur relation à l’État à travers la citoyenneté sont aussi différenciés en fonction de leur capacité à s’engager dans la vente – une capacité calibrée différemment, à travers ce qui peut être vendu, comment cela peut être vendu, où et quand il est permis de vendre et d’acheter. Ces étalonnages invitent aussi à la comparaison avec d’autres types de comportements communautaires, de nomima, qui constituent un sujet d’importance pour le spécialiste d’anthropologie sociale qui étudie l’Antiquité. De ces usages découle la pertinence, bien attestée dans la littérature antique, qu’il y a à réfléchir sur la frontière entre le vendable et le non-vendable, comme une manière d’appréhender le monde entier, matériel et non-matériel. Il en résulte ainsi de multiples imbrications, avec la compréhension des comportements théoriques et pratiques. Et, comme d’autres aspects de la pensée éthique, cela forme un système que partage l’approche religieuse dans la compréhension qu’avaient les anciens de la configuration de l’univers entier, dans lequel la frontière variable entre ce que nous pouvons expliquer avec des modèles économiques ou extra-économiques de transaction et de réciprocité, et ce qui n’est pas susceptible d’une telle explication, forme un sujet d’importance. Toutefois, ce n’est pas le seul miroir utile pour la vente, dans le champ de l’anthropologie historique de l’Antiquité. Dans chacun des paragraphes 2 à 5, il y a au moins un objet majeur qui sert de comparant ; en 2, la théorie du don, qui entre en parallèle et en interaction avec la vente en tant que système de transferts (comme l’a déjà brillamment proposé Marcel Mauss) ; en 3, l’univers des interdépendances communautaires qui n’impliquent pas de vente sensu stricto, comme l’hommage ou l’aide mutuelle ; en 4, d’autres capacités pour l’engagement social et économique (ce n’est pas pour rien que la loi romaine sur la citoyenneté trace des analogies étroites entre commercium et conubium) ; et en 5, la discussion de la vente implique des théories de la valeur et de la confiance ; la question du rôle joué, dans les trois, par la conception changeante de l’argent n’est jamais très éloignée.

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Finalement, comme l’anthropologie sociale a pris un tournant historicisant, parallèle à celui de quelques études littéraires et de certains philosophes, il vaut la peine de souligner qu’une approche anthropologique du monde antique occupera désormais une place prééminente concernant le changement à travers le temps et son développement. L’anthropologie de la vente grecque et romaine s’efforcera donc de dépasser les différences entre les articulations de l’achat et de la vente, non seulement entre les différentes sociétés qui étaient en partie distinguées précisément à travers ce comportement, mais aussi entre des périodes différentes dans l’histoire de la même communauté. Dans cette histoire du changement, l’anthropologie a beaucoup à offrir à l’historien ordinaire. Elle peut, en effet, souvent mettre au jour, de manière révélatrice, une périodisation peu familière et de nouveaux principes pour comparer et distinguer. Le présent essai est une esquisse très provisoire de ces thèmes d’une grande portée. Il constitue comme une invitation à poursuivre des efforts plus approfondis et plus systématiques dans ce domaine prometteur.

English abstract Buying and selling are not difficult to insert into the fabric of an anthropology of Antiquity.Their essential role is exhibited by the Roman legal classification which assigns them to the Law of Obligations and which inserts that law in turn into the Law of Property. Human relations with other humans, in the matter of their rights in the environment, are therefore the background. But if law offers an important entrée to this as to other parts of the study of ancient society, going beyond the traditional methods of the comparative legal histories of Greece and Rome must be on the agenda for the anthropological approach. The legal background of the law of sale is nuanced through the big themes of the history of property and debt, their definition and their calibration, and their expression in the theory of status or the Law of Persons. But the transaction fore-grounded in the analysis of sale is special: whereas the general dependencies or relationships encoded in the medium term through property asymmetries, or long-running duties of payment, are intended to be steady or only changed with difficulty, the transactions expressed and formalized through sale and purchase are among the rapid ones which change – on a large or small scale – the basis for human relations in the matter of the ownership of rights in the environment (including rights over the material world) Transfers which suddenly change the portfolio of what is owned need to be regulated, and they also need to made visible. So sale enters

