Après la crise: états contemporains de la photographie 2889280497, 9782889280490

Après la crise établit une plateforme de conversation entre protagonistes de l'art, de l'écriture, de la théor

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Après la crise: états contemporains de la photographie
 2889280497, 9782889280490

Table of contents :
Après la crise
Préface
Peinture et photographie
Photographie et politique
Photographie et événement artistique
Photographie et prolifération des images
Photographie et choses
Photographie et fiction
La mécanicité de la photographie
Participants

Citation preview

À AZZEDINE ALAÏA

SOUS LA DIRECTION DE DONATIEN GRAU ET CHRISTOPH WIESNER

Après la crise États contemporains de la photographie

DIAPHANES

© DIAPHANES ZURICH-PARIS-BERLIN 2019 ISBN 978-2-88928-049-0

TRADUCTIONS PAR LAURENT FOLLIOT

IMAGE COUVERTURE : WIM WENDERS, ANNIE LEIBOVITZ, LA, 1973. © WIM WENDERS. COURTESY WIM WENDERS FOUNDATION

MISE EN PAGE : 2EDIT, ZURICH PRINTED IN GERMANY

WWW.DIAPHANES.NET

PREFACE

Ces entretiens ont pour principe d’interroger, et d’évaluer, l’idée commune selon laquelle une révolution serait en cours dans la nature de la photographie et de l’image photographique, une révolution qui serait liée, on l’entend et on le lit tous les jours, à l’ère du numérique. Nous voulions envisager la photographie comme un médium, mais aussi comme une voie d’accès aux multiples aspects de notre monde : les photographes la considèrent comme un médium, avec ses limites ; les spécia­ listes et les penseurs, comme un ensemble d’images. Les uns et les autres ne se parlent que rarement, sinon jamais, depuis leurs domaines respectifs. Nous avons voulu créer un espace qui permettrait à certains des plus éminents praticiens du médium de rencontrer, et de dialoguer avec, des figures de premier plan issues d’autres disciplines qui ont, elles aussi, travaillé sur ou avec la photographie – qu’il s’agisse de la photographie du passé, comme dans le cas des historiens, ou de celle d’hier et d’aujourd’hui pour ceux qui la pratiquent au quotidien. Nous avons tenu à ce que le spectre des intervenants soit le plus vaste possible, comprenant des vues que l’on sait conservatrices, et d’autres qui sont clairement progressistes. Tout au long de ses deux siècles d’histoire, la photographie a été un outil indispensable pour unifier les communautés et rassembler les

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Preface

individus. Telle est l’ambition de ce livre : jeter un pont entre des figures qui, peut-être, ne se parleraient pas autrement, mais qui, ici, dialoguent au sein d’un entretien, d’un entretien à son introduction, ou encore d’un entretien à l’autre. Il fallait respecter, et partager avec un public plus large, le métier de ceux qui ont consacré leur vie à la photo, aussi bien que des aperçus des pratiques de certains protagonistes. Nous avons également eu soin d’inclure des voix qui ne s’expriment pas uniquement à travers la photographie, mais qui l’utilisent telle qu’elle est disponible aujourd’hui, à parts égales avec la performance, la littérature ou le cinéma. Nous ne voulions pas que la photographie soit une île isolée, nous souhaitions au contraire mettre en évidence sa capacité à révéler des vérités de notre monde : d’où le lien que nous établissons avec les questions politiques, et avec les enjeux essentiels liés à la façon dont nous façonnons nos existences. Comme le verra le lecteur, nous avons articulé cette enquête sur la photographie – inventée voici près de deux siècles – selon sept thèmes principaux, tous d’actualité aujourd’hui : d’abord, la question fondamentale de son rapport à la peinture, déjà posée au moment de son invention, et persistant de nos

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Preface

jours quoique en termes très différents ; la politique ensuite, puisque nous avons invité trois figures majeures qui se sont impliquées, bien que de manières très diverses, dans la politique européenne et africaine ; puis la mise en regard des deux questions corrélées de la performance comme événement unique et de la prolifération des images (un autre grand thème actuel) ; plus loin, le rapport de la photographie aux choses, à la matière même du réel, de notre monde, aussi bien qu’à ce que nous considérons d’ordinaire comme non-réel ou comme ce qui n’est pas réel à coup sûr, soit la fiction ; et enfin, une perspective plus englobante, grâce à l’un des plus grands connaisseurs des humanités de notre temps, Marc Fumaroli. Pour appréhender les directions que prend aujourd’hui la photo, il nous fallait une polyphonie : non plus une voix, un récit, mais une multiplicité d’histoires, d’intuitions, chacun possédant son propre point de vue, sa propre perspective, qu’elle soit intime, théorique, historique, critique ou curatoriale. Toutes étaient bienvenues. Cette discussion ouverte est un point de départ pour bien d’autres que nous aimerions voir advenir : nous ne faisons que commencer. Nous voulions que chaque contributeur vienne avec son itinéraire propre, pour offrir ses propres aperçus.

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Preface

Chacun est profondément original et personnel. L’idée que les lecteurs, nous l’espérons, retireront de cet ouvrage, c’est que la photographie est pour la pensée un objet poreux : du médium vers l’extérieur, et inversement. Un objet instable, jamais fixé ni définitif. S’il y a une leçon, ce serait qu’il n’y a pas en photographie de leçon finale : elle est d’ordre technique aussi bien que sociale, politique, théorique et même théologique. Les questions doivent être posées, reformulées constamment. Nous sommes reconnaissants à tous nos contributeurs du degré d’implication avec lequel ils ont prononcé, relu, réécrit et réécrit encore chacun de leurs mots. Cette publication n’aurait pas été possible sans leur immense travail. Deux de ces entretiens ont eu lieu lors de Paris Photo, le 12 novembre 2015 ; deux autres le 13. Deux heures après que Tom McCarthy eut évoqué Dieu, le Bataclan et des cafés non loin furent attaqués. Cent trente-huit personnes furent assassinées lors de ces attentats barbares. Paris était en état de siège. Paris Photo dut s’interrompre, et il nous fallut décider que faire des autres entretiens prévus : les trois derniers, avec Emanuele Coccia, Alice Rawsthorn et Richard Wentworth ;

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Preface

Elisabeth Bronfen, Leigh Ledare et Jeff Rosenheim ; et Marc Fumaroli. Emanuele Coccia et Marc Fumaroli étaient déjà à Paris ; Alice Rawsthorn, Richard Wentworth, Leigh Ledare et Jeff Rosenheim s’y étaient rendu ; le train d’Elisabeth Bronfen ne put quitter Zurich. Nous décidâmes de tenir ces conversations en privé, et de les enregistrer comme si elles avaient lieu en public, afin de pouvoir les mettre à la disposition du public, et pour que la culture ne soit pas arrêtée par la barbarie. Tous les participants étaient d’accord. Azzedine Alaïa offrit généreusement l’espace où les accueillir. Elles sont désormais rassemblées dans le présent livre, où le lecteur pourra les découvrir pour la première fois. Elles sont marquées par l’empreinte traumatique des meurtres, mais aussi de la certitude que notre culture devait être défendue. Nous espérons qu’elles offriront à chacun matière à réflexion, et qu’elles réaffirmeront l’importance de la pensée, de l’émotion, de la création, en tant qu’éléments constitutifs de notre identité comme images, comme photographes, et comme personnes. Donatien Grau & Christoph Wiesner

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CHAPITRE 1

Peinture et photographie L’impossible réconciliation

ELISA SCHAAR RUSSELL FERGUSON DOMINIQUE DE FONT-RÉAULX WIM WENDERS

Chapitre 1

Depuis qu’elle existe, la photographie s’est vu contester son champ de compétence, l’opinion la plus répandue étant que sa tâche propre consiste à isoler du flux temporel des moments contingents, sans intervention créative. Ces dernières années, des artistes ont réalisé des œuvres qui, de plus en plus, viennent conforter la position moins largement admise, mais également ancienne, selon laquelle la photographie est essentiellement un projet d’ordre pictural qui n’est pas sans affinités avec la peinture. Construisant des mises en scène pour leurs prises de vues, des artistes comme Jeff Wall ont pris à leur compte les innombrables détails saisis par leur appareil. Quand tous les propriétaires de téléphones prennent des photos, les compositions formelles soigneusement arrangées de ces artistes permettent au spectateur de distinguer leur travail, visuellement et conceptuellement, du flux incessant de l’image. La photographie est un médium omniprésent, qui couvre des sphères culturelles extrêmement différentes, son rapport à l’art doit constamment être réaffirmé, même aujourd’hui – et surtout aujourd’hui. L’élément artistique d’une photo, difficile à discerner autrement, peut être mis en lumière par ses qualités compositionnelles, qui l’associent dès lors à la tradition picturale et lui confèrent ainsi un statut particulier. Mais la photographie demeure profondément paradoxale. Si la photo

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Peinture et photographie

est, à des degrés divers, subjectivement cadrée et composée par la vision du photographe, elle est aussi, presque invariablement, une transcription automatique de la réalité enregistrée par une machine, une « hallucination vraie », comme l’écrivait André Bazin dans son essai fondateur sur l’ « Ontologie de l’image photographique ». Face à la prolifération toujours croissante de la photographie sous le conditionnement du numérique, ce qui compte est moins de dessiner des hiérarchies culturelles conventionnelles – en décidant par exemple si telle image relève ou non de « l’art », ou s’il est même possible de considérer des prises de vues iPhone comme de la photographie – que de savoir si une photo nous permet de voir, en un sens plus profond. Alors que les technologies numériques viennent remettre en cause le rapport privilégié au réel qui était celui de la photographie, ce que la tendance récente à la photographie picturale a de significatif, bien au-delà de la poursuite d’un dialogue mutuellement enrichissant avec la peinture, c’est sa façon d’explorer la capacité de l’image construite artificiellement, composée formellement, ou même manipulée numériquement, à nous faire voir le réel avec une pénétration accrue. Elisa Schaar

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Donatien Grau   Ce premier entretien réunit trois figures éminentes, trois grands passeurs, en quelque sorte, qui ont fondamentalement redéfini la relation entre la peinture et la photographie. Russell Ferguson est l’un des critiques et commissaires d’exposition travaillant aux États-Unis les plus en vue, il est professeur à l’Université de Californie, Los Angeles, où il a dirigé la faculté des arts pendant sept ans ; il est à l’origine de plusieurs expositions passionnantes, à commencer par celle intitulée Perfect Likeness (« Ressemblance parfaite ») au Hammer Museum, où des photos étaient présentées comme s’il s’agissait de tableaux. Dominique de Font-Réaulx est une spécialiste chevronnée de la photographie et de la peinture, conservatrice au Musée d’Orsay puis au Louvre, et ses contributions à l’histoire de la photographie au XIXe siècle sont parmi les plus fécondes. Il m’est inutile de présenter Wim Wenders, sinon pour dire que vous avez voulu, à un moment, être graveur, et que vous avez beaucoup travaillé avec, que vous vous êtes beaucoup intéressé à, la peinture de paysage. Je veux commencer par vous, Russell, et par une exposition qui a vraiment fait date, je veux parler de Perfect Likeness. Cette exposition semble présenter la photographie comme la peinture : elle fournit le point de départ de notre conversation, parce qu’on dirait, à voir toutes les œuvres que vous avez rassemblées, que la photo et la peinture n’ont pas divorcé, et qu’en fait elles pourraient se retrouver aujourd’hui même. Russell Ferguson   Je trouve intéressant que l’on dise qu’on a exposé des photographies comme si c’étaient des tableaux ; je ne suis pas certain de comprendre parfaitement ce que cela 15

Chapitre 1

veut dire. Je pense que, s’agissant de l’accrochage de l’exposition, nous avons essayé de créer beaucoup d’espace autour des œuvres. J’ai traité chacune d’entre elles avec la même sorte d’attention, et c’est peut-être un type de présentation auquel nous sommes plus habitués dans l’accrochage de tableaux, mais je ne vois pas pourquoi les expositions de photographie devraient toujours entasser les photos les unes sur les autres, parfois même sur trois rangées. Ce qui m’intéressait, dans le fond, c’étaient les différentes stratégies de la photographie contemporaine en tant que système pictural, en tant que production d’images. Bien sûr, cela donne lieu à un certain nombre de comparaisons avec la peinture que, en un sens, nous appréhendons toujours comme une tradition de production d’images. Pour moi, il y a quelque chose d’étrange à ce que la photographie ne soit pas nécessairement envisagée de la même manière. Avec cette exposition, je voulais vraiment me concentrer sur cet enjeu pictural qui est aussi au cœur de la photographie. Il y a une longue tradition de pensée qui considère la photographie comme un document, comme une preuve ; elle a été enveloppée, dès le début, dans toute une rhétorique de l’authenticité. L’un de ses apports originaux, c’est l’exactitude complète, l’authenticité complète. Pendant longtemps les gens ont cru, et ils le croient encore largement aujourd’hui, que si on pouvait voir une photo de quelque chose, alors c’était la preuve que cette chose s’était produite exactement telle quelle. La photographie a gagné cette bataille-là extrêmement tôt. Si vous songez à partir en vacances quelque part, ce n’est pas un dessin que vous voulez pour savoir à quoi ressemble l’endroit, mais d’une photo. Vous avez dans votre famille quelqu’un dont vous voulez vous souvenir : c’est bien d’avoir son portrait, et très vite les gens ont voulu une photo. Pendant la majeure 16

Peinture et photographie

partie de son histoire, la photographie a été prise dans cette idée qu’elle est une sorte de document d’archive, qu’elle documente l’authentique, le réel et, bien sûr, le dispositif technologique n’a pas cessé d’alimenter ce phénomène. Mais je crois qu’aujourd’hui, de plus en plus, la photographie redevient, surtout chez les artistes, une technologie productrice d’images, davantage qu’elle ne l’a jamais été. Donatien Grau   Quels systèmes picturaux identifiez-vous en remplacement de cette notion d’archive ? Russell Ferguson   Cette œuvre de Jeff Wall est un exemple intéressant parce que, d’un certain point de vue, on dirait un instantané, comme n’importe qui pourrait en prendre avec son téléphone. Mais, étant donné que c’est Jeff Wall, nous savons que tout, en réalité, est agencé de manière très élaborée. En fait, il a loué son appartement pendant un an, il y a installé la femme qui est sur la gauche, là, pour qu’elle y vive pendant un an, afin que cela représente authentiquement la façon dont une jeune femme d’il y a dix ans habitait dans un appartement de Vancouver. L’œuvre s’appelle Vue depuis un appartement. On nous laisse penser que le sujet, c’est la vue depuis la fenêtre, ce que nous appellerions une fenêtre picturale dans le mur. Mais il est clair que l’essentiel n’est pas dans la vue du port de Vancouver qu’on aperçoit par la fenêtre. Cela se joue dans l’intérieur de l’appartement. Donc il joue, en quelque sorte, avec cette idée qui remonte à la Renaissance, cette idée du tableau comme, en quelque sorte, fenêtre sur le monde. La fenêtre, dans cette œuvre, renvoie à toute une tradition picturale – et puis il prend une distance vis-à-vis de tout cela, il recule d’environ trois mètres, et il nous place dans une relation légèrement perturbante vis-à-vis de ce que nous sommes censé être en 17

Chapitre 1

Jeff Wall, A view from an apartment, 2004-2005, transparence en boîte lumineuse, 167.0 x 244.0 cm. Courtesy de l’artiste.

train de regarder dans l’image. À l’intérieur de l’appartement, vous avez un environnement qui est authentiquement celui de tous les jours : la femme sur le canapé est une vraie amie de celle qui est à gauche. Elles vivaient vraiment dans un appartement comme celui-ci, mais, par ailleurs, vous avez là plein de petits détails que l’artiste a considérablement ajustés pour avoir exactement l’image qu’il voulait. Donatien Grau   Si vous pensez aux façons dont la photographie essaie de sortir de cette tradition d’archivage, quel serait l’ADN de cette nouvelle forme de photographie ? Russell Ferguson   Je ne crois pas qu’elle puisse jamais se défaire complètement de cette mission-là, à moins qu’on ne pense à certaines des expérimentations de James W ­ elling ou de Wolfgang Tillmans avec la chambre noire, qui sont e­ ntièrement réa18

Peinture et photographie

lisées, qui trouvent leur point de départ, dans la chambre noire. Tout le reste aura forcément, d’une manière ou d’une autre, une relation d’indexation au monde. Je ne crois pas que la photographie puisse jamais perdre ce rapport à la représentation du monde : chaque fois que vous ouvrez le diaphragme pour prendre votre photo, il y a quelque chose devant, et même une photo qui est complètement mise en scène représente encore ce qui est devant l’objectif. Je crois simplement que cela devient plutôt un aspect de la photographie parmi d’autres, alors que, même il y a trente ans, on tenait pour acquis que la qualité première de la photo, la plus essentielle, était de représenter le monde tel que le photographe le voyait. Il y avait beaucoup de rhétorique autour de ce type d’authenticité-là : même le recadrage était considéré avec une certaine suspicion. Donatien Grau   Vous parlez d’il y a trente ans. Pourquoi est-ce que ce tournant s’opère aujourd’hui ? Russell Ferguson   Je pense que l’évolution technique pousse dans ce sens. Il fut un temps où, si vous vouliez voir quelque chose de spectaculaire ou d’important en train de se passer, il vous fallait un de ces photographes du genre entreprenant, un aventurier, un chasseur d’images, qui soit là avec son appareil pour l’enregistrer. Maintenant, si on pense aux grands événements publics ou spectaculaires, ils sont presque toujours enregistrés par quelqu’un qui est là avec son téléphone, soit sous forme d’instantané, soit, de plus en plus, en vidéo. Cette technologie est omniprésente. C’est quelque chose qui remet profondément en cause la capacité du photojournaliste ou de quiconque travaille dans une tradition documentaire à être le dépositaire de l’information concernée. Maintenant, on le voit partout. Pour les artistes qui veulent travailler avec la photo19

Chapitre 1

graphie, en particulier, cette situation les force vraiment à se poser la question de ce qu’ils font. Et je crois qu’elle en conduit beaucoup – pas tous, évidemment – vers des traditions picturales qui ont été minorées pendant une grande partie de l’histoire de la photo. Donatien Grau   Il me semble que ceci nous amène à interroger le rapport de l’art à son médium : est-ce que ce changement dans l’usage de la photographie est une mise en question de l’art lui-même ? Russell Ferguson   Si vous êtes peintre, que vous créez des œuvres d’art qui sont des peintures, et que vous entrez dans une pièce pour donner une conférence, il est clair que vous ne vous attendez pas à ce que chacune des personnes présentes ait fait un tableau et plusieurs dessins avant de venir vous écouter, au sens où je peux raisonnablement m’attendre à ce que la plupart des personnes présentes ici aient déjà pris deux ou trois photos dans la journée. Il y a une sorte de séparation qui fait qu’il y a moins d’anxiété à être peintre, du moins pour ce qui est de faire accepter son œuvre comme œuvre d’art. Dans le fond, elle ne peut pas être autre chose ; comme peinture elle peut être bonne ou mauvaise, mais nous la reconnaissons immédiatement en tant qu’œuvre d’art. Chez les artistes qui veulent faire des photos qui soient aussi des œuvres d’art, il y a d’emblée ce désir anxieux de les distinguer de tous les autres usages de la photographie. Par exemple, le recours à la photographie en couleur a été possible bien avant d’être accepté en art, parce que la couleur était rabaissée par son usage commercial et qu’elle avait été confisquée par les amateurs : il y avait ce sentiment très répandu que qu’elle en était disqualifiée, qu’elle ne pouvait pas être prise en considération en tant qu’art. Dans le champ 20

Peinture et photographie

de la photographie d’art, la couleur n’est devenue acceptable qu’à un stade extraordinairement tardif. Il y a donc toujours eu ce besoin de séparer la photographie d’art des autres genres de photo, et je pense que cela produit un niveau d’anxiété, de doute, qu’on ne retrouve pas dans d’autres médiums. Donatien Grau   Est-ce que c’est le système pictural de la peinture qui est réutilisé par la photographie, ou bien est-ce qu’il s’agit d’un autre système qui serait indépendant de l’une comme de l’autre, et que la photo essaierait d’explorer ? Russell Ferguson   La peinture a aussi eu ses démêlés avec la photographie : d’un certain point de vue, on peut dire que, dès l’invention de la photographie, de manière continuelle, la peinture s’est frayé des chemins vers des choses que celle-ci ne pouvait pas faire. À certains égards, on peut soutenir que l’impressionnisme permettait de rendre la couleur et les effets atmosphériques d’une manière qui, à cette époque, était hors d’atteinte de la photographie, et que, à mesure que la photo progressait dans sa capacité à représenter le monde, on a assisté en peinture à un virage massif vers l’abstraction. Je crois qu’on pourrait écrire toute une histoire de la peinture depuis l’apparition de la photographie, des diverses manières dont la peinture a essayé d’exclure la photographie de son pré carré. Le moment que nous vivons est intéressant, parce que ces batailles-là sont derrière nous, et que la peinture a trouvé d’autres terrains où se maintenir. Elle a mis au jour beaucoup de stratégies picturales qui sont utilisables également par la peinture et par la photo. Les photographes peuvent produire des œuvres clairement redevables à la tradition picturale qui est associée à la peinture, mais ils ont aussi d’autres stratégies à leur disposition. 21

Chapitre 1

Donatien Grau   Il me semble que, dans beaucoup de ces photographies qui donnent l’impression d’inclure des éléments picturaux, il y a toujours une impression d’inquiétante étrangeté. Pensez-vous que la photographie picturale entretienne une relation spécifique à ce sentiment d’inquiétante étrangeté ? Russell Ferguson   C’est vrai, parmi les photos que j’ai retenues pour cette exposition, il y en a beaucoup dans lesquelles on trouve un élément d’inquiétante étrangeté. C’est quelque chose qui me plaît, personnellement, mais je ne dirais pas que cela y joue un rôle absolument essentiel. Cette photographie aussi possède un élément d’inquiétante étrangeté, mais je ne trouve pas spécialement que celle de Jeff Wall, par exemple, porte vraiment sur cela. À mon avis, il n’y a pas d’affinité intrinsèque entre l’inquiétante étrangeté et la stratégie picturale en photographie, même si c’est l’un des registres dans lesquels les artistes peuvent travailler. Je dirais la même chose de l’écriture de fiction : vous pouvez décider de vous confronter à l’étrange, ou non. Donatien Grau   Je pensais aux procédés que la photographie avait empruntés à la peinture : pourriez-vous me dire quels sont les éléments que cette nouvelle photographie picturale a pris à la peinture ? Russell Ferguson   La première chose que le type de travail dont nous parlons ait empruntée à la peinture, à la fin des années 1970, ça été le format. Dans la deuxième moitié de la décennie les artistes ont eu à leur disposition des moyens techniques qui rendaient praticables des tirages grand format de haute qualité. C’est devenu de plus en plus populaire. Nous 22

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les voyons tellement partout aujourd’hui, ces tirages en très grand format, ils sont omniprésents dans les foires. Cela peut être difficile de se rappeler que, dans les années 1980 encore, une exposition de photo standard, c’étaient uniquement des tirages en noir et blanc de 20 cm sur 25, avec certains en format portrait et d’autres en format paysage, et ils faisaient une espèce de ligne qui courait le long de la bordure. Cette faculté de travailler sur une grande échelle en photographie, est la première chose que les photographes aient prise à la peinture. Puis il y a eu la possibilité de travailler avec la scène de genre, avec le portrait, avec tous les genres principaux de la peinture. Si le portrait pose relativement peu de problèmes, en revanche beaucoup de gens sont extrêmement choqués en voyant, par exemple, l’équivalent photographique d’un tableau d’histoire, où l’artiste situe sa photo intégralement dans une époque antérieure, avec une photo située dans les années 1930, ou 1950, alors qu’on trouve que cela va de soi dans un tableau ou, bien sûr, au cinéma. Vous pouvez situer votre film à n’importe quelle époque. Là encore, cela renvoie à cette rhétorique de l’authenticité qui court dans toute l’histoire de la photographie, qui veut qu’elle soit, en un sens, la transcription trait pour trait de ce qu’il y a dans le monde. C’est difficile de comprendre qu’on aille s’intéresser à des photographies qui peuvent être situées, mettons, à une autre époque, alors que normalement elles sont aussi censées représenter exactement ce qui se trouve devant l’appareil. Ce sont des photographies au même titre que n’importe quelle autre, mais je pense que ce sont les plus choquantes aux yeux des traditionalistes de la photo, parce qu’elles se placent très, très loin de l’idée de la photo comme document de notre temps.

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Chapitre 1

Donatien Grau   Wim, est-ce que vous croyez à la photographie comme document de notre temps ? Wim Wenders   Absolument, plus que quiconque dans cette pièce. Je veux ajouter quelque chose à ce qu’a dit Russell. Je suis l’unique praticien ici, je suis ce type qui voulait devenir peintre et puis qui est devenu photographe et réalisateur. En plus, je ne suis pas vraiment un intellectuel. Donc, pour ce qui est du procédé que la photographie et la peinture ont en commun, il y a deux choses qui se détachent pour moi, de mon point de vue de praticien : c’est le regard, l’acte de voir, et puis le cadre, le foutu cadre. Voilà ce qu’on a en commun, plus que n’importe quoi d’autre. Quand j’ai découvert la peinture, la grande découverte, pour moi, c’était le cadre plus que tout le reste : pas tant ce qu’il y avait dedans que le cadre lui-même. Ce n’est que bien plus tard que j’ai eu mon premier appareil photo. J’avais sept ans, je devenais le maître du cadre : avec ce petit appareil que j’avais eu, j’étais aussi celui qui déterminait le cadre, comme tous ces peintres que j’admirais. Tout le reste venait après. Je voulais peindre et rien d’autre. Je voulais peindre et puis, en cours de route, j’en ai été détourné par le cinéma, par les mille films que je voyais à la Cinémathèque, et par le fait que certains de mes peintres préférés se sont mis à faire des films, comme Andy Warhol. J’ai vu une rétrospective du cinéma américain underground : Stan Brakhage, Michael Snow, ces grands peintres qui faisaient des films. Alors je me suis dit : c’est quelque chose qui a sa légitimité. La caméra peut être une continuation de la peinture par d’autres moyens, et c’est ce qui m’a servi d’excuse, je me disais que je pourrais peut-être continuer à peindre, jusqu’au moment où je me suis rendu compte qu’il y avait autre chose, qui était la dimension narrative. Cette dimension dépas24

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sait tout ce qu’il était possible de faire pour un peintre. Cette prise de conscience m’a emmené sur une trajectoire différente, et ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte que le plus important là aussi, c’était le cadre, et qu’en définitive j’ai redécouvert la photographie. Alors que j’en avais fait toute ma vie, je crois que j’ai ressenti la même chose que les peintres quand la photographie est apparue. Ils ont eu peur, parce qu’ils avaient en face d’eux ce nouveau métier qui faisait la même chose qu’eux – représenter – mais en mieux. Tout d’un coup, les peintres se sont trouvés face à ce défi et cela les a stimulés, les a poussés vers l’acte de voir et ils ont commencé à voir différemment, dans l’âme, vers l’intérieur, ce que les photographes ne pouvaient pas faire, du moins pas à cette époque-là. Si la peinture est devenue aussi aventureuse à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, c’est largement à cause de la photographie. L’impressionnisme, comme l’expressionnisme et tout ce que l’art moderne a pu trouver, sont venus de cet énorme stimulus qu’a été la photographie, en tant que domaine qui réalisait ce que la peinture était censée réaliser à l’origine, mais mieux. Comme je suis toujours photographe et réalisateur, j’ai l’impression que c’est le mouvement inverse qui est, tout à coup, en train de se produire. Les tableaux poussent les photographes à s’éloigner de la représentation et à se lancer dans d’autres choses : maintenant, je vois énormément de photographes qui essaient de redevenir des peintres. Je vois énormément de photographes qui, en particulier avec des moyens numériques, essaient de traiter les objets, les choses, les paysages, les gens, comme des matériaux, pour redevenir de grands peintres. C’est un drôle de cercle, la photo qui pousse la peinture, la peinture qui pousse la photo, et les deux qui gardent pendant tout ce temps quelque chose en commun, c’est-à-dire l’acte de voir, et le cadre qui détermine ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. 25

Chapitre 1

Donatien Grau   Pensez-vous que nos manières de voir un tableau et une photographie soient similaires ? Wim Wenders   Je pense que oui. Je pense qu’elles le sont davantage que les peintres et les photographes n’aiment à le croire. Fondamentalement, il s’agit toujours de traduire un acte de voir en quelque chose qu’on va montrer. Et, en tant que peintre comme en tant que photographe, vous devez d’abord voir avant de pouvoir commencer à montrer. Donatien Grau   Mais, à un moment se pose la question de matérialité : la matérialité d’une peinture est très différente de celle d’une photographie, de sorte que cette passion retrouvée des photographes pour la peinture vient peut-être de ces différences de matérialité. Wim Wenders   Absolument : la matérialité en photo numérique a des connotations complètement différentes, des outils différents, un accès aux matériaux qui est différent. Tout d’un coup, on peut faire des choses, dont pendant près de cent cinquante ans, les photographes n’ont même pas pu avoir idée, ils ont une palette complètement neuve et ils s’en servent. Moi, non, j’aime cette vieille idée que la photo est strictement de l’ordre de la représentation, qu’elle a partie liée à une réalité qui se trouvait là, tout comme en réalisation. Je veux bien adhérer à n’importe quelle nouvelle technologie numérique mais, comme photographe, je suis le dernier des Mohicans, j’aime le négatif et j’aime le fait de n’y apporter aucun changement à la con, de le tirer et point barre. Mais au stade actuel, c’est pratiquement obsolète en tant qu’acte photographique.

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Peinture et photographie

Donatien Grau   Vous avez dit que la photographie, c’était la peinture avec d’autres moyens : ce qui reste de la peinture dans cette photographie qui a d’autres moyens, c’est l’acte de voir, mais aussi une façon de regarder le monde hors de nous. Comment est-ce qu’on se rapporte au monde ? Wim Wenders   Assez étrangement, on ne peut jamais séparer l’acte de voir de qui on est, ni de la façon dont, dans l’acte de voir, on se traduit pour le monde et dont le monde se traduit de lui-même. De sorte que je me suis fait, très progressivement, à cette idée que le photographe est perpétuellement en train de faire son autoportrait. Chaque fois qu’il prend une vue, il en prend aussi le contrechamp. Je crois que le peintre aussi se peint lui-même ou elle-même tout le temps, et c’est pareil pour le photographe. C’est toujours une fenêtre sur le monde, et cette fenêtre fonctionne toujours dans les deux sens. Elle vous montre à autrui tout autant que vous lui montrez le monde. L’acte de voir est tellement complexe : la façon dont il peut devenir peinture ou photo, la façon dont il vous implique en tant que personne en train de voir, dont il implique quiconque voit ce que vous avez vu. C’est presque comme si le cadre était la seule chose qui nous soit restée commune à tous. Donatien Grau   Le cadre ? Wim Wenders   Oui. Rien qu’un cadre. C’est la seule chose objective dans tout ça. Tout le reste est négociable. Donatien Grau   Le cadre est peut-être objectif, mais il est aussi incroyablement subjectif : ce qui reste, c’est le fait que tout cadre est subjectif.

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Chapitre 1

Jean-Baptiste-Camille Corot, Souvenir de Mortefontaine, 1864.

Wim Wenders   Le cadre que vous voyez dans ce tableau de Corot, je l’ai vu pendant trois années de ma vie : c’était une petite reproduction bon marché, une des rares choses à avoir survécu à la guerre. Ma mère l’avait suspendu au-dessus de mon lit quand j’étais petit garçon, et puis elle voulait m’obliger à dormir. Mais bien sûr, je ne dormais pas. J’ai fixé ce tableau des yeux pendant trois ans de ma vie, et il est devenu l’univers entier pour moi. Je connaissais chaque feuille d’arbre, et elle voulait dire la liberté, l’amour, tout ça ; ce petit morceau d’univers incroyable de beauté me faisait rêver que probablement Corot s’asseyait devant, du moins j’ai toujours voulu m’imaginer qu’il restait assis devant. Donatien Grau   C’est aussi une manière de regarder qui est moderne : en réalité, l’époque de Corot et de l’École de Barbi28

Peinture et photographie

zon a été celle où les gens ont commencé de s’intéresser à la peinture en extérieur. Et c’est là que l’on retrouve également la question du savoir-faire : Corot voulait nous montrer le monde extérieur, et il avait le talent qu’il fallait. Est-ce qu’aujourd’hui vous pourriez comparer le savoir-faire d’un peintre à celui d’un photographe ? Wim Wenders   C’est toute la question. Pourquoi est-ce que telle chose mérite d’entrer dans le cadre et telle autre d’en être exclue ? Pourquoi est-ce que vous voulez que telle partie du monde en fasse partie, et de quelle autorité est-ce que vous cadrez quelque chose, que ce soit en tant que photographe ou en tant que peintre ? Alors bon, je ne suis pas peintre, je suis seulement photographe mais, du coup, cela me permet d’oser dire : j’ai envie de montrer cela à quelqu’un d’autre, ou : ce bout-ci du monde est plus émouvant que celui-là. Qu’est-ce que c’est dans le fond, sinon de l’instinct, sinon un désir de déchiffrer quelque chose qui puisse transmettre à quelqu’un d’autre de la beauté, de la culture, une partie de l’histoire ? Qu’est-ce qui fait que je vais soulever mon appareil et cadrer une vue ? C’est une bonne question. Mais elle est presque obsolète, puisque la plupart des photos que nous prenons aujourd’hui sont prises de façon non délibérée. Un selfie est toujours un acte narcissique non délibéré, mais ce n’est plus une image. Je n’appelle même pas ça de la photographie. Je prends une centaine de vues par jour sur mon iPhone. Pour moi, ce ne sont pas des photographies. Il y a une certaine manière de s’amuser avec d’autres, de communiquer et de partager quelque chose, mais certainement pas une photo. Il n’y a rien qui traduise un acte de vision.

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Chapitre 1

Donatien Grau   Peinture et photographie, telles que vous les voyez, semblent reposer sur deux aspects : l’un de transformation, l’autre de traduction. Comment voyez-vous la relation entre ces deux éléments ? Wim Wenders   Le fait même de traduire est ce qui m’intéresse le plus, parce que c’est ce que je peux faire de plus actif. Quand je tourne un film, je suis tellement occupé à raconter une histoire que, en tant que photographe, je suis ravi de n’avoir aucune histoire à raconter, je peux être là, voir quelque chose qui m’intéresse, trouver comment le cadrer, et puis, à l’intérieur de ce cadre, entendre toutes les traces de récits que l’endroit peut me raconter. Les lieux sont des conteurs absolument incroyables, et surtout si on s’ouvre, ils parlent de nous. Ils parlent de manière implacable de l’histoire de l’humanité, ils ont une mémoire fantastique. Les lieux ont une mémoire gigantesque. En tant que photographe, je suis quelqu’un qui écoute. J’écoute les histoires que les lieux peuvent raconter sur nous et, en tant que photographe, c’est vraiment cette compétence-là que j’ai acquise. Donatien Grau   Du fait de voir à celui de parler : est-ce que vous voyez un lien entre la parole des lieux et l’acte de voir ? Wim Wenders   Vous voyez, j’ai cette autre occupation, qui est de réaliser des films. La parole y tient une telle place que j’essaie vraiment de réduire mon travail de photographe à l’acte de voir. Bien sûr, après, au bout du compte vous êtes obligé de faire votre tirage, et alors cela devient un acte de montrer ; et aussi un acte de parler, parce que vous faites une déclaration en tirant quelque chose et en mettant des gens devant. Même avec un très grand format, il y a bien une forme d’acte à se tenir 30

Peinture et photographie

devant une photo blanche de quatre mètres de haut. Vous transportez vraiment cette personne dans un autre lieu : tout d’un coup elle n’est plus dans un musée, elle se tient dans l’endroit où je voulais qu’elle se tienne. Pour moi, c’est encore plus un acte de volonté, l’acte de vouloir que cette personne écoute et voie. Ce n’est pas le même acte que lorsque je raconte une histoire. Donatien Grau   Je voulais aussi vous parler du paysage. Comment est-ce que vous envisagez le paysage, en tant que révélateur de la photographie et la peinture ? Wim Wenders   J’étais déjà myope gamin. Et mes parents ne le savaient pas. Mais quand je suis allé à l’école, l’enseignant a juste dit : votre fils est toujours assis au premier rang, faites-lui voir un docteur. Donc la notion de netteté a toujours été une question pour moi. Notre premier voyage en famille, c’était à Amsterdam, au Rijksmuseum. J’ai vu mes premières peintures de paysage et certaines m’ont choqué, parce que l’horizon y était très, très bas, avec des ciels énormes. Je trouvais cela absolument renversant, je voulais y retourner le jour suivant et mes parents ont dit : mais nous sommes déjà allés au musée. J’ai répondu : oui, mais j’aimerais bien qu’on y retourne, parce que j’adore comme ces peintres ont cadré le paysage, j’ai adoré tous ces horizons et comme on pouvait voir loin. Mon désir de photographe est très lié à cette expérience juvénile, à ce fait de voir un horizon si vaste. J’ai grandi dans une ville dévastée, et ces tableaux sont la première chose que j’aie vue de ma vie où le monde était beau. Ces peintres hollandais cadraient le paysage, montraient les horizons, montraient des gens qui à l’époque étaient considérés comme insignifiants. 31

Chapitre 1

Chaque fois qu’on arrivait devant un portrait, je passais parce que les portraits ne m’intéressaient pas. Déjà, gamin, les portraits de Rembrandt ne me faisaient rien, parce que c’étaient les lieux que je voulais voir. J’aimais bien les gens quand ils étaient de petites silhouettes. Je me suis rendu compte que, quand il n’y avait personne, le paysage pouvait me parler. Je trouvais cela tellement plus intéressant : c’est moi qui devenais le spectateur. Donatien Grau   J’aimerais interroger sur la question de la transformation. Je vous ai interrogé sur la traduction et la transformation, vous avez choisi la traduction. Ne serait-ce pas que vous vous intéressez, essentiellement, aux tableaux qui traduisent plutôt qu’à ceux qui transforment ? Wim Wenders   C’est vrai, même si mon peintre favori est un grand maître de la transformation : je parle de Paul Klee. Il ne faisait rien d’autre que transformer. J’ai toujours aimé, et cela m’a enrichi, mais je n’avais pas le talent pour. Je n’étais pas quelqu’un qui transformait, j’étais quelqu’un qui traduisait. Dans mon œuvre narrative, j’ai toujours eu tendance à préférer tout ce qui était réel, plutôt que ce qui était de l’ordre de la fiction. Même dans mon œuvre de fiction, j’ai toujours essayé de laisser le plus de réel possible. C’est peut-être pour cette raison que j’aime tant les premiers photographes : parce qu’ils étaient tellement impressionnés à l’idée de pouvoir conserver une image. Ils avaient une dette énorme envers la réalité et, pour eux, le fait de pouvoir saisir quelque chose qui allait vous rester gravé dans le cœur tenait carrément du sacré. Je suis toujours extrêmement impressionné par la facilité avec laquelle la photographie peut représenter une chose telle qu’elle est. 32

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Donatien Grau   J’aimerais entendre maintenant la contribution de Dominique, en tant que spécialiste de premier plan des origines de la photographie. Il me semble, pour avoir lu vos travaux, qu’à l’origine on était beaucoup plus près de la conversation que du divorce. Dominique de Font-Réaulx    Nous savons tous que la photographie a été inventée au début du XIXe siècle. La date d’annonce de l’invention, c’est 1839. Mais la photographie, à ce moment-là, n’était pas neuve en tant que dispositif matériel : elle était fondée sur la camera obscura, qui a été inventée au tout début du XVIe siècle, soit trois cents ans plus tôt. Et le procédé de la camera obscura a été très utilisé par les peintres au long des trois cents ans qui ont mené à l’invention de la photographie. La photo n’était pas quelque chose de nouveau au niveau des dispositifs techniques, c’est l’idée qui était nouvelle. En 2010, François Brunet a publié un beau livre intitulé La naissance de l’idée de photographie. La nouveauté de l’idée, c’est qu’on voulait conserver les images inventées dans la camera obscura. On ne se contentait plus de les avoir, comme on l’avait fait pendant des siècles. Cette idée de conservation se rapporte aussi à la conception qu’on trouve chez Roland Barthes de la photographie comme témoignage. J’ai trouvé très intéressant d’entendre Wim parler en termes de cadrage : ­Barthes a des mots, des paragraphes merveilleux, exactement sur cette idée. Il parle de la littérature réaliste, de la Sarrasine de Balzac. Il dit que l’écrivain réaliste est celui qui a cadré le monde, et je crois que c’est également vrai de la photographie. Il y a un malentendu considérable sur cette idée de la photographie comme technique nouvelle, qui tient à ce qu’elle a d’abord été présentée devant l’Académie des Sciences et non devant celle des Beaux-Arts. Elle a été présentée d ­ evant 33

Chapitre 1

l­’Académie des Sciences parce que François Arago était membre de cette académie, et qu’il espérait que la photographie lui donnerait, à lui et aux autres savants, le moyen d’être aussi exacts que possible, et de supprimer tout médium entre l’objet et sa représentation. Bien sûr, c’était une utopie, c’était impossible. C’était impossible en 1839 et ça l’est encore maintenant : il y a toujours de la médiation, et le cadre est une médiation. Mais à cette époque, c’était cela qu’Arago attendait ; et à cause de ces attentes, il décida de soutenir Daguerre et son invention, et même de faire de Daguerre son champion. Pour les esprits un peu vieux jeu, en France singulièrement, la photographie tombe dans le champ de la technique, alors qu’il n’en est rien : elle est d’ordre esthétique, bien sûr, et elle pourrait être d’ordre philosophique. Elle est picturale : l’usage du cadre, l’idée de placer un cadre devant le monde est d’ordre pictural. Sans parler du fait que la camera obscura était un procédé pictural… Quand je dis qu’il aurait été impossible d’inventer la photographie avant le début du XIXe siècle, je ne l’entends pas sur le plan de la technique, mais sur le plan intellectuel : pour inventer la photographie, vous devez penser que l’artiste est le créateur de l’artefact. C’est une idée romantique et, en un sens, la photographie est fille du romantisme. Avant l’ère romantique, on ne se dit pas qu’on est un créateur artistique, qu’on crée des œuvres d’art, on se dit qu’il y a autre chose qui se passe, et qui n’est pas inhérent à notre personne. Tout ce qui est perçu aujourd’hui encore comme des qualités propres de la photographie, lorsqu’on parle d’exactitude par exemple, ou l’idée de la photo comme preuve, tout cela est né d’un malentendu. Les photos, bien sûr, n’apportent pas de preuves. Elles sont un moyen de recréer, de réinventer le réel, mais à cause de cette annonce devant l’Académie des Sciences, à cause de l’utopie d’Arago et 34

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de Daguerre, nous avons eu affaire à cette prétention à l’exactitude, à pouvoir donner des preuves de la réalité. Cette idée de preuve est présente dès le début, mais elle a aussi été contestée depuis le début. Vallou de Villeneuve, par exemple, était un photographe des années 1850. Il avait une formation de peintre et de lithographe. Il a réalisé de superbes photographies entre 1850 et 1856, notamment de très beaux nus, ce qui s’appelait à l’époque une Étude d’après nature, qui était conçu pour les peintres. Si vous regardez ces photos de près, vous voyez qu’il trichait avec la réalité : il avait pris des photos d’une femme dans son studio, mais il avait corrigé la forme de son corps, à l’encre et au crayon. On est en 1852, et Photoshop est déjà là. Cette idée de jeu entre le faux et le vrai est présente dès le début. Si nous passons du côté de la peinture, nous pouvons prendre les Baigneuses de Gustave Courbet, qui sont maintenant au Musée Fabre de Montpellier. Ce tableau a été présenté au Salon de 1853, où il a causé un scandale très considérable. La femme qui avait posé pour Courbet était la même qui avait posé pour Julien Vallou de Villeneuve. Or Vallou de Villeneuve triche avec la réalité, mais pas Courbet. Son tableau nous montre cette femme avec un corps franchement massif, avec tous les plis de son corps. Si on fait la comparaison, Courbet ne copie pas Villeneuve, il n’y aurait aucun sens à le dire. Il se sert d’une photo. Il faut qu’il y ait réellement une femme à photographier, mais la pose de cette femme pour Vallou de Villeneuve était inspirée par la peinture d’histoire et par ses idéaux. Courbet, qui se disait réaliste, arrive à présenter ce corps en rapport avec la tradition, avec le nouveau médium qu’est la photographie, et avec une représentation nouvelle de la réalité. C’est révolutionnaire. L’histoire de cette naissance fort étrange de la photographie aurait pu se dérouler en sens inverse, Daguerre était un 35

Chapitre 1

Vallou de Villeneuve, Étude d'après nature, nu n° 1935, 1853.

peintre respecté. En fait, Charles X lui avait remis la Légion d’Honneur en 1824 pour sa contribution à la peinture. Ce n’était pas du tout un savant, il peignait des dioramas, des décors pour les théâtres. On pourrait imaginer une histoire où la photographie aurait été accueillie par l’Académie des Beaux-Arts. Il est important de se rappeler que, initialement, le but de la photographie n’était pas l’exactitude en elle-même et pour elle-même mais, en réalité, de placer un nouveau cadre devant le monde, comme disait Wim. Il s’agissait aussi, à coup sûr, de maintenir la distance du témoignage vis-à-vis de ce qui était arrivé avant. C’est pour cette raison que la photographie a toujours eu à voir avec le fait de raconter une histoire, avec l’idée de narration : elle est toujours récit, parce qu’elle nous montre toujours un instant qui, comme disait B ­ arthes, n’est plus là. Elle

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Gustave Courbet, Les Baigneuses, 1853.

parle toujours du passé, et c’est pour cette raison qu’elle nous parle aussi d’aujourd’hui, et de l’avenir. Donatien Grau   Je crois que ce qui ressort de notre entretien, c’est que la photographie occupe une place ambigüe : elle est à l’intérieur et à l’extérieur des Beaux-Arts, depuis le tout début. Pourquoi est-ce le cas, à votre avis ? Qu’en est-il aujourd’hui ? Dominique de Font-Réaulx    Depuis le tout début, la photographie revendique une place parmi les Beaux-Arts. Il faut attendre Lucien Clergue, dans les premières années du XXIe siècle, pour que la photo soit la bienvenue à l’Académie des Beaux-Arts. Ce qui compte maintenant, c’est aussi que depuis quinze ans tout a changé avec le numérique. Nous sommes ­désormais dans une situation différente, qui en réalité rend 37

Chapitre 1

plus facile de parler des origines de la photographie, parce qu’en un sens il y a eu un changement très fort dans nos perceptions de la photographie. Aujourd’hui, il nous faut redéfinir les termes du débat. Comme l’a dit Wim, on peut se demander si toutes les images que nous produisons avec nos téléphones portables sont des photos, mais nous n’avons pas encore d’autre mot pour les désigner. J’ai attentivement écouté Russell parler du document et du documentaire. Ce ne sont pas des mots du XIXe siècle, à cette époque-là on employait des termes comme « études » ou « études d’après nature ». Nous devrions utiliser le mot « document » avec précaution, car c’est un mot du XXe siècle et non pas du XIXe. Ce qu’on avait en tête alors, et qui n’était pas la même chose qu’aujourd’hui, c’était une étude, qui pouvait aussi être utilisée en vue d’un tableau, et qui n’était pas considérée comme un document en elle-même. Russell Ferguson   Aujourd’hui, très peu de gens nieraient que la photographie fait partie des Beaux-Arts, on peut en trouver mais c’est très rare. Mais je crois qu’il y a toujours des tensions au sein même de la photographie, qui viennent des multiples usages qu’elle trouve en dehors des Beaux-Arts. Notre réticence à admettre que le cinq centième selfie de la journée soit même une photo indique quelque chose de ces anxiétés car, si l’on veut bien considérer la chose sous un autre angle, il est incontestable qu’il s’agit d’une photo. On peut ne pas le considérer comme une photo, dans le sens que Wim suggérait tout à l’heure par rapport au cadre. Il faut que la personne qui l’a pris nous donne quelque chose qui le rende propre à notre considération, et cela signifie de penser le contour de l’œuvre, sa composition. Ce sont ces aspects-là qui font que quelque chose est non seulement une photographie, mais encore une œuvre d’art qui 38

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fait usage de la photographie – ce qui, en un sens, n’est qu’un sous-ensemble de la photographie. Cette répugnance à utiliser des éléments tirés de l’autre domaine de la photo reste très actuelle. Les boîtes lumineuses dont l’usage a rendu Jeff Wall célèbre étaient là, à tous les coins de rue, avant qu’il ne les utilise : sous forme de publicités aux arrêts de bus, pour des films ou pour divers produits. Mais avant qu’il ne décide qu’il pouvait s’en servir dans le contexte des Beaux-Arts, apparemment, il n’était jamais venu à l’esprit de personne qu’on pouvait les extraire de l’univers commercial et les utiliser dans un contexte artistique. Pourtant, le matériel technologique se trouvait là dans nos villes, littéralement à tous les coins de rue ou presque. Il y a une anxiété de la photographie, par rapport à son statut d’appartenance aux Beaux-Arts. Elle repose peut-être sur des postulats erronés, mais elle n’en continue pas moins à générer certains questionnements en son sein. Wim Wenders   J’ai toujours aimé la peinture, comme j’ai toujours aimé la photographie, mais j’ai toujours hésité à utiliser le mot d’ « art », dans un cas comme dans l’autre. Je pense qu’aujourd’hui les discussions deviennent toujours extrêmement confuses dès que l’art entre en ligne de compte. Il y a bien longtemps, j’ai recopié une phrase que Franz Kafka avait écrite dans son journal : « L’art a besoin des métiers plus que les métiers n’ont besoin de l’art. » J’adore la dimension du métier en peinture et en photographie, et je dois avouer qu’elle m’intéresse davantage que le fait de savoir ce qui rentre dans une catégorie et ce qui en est exclu. Cette distinction me semble parfois si artificielle que je préfère parler de la part du métier en peinture, de la part du métier en photographie. Dès qu’il est question de l’art, je laisse tomber. Je sens que je suis sur une

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Chapitre 1

Annette Kelm, First Picture for a Show, 2007. Courtesy de l’artiste et de König Galerie.

sorte de terrain dangereux, et je laisse la chose hors de mes considérations. Donatien Grau   Il se pourrait donc que ce retour au débat sur la peinture et la photographie soit une manière d’échapper à cette anxiété, de trouver une issue vers un espace différent. À certains égards, ce pourrait être une réponse à cette anxiété. Qu’en pensez-vous ? Russell Ferguson    On peut certainement avancer que la peinture a connu ses phases les plus dynamiques lorsqu’elle a été le plus menacée, que ce soit par des changements sociaux plus généraux ou par des systèmes de représentation – dans notre cas, par la pression immédiate de la photographie. Pen40

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dant des siècles, il a existé une industrie florissante du portrait, exercée par des peintres de province dans tout le monde occidental, pour des gens qui avaient un certain niveau de revenus ou un certain statut social : ils se faisaient faire des portraits qui allaient de ce que nous appellerions des traditions locales primitives, jusqu’à des « œuvres d’art » tout à fait sophistiquées. En majorité, cette production, à l’exception de sa strate la plus haute, a été éliminée très vite par la photographie. Ce qui a donné, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un moment très dynamique pour la peinture, alors que la photo venait occuper bon nombre des créneaux qui avaient été les siens dans la société. On peut en dire autant d’époques plus tardives de la peinture. Et là, on aurait certainement de bonnes raisons d’affirmer que parfois, quel que soit le médium, les évolutions les plus spectaculaires et les plus novatrices se produisent lorsque ce médium fait face au maximum de pression. C’est peut-être plus vrai encore de la photographie dans le contexte artistique actuel : elle est confrontée à une pression très grande, parce que la technologie a énormément changé et qu’elle a rendu la production d’images, sous une forme ou une autre, si facile et si accessible à tous qu’elle produit une sorte de moment de crise pour ce qui était considéré jusqu’ici comme de la photographie. Quand vous pensez au cadre, vous pensez à une image déterminée, plutôt qu’au flux sans fin que vous générez sur Instagram. Dominique de Font-Réaulx    C’est là une question très vaste, à laquelle je voudrais répondre en suggérant deux perspectives. Au XIXe siècle, s’il est clair que la photographie a lancé un défi à la peinture, elle l’a également enrichie : elle lui a ­apporté des nouveautés, notamment l’idée de la série, et celle de 41

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r­ eprésenter un moment précis de la journée, un moment précis de l’année. Ces notions de série, du lien entre l’image et le temps, ont stimulé des œuvres aussi différentes que celles de Claude Monet ou d’Edgar Degas. Chaque fois que vous avez un nouveau procédé, chaque fois que vous avez une invention nouvelle, il y a des créateurs qui parviennent à s’en emparer, à les recréer, à les transformer. Ce premier point est d’ordre historique. L’autre aspect que je voudrais évoquer, c’est l’impression du visiteur de foire moyen. La FIAC et Paris Photo se partagent un certain nombre de galeries, qui présentent des œuvres dans l’une et l’autre foires. C’est une conversation d’un genre intéressant : l’identité des images peut être double, fluide. Le fait qu’il soit maintenant si facile de prendre une photo rend le métier du photographe plus valable que jamais, à tous les sens du terme « valeur ». Donatien Grau   Les portraitistes du XIXe siècle ont disparu, et il n’est resté de place pour une exigence relevée que dans le champ artistique, par opposition avec le champ plus vaste de la représentation. Peut-être y a-t-il là un parallèle à faire ? Wim Wenders   Tout dépend de savoir jusqu’où vous vous autorisez à pousser l’acte de voir, et jusqu’où vous permettez au spectateur, que ce soit en photographie ou en peinture, de pousser l’acte de voir : ça peut évidemment rester très général, ça peut être très ordinaire, et je ne voudrais pas visiter une exposition de selfies, parce que l’acte de les voir ne m’intéresse pas. Le spectateur d’une telle expo ne m’intéresse pas non plus. Dans quelle mesure est-ce que, aujourd’hui, un tableau ou une photo repousse des limites ? Évidemment, nous voyons, nous regardons, de manière infiniment plus précise que les 42

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gens il y a cent ans. Nous avons cette richesse inestimable, nous en voyons tellement plus, nous voyons tellement plus vite qu’à aucune autre époque. Cette possibilité que nous avons de traverser Paris Photo, de voir des millions d’images et de nous en rappeler certaines bel et bien après coup, c’est quelque chose de spécial. Nous avons un accès à l’image qui est incroyable, et cela vaut pour le Louvre tout autant que pour Paris Photo. On peut aussi traverser le Louvre en courant, comme l’a fait Godard dans l’un de ses films, et avoir l’impression qu’on l’a vu de ses yeux. On en voit infiniment plus, et on peut aussi se concentrer sur une seule image, que ce soit un tableau ou une photographie. On en déchiffre bien plus, on va plus loin en épaisseur que par le passé. J’en suis profondément convaincu. La seule chose qui m’intéresse, c’est l’épaisseur de perception qui existe dans la photographie aujourd’hui. Pour moi, c’est cela qui constitue l’art – ou pas. Donatien Grau   Je voulais vous poser à tous les trois ce qui me semble être la question sous-jacente de notre entretien : de l’acte de voir au selfie. La question essentielle, c’est celle de l’individu. Où est l’individu ? Quel est le rôle de l’individu dans cette manière différente de produire des images ? Russell Ferguson   Je suis sans doute un peu plus optimiste vis-à-vis de la culture iPhone en photographie, parce que je ne pense pas qu’elle doive nécessairement menacer quoi que ce soit d’autre. Si les gens veulent des photos de leurs amis, ou de ce qu’ils vont manger à dîner, cela ne me dérange pas. Et puis, je suis convaincu que, à l’heure où nous parlons, il y a un jeune quelque part au Brésil ou en Chine qui prend des photos de ce genre, et qui va mettre au point une nouvelle façon de regarder, de produire des images. Ce sera irréfutable, et il y aura 43

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d’autres personnes pour le reconnaître et le prendre en ligne de compte à un moment ou à un autre. Prenez autant de photos que vous voulez. Mais le vrai défi, c’est de faire des images que d’autres auront envie de regarder. Wim Wenders   Ce qui nous intéresse dans une image change également. La culture du selfie, des photos prises au téléphone, qui n’a guère plus de dix ans, change la nature de l’intérêt que nous prenons à ce qui se trouve dans l’image et la manière dont nous la lisons. Mes étudiants font des films sur leurs iPhones dont certains sont formidables et ne pourraient pas être réalisés avec un équipement onéreux. Je suis d’accord pour dire que, là, on assiste à la naissance de manières de voir différentes. Des commissaires qui ont organisé des expositions sur les selfies. Quand nous voyons une de ces expositions, nous trouvons une autre manière de nous intéresser à ces images. Nous allons nous intéresser à ce que les gens portent, ou bien à une certaine effronterie, ou à une certaine pudeur. L’intérêt, ce sur quoi on se concentrait, se déplace avec cette nouvelle sorte de photo qui aujourd’hui s’est tellement démocratisée que tout le monde en prend, mais qui nous donne aussi une appréhension beaucoup plus aigüe des photos réalisées dans une autre tradition, dans une tradition picturale, avec un concept de cadre, de façon réfléchie. Une bonne partie de cette nouvelle sorte de photographie relève du langage corporel, et non visuel. Dominique de Font-Réaulx    Une exposition, c’est un choix, et c’est un point de vue. C’est parce qu’une exposition est un point de vue qu’une exposition de selfies sera intéressante, ou qu’elle l’est déjà. On ne va sûrement pas y montrer tous les selfies, seulement certains d’entre eux. L’idée de réflexivité est 44

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très importante, et c’est vraiment l’enjeu de la photographie : c’est une invention romantique, et puis il y a un opérateur, un créateur derrière l’objectif, c’est lui ou elle qui décide et nous avons décidé ce qu’il ou elle veut prendre. Chaque fois qu’il y a un choix à faire, il y a un esprit individuel à respecter. C’est aussi, le sujet de la photographie. Wim Wenders   L’histoire des selfies en peinture serait intéressante, aussi. Dominique de Font-Réaulx    Oui, cela pourrait certainement être intéressant. Je suis impatiente de voir d’autres expositions de selfies ! Wim Wenders   C’est une histoire qui est vieille de mille ans. Donatien Grau   Qu’y a-t-il à penser de la relation entre liberté et contrainte, qui est inhérente à la composition comme à la palette ? Dominique de Font-Réaulx    Je pense que la liberté, c’est la contrainte. Et la torsion, ce pourrait être la liberté. La tradition académique du XIXe siècle était très stricte, et pourtant le XIXe siècle a été le temps des plus grandes révolutions artistiques. Nous parlions de Corot : c’est une œuvre qui nous amène à penser la révolution dans toute représentation. La manière dont nous négocions nos contraintes, c’est aussi notre liberté. Donatien Grau   Russell, en voyant votre exposition j’étais frappé du fait qu’on apercevait la construction, la composition, tout un tas de choses dont on pourrait dire que la photographie les a empruntées à la peinture. 45

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Russell Ferguson   Tout à l’heure, Wim parlait de ce que nous appelons, pour aller vite, la culture du selfie, ou du téléphone portable, mais il disait que les images ainsi produites n’étaient pas des photographies parce qu’elles ne sont pas considérées, on n’y trouve pas de pensée du bord, du cadre, de la composition, rien de semblable aux œuvres que je voulais regarder. Les œuvres de l’exposition Perfect Likeness ont été réalisées par des artistes qui utilisent la photo, mais qui réfléchissent à chacun de ces détails. Pour beaucoup de gens, c’est une approche qui est associée à la peinture, parce que nous acceptons, ou sommes très à l’aise avec, l’idée que la propriété de chaque touche doit revenir au peintre. Elle se trouve là parce que le peintre a choisi de l’y laisser, ou de la mettre là où elle est. Nous ne sommes pas tout à fait habitués à penser de la même manière vis-à-vis de la photographie, à cause de cette idée que tout rentre d’un seul coup, on prend tout d’un coup, y compris le surplus, l’information en trop. Mais le type de travail que j’ai voulu aborder constitue un champ intéressant dans la photographie : le photographe y assume aussi la propriété de chaque détail de la composition, du contenu de l’œuvre, même s’il apparaît aussi contingent qu’une petite touche de peinture. C’est aussi quelque chose dont l’artiste assume la propriété, la responsabilité, et c’est une autre manière de penser la production de l’image photographique. C’est l’opposé de ce que vous obtenez avec votre perche à selfie, mais pour moi, à l’heure actuelle, c’est un des champs les plus intéressants pour les gens qui travaillent dans le domaine de la photo. Est-ce que cette résurgence d’une manière ouvertement picturale représente une nouvelle façon de faire de la photographie ?

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Donatien Grau   Alors, est-ce que vous diriez que la peinture constitue une voie d’accès à une nouvelle manière de penser la photographie, d’après tous les éléments dont nous ­disposons ? Wim Wenders   Oui, absolument. De quelle peinture est-ce que nous parlons ? Parce que la peinture aujourd’hui va dans bien plus de directions qu’au XIXe siècle. Les tableaux m’ont appris tout ce que j’ai jamais eu à apprendre au sujet de la photo, mais c’était il y a soixante ans. Si j’étais jeune aujourd’hui, je ne sais pas si je pourrais apprendre quoi que ce soit de la peinture en prenant des photos. Mon sentiment est que c’est avant tout une question de désir : si j’ai un plat de sushis devant moi, que je veux le partager avec ma femme et qu’elle est dans un autre pays, je le prends en photo et je le lui envoie. Ce n’est pas du tout le même désir que si je trimballe mon appareil panoramique poids lourd pendant une journée entière pour, au bout du compte, prendre une seule photo qui va être tirée en grand format. Ce sont deux désirs, deux libertés de travail différentes : dans un cas, j’agis avec l’histoire de la peinture dans un coin de ma tête, dans l’autre, ce que j’ai en tête, c’est la communication, le désir de partage. Peut-être qu’il y a un lien entre les deux ; mais, malgré tout, les connotations sont extrêmement différentes selon que je cadre une image avec l’histoire de la peinture dans un coin de ma tête, ou que mes papilles me disent de prendre une photo avant de manger.

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CHAPITRE 2

Photographie et politique Images par le monde

OSEI BONSU RENZO MARTENS BRUNO SERRALONGUE ABDELLAH TAÏA

Chapitre 2

Dans l’entretien qui suit, trois voix éminentes de la culture contemporaine (Bruno Serralongue, Renzo Martens et Abdellah Taïa) discutent de la relation historiquement tourmentée entre photographie et politique, à travers un prisme analytique et cependant personnel. Ces trois figures partagent un certain engagement dans notre temps politique, pas forcément en défendant des thèses ou en tant que commentateurs, mais comme témoins qui partagent leur expérience sous forme visuelle. Pour Taïa, dont la vie est marquée de façon indélébile par son enfance au Maroc, sous le régime du roi Hassan II, il était nécessaire de rendre manifestes, dans l’imagination collective, des rêves et des images nouveaux. Dans le territoire imaginaire qu’il invente, des corps s’efforcent d’échapper à leur identité politique pour mieux résister. La poétique de l’image est moins importante pour Serralongue, dont l’œuvre considère la

capacité

analytique

du

médium

photographique.

En

s’efforçant de situer la photographie sur le terrain du « réel » et

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de ses institutions de pouvoir, il prend position pour une forme documentaire rompant avec l’irréalité quotidienne des images et reportages médiatiques. Empruntant à l’histoire de l’art le procédé du cadrage, la pratique de Renzo Martens implique un grand devoilement des systèmes à l’intérieur desquels les images fonctionnent. Son désir de « rendre la machinerie présente dans l’image » révèle les réseaux économiques qui construisent une certaine version de la réalité, fondée sur une auto-analyse de la civilisation occidentale. Ce que ces voix ont en commun, c’est une conscience des implications politiques de la production d’images. Elles révèlent à quel point les images politiques sont indissociables d’un même continuum éthique, technique et esthétique, quel que soit l’endroit du monde où elles sont conçues et construites. Leurs pratiques respectives rendent visibles les inégalités et les injustices de la vie moderne, par tous les moyens nécessaires. Osei Bonsu

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Donatien Grau   Au moment d’interroger les rapports entre photographie et politique, il convient de reposer les questions en termes à la fois personnels et publics, et en interrogeant par là même les rapports entre photographie comme médium qui capture, et photographie comme art. Bruno Serralongue poursuit, depuis vingt-cinq ans maintenant, un chemin extrêmement ardu et, en même temps, immensément séduisant. Il suffit de voir les photos à la fois terribles et terriblement belles réalisées en faisant entrer l’angle de l’art au Soudan du Sud ou à Calais, où vous avez passé beaucoup de temps, et à chaque fois en montrant comment l’art porte un regard différent sur des réalités non-vues. Renzo Martens est un des artistes les plus politiques qui travaillent aujourd'hui. Son travail avec l’Institut pour les Activités Humaines invite à repenser les limites de l’endroit où l’art s’arrête : vous avez d’ailleurs été le premier artiste nommé World Fellow de l’université de Yale. Quant à vous, Abdellah, vous êtes une des plus belles voix de la langue française, et vous avez réussi à introduire dans votre film L ­ ’Armée du Salut, dans ta propre pratique photographique, encore discrète, et dans tes œuvres littéraires, le rapport entre image et politique. Je voudrais commencer avec vous, Abdellah, sur ce que la photographie a à la fois d’intime et de politique, et voir comment les deux peuvent s’imbriquer : l’intime et le politique à travers l’image photographique peuvent-ils dialoguer ou diverger ? Abdellah Taïa    Je suis marocain, écrivain mais aussi réalisateur d’un film, un long métrage de fiction, l’adaptation d’un de mes romans qui s’intitule L’Armée du Salut. C’est de cette 53

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position-là que je parle. Mon rapport à l’image est e­ ntièrement déterminé par le Maroc des années 1970. Je suis né en 1973 et, à l’époque, dans la famille où je vivais, dans le Maroc politique des années 1970-1980, j’avais l’impression qu’il y avait une forme d’images absentes, car les images qui passaient à la télévision ne disaient pas qu’elles étaient des images. J’ai toujours eu cette impression qu’il fallait que j’invente moimême d’autres images, mes propres images. Cela m’a conduit à prendre une décision, assez tôt vers l’âge de douze ans, je l’ai fait presque comme on entre en religion, j’ai dit : « un jour, je deviendrai réalisateur. » Je réaliserai un film. Donc il faut que je commence à fabriquer déjà, tout de suite, mes propres images, et à réfléchir sur ces images ; justement, les images qui étaient nos propres images mais qui, en même temps, étaient absentes. Soit elles étaient absentes, soit elles n’avaient aucune valeur pour le Maroc politique qui régnait à l’époque, celui du roi Hassan II. Les années 1970 et le début des années 1980 au Maroc ont été des années assez terribles : le roi Hassan avait réussi à mettre la main sur l’imaginaire marocain et des rêves des Marocains. Le fameux leader politique Mehdi Ben Barka a été assassiné ici à Paris, rue de Rennes d’ailleurs, avec le soutien, si je puis dire, des services secrets français. Tous ceux qui avaient un rêve pour le peuple, des gens de gauche, des gens qui œuvraient en faveur de tout ce que représentent les pays du Tiers Monde, les intellectuels, certains écrivains engagés, ont été systématiquement mis en prison. Quand je suis né, ce système était en train de s’installer pour de bon. Je suis né, et j’ai vécu mon enfance et mon adolescence dans la peur et notre absence, dans ce discours, dans ces images qui étaient censées représenter le Maroc et les Marocains. Ce qui était attendu de nous par le pouvoir, c’était juste de se soumettre, de respirer sans pro54

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tester, cette peur politique, la peur de Hassan II, la peur juste de pouvoir exister et d’adorer de fait une seule image, celle de ­Hassan II, quand il apparaissait à la télévision marocaine. ­Hassan II parlait tous les jours à la télévision. Je me rappelle très bien qu’on était censé avoir une certaine attitude face à ces images politiques, et se soumettre encore plus. Pour moi, les images intimes, les images tout cours posaient la question de comment faire pour sortir de cette contamination de mon imaginaire intime par le pouvoir, de ce qui fait que, quand j’étais petit, je rêvais du roi Hassan II. Je rêvais de baiser moi-même la main du roi. Comment en sortir et fabriquer ma propre image, les images dans lesquelles je vivais et qui n’avaient d’importance, de valeur ni pour le pouvoir, ni pour les gens intellectuels, ni pour les gens artistiques ? J’avais l’impression qu’on vivait non seulement dans la peur, mais aussi dans une sorte d’abandon politique, social, intellectuel. On était totalement à l’abandon mais, heureusement pour moi, il y avait la télévision, une petite télévision où le roi Hassan II passait chaque jour aux informations de 20h. Et il y avait les films égyptiens et les westerns le dimanche. C’est dans cette configuration que la nécessité de produire sous l’influence du cinéma est née. Le cinéma, très précisément le cinéma égyptien, le film égyptien qui passait le vendredi soir au Maroc, à l’époque. Avec le temps est venue la question de savoir comment faire pour se débarrasser de certaines des images imposées et attendre l’image que j’aimais, c’est-à-dire le film égyptien et les westerns le dimanche et, dans l’attente de ce jour, donc le vendredi soir et le dimanche soir, comment faire pour fabriquer et produire des images à moi, c’est-à-dire des images pauvres. Je suis né dans une famille très pauvre. Avec mes six sœurs, mes deux frères, ma mère et mon père, on était onze personnes dans une petite maison de trois pièces. Comment 55

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faire pour que toutes ces images qui se créent entre nous ­deviennent quelque chose ? Qu’est-ce que je vais en faire ? Quel modèle prendre ? J’ai choisi d’évoquer avec vous une image qui a été prise avec une journaliste américaine, Lauren Fleishman. C’est une photographe qui travaille pour le New York Times et c’était pour un article qui devait paraître dans ce journal, c’était juste pour un portrait, mais on s’est tellement bien entendus, elle et moi, qu’à un moment donné, je lui ai dit : « est-ce que tu acceptes que je réalise, qu’on réalise, toi et moi, une chose qui ait du sens et qui vienne de très, très, très loin ? » J’ai pris ce petit étui dans lequel on met les photos intimes, ce mini-album. On y met des photos d’identité et, au Maroc – je ne sais pas si cela se fait ici, en France ou bien en Occident – les gens qui s’aiment, qui ont un lien d’amitié et d’amour, de sexe, à un moment donné s’échangent leurs photos d’identité. Ce qui fait que, dans ce mini petit album, j’ai non seulement des photos de mes parents, de ma famille, mais encore sous une image, il y a des images de beaucoup de gens que je connais depuis très longtemps. Je lui ai dit : « on va juste ouvrir ces images, les mettre dans mes mains. » Et c’est l’image. Ce sont, tout simplement, mes parents et moi dans mes mains. Mon père et ma mère viennent de la campagne, près de la chaîne de montagnes de l’Atlas, d’une région qui s’appelle Béni Mellal. Ils y sont nés, ils ont connu la colonisation française, les années de famine au Maroc quand les Français distribuaient aux Marocains des bons de nourriture. Cette image a été réalisée après leur mort. Avec elle, on peut faire se rencontrer tout ce que j’étais en train de vous dire, voir comment à travers les déplacements, à travers l’influence du pouvoir sur nous, on peut tenter quelque chose. À travers les identités politiques que nous étions censés être et appliquer tous les jours. Je ne sais si on a réussi à en sortir. Mais il y a une tentative. 56

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Lauren Fleishman, Abdellah Taïa, photographié chez lui pour The New York Times, 2014. Courtesy de l’artiste.