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the domain of the expression of changes in the relations between individuals. But individuals are always part of groups, koinoniai, and these groups too change their relationship with each other through the regulated transfers of which sale is the most prominent example. On sale must therefore depend important aspects of the self-definition of the community, and of its prises de position in relation to others. From the anthropological enquiries of Aristotle to the research of the twentyfirst century, these are central issues for understanding the consistency of Greek and Roman society. In respect of both the relationship of individual humans and that of groups, therefore, the capacity to buy and sell, and how it may be modulated, are not simple givens, but something which can be altered according to social and cultural perceptions and needs. Individuals and groups defined by gender or by their relationship to the polity through citizenship are also differentiated according to their capacity to engage in sale – a capacity calibrated variously, through what may be sold, how it must be sold, and where and when it is permitted to sell or buy it. These calibrations too invite comparison with other inflections of community behaviour, of ta nomima, which are a prime subject for the social anthropologist studying Antiquity. From these usages derives the effectiveness, well-displayed in ancient literature, of reflecting on the boundary between the saleable and the unsaleable as a way of patterning the whole world, material and un-material. It has therefore multiple imbrications with the understanding of theoretical and practical ethics, and like other aspects of ethical thought forms a part-system with religious definition in ancient understandings of the layout of the whole universe, in which the variable boundary between what can be explained with economic or extra-economic models of transaction and reciprocity, and what is not susceptible of such explanation, forms a significant subject. This is not the only useful mirror for sale, however, in anthropological ancient history. In each of paragraphs 2-5 there is at least one major comparandum: in 2, the theory of the gift, which parallels and interacts with sale as a system of transfers (as was already brilliantly proposed by Marcel Mauss); in 3, the universe of community interdependences which do not involve sale sensu stricto, such as tribute or mutual aid; in 4, other capacities for social and economic engagement (it is not for nothing that the Roman law of citizenship draws close analogies between commercium and conubium); and in 5 the discussion of sale quickly becomes involved in theories of value and of trust, and the question of the role played in all three by the changing idea of money is never far removed. Finally, as social anthropology has taken a historicizing turn, parallel to that of some literary studies and certain philosophers, it is worth

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emphasizing that an anthropological approach to the ancient world will now have a prominent place for change through time and its explanation. The anthropology of Greek and Roman sale will therefore seek to encompass the differences between the articulations of buying and selling, not only between the different societies which were in part distinguished through just this behaviour, but also between different periods in the same community’s history. In this history of change, anthropology has much to offer the mainstream historian. It may, indeed, often reveal a usefully unfamiliar periodization and novel principles for comparison and differentiation. The present essay is a very preliminary sketch of these far-reaching themes, offered as a stimulant to further, deeper and more systematic endeavours in this exciting field.

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Corinne Bonnet

Lorsque les « autres » entrent dans la danse... Lectures phéniciennes des identités religieuses en contexte multiculturel

Synthèse en français L’anthropologie historique a considérablement affiné la perception de la notion d’identité. Loin de tout substantialisme, on s’accorde maintenant à y voir une construction qui répond à divers paramètres (historiques, sociaux, culturels, collectifs et individuels...) et qui repose généralement sur une logique dialectique. Les travaux des antiquisants, notamment ceux de Jean-Pierre Vernant et de François Hartog, ont mis en lumière la dialectique spéculaire entre les identités « d’ici » (Grecs, Romains) et les identités « d’ailleurs » (les Barbares). L’étude des identités dans divers contextes, entre autres interculturels, a de surcroît montré qu’elles s’ouvrent parfois à des logiques combinatoires et qu’elles agissent ou s’affichent au gré de stratégies. Rien n’est donc figé en matière d’identités : l’anthropologie historique a décidément et résolument tourné le dos à la notion de Geist, si caractéristique du xixe siècle. Les identités religieuses sollicitent des enjeux supplémentaires, à commencer par la question de savoir ce que l’on peut placer sous ce label. Dans les religions polythéistes, le « religieux » est enchâssé dans le politique et il ne présente aucun caractère d’exclusivité, de sorte que la construction d’une identité religieuse s’apparente plus que jamais au bricolage conjoncturel. Néanmoins, puisque précisément le religieux et le politique sont intimement chevillés, les options en matière de cultes – fussent-elles multiples – fournissent à l’identité d’une collectivité ou d’un individu des ancrages forts. Le nomos, la tradition ancestrale érigée en « norme » dominante dans le commerce avec les dieux, comme en bien d’autres domaines, définit les contours de l’identité. Héraclite compare du reste le nomos à un rempart protégeant les citoyens. Par rapport à ce cadre, le cas des Phéniciens est susceptible d’apporter un éclairage intéressant pour deux raisons.Tout d’abord, il s’agit