Donatien Grau   Comment se situe l’espace intime face à ces identités obligatoires dont la photo témoigne ? Abdellah Taïa   Ils sont morts entre mes mains, alors que je suis encore vivant. Mon père est mort en 1996, ma mère est morte en 2010. Je suis homosexuel, tandis que mes frères et sœurs sont hétérosexuels, sont mariés et ont des enfants, et même des petits-enfants pour certains d’entre eux. Je n’ai compris ce que signifiait être homosexuel que depuis la mort de ma mère en 2010. Auparavant, c’était quelque chose que je construisais avec des modèles, avec le désir volontaire de m’inscrire dans une certaine culture en suivant certains artistes. Il a suffi que ma mère parte, disparaisse, pour que je comprenne. J’ai pensé que j’étais le suivant. Les autres, garçons et filles, ont engendré, si je puis dire, ils ont déjà leur avenir incarné dans le futur incarné de leurs enfants. J’ai compris 57

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que je serais seul, comme ils l’ont peut-être aussi été, jusqu’à la mort. C’est pour cette raison que j’ai voulu tous les réunir, avec des photos qui ont, en plus, été prises avant ma naissance. Je n’ai jamais connu mes parents comme cela. Ma mère est voilée, mais ce n’est pas le voile tel qu’on le vit aujourd’hui dans le monde arabe ou en Occident. C’est juste un voile pour sortir dans la rue : ma mère était tout sauf le cliché qu’on peut imaginer de la femme arabe musulmane voilée. Ma mère était la metteur en scène, si je puis dire, d’elle-même, de son mari, et de nous tous. Avec ces photographies, je voulais les tenir dans mes mains et manifester leur continuité. Donatien Grau   Ce qui est frappant, dans cette photo, c’est que les mains sont libres tandis que les portraits sont très codifiés… Abdellah Taïa    Ce sont les seules images que j’aie d’eux, du Maroc, quand je suis venu en France il y a quinze ans, donc ce sont les deux seules images que j’ai apportées avec moi. Je les trouve très beaux, mais j’ai l’impression d’être déjà dans la disparition avec eux. Donatien Grau   Une photo est prise dans un espace privé, et l’autre dans un espace public… Abdellah Taïa    Cette photo a été prise par un très bon et jeune photographe marocain, qui s’appelle Hicham Gardas. Il est de Tanger. Je suis tout de suite tombé amoureux de ses images et, plus particulièrement, de celle-ci. J’ai l’impression que cette image rejoint totalement l’autre parce qu’il y a, encore une fois, l’idée d’identité, de nos entités politiques obligatoires, de ce qu’on a nous a obligés à être aussi bien au Maroc 58

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De la série Tangier Diary, Tanger, 2013. Courtesy Hicham Gardaf / Galerie 127.

qu’ici en Occident ; comment sortir de cette prison et aller audelà du mur. Là, il y a le mur, on le voit très bien. Dans le mur, il y a un trou. Cette image esthétiquement très forte symbolise pour moi toute l’entreprise, et tout ce qu’il faut faire pour réussir à percer les murs : on est face à un premier mur, et après il y a un autre mur, et puis un autre mur, puis encore un autre mur. Cette photo a été prise près de Tanger. Il y a encore aujourd’hui au Maroc deux villes occupées par l’Espagne, Ceuta et Melilla. Ce qui fait que les frontières de l’Europe sont au Maroc : les murs dont on entend parler aujourd’hui, et depuis très longtemps, 59

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pour arrêter les immigrés, les migrants, les réfugiés, ces murs avec des barbelés, que l’on voit presque quotidiennement aujourd’hui, ce sont des murs qui déjà au Maroc existent. C’est déjà l’Europe qui commence. Ce garçon qui fait du sport et qui s’apprête à faire autre chose, c’est, pour moi, un geste éminemment politique – pour se libérer et, peut-être aussi, pour mourir. Dans cette image, il y a quelque chose qui me rappelle le suicide. C’est une image qui, dès que je l’ai vue, je ne l’ai pas du tout choisie, c’est une image qui m’a frappé donc : elle s’est imposée tout de suite à moi. Non seulement elle dit le Maroc, ce qu’on peut être, comme individu, aujourd’hui au Maroc, malgré les résistances nécessaires, mais elle dit aussi le monde d’aujourd’hui au-delà du Maroc. Donatien Grau    Une articulation se dessine entre les identités obligatoires, notre identité construite, auto-construite, notre identité libre, en quelque sorte, et la photographie : est-ce que vous pouvez nous éclairer là-dessus ? Abdellah Taïa    Quand j’ai décidé d’être metteur en scène, à douze ans, je n’avais pas de livre de photos. Il n’y avait que ces films égyptiens et les westerns. C’était l’expérience du cinéma à l’époque, on y va et peu importe le film. Aujourd’hui, on va au cinéma pour un film précis, avec une volonté culturelle en tête. Pour nous alors, l’idée était d’inventer le territoire, et peu importait l’histoire, elle arrivait jusqu’à nous. Je me suis construit pour me préparer au film que j’ai fini par faire à l’âge de quarante ans. Et j’ai d’abord commencé par regarder les images. Je les apprenais par cœur. Je savais que je ne pourrais pas les revoir ensuite et, une fois le film terminé, la nuit dans le noir, aux côtés de mes frères et sœurs, je me les repassais dans la tête – les images et le film. 60

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Et dès qu’il y avait quelque chose, des photos dans un journal, dans un magazine qui me troublaient, je pouvais découper les images et je fabriquais quelque chose avec ce que j’avais découpé. Je fabriquais un rapport à l’image de manière intime et politique : l’abandon, le rien, sont politiques. Je n’avais rien, je n’avais pas les images qui sont considérées aujourd’hui comme les images importantes d’artistes importants, j’avais juste des images, des films, qui pouvaient être tirés de n’importe quel magazine. Je les avais découpées, toutes ces images de ce magazine, et je jouais avec. Cette naïveté m’a sauvé, au sens propre. Donatien Grau   La photographie est donc l’espace où l’intime et la politique sont synonymes. Abdellah Taïa    On n’a pas toujours conscience du degré auquel on est prisonnier de tout ce qu’on nous a mis dans la tête – comme, encore une fois, identité politique obligatoire. Il faut beaucoup de temps pour se rendre compte que ce chemin qu’on a fait par naïveté, c’était le bon choix, c’était quelque chose de salutaire. On l’a fait par naïveté, sans conscience politique aiguë comme celle qu’on peut avoir à l’âge de vingtcinq ans, vingt-sept ans, voire quarante ans, mais il y a eu quelque chose de l’ordre de l’intuition qui vous a poussé vers ces images, qui vous a poussé, surtout, vers ces corps. C’était une manière de résister à la grande Peur qui régnait au Maroc. Je suis né avec une réelle coupure : le travail des intellectuels, de certains intellectuels marocains, pour le peuple marocain, les désirs – tout ce travail a été éliminé, il n’y avait rien. On ­vivait dans le rien. Pour moi, tout le travail politique, c’est justement de faire quelque chose à partir de rien. Le fait d’être 61

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homosexuel a pu y contribuer. Je n’ai jamais pensé que je pourrais être en ­Europe et développer une identité homosexuelle à ­l’occidentale, être fier de faire mon coming out. J’ai toujours pensé que je resterais homosexuel auprès d’eux, à leurs côtés. Ces images signalent le fait d’être à leurs côtés. Donatien Grau   Cette question des images communes, partagées, permet de s’interroger sur leur communication. Et c’est un sujet que j’aimerais aborder avec vous, Bruno, depuis votre perspective d’artiste… Bruno Serralongue    Je voudrais, pour commencer, revenir sur ce que vous avez dit, au tout début, quand vous m’avez présenté, vous avez présenté le travail et vous avez dit que les images étaient belles. C’est le mot que vous avez employé. On peut, effectivement, peut-être les voir sous un angle esthétique, et cela m’a fait penser à cette citation de Jacques ­Rancière à propos de Béla Tarr, c­ inéaste hongrois : « La beauté des images n’est jamais une fin. Elle n’est que la récompense d’une fidélité à la réalité que l’on veut exprimer et aux moyens dont on dispose pour cela. » Je n’ai pas envie que d’autres parlent à ma place, mais cette citation de Jacques Rancière, j’aimerais la faire mienne. Je n’ai jamais pensé à mes photographies en termes de beauté. Le fait qu’elles soient belles ou pas ne m’intéresse pas ; ce qui m’intéresse par contre, c’est la fidélité à une manière de penser ce que l’art doit être, ou même la photographie, pensée comme une pratique artistique. Je crois que je suis toujours resté fidèle à cette pensée : ce qu’elle doit être, c’est un moyen d’analyser le réel, tout simplement. Ce n’est pas si simple d’analyser le réel, mais je crois que c’est sa mission.

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Bruno Serralongue, Produire les conditions de vie sur la ZAD de Notre-Damedes-Landes, dimanche 7 septembre 2014.

En disant cela, j’évite surtout un écueil qu’on trouve un peu trop souvent, une séparation nette entre photographie mise en scène et photographie non fictionnelle. L’analyse du réel se fait aussi bien par la fiction que par des images non fictionnelles. Je travaille dans la non-fiction, sur des événements contemporains. Un photographe comme Jeff Wall travaille par la fiction et la mise en scène sur des questions contemporaines, également. Je pense que l’enjeu est là, il est dans cette fidélité des moyens que l’on met en œuvre, et de là peut peut-être naître la beauté. Elle arrive comme une récompense plutôt que comme une fin. Bien évidemment, cette analyse du réel, les artistes sont loin d’être les seuls à la faire ; on peut même dire qu’ils sont très 63

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minoritaires ; que cette manière d’envisager l’art, le réel, l’analyse du réel, ce sont souvent les sociologues, les journalistes, les scientifiques qui la proposent en fait, les artistes se contentant souvent de tenir « leur rôle », celui de faire de belles images, de séduire ou de distraire. L’enjeu est de trouver un moyen d’échapper à ce que Foucault appelait la crise de l’analyse du réel par toutes ces institutions proches du pouvoir que ce soient le journalisme ou l’administration, les scientifiques, etc… Pour un artiste, un moyen d’échapper à cette crise, c’est la beauté, certainement celle des images. À partir du moment où la photographie est, pour moi, censée analyser le réel, j’essaie de la situer sur un terrain qui ait besoin d’une analyse. S’il a besoin d’une analyse, c’est que je suis insatisfait des analyses que vont donner les spécialistes, les journalistes, ou autre personne proche du ou liée au pouvoir d’une manière ou d’une autre. Cette insatisfaction me pousse à aller produire des images sur les différents lieux où je vais. On a été matraqué par certaines images de Notre-Damedes-Landes, la vision des luttes avec la police en 2012 lors de l’opération César, qui visait à évacuer tous les zadistes des Landes. On a aussi l’habitude de photos faites de dos pour que les personnes ne soient pas reconnaissables, ou alors ils ont des capuches. Finalement, les photographes qui prennent de telles images sont dans le rôle d’un photographe qui va là, qui les photographie de dos avec des capuches, qui laisse les zadistes dans le rôle de zadistes. Ils ne font que répéter ce que le pouvoir a envie d’entendre ou de comprendre de Notre-Damedes-Landes : « Ces gens-là, il faut vraiment les expulser parce qu’il n’y a aucun espoir, aucun avenir avec ces gens qui sont juste des parasites de la société. »

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En fait Notre-Dame-des-Landes, pour moi et pour beaucoup d’autres, ce sont des réalités différentes : des gens qui habitent là, qui se laissent photographier à condition que, bien évidemment, on y mette les formes, qu’on accepte de passer du temps dans les travaux des champs. Il s’agissait de ramasser une des premières récoltes de pommes de terre en 2014, dans un champ labouré par un cheval. Cela donne une image peut-être un peu nostalgique, mais il n’y a pas trop de moyens à Notre-Dame-des-Landes. La force animale est préférée à la force mécanique parce que celle-ci s’entretient, il y faut de l’essence… C’est plus pratique et plus respectueux de l’environnement également. On a une image qui est plus proche, pour moi, de la réalité telle que les gens la vivent, qui n’est pas celle que les médias véhiculent. L’image commune est pour moi une image qui renvoie déjà une manière biaisée de raconter un événement. Notre-Dame-des-Landes, c’est encore une fois la volonté de sauvegarder un territoire, également un paysage, et de mettre en œuvre des moyens de vivre ; c’est pour ça que j’ai intitulé la photographie : Produire des conditions de vie sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Produire des conditions de vie autres, c’est une vie en société, ce ne sont pas des loups-­ garous, des punks à chien qui viennent se mettre en retrait et attaquer les policiers qui arrivent. Ce n’est pas cela du tout. C’est la volonté de créer une communauté qui n’est pas neuve en soi. Cela fait référence au Larzac ou à d’autres tentatives de vie sur des modèles communautaires. Mais ce n’est en aucun cas l’image choc que l’on peut nous renvoyer dans les médias. Même si l’on ne voit pas toujours des images de mort dans les médias, ce que l’on voit toujours, ce sont des images chocs comme a pu en parler Barthes dans les Mythologies. C’est ce

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qui semble être la clé d’un événement tandis que, pour moi, une image comme celle-ci est très parlante. Donatien Grau   L’élément politique de la photographie telle que vous la pratiquez serait donc de sortir des images chocs ? Bruno Serralongue    Oui, absolument en ce qui me concerne. Toutes les photographies que je réalise depuis 1993 sont liées a des événements politiques à l’étranger ou en France, qui peuvent parfois dégénérer, même s’il y a très peu de vision d’images violentes. L’enjeu pour moi est de sortir effectivement de ce stéréotype de l’image violente dès qu’on parle d’actualité. Donatien Grau   Vous venez d’employer le terme d’ « actualité », terme très important, et vous parliez auparavant d’analyser le réel : comment voyez-vous cette analyse du réel dans la mesure où il est une actualité qui est effectivement commune et politique ? Bruno Serralongue    On ne peut pas y échapper. On vit dans le réel, tout simplement. Tous à notre niveau, on l’analyse en le vivant. Un artiste doit aussi trouver des méthodes d’analyse plus pérennes que d’autres méthodes, des images plus pérennes que des images de presse – puisque je travaille avec un modèle en tête, celui de la photographie de presse, de la photographie de reportage. Ce que j’essaie de mettre en place – avec l’usage de la chambre photographique sur trépied, l’usage de formats plus ou moins grands, l’usage de l’encadrement, du travail en série, de l’exposition, bien sûr, en musée ou en centre d’art – c’est de trouver un écart par rapport à une

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Bruno Serralongue, Pendant la cérémonie officielle de l’indépendance, Mausolée du Dr John Garang, Juba, Soudan du Sud, 9 juillet 2011.

certaine norme qui serait celle du photojournalisme, de l’image unique, de l’image coup de poing, de l’image choc. Donatien Grau   Cette notion d’écart est centrale parce qu’elle marque la différence, de méthode mais aussi de but, entre ce que vous faites et le photojournalisme. Bruno Serralongue    Pour continuer à répondre, mais en parlant des images et en abordant peut-être la politique sans la nommer, je peux décrire comment cette image a été réalisée. On est au Soudan du Sud, à Djouba, dans la nouvelle capitale du Soudan du Sud, et on est au moment des célébrations de l’indépendance. C’est le 9 juillet 2011. 67

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Je suis au milieu de la foule qui se presse, en dehors de l’image mais sur sa gauche, il y a les tribunes officielles. Je suis donc avec tous les gens qui attendent le début de la cérémonie, et je fais comme à mon habitude, j’ai ma chambre photographique avec moi, le trépied, tout le matériel assez lourd et encombrant avec lequel je me déplace en permanence. J’essaie de visualiser ou pré-visualiser un cadre ou un lieu dans lequel je pense que quelque chose peut se passer. C’est aussi une inversion de la manière dont on photographie sur ce théâtre ­d’événements : les photographes vont surtout là où les événements sont ; moi, généralement je m’installe là où il ne se passe encore pas grand-chose avec l’espoir, peut-être, que ma présence va déclencher un événement. Évidemment, je ne suis pas complètement innocent. Je sais que la mise en place d’un outillage imposant va créer un petit événement à l’intérieur d’un événement plus gros. J’étais là déjà depuis un petit moment, et cette personne qui lève les bras d’un coup a surgi de la foule, il a posé pour moi. Je lui ai pas demandé, c’est vraiment lié au hasard, un peu voulu. Il s’est vraiment dirigé vers moi et s’est arrêté là. Il a levé les bras et tient dans les bras le drapeau du nouvel État, le Soudan du Sud. Surtout, il y a la Bible et le drapeau. Derrière, à sa droite, il y a un pick-up sur lequel une équipe de télévision est en train d’enregistrer aussi, et c’est du direct. Il y a un cameraman, un journaliste et puis un assistant qui tient un réflecteur. Lui aussi lève les bras et, tout d’un coup, les deux ont levé les bras : lui à l’avant-plan qui était fier d’appartenir à ce nouvel État et qui voulait montrer par la Bible et le drapeau son appartenance ; et puis le technicien, qui lui aussi était avec les bras en V pour un autre type de mission – faire son travail et s’assurer que l’image ne soit pas grillée par le soleil.

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Là, tout à coup, pour moi j’avais l’image, dans sa dialectique entre le participant, l’équipe de caméra qui ne filme pas du tout la foule, qui filme en surplomb la journaliste et peut-être un peu de la foule à l’arrière-plan. Tout d’un coup, j’avais ces deux réalités qui coexistent et qui m’intéressent dans les différents événements que je photographie, ensemble : comment la foule vit, participe à cet événement, et comment les médias finalement le transmettent. Et j’avais ces deux V qui mettent l’accent sur ce moment d’incommunicabilité, parce que les journalistes sont là mais sur un pick-up, ils sont en hauteur, ils ne communiquent pas avec la foule. Ce personnage communique avec moi ou avec les autres. Donatien Grau   Pour reprendre un autre terme que vous avez employé : quel est le rôle de l’événement dans cette construction ? Bruno Serralongue    L’événement est là au préalable, de toute manière. Effectivement, je situe la photographie dans des événements : toute photographie est événementielle à partir du moment où elle analyse le réel ; elle est un événement en soi. De même que les sociologues, quand ils analysent le réel, font partie de l’enquête, le photographe fait également partie de l’analyse du réel qu’il essaie de conduire. L’événement est à la fois très présent, parce que je ne m’intéresse qu’à ces événements qui sont éminemment mis en scène, où il y a la foule et puis la partie plus « autorisée », les chefs d’État ou, bref, la partie plus officielle. Mais aussi, l’événement est créé par la chambre : c’est aussi pour cette raison que je suis vraiment très présent, très visible en tant que photographe, et que je ne cours pas à droite à gauche, que je reste statique un long moment. Cette présence et cette absence de mouvement sont 69

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assez paradoxales dans ces moments et créent également des événements. C’est certainement pour cette raison que l’image peut devenir peut-être politique en modifiant toutes les règles établies par cent ans de photojournalisme. Donatien Grau   Cela pose la question de l’image de l’événement : que se passe-t-il quand tout le monde peut prendre une photo ? Bruno Serralongue    Énormément de personnes font des photographies d’un événement politique ou autre, dans n’importe quelle manifestation. L’enjeu n’est pas là : c’est l’accès ensuite au réseau de diffusion principal qui va servir à rendre compte d’un événement. On peut peut-être utiliser la figure de l’entonnoir : énormément de photographies sont faites par des professionnels ou des non professionnels, des amateurs ; mais l’image que l’on va voir généralement, sauf accident, c’est celle du professionnel de formation – le photographe, le photojournaliste – parce qu’il a les moyens, il n’est pas seul. Il a une équipe derrière lui, qui n’est pas forcément là physiquement, mais il envoie les images via Internet à son équipe pour aller à son agence, qui ensuite distribuera, pour pouvoir inonder les rédactions des journaux très rapidement. L’enjeu n’est pas de démultiplier les photos, il est surtout de multiplier les sources possibles et les possibilités de voir ces images. Grâce à Internet, on a beaucoup plus de latitude et on a un contre-pouvoir qui se met en place de manière beaucoup plus efficace. Mais, encore une fois, les images qui sortent sur Calais ou sur le Soudan quand on lit la presse, sont faites par des professionnels : il y a toujours AFP, Reuters, etc. Ce sont des images qui sont passées par un filtre, par une manière de penser la photographie, de toute façon. 70

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Donatien Grau   Je pense que ça nous mène à toi, Renzo : j’ai le sentiment que, dans ce rapport aux images, vous avez toujours voulu lutter contre ces réseaux de diffusion monolithique des images. Renzo Martens    Lutter contre, non, je ne pense pas. Ce que j’ai essayé, je pense, c’est de montrer le cadre. Wim Wenders a dit dans un entretien précédent que, pour lui, l’aspect le plus important dans la photographie, c’est de choisir le cadre et je pense que je suis d’accord avec lui. Je pense que l’acte dont Bruno parlait précédemment – d’être quelque part et prendre une photo – est un cadre beaucoup trop limité pour moi. Il faut inclure dans l’analyse de la situation qu’on veut photographier, toute la diffusion, le réseau dans lequel cette image va fonctionner. Si, par exemple, on veut faire une photo du Sud Soudan, il faut inclure le fait que, après, cette image pourrait bien être exposée ici, à Paris Photo. Selon ma vision en tout cas, l’acte politique dans la production d’images vient du fait qu’il faut assumer que ces images vont servir à un certain public. Cela change tout. Si on fait une image d’un enfant mal nourri, si on assume d’avance que cette image sera vue, par exemple à Paris Photo, ou dans un journal ou dans une galerie d’art, par des gens qui, bien sûr, ne sont pas mal nourris ; que cet enfant, ou bien ses parents, ou les médecins autour espèrent que le fait de photographier cet enfant va, d’une manière ou d’une autre, amener aussi la solution, la nourriture (qu’on arrête de jeter des bombes, qu’on crée une force politique pour que la guerre s’arrête, ou quoi que ce soit) : très souvent on a ce désir, ou peutêtre même cette attente, du photographe, surtout s’il est blanc dans un contexte africain ou non occidental. Bien sûr, tout journaliste, tout artiste, sait que, finalement, cela ne va pas créer cet impact qu’on promet en quelque sorte. Je pense que cette 71

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promesse non tenue, il faut l’assumer en tant que quelqu’un qui met en scène ; il faut assumer que moi, comme homme blanc de quarante-deux ans – j’ai peut-être le même âge que vous, étant né en 1973 – je suis donc un homme blanc, middle class European white, je vais en Afrique pour faire les photos : c’est donc clair que je représente le pouvoir. Je pense que c’est en assumant tout cela qu’on peut créer des images qui sont de plus en plus vraies : il s’agit d’élargir le cadre et montrer, d’insérer son propre rôle comme metteur en scène et de le problématiser. Je pense qu’une analyse juste d’un phénomène extérieur, du Sud Soudan, du Congo, ce n’est pas assez, il faut insérer le système dans lequel ces images vont fonctionner. Si je vais en Afrique, au Congo où je travaille souvent, il faut que j’accepte que ces images finalement vont servir à une accumulation de capitaux à Paris ou à New York, là où elles sont distribuées. Cela rend la tâche plus difficile, mais c’est, pour moi en tout cas, l’unique manière pour que ces images soient réelles. Donatien Grau   Comment faire pour assumer cette approche ? Renzo Martens    J’essaie uniquement. J’ai fait un film. Il s’appelle Episode III, c’est la troisième partie d’un triptyque, c’est aussi un film qui est connu sous le nom de Enjoy Poverty, qui traite de la pauvreté et du Congo, et des images de la pauvreté au Congo, qui constituent un des produits d’exportation les plus importants du Congo : elles rapportent des ressources qui vont à beaucoup de gens, mais jamais aux pauvres qui sont dans les images. Je suis presque l’acteur principal au sens où il est très clair que je suis cet homme blanc et je suis peut-être à la fois un représentant du consommateur des images des 72

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Renzo Martens, Images de Enjoy Poverty, vidéo, 90’, 2008. Courtesy de l’artiste.

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guerres de pauvreté, et j’essaie d’assumer, d’incarner l’agenda de cette institution. C’est là que cela devient très compliqué, très difficile, certains disent provocateur, mais à mon avis cela propose une analyse plus réelle en élargissant le cadre. On arrive à faire une analyse non seulement de la situation au Congo, mais aussi de la consommation de la situation en images. C’est fondamental d’y entrer. Donatien Grau   Qu’entendez-vous par « des images plus vraies » ? Renzo Martens    Toute image est issue d’un rapport de pouvoir, mais toutes les images ne montrent pas ce rapport de pouvoir. J’essaie de faire en sorte que la machinerie soit présente dans l’image – que les intérêts qui sont derrière soient montrés. Donatien Grau   Comment construisez-vous ce rapport de la photographie comme médium au monde qui l’entoure ? Renzo Martens    Prenons un exemple : vous êtes quelqu’un qui est dans le monde. J’ai mon cadre, je vous photographie. On pourrait facilement penser que c’est vous le monde, alors qu’il y a toutes les structures derrière : économiques, financières, le public qui est là… Il est donc clair que toutes ces promesses que la photographie avait peut-être faites à certaines époques – qu’elle permettrait de rapprocher les gens (la « proximité imaginaire » de Susan Sontag) – ne sont non seulement pas réalistes, mais aussi abusives. Cela a créé pour un public aisé des exceptions de statu quo : si je photographie une situation désastreuse quelque part, si je montre ces images à 74

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Paris Photo ou même dans un journal, une galerie d’art, peu importe, ou à un public aisé, cela crée une toute petite exception à la règle qui fait que nous sommes ici, que l’uranium qui nourrit ces lampes vient du Niger, que le coltan de l’ordinateur vient du Congo, etc. Tout ceci est basé sur une inégalité économique et une image empathique promise par une image d’un enfant pauvre. On joue sur l’empathie, la proximité, mais en fait, très rapidement, on rend invisible la relation de pouvoir, non seulement dans la photo, mais aussi dans tous les réseaux économiques qui créent la réalité et qui créent la photo. Il s’agit non seulement d’ouvrir l’analyse sur la réalité, mais aussi sur le mode de production avec lequel on peut montrer la réalité. Je voudrais citer quelques mots de Jean-Luc Godard, dans une interview de 1972 que l’on trouve sur Youtube : « On peut dire que ces deux films veulent lutter pour ceux qui veulent du changement et, en particulier, l’élément dominant, c’est-à-dire les exploités, les opprimés et leur représentation principale en France, qui est la classe ouvrière, hommes et femmes. Coup pour coup va directement voir les ouvrières d’Elbeuf et faire un film avec elles. À mon avis, il saute une étape et il pense que l’on peut directement écouter parler comme ça, ayant été privé de communication pendant longtemps, que l’on peut se mettre au service sans problème. Nous pensons qu’il y a un problème et ce problème, c’est le moyen même que l’on emploie, qui a été jusqu’à maintenant entre les mains des gens contre lesquels nous luttons, et qui fait que, malgré notre meilleure volonté, on ne le domine pas bien. Et que souvent on pense faire un film au service de, et souvent on risque de faire même un film contre, et on s’en rend pas bien compte. » Ce que j’aime énormément dans cet interview, c’est qu’il ne s’agit pas d’une question morale ou éthique : il dit qu’on ne domine pas bien le médium, donc c’est aussi une question esthé75

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tique. Si par exemple un peintre veut faire des monochromes blancs et on voit qu’après deux jours, la couleur de sa peinture blanche tourne au jaune, tout le monde comprend que ce peintre ne contrôle pas ce médium, qu’il prétend qu’il veut faire des monochromes blancs, mais ils sont jaunes. Alors cela n’a pas réussi. Je pense que si on veut bien faire des œuvres disons « critiques » du capitalisme et critiques d’une inégalité mondiale, critiques du pouvoir et qu’en même temps, on ne domine pas le médium, c’est-à-dire la couleur la peinture, les pinceaux. Si on crée des œuvres, par exemple un film sur la pauvreté au Congo, et qu’elles circulent dans des musées et des galeries, à Paris ou New York, et qu’on accumule les capitaux à Paris et New York, on ne contrôle pas bien son médium. Je veux juste faire des films, des œuvres qui, d’une manière ou d’une autre, au moins soient conscients de cela. J’essaie de faire des pas pour afin de contrôler le médium. Le fait que je sois maintenant avec vous en train de capitaliser, d’accumuler lles capitaux, non seulement financiers, mais aussi intellectuels, spirituels, et artistiques, et que notre « zone d’extraction » soit le Congo, le Sud Soudan ou le Maroc, il faut l’assumer d’une manière ou d’une autre. C’est le premier pas d’une auto-analyse qui pourrait être politique. Donatien Grau   D’un côté, vous parlez de médium, et de l’autre vous me semblez conduit par les films de l’Institut que vous avez créé à une action politique. Comment tenez-vous les deux, alors qu’ils pourraient être considérés comme séparés ? Renzo Martens    Justement, je pense que si on fait des images conscientes de leur propre reproduction, qui assument les enjeux politiques dans la production de l’image même, c’est à la fois un devoir, une action esthétique, technique. C’est à par76

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tir du moment où les images deviennent vraies qu’elles sont une auto-analyse en soi, elles deviennent politiques d’office. Parce que les images ne se produisent pas sans cette inégalité économique. Si l’image est auto-consciente, cette inégalité, qui est à la base de la production de l’image même, deviendra visible et deviendra presque insupportable. Même si ce sont des images qui normalement pourraient créer de l’empathie. Donatien Grau   Le politique deviendrait-il alors le médium même de l’œuvre d’art ? Renzo Martens    On peut représenter à la fois la réalité, c’està-dire le monde, et à la fois l’autre partie de ce monde, c’est-àdire l’apparatus de production de l’image qui fait partie, bien sûr, du monde. En l’occurrence, les schémas économiques qui consistent à aller prendre des photos ou de l’uranium en Afrique sont les mêmes. Il s’agit d’aller extraire du réel. Je ne peux faire une auto-analyse de l’extraction de l’uranium, mais je peux faire une auto-analyse de l’extraction de l’image. Abdellah Taïa    Je voudrais te poser une question : si cette image n’est pas prise dans un pays du Tiers Monde, imaginons qu’elle soit prise chez la reine à Buckingham Palace, que se passe-t-il pour un photographe blanc pur comme toi ? Renzo Martens    J’y ai pensé un peu, et il me semble qu’il est possible de faire le même type d’analyse au Buckingham Palace. Mais ce que j’essaie dans mon travail, c’est avoir l’écart le plus grand possible pour faire cette analyse, mais d’insérer dans Buckingham Palace la prise d’images de zones de production qui soutiennent Buckingham Palace, par exemple les 77

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mines d’uranium du Congo ou les plantations d’huile de palme au Congo, et d’envisager une méthodologie pour faire des photos, un film dans les plantations au Congo, tout en sachant que l’image que je fais va peut-être être vue à Buckingham Palace, et que les profits économiques de la plantation aussi vont à Buckingham Palace. Comment créer des images qui savent cela, qui ne prétendent pas être la critique d’une réalité tout à fait parallèle à ce que je fais aussi moi-même en tant que cinéaste ou photographe. Abdellah Taïa    À t’entendre, on est clairement dans le postcolonial. Je vis en France depuis vingt ans, je sais de quoi je vous parle : il y a toujours l’idée qu’on vous a donné votre liberté. Cela suffit, c’était il y a cinquante ans. Cette perspective postcoloniale est très présente aux Etats-Unis, beaucoup moins en France. Tout ce que tu as dit s’inscrit parfaitement dans cette perspective postcoloniale : si j’essayais, par exemple, d’appliquer, de rejoindre ce que tu disais, au Maroc aujourd’hui, et donc à la production des images au Maroc par des artistes marocains contemporains aujourd’hui, elle continue d’une certaine façon d’être influencée par ce qui est produit par l’ancien pays colonial, la France. Ceux qui achètent cet art au Maroc, qui ont la possibilité d’acheter sont forcément des gens qui parlent français, qui sont venus à Paris pour faire leurs études à Saint-Germain dans les grandes écoles françaises, qui sont retournés au Maroc pour continuer, reprendre le pouvoir de leur père. Ceux qui sont étudiés, si je puis dire, photographiés, approchés ne sont pas réellement pris encore en considération. Il y a réellement un marché de l’art au Maroc, il s’est créé des mai-

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sons de vente aux enchères. Ce que tu dis, Renzo, nous invite à nous interroger sur ces rapports, mais aussi de l’autre côté. Donatien Grau   Je voudrais maintenant vous interroger tous les trois sur la façon dont la politique photographiée retourne le médium, lui faisant mettre en évidence ce qui était autrement caché. Abdellah Taïa    Tout à l’heure Renzo a parlé de cadre : je ne suis pas photographe de manière professionnelle, mais j’ai réalisé un film, et je sais que le travail du cadre n’est pas tant au moment de filmer qu’avant. Que va-t-on filmer, quel sera le point de vue et surtout le cadre, que montre-t-on ? En ce qui me concerne, très peu de choses, pour rendre compte de ce cadre absent. Quand j’ai fait mon premier film, il était hors de question d’imposer à la réalité marocaine pauvre un cadrage qui enlèverait à cette réalité ce qui la constitue, c’est-à-dire une forme à la fois de simplicité et d’extrême opacité. Comment faire pour que tout cela entre simplement en faisant un cadre, sans que cette caméra ne bouge ? Comment faire entrer tout cela avec rien ? Bruno Serralongue    Pour moi cet aspect du politique passe par la déspécialisation : C’est ce dont parle aussi Godard dans un autre film avec cette citation : « ne pas faire un film politique mais politiquement un film ». Ce qu’il dit là, sans le dire, c’est une autre citation qu’il reprend du texte de Benjamin, L’auteur comme producteur », dans lequel Benjamin analyse Brecht. Avant de parler du théâtre de Brecht, il fait une analyse de la presse dans la Russie soviétique, de la fin de la presse bourgeoise et du début de la 79

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presse soviétique : la grande transformation entre les deux, c’est que le lecteur devient en fait possiblement un auteur des articles. L’auteur, donc la personne qui n’est pas un spécialiste, donc le lecteur de presse, peut prendre le pouvoir et peut à sa manière lui aussi devenir un expert. Mais un expert non-spécialiste, un non-journaliste, un non-photographe, un non-artiste. La question du politique pour résoudre ce conflit-là passe par le fait de ne pas se considérer comme spécialiste d’un médium. C’est là où je ne suis pas d’accord avec toi, Renzo, parce que la non-maîtrise du médium peut également être intéressante. Maîtriser tout, bien évidemment, je comprends, mais c’est ce que les médias cherchent à faire : la maîtrise totale, qu’il n’y ait pas de hors champ. Ce qui m’intéresse, c’est cette question du hors champ de la non-maîtrise, et cela passe, dans ma pratique d’artiste photographe, par l’utilisation de la chambre photographique. Elle oblige à passer à côté d’un nombre incroyable de possibilités de photographies, parce que tu as très peu de châssis, parce que tu n’es pas mobile. Cela passe ensuite par la série : je ne suis pas tellement pour la forme du tableau. Ce que la photographie a amené, son enjeu principal, c’est la série : elle permet ce hors-champ, ce contrechamp, ce recul, pour englober toute une scène. Cela peut passer par ce découpage. Pour moi la spécialisation, c’est le tableau, et la non-spécialisation, la déspécialisation, c’est la série. Ce conflit qui existe lorsqu’on va quelque part, sur un terrain, que ce soit au Congo ou n’importe où, même à Notre-Dame-des-Landes, c’est ce rapport déséquilibré entre le photographe artiste qui vient et les gens que l’on photographie, ou qui vont être « utilisés » dans nos films de photographes.

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Renzo Martens    Ce que Godard propose dans cette petite interview et, en effet, il y a derrière Benjamin et les autres penseurs, c’est toute une sorte d’autoréférentialité. Quand lui parle de dominer le médium, ce n’est pas dans le sens de ce que les médias font maintenant ; comme tu le dis, justement ils voudraient dominer le médium. Pour lui, il parle de sa propre position de pouvoir : que dans le dévoilement de sa position de pouvoir est peut-être la clé d’ouverture à cette plus grande lutte à laquelle il veut contribuer. Je le suis de ma toute petite manière aussi, surtout si je vais dans un lieu où les gens n’ont jamais eu la chance d’aller à l’école. Donatien Grau   Il y a une question que je voudrais poser à tous les trois, c’est celle de la liberté. On a parlé beaucoup, dans cette conversation, du pouvoir, de ce que le pouvoir impose, de la façon dont le pouvoir détermine les images : la question de l’espace de liberté, collectif ou individuel, ne se pose-t-elle pas ? Abdellah Taïa    Je me rappelle, quand j’étais tout petit, quand j’avais cinq, six ans, j’étais pris avec mes sœurs, de temps en temps, dans une histoire de folie collective ; mes parents n’étaient pas là, donc en l’absence des pouvoirs des parents, elles me prenaient comme un petit corps, un petit garçon. Elles faisaient de moi ce qu’elles voulaient, me maquillaient, me mettaient des vêtements de femmes. Chanter, danser – moi petit garçon, elles femmes. Elles étaient contentes d’avoir ce petit garçon alors frère, et elles faisaient ce qu’elles voulaient avec ce corps et, à un moment donné, je ne sais pas comment dire, on n’était plus dans la réalité. On sortait de tout ce qu’on nous imposait, on l’évitait.

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C’était pour moi la liberté, arriver à ce moment-là, déjà expérimenté très tôt, avant même d’avoir conscience de ce que c’est la peur politique, l’identité obligatoire politique. Avoir été capable de se laisser aller au corps des autres et de laisser les corps des autres te toucher ; de transporter, de transformer, révéler autre chose ; faire entrer en toi d’autres sensibilités, d’autres gens, d’autres mémoires, d’autres d’histoires, d’autres images, d’autres goûts, d’autres odeurs ; sortir de tout, même être dans quelque chose que le monde appelle incestueux, mais qui en fait n’est pas du tout l’inceste. Quand on sort de tout et qu’on invente tout : une forme de liberté, dans un moment de transe de tout. Quand j’écris, je me retrouve dans cet état-là. Quand j’ai mis en scène le film, c’est ce moment-là de l’enfance qui est revenu. Ma mise en scène est venue de là, de cette capacité-là à reprendre ou pas, à remettre en scène cette scène de transe. Je sais que l’artiste ne peut rien, il passe par des moments obligatoires ou pas de trahison, de départs successifs, de brutalité par rapport à ce que les autres affirment. Mais lui dit non. Ces conflits, ces trahisons, ce sont des choses nécessaires et très violentes : mais il y a aussi, dans tout cela, le souvenir de cette première liberté. L’art permet, à un moment donné, de prendre les corps, et ce que les corps des autres dégagent. Celui qui est dans le désir de mettre en scène, de rendre compte, ne peut pas le faire complètement s’il ne prend pas aussi en considération ce que les autres dégagent. Je rejoins aussi ce que tu dis. Pour moi, cette liberté a évidemment pris un autre goût, surtout quand on est homosexuel, marocain, musulman. Le monde vous fait oublier ce que vous avez vécu avec votre sœur quand vous étiez petit garçon. Il faut rompre. Je suis homosexuel, je construis

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une identité politique, et pour moi le geste de liberté n’est pas dans cette construction, aussi vitale soit-elle. Quand il s’agit de l’art, la question de la liberté se joue dans ce premier moment de liberté transgressive, dans tous les sens du terme. Si j’étais capable de me souvenir de moi avec, dans le corps de ma mère, où d’elle juste après ma naissance, ce serait la liberté : une liberté quasi incestueuse, presque autorisée, et qu’après le monde me reprend. Il me dit : « Ça, c’est terminé ». Si je pouvais photographier ce moment… Renzo Martens    Je me sens assez libre de faire les analyses que je veux faire, comme je veux les faire. Il y a beaucoup de contraintes, comme tu viens de le dire, bien sûr, il y a plein de gens qui pensent que cette action de m’insérer dans mon analyse de la réalité, parce que je suis représentant à la fois du producteur et du consommateur de cette image, est un acte narcissique. Il y a beaucoup de gens qui disent que ce n’est pas bien, mais je me sens en tout cas la liberté de le faire, et mon but est juste de faire des analyses correctes et objectives. C’est l’unique chose qui m’intéresse et ce n’est qu’à travers l’art que l’on peut le faire : aller quelque part et faire des photos « professionnelles », cela ne sert à rien. Ce sont juste les images qui montrent un système autre que sa propre présence et le consommateur. Le producteur et le consommateur ne sont que des petits morceaux d’une machine. Donatien Grau   Et vous sentez-vous libre ? Renzo Martens    Dans ma propre psychologie, oui. Mais cela a pris du temps pour me rendre compte de ce que je pourrais faire, alors qu’intuitivement je le trouvais nécessaire. Je n’osais

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pas encore. Mais je n’aime pas trop élaborer sur mon propre parcours. Bruno Serralongue    Je suis assez d’accord avec vous deux. J’insisterais plus sur le caractère collectif de la liberté : l’approche de l’artiste génie créateur, pour moi, n’a pas de sens. On n’est pas Picasso. Et si on l’est, cela devient du storytelling médiatique : l’effet Instagram. On oublie que Picasso appartenait aussi à un contexte particulier, pour effacer tout et on se concentre sur la figure du génie auteur isolé, génial. Les lieux d’art sont des lieux de liberté absolue, et ce dépassement est aussi une expérience du collectif. Il faut dépasser l’idée qu’une peinture, une photo accrochée au mur, n’est qu’un geste de légitimation qui porte son prix. Là n’est pas l’enjeu : c’est un moment collectif, la photographie, l’œuvre va être vue. Paris Photo est une foire, un lieu de commerce : les gens qui viennent visiter ne viennent pas pour acheter de la photographie. Ils sont repartis avec plein de sensations, peut-être de nouvelles idées sur la photographie. Cette liberté collective de l’art est ce qu’il faut défendre, plus que la liberté individuelle de l’artiste. Cela, on y arrive assez bien : mais les enjeux collectifs sont le plus difficile. Là où l’art rejoint la politique, c’est dans le collectif.

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CHAPITRE 3

Photographie et événement artistique L’unicité recréée

DEVIKA SINGH PHILIPPE ARTIÈRES PASCALE MONTANDON-JODOROWSKY ORLAN

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Dans leur conversation, Pascale Montandon-Jodorowsky, Philippe Artières et ORLAN explorent leurs rapports respectifs à la photographie. Leur dialogue couvre un vaste spectre d’approches. Il offre un commentaire à la première personne sur l’usage de la photographie qui, à son tour, y ajoute encore une autre épaisseur, celle d’une dé-mise en scène de l’art. Il entreprend de mettre à nu, et à plat, les processus créatifs. Pascale prend des photos sur les plateaux de tournage de films. Elle est la seule photographe des trois. Sa pratique s’inscrit dans le cadre de la collaboration entre réalisateurs et photographes, entre mari et femme. Ses premières images des tournages d’Alejandro Jodorowsky, nous dit-elle, étaient à l’origine destinées aux archives personnelles du couple. Pour Artières, les photos tirées des archives familiales ont servi d’accessoires visuels et de point de départ à la répétition ou reconstitution de l’assassinat, à Rome, de l’un de ses aïeux.

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Elles n’ont pas le statut de preuve, mais elles favorisent l’exploration du passé avec ses zones d’ombre et de violence. En tant qu’historien, il a une approche performative de la réalité, et de la supposée véracité du fait historique. Quant à ORLAN, elle a eu recours à des photos pour raconter ses performances. Celles-ci en sont devenues les traces visuelles. La documentation photographique forme également le témoignage des opérations chirurgicales que son corps a subies : les traces de sa genèse. L’action, la photographie et la fiction se recoupent. Des actions sont exécutées devant l’objectif, ou bien répétées à travers leurs traces photographiques. Des séquences peuvent être réarrangées, de nouvelles significations imaginées, à mesure que la photographie devient une stratégie personnelle. Devika Singh

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Donatien Grau   Il s’agit pour nous, avant d’évoquer la prolifération des images, d’envisager son contraire absolu, l’unicité de l’événement artistique. Philippe Artières est peut-être le plus éloigné, en apparence, de cette question l’événement artistique : directeur de recherche au CNRS, spécialiste de ­Michel Foucault, grand spécialiste de l’archive, historien, écrivain, il a une vie parallèle, dont on parlera un peu tout à l’heure, où vous avez été confronté à l’événement artistique et à son rapport à la photographie. ORLAN, vos performances se sont développées par la photographie, et le rapport que vous entretenez à la photographie, que l’on essaiera d’élucider ensemble. Et Pascale est artiste, peintre, costumière et, dans une de vos nombreuses vies, vous capturez l’image des tournages des films d’Alejandro Jodorowsky, votre époux, avec qui vous travaillez et avec lequel vous avez une relation fusionnelle. Pascale, je voulais vous poser cette question pour commencer : sur un film d’Alejandro qui est un événement, un monde à part, comment cela se déroule-t-il de capturer l’image de ce qui se passe ? Pascale Montandon-Jodorowsky   Alejandro Jodorowsky ne veut pas, en général, de présence de photographe de plateau, ne veut pas non plus de making of, parce qu’il veut maintenir le secret absolu de son tournage, et aussi maintenir totale la concentration de son équipe et de ses acteurs, qu’ils ne se sentent pas observés, regardés par une autre caméra que celle qui les filme. C’est donc vrai que c’est tout un monde. Je le dis souvent, c’est plus qu’un film, c’est une expérience humaine, artistique et émotionnelle totale, et aussi une 89

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e­ xpérience de vie. Dans mon cas, le fait d’avoir fait des photos de tournage n’était pas quelque chose de prévu. Puisque je ne suis pas photographe de plateau au départ, et pour les raisons que j’ai évoquées, il n’était pas forcément question d’en faire. En arrivant sur le tournage de La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad), il m’a paru évident qu’il fallait garder des traces de ce travail qui était absolument unique. Alors, j’ai commencé à faire des photos, uniquement pour nos archives, sans savoir qu’elles seraient utilisées par la suite, puisque les images de tournage sont utilisées évidemment pour la presse, pour les affiches, pour tout le travail de communication autour d’un film. Cela s’est passé de manière impromptue, imprévue : à la fin du tournage, quand nous sommes rentrés à Paris, Michel Seydoux, le producteur français du film, a vu les images et, en plus de les aimer, a finalement décidé de les utiliser pour toute la communication autour du film. Ce qui était très important sur ce tournage, c’était de disparaître pour justement préserver cette concentration si importante pour Alejandro. J’étais la plus discrète possible en utilisant un petit appareil silencieux, je me contorsionnais parfois pour que les acteurs ne me voient pas, ou pour ne pas déranger l’action du film. Je me suis par la suite rendu compte, que cette démarche a été finalement très liée à un autre travail mené par ailleurs, puisque j’ai dessiné les costumes du film. Donatien Grau   Vous avez capturé ces images, ces moments : l’une des choses pour lesquelles le cinéma et tout le monde d’Alejandro Jodorowsky sont éminemment admirés, c’est la magie, le caractère magique de ce qu’il fait. On peut dire, que la photographie c’est une perte ; faire un making of, même si ce n’est pas un making of, c’est montrer l’autre côté

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de la magie. Comment ressentez-vous ce fait de prendre des photos d’un événement extraordinaire et magique ? Pascale Montandon-Jodorowsky   C’était totalement inconscient au départ, puisque je les ai prises dans un but complètement privé, en ne sachant pas qu’elles allaient être utilisées. Ce qui est assez étonnant, c’est que, à la base, les photographies de plateau doivent être le plus proche possible, sans transformation et sans interférence, des images du film lui-même : elles sont censées être des images du film bien qu’elles ne soient pas extraites de la pellicule. Force est de constater que, lorsque l’on a présenté ces images au producteur français Michel Seydoux, il y a vu un filtre, comme si mon but n’était pas simplement de capturer des instants, des moments de scènes du film ou des moments de vie du tournage, mais qu’il y avait une vision artistique, et presque une vision de l’amour, un œil de l’amour. La caméra est un œil objectif. Mais comme le dit Miyazaki, le réalisateur japonais de dessins animés, ce qui l’intéresse quand il fait des films, c’est finalement de filmer avec un œil subjectif, l’œil humain, par exemple quand je te parle, je te regarde, la précision est sur toi, tout le reste est dans le flou ; mais l’œil de la caméra est objectif, la caméra ne fait pas de choix si on n’en fait pas pour elle. Cependant, les photos que j’avais prises avaient mon filtre, ce qui était magique, parce que c’était à mon insu et involontairement. Ma démarche, qui a été aussi la même dans le second film qu’on a fait ensemble, où là je savais, pour le coup, que je devais faire les photos du film, était, encore une fois, de surtout ne rien transformer, d’utiliser les mêmes lumières, les mêmes situations, sans rien transformer, en étant la plus discrète possible et la plus en retrait possible. Mais il y a quelque chose qui s’opère là à son propre

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insu, qui est extraordinaire, et qui capture aussi l’atmosphère, la magie de ce travail inconscient qui a lieu sur le tournage même. Donatien Grau   Et ne pensez-vous pas que l’élément photographique génère une perte, avez-vous le sentiment de capturer quelque chose au plus juste de cet instant et de créer un autre instant par ce filtre ? Et ce filtre précisément, est-ce une perte ou un gain ? Pascale Montandon-Jodorowsky   Je ne l’envisage pas en ces termes-là : je pense que l’œuvre d’Alejandro est tellement forte qu’elle ne perd rien, elle dépasse même l’objet en luimême par son aura. C’est la raison pour laquelle je dis que c’est plus qu’un film, c’est quelque chose qui traverse le temps, qui traverse l’expérience, qui est plus que raconter une histoire, plus que faire même un objet artistique merveilleux. C’est une expérience totale : je ne pense pas à capturer ou à prendre quoi que ce soit, c’est aussi probablement mon rapport au moment, au temps qui s’exprime là. Parce que, finalement, c’est une habitude que j’ai toujours eu d’avoir un appareil sur moi, bien que je ne sois pas photographe de plateau, de capturer des moments qui n’existeraient plus que dans nos mémoires, même si un film évidemment existe dans le temps. Mais ces moments-là, ces photos de prises du tournage, sont des choses correspondantes, parallèles, qui disent autre chose, qui complètent le propos du film, qui ne sont pas le film mais qui l’accompagnent. C’est au fond un acte d’amour. Donatien Grau   Vous parlez d’aura : pouvez-vous parler de cette aura ? Beaucoup d’entre nous ont en tête le texte de Benjamin qui dit que plus quelque chose est reproduit, plus elle perd son aura et la photographie, évidemment, est l’instru92

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ment de cette perte : comment cette aura se manifeste-t-elle ? Comment se conserve-t-elle ? Pascale Montandon-Jodorowsky   Tout cela est très mystérieux : lorsque je travaille, les questions se posent après. Je me rends compte seulement après de la relation qu’il y a entre ces photographies, le reste du travail, et les autres expressions que je pratique, et pourquoi j’interviens de cette manière-là dans les films d’Alejandro. Au départ, c’est quelque chose de très viscéral, qui n’a aucune retenue, aucune résistance, aucune crainte face à ce qu’on va prendre ou donner. Un film d’Alejandro s’envisage toujours comme une question de vie ou de mort. Quand il le fait, il s’y engage et engage sa vie, et invite tous ceux qui travaillent avec lui à faire de même. Donc, lorsque je suis sur un tournage comme celui-là, je donne ma vie dans tous les sens du terme et, pour moi, ce n’est pas une prise, c’est apporter ma pierre à l’édifice de manière totalement humble, et surtout dans le plus grand respect de ce qui est en train de se faire. Rentrer dans un tournage d’Alejandro, c’est comme rentrer dans un temple, c’est quelque chose de presque sacré. Donatien Grau   Mais alors, quel est le statut de ces photos ? Pascale Montandon-Jodorowsky   Elles ont un statut un peu unique. N’étant pas photographe de plateau, je n’ai pas les mécanismes du métier. Donc elles ont eu d’emblée un statut particulier, parce que ces photos sont le regard amoureux de quelqu’un qui a collaboré au film au plus près de son réalisateur – étant sa femme et travaillant à ses côtés – et, en même temps, elles sont un témoignage intime de cet objet artistique.

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Donatien Grau   Vous avez fait un livre à partir de ces photos, qui s’appelle La réalité de ma danse. C’est intéressant, la façon dont vous avez retourné le titre « La danse de la réalité », puisqu’il s’agit d’un moment de rêve, d’une production d’un rêve, le film est un rêve. Quel est le rapport que ces photos entretiennent à la réalité ? Pascale Montandon-Jodorowsky   En fait, c’est comme une espèce de couche, de strate. C’est un rêve, mais qui est voué à exister par-delà le temps, puisque le film après va exister – contrairement à l’art vivant et au spectacle, puisque lorsqu’on capture des images d’un spectacle, on garde une trace de quelque chose qui n’existera plus que dans nos mémoires et sera probablement déformé, puisque la mémoire est subjective, tandis qu’un film existe au-delà de nous, il nous survivra. Je pense sincèrement que dans cet acte se trouve probablement mon rapport au temps, à la mort aussi, à la transformation et la disparition. Il y a aussi à la base de l’acte photographique, ce « maintenant et jamais plus », capturer cet instant, le « ici et maintenant ». Comme je crois qu’il n’y a pas de hasard, il se trouve que l’homme que j’aime et avec lequel je vis, dont je partage la vie et avec lequel je travaille, a le double de mon âge. C’est quelque chose de très fragilisant, parce que je suis absolument terrifiée à l’idée de le perdre. Je ne sais même pas si je pourrais survivre à cela mais, en même temps, cela donne une conscience absolument accrue de cet instant, de l’importance du présent. Donc je vis, nous vivons dans un éternel présent, et je crois profondément que mon rapport à la photographie se trouve là.

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Pascale Montandon-Jodorowsky, Spiritual Journey, 2010. Courtesy de l’artiste.

Donatien Grau   Cet éternel présent qui réussit à résister à l’intensité de la banalisation par la photographie… On le voit dans cette image. Pascale Montandon-Jodorowsky   Un film a une existence propre, surtout un film d’Alejandro, qui perdure au-delà du temps, et qui nous survivra très probablement. Là, il s’agit d’un spectacle qui n’a pas eu de reprise, c’était une performance avec Carolyn Carlson : elle faisait la chorégraphie, Alejandro improvisait sur scène et j’avais créé les décors. Cela a été une performance unique : comme je le disais, une fois et jamais plus. Et, très simplement, le but de ces images était d’en garder une trace.

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Chapitre 3

Pascale Montandon-Jodorowsky, La Danza de la Realidad, 2013. Courtesy de l’artiste.

Donatien Grau   Il y a, effectivement, le fait d’en garder une trace mais, quand on regarde ces deux photos, qui sont extrêmement différentes – dans l’une Alejandro Jodorowsky est présent, dans l’autre pas –, elles ont en commun qu’il s’agit vraiment de la durée d’une réalité intensifiée. Pouvez-vous nous parler un peu de cette réalité intensifiée, qui se retrouve dans la photo­graphie ; et comment elle se retrouve dans la photographie ? Pascale Montandon-Jodorowsky   C’est un processus très mystérieux, comme tout acte artistique. En fait, cela se produit presque à son propre insu : quand je peins, je n’arrive à définir ou à décrire ce que je fais qu’au moment où c’est terminé, ou presque. La photographie se joue tellement en un instant que c’est quelque chose qu’on saisit et qu’on n’intellectualise 96

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pas, qu’on ne formule pas. Enfin, dans mon cas évidemment, surtout que, s’agissant d’une capture d’un film et de photos de tournage, il ne s’agit pas exactement de mon œuvre bien qu’il y ait cette espèce de filtre dont je parlais, et qui existe de manière totalement magique. C’est comme une recette de cuisine, si on donne exactement la même recette de cuisine à dix personnes, même en la respectant à la lettre, cela fera dix plats différents. Une même situation, sur un même tournage, dans les mêmes conditions, de situation, de lumière, d’action, dix photographes de plateau feront dix photos différentes, qu’il y ait une intention ou pas. Dans le cas d’un film, il ne faut pas modifier, transformer, interférer dans l’œuvre, cela doit se faire dans le respect de l’œuvre de l’autre et de ce qu’il a à transmettre. Là est le but de la photo de tournage : donner des images de l’œuvre du réalisateur, en l’occurrence Alejandro Jodorowsky. Concernant la capture d’un spectacle vivant qui, de fait, n’existera plus autrement, il y a presque plus de liberté – étant la capture de ce qui nous échappe et qui est, encore une fois, très lié au rapport à la mort. C’est la raison pour laquelle la photographie m’intéresse, moi qui suis peintre au départ. L’objet pictural existe dans l’absolu. Si j’ai voulu me rapprocher de, ou créer des parallèles avec, d’autres expressions – comme la danse contemporaine, la musique, l’opéra ou le cinéma – créer des costumes pour des danseurs ou pour des acteurs, c’est parce que ce sont des supports et des formes d’expression qui s’inscrivent dans le temps, qui n’existent pas autrement. Alors qu’un objet plastique existe dans l’absolu, la photo nous dit perpétuellement ce rapport au temps et à la mort, au passage du temps. Donatien Grau   Combien de photographies de tournage y a-t-il ? 97

Chapitre 3

Pascale Montandon-Jodorowsky   Des milliers! Autant sur le tournage du film précédent, La Danza de la Realidad, je n’étais pas si consciente, je faisais ce que je pouvais, ce que je sentais, en totale liberté, donc il y en a eu beaucoup. Mais pour  Poesia Sin Fin, j’ai fait parfois jusqu’à mille deux cents photos et vidéos par jour. Ce sont, d’une part, des photos qui vont être utilisées pour la promotion du film, pour la communication : elles doivent donc rendre compte du film, évidemment, et doivent être les plus fidèles possible à ce qu’Alejandro veut exprimer ; et, d’autre part, elles peuvent également témoigner de la manière dont on travaille sur un tournage, et c’est alors un autre regard. Mais je les choisis toujours avec mon œil de peintre, en ayant à l’esprit un rapport de composition, de précision, d’efficacité, un rapport de couleur, comme je choisirais n’importe quelle image, mais toujours en ayant en tête que, encore une fois, c’est l’œuvre d’Alejandro, et je pense à ce qu’il veut communiquer et exprimer. Donatien Grau   Vous faites beaucoup de choses, vous prenez des photos, vous êtes peintre, vous faites les décors, les costumes : comment est-ce que vous voyez la photographie dans son articulation à tout ce que vous faites d’abord, dans le film, et en général ? Pascale Montandon-Jodorowsky   Je ne me considère pas comme photographe. Dans la photo, ce qui m’intéresse, c’est vraiment la capture de l’instant, avec le moins d’intervention possible, le moins d’effet possible, la magie de l’instant, la magie du hasard qui en fait n’en n’est pas. Finalement cela se rejoint et s’oppose avec mon travail pictural, qui n’est pas dans le même rapport au temps, dans le même processus, tout en étant très lié à ça. C’est presque une prise, face à l’effacement, 98

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à la disparition. Ce qui m’intéresse, c’est ce balancement entre la permanence et l’impermanence, entre la trace et la disparition. La photo me permet de garder ce qui s’échappe. Donatien Grau   Philippe, je voulais vous interroger sur la façon dont vous avez pu vous intéresser à la capture photographique d’un événement, alors qu’à l’origine, il n’y a pas si longtemps, vous travailliez avec les archives. Philippe Artières   Effectivement, je n’ai pas la chance d’être photographe. Je ne prends pas de photographie. Par contre, j’en manipule et j’en hérite. Il y a quelque chose dans l’assonance qui renvoie à ces pratiques de rituel, donc j’hérite de photographies et de l’histoire. Essayons de peut-être fixer au moins une petite histoire de ce rapport avec la photographie d’archives. C’est un héritage d’ailleurs volé de ma part, puisque j’ai volé à ma famille des archives, celles qui étaient dans une maison, qui appartient à ma mère et à ses frères, une pochette dans ­l­aquelle il y avait quelques lettres, des photographies d’un enterrement à Saint-Ignace-de-Loyola, dans la grande église jésuite de Rome, magnifique église, très grand enterrement, et puis une autre photo d’un homme mort sur son lit de mort, comme on en faisait encore au début du siècle. Ces photos dataient de 1925. Je ne partirai pas d’un événement artistique, mais d’un événement historique. Où il n’est pas question d’artistes vivant, il est question d’un meurtre. Ces photos sont liées à l’assassinat de mon arrière-grand-oncle qui était philosophe jésuite à l’université grégorienne à Rome. Il a pris son poste en 1910. Il est allé sur le front, comme aumônier à Verdun, et puis il a été rappelé à Rome pour reprendre sa chaire de théologie, et en 1925, à l’occasion de la visite d’un de ses neveux, il croise 99

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Jeune patient dormant lors d’une sortie, Normandie, année 60, coll. privée. 

malencontreusement un soldat italien qui assassine un philosophe français. Et ce soldat italien va être considéré, j’y reviendrai comme ce qu’on appelle une balade épileptique. Les aliénistes avaient, au XIXe siècle, avant les fameuses catégories américaines, une poétique de la folie : c’est une balade épileptique et un cheminement d’un philosophe cherchant sa famille qui produisent cet événement, ce meurtre. Voilà donc d’abord, cette rencontre assez violente avec ce qu’on photographie peu dans les familles, les enterrements : en dehors des personnalités très connues, les enterrements ordinaires ne se photographient pas. Il y a là surgissement d’une figure morte : il se trouve que son frère, mon arrièregrand-père était un grand juriste dont on avait beaucoup de portraits parce qu’il a joué un rôle important dans l’histoire du droit. J’ai décidé de partir à Rome et d’aller voir cette rue, via di San ­Basilio où il avait été assassiné, pour un projet d’écriture, j’insiste pour un projet d’écriture et pas du tout pour un projet 100

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d’écriture. J’insiste : pour un projet d’écriture d’historien. J’ai postulé à la Villa Médicis pour venir écrire un texte autour de ce paquet d’archives, autour de ce qui s’est passé, et j’ai eu besoin de la photographie, pour mettre à mort la pratique généalogique, mettre à mort le désir généalogique. Je l’ai fait de manière très simple, j’ai acheté une soutane comme vous pouvez le faire à Rome, ou les femmes des habits de religieuse, parce qu’il y a une tradition d’acheter des soutanes pour les rapporter au prêtre du village. C’est une chose très commune. Aidé par une vendeuse qui m’a dit qu’elle trouvait que je devrais prendre une taille en dessous, que c’était mieux. Bref, j’ai porté cette soutane et, au terme de ces cinq jours de soutane à Rome, je me suis rendu compte que j’avais besoin d’une archive. Dans mon cas, ce n’est pas du tout une œuvre artistique, c’est une archive pour l’écriture, et cette archive pour l’écriture a été de jouer la mort de Paul Gény, puisque c’est son nom, de la jouer et qu’elle soit photographiée. La dernière heure, de la gare de Termini jusqu’à la via di San Basilio – ceux qui connaissent savent que ce n’est pas très loin – cette marche et puis cette mort. Avec ces images, toute la tentation de faire l’histoire de Paul Gény a disparu, puisque j’ai été assassiné trois fois, on a fait trois prises parce que je n’étais pas très bon acteur. Je ne suis pas un artiste, je ne suis pas un photographe, je suis un historien et, quand l’historien balade son corps, il le balade plus ou moins bien. Quand, en plus il incarne quelqu’un qui a vécu presque un siècle plus tôt, c’est compliqué. ORLAN   Ceci n’est pas une pipe. Vous avez traduit presque tout ce que vous faites uniquement par la négation, ce n’est pas une performance, etc. je ne suis un bon acteur, je ne suis pas un photographe, Ce n’est pas. Ceci me fait penser à « ceci n’est pas une pipe ». C’est-à-dire que cela n’est pas, mais que 101

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ça fait œuvre. En baladant mon corps d’historien, en faisant le mort, cependant que je suis bien vivant. Philippe Artières   Ce n’est pas la même chose d’emprunter les moyens de l’art, comme des outils de savoir, pour cette fameuse question de la reconstitution, qui vient du judiciaire, mais qui aujourd’hui est un courant très fort en histoire, qui s’appelle living history. On le fait beaucoup pour les batailles, mais on pourrait aussi le faire pour des micro-événements. Moi, qui travaille beaucoup sur l’histoire des archives personnelles, je pourrais, par exemple, faire des reconstitutions familiales à partir de journaux intimes ou un certain nombre de choses semblables. Une fois que j’ai tué la généalogie, ça y est, je suis à nouveau historien. Et je suis donc allé à la recherche d’archives documentant celui qui s’appelait Bambino, l’assassin de Paul Gény. Cette image, c’est la seule que j’ai de Bambino, qui est le nom que l’on donne au Christ avant qu’il ne soit présenté au Temple. Voilà Bambino dans cette photographie, qui était au milieu de liasses énormes d’expertises. Alors, c’est une photographie qui m’a totalement troublé, m’a dérangé, et qui m’a, à certains égards, fait dérailler. C’est cela que j’appellerais, moi qui suis du côté du regardeur de la photographie, la dimension d’événement artistique : cette photographie est une mise en scène de je ne sais quoi, de ce jeune homme avant qu’il ne soit militaire. Quand ce jeune homme a assassiné Paul Gény, sa justification, dans une autobiographie qu’il a écrite, était que, au cours de la guerre le prêtre du village avait annoncé de manière erronée la mort de son frère sur le champ de bataille à leur mère, et cette femme s’était suicidé de chagrin. Or le frère n’était pas mort. Donatien Grau   Pourquoi cette photo vous a-t-elle fait ­dérailler  ? 102

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Portrait de Bambino Marchi, Italy, 1920s..

Philippe Artières   Parce qu’elle n’est pas du tout ce qu’on peut attendre dans un dossier d’archives, elle est non l­ égendée. Qui est Bambino, en fait, je ne le sais pas. Est-ce que c’est l’homme à la cigarette ou l’homme qu’on étrangle, est-ce que ce sont deux frères qui jouent, et est-ce que c’est le frère qui est mort ? Cela m’a amené à me reposer la question, finalement, de 103

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­ evenir Bambino. La photo a totalement retourné le projet : ce d n’est plus Paul Gény, c’est Bambino qui va m’habiter et qui va m’amener à Reggio Emilia, l’un des plus grands hôpitaux psychiatriques en Italie aujourd’hui – près de cent cinquante mille dossiers y sont conservés. Cela a été un hôpital psychiatrique militaire aux archives considérables, et Bambino est donc venu là, il a disparu là. Je suis reparti donc à sa recherche et, en définitive, j’ai produit dans le livre, qui a été publié ensuite dans la collection « Fiction et Cie » au Seuil, un faux cahier de photographies, qui aurait été l’album de Bambino. À partir d’images que j’ai recherchées à droite, à gauche, à partir de textes : ces images n’étaient plus seulement individuelles, mais relevaient d’une histoire collective. Cette image-là m’a amené à repenser complètement le contexte du meurtre de Paul Gény et, surtout, de ce soldat italien en 1925, donc au moment où Mussolini prend véritablement le pouvoir et légitime la violence. Je ne suis pas allé chercher des images du fascisme, mais tout un ensemble d’images qui pouvait être une constellation entre lui et moi. D’ailleurs, les lecteurs, à de très rares exceptions, n’ont pas vu que c’était un faux, on pensait que j’avais publié une archive. Il y avait des clés, il ne s’agissait pas de tromper le lecteur, puisqu’il y avait des images qui étaient ouvertement légendées de manière erronée, on pouvait donc immédiatement voir qu’il y avait une erreur. Le but était de jouer ce décalage. Donatien Grau   Vous parlez tout à l’heure, à propos de cette dernière heure de Paul Gény que vous avez recréée, vous disiez que ce n’était pas un événement artistique, c’était une archive à visée d’écriture : mais quand vous avez construit cette saisie de votre parcours, de sa dernière heure, comment l’avez-vous organisée ? 104

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Philippe Artières   On a publié seulement quelques éléments de ces très nombreuses photographies dans un livre paru chez Manuella Editions. L’acte de publication a été pour moi compliqué parce que je me suis posé la question de savoir pourquoi publier ces photos, alors que l’ensemble de ce que je raconte dans le livre, je l’ai fait : photographier la soutane, mais aussi plein d’autres gestes dans la ville, qui consistaient, par exemple, à circuler avec un mégaphone et lire de la philosophie thomiste en plein Rome aujourd’hui ou, puisqu’il a une œuvre assez importante, à circuler avec une pancarte, ou à tracter des écrits de Paul Gény en italien. Tout un ensemble de choses qui m’ont permis d’écrire, parce que mon questionnement n’était pas celui d’être photographe, n’est pas celui d’être artiste. C’était : qu’est-ce qu’un écrivain français à Rome. La photographie est l’archive de l’écriture, sauf que ce n’est pas l’archive de l’autre. Elle m’a servi pour écrire le livre, mais ce n’est qu’une archive. D’ailleurs, je l’ai déposée comme telle, je crois que je suis un des uniques pensionnaires de la Villa Médicis à avoir déposé des archives à la Villa Médicis. Il y a des films aussi, puisque j’avais demandé à deux artistes qui étaient en résidence à l’époque, Raphaël Zarka et Romain Bernini, de participer à une forme d’écriture de la via di San Basilio : j’ai notamment travaillé à faire apposer une plaque. Dans les archives il y a la demande à la ville de Rome, qui a été faite, pour apposer une plaque avec les différentes propositions de texte. Tout cela est là-bas. Donc la photographie est vraiment un outil pour un récit, dont je maintiens qu’il est un récit d’histoire. D’ailleurs, les historiens l’ont reçu comme tel. Donatien Grau   Vous avez parlé, à partir de cette photo, de l’individuel et de l’histoire collective : peut-être que cette archive de photos que vous avez faite, le fait que vous ne vouliez 105

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pas l’appeler un événement artistique, c’est parce que vous essayez de le faire pencher du côté du collectif, c’est-à-dire de l’archive collective plutôt que de l’individuel. Philippe Artières   Oui, je crois que précisément le geste de me défaire de la généalogie, que d’autres appelleraient la racine unique, et d’aller vers quelque chose qui relève de ce que, moi, j’appelle une généalogie sauvage, c’est-à-dire de se penser plutôt d’une communauté et, en l’occurrence, plutôt de cette communauté-là, puisque j’ai passé beaucoup de temps aussi à l’asile à Reggio Emilia – tout cela se rejoignait et participait à une réflexion plus générale sur l’histoire de la folie en Italie. Grâce à Bambino, j’ai revisité l’histoire de la psychiatrie en Italie jusqu’à Franco Basaglia, celui qui fait fermer les hôpitaux psychiatriques, les asiles en Italie, filmés et photographiés par Raymond Depardon. Donatien Grau   L’archive photographique de ce que vous avez fait à Rome rejoint cette archive plus large de documents anonymes, quasi anonymes ou non visibles. Philippe Artières   Oui, c’est vraiment la manière dont je pense mon travail : c’est celle d’un passeur. Donatien Grau   ORLAN, on voit comment ce cheminement nous mène à vous. Depuis le début, vos performances sont capturées photographiquement,. Quel est le statut de ces photographies ? Sont-elles provoquées par la courte durée de la performance, ou du moins le fait que celle-ci soit limitée dans le temps ? Ou y a-t-il une autre raison ?

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ORLAN   La performance est complètement liée à la photo et à la vidéo, donc aux traces, et c’est vrai que j’aime les traces. Ce qui m’a toujours intéressée est de les retravailler, de les refabriquer, de les remettre en scène, et de créer autre chose. Le statut de chacune des photos de ces performances est extrêmement différent : j’ai fait parfois des photos au retardateur, j’ai fait des performances pour la photo, avec pratiquement pas de public, et puis il y a eu aussi des photos faites en plus de la performance. J’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit : pour certaines de mes performances, c’est lié, c’est un ensemble, car je n’envisage pas la performance sans les photos, et les photos sans la performance pour moi sont inimaginables. Il y a donc des statuts absolument différents, il y a aussi des mises en place qui sont différentes, puisqu’il y a des photographies à qui je dis ce qu’il faut faire, comment il faut le faire, avec quel angle d’attaque, de quel endroit, etc. Ensuite, bien sûr, toutes ces photos sont choisies, ce qui pose le problème du choix, puis la plupart du temps complètement retravaillées. Il y a des situations différentes pour presque chacune des photos des performances que j’ai faites : je me retrouve aussi avec des photos qui sont souvent des détournements, des excroissances qui m’ennuient, à de rares exceptions, par des photographes qui effectivement étaient dans la salle et ont pris des photos à ce moment-là. C’est un peu comme dans mon œuvre : j’ai l’impression de tenir la photo par tous les bouts, tantôt c’est par la performance, mais j’ai aussi beaucoup de photos réalisées à la chambre, des photos qui peuvent faire croire que ce sont des images de performances, alors qu’elles ont été faites pour être une photographie, et faites avec du matériel conséquent. Jusqu’à des photos complètement numériques, mais qui ont, à l’intérieur d’elle-même, quelque chose de performatif, et qui va ressortir. On en reparlera tout à l’heure, mais parlons 107

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ORLAN, Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau, 1974–1975. Courtesy de l’artiste.

de cet ensemble de photos qui s’appelle « Striptease occasionnel à l’aide des draps de mon trousseau ». J’ai beaucoup travaillé avec les draps du trousseau de manière extrêmement différente ; et là je m’en suis revêtue. La première photo de cette série a été reprise pour d’autres œuvres, dont « Le baiser de l’artiste », c’est une étude de drapé. À cette époque-là, j’ai beaucoup travaillé sur le baroque et Le Bernin, mais ici, c’était plutôt un exemple de photo de madone bourguignonne, avec de magnifiques drapés. Elle a été prise par un photographe dont je ne me rappelle même pas le nom, qui devait être un de mes amants ou amantes du moment, à qui j’avais demandé de faire les photos de cette performance privée : je me dévêtais petit à petit en citant l’histoire de l’art, pour finir sur la dernière image représentant un tas de draps, comme une chrysalide dont on ne sait pas quel corps va naître. C’est une œuvre très prémo108

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nitoire par rapport au reste de mon travail, puisqu’un corps est sorti de cette chrysalide, différent de celui avec lequel je travaillais à ce moment-là. C’est une œuvre manifeste. L’idée de cet ensemble questionnait l’impossibilité du striptease pour une femme, étant donné que nous sommes toujours revêtues de multiples images dont on ne peut pas se dévêtir. Des quantités de photos ont été faites pendant la performance, et à la suite de quoi, à la vue de ces traces j’ai choisi les photos qui m’intéressaient et allaient créer un ensemble, donc une nouvelle unicité, pour dire ce quelque chose qui est établi ici dans un temps : elle dit le mouvement, elle dit la nudité en citant l’histoire de l’art. Et ensuite, il y a cette flèche qui désignent tout cet ensuite – le restant de mon œuvre à partir de ce moment-là. J’ai toujours produit des quantités d’images de moi, et je pourrais peut-être vous lire quelque chose qui sera plus concis que si je vous le dis oralement : « Se donner à voir, être vu, faire croire que l’on peut être vu, et c’est aussi faire croire que la performance peut être vue, qu’on peut avoir une idée de ce qui a été la performance. » Effectivement, il y a toujours perte, mais il y a aussi de l’ « en plus ».  C’est sûr, c’est cet « en plus » que j’aime travailler. Vous verrez, avec cette nouvelle photo qui est là, il y a cet en plus. J’ai écrit pour être vue avec des images successives, des images de paille, des pseudos. Tout au long de mon œuvre, il y a une kyrielle d’images de moi, une myriade de photos, un flux, une explosion, une hémorragie, un charnier, telle la photo, une dysenterie d’images, tel Adam né de la fange et de la boue, telle ­Lilith – comme autant de commencements de preuves de mon ­incarnation, née dans cette fange que je préfère appeler notre soupe primordiale. Pour moi, Dieu n’est pas une hypothèse de vie ou de travail, mais le christianisme accepte les multiples versions des 109

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représentations du Christ, de la Vierge et des saints. Iconographie qui permet de tourner autour, d’approcher quelque chose, de se donner à voir quelque chose plutôt que rien. C’est donc cette idée à la fois de tourner autour de soi, et de ­tâtonner comme on pourrait dire en psychanalyse, entre des tas d’images. On se rend compte, effectivement, que l’identité est mouvante, mutante, nomade et, bien sûr, c’est ce qui m’intéresse, je suis contre les identités fixes. J’ai toujours des milliers d’images autour de moi, tout le monde en a fait l’expérience : dans une soirée où vous dînez entre amis, s’il y a plusieurs personnes qui font des photos, et on a jamais la même tête.Je peux passer d’une tête de vierge à une tête de problématique pathologie grave, une tête à problème, ou je peux avoir l’air malade ou, au contraire, être éblouissante en prenant bien la lumière. Ce qui m’intéresse, c’est qu’au cours de toutes mes années de travail, il y a tellement d’images de moi, tellement de dysenterie d’images que, en fait, il n’y en a aucune pour moi qui révèle quelque chose. Pour moi la photo ne révèle rien. Elle révèle surtout quel est l’objectif, quelle est la caméra, si c’est une chambre ou bien un téléphone portable. Cela se voit tout de suite. Pour le reste, je trouve que l’idée de la révélation par l’image, par la photo, c’est une sorte d’enfermement. Il y a aussi de l’ouverture puisque ces œuvres seront ouvertes, seront vues après ma mort. Au passage, je vous conseille de signer une pétition contre la mort que j’ai faite, c’est une pétition qui dit : « il y en a assez, trop c’est trop, cela fait des millénaires qu’on est obligé de mourir, que nos amis, notre famille, etc meurent sans qu’on nous demande notre avis. » Si on signe tous ensemble cette pétition, on a peutêtre une chance. C’est sur mon site : http://www.ORLAN.eu C’est vrai que je ne suis également pas d’accord d’être classée dans les photographes, ou les artistes qui travaillent 110

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ORLAN, ORLAN en Grande Odalisque d'Ingres (Tableaux vivants), 1977, photographie noir et blanc, 150 x 210 cm. Courtesy de l’artiste.