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d’un peuple diasporique, dont l’horizon s’est dilaté à l’échelle de la Méditerranée. Soucieux à la fois de préserver leur identité d’origine et de s’intégrer dans les diverses régions touchées par leur expansion, les Phéniciens apportent des cas de figure complexes et stimulants pour étudier de près les tensions qui habitent les pratiques identitaires, notamment dans le déroulement des cultes. Par ailleurs, les Phéniciens connaissent, à dater de la conquête de l’Orient par Alexandre le Grand, une imprégnation grecque – j’évite délibérément le terme problématique d’« hellénisation » – qui affecte aussi leurs dieux, leurs cultes, leurs images sacrées… Les identités sont, dans ce cadre, au centre d’un jeu de rééquilibrage culturel que l’on ne peut absolument résumer en termes de « résistance » versus « assimilation ». Le concept de middle ground, proposé par Richard White dans un contexte moderne (celui des Indiens des Grands Lacs confrontés aux conquêtes successives des Français, Anglais et Américains), peut à cet égard rendre des services pour rendre compte des dynamiques de dialogue, compromis, interaction qui se mettent alors en place. Un exemple permet de tester ces nouvelles orientations : celui de la mise en images de performances rituelles, sur la frise décorant la « Tribune d’Eshmoun », dans le sanctuaire sidonien de Bostan eshSheikh, au tournant de l’époque hellénistique. La lecture développée ici est que les images montrent un « corps social et religieux » dansant pour Apollon et Eshmoun, symbole d’une intégration identitaire promue par les Sidoniens eux-mêmes, désireux de s’inscrire dans une prometteuse koinè culturelle méditerranéenne. À la faveur du new deal politique, se serait opérée, notamment entre les élites locales et le pouvoir en place, une renégociation des identités, au sein de laquelle le savoir partagé qu’est la mythologie et la performance collective qu’est le rite ont pu jouer un rôle moteur. Les images figurant sur la « Tribune d’Eshmoun » renverraient à une cité recomposée, manifestant son désir d’intégration par la forme elle-même (une farandole de jeunes filles charmant le dieu) et par le recours à un symbolisme grec qui aurait pratiquement valeur de paideia collective. La « cité idéale » qui défile sous les yeux d’Apollon, comme à Délos, sans du tout tourner le dos à Eshmoun, qu’elle continue de vénérer dans le même sanctuaire selon des modalités typiquement phéniciennes, en compagnie d’Astarté, s’ouvrait ainsi à une dimension identitaire nouvelle conciliant ancestralité et innovation.

English abstract Historical anthropology has greatly refined the notion of identity. Essentialism has been completely abandoned, and identity is generally understood to be a construction, usually dialectical, and shaped by

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various parameters (such as those deriving from historical period, social formation, or the character of individuals or groups). Research on the ancient world (above all by Vernant and Hartog) has illuminated how identities conceived by the Greeks and Romans on the one hand as their own, ‘here’, and on the other as ‘elsewhere’, attributed to barbarians, mirrored each other. Further, research has shown identities adjusting to each other systematically, according to context, and especially where cultures overlap, and acting – and being seen to act – in support of particular social, political or cultural strategies. When it comes to identity, all is unstable – historical anthropology has utterly renounced the idea of Geist, so beloved of the nineteenth century. Distinctively religious identities raise further issues – beginning with just what that label might cover. In polytheistic religious systems, religion is embedded in the civic, and has no exclusive domain, so that religious identity, even more than other kinds, is configured by crossovers and interdependences which change over time. For all that, the inseparability of religion and the civic meant that the particular repertoire of cults available to a group or an individual provided some firm foundations for the formation of identity, even if the cults in question were numerous. Nomos (ancestral tradition instated as social norm), which governed relations with the Gods, shaped identity as it did many other aspects of society – a ‘wall to protect the citizens’, as Heraclitus called it. Against this background, the Phoenician case can shed some interesting light. They are an example of a diaspora people with Mediterranean-wide horizons, and therefore wished both to retain an identity linked to their homeland, and to integrate with the areas which their expansion had reached. The Phoenicians thus provide complex testcases for the close-up study of the tensions inherent in all identityformation, and especially where cult is concerned. More particularly, after the eastern conquests of Alexander the Great, the Phoenicians experienced Greek influence (to avoid the problems of the word ‘Hellenisation’) – much more profoundly than during the Achaemenid period. In this setting, identity was central to a cultural re-balancing to which concepts such as ‘resistance vs assimilation’ do no justice at all. Richard White’s idea of a ‘middle ground’, developed for the reactions of the native Americans of the Great Lakes region to French, British and American incursions, helps model the dynamics of the interaction, dialogue, and compromise which resulted. A single example serves to draw out these new approaches – the depiction of ritual performance on the (very) early Hellenistic frieze which decorates the ‘Tribune of Eshmoun’ in the sanctuary of Bostan es-Sheikh outside Sidon. Here I offer a reading which has the ‘social and religious body’ dancing for Apollo and Eshmoun, to symbolise the