avec la photo, parce que je travaille beaucoup avec la photo, mais je travaille aussi avec les sculptures, avec les biotechnologies, toutes les fois que je le peux, avec les sciences, avec le médical, avec les vidéos, la réalité augmentée, avec toutes les pratiques artistiques possibles. Ce que j’essaie, c’est d’abord d’avoir une idée, un concept, une force en moi, quelque chose à dire et, ensuite, de trouver la bonne matérialité. Dans mon œuvre, il y a beaucoup de choses qui passent par la photo, mais pas forcément par la photo, donc je voulais juste sortir un peu du tiroir trois secondes. Ce  qui m’a beaucoup intéressée dans la photo, c’est le rapport à l’échelle du corps, et c’est une œuvre qui est f­éministe – comme vous le savez, je suis pour toutes les discriminations. Je suis allée voir ce que les hommes avaient fait du corps des femmes dans l’histoire de l’art et là, j’ai retravaillé à ma manière, 111

Chapitre 3

toujours avec les draps du trousseau, la Grande Odalisque de Ingres. L’installation commençait par une toute petite photo, et ensuite elle était de plus en plus grande. Pour questionner cette idée d’échelle, j’avais mis, dans l’espace au-dessus, la grandeur de l’oreiller qui était censé représenter l’intérieur de la photo, pour chacune des photos, comme si on en déduisait telles ­dimensions de l’oreiller. Il y avait une image qui était l’exacte dimension de l’œuvre de la Grande Odalisque d’Ingres, qui était ensuite l’exacte dimension de mon corps, et puis il y avait de la démesure, de l’agrandissement.  Je trouvais vraiment intéressant de voir les spectateurs regarder l’installation. Quand il y avait la petite photo, ils s’approchaient, donc le nez sur l’image, pour regarder avec des airs de voyeur et, plus le corps grandissait, plus ils étaient obligés de prendre de la distance, du recul, et c’est cette distance, cette bonne distance, qui m’intéresse par rapport au corps et par rapport à la nudité. Voilà ce que j’ai essayé de dire en tout cas dans cette installation : me réapproprier, en fait, une photo que j’ai faite, qui peut être considérée comme une performance et qui, en même temps, a été faite uniquement pour la photo aussi à cet endroit. Comme si la photo elle-même ne me suffisait pas, qu’il me fallait la questionner davantage, en dire autre chose autrement et me la réapproprier en tant qu’artiste, pour parler de mon rapport à l’espace et de mon rapport au monde, pour ne pas rester enfermée à l’intérieur de ce seul dit. Donatien Grau   Il me semble qu’il y a le moment de l’événement qui est un moment unique, qui peut se décliner, mais qui est tout de même un moment unique dense, et que l’image photographique, au contraire – vous parliez de dysenterie tout à l’heure – fonctionne par prolifération : la photographie est une sorte de mécanisme de production, de production, tandis 112

Photographie et événement artistique

ORLAN, Self-hybridation Opéra de Pékin n°1, 2014. Courtesy de l’artiste.

que l’événement lui est un. Mais ce sont des photos qui ont un ­caractère performatif elles-mêmes… ORLAN   Cette photo est une « self-hybridation » avec les masques de l’Opéra de Pékin. J’ai fait beaucoup de « self-­ hybridation », ce sont les œuvres qui suivent ma série d’opérations chirurgicales-performances. Avec mon nouveau visage, que je me suis inventé, que je me suis créé, en particulier avec ces deux bosses que je me suis faite poser sur le front et qui sont un tout petit dérèglement, qui ont fait couler beaucoup 113

Chapitre 3

d’encre et fait beaucoup de scandale – ce sont des implants qui normalement sont mis sur les pommettes, et que j’ai fait déplacer à cet endroit : ce que je voulais, c’était un geste opératoire qui n’avait jamais été fait et qui n’était pas censé apporter de la beauté. C’était me réinventer, me resculpter et ­enlever le masque de l’inné. Pour prendre d’autres exemples, cette « self-hybridation » donc, que j’ai travaillée avec la statuaire précolombienne : ces « self-hybridations » avec des masques ethnographiques africains, puis avec des peintures de George Catlin représentant les chefs amérindiens, et d’autres que j’ai créées à partir des masques de l’Opéra de Pékin, avec de la réalité augmentée. Il y a eu une petite partie de ma vie où j’ai été actrice. J’ai découvert à un moment Brecht et la distanciation, et je me suis aperçue, quelques dizaines d’années après, que en fait Brecht s’était inspiré de l’Opéra de Pékin. J’ai essayé de me documenter sur cet Opéra de Pékin, je me suis aperçue que les femmes étaient exclues de l’Opéra de Pékin, et que c’étaient les hommes qui jouaient le rôle des femmes. Cela m’a naturellement irritée, et je me suis dit que j’allais créer une photo, fabriquée avec mon visage, mais en Photoshop, et que cette image aurait une sorte de secret. On pourrait la voir telle qu’elle est là, mais si on connaît son secret, si on télécharge un logiciel qui s’appelle Augment, qui est un logiciel gratuit sur Internet, on peut scanner l’œuvre, qu’elle soit projetée ou qu’elle soit achetée en tant qu’œuvre accrochée sur un mur. Elle devient un QR code, et vous voyez sortir de l’œuvre mon avatar 3D, produit à partir des scans de mon corps, animé, qui rejoue des acrobaties de l’Opéra de Pékin. J’ai donc créé un avatar différent pour chacune des œuvres, qui sort et vit, qui joue, danse, fait des sauts périlleux, ou qui jongle avec des masques, avec lequel on peut se faire photographier, on peut aussi photographier ses amis, c’est quelque chose qui 114

Photographie et événement artistique

crée du lien avec les autres. Mais cette œuvre peut aussi être là, simplement accrochée au mur. Il y a quelque chose en tant qu’artiste qui, moi, m’étonne toujours. La photo est à peu près passée dans les mœurs, puisque l’on voit Paris Photo, avec énormément de stands, des œuvres à vendre, etc. Mais cela a pris beaucoup de temps pour que les collectionneurs s’intéressent à la photo. C’est la même chose avec tout ce qui est de l’art numérique. Quand les collectionneurs viennent dans une exposition, ils veulent voir de la peinture, du dessin, de la sculpture, des choses dites traditionnelles, alors qu’ils ont dans leur poche des téléphones portables, qu’ils sont sur Internet sans arrêt, qu’ils ont des ordinateurs à la maison, qu’ils prennent des avions, qu’ils sont en plein dans les nouvelles technologies, que cela fait vraiment partie de leur temps et, on pourrait dire, du banal. Quand, tout à coup, ils passent dans une galerie ou dans un musée, ils veulent voir autre chose, et c’est toujours très difficile : actuellement, tout ce qui « nouvelles technologies », tout ce qui a à voir avec les sciences, etc., est refusé. J’ai voulu essayer d’ébranler les mentalités et de créer une exposition où je venais dérégler à la fois la règle de l’Opéra de Pékin, la règle de la photographie, et la règle de ces galeries et de ces collectionneurs qui, par habitude, ne veulent surtout pas acheter des nouvelles technologies comme œuvre d’art. Donatien Grau   À partir de ce que vient de dire ORLAN, se pose, je crois, la question de l’intensité : qu’est-ce qui justifie une photographie ? Quelle relation celle-ci a-t-elle avec l’événement photographié, et avec l’intensité de celui-ci ? Pascale Montandon-Jodorowsky   Deux choses qu’a dites ORLAN sont pour moi très importantes, c’est dans un paragraphe que vous avez lu : c’est donner à voir et le rapport au 115

Chapitre 3

monde, ce qui, pour moi, est presque la définition de la démarche artistique. Produire une œuvre artistique, c’est donner à voir, c’est rendre visible l’invisible, rendre palpable l’impalpable, dire l’ineffable et dire, évidemment, notre rapport au monde. Sur la question de l’intensité, je le disais tout à l’heure, pour moi le rapport à la photographie est lié à la mort, à l’instant, à la capture de l’instant, de la chose qui va disparaître, et cela est bien évidemment lié à l’intensité. C’est une capture de vie ; de plus, une capture d’un moment artistique total, et qui véhicule une expérience – dans mon cas, un film d’Alejandro Jodorowsky ou une performance avec lui – quelque chose qui vient invoquer d’autres réalités que l’art même – l’engagement personnel, humain, presque thérapeutique, psychologique, psychanalytique, etc. Pour le choix, comme je suis peintre au départ, quand j’utilise la photo, ne me considérant pas comme photographe, j’interviens le moins possible, donc je ne retouche pas les photos, parce que, pour moi, c’est comme un acte magique, qui laisse agir le hasard, me laissant au fond être la main, le transmetteur, le passeur de ce qui est en train de se dérouler, et garder un témoignage de quelque chose d’éphémère. ORLAN   Nous sommes d’accord sur l’intensité. Si j’avais lu le paragraphe suivant, cela aurait donné ceci : « Mes œuvres se sont mêlées à mon existence : à chaque œuvre c’est refaire une entrée, son entrée. Se réenvisager en utilisant la vie comme un phénomène esthétique récupérable, c’est aussi créer des moments d’intensité pour soi-même et autrui, se mettre hors de soi pour devenir soi. » Donatien Grau   Philippe, êtes-vous d’accord avec Pascale et ORLAN sur cette question de l’intensité ? 116

Photographie et événement artistique

Philippe Artières   Je crois que le rapport est tout autre puisque, pour moi, l’intensité de l’image n’est pas différente de l’intensité de l’archive écrite. Je vous ai montré cette photo, mais j’aurais pu vous montrer des fragments d’écriture que je regarde exactement comme des images. L’intensité est plutôt dans l’extrême rareté de ces éclats de réel. Je dis « éclats de réel », entendus comme des fragments qui ne vont pas nécessairement être intelligibles, qui ne vont pas ressusciter les morts – je ne suis pas du tout chez Michelet – mais, au contraire, peut-être produire une proximité. Et l’intensité, elle est dans la proximité. Cela peut être une photographie, cela peut être un fragment tout simple, quelques lignes, dans une liasse entière de mots. Je dis cela en ayant eu la chance, par ailleurs, de travailler beaucoup sur des archives photographiques puisque, avec Mathieu Pernot, j’ai été invité en résidence dans un asile psychiatrique dans la Manche et j’ai pu travailler à partir d’un énorme corpus photographique – ce qui restait de l’asile de ­Picauville, qui avait été bombardé le 6 juin 1944. Quand le Point-du-Jour et Maison Rouge ils nous ont invités à faire ce projet, il y avait beaucoup d’images, il y avait beaucoup de traces ; il fallait, pour Mathieu Pernot et moi-même, trouver les images qui allaient justement produire du télescopage. C’est cela qui m’intéresse maintenant, le télescopage. Donatien Grau   Cela me mène à une dernière question pour vous trois, la question du rapport à la vie et la question du rayonnement. Quand on voit chacun de ces moments d’intensité, chacun de ces moments d’événements – que ce soit le film, que ce soit les performances, même si c’est un éclat parmi d’autres, l’histoire du roman photo de Paul Gény – quel rapport le moment photographique entretient-il au reste du monde, qui n’a pas forcément la même intensité ? 117

Chapitre 3

Pascale Montandon-Jodorowsky   Quand je dis que cela un rapport avec la mort, c’est bien évidemment pour aller à son encontre, et préserver le vivant, préserver l’instant et être dans ce présent éternel dont je parlais, coûte que coûte. C’est-à-dire : comprendre n’est pas adhérer. Même si l’on a conscience de cette réalité-là, au fond, comme vous le disiez, rien ne prouve qu’on va mourir. On est vivant aujourd’hui, et rien ne prouve que vous n’êtes pas immortels, que je ne le suis pas, ainsi que tous les gens qui sont ici dans cette salle. Tant qu’on n’est pas mort, on ne peut pas le prouver : et je pense que ma relation à la photographie est très liée à cela, finalement. ORLAN   Je voudrais ajouter : « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ». Philippe Artières   Oui, moi je crois que ce serait l’opposé. J’avais noté, d’ailleurs, en préparant pour moi ce passage par l’objectif : « c’était devenir le mort. » Et, ça, je l’ai vécu comme ça ; quand on a fait cette reconstitution, c’était une exécution. Je l’ai faite trois fois, parce que je trouvais que ce n’est pas évident de jouer la mort. C’est un acte très fort et je ne pensais pas, d’ailleurs, que ça aurait une telle portée ; et devenir le mort, évidemment pour un historien, c’est essentiel à un moment donné. Donatien Grau   Nous ne savons pas si nous sommes morts ou vivants… Philippe Artières   J’ajoute juste, pour finir, que je n’ai pas de pétition, vous ne pouvez pas aller sur mon site, mais vous pouvez lancer une pétition pour savoir si nous sommes vivants. Rien n’est sûr.

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CHAPITRE 4

Photographie et prolifération des images l’Un et le Multiple

EMMA BOWKETT KIERAN LONG TOM MCCARTHY OLIVIERO TOSCANI

Chapitre 4

Oliviero Toscani et Kieran Long se décrivent tous deux comme des reporters, dont la responsabilité est d’exposer des œuvres de manière rigoureuse. Le défi à relever, aujourd’hui, c’est d’y parvenir avec la prolifération des images, de naviguer dans cet espace et de savoir situer la valeur. La semaine dernière, en France, j’ai visité une exposition d’œuvres sur la crise du globe. Ces grandes photographies nous parlaient de notre planète, offraient le relevé de son déclin. Le projet avait été mûri des années, mais il ne m’a pas touchée. Les images de ces scènes étaient familières et distantes, comme si j’étais témoin d’une crise qui ne m’affectait pas. Je suis journaliste, je travaille dans un magazine comme directrice de la photographie, chaque jour des milliers de photos défilent sur mon écran d’ordinateur et viennent s’ajouter au trop-plein d’images qui produit cette déconnexion. Repensant à cette exposition en France, dans le

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Photographie et prolifération des images

contexte de ce débat, je me demande si la photographie seule peut suffire à raconter ces récits complexes. Devrions-nous communiquer différemment ? Je travaillais récemment avec Lisa Barnard, une photographe dont le nouveau projet porte sur l’usage polyvalent de l’or à l’échelle mondiale et sur son rapport au pouvoir, et elle m’a confié que dans son travail les données, le texte, l’archive, comptaient autant que l’image, sinon plus. Je médite cette remarque de Tom McCarthy : la question n’est pas de générer une image, il y a déjà des images qui sont générées. Il faut les mettre au point, les faire venir à la clarté. Peut-être estce ainsi que nous apprendrons à naviguer dans ce monde de la prolifération visuelle, sans jamais oublier ce que nous rappelle Oliviero : s’il est vrai que l’image est un document qui rapporte des faits, il se peut aussi qu’elle soit une fiction.  Emma Bowkett

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Donatien Grau   Interroger l’un des problèmes majeurs de notre vie contemporaine avec la photographie – la prolifération des images – requiert des perspectives multiples, qui relèvent de champs divers. Kieran Long est l’un des responsables de musée les plus en vue, et l’un des auteurs les plus en vue sur le design et l’architecture. Il y a cinquante ans qu’Oliviero Toscani fait changer la nature de la photographie, et il a entraîné un glissement dans la manière dont nous regardons les images. Il se pourrait bien qu’Oliviero soit un acteur-clef de ce que nous appelons la prolifération des images. Tom McCarthy est tout simplement l’un des écrivains les plus éminents de l’avant-garde et de la post-avant-garde, notamment avec ce qu’on pourrait pratiquement considérer comme une trilogie sur Internet, Remainder, C, et Satin Island. Je vais commencer par vous, Oliviero. Aujourd’hui, nous parlons d’une prolifération interminable d’images due à Internet, à la technologie de l’iPhone, mais est-ce que vous pensez qu’il s’agit d’un phénomène un tant soit peu nouveau, ou que les choses aient changé tant que cela ces quelques dernières années ? Oliviero Toscani   Bien sûr que les choses changent constamment. Personnellement, je pense que la photographie va de l’avant. En ce moment même, on est en train de prendre des millions de photos. Je pense que c’est formidable, et en même temps je vois quelque chose que je n’avais pas l’habitude de voir. Je suis fils de photographe. Et j’ai une sœur aînée, qui a douze ans de plus que moi et qui est photographe. Chez moi, donc, je représente la troisième génération de photographes. 123

Chapitre 4

Enfant, j’étais impliqué dans la photo parce que c’était le métier qui faisait vivre la famille. La photo n’était pas destinée à être accrochée aux murs. Et maintenant, je viens au Grand Palais, à Paris, et je visite une exposition de photo comme, au début du siècle dernier, on aurait visité une exposition de peinture. D’un côté, je pensais que cette formidable évolution de la photo était une action culturelle dans le champ des mass media, et de l’autre je vois des commissaires d'exposition, des collectionneurs, des musées, des galeries d’art où on va fixer la photo à un mur de musée, ce que je déteste. Je ne crois pas que ce soit l’endroit où la photographie doit être. Elle peut aussi être là : l’intérêt de la photo est de faire partie de l’histoire, de la mémoire de l’humanité. Mais c’était quelque chose que tout le monde pouvait voir. Vous n’avez pas besoin d’être riche pour avoir une photo accrochée au mur. Si votre père, ou celui de n’importe qui, peut voir la même photo dans le journal, sur une affiche et dans un magazine, je pense que c’est un service intéressant que la photo rend à l’humanité. C’est pour cette raison que le tirage original ne m’intéresse pas du tout. Le tirage original est comme un spermatozoïde. Pour moi, une image qui n’est pas publiée, qui n’est pas publique, ce n’est pas encore de la photographie. Donatien Grau   Donc ce n’est pas encore de la photographie tant que ce n’est pas publié, mais est-ce que c’est de la photographie si on en prend une avec son iPhone et la met en ligne ensuite ? Oliviero Toscani   Oui, bien sûr. C’est beaucoup plus intéressant que l’exemplaire unique, que le tirage argentique accroché au mur de certains maniaques de la photo. Il faut clarifier une question, que j’ai posée à tout le monde. Aujourd’hui tout le 124

Photographie et prolifération des images

monde sait lire et écrire. Tout le monde n’est pas poète. Donc quand vous dites que vous êtes écrivain, vous ne voulez pas dire que vous savez écrire. Donc la photographie, c’est exactement pareil. Aujourd’hui tout le monde peut prendre des photos : le boucher, le policier, l’astronaute, l’étudiant, tout le monde, et tout le monde a besoin de prendre des photos parce que c’est comme d’écrire. Mais qui est auteur ? Ce n’est pas le fait d’être un technicien et de savoir utiliser l’équipement ; c’est une chose qu’en fait je n’aime pas tellement, parce que cela fait toujours très vieux. Cela ne suffit pas pour être photographe. C’est comme de dire : « Oh, j’adore faire du jogging ». Oui, et quand vous faites ça, vous ne faites que du jogging. Il y a plein de gens qui utilisent la photo de cette façon. Ils font simplement du jogging. Moi, j’en fais pour courir quelque part. J’ai un endroit où je dois aller avec mes pieds, avec la photographie, parce que c’est le médium dont je me sers. Je ne me masturbe pas avec la photo. Désolé, mais en fait, techniquement, c’est un outil ennuyeux. Personne n’a vu le monde de mon point de vue, mais pas seulement de mon point de vue, du point de vue de chacun d’entre vous. C’est ça qui est intéressant. Chacun a un point de vue, qui est unique. Certaines personnes se contentent de trôner sur leur point de vue unique. Elles ne regardent même pas, mais elles voient. C’est à ça que sert la photographie aujourd’hui. Donatien Grau   Vous pensez en termes d’auctorialité, mais vos images ont été disséminées dans le monde entier. Quelle impression cela vous fait-il ? Oliviero Toscani   Je suis contre le copyright dans la photo. Mes collègues sont tellement jaloux de leurs archives, moi ça m’échappe. Ce statut de la photo, c’est la nouvelle méthode. Le 125

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nouvel art. Ça me plaît. C’est probablement l’art le plus facile, l’art de tout le monde. Tout le monde peut être photographe. Je dis tout le temps que les ânes pourraient prendre des photos. Vous voulez savoir comment ? Je veux faire un sujet sur New York. Je prends un âne, un appareil photo, un ou deux en réalité, il m’en faudra probablement un à gauche et puis un autre à droite, là, deux appareils photo. Je les programme pour qu’ils se déclenchent toutes les trois secondes ; et puis probablement un autre sur la queue. Ensuite j’amène mon âne sur la Cinquième Avenue et je le fais courir. Et là, vous obtenez une série d’images. À la fin, je suis sûr que j’aurai des images incroyables. Qui a pris les photos, moi, ou l’âne ? Il faut un âne pour prendre les photos, mais il faut un photographe pour décider de faire courir l’âne dans New York – l’âne avec trois appareils et vous sur l’âne. Aujourd’hui, le travail du photographe consiste à faire des choix. Ce n’est pas la soumission à l’appareil, à la technologie et à tout ce qui va avec. Donatien Grau   Je veux vous poser la question de l’humanité de vos photographies. La figure humaine y est très souvent présente. Comment est-ce que vous voyez ces multiples figures humaines qui sont intégrées dans vos photos et qui ont été disséminées dans le monde entier ? Oliviero Toscani   Hé bien, je ne fais pas de photo de paysage. Ni de nature morte, à moins d’y trouver quelque chose qui me parle de la condition humaine. Et je prends des photos d’êtres humains parce que l’imperfection me plaît. J’aime bien l’imperfection et j’aime bien ce qu’il y a à voir à l’intérieur. Dans la nature, nous recherchons une certaine perfection : quand vous voyez un animal sauvage, c’est parfait. Il n’y a rien 126

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qui puisse faire mieux. Cela devient intéressant avec l’humain, avec la violence de la créativité qui entre en action. Une fois, je prenais une photo de mon père : quand il a arrêté de travailler, il est parti à la retraite. Je prenais une photo au studio Vogue de Milan. Et il y avait une fille, un mannequin typique, en chemise blanche, appuyée contre un mur blanc. Mon père est entré, il n’avait pas grand-chose à faire, il était à la retraite. Normalement, il se tenait derrière moi pendant que je travaillais, à me regarder, parce qu’il était photographe et que ça l’intéressait de voir ce que je faisais. Je me rappelle qu’une fois, alors que je prenais la photo, j’éprouvais une sorte de difficulté, parce qu’il n’y avait rien de réel à photographier. Il m’a dit : « ma foi, pour moi c’était beaucoup plus facile. ­J’allais photographier la guerre, il y avait des morts, des chars fumants, du sang, des secousses, des hurlements. Je n’avais qu’à presser le bouton et tout était là, mais photographier un modèle en chemise blanche sur un fond blanc, ça c’est dur. » C’est une façon de penser qui me vient quand je prends des photos. Dans la photo, aujourd’hui, il y a l’action qui consiste à enregistrer ce qui se passe, et puis il y a l’autre catégorie de photographes, ceux qui utilisent leur imagination. C’est mon cas. Quand je dis « imaginer », je veux dire prendre la photo en l’imaginant en tant qu’image. J’essaie d’imaginer mon imagination, même si on traite de la réalité. Mais, normalement, on ne voit pas un enfant nouveau-né dans le genre de situation où je l’ai vu. Il faut imaginer de quelle manière on peut recevoir et de quelle manière on peut imaginer son imagination de l’enfant nouveau-né. Il y a le documentaire, et il y a Fellini. Avec Fellini, tout est faux, même s’il traite de la réalité.

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Oliviero Toscani, No Anorexia, 2007. Courtesy de l’artiste.

Donatien Grau   Ce que vous avez dit de la réalité est, je pense, particulièrement intéressant : une des choses qu’on entend souvent à propos de notre relation au monde, aujourd’hui, c’est que nous avons perdu notre prise sur lui. Pour ce qui concerne ces images, on peut dire : quelle est leur relation à la réalité ? Oliviero Toscani   Je suis simplement un photographe de mode situationniste. J’ai remarqué ces derniers temps que, depuis les années 2000, les mannequins qui entrent dans notre studio sont de plus en plus maigres, toujours plus maigres, c’est presque répugnant. Je suis d’une génération où on voyait beaucoup de très belles filles. Tout d’un coup, j’ai vu cette dégradation dans la transformation morphologique du travail de mannequin. Bien sûr, un corps maigre va porter la robe, et c’est une manière d’accrocher le design, mais c’est tout. Alors j’ai fait un travail sur l’anorexie, j’ai fait des portraits, et aussi un film, sur des man128

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nequins anorexiques. Au bout du compte, c’est un reportage, comme en faisait mon père. Donatien Grau   Vous êtes reporter, mais vous disiez aussi que vous travaillez à partir de votre imagination. Comment est-ce que ça se passe ? Oliviero Toscani   Regardez une photo de Capa : il y a en fait beaucoup d’imagination dans la façon de déchiffrer ce qu’il voit. La photographie met simplement le monde devant vous, et vous choisissez un détail de ce que vous voyez. Et ce détail peut en dire long. Vous devez impliquer votre imagination. Pour Cartier-Bresson, le monde est là, mais ce qu’il fait, c’est qu’il prend juste ce détail d’un enfant qui saute : ça, c’est de l’imagination. Il imagine que le détail va raconter l’histoire. L’histoire est simplement là, dans l’image. Donatien Grau   J’aimerais vous interroger sur l’espace public. Nous parlons de la prolifération des images, mais nous parlons aussi d’images qui vont dans l’espace public, qui deviennent publiques, qui sont publiées, comme vous l’avez dit. Alors, comment est-ce que vous voyez l’entrée de ces images dans l’espace public ? Oliviero Toscani   Hé bien, je pense que ça doit entrer dans un espace public, surtout dans les moments où tout le monde a conscience que quelque chose se passe, mais où personne n’a vraiment le courage d’en parler. Je l’ai fait avec le SIDA. J’ai fait ça pour le racisme. Il y a un moment où on sent qu’on doit raconter l’histoire. D’une certaine façon, en tant que reporter, vous sentez que vous devez raconter l’histoire de cette manière. 129

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Les gens peuvent dire que c’est de la provocation, mais je ne vois pas pourquoi le mot de « provocation » a pris d’un coup ces connotations négatives. La provocation appartient à l’art ; si l’art ne me provoque pas, il ne m’intéresse pas. Si je vais au cinéma, je veux qu’on me provoque. Je lis un livre, je veux qu’on me provoque. Je regarde l’image, je veux qu’on me provoque, d’une manière ou d’une autre. La provocation vous donne l’occasion de mieux voir. De changer de point de vue, de vérifier les choses, de grandir. On dit : « cette image m’a choqué ». Une image ne peut pas vous choquer ; une image est seulement un document sur l’effet d’une réalité qui nous entoure. Or, on dit que c’est l’image qui est choquante. Alors, si je ne vois pas l’image, il n’y a plus de réaction choquée. On peut s’en accommoder quand c’est de l’art, de la décapitation en art, mais on ne peut pas regarder une image de décapitation. Comment est-ce possible ? Nous pouvons voir le tableau, nous pouvons lire des choses à son sujet, mais nous ne pouvons pas regarder la photo parce que nous ne sommes pas encore civilisés. Et pourtant nous voudrions nous servir de la photographie comme de la peinture, la mettre dans un cadre doré et la clouer au mur. Donatien Grau   C’est vrai, mais le statut de l’image qui est différent : la peinture, c’est de la fiction. La décapitation de saint Jean-Baptiste, à partir du moment où elle est peinte, nous la voyons comme appartenant à une sorte de monde semi-fictif. Même si on est chrétien, c’est une image religieuse, pas une réalité de fait. Si on voit Jihadi John en train de décapiter quelqu’un, alors on le voit, de fait. À nouveau, la réalité est le sujet.

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Oliviero Toscani, United Colors of Benetton, 1991. Courtesy de l’artiste.

Oliviero Toscani   Les journaux ne montrent pas cette image, parce qu’ils disent que le journal ne va pas se vendre. Ça n’est que du marketing. Pourquoi est-ce que quelqu’un devrait censurer ou décider ce que je devrais ou ne devrais pas voir ? Je ne comprends pas pourquoi certaines personnes prennent ces photos et ensuite décident que les gens ne devraient pas les voir, je trouve ça moyenâgeux. Donatien Grau   Je veux vous reposer la question de l’espace public, surtout à présent, avec toutes les plates-formes qu’il a intégrées : il est saturé. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il est saturé, et qu’en fait ce pourrait être la raison d’un besoin d’images fortes, pour qu’on arrive à les voir ? Oliviero Toscani   Il a toujours été saturé, comme la m ­ usique : le champ musical est saturé, et pourtant il y a toujours des 131

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tubes. Je regarde ce qui m’intéresse, et il reste toujours de la place pour ce qui m’intéresse. J’aimerais bien pouvoir voir beaucoup plus de choses intéressantes. Est-ce que ce sont les déchets qui m’entourent, qui m’agressent ? Je suis quelqu’un de très poli, je ne me plains même pas beaucoup, mais je pourrais me plaindre beaucoup. Nous n’avons toujours pas bien compris la valeur réelle de la photographie : devant un seul instantané, nous entrons en crise. Nous voyons l’enfant mort sur la plage et, tout d’un coup, le monde reconnaît qu’il y a une crise migratoire. Ma fille m’a envoyé quelques images, mais j’ai dû voir une douzaine d’enfants comme ça dans l’eau. Personne ne les voyait, et tout à coup une seule image est publiée, et tout le monde se rend compte qu’un drame est en train de se produire. Qu’est-ce qui s’est passé ? Face à une seule photo, à une image fixe dans un journal, nous sommes confrontés à notre responsabilité sociale. Cela ­n’arrive pas avec la télévision. Quand nous regardons la télévision, nous sommes aveuglés, nous ne voyons pas. Quand nous regardons la photo isolée, nous ne sommes plus aveuglés. Nous sommes émus. Notre conscience constante est émue. Nous sommes choqués, nous ne pouvons plus nous regarder en face. Je crois que les images fixes deviennent de plus en plus importantes. Il y a cinquante ans, quand j’étais étudiant, la technologie est apparue. J’étudiais la photographie, et je me disais que ce serait fini au bout de vingt ans : pas du tout. C’est le contraire qui s’est passé. Tout le monde pourrait faire des films, mais maintenant on prend des photos, des images fixes, de plus en plus. Quand je passe une heure et demie à regarder un film, cela m’ennuie ; je peux regarder une photo pendant des heures. Je peux passer la journée entière à regarder une photo.

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Donatien Grau   Merci, Oliviero. À présent, nous allons nous tourner vers Kieran, pour réfléchir à la manière dont notre usage des images photographiques a bouleversé – ou pas – notre rapport aux objets. Nous nous adressons à vous, spécialiste du design et de l’architecture… Kieran Long   Je suppose que l’une des premières choses à dire concernant mon travail au musée, c’est que je ne collecte pas de photographies : je ne suis pas conservateur photographie. Je suis conservateur de design et d’architecture. Ce qui nous intéresse vraiment, c’est de trouver des moyens de raconter une histoire sur qui nous sommes en tant que citoyens, sur qui nous sommes ensemble : c’est quelque chose de légèrement provocateur dans un musée comme le Victoria and Albert, parce que, essentiellement, il est plein d’objets qui étaient destinés aux maisons des gens, d’ordinaire aux maisons de gens riches. Nous avons essayé de lancer une conversation d’un genre différent sur la sphère publique, exactement comme vous l’évoquiez. C’est très intéressant d’entendre ­Oliviero se décrire comme un reporter. J’étais journaliste avant d’être conservateur, et il me semblait que le metier de conservateur relevait en quelque sorte de la collecte de preuves. Ce n’était pas un travail de sélection, c’était… une tâche consistant à rassembler les manifestations les plus frappantes d’un phénomène, et puis d’essayer de les donner à voir de façon responsable, en ayant, un peu comme un journaliste, une certaine idée de la rigueur, peut-être même de la vérité du sujet, afin de pouvoir dire qu’il ne s’agit pas simplement du point de vue de quelqu’un. Qu’il y a une forme de rigueur à exposer tel objet, parce qu’il est typique ou exemplaire de ce qu’est notre monde aujourd’hui.

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Alors, quel est le rapport de tout ça aux images, et à l’image que j’ai choisi – qui est une image de Narendra Modi, l’actuel Premier ministre de l’Inde ? Pendant qu’il faisait campagne pour les élections, il a tenu cinquante meetings simultanément, à différents endroits dans le nord de l’Inde, où il s’est adressé à des foules qui allaient de 10 à 30 000 personnes dans chaque. Donc plus d’un demi-million de personnes regardent un hologramme de Narendra Modi. C’est quelque chose qui nous a beaucoup intéressés, en tant que type d’image. C’est un fantôme de Pepper : ce truc que les Victoriens utilisaient sur scène quand ils voulaient représenter un fantôme. Sauf qu’il s’agit d’une image en couleur projetée sur un écran de plastique transparent, très sophistiqué. C’est une technologie britannique, en fait. Le film plastique est maintenu à une très haute tension, et on projette l’image dessus. Mon sentiment était qu’il y avait là une intersection très intéressante entre la technologie et le débat sur ce qu’est le domaine civique aujourd’hui ; et la plus grande démocratie au monde, et la prolifération des images. Nous avons peut-être simplement eu le sentiment qu’il y avait quelque chose de significatif à ce qu’un demi-million de personnes se déplacent pour le voir pendant la campagne électorale alors même qu’elles ne le voyaient pas réellement. Ça ne pouvait pas être ignoré. Cela donnait le sentiment d’une trajectoire, d’un objet venu de l’avenir proche, peut-être. Nous n’avons pas ce phénomène-là en Grande-Bretagne. Je ne sais pas s’il y a des hommes politiques français qui prononcent des discours sous forme d’hologrammes. Pour nous, c’est un objet de design passablement ambigu. Nous ne sommes pas vraiment sûrs de savoir ce que c’est, mais pour moi ça n’a pas vraiment d’importance. Prenons son statut dans la collection, par exemple : mes 134

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collègues de photographie ne verraient probablement pas ça comme un objet à ajouter à leur collection, mais c’est pour ça que mon département existe : pour collecter ces choses qui ne sont pas catégorisables. C’est une conversation qui porte sur un croisement entre technologie et vie publique. Mais si on pense à ce que cela veut dire d’avoir un objet comme celui-ci dans un musée, les ramifications sont multiples. Ces choses-là coûtent 30 000 livres pièce. Elles sont donc assez chères. Si vous les bougez, et que vous plissez le film tant soit peu, elles ne fonctionnent plus. Donc on s’est dit que cela allait être trop dangereux. Si je dépense trente mille livres, que j’installe l’objet et qu’il se retrouve cassé dès le premier jour, ça n’est peut-être pas une bonne façon de dépenser l’argent public. Il y a encore d’autres ramifications. Si vous connaissez le V&A, vous savez que nous avons des collections asiatiques très vastes, des collections indiennes très vastes, et qu’il y a par conséquent beaucoup de membres de la diaspora indienne parmi le public du musée, et qui dans certains cas nous donnent de l’argent. Modi, évidemment, est une figure très controversée, particulièrement aux yeux des Indiens qui ont quitté le pays et qui sont en désaccord avec sa politique nationaliste hindoue. Modi a toutes sortes de points de vue plutôt effrayants (pour moi en tout cas). J’avais des collègues au département d’art asiatique du musée qui me disaient : « s’il te plaît, ne mets pas l’hologramme de Modi, montre l’hologramme de quelqu’un d’autre, c’est tout ». Il y a d’autres options. Tupac Shakur a donné un concert sous forme d’hologramme après sa mort, en utilisant la même technologie. On aurait pu prendre Tupac, ou Les Dawson, qui pour tout le monde ici est probablement un vieux comique britannique complètement obscur qui a donné un spectacle holographique après sa mort. Donc vous avez ces espèces de figures de la culture pop, qui se sont aussi 135

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servies de cette technologie. Mais pour nous, quelque part, c’était l’hologramme de Modi qu’il fallait. Nous ne l’avons pas encore installé dans le musée. Nous pourrions encore le faire, pour l’essentiel c’est à cause de l’argent que nous ne l’avons pas fait. Mais en tout cas, je pense que c’est un projet exemplaire, par rapport à cette intersection entre la technologie, le design, la vie publique, et qui nous sommes en tant que citoyens. Donatien Grau   C’est une question que je veux vous poser : bien sûr, vous avez dit que ça se situe à un carrefour, et c’est bien le cas, mais qu’est-ce que ça dit ? Qu’est-ce que ça dit sur qui nous sommes ? Kieran Long   J’aimerais proposer une autre image pour répondre à votre question. Ces deux choses que nous avons collectées, pour moi, montrent deux faces d’une même trajectoire de collecte. Cette deuxième image a à voir avec l’invisibilité d’Internet, avec le fait qu’Internet lui-même est soustrait à notre regard et que beaucoup de ses conséquences sur nos vies sont elles aussi difficiles à percevoir. Cette photographie, par Trevor Paglen, du quartier-général de la NSA [Agence pour la Sécurité Nationale], en Amérique, est une tentative de la part de l’artiste pour montrer la preuve matérielle de quelque chose qui est partout, mais qu’il est plus ou moins impossible de représenter visuellement. Trevor Paglen, l’artiste, essaie de nous montrer la preuve matérielle du nuage, l’endroit où la métaphore du nuage vient s’ancrer dans le réel. Il me semble que c’est un travail de reportage qui en vaut vraiment la peine. Il montre l’endroit, tout simplement, et j’adore la façon extrêmement directe qu’il a d’en parler. Il ne prétend pas que l’image témoigne d’une grande élaboration artistique. Il dit : « je veux 136

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juste vous montrer ceci parce qu’on en a très peu d’images, et qu’une fois que vous l’aurez vu vous ne pourrez plus l’ignorer ». C’est quelque chose qui élargit notre vocabulaire visuel, et je trouve ça très convaincant. L’hologramme de Modi, de l’autre côté, m’évoque une sorte d’acceptation absolue de la présence dans nos vies de ce monde de réseaux – les cinq cent mille personnes qui ont assisté à ces événements. Je ne suis pas sûr que ç’ait fait une différence pour elles, que Modi soit présent physiquement ou non. On peut supposer que ce qui comptait, c’était son message, et ce qu’il avait à dire. Ils avaient l’intention de voter pour lui. Ils voulaient être ensemble pour écouter ce message, peu importe l’endroit. Ils comprennent que l’Inde n’est pas un pays où il est facile de se déplacer. Donc, ce que je veux dire, c’est que d’après les éléments dont on dispose, l’objet n’avait rien de particulièrement choquant. Pour moi, ces deux choses sont deux faces de ce que nous essayons de faire : trouver et rassembler des preuves matérielles de l’invisible, des infrastructures numériques invisibles qui en sont venues à être l’ancrage de notre monde. Donatien Grau   Qu’est-ce qu’il fait, ce réseau que vous venez de décrire ? Quelle est sa relation avec toutes ces images ? Kieran Long   Dans le cas de la NSA, une relation très directe : nous entendons sans cesse parler des millions d’écoutes que la NSA a autorisées partout en Amérique, une surveillance à très grande échelle dont nous sommes désormais informés. Grâce à Edward Snowden et, on pourrait ajouter, à des images comme celle-ci, nous savons que le genre de collecte de données d’une agence comme la NSA, ou comme la NGIA [Agence nationale de renseignement géospatial], ou comme d’autres agences encore, est une entreprise tout à fait concrète et 137

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Trevor Paglen, National Security Agency, Ft. Meade, Maryland. Courtesy de l’artiste et Altman Siegel Gallery.

matérielle qui va de pair avec d’autres technologies, comme celles basées sur le nuage. Par exemple, la technologie de la reconnaissance faciale, conjuguée au phénomène qu’Oliviero décrivait tout à l’heure et qui fait que chacun d’entre nous est photographié des centaines de fois par jour, est potentiellement terrifiante, et spécialement pour des Européens : on peut seulement spéculer sur ce que seraient les conséquences d’une telle technologie placée dans de mauvaises mains, étant donné l’histoire du continent. Donc je pense que le rapport est d’ordre politique, que le lien est directement utile à des gens dont nos intérêts ne sont pas forcément la priorité. Donatien Grau   Vous parliez de technologie, avec l’hologramme, la reconnaissance faciale. Il semble que la photographie se soit hybridée avec de nombreux autres champs… 138

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Kieran Long   Un autre médium dans lequel nous travaillons, et que nous appelons du design mais qu’on pourrait décrire autrement, c’est celui du jeu vidéo. Le design de jeu vidéo est, à l’heure actuelle, un des domaines du design les plus fascinants qu’il y ait au monde. L’appétit pour les images qu’il y a dans ce domaine est stupéfiant. Quand vous parlez d’hybridation, par exemple, cela me fait penser à l’une des choses que je trouve réellement mystérieuses dans les jeux vidéo. Les jeux vidéo utilisent des espèces de mondes très caractérisés : il y a des mondes façon Seigneur des anneaux, des mondes à la Tolkien, dans des milliers de jeux vidéo, avec des degrés divers d’originalité. Il y a des magiciens, probablement des dragons, et une sorte d’idiome visuel qui est, grosso modo, gothique. Or le V&A est lui-même une fantasmagorie gothique : nous avons des sculptures et des tableaux du gothique médiéval, et dans tous les champs des arts appliqués, tous les champs de l’architecture et de la production d’images. Et ces designers qui réimaginent le même monde encore et encore dans le design de jeux, ils ne viennent pas au V&A utiliser le cabinet de Pugin, ou les moulages en plâtre de sculptures gothiques médiévales, pour informer mon monde de jeu vidéo gothique. Ils l’hybrident, ils se servent d’un arc ou d’une fenêtre en ogive pour les tirer dans une autre direction. Je suis fasciné par ces images, en fait, par les atouts artistiques des jeux vidéo, en particulier lorsqu’ils ont trait à la guerre, par exemple, par ce genre d’interaction entre le vrai et le faux. Un exemple très rapide, c’est un jeu vidéo très célèbre comme Call of Duty, probablement le jeu de guerre qui s’est le plus vendu. C’est un jeu où il faut tirer dans la tête des gens, c’est un jeu de guerre, et il a été révélé, il y a environ deux ans, que les éditeurs de ces jeux payaient les fabricants d’armes pour

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qu’ils franchisent les armes à feu du jeu, afin de pouvoir les reproduire rigoureusement sous forme numérique. Ils se donnent beaucoup de mal pour reproduire exactement le bruit, la forme, de ces armes à feu. Et ils ont payé des droits d’image, de sorte qu’en achetant le jeu vous financez indirectement les industriels de l’armement. L’affaire est sortie via le journalisme d’investigation, grâce à de bons reportages dans l’industrie des jeux vidéo. Grâce à ce genre d’aperçus, je pense que nous sommes de plus en plus sensibles à ce que vous décrivez comme l’hybridation du réel et de l’image. Donatien Grau   Il semble qu’il y ait là un aspect politique de quelque chose qui découle de l’imagerie photographique. Kieran Long   Oui, la manière dont nous utilisons les photos pourrait être considérée comme politique. Je suis très frappé en entendant parler Oliviero, parce que je suppose que c’est quelque chose que je partage aussi, cette sensibilité de reporter, parce que le reportage est inévitablement politique. L’une des choses que je me dis, au V&A, dans ce contexte de conversation publique, c’est que nous sommes un peu comme la BBC. Nous sommes au centre de la culture britannique, pas à la marge, et donc, en un sens, il est de notre responsabilité d’essayer de respecter un équilibre ; à défaut d’être neutre, de respecter un équilibre, si possible. Par exemple, l’un des objets que j’ai collectés récemment est une paire de faux cils, à laquelle la pop star Katy Perry avait apporté sa caution. Nous avons travaillé avec un journaliste qui a remonté toute la chaîne logistique de ce produit jusqu’à une région reculée de Java, en Indonésie, où le salaire minimum est le plus bas du monde entier. Il a trouvé les gens qui fabriquent ces faux cils. Dès lors que vous en connaissez l’histoire, c’est un objet extraordinaire. 140

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Il relie la femme la plus connue du monde à la plus obscure. Les faux cils coûtent six livres, et vous pourriez les acheter à la pharmacie qui est dans la même rue que le musée, mais les mettre dans le musée, c’est quelque chose d’intéressant. Mais, juste pour en terminer à propos de cet objet, nous avons choisi de placer à côté de lui une photo de l’usine. Il y avait deux photos de l’usine, qui en révélaient les conditions de production. Ce n’est pas une usine sordide. Il y a des femmes sur une chaîne de montage, assises sur des sièges en plastique, avec ces aiguilles spécialement conçues pour coudre des cheveux humains, un par un, sur un bout de ficelle, pendant douze heures d’affilée, mais elles sont payées au salaire minimum, ça n’est pas illégal. Bien sûr, quand nous mettons ensemble cet objet et cette histoire, nous éditorialisons, et bien sûr nous politisons le sujet. Pour un public britannique, pour un public européen, c’est choquant de voir ça. Mais pour un public indonésien, ça pourrait avoir une signification très différente. Nous sommes conscients de la mesure dans laquelle ces images sont politisées. Donatien Grau   Fondamentalement, ce que vous faites, au V&A, c’est que vous collectez des choses qui sont déterminées par la photographie. Kieran Long   Oui, il y a très clairement une sorte de base documentaire. Alors, en fait, les faux cils sont partiellement fabriqués en Indonésie, ils sont assemblés ailleurs. Nous les avons achetés au coin de la rue, à Londres. En ce sens, ils ne viennent pas d’Indonésie. Mais ce sont les photos, évidemment, qui ont légitimé l’acquisition. C’est le cas de nombre des objets que nous amenons dans le musée. Les choses que j’ai montrées ici sont à la fois objets et images. Les photos de Trevor Paglen, 141

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par exemple, ont été acquises en tant qu’objets de design qui parlaient aussi de la surveillance. Elles ne sont pas dans notre collection de photographie, elles sont dans notre collection de design. Peut-être que cela n’a pas d’importance, mais cette distinction pourrait être intéressante pour ce public-ci. C’est un objet, pour nous, qui fait quelque chose. C’est une œuvre d’art utile. Ça n’est pas vraiment une œuvre qui appartient à l’histoire de l’art photographique. Je ne sais pas si c’est une distinction intéressante ou non, mais pour nous elle l’est. Donatien Grau   Vous parlez d’art utile, cela nous amène aussi à la manière dont toutes ces images changent la nature de notre relation aux objets. Est-ce que vous pourriez nous en dire un petit peu plus là-dessus ? Kieran Long   Parfois, une image peut faire un objet de ce qui n’en était pas. Un exemple de quelque chose qu’on a collecté récemment était… je ne sais pas si quiconque ici l’a vu, mais maintenant Lego a ouvert cette page en ligne où vous pouvez proposer de nouveaux modèles Lego. Si vous gagnez et qu’il y a assez de gens qui aiment votre modèle, alors ils vont le fabriquer et vous pourrez l’acheter. Or la première à gagner et à devenir un vrai modèle Lego, était une femme qui proposait des figurines d’universitaires femmes. Cela s’appelle les Lego Academics et il y a trois figurines Lego de femmes : une qui est paléontologue, une qui est astronome et la troisième qui est une scientifique, une chimiste. Ces trois figurines féminines sont devenues importantes et nous l’avons trouvé intéressant, à la fois en tant qu’objet et pour montrer la façon dont les grandes firmes essayent de créer une interface avec le public. Une sorte de discours sur le féminisme. La raison pour laquelle nous avons fait cette acquisition, c’est que, après, un blog 142

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a­ ppelé « Lego Academics » est apparu sur un compte Twitter, que font le monde suivant. C’est vraiment super. Le compte fait de toutes ces figurines Lego des personnages dans une scène, pour lesquels des scripts sont écrits. Donc vous avez ces scènes hilarantes avec des universitaires en Lego qui sont tristes parce qu’elles doivent faire du travail administratif ce jour-là et n’ont pas pu faire de recherche. Cela fait de ces objets un moyen très léger, très facile, d’avoir une vraie conversation sur ce que cela signifie d’être une femme dans le milieu universitaire. Et c’est pour toutes ces raisons que nous les avons acquis. Donatien Grau   Vous avez parlé d’appropriation, et cela m’amène à une sorte de question existentielle : vous avez dit que vous collectez à partir de moments qui sont médiés par la photographie et la politique. Pensez-vous qu’il nous soit possible de vivre ensemble d’une manière qui ne soit pas médiée par la photographie ? Kieran Long   J’y repense toujours. Je vais employer une référence britannique, mais c’est une photographie qui m’est vraiment restée gravée en mémoire. Vous vous rappelez peut-être que, quand David Cameron a été élu, on voyait ces grandes affiches qui disaient : « David Cameron Premier ministre ». Sa tête était, disons, extrêmement retouchée, elle reluisait beaucoup, et il y avait toute une série de commentaires à côté. Du genre, je vais réintroduire le service militaire, et toutes sortes de choses loufoques, incroyablement réactionnaires. Il y avait quelque chose dans cet étrange homme-bébé à la tête luisante qui m’a simplement fait penser : la politique maintenant, c’est ça. On n’a pas le choix. Et en fait, comme je comprends Photoshop et que la plupart des gens aussi, c’est un objet qui 143

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a été très critiqué, qui est devenu un objet de moqueries, de satire. Je crois que les gens voient ces outils-là, que maintenant ils perçoivent les différentes strates d’une image, d’une façon qui n’existait peut-être pas auparavant. Peut-être que, simplement, on sait aujourd’hui que ces choses sont médiées. Aujourd’hui, nous sommes plus éduqués que jamais visuellement. Donc ce n’est pas un problème, c’est quelque chose d’inévitable. Donatien Grau   Avec votre façon de collecter, vous avez affaire à des images. Est-ce qu’il y a un moyen de renverser cette médiation ? Kieran Long   C’est une tentative pour faire se rencontrer Internet et la collection muséale – deux cultures très, très différentes. Quand nous faisons entrer les faux cils de Katy Perry dans la collection, nous nous en occupons comme si c’était une toile de Constable, nous en prenons soin pour cent cinquante ans et nous avons des scientifiques, des conservateurs et des restaurateurs, qui travaillent au moyen de le faire. Évidemment, ça pourrait paraître absurde, quelque part, mais c’est le fait de passer par cette procédure qui confère à ces objets leur statut, qui leur donne leur valeur, ou peut-être qui les aide à conquérir une forme d’équivalence avec les autres objets de valeur de la collection. J’imagine que, peut-être, une toute petite partie de votre vaste question revient à dire qu’une chose où Internet excelle, c’est l’immédiateté. Et donc, vous pouvez aller sur Twitter et trouver 200 représentations d’une image, d’un événement qui vient de se produire, quel qu’il soit. À ce jeu-là, les musées sont très mauvais.

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Ils sont très mauvais pour tout ce qui est réactivité et immédiateté. D’habitude, on attend jusqu’à ce qu’il y ait consensus dans un domaine donné pour dire qu’il est démontré qu’un certain objet est important, qu’il arrive à une certaine grandeur. Et là, on l’achète. Soit dit en passant, c’est vraiment une mauvaise stratégie, parce que normalement les objets sont beaucoup plus chers à ce moment-là que quand vous avez eu l’idée de les acheter pour la première fois. Vous regardez, vous attendez dix ans jusqu’à ce qu’il soit clair que cette chaise est vraiment une chaise importante, et puis vous l’achetez. Mon idée à moi, c’est qu’il y a certains objets qui sont plus importants maintenant qu’ils ne le seront dans dix ans. En tant qu’institution, nous devrions être capables d’avoir un discours sur ces objets, même si leur seul avenir est de devenir de moins en moins intéressants. Nous devrions les avoir maintenant. Il y a une similitude, dans l’esprit, avec ce que les réseaux sociaux font des nouvelles, et avec ce que la prolifération des images fait de notre expérience du monde. Donatien Grau   Merci Kieran. Voilà qui nous conduit de la prolifération et de l’espace public à vous, Tom, et au pôle opposé, qui est un négatif, peut-être parce qu’il y a tellement de choses. Qu’est-ce qu’un négatif ? Qu’est-ce qui resterait, comme espace, à la négativité – peut-être l’existence comme photographie, et peut-être l’existence à travers la photographie ? Tom McCarthy   Oui, je m’intéresse beaucoup au négatif. Cette image sur la page, c’est le suaire de Turin, et c’est la première image de mon nouveau roman, Satin Island, qui commence à Turin. Le personnage principal est coincé à l’aéroport de Turin, il passe du temps sur Internet et il tombe sur le suaire de Turin. Ce qui est intéressant avec cette image, c’est que ce 145

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morceau de tissu a existé pendant des siècles sans que personne n’y fasse attention, jusqu’à l’invention de la photographie vers la fin du XIXe siècle. Un photographe amateur a photographié ce bout de tissu, je ne sais pas pourquoi, pour une raison ou une autre, et en regardant le négatif il y a vu l’image du Christ. Le négatif est devenu un positif, ce qui veut dire que le suaire originel était, de fait, déjà lui-même un négatif. Dans la photographie, ce moment de traduction entre le négatif et le positif fonde tout le système de croyances – un système de croyances religieux (au passage, si le petit garçon sur la plage est devenu 146

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iconique, c’est parce qu’il figurait une image chrétienne, une pietà. Tant qu’il n’y a pas une symbolique chrétienne, personne ne fait attention). Ensuite, au début du XXe siècle apparaît une technologie de datation plus avancée, au radiocarbone, on y soumet le suaire, et on se rend compte que cela ne peut pas être le Christ : même si le Christ est une figure historique, ce tissu date au plus tôt du milieu du XIVe ou du XVe siècle. Mais là encore, ça n’a pas vraiment d’importance. Personne ne fait attention, parce que le système de croyances fonctionne déjà à plein régime – c’est ça qui est si intéressant. La réalité factuelle n’a pas d’incidence, ni dans un sens ni dans l’autre : même aujourd’hui, c’est un objet de vénération. En tant qu’écrivain, je m’intéresse beaucoup à cette idée du négatif et à la littérature comme espace négatif, ou comme ayant cette espèce de commerce, de relation avec le négatif. Roland Barthes, c’est bien connu, a décrit l’écriture comme cet espace négatif, neutre, blanc, blême, où toute identité, toute vérité même, sont perdues, toute subjectivité, même celle de la personne qui écrit. Je pense qu’il l’hérite de Mallarmé, qui est obsédé par le négatif, par l’idée d’un espace inversé où le noir devient blanc, la présence absence et ainsi de suite. Je crois que, pour moi, c’est une façon cruciale de penser la pratique de l’écriture. C’est cela qui m’intéresse dans le négatif. Donatien Grau   Quand vous pensez au négatif et que vous y pensez en rapport avec la façon dont nous abordons toutes ces images, vous y pensez en termes d’objets – comme le suaire de Turin – mais vous pouvez aussi y penser dans les termes du monde numérique. Quelle est l’historicité du n­ égatif ? Tom McCarthy   Je ne pense pas qu’il y ait tellement de différence. Vous demandiez à Kieran s’il y a eu une époque avant 147

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la médiation, moi je dirais non, absolument pas. La littérature ­occidentale commence plus ou moins avec le récit d’un signal qui traverse l’espace, dans l’Orestie d’Eschyle. Le guetteur entre en scène, et il aperçoit un signal qui lui dit que Troie est tombée ; et là, Clytemnestre arrive, et elle dit que ce signal est le dernier d’une chaîne de onze ou douze relais, en les énumérant tous un par un, comme un geek nommerait chaque serveur et chaque interface TCP/IP d’un réseau donné. Ces balises signalétiques grecques étaient des machines complexes, avec des systèmes de cryptage et des parties amovibles : elles sont un média technologique, au sens pleinement moderne. Voilà ce que je veux souligner : il n’y a pas de temps d’avant les ­médias. La question est celle du rapport de l’homme au médium. Elle a d’énormes implications pour ce que cela signifie d’être artiste. Est-ce que nous sommes à l’origine d’un signal, est-ce que nous le recevons ? Ou est-ce que nous le remixons ? J’opterais pour cette troisième réponse. Donatien Grau   Quand vous parlez de remixage, évidemment, je ne peux pas m’empêcher de voir ça comme une fable, tout est un mythe, une histoire que quelqu’un raconte à quelqu’un d’autre. Qui est l’auteur de toutes ces images ? Tom McCarthy   La question n’est même pas celle de l’auteur : ce qui m’intéresse dans cette image du suaire, c’est qu’on la remarque à peine. On dirait presque des jets d’encre de Rorschach. Tout est dans cette tache confuse qui émerge, si on regarde assez attentivement, ou de façon suffisamment paranoïaque, certaines taches ; et ça, c’est quelque chose de photographique. Dans le tout premier paragraphe de Satin Island, je décris la façon dont une image émerge dans la chambre noire de la pho148

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tographie analogique, à partir du fluide sale du révélateur. Il y a quelque chose qui prend forme ; mais mon texte reprend aussi un passage biblique, un passage des Corinthiens. Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, de manière obscure ; mais ce jour-là tout deviendra clair, tout sera mis au point. La question n’est pas de générer une image. C’est une question de mise au point, de netteté, et je crois que cela se rattache beaucoup à ce qu’Oliviero et Kieran ont dit : les images sont déjà générées. Je ne crois même pas que ce soit le rôle de l’artiste de générer des images. Il serait plutôt dans une sorte de venue à la clarté. Donatien Grau   Comment verriez-vous cela en rapport avec la photographie telle qu’elle existe aujourd’hui ? Plein de gens prennent des photos. On voit une passion de l’auctorialité, les gens qui s’expriment avec des selfies… Tom McCarthy   Il y a une sorte d’idée consensuelle de la manière dont les avancées technologiques ont démultiplié la production d’images. Le récit standard est à peu près celui-ci : il y a cent ans, il y avait l’artiste d’élite, le peintre ou quiconque pouvait se payer le mécanisme complexe de la photographie, et il était le seul à pouvoir en produire ; maintenant, tout le monde a un appareil et prend des selfies. Mais en réalité, pour chaque selfie que vous faites, vous avez déjà généré une centaine d’images rien qu’en parcourant un bout de rue, et elles n’ont pas été prises par une personne, mais par des caméras de vidéosurveillance. Rien qu’en ayant un iPhone dans la poche, vous générez à chaque seconde des traces numériques qui sont relevées et archivées dans le bâtiment que nous venons de voir, le siège de la NSA dans le ­Maryland, ou un autre centre de stockage de données. Ce n’est même pas une question d’auctorialité – évidemment, l’auteur 149

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disparaît de l’équation, et cela fait belle lurette ; la question est : qui serait le lecteur, ou le spectateur ? Qui peut visionner tout cela, qui peut avoir une vue d’ensemble sur toutes ces données ? Même notre vieille notion d’une espèce de méchant diabolique qui contrôlerait le monde assis derrière son écran est désespérément naïve. Personne ne peut lire tout ça : même la NSA, qui possède l’archive, ne peut pas vraiment la lire – il y a trop de données à traiter. Je pense que c’est une situation qui devient presque théologique. Le Livre est là, mais qui peut le lire ? L’archive est là, mais qui peut l’analyser ? Qui peut mettre au point ces milliards et ces milliards d’images, les configurer de façon à les rendre tant soit peu lisibles ? Donatien Grau   Au fond, toutes ces images de nous, ces reproductions de photographies, deviennent une sorte de bibliothèque de Babel, comme le pensait Borges. Tom McCarthy   Voilà. L’autre image dont je voulais parler, c’était simplement la boîte noire, une image qui m’obsède dans toute mon œuvre. Évidemment, nous pourrions y penser simplement en référence à l’image que Kieran vient de montrer, à la boîte noire de données. Nous pourrions y penser en termes théologiques. Qu’est-ce que c’est que la Kaaba, sinon une boîte noire ? Et nous pourrions y penser comme à un enregistreur de vol. Dans toute mon œuvre, je m’intéresse beaucoup à la notion de crypte, qu’on pourrait là aussi faire remonter à Mallarmé, à Shakespeare, ou même plus tôt. Cet espace d’enfouissement, cet endroit où l’on cache quelque chose de manière à pouvoir la ressusciter par la suite. On encrypte. En grec, kryptos signifie simplement quelque chose d’enfoui, donc il pourrait s’agir d’un corps enterré dans une tombe, une crypte, ou bien d’une information qui est encryptée. Les 150

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psychanalystes français Nicolas Abraham et Maria Torok ont écrit ce livre fascinant qui s’appelle Cryptonomie, dans lequel ils reviennent sur le récit freudien de l’Homme aux loups, et où ils extrapolent à partir de Freud. Freud dit que le psychanalyste est comme un égyptologue qui parcourt la chambre intérieure d’une pyramide, que c’est à ça que ressemble le fait de pénétrer dans un espace psychique traumatisé. Abraham et Torok disent : plus qu’une pyramide, c’est une crypte, qui est un espace linguistique, un espace d’images, un espace d’archivage, un espace physique. C’est quelque chose que le corps recèle, mais c’est aussi une sorte d’espace psychique invisible, presque abstrait, qui opère également dans le langage. Pour le sujet traumatisé, toute sa conduite est comme une sorte de système linguistique encrypté, un ensemble de symptômes émis en code si bien qu’ils sont à la fois visibles et invisibles, d’images qui sont mises en œuvre à travers un langage. Cette idée de la crypte comme espace encrypté me fascine, et je crois qu’elle aide réellement à expliquer, de bien des façons, le moment que nous vivons, par rapport à la technologie, à Internet et à la prolifération des données. Nous vivons littéralement 151

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dans un monde contrôlé par des boîtes noires, nous vivons à l’intérieur, à l’extérieur ou à proximité d’une série de postes de transmission, ou de cryptes. Donatien Grau   Pour le dire crûment, toutes ces images, toutes ces données, est-ce Dieu ? Tom McCarthy   La couverture de l’édition britannique de mon livre représente une icône de chargement : quand vous attendez, que vous essayez d’acheter un billet d’avion, ça fait des points de suspension qui défilent, et vous, vous faites : « allez, allez, allez ! » parce que, si ça s’arrête, le billet va coûter 200 euros de plus… et vous perdez votre connexion. Je crois que ce genre de moment d’angoisse est d’ordre entièrement théologique. La promesse qu’Apple et Google vous font implicitement, c’est : « Ne t’en fais pas, on est en train de s’occuper de toi, il y a des millions d’anges-données qui dansent sur le fil de ta connexion et nous allons te porter vers le salut. Tout va bien, il y a un réseau, tu es aimé, on est en train de prendre soin de toi. » Mais après, on arrive à cette espèce de moment nietzschéen terrifiant où l’on se dit : et si ça n’était qu’un rond et rien d’autre ? S’il n’y avait pas d’anges ? « Données » signifie « don », les données sont un don, le don de l’univers. Mais s’il n’y a pas de don, s’il n’y a pas de chaîne logistique pour cette donation, s’il prend davantage qu’il ne donne ? La question est d’ordre entièrement théologique. Je suis complètement athée, mais pour comprendre tout ceci, nous devons recourir à des cadres théologiques, qui sont des cadres politiques, qui sont, en dernière analyse, des cadres de pouvoir. Donatien Grau   Si toutes les données constituent une figure divine extérieure à nous, mais que nous en faisons partie, 152

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est-ce que nous y avons une existence en tant qu’individus ? Est-ce que nous participons de cette chose ? Tom McCarthy   Comme j’ai essayé de le dire avec mon ami et collaborateur, le philosophe Simon Critchley, je crains de ne pas m’intéresser à l’individu. Pour moi, l’individu est une mesure de la subjectivité qui est intrinsèquement bourgeoise et réactionnaire. C’est intéressant, à la lumière des révélations d’Edward Snowden… La position centriste libérale par défaut consiste à dire : « C’est terrible, c’est une atteinte aux droits inaliénables de l’individu ». Mais je pense que ça, c’est le bon côté de la chose ! Si ça détruit le fantasme de maîtrise bourgeoise, c’est positif. Une réaction plus sophistiquée, et peut-être plus radicale, aux révélations de Snowden serait de dire : « c’est une question d’architecture de réseaux », non ? On se moque de restaurer l’individu humaniste, la question c’est : comment structurer le réseau. Cela remonte à Clytemnestre, la geek, qui nous faisait cette révélation : « le réseau est structuré de telle manière ». Or il n’a pas besoin d’être structuré de cette manière. La démocratie serait une conversation, un débat, un débat contradictoire, sur l’architecture des réseaux. Et pour être encore un peu plus radical, je dirais peut-être que la position de l’artiste, ça peut être ça : un rôle de piratage, de subversion des réseaux. Comment faire pour intervenir, d’une certaine façon pour saboter le réseau ? Oliviero a mentionné le situationnisme : c’est quelque chose qui vient de Guy Debord et de tout le mouvement situationniste, ou bien de figures comme William Burroughs, ou les surréalistes, ce sentiment qu’être artiste, d’une certaine façon, c’est pratiquer l’infiltration, le sabotage, le reroutage, le détour, la dérive, etc. Donc, pour ce qui est de l’écriture, et de l’auteur, la question « qui produit le texte, qui produit les images, est-ce que c’est le photographe de génie, 153

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est-ce que c’est l’âne qui se promène sur la Cinquième Avenue, est-ce que c’est la caméra automatisée… » on s’en moque. La question importante, c’est : si on arrive d’une manière ou d’une autre à pirater le réseau, alors qu’est-ce que pourrait être une espèce de contre-écriture, de contre-production qui ne se contente pas de reproduire la logique dominante du réseau, mais qui d’une certaine façon la reroute autrement – quelle forme est-ce que cela pourrait prendre ? Donatien Grau   C’est quelque chose qui renvoie à la question de l’attention. Comment est-ce qu’on trouve assez d’attention pour aborder les choses ? Pour voir les images ? Pour les relier entre elles ? Tom McCarthy   Salvador Dalí parle de « la méthode paranoïaque critique » : vous regardez cette image-ci, vous regardez cette image-là, vous prenez telle bribe de texte, vous fumez un peu de marijuana, et puis vous dites : « Tout s’enchaîne ! » Ce qu’il veut dire, c’est qu’une fois que la connexion est établie, elle est valable ; une fois que vous avez placé dans le monde telle fiction, telle proposition, alors pourquoi pas ? C’est comme l’idée de Lautréamont, l’idée de la rencontre sur une table de dissection entre une machine à coudre et un parapluie. Une fois que vous avez établi cette connexion de manière convaincante, elle existe en tant que connexion. Alors, il y a beaucoup d’écrivains mainstream qui disent : « Oh, je ne peux pas travailler si ma connexion Internet est active, parce que cela me distrait. » Et je me dis : qu’est-ce que c’est que l’art, que l’écriture, sinon une distraction continuelle ? Vous allez sur Wikipédia, vous vous déplacez transversalement, c’est un beau modèle de pensée associative, pour les répétitions fortuites et les coïncidences, pour la façon dont le 154

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sens est produit, pour la technique paranoïaque-critique en action, pour toute cette sorte de constellation non linéaire à la Benjamin. Vous tracez une constellation à partir de divers points de l’espace. Mais ce qui m’intéresse, pour revenir à Dalí, c’est qu’il a proposé cette méthode paranoïaque-critique dans les années 1920, et qu’après, dans les années 1950–1960, elle a été reprise par les situationnistes comme moyen de subvertir le savoir et de produire un art radical. Aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années, c’est devenu la logique dominante de la culture d’entreprise : le think-tank, la séance de brainstorming : « on va penser en dehors des cases, on va relier toutes ces choses dingues entre elles ». Ce qui se passe là, c’est une espèce de récupération de cette méthode, c’est intéressant ; mais quand même, d’un point de vue créatif, la valeur de l’attention paranoïaque-critique, ou d’une distraction attentive – c’est une bonne chose, un état productif. Donatien Grau   Vous parlez de données, des données comme texte et du texte comme donnée, comment est-ce que vous voyez la connexion entre les deux ? Tom McCarthy   Je pense que cela ne va pas plaire à tout le monde, mais je proposerais de considérer la photographie comme un sous-ensemble de l’écriture. Autrement dit : ce à quoi nous avons affaire, c’est une marque sur une surface, que l’on parle de l’analogique ou du numérique. En réalité, ça ne fait aucune différence. Nous parlons de traces. De traces qui peuvent être lues, qui peuvent être interprétées, en particulier avec la culture numérique. Qu’est-ce qu’une image, qu’est-ce que cette image ? Nous la regardons. C’est quelque chose, c’est de l’écriture. C’est une quantité de données, des uns et des zéros qui ont été tracés sur une surface quelque part et 155

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qui sont en cours de récupération. Si bien qu’en définitive, pour moi, il n’y a pas de différence catégorique entre l’alphabet et les images. Je pense qu’ils relèvent de la même catégorie, celle de la notation d’archive. Donatien Grau   Comment est-ce que vous réagissez à cela, Oliviero ? Oliviero Toscani   Mon point de vue est le même, et j’appellerais cela de la communication. Cela peut se faire par l’écriture, cela peut se faire à travers la musique, ça peut se faire en utilisant la photographie, mais il y a juste une chose que je voudrais souligner. Vous avez dit qu’il y a certaines photos qui sont prises aujourd’hui et qu’on n’est pas capable de lire, probablement pas aujourd’hui, mais que probablement un jour on sera capable de les lire, et ça pourrait être intéressant de voir ça. Je pense que la technologie va continuer son évolution, aucun doute, et qu’à ce moment-là nous pourrons voir ce qu’on ne peut pas voir aujourd’hui. C’est indéniable. Probablement, plus de 95 % de ce que nous connaissons aujourd’hui, nous le connaissons par les images. Qui d’entre vous a jamais rencontré Obama ? Mais nous avons tous des opinions sur Obama, parce que nous avons vu des photos de lui. Nous avons lu des choses sur lui. Et donc nous vivons de communication. Appelez ça des images, appelez ça de l’écriture, appelez ça comme vous voudrez. Mais c’est la culture d’aujourd’hui. Cette communication d’images est plus réelle que la réalité. Nous connaissons le monde à travers les images. Nous le nions, et c’est pour ça que nous disons que nous ne voulons pas voir telle image. Nous ne voulons pas voir le cercle de la réalité. Quand je pense que, à la Renaissance, il n’y avait pas de journal, pas de magazine, pas de film, pas d’images, 156

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les gens entraient dans une église et, tout à coup, il y avait ces images, ce pouvoir incroyable, et ils savaient qu’ils étaient face à Dieu, à la Vierge Marie qui disait ceci ou cela. C’est bien sûr comme ça que le pouvoir s’exprimait, et il y a cette relation incroyable entre les images et le pouvoir politique, le pouvoir industriel, le pouvoir religieux. Chaque image, la moindre image, même la plus stupide carte postale de Dieu, a une signification sociale et politique. Aucun doute là-dessus, on n’y échappe pas. Kieran Long   C’est très intéressant d’entendre ces propos, parce que, évidemment, dans le monde de l’Internet il y a des gens qui réfléchissent au moyen de restructurer les réseaux, à ce que, disons, la dynamique soit celle d’un système de liaisons à deux directions plutôt qu’une seule. Oliviero, quand je vous entends parler d’images, j’ai l’impression qu’il y a une image et puis quelqu’un qui la reçoit, mais ce que je vois dans des mondes comme ceux des jeux vidéo, je suppose, c’est une participation à l’image, si bien que, précisément, le dialogue que vous décrivez fonctionne dans les deux sens. Par exemple, une évolution récente dans les jeux vidéo narratifs, c’est la possibilité d’avoir des relations amoureuses homosexuelles. Maintenant, c’est très fréquent dans les jeux vidéo mainstream de pouvoir avoir une relation gay, mais le sexe n’est jamais montré. J’ai rencontré un designer qui travaille à la conception de toutes ces scènes de sexe. Sa participation à cette série d’images consiste à finir le genre de moment où la caméra s’éloigne, ou ne s’éloigne pas. Je me demande simplement si l’avenir de la production d’images, ça n’est pas une liaison à deux directions, en réalité. Peut-être qu’un avenir optimiste de la production d’images est à chercher dans un ­modèle bi-directionnel, où vous faites l’image, on vous la renvoie et vous la refaites. 157

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Oliviero Toscani   Est-ce que la Pietà de Michel-Ange est optimiste ou pessimiste ? Aujourd’hui, probablement, on peut faire avec, mais il y a aussi une beauté incroyable dans le côté tragique de la production d’images, et aujourd’hui on peut vraiment regarder ça en face. Je ne sais pas pourquoi mais, si on pense au grand art, il traite toujours de la tragédie humaine, d’une manière ou d’une autre. Et on peut parler de beauté dans la tragédie. Les images sont neutres, en un sens, ce qu’on en retire, ce qu’est notre réaction, tout ça vient de notre éducation culturelle, de notre point de vue éthique. La photo documente des faits qui nous entourent : ces faits peuvent aussi être des faits d’ordre fictionnel, du théâtre. Le théâtre est une réalité. On prend des photos avec Photoshop, on les retouche, elles appartiennent à la réalité. Le trucage aussi fait partie de la réalité, il faut s’y faire. Donatien Grau   Vous parliez de qualité, et de la façon dont la multiplication des images a affecté la qualité de la photographie. Nous parlions du fait de savoir lire la photographie. Qu’est-ce qu’une bonne image ? Comment l’image peut-elle être bonne ? Kieran Long   Ce qui est intéressant dans l’image de Trevor Paglen, c’est qu’il n’y avait pas d’autres photos du siège de la NSA. Trevor Paglen s’est donné tout ce mal pour prendre cette photo parce qu’il n’y en avait qu’une seule en circulation, publiée par la NSA à la fin des années 1970 ou au début des années 1980, comme une sorte d’image standard de l’agence. Chaque article en ligne ou dans la presse écrite présentait la même photo de la NSA depuis les années 1970, avec de vieilles voitures sur le parking et ainsi de suite. Et le bâtiment a été agrandi depuis ce temps-là, ce qui fait qu’aujourd’hui son 158

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aspect est totalement différent d’il y a trente ans. Maintenant, tous les journaux utilisent la photo de Paglen, parce qu’elle a été publiée avec une licence Creative Commons et qu’on peut l’utiliser gratuitement. Nous en avons acquis une version que nous pouvons garder, qui est imprimée à une échelle légèrement supérieure, mais l’utilisation de l’original est libre de droits. C’est comme ça que Paglen devient le photographe d’un endroit qui ne peut pas être photographié. Tom McCarthy   Est-ce que je peux revenir à votre dernière question ? Je suis d’accord, mais je pense que c’est plus compliqué. Il y a trois choses différentes dans le rapport au monde que vous étiez en train d’évoquer. Il y a le réalisme, qui est une convention culturelle. En littérature, le réalisme est un ensemble de conventions mises au point par des gens comme Flaubert et Balzac, qui ne croyaient pas du tout à la vérité de ces conventions. Ils savaient que c’était quelque chose de construit et ils adoraient, dans des œuvres comme Sarrasine ou Bouvard et Pécuchet, complètement démolir ce qu’ils avaient eux-mêmes construit, tout simplement, en montrant que le réalisme était en fait bidon, ou impliquait une forme d’artifice. Ensuite, il y a la réalité, dont J.G. Ballard, le romancier, dit : « Nous sommes entourés de fictions, le travail de l’écrivain n’est pas de créer des fictions, la publicité est une fiction, la politique est une fiction, tout est une fiction. La tâche de l’auteur est d’inventer la réalité. » Non pas de « rapporter » la réalité, mais de créer, d’inventer la réalité. Ceci pourrait, de nouveau, se rattacher à l’idée situationniste de la réalité comme, en fait, spectacle, comme théâtre. Et puis, un troisième terme, après « réalisme » et « réalité », ce serait le « réel », qui est encore différent. Ce serait une sorte de catégorie psychanalytique : Lacan évoque le réel comme moment de trauma, de r­ upture, 159

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d’interruption, de violence, et peut-être que ça a quelque chose à voir avec des gens comme Roland Barthes et Susan Sontag, lorsqu’ils écrivent sur la photographie et qu’ils parlent du punctum, qui est presque comme une épingle qui percerait le celluloïd. Une sorte de disruption violente qui nous relierait à ce qu’ils appellent le réel, qui n’est pas la réalité ou les faits, qui serait autre chose, qui serait un autre plan du trauma. Donatien Grau   Je crois que j’aimerais, en guise de dernière question, reposer celle du rapport de l’art à la prolifération des images : est-ce que la photographie est devenue un art comme les autres, comme elle y a longtemps aspiré ? Quel est le rapport de l’art à la photographie ? Kieran Long   Une façon un peu évasive de répondre à votre question, ce serait de dire que l’art est intéressant surtout, voire seulement, lorsqu’il est utile. J’ai une idée très large des œuvres utiles qui ont un impact, qui nous disent quelque chose sur le genre de situations où nous nous retrouvons en tant que citoyens. J’aime bien parler et travailler sur un mode de conservateur, disons, peut-être sur un mode paranoïde-critique associatif, qui consiste à juxtaposer les choses de manière à ce que le monde nous paraisse réel. Je pense aussi que les artistes travaillent comme ça parce qu’aucun conservateur ne travaille suffisamment comme ça ; les conservateurs ont été paresseux et n’essaient pas de créer. J’ai été à Berlin voir une exposition extraordinaire sur les cabinets de curiosités, dans l’espace de Thomas Olbricht sur l’Auguststrasse : en voyant cela, je me suis souvenu de ce qu’était un cabinet de curiosités, du sens de la réalité que ça peut créer en vous. Ça me rend vraiment honteux que notre communauté de conservateurs ne soit pas capable de faire aussi bien. Donc les ar160

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tistes ont repris à leur compte la tâche de créer une sorte d’immédiateté, une relation aux objets. Maintenant, on voit des spectacles qui sont clairement le résultat d’Internet. Esthétiquement, ça peut donner des choses étranges. C’est quelque chose que j’admire, et si, en tant que conservateur, je pouvais montrer le dixième de cette force dans les spectacles qu’on a faits, je serais heureux. Des spectacles de présence. Oliviero Toscani   Tout le monde s’étend. Je pense que l’art devrait être public ; s’il ne l’est pas, pour moi ce n’est pas de l’art. L’art devrait être un service public. Et il devrait faire partie d’une énergie éducative qui porte la communauté à un niveau plus élevé de sensibilité, de vision, d’espoir. Quand il devient privé, pour moi, il perd son rang d’art, il est simplement pour les collectionneurs, pour les maniaques. Beaucoup veulent appeler ça de l’art pour pouvoir avoir quelque chose ; ils sont riches, ils peuvent voler, ils peuvent s’approprier et posséder des choses. L’art privé, ça ne devrait pas être permis. Il y a des œuvres qui disparaissent simplement parce que quelqu’un a le droit de les acheter, probablement avec de l’argent sale qui plus est. C’est pour ça que cette raison me dérange un peu que la photographie intègre le fait d’être un art dans sa mentalité. Dix tirages signés, numérotés, comme ça chacun a le sien. Ça isole, alors que l’art ne devrait pas isoler. La photographie devient vraiment un art public une fois que vous en voyez partout dans les rues sans devoir payer. Tom McCarthy   La photographie est vraiment intéressante à cet égard : pour revenir à cette image, j’ai encore en tête une vieille image, très analogique, de la chambre noire. Cet espace noir de l’invisibilité, c’est l’espace négatif de quelque chose 161

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en train de devenir visible. La photographie met en scène le drame dont vous parlez, que quelque chose soit visible ou non, que quelque chose soit dans le domaine public ou privé, existe ou non, soit vrai ou non. La photographie est un médium qui, de ce point de vue, est tout à fait exemplaire de tous les arts.