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Sidonians’ promotion of an integration of identities, as they sought to situate themselves in a Mediterranean koine rich in opportunities. The shared knowledge of mythology and the collective performance of ritual were the motive force in a re-negotiation of identities between local elites and ruling power, which amounted to a political ‘new deal’. The images on the Tribune of Eshmoun evoked a city-community that had been reshaped. The composition itself (a bevy of young girls to delight the deity) and the use of a Greek visual framework which amounts to a paideia for the community, alike expressed its aspiration to integrate. The ‘ideal city’ which processed in front of Apollo (as at Delos) did not in any sense turn its back on Eshmoun, still worshipped – alongside Astarte – in the same sanctuary in characteristically Phoenician ways, but rather opened up a new kind of identity, in which the ancestral and the novel combined.

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Pauline Schmitt Pantel

Les Mœurs des Grecs : histoire, anthropologie et politique

Synthèse en français Une expérience personnelle de lectures, de formation, de recherche et d’enseignement est d’abord utilisée pour discuter du rapport de l’histoire grecque à l’anthropologie comme méthode et de la place de l’histoire grecque dans l’anthropologie historique ensuite. C’est un préalable pour poser la question de : qu’est-ce qu’une histoire anthropologique des mœurs ? Je ne prétends pas, en effet, fournir un modèle mais plutôt expliquer ce que j’ai tenté de faire. Le cadre général est celui d’une démarche d’historienne qui, quel que soit le thème abordé, est attentive aux structures économiques, sociales, politiques d’un moment historique donné, qui confronte constamment les comportements et les pratiques avec les discours de tout type que l’on tient sur eux, tout en tenant compte des changements. Les mœurs ? Le terme de mœurs est ambigu dans la langue française. L’usage actuel le plus répandu est de le réserver à des conduites individuelles et collectives sur lesquelles peut se porter un jugement moral, soit les bonnes et les mauvaises mœurs. Mais ce terme a aussi une acception neutre, beaucoup plus générale ; il désigne dans ce cas les manières d’être d’un individu ou d’une communauté. C’est en ce sens que le xviiie siècle et Voltaire parlent des « mœurs » des peuples. Les mœurs recouvrent dès lors un grand nombre de gestes et de pratiques qui touchent à tous les domaines de la vie en société. Travailler sur les mœurs ainsi définies permet de croiser différents domaines de l’anthropologie historique. Les banquets et le phénomène de l’évergétisme m’ont conduit à m’intéresser à l’anthropologie du don et à celle des pratiques alimentaires (voir ici Vincent Azoulay). Les femmes et le genre m’ont permis d’aborder l’anthropologie de la différence des sexes (voir ici Violaine Sebillotte). Mais ce qui me paraît le plus décisif est la mise en lumière du lien entre ces différentes ma-

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nières de se comporter et la définition du champ du politique dans les cités. Une enquête sur les mœurs des hommes politiques à Athènes au ve siècle m’a donné l’occasion de réfléchir à l’intérieur d’un contexte historique homogène à l’articulation entre les mœurs et le politique. Les manières de se comporter, epitedeumata, des six dirigeants athéniens dont la Vie est connue par Plutarque, ne sont pas des attitudes qui qualifient et caractérisent l’individu, elles sont l’expression des normes sociales partagées par la communauté. Elles ont un rapport étroit avec la définition de cette koinonia. Elles façonnent l’identité politique du personnage. L’entrelacement constant dans le récit de vie entre la description des comportements et la trame des événements est, c’est du moins mon hypothèse, une manière de penser le politique au ve siècle avant J.-C. Faire une enquête sur les mœurs des Grecs, comme l’exemple de la mort de Cimon et de Thémistocle le montre, permet ainsi de prouver que non seulement l’histoire mais plus particulièrement l’histoire du politique est bien présente dans une démarche qui met au premier plan de l’étude des comportements et des attitudes que l’on a longtemps qualifiés d’a-historiques et de non politiques. En résumé, je dirai qu’une histoire anthropologique des mœurs grecques ne peut consister en une encyclopédie des conduites qui n’aurait aucun intérêt ; d’excellents dictionnaires ou même des monographies renouvellent périodiquement notre