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Photographie et choses Toucher les images

ROXANA MARCOCI EMANUELE COCCIA ALICE RAWSTHORN RICHARD WENTWORTH

Chapitre 5

Au cours des 180 ans de son histoire, la photographie n’a pas seulement été exposée aux expériences inédites de ses praticiens, elle s’est aussi, comme en témoignent les artistes et les théoriciens de la culture qui dialoguent dans ce livre, infiltrée inexorablement dans les domaines les plus divers : philosophie, science, design, publicité, théorie de l’information. Après le temps de ses premiers pas, où les doyens de la nouvelle image technique venaient de la science (William Henry Fox Talbot, Anna Atkins), du théâtre ou plus précisément du diorama (Louis Daguerre) et de divers autres arts visuels, la photographie devint pendant une bonne part du XXe siècle l’objet d’étude des philosophes des média (Walter Benjamin, Roland Barthes, Vilém Flusser, Marshall McLuhan, Susan Sontag, Ariella Azoulay, etc.). C’est dans les années 1920, pendant ce qu’il est convenu d’appeler l’ère de la machine, que la photographie fit pleinement entrer l’expérience de l’industrialisation dans la sphère esthétique.

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Photographie et choses

Cette photophilie, qui faisait de l’œil photographique un moyen de redéfinir à la fois la perception humaine et le monde social, mena à une profusion de techniques non-conventionnelles d’optique et de développement – exposition multiple, photo­ gramme, rayons X, modulateur espace-lumière, typophoto, photo­montage – que l’artiste et théoricien du Bauhaus László Moholy-Nagy rassembla sous le nom de Neue Optik ou Neues Sehen (« Vision nouvelle »). Les artistes utilisèrent ces techniques dans le contexte du montage et des modes dynamiques de construction visuelle, qui résultaient largement de l’explosion du nombre d’images que l’on pouvait désormais reproduire, couper et réassembler selon une combinatoire infinie. On a pu suggérer qu’il y avait aujourd’hui plus d’images du monde que de monde même. Dans Pour une philosophie de la photographie (1983), Flusser comparait la fonction de la photographie à un barrage qui aurait absorbé toutes les images traditionnelles. Identifiant la photographie comme première

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image technique, il postule qu’il s’agit d’un médium reposant sur l’appareil, qui est pré-programmé pour façonner l’expérience du regard. Elle fut suivie d’autres images techniques : film, son, vidéo, enregistrement numérique, transmission. Le potentiel révolutionnaire, et en même temps l’aberration, de l’image technique réside dans sa capacité intrinsèque à collecter toutes les images traditionnelles (pré-photographiques). Les images techniques sont reproductibles et peuvent être distribuées à l’échelle des masses. Selon Flusser, notre mémoire collective est formée d’images techniques décrivant des cercles sur leurs axes et autour de nous. Le nouveau millénaire est confronté à une question existentielle, celle de la possible extinction de la civilisation humaine. Que signifie, pour la photographie, être face à l’Anthropocène ? Quand l’image d’un trou noir, la première dans son genre, est assemblée à partir des observations de huit télescopes

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enregistrées à 55 millions d’années-lumière de la Terre, sous quel jour apparaît l’humanité ? En réponse à ce sombre temps d’accélération qu’est l’Anthropocène, l’artiste et géographe Trevor Paglen a produit The Last Pictures (Les dernières images, 2012) : une anthologie de 100 images informée par quatre années d’entretiens avec des savants, des philosophes, des anthropologues et des artistes de renom sur les contradictions qui caractérisent les sociétés contemporaines. Ces images ont été microgravées sur un disque plaqué or et lancées dans l’espace sur un satellite de communications, afin de fournir un échantillon abrégé de notre culture. Conçu pour durer des milliards d’années, The Last Pictures contient peut-être les dernières impressions qui subsisteront de notre planète, une collection d’images de l’histoire humaine. Roxana Marcoci

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Donatien Grau   La nature des conversations que nous tenons pour Paris Photo sur le sujet de la représentation après la crise vient de changer fondamentalement, après qu’une crise a effectivement eu lieu, de façon très publique, dans la sphère politique. Essentiellement, il s’agissait d’un événement public, qui est devenu privé. Nous avons voulu le maintenir, parce que nous pensions qu’il était important de continuer à traiter les questions qui nous occupent – des questions de culture. Aujourd’hui, le premier de ces deux entretiens portera sur « la photographie et les choses », et sur la manière dont la photographie a changé, ou non, notre façon de regarder les choses. Dans la situation qui est la nôtre, j’ai à mes côtés Richard Wentworth, qui a changé notre façon de regarder tout, notre façon de voir les choses, Alice Rawsthorn qui est l’une des critiques du design les plus éminentes, sinon la plus éminente, et Emanuele Coccia, qui est l’un de ses grands philosophes. Nous allons interroger la façon dont les choses sont considérées, par rapport à de multiples éléments de notre culture contemporaine. Je voulais commencer avec vous, Richard, parce que l’une des choses que vous faites depuis que vous avez lancé Making Do and Getting By [Faire avec et se débrouiller] en 1972, c’est de nous apprendre à voir les choses. Vous avez commencé par une formation de sculpteur. Vous êtes sculpteur, vous vous ­occupez de photographie, comment voyez-vous les choses ? En quoi la photographie vous a-t-elle aidé à voir les choses ?

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Richard Wentworth   J’utilise rarement cette expression, « la photographie ». Je prends des photographies. J’ai bien conscience de l’étrangeté de ce langage, le verbe « prendre », et puis ce mot très antique, « une photographie », « des photographies ». Les photographies que je prends sont pour moi. Mais, bien sûr, je suis un être humain, social, j’ai donc conscience qu’il y a beaucoup de gens qui vivent dans ma tête, connus de moi ou inconnus. Je suis aussi très conscient que, lorsque je prends des photos, il se peut qu’en fait je pense à quelqu’un d’autre, ou que j’aie le sentiment qu’une espèce de public est présent quelque part. Mais j’ai très peu le sens de la publication. Ce que je veux souligner vraiment, c’est que, à mon avis, c’est une activité extrêmement privée. Ce qu’elle a pu m’apprendre s’est accéléré un peu, parce que, un peu comme on disait que la musique avait un poids et puis qu’elle l’avait perdu, la photographie ne pesait pas grand-chose, mais elle avait un coût. Personnellement, je viens d’un milieu économe, de sorte que j’ai toujours été assez avare de pellicule, c’est regrettable mais c’est ainsi. J’ai tendance à faire une photo là où je devrais en faire deux. Je parle de la photographie analogique, argentique. Mais maintenant la photo ne pèse rien, et en un sens elle est devenue ultralégère, ultra light. Je pourrais prendre beaucoup plus de photos, mais je ne les place pas dans le monde de manière très évidente. Je ne suis pas un distributeur très averti. Je m’intéresse beaucoup à la manière dont on peut avoir une conversation. Il y a un groupe de gens, qui pourraient même être dans la pièce avec moi en ce moment, pour ainsi dire sur scène, où se déroule une sorte de conversation, parce que les humains ont ceci de drôle qu’ils lisent les images.

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Richard Wentworth, Caledonian Road, London, 2015. Courtesy de ­l’artiste, Peter Freeman Inc et Lisson Gallery.

Je passe pas mal de temps avec mon chat. Je ne veux pas faire de l’humour, mais ce qui me fascine, chez le chat, c’est qu’il ne voit pas d’images. À l’évidence, le chat est une sorte de source familière, domestique, intime, pour diverses tâches émotionnelles par procuration. Il me rappelle qu’il y a quelque part une espèce de monde qu’on appelle – parce que j’habite une métropole – « sauvage ». Il arrive que le chat paraisse prodigieusement intelligent, qu’il fasse preuve de pouvoirs que je n’ai pas, il peut sauter d’un endroit donné et atterrir à la perfection, ce qui m’est impossible. Mais il ne voit pas d’images. Il ne fait pas de distinctions. Je crois que ce qu’il y a de très étrange dans le fait d’être humain, c’est que nous voyons des images constamment, dans notre petit cinéma borné, qui sont inexplicables. Nous ne savons même pas vraiment ce qu’elles sont. Nous 171

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a­ llons si vite que nous ne les retenons pas forcément, mais parfois, quand on est en compagnie de quelqu’un, cette personne mentionne quelque chose qu’elle a vue, et on se rend compte qu’on a enregistré quelque chose de concret. Maintenant, je m’intéresse beaucoup à ce que la perception peut avoir de culturel, mais aussi à ce qu’elle a d’étrangement inexplicable. Ce que j’essaie de dire d’une manière détournée, c’est que je pense faire partie d’une conversation passablement sophistiquée, que je ne crois pas particulièrement avoir lancée moi-même. Je fais partie de ce bruissement, de ce bourdonnement. Je n’ai pas d’explication au fait que je vois ce que je vois. Je ne pars pas à sa recherche. Je ne suis pas un chasseur, je ne suis pas un traqueur, et je ne suis pas un archiviste. Je suis un peu ennuyeux comme compagnon de marche, parce que je suis distrait. Je suis souvent très surpris de voir à quel point je suis distrait. Donatien Grau   Vous avez dit que vous n’aviez pas de raison, d’explication, à la manière dont vous voyez les choses, à la manière dont vous percevez ce que vous percevez. Mais vous n’avez pas employé le mot « chose ». Mais dans beaucoup des photos que vous prenez, il y a des choses. Des choses qui connectent, des choses qui font signe, des choses qui sont du langage. Comment est-ce que vous voyez ces choses ? Comment est-ce que vous les considéreriez ? Richard Wentworth   J’ai envie d’éclater de rire, parce que le mot « choses » en anglais [things] est un de ces mots, c’est vraiment un mot-machin [thingie]. Si vous comptiez le nombre de fois où vous l’entendez en une semaine, quel est son sens, quel contenu il pourrait avoir, vous vous retrouveriez à mener des recherches énormes. 172

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Richard Wentworth, Caledonian Road, London, 2015. Courtesy de ­l’artiste, Peter Freeman Inc et Lisson Gallery.

Enfant, je m’intéressais à la façon dont le monde était assemblé. Personne ne m’a jamais dit : « oh, cela veut dire que tu es philosophe, ou architecte, ou ingénieur, ou charpentier ». Je m’intéresse toujours beaucoup à la manière dont le monde est, dont les choses sont faites, au son qu’elles rendent, au fait que si je lâchais le verre il se casserait, alors que si c’était une bouteille en plastique ce ne serait pas le cas. J’ai une sensibilité complètement hypertrophiée au poids, à l’épaisseur, à la ténuité, à la matérialité, à l’histoire de la fabrication. Je pourrais être très ennuyeux. Je connais l’histoire des navires, des outils, et ainsi de suite. Je me rends compte que si un paysan, un esclave égyptien, pénétrait dans l’espace où nous sommes en ce moment, il y a plein de choses qu’il reconnaîtrait et plein d’autres qu’il ne reconnaîtrait pas. Mais il s’apercevrait 173

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peut-être que les choses qu’il ne reconnaissait pas agissaient en fait de manière très comparable à d’autres, qu’il connaissait. De sorte qu’en un sens, rien ne change beaucoup, mais dans ma vie j’ai vu la moitié de ce qui m’entoure devenir incroyablement différent. Je suis peut-être complètement nul comme anthropologue. Je suis quelqu’un qui se demande pourquoi les choses se comportent comme elles le font. Quelqu’un que j’aime beaucoup développe cette idée selon laquelle les choses ont une vie à elle, leur propre comportement. Il investit les choses, ou il les a investies historiquement, d’une sexualité considérable. Il y a une image devant nous. Il est important de dire de quel genre d’image il s’agit. C’est une image sur un écran d’ordinateur portable. En tant qu’image, je ne sais pas ce qu’elle est. Elle n’a pas de substance, au fond. Je pourrais mesurer la taille de l’écran. L’image n’a pas de taille, mais il y a des choses dedans qui, du moins, nous rappellent qu’il y a des tailles dans le monde. Il y a des choses qu’on appelle des briques, il y a une chose qu’on appelait naguère une tasse, mais on n’est plus très sûr de savoir ce que c’est. C’est un gobelet en plastique. Il y a aussi un tuyau, auquel est attaché, de façon pas très heureuse, un bout de quelque chose qui est déchiré. Il y a quelque chose que j’appellerais du béton, ou encore un linteau, ou un portant, qui a été peint de manière à lui donner l’air moins brut. On voit bien que ce n’est pas une grande œuvre. Rapporté aux critères égyptiens, c’est passablement sophistiqué. Il y a un tuyau en acier galvanisé avec une courbure très sophistiquée, mais en fait il y a des centaines de petites géométries qui courent çà et là. Je dirais que ces géométries n’ont aucune espèce d’importance. Elles sont mon plaisir personnel à moi. C’est un peu comme le sexe. Elles me font du bien.

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Mais je n’ai pas marché dans la rue en me disant « je dois trouver quelque chose » pour illustrer ce que je viens dire, parce que je trouverais ça ennuyeux. Ce n’est clairement pas une illustration, mais en un sens ça charrie toutes sortes de choses sur la façon dont nous essayons de faire fonctionner le monde, et sur la façon dont nous n’y arrivons pas. Quelqu’un m’a dit un jour que mes photos touchent les gens parce qu’elles ont un sourire de reconnaissance familière. Ce sourire peut parfois être visible, il n’est souvent qu’intériorisé, mais c’est le même sourire. C’est le sourire qui est associé à notre besoin de survivre. Nous reconnaissons dans le monde certaines choses qui nous disent : « fais ceci, ne fais pas ça, fais ceci plus souvent ». Nous survivons en étant des êtres sociaux, des êtres de culture. En fait, nous sommes constamment en train de chercher des moyens d’être les uns avec les autres. Nous nous reflétons mutuellement, et nous évitons certaines formes de ce processus réflexif. En vieillissant, on se rend compte que c’est très, très compliqué, mais ça n’est pas mon sujet. C’est mon occupation privée, si vous voulez. Donatien Grau   Vous parlez de survie, mais la contrepartie de ça, c’est votre étonnement face à la manière dont les choses s’articulent. Il y a deux faces : d’un côté vous essayez de survivre, de négocier ce monde qui vous entoure. Mais il y a aussi l’étonnement face aux sens différents, aux strates de sens que présentent ces choses. Ces strates de sens recèlent des possibilités infinies. Est-ce que vous seriez d’accord avec ça ? Richard Wentworth   Je crois que je suis maintenant assez vieux pour voir qu’en fait, c’est lié à une anxiété tout à fait profonde – je ne prétends pas avoir mon anxiété à moi. Je crois 175

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que c’est parce que les humains manquent d’assurance. Vous vous réveillez le matin, vous n’avez pas une valeur très grande. Vous devez inventer votre journée, en quelque sorte. Chaque personne le fait d’une façon différente. Si je travaillais dans l’agriculture, j’aurais l’espoir de faire quelque chose dans la journée qui rendrait mon agriculture plus efficace. Mais j’habite une métropole, alors je dois trouver d’autres moyens pour me justifier. Ce que j’essaie de dire, c’est que le monde est fugace, et je suis peut-être arrivé à un stade où j’aime vraiment bien ressentir à quel point il est fugace. On ne va pas arriver à le retenir… Nous vivons une époque qui est extrêmement technocratique, et régulièrement on entend des propositions pour que les choses soient faites de manière plus technocratique. Si seulement tous les enfants parlaient comme ça, alors ça arriverait, et chacun aurait ce qu’on appelle « une carrière ». Mais tout le monde sait qu’être vivant, ce n’est pas ça. Être vivant est quelque chose de passablement chaotique, et notre tâche quotidienne est de jouir d’une partie de ce chaos, et d’en tenir l’autre partie à distance. Je m’aperçois qu’il est très poignant de dire ça aujourd’hui. Je crois qu’une bonne part de ce qui m’intéresse, c’est la contingence. Nous avons une autre image, qui se trouve être absolument toute fraîche, même si je suis très loin de penser que c’est une photographie merveilleuse qui va entrer dans le canon de la photographie mondiale. Je ne prendrais jamais une photo dans ce but, de toute façon, mais c’est quelque chose qu’on voit partout : on peut imprimer n’importe quoi et le mettre n’importe où, dans n’importe quel format, de n’importe quelle manière. C’est arrivé en à peu près dix ans.

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Nous récoltons des images en permanence, sans même savoir que nous les avons récoltées. Les gens disent que nous sommes bombardés, même si je pense toujours que cette expression est vraiment atroce. Les images n’ont pas de vie. Elles ne jaillissent pas de leur cadre pour nous attaquer. Nous sommes sensibles aux images. Ou non. Je suis assez bon pour nier certaines images. Je pense qu’être vivant, pour une part, c’est ne pas tout voir, parce qu’alors on serait fou. Mais ça, c’est l’image de quelqu’un qui essaie de vous dire qu’il est bon constructeur. C’est une coupe d’élévation générique, parfaitement correcte, avec un point de vue mixte. Je suis tendu, parce que j’entends des architectes dire : « Oh, il l’a décrite de travers ». Quoi qu’il en soit, l’image représente l’espace d’un toit, sur un espace générique. Je dirais que si vous la montriez à un enfant, en lui disant juste : « Qu’est-ce que tu vois ? », il décrirait la maison avant tout. Ensuite, comme pour tout regard, il y a un ordre. Vous dites : « Oh, attendez, il y a autre chose », et puis « Oh, c’est collé sur le côté de… oh, c’est une camionnette », et puis « Oh, il y a des poignées ». Cette proposition de maison est manifestement capable de se déplacer à travers la ville et son parc, derrière un arbre que, de façon hilarante, vu que nous sommes anglais, nous appelons « plan londonien », mais que vous appelez « platane »1. C’est une photographie composée. Les photos sont composées. Elles ont des contours, et le fait de regarder n’a pas de contours. Pour moi, il y a quelque chose de très étrange dans celle-là. Elle date d’il y a environ trois semaines, et je suis en train de me dire à quel point il est curieux d’être vivant quand quelque 1 Platane : Plane-tree. Plane peut signifier « plan » ou « niveau », ou encore, évidemment, « avion ».

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chose comme ça arrive. Mais c’était d’ordre privé. Je suis là, et j’en parle comme si elle allait être sur CNN ce soir. Ce qui est une image d’un autre genre. Donatien Grau   Vous avez dit que le fait de regarder n’a pas de contours, mais les choses en ont bel et bien. J’ai très envie de vous entendre, Alice, sur les façons dont l’histoire de la fabrication et celle de la représentation se sont développées de concert, ou non. Pensez-vous que la façon dont les choses sont faites aujourd’hui ait à voir avec l’espèce d’image, de monde photographique dont elles vont faire partie ? Alice Rawsthorn   Je pense que vous avez absolument raison, au sens où l’histoire moderne de la photographie et l’histoire moderne d’un certain secteur du design ont évolué en tandem. Mais ce n’est pas le design en général, c’est le stylisme des produits de fabrication industrielle qui s’est développé en tandem avec la photographie. On pourrait probablement affirmer qu’il en va de même de l’architecture et de la mode. Richard disait que, si un Égyptien ancien entrait dans cette pièce, il reconnaîtrait à quoi sert tel ou tel objet. Ce serait le cas, généralement, des objets analogiques, des formes pures, des tables, des chaises. Même si les Égyptiens de l’Antiquité n’étaient pas familiers de ces objets, ils sauraient instinctivement quoi faire s’ils s’asseyaient sur le canapé où nous sommes étendus en ce moment : ce serait un endroit confortable où se reposer. Un tel postulat est absolument valide pour l’ère analogique du design de produits. Aujourd’hui il ne l’est plus, car la forme ne découle plus de la fonction. Notre Égyptien de l’Antiquité, s’il voyait posé sur la table ce mince rectangle de plastique, de verre et de métal qu’est un smartphone, comment pourrait-il bien, comment est-ce que 178

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quiconque pourrait deviner, à moins de savoir, ce que c’est que cet objet, à quoi il sert, et qu’il a le potentiel de remplir des milliers de fonctions différentes ? Que quelque chose d’aussi ténu ait une puissance de calcul supérieure à celle d’une grosse machine comme un bulldozer ? C’est impossible mais, de même que les transistors sont devenus toujours plus petits et toujours plus puissants, nous mettons maintenant ces machines extraordinaires, littéralement, dans nos poches. Je crois qu’elles sont porteuses de beaucoup moins d’interrogations pour la photographie que leurs prédécesseurs, les objets analogiques. Aujourd’hui, une très grande part de ce qui importe le plus, même dans le design de produit, est d’ordre non visuel mais tangible. Ce sont des objets audibles, ils sont du côté du mouvement, de la sensualité. Même, nous les caressons tactilement, parfois du regard, mais pas forcément du regard. C’est un changement énorme, et je crois qu’à bien des égards la représentation visuelle des objets numériques est vraiment du ressort de la restitution numérique, pas de la photographie. Il y a une tendance assez alarmante chez les fabricants, même d’objets matériels, à vouloir forcer les designers à faire que la manifestation physique, que la réalité d’un produit donné ressemble davantage à son rendu numérique qu’au produit luimême, tel qu’il devrait logiquement apparaître. J’ai l’impression qu’aujourd’hui la photographie exerce moins d’influence sur la culture du design, parce que le design s’éloigne de l’époque des produits matériels à l’ancienne, et que beaucoup de ses aspects les plus essentiels ne sont plus d’ordre visuel, ne sont même plus d’ordre tangible. Mais ça ne veut pas dire que la photo ne continuera pas de jouer un rôle important dans tels secteurs spécifiques du design, juste que ce sera un rôle légèrement différent. 179

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Donatien Grau   Comment est-ce que vous définiriez ce rôle ? Alice Rawsthorn   Les fabricants de produits, de mobilier, d’objets, ou de tout ce qu’il y a de physique dans le cas de dispositifs supplémentaires, vont revenir vers le designer et lui dire : « il faut que ça ressemble davantage au rendu ». Dit comme ça, cela paraît ridicule, et pourtant ils ont tout à fait raison. Parce que maintenant que nous passons une telle partie de notre temps à consommer, à synthétiser de l’imagerie numérique et des stimuli sensoriels numériques, notre manière de voir le monde a changé. Tout comme la photographie a eu un effet radicalisant sur la manière dont les gens voyaient le monde. Tout d’un coup, l’imagerie numérique, qui n’est pas nécessairement photographique, confère le même sentiment de pouvoir libérateur que la photo au XXe siècle. De sorte que maintenant nous voyons les choses différemment, et par conséquent nous voulons qu’elles aient l’air différentes. L’une des images que j’ai choisies est, je crois, particulièrement importante par sa manière de résumer la relation entre photographie et design. Elle fait partie d’une série de photos de phares de voiture que Wolfgang Tillmans, un artiste allemand, a réalisées il y a sept ans. J’étais fascinée la première fois que je les ai vues, parce que ça faisait très longtemps que j’étais bizarrement obsédée par les phares de voiture, et j’admirais énormément le travail de Wolfgang. La raison en est que c’est exactement le genre d’objets auxquels personne ne prête la moindre attention hors d’une perspective strictement visuelle, mais qui deviennent toujours plus captivants à mesure qu’on les regarde, parce qu’ils comptent parmi les objets les plus chargés technologiquement qu’il nous sera donné de rencontrer dans 180

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Wolfgang Tillmans, Headlight (a), 2012 © Wolfgang Tillmans, courtesy Maureen Paley, London.

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notre vie. Ils sont produits dans des quantités énormes, un peu comme dans un rêve d’automobiliste du XXe siècle. Il y a une poignée de multinationales qui conçoivent et qui fabriquent des phares de voiture à l’échelle mondiale, et vu la quantité de la production, toute la partie recherche et développement est financée par des compagnies automobiles extrêmement rentables et hautement capitalisées. Toutes les dernières technologies sont là, en masse. Si vous commencez à avoir la même obsession étrange que moi, vous pouvez tout à fait reconnaître la marque d’une voiture à ses phares. Les Audi, par exemple, en ont de fabuleux, comme des perles et des diamants par chapelets entiers à l’avant et à l’arrière de la voiture. Une des choses que j’adore, tout simplement, avec les phares de voiture, c’est leur aspect complètement démocratique : même les voitures les moins chères, et les moins spectaculaires en apparence, ont des phares qui sont d’une puissance incroyable en termes de technologie. Regarder de près un phare de voiture, même le moins cher, c’est plonger dans un coffre à trésor futuriste complètement fou. C’est pour ça que j’étais enthousiasmée que Wolfgang perçoive ça, et qu’il le représente de façon aussi intelligente. Ça donnait l’impression d’une alliance, entre la reconnaissance du fait que quelque chose était produit, et l’impulsion qui est à la base de l’image photographique. Donatien Grau   Il semblerait que les photographies de Wolfgang Tillmans, de même que celles de Richard, nous amènent à nous poser une question, qui est de savoir si les photographes nous ont élargi le monde. Comme l’a écrit un grand philosophe, elles nous entourent, et nous n’en avons pas la sensation. Pensez-vous que la photographie nous ait, quelque part, rendus conscients des choses ? 182

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Alice Rawsthorn   Tout à fait, et on me demande souvent, en particulier des commissaires d’exposition et des artistes, quels artistes produisent le travail de design le plus intéressant à mes yeux. Ils s’attendent toujours à ce que je mentionne telle ou telle forme de mobilier ou d’accessoire d’éclairage, choses qu’en fait, presque invariablement, je ne trouve pas intéressantes, que ce soit en tant qu’art ou en tant que design. Ce qui compte vraiment pour moi, c’est la façon dont des photographes d’art comme Wolfgang nous ont aidés à voir le monde de manière beaucoup plus éclairée et nuancée. Je pense que lui, en particulier, a produit une sorte de taxinomie du matériau et de la culture. Il a tendance à considérer systématiquement divers secteurs de la culture matérielle et à les archiver. Je pense que ce sera un témoignage phénoménal sur la culture matérielle de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Cela nous offre une perspective complètement différente sur ces objets. De même, d’autres photographes nous ont éclairés sur la culture matérielle d’une façon différente, beaucoup plus politique. La seconde photo que j’ai choisie en est un exemple. Elle fait partie d’une série de photos très puissante. C’est du photojournalisme plutôt que de la photographie d’art, elle a été pris par Pieter Hugo pour le magazine du New York Times, dans la décharge électronique ­d’Agbogbloshie, au Ghana. La décharge d’Agbogbloshie est, pour autant qu’on sache, l’un des plus vastes sites de déchets au monde. Elle se trouve juste à la sortie d’Accra, la capitale du Ghana. Elle s’étend sur des kilomètres et des kilomètres. Elle est sur la côte, donc les containers de déchets électroniques et numériques d’Europe et d’Amérique arrivent là. En gros, c’est là que les ordures du monde numérique, les ordinateurs, les 183

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Pieter Hugo, Untitled, Agbogbloshie Market, Accra, Ghana, 2009. Courtesy de l’artiste, Priska Pasquer, Cologne, Stevenson, Cape Town, Johannesburg

t­élévisions dont on ne veut plus, vont mourir. Et une communauté de jeunes chiffonniers, d’une pauvreté terrifiante, s’est rassemblée là. Ces gosses vivent de la décharge d’Agbogbloshie. La plupart n’ont pas de toit, beaucoup sont orphelins, ils n’ont personne pour s’occuper d’eux, et ils fouillent dans la décharge à la recherche de choses qu’ils pourraient vendre, des bouts de métal qui seraient revendables ou du fil électrique, et donc les conséquences pour leur santé sont abominables, 184

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parce qu’il y a plein de matériaux toxiques ou corrosifs dans ces produits. On les brûle souvent, si bien qu’il y a des feux, comme dans cette image-ci, qui s’élèvent de la décharge. Vous voyez aussi qu’il y a des animaux qui errent dans la décharge. Les gosses qui travaillent là ont des cancers et d’autres maladies atroces ; ils les ont contractées presque tout d’un coup. Ils meurent très jeunes, rares sont ceux qui survivent passé l’adolescence. ­Pieter Hugo a pris une extraordinaire série de photos qui documente cela. En un sens, je pense que la romantisation du stylisme de design au XXe siècle est en partie responsable, même si ça n’a jamais été l’intention des photographes, du malentendu qui a fait que le rôle du design est de remplir des décharges comme celle-ci, au Ghana, en nous persuadant d’acheter des choses dont nous n’avons pas besoin, dont nous ne voulons pas, et auxquelles nous ne tenons probablement pas. Nous les bazarderons assez rapidement, et certainement avant qu’elles aient cessé de pouvoir être utiles. On a tendance à voir le design comme une espèce de catalyseur, comme un outil de l’industrie du marketing qui alimente les sites comme celui-là. Tandis que je crois – même si là art, malheureusement, le côté sombre du design, le capitalisme, le consumérisme, le commercialisme – que le design pourrait aussi être utilisé comme solution potentielle pour nettoyer des endroits de ce genre, pour utiliser le terrain et les gens qui fouillent dedans de manière bien plus productive. Cela est dû, en partie, à la séduction des produits, et à la façon dont les photographies nous les présentent. Il y a encore beaucoup trop de gens qui pensent que le design, c’est de la publicité, tandis que pour moi le design est une force de changement, qui peut nous aider à négocier, à naviguer, à ­transformer 185

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nos existences dans toutes sortes de domaines différents. On n’est pas forcément obligé de l’appliquer en vue de produire un résultat final matériel. Je crois que plus vite on aura une compréhension plus ample de tout cela, mieux la société se portera, parce que le design est un outil formidable pour faire face à tant des problèmes et des défis énormes qui nous attendent, comme celui de nettoyer un espace aussi toxique qu’Agbogbloshie. Donatien Grau   Vous avez dit que le design n’existe que pour que la photo soit prise, et ensuite pour la production. Quel est le rôle de la photographie dans la relation entre l’objet et son marketing ? Alice Rawsthorn   La photographie a certainement été un outil de premier plan dans ce processus. Je soupçonne que les acteurs essentiels sont les marketeurs et les financiers, mais il est indubitable qu’il y a de plus en plus de secteurs des biens de consommation où l’on dessine des produits sans aucune intention de les fabriquer en série, ce qui s’applique évidemment aux marques du design de mode. Elles produisent des collections pour les défilés qui vont être produites en vue de la photographie et de la vidéo. Aujourd’hui, bien sûr, on les produit aussi en pensant aux selfies, au numérique, à toutes ces réinterprétations, à cause de la vie multiforme et prolongée qu’auront ces images sur les réseaux sociaux. En fait, les vêtements, les objets qui ont été dessinés, sont surtout là pour générer de la publicité, pour faire vendre du parfum, des sacs à main, du rouge à lèvres, des chaussures, bref ce qui se trouve être le principal moteur du profit pour la marque en question. C’est exactement la même chose si vous allez, 186

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mettons, au Salon du meuble de Milan, qui est le plus gros salon du mobilier au monde, et qui se tient tous les automnes juste à côté de Milan. Il est certain que la plupart des produits les plus visibles, ceux qui reçoivent la publicité la plus massive, ne sont jamais réellement programmés pour dépasser le stade du prototype. Ils sont simplement là pour accroître la notoriété de la marque, pour encourager les gens à acheter, pour construire une image positive, et pour les produits plus rentables qui sont fabriqués et distribués par la même société ; la plupart n’existeront jamais autrement qu’en idée. Je ne pense pas que la photographie soit responsable de cela. Je crois qu’elle a été un outil très puissant dans ce processus, qui découle du commercialisme et de la marchandisation, pas d’un plan maléfique des photographes. Donatien Grau   Cela m’amène à vous, Emanuele. Comment réagissez-vous à ce qu’a dit Alice ? Emanuele Coccia   J’ai peut-être un autre genre de rapport à la publicité, mais ce n’est pas que je ne sois pas d’accord avec ce qu’a dit Alice. Ce qui m’intéresse dans la publicité, c’est le fait qu’il s’agisse d’une sorte d’énorme atlas des choses, à ciel ouvert. Tout ce que nous utilisons, ce que nous rêvons, ce que nous projetons, doit apparaître dans cette condition onirique. Ce qui m’attire, c’est que nous sommes affectés par une grande partie de tout cela. Avant tout, la publicité est le discours le plus puissant, le plus répandu, le plus général, le plus universel qu’il y ait sur les choses : nous rencontrons des images publicitaires partout dans la rue, sur les smartphones, sur les livres, sur les magazines, et elles sont vraiment partout. La publicité est vraiment 187

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le producteur d’images le plus important. Je crois que nous ­devons aussi nous demander pourquoi nous avons besoin d’une représentation des choses aussi énorme. Pourquoi avons-nous besoin d’un tel théâtre des choses ? Je ne pense pas que nous puissions expliquer une production d’images aussi énorme uniquement par des raisons commerciales. Il y a quelque chose de plus profond dans cette productivité étrange, surréaliste. L’autre point qui m’attire, c’est que cet atlas, ce catalogue des choses, en parle d’une façon très fortement morale. La publicité est vraiment une sorte de discours public de morale. Avant les ordinateurs portables et les magazines, la forme ancienne de la publicité se trouvait sur les murs de la cité. Les murs de la cité étaient le discours dans lequel la cité elle-même s’emparait des murs, pour façonner le pouvoir de la morale, pour transmettre à la communauté les messages les plus importants. Ce qui a changé, c’est que par le passé ce genre de message concernait les dieux, les morts, la religion ou les héros anciens. À Rome vous pouvez trouver cela, dans les premières composantes d’une église, vous pouvez le trouver : il y a une représentation des dieux, il y a le visage de Jésus. Ou alors, à l’extérieur, vous trouverez des représentations de batailles et/ou de héros. De nos jours, ce genre de représentation publique ne dépeint plus que des choses, et des choses d’usage courant. Smartphones, voitures, tout cela, on peut s’en servir. Et l’acheter, bien sûr. Ce qui est intéressant, si on essaie de regarder cette espèce de scénario non du point de vue de l’économiste mais du point de vue d’une sorte de longue durée visuelle, c’est qu’une sorte d’iconographie morale, publique, jadis utilisée pour dépeindre les dieux, les morts ou les héros, dépeint maintenant les choses, et qu’elle essaie de moraliser les choses. Notre morale publique doit parler des choses, elle doit les penser comme 188

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l’opérateur moral le plus puissant qu’il y ait dans nos vies. En un sens, l’élément le plus important de notre vie morale, ce n’est pas notre attitude morale, ni les vertus, les dieux ou les héros. L’élément le plus important, le protagoniste de nos vies, c’est le smartphone, ou ce qu’il communique, en tant qu’il peut signifier une vie bonne. De la vie, dans le bon sens du terme. Voilà ce qui m’intéresse. Donatien Grau   Cela conduit à la question de la photographie et de la réalité. Évidemment, vous parlez des choses, et Richard tout à l’heure disait que things, en anglais, comme choses en français ou cose en italien, est un mot qui est extrêmement fuyant. Quand vous parlez de ces photographies de choses qui « sont » partout, la question qui se pose, c’est : comment est-ce que toutes ces photos, d’une certaine façon, construisent notre réalité ? ou bien, sont notre réalité ? Emanuele Coccia   Pour répondre à votre question, regardons deux photographies. La première est de Richard Avedon, et c’est une forme classique de la photo de la fin des années 1950. C’est une nature morte. La seconde est une photographie que Philip-Lorca diCorcia a réalisée en 2000 pour le magazine W. Vous voyez, dans cette seconde photo vous ne pouvez plus reconnaître entièrement les vêtements. La réalité que montre la photo a changé. Le glissement s’est produit, essentiellement, au début des années 1980, ou à la fin des années 1970, lorsqu’un marketeur a découvert deux faits : d’un côté, on pouvait classer les différentes catégories de population dans un pays, par exemple les États-Unis, en fonction du genre de biens que les gens avaient l’habitude d’acheter. On peut définir les classes sociologiques à partir des biens qu’elles consomment. 189

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Philip-Lorca diCorcia, Cuba Libre – W, March 2000, #10, 2000. © Philip-Lorca diCorcia. Courtesy the artist and David Zwirner.

De l’autre côté, ils se sont rendu compte que si vous achetez un couteau ou un smartphone, vous achèterez aussi un autre type de produit. Ils ont découvert que le produit, la marchandise, ce livre, ne s’achète que parce qu’il peut transmettre une forme de vie. Avant, il fallait dépeindre le produit dans la publicité. Mais finalement, vous n’avez plus besoin de dépeindre ou d’expliquer ce qu’est le produit, vous n’avez plus besoin de montrer le produit, vous devez montrer la forme de vie qu’il est censé vous donner. Voilà l’idée, vous pouvez voir ça dans l’évolution de la photographie de mode. Vous n’avez plus d’image de l’ouvrage, plus de représentation du vêtement sous forme de nature morte. Vers 190

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la fin des années 1980, le début des années 1990, la photographie de mode devient, ou acquiert, une forme plus narrative, à cause du fait qu’on n’a plus besoin de dépeindre, de représenter, de montrer les qualités du produit. On doit juste suggérer le mode de vie que le produit est censé communiquer. Cela a tout changé. Ça a changé non seulement la photographie et la publicité, mais aussi la gamme des industries. Laissez-moi vous donner juste un exemple. En Italie, il y a une marque de biscuits très célèbre appelée Il Mulino Bianco. C’est une marque inventée par un marketeur. Juste parce que le marketeur a dit, à une époque : « les consommateurs veulent une bonne sorte de vie, ils veulent revenir aux valeurs fortes de la famille, de la vie à la campagne », ils ont inventé cette marque, qui est actuellement la première marque de biscuits, mais qui était la création d’un marketeur, et pas la création d’un produit. C’était la création d’un mode de vie. Alice Rawsthorn   Pareil pour Acqua di Parma. Nous la percevons comme une marque vénérable, comme Santa Maria Novella, à Florence depuis des siècles, et là aussi je crois que c’est une fabrication des années 1980. Donatien Grau   Je veux vous interroger sur la morale. Vous parlez d’une moralisation de l’espace public par les photographies. Est-ce que vous pouvez nous dire comment c’est arrivé, et aussi, peut-être, comment la définition de la morale s’est déplacée ? Emanuele Coccia   C’est assez simple, dans la mesure où la photographie n’est rien d’autre qu’une écriture visuelle, littéralement. C’est une sorte de technique pour multiplier les images. D’une certain façon, la photographie de mode et la 191

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photographie publicitaire sont les seules formes à avoir réellement pris au sérieux le fait qu’on puisse vraiment multiplier les images à discrétion. Les images publicitaires, en tant que photos professionnelles, devaient apparaître partout. Comment fonctionnent-elles ? Comme n’importe quelle propagande, c’est-à-dire que vous devez répéter votre message de nombreuses fois, dans l’espace comme dans le temps. C’était aussi la technique des prédicateurs chrétiens. Vous devez répéter sous beaucoup de formes, dans beaucoup de média. Ce qui est intéressant, pour moi, c’est le fait qu’elles essaient de produire une sorte d’image universelle de la bonté. C’est la transformation de la technique classique de la rhétorique en production d’un lieu commun visuel. L’idée est de créer une parodie visuelle de l’universel. Donatien Grau   Richard, comment réagissez-vous à ce qu’Emanuele vient de dire ? Richard Wentworth   Je n’avais jamais rencontré Emanuele, mais je suis légèrement amoureux de lui. Ce qui ressort de votre façon de lire les choses, c’est que vous me faites penser aux gens qui m’enseignaient l’histoire de l’art à l’époque où on enseignait l’histoire de l’art, et donc votre photo d’Avedon, dans le fond, c’est un maître-autel, et la vierge Marie est au premier plan, ce qui est un peu inhabituel, mais le tableau est incroyablement conventionnel, très élaboré, parce que, à l’origine, c’est un tableau en noir et blanc chimique. Ce qu’il y a de vraiment intéressant dans notre façon de voir les choses relève, de manière assez drôle, du mot français « cliché », qui nous amène au cliché des feux arrière, au cliché des voitures, au cliché des autoroutes, qui sont standardisées 192

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à peu près partout dans le monde développé, avec le cliché de leurs occupants, moi-même y compris, et cette impression sans fin qui est apparue grosso modo dans le temps de mon existence, et qui est la diffusion. Multiplication, distribution, diffusion. Vous soulevez la question de la morale, et vous la soulevez, je crois, avec un petit « m » : j’ai ce sentiment, dans le fond, qui est de l’ordre du désir, de quelque chose de lancinant. La photo de Philip-Lorca diCorcia que vous avez montrée, c’est une photo désirante. Je n’arrive même pas très bien à la lire, mais je sens qu’elle vous dit à quel point l’iconographie est une chose étrange. Je lis une paire de fesses nues qui, je pense, sont probablement celles d’une femme. Voyez comme c’est sombre : une image très élaborée, une image très moderne, mais qui est pleine de désir. Les humains sont à la recherche d’une manière d’être. Je crois que le mot qu’aucun d’entre nous n’a utilisé, mais auquel nous nous référons tous, c’est celui de contenu. Quel est le contenu ? L’autre chose que je voudrais dire, et qui rejoint un peu ce que disait Alice, c’est que la grande révolution industrielle, celle qui est sale, vient de l’acier, et du genre d’acier dont on fait les chemins de fer. Elle a été suivie par la révolution chimique. La révolution chimique, d’une certaine façon, est encore en cours. Je crois que seulement 15% du pétrole devient de l’essence. Tout le reste, ce sont des médicaments, des iPhones, du papier peint : regardez autour du vous. D’une certaine façon, je crois que nous entrons dans un brouillard chimique, et que le moment de la révolution du design après-guerre est vraiment venu de cette passion incroyable, somptueuse, pour le plastique et ce qu’on pouvait faire avec. Et la couleur, avec laquelle j’ai grandi, mais c’est ce désir-là qui paraît sombre maintenant. Je me sens un peu honteux que 193

Chapitre 5

mon désir soit allé vers ça, pas parce que tout le monde est mauvais. Je ne donne pas de leçons. Je ressens simplement ce qu’il y a d’étrange à vivre à cette époque, à être épuisé par la répétition. Alice Rawsthorn   Je serais vraiment curieuse de savoir dans quelle mesure vous trouvez que l’impact culturel de la publicité est compromis par sa nature même en tant que réalité économique. Il est pertinent à plein d’égards de l’envisager comme une sorte d’atlas dans notre monde, et en même temps cet atlas est incomplet. Seul un nombre très limité de compagnies ont accès à la publicité, même sur des marchés spécifiques. Le type de publicité dont vous parlez, la publicité pour les consommateurs qui est visible dans les rues, sur nos smartphones ou en feuilletant un magazine, est dominé par un tout petit pourcentage du secteur des entreprises. En général, elle porte moins sur les phares de voiture que sur la carrosserie entière, pour ne prendre qu’un seul exemple. J’ai tendance à penser que si les gens regardent notre époque dans cent ans, s’ils regardent seulement la publicité, ils auront une vision très partielle de notre façon de vivre. Mais je me demande si le cynisme n’est pas un frein encore plus grand à l’impact culturel de la publicité. Vous avez dit de belles choses sur l’histoire de la publicité, sa place dans l’espace urbain – par exemple, les proclamations officielles des autorités municipales, de l’église, que les gens devaient considérer avec une certaine forme de cynisme parce qu’ils connaissaient les intentions politiques réelles ou supposées de ces institutions. Avec la publicité, le cynisme est inévitable. Nous savons qu’on est en train de nous vendre quelque chose. 194

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Nous sommes sûrement tous exposés à des milliers d’images publicitaires, commerciales, par jour. La plupart d’entre elles, nous n’allons même pas les remarquer, soit parce que nous les supprimons de notre champ de vision, soit, si nous les voyons, parce que nous allons immédiatement – les gens sont de véritables experts dans ce domaine – synthétiser les intentions du publicitaire. Nous décidons si la chose nous semble correspondre à un objectif positif ou négatif, et si elle nous concerne ou non. Je me demandais comment notre réponse critique à la publicité, qui est tout à fait juste, affecte la valeur morale qu’elle peut éventuellement avoir. Emanuele Coccia   Vous avez souligné deux points. Le premier renvoie à la question du pouvoir. La publicité est la communication d’un pouvoir, même si c’est aussi la formulation d’une utopie. C’est ce que communique une élite restreinte à un vaste groupe de personnes. Vous ne pouvez pas décrire la vie de ces personnes à l’époque, ou seulement à travers l’analyse de ce genre d’images. Bien sûr, c’est un atlas très partiel, mais il reste intéressant malgré tout. Le fait que ce genre d’atlas public ait changé d’objet, au sens où nous ne sommes plus obligés de dépeindre des dieux ou des héros, est fascinant. Pour les finalités de notre vie morale, il nous faut représenter l’objet. L’autre question est celle du cynisme. Chaque type d’ironie est présent, et la publicité est un discours très ironique. Nous avons le texte de Leo Spitzer, le célèbre critique du siècle dernier, qui écrivait que la publicité est une manifestation d’un type de discours ironique tout à fait classique, et que personne n’ajoutait foi au contexte d’une image ou d’un message publicitaires. Le fait que, dans l’espace public, vous ayez ce genre 195

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de communication ironique sur la morale, les valeurs, est tout à fait intéressant ; ironique en deux sens du mot. D’abord en ce que vous décrétez que personne ne croit à ce qui est montré ; mais ironique aussi au sens où ce qui est complètement éphémère n’en met pas moins en scène sa propre éternité. Tous les trois mois, cette sorte de production totémique d’idoles doit se renouveler. Richard Wentworth   Peut-être que nous nous acheminons vers une mutation totémique. Donatien Grau   Pendant notre discussion sur la prolifération des images, nous avons parlé de l’individu, qui est ici, je crois, une question cruciale. Vous en avez parlé, Richard, dans le sens d’une négociation de notre présence au monde, et vous, Alice, en termes de notre positionnement vis-à-vis de la culture. Ma question, c’est : si nous nous interrogeons sur la photographie et les choses, sur la nature de leur interaction, est-ce que nous devons poser la question de l’individu ? Alice Rawsthorn   Je discutais de ceci avec certaines personnes dans un colloque à Milan. L’un des intervenants était Richard McGuire, qui a produit un livre intitulé Home [À la maison], une sorte de représentation graphique et imaginative des maisons que sa famille a habitées à travers les âges. Richard avait basé une grande partie de sa recherche sur les photos de sa famille, et il évoquait le processus, en disant à quel point ç’avait été poignant pour lui de les regarder. Maintenant les étudiants ont des smartphones : ils peuvent prendre des milliers de photos de leur vie, ce qui pour certaines personnes est un formidable moyen d’émancipation. Plutôt que 196

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de devoir dépendre des avis de papa sur ce qui vaut la peine d’être photographié ou non, vous pouvez cataloguer votre vie et en avoir l’histoire, avoir votre Bible avec vos prières et vos illustrations à vous, rien qu’avec votre téléphone. Je leur ai demandé si leur attitude était différente de celle de Richard, et c’était peut-être simplement de la politesse, mais ils ont commencé à se montrer nostalgiques. Ils ont dit qu’ils avaient trouvé très émouvant ce que disait Richard de ce petit trésor secret que constituaient les quelques photos documentant son enfance. Ils pensaient que leurs versions de leurs vies à eux étaient diluées, amoindries, par cette pléthore d’images. En un sens, le smartphone a donné un pouvoir complet à tous les individus de la population mondiale qui en possèdent un, en tant, à mes yeux, que moyen documentaire vraiment ludique et efficace. Mais alors, est-ce qu’il ne va pas amoindrir le sens de l’image comme icône, comme totem, comme forme de mémoire ? C’est un problème intéressant. Emanuele Coccia   Cette sorte de nouvelle technologie nous a placés face à la dualité : quelque chose qui n’est qu’une image. Elle a affecté ce que nous appelions « l’ego » ou « la subjectivité », en lui donnant la consistance d’une simple image. Pour comprendre cette époque et les dernières décennies du siècle passé, la mode est essentielle : elle a compris le besoin qui est le nôtre. Nous voulons vivre l’identité comme quelque chose qui doit passer, qui doit être comme un vêtement. C’est une transformation complète de l’identité : il est difficile d’appréhender quelqu’un dont l’identité change tous les trois mois.

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Chapitre 5

Richard Wentworth   Je pense que je vous ai mal entendu, mais j’ai adoré entendre le même mot pour la mode et la passion2. Ce dont nous parlons en ce moment, c’est le reprographique, qui n’est rien d’autre qu’un énorme bain de projections. Je réalise que le reprographique est juste une partie de l’industrie du moulage. Peut-être passerons-nous à la postérité comme culture du moulage : nous pouvons mouler n’importe quoi. Il se trouve que la dernière partie de ma vie a été la période précise où l’insémination artificielle est passée du statut d’idée à celui de pratique standard. Il y a quelque chose qui pour moi se relie à l’usage que faisait Donatien du mot « étonnement », le fait qu’il soit si bizarre d’être vivant, et que ça ne dure pas très longtemps. L’un des plaisirs quand on est vivant, c’est l’étonnement, l’errance en même temps que l’émerveillement3. Peut-être qu’une partie significative de l’identité, c’est une question à laquelle on ne peut pas répondre là où on s’étonne. On se demande qui on est, on se demande pourquoi on est là, on s’étonne d’avoir des relations, on s’étonne que certaines personnes vous aiment plus que d’autres, on s’étonne d’aimer certaines personnes plus que d’autres. Tout cela est médié par l’ensemble de ce qui vous entoure, que vous habitiez en ville ou que vous viviez de l’agriculture. Ce que je suis en train de suggérer, c’est que c’est quelque chose qui est affaire de contenu, et aussi affaire de blindage, de pouvoir résister à ces forces d’une puissance incroyable dont nous sommes en train de parler.

2 En anglais, un seul phonème sépare les mots fashion et passion. 3 En anglais, jeu sur les mots wonder (étonnement, émerveillement ; se demander, s’étonner, s’émerveiller) et wander (errer, vagabonder).

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CHAPITRE 6

Photographie et fiction Nos histoires irréelles

PAUL MCCARTHY ELISABETH BRONFEN LEIGH LEDARE JEFF ROSENHEIM

Chapitre 6

lee leigh la fiction la fiction structure situationnelle théâtre est du théâtre visible social actif. La photographie et le soi-disant photographe sont tous deux de simples éléments participants à la structure en réseau appelée langage élisabéthaine elle explique ce que la fiction est pourrait être comme vérité vérité émotionnelle d’une situation dit lee leigh ment la fiction est une ce qu’est l’artifice connu inconnu et alors il dit et un mensonge est alors un quoi le mythe de comme la vie le mensonge est ce que la fiction un mensonge comme vérité de ce qu’on pourrait dire théâtre le propos de l’action est est fiction festive art théâtre de situation mais cette fiction en fait est créée et conçue stratégiquement pour cacher le désirant refoulé douloureux l’intention de cette fiction est d’essayer de libérer le vrai désirant douloureux pris au piège pendant qu’il est encore caché caché dans des strates multiples chacune ayant des effets visibles sur de multiples personnages du théâtre art/vie happening il a créé une explication de la fiction et en même temps l’a élevée au rang d’art néanmoins dans ce cas toute vérité réside dans la strate la complexité de l’événement mis en scène en pose dans l’apperoeil la photographie il elle ne s’est jamais intéressée à ce qu’ils disaient ou laissaient entendre le théâtre de la fiction a été créé pour pénétrer dans la zone tabou de l’anormal le normal étant une forme construite de théâtre absurde de la fiction

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la normalité comme fiction récit un mensonge une fiction est pourrait être conçue pour manipuler autrui cette simple intuition évidente dit-elle je ne l’expose que pour la garder sous le coude créer une fiction l’exposer comme vérité puis la répéter encore et encore jusqu’à ce que la fiction le mensonge soit une vérité subjuguée à la fiction le mensonge est un un fantasme pour les fins de l’art ou du divertissement la fiction est de la vérité qui prend la forme d’une autre fiction est définie par qui pour qui nous mangeons un mensonge manipulons un autre ou des autres, le mensonge existait comme vérité absolue son explication d’elle est un mensonge pour créer une réaction pour tirer le elle le spectateur de sa complaisance d’une injustice évidente inaperçue un mensonge en fin de compte est conçu pour changer les comportements en mieux dit-elle ils ne connaissent jamais la vérité donc quelle différence ça fait s’ils connaissent la vérité est-ce que ça brouille la différence dans un mensonge et la fiction est la définition de la fiction est que que nous savons que ce qui est produit présenté comme est la vérité est une fiction aussi réelle que cela diminue-t-il sa puissance en tant qu’art ou divertissement sa puissance de la fiction estelle basée sur les compétences la techniques pour suspendre la spectateur visé la réalité lui dire de s’asseoir droit il elle lui dit de se tenir là de prendre la photo dans une fiction le spectateur peut être pris dans une nouvelle réalité de vérité dans une

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forme d’empathie émotionnelle au-delà de sa conscience de sa fiction comme vérité construisant un scénario un événement de libération du refoulement dans l’arène un événement déguisé l’excuse est est-il nécessaire que le performer de théâtre devienne un personnage pour entrer dans une autre sphère complexité des scénarios la photo le mot les images dans une séquence scénario de la photo images arrangées images texte et paragraphe la position de lee est complexe le photographe l’observateur il elle le passant est là pour faire ce qu’elle a demandé est-il un voyeur ou acteur consentant de jeu sexuel un garçon à sa maman un co-créateur co-dépendant dans un acte d’expression de libération, libération du père du prof par l’usage de la suggestion sexuelle position actions séduction causant une cause émotionnelle chez le père psycho chaos conflit dans sa position réservée le corps féminin de sa fille question qu’est-ce qui est passé qu’a-t-elle touché est-ce qu’il a vu elle n’a rien senti ce n’est qu’une projection un fantasme apparenté les relations étant un type social feignant d’être un type social du théâtre une performance une forme de fiction expérimentant ce que c’est d’être un type social le spectateur devenant spectacle un spectre de spectateurs positions multiples de spectateurs position multiple d’implications complaisance compassion

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vouloir de l’amour dit l’historien pris au piège qui a pris qui au piège au piège de qui lee et lee et leigh et ment leigh lee leigh qui photographie sa mère au sein de sa famille dynamite elle dit je serai sur le lit mets-toi près de la porte avec l’appareil je vais me mettre dans la baignoire Elisabeth étais-tu étais-tu là dans la pièce élisabéthaine sache que je ne faisais que regarder le tirage contact pour qui me prends-tu qui était là est-ce que le grandpère était dans la pièce alors qui à l’évidence lee était là avec le lee leigh était dans la baignoire elle a photographié lee leigh a photographié David nu dans la baignoire qui s’est couché sur le lit la mère bien sûr le père est-ce qu’elle sait ce qui se passe il elle les femmes sont commandées sont aux commandes elles qui décident et puis quid du piédestal quoi quel piédestal je veux dire piédestal le lit la baignoire dans le bain sur le lit le nu la figuration la figurine le féminin le masculin et puis l’appareil on peut supposer qu’elle lui ordonne de se déshabiller relation sexuelle implicite à quelle fin l’art la fiction l’art comme manipulation accord caché collaboration construction entre qui pour qui de qui la fiction et un mensonge sont des constructions qu’on extrait une forme d’abstraction. Paul McCarthy

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Donatien Grau   Ceci est le second des entretiens qui se sont tenus le 14 novembre, dans un cadre privé, et le sixième dans le contexte de Paris Photo. Cet entretien est quelque peu particulier, puisqu’il réunit Elisabeth Bronfen (qui n’a pas pu se rendre à Paris) via Skype, et, à mes côtés, Jeff Rosenheim, conservateur en charge de la photographie au Metropolitan Museum of Art, et Leigh Ledare, le grand artiste qui a exploré en profondeur le pouvoir suggestif et narratif de la fiction. Le sujet que nous allons aborder est celui des rapports entre photographie et fiction : comment la photographie est souvent considérée en tant que moyen de représenter la réalité, alors qu’en fait elle crée un espace qui est très différent. Nous allons remonter dans l’histoire, aussi bien qu’explorer les récits du présent. J’aimerais commencer avec vous, Jeff, qui êtes historien : nous avons tendance à penser que la photographie dépeint l’histoire, qu’elle dépeint des choses qui sont déjà arrivées. Est-ce que vous êtes d’accord avec ça, ou est-ce que vous pensez qu’il y a un espace où la photographie ne se contenterait pas de dépeindre simplement ce qu’il y a ? Jeff Rosenheim   Je pense que la photographie est un langage comme n’importe quelle autre forme expressive. Ceci posé, on pourrait dire qu’il est impossible de photographier le passé, et bien sûr il est impossible de photographier l’avenir. Tout ce qu’on peut photographier, c’est le présent, à cause du paramètre temporel qui est en jeu. 205

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Mais on n’est pas obligé de photographier quelque chose qui existe déjà. La photo m’intéresse dans la mesure où elle représente une espèce de veine réaliste qui était inévitable : les artistes ont toujours été intéressés par le réalisme, dans l’art grec antique, dans l’art classique, et même à l’ère de la photographie. Mais il y a bien des types différents de réalisme, et je crois que quand nous parlons de la fiction de la photographie, ou de la façon dont la fiction marche en photographie, nous ne parlons pas d’inventer des choses, de fabulation. C’est plutôt une affaire de lecture, de la manière dont on lit une photo. Et le corollaire, c’est une certaine ouverture vis-à-vis de la photo, du fait qu’elle puisse être réelle et, en même temps, l’occasion de raconter une histoire. Ces histoires relèvent souvent de ce que nous appellerions la fiction, et je trouve cela intéressant. Donatien Grau   Et comment est-ce qu’elle raconte une histoire ? Jeff Rosenheim   La première du petit nombre d’images que nous allons regarder est de William Henry Fox Talbot. Elle s’intitule Scène dans une bibliothèque, et elle est tirée de son Crayon de la Nature, qui est une sorte de traité sur tout ce qu’il pensait que la photographie pourrait être. C’est un des plus grands inventeurs du médium. L’image est prise dans une bibliothèque, et ce que nous voyons ce sont les dos de ses livres. Il s’agit surtout de traités scientifiques, et il vous montre que la photo est une espèce de science. Pourquoi est-ce que j’ai envie de montrer cette image ? Pas seulement à cause de son potentiel descriptif, de l’idée qu’elle serait réaliste, mais parce qu’il a fabriqué cette image afin de raconter une histoire. 206

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William Henry Fox Talbot, A Scene in a Library (Scène dans une b ­ ibliothèque), avant le 22 mars, 1844.

Cette histoire, c’est celle de la poursuite du savoir. Elle pourrait avoir une valeur prosaïque, un caractère non fictionnel. Mais pour faire cette photo, il a réfléchi à cette idée. Il a fallu qu’il retire tous ses livres de la bibliothèque, qu’il les sorte et qu’il reconstitue les rayons de sa bibliothèque en extérieur, dans sa cour, parce qu’il faisait trop sombre à l’intérieur pour les photographier. Il appelle quand même cette plate Scène dans une bibliothèque. Mais c’est une image qui est pleine de la poésie de la scène, et de la réalité de la description. Comment est-ce que la fiction marche avec la science ? On ne sait pas comment les choses marchent. On doit inventer une nouvelle manière de comprendre les conditions de la vie. Le développement du roman 207

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est un phénomène du XIXe siècle, qui chronologiquement coïncide avec celui de la photographie. Nous sommes là dans les cinq premières années de la photographie. Nous avons une image qui, phénoménologiquement parlant, n’aurait pas pu être produite cinq ans plus tôt – et voilà. Ce sont ses recherches archéologiques dans sa propre bibliothèque qu’il a représentées. Qu’est-ce qui fait qu’une représentation relève de la fiction ou pas ? Tout est là, déjà. Ce n’est pas la seule photo qu’il ait prise de ses livres. C’est une parmi d’autres, je dirais parmi beaucoup d’autres. Donatien Grau   À en juger par cette image, et en réalité par bon nombre des images que nous verrons tout à l’heure, il semble que la photographie traite de sa propre dimension narrative. Il y a beaucoup de choses en jeu, sur les plans politique, physique, intellectuel. Est-ce que vous pouvez parler de ça un petit peu – de cette idée que la narrativité de la fiction serait toujours là pour éclairer un élément qui est profondément humain ? Jeff Rosenheim   L’une des choses qui ont du donné du fil à retordre à Talbot, c’est qu’il voulait communiquer. Il était botaniste amateur, il voulait communiquer avec un botaniste italien. Il a commencé à faire des dessins et à échanger des informations. L’aspect de sa poursuite du savoir qui a donné naissance à la photographie, l’étude des halogénures d’argent et d’autres choses du même ordre, venait du fait qu’il pouvait faire des copies de ses spécimens botaniques, les plier en quatre et les envoyer par la poste à son ami en Italie, qui lui envoyait des choses en sens inverse.

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Mais là, avec cette scène dans la bibliothèque, on a encore autre chose, on a toute une compression de mots et d’images. C’est une belle, une très belle idée : on nous demande de déchiffrer du sens à partir des couvertures des livres, de leurs dos. C’est comme la vision aux rayons X. Nous sommes censés pouvoir déduire ce que ces livres contiennent, à partir de leur surface. C’est une métaphore de la photo en tant que médium représentationnel. C’est de la poésie. Ça évoque des secrets, en révèle énormément, mais en les maintenant à la limite exacte de notre savoir. C’est à nous, en tant que spectateurs, de continuer le processus, de compléter l’histoire. Il y a quelque chose de puissamment généreux dans ce que le médium photographique permet au spectateur. Il vous apprend que l’acte de voir est un acte créatif. Si ce n’est pas un défi, un stimulus énorme, je ne vois pas ce qui peut l’être. Il vous suggère que chacun de nous voit le monde différemment, et ce que fait la photographie, c’est de nous permettre de voir avec les yeux d’autrui. Nous savons que nous voyons différemment de nos frères, de nos sœurs, de nos parents. Nous pouvons à peine nous mettre d’accord sur les faits élémentaires de la vie. Il y a quelque chose de vraiment génial dans le fait que la photo nous permette de voir comme si nous étions quelqu’un d’autre – pour un temps. Donatien Grau   « Voir comme si nous étions quelqu’un d’autre » : est-ce que vous ne diriez pas que c’est cela, en réalité, la fiction ? Être en mesure de voir comme si on était quelqu’un d’autre ? Jeff Rosenheim   Entre autres, oui. C’est aussi une affaire d’invention, n’est-ce pas ? La fiction décrit les choses. Les 209

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meilleurs de nos écrivains, de nos poètes, nous disent des choses dont nous sentons qu’elles sont vraies, mais nous ne le savions pas avant de les avoir lues, avant d’être passés là où tel ou tel auteur nous a emmenés. Le développement du roman à l’âge de la photographie, et la narrativité qui l’accompagne, sont associés à des idées nouvelles du récit. Il est certain que la photo est un aspect crucial de ce processus. Donatien Grau   Voilà qui nous amène à ce que, pour le meilleur et pour le pire, on considère souvent comme l’envers de la fiction, au mot de « vérité ». Quelle est la relation, ici ? Où est la vérité ? Quelle est sa nature selon le médium photographique ? Jeff Rosenheim   Cette Scène dans la bibliothèque, c’est cette image de la vérité, mais c’est aussi la fiction par excellence, parce qu’elle n’est pas prise dans la bibliothèque. Il était impossible de la prendre dans la bibliothèque. Que nous disait Talbot ? L’un des outils qu’offre la photo, c’est que, si vous photographiiez toute votre verrerie – votre collection de verre pressé, mettons – et que quelqu’un cassait ou volait un verre, avec une photo de l’ensemble vous sauriez qu’il y a quelque chose qui manque. Ce serait bien, si vous voulez, pour reconstituer ce qui s’était passé, pour recréer ce qui manquait. Mais ce qu’elle dit, cette image, c’est : « voici ce que nous savons du monde ». Tout cela, il a fallu le mettre dans des livres. Si vous avez une bibliothèque, si vous avez la chance de posséder une bibliothèque, vous pouvez suivre l’enchaînement d’idées de quelqu’un d’autre. Ce que dit la photographie, c’est : nous avons désormais les moyens de suivre l’enchaînement d’idées de quelqu’un à travers une image, une image qui va être la forme artistique dé210

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mocratique par excellence. C’est le plus commun de tous les langages, et ça c’est une idée extrêmement puissante. Elle met entre les mains de ceux qui ne savent pas dessiner, de ceux qui n’ont pas eu de formation à ces arts traditionnels, un moyen de produire une image, de s’accrocher à quelque chose et de le partager avec autrui, à l’infini. En un certain sens, son potentiel n’est pas réalisé tant que nous n’en sommes pas où nous sommes aujourd’hui, à ce point où les gens communiquent rien qu’en échangeant des photos via leurs appareils mobiles, photo pour photo. Vous prenez une photo, quelqu’un réagit, vous prenez une photo, quelqu’un réagit. Ce que cette espèce de ping-pong signifie, c’est : tout cela est enfin possible. Pour un artiste, je crois que c’est quelque chose d’incroyable, une communication non verbale, immédiate, et aussi stimulante que n’importe quel autre type de communication finie. Donatien Grau  Ce qui est intéressant avec l’histoire, c’est que, lorsqu’on la réécrit, lorsque l’historien y introduit des changements, ceux-ci ne concernent pas nécessairement les faits eux-mêmes, mais plutôt les rapports entre les faits. Il serait intéressant de vous entendre parler de la photographie de ce point de vue-là : celui des rapports entre les différentes photographies, comment ces rapports, ce récit, peuvent ou non être rapprochés du récit littéraire, des histoires qu’on raconte. Jeff Rosenheim   Nous racontons des histoires, et les meilleures sont celles qui nous font l’impression d’être vraies, alors même que nous savons qu’elles relèvent de la fiction. Les histoires que nous ne gobons pas sont des fictions. Pour qu’un 211

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roman sonne vrai, il faut qu’il donne l’impression de la vérité, ou qu’il représente la vérité, et les histoires qui ne dégagent pas cette impression, nous dirions que nous ne pouvons pas les suivre, que nous n’y croyons pas. Ce n’est pas qu’elles relèvent de la science-fiction, c’est que l’auteur n’a pas réussi à transmettre le vrai. C’est cette différence de fonctionnement qui sépare la grande poésie lyrique, ou la grande fiction littéraire, de quelque chose qui ne tient pas la route, dont vous sentez que vous ne pourrez pas vous nourrir. Nous recherchons le substantiel : la vie est courte. Nous voulons quelque chose qui soit susceptible de changer notre vie, de nous transporter quelque part où nous puissions rêver. Je pense que c’est une chose formidable. L’image à laquelle je propose maintenant de donner un coup d’œil date d’un peu plus tard dans l’histoire du médium, aussi bien que dans l’histoire tout court ; c’est une image compliquée à évoquer. Elle est compliquée parce qu’on n’arrive pas à se mettre d’accord sur le fait de savoir si ce que nous y regardons s’est bel et bien passé. C’est une photo prise par Alexander Gardner pendant la guerre de Sécession, et elle est censée révéler l’endroit où un soldat était mort. Un soldat confédéré, qui était tireur d’élite, est mort à Gettysburg en juillet 1863, et la controverse qui entoure cette image ne la rend ni pire ni meilleure à mes yeux, mais elle me fait remettre en question ce que je pense savoir. Il n’est pas certain que le soldat soit mort là, que le fusil appuyé sur la barricade ait été placé là par le photographe, ou que ce dernier ait lui-même disposé le soldat mort à cet endroit ; en fait, pratiquement tout ce qui a trait à cette image est incertain. Certains croient que le photographe a ramassé un cadavre et qu’il l’a traîné jusqu’à cet emplacement pour prendre sa photo – pour ma part, je ne le crois pas. Surtout, je ne crois pas que 212

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Alexander Gardner, Home of a Rebel Sharpshooter (Demeure d’un tireur d’élite rebelle), Gettysburg, July 1863.

nous puissions le savoir. Ce que nous savons, c’est que le fusil, la carabine, est un accessoire qui revient dans beaucoup de photos de Gardner, et qui le suivait dans ses déplacements, de même que son appareil. L’appareil se déplace, le fusil se déplace. Généralement, les cadavres ne se déplacent pas, mais ce qui est caractéristique par excellence de la photographie, c’est qu’elle est une espèce de cadavre. Le fonctionnement de l’image consiste en ce qu’elle est aussi morte, ou aussi vivante, aussi définitivement vivante ou morte, que le modèle. J’ai sélectionné celle-ci parce qu’elle suggère que nous ne pouvons pas savoir. Elle s’intitule Home of a Rebel Sharpshooter. Nous ne savons même pas si elle représente un rebelle, dans la mesure où « rebelle » est un terme chargé pour décrire 213

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l’ennemi. Nous savons que nous sommes à Gettysburg, nous connaissons la date mais, à part ça, rien n’est tranché concernant cette image. Elle présente une vérité, qui est remplie de tellement de fiction que nous ne pourrons jamais dépasser ce stade-là. On a quelque chose qui est très différent de la plupart des photographies de la guerre de Sécession, qui semblent dépeindre des faits incontestables. Donatien Grau   Je crois que vous venez d’utiliser un mot très important, celui de « faits ». Si nous nous posons des questions sur la vérité et la fiction, c’est peut-être que la photographie occupe l’espace ouvert par l’idée selon laquelle, à partir du moment où il y a une image, il y a un fait. Jeff Rosenheim   Cela semble être le cas, mais est-ce qu’on pose les mêmes questions au sujet de la peinture ? Je ne sais pas si c’est un fait. C’est un élément de preuve. Est-ce que vous croyez qu’aujourd’hui des photos vont être reçues en tant que preuves dans les tribunaux – des photos contemporaines des choses ? Leur véracité s’est érodée, et je crois que, d’un point de vue juridique, les photos ont toujours été admises comme éléments de preuve, en tant que faits. Nous savons maintenant qu’elles peuvent être une preuve d’artifice. Tel est le point où nous en sommes. Donatien Grau   Mais je veux vous interroger sur la construction : comment est-ce que la photographie négocie le fait d’être une construction ? Jeff Rosenheim   C’est un médium graphique, mais à bien des égards, aujourd’hui, on est illettré à moins de savoir lire une photographie. Je pense que c’est une manière de décrire 214

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Vik Muniz, Tony Smith, Die (Pictures of Dust), 2000. © Vik Muniz, ADAGP, Paris, 2019. Courtesy Xippas. 

l’instruction. Beaucoup d’artistes jouent avec cela, et ils créent des images qui brouillent ou qui gomment délibérément cette frontière, par leur capacité à communiquer directement les secrets de leur production. L’art de Vic Muniz est un exemple parfait dans ce contexte. La photo que j’ai sélectionnée représente une sculpture de Tony Smith, exposée au Whitney Museum. Pour le projet qu’il avait en tête, Muniz a obtenu du personnel d’entretien l’autorisation de récupérer la poussière des sacs d’aspirateur et les autres particules de détritus trouvées sur le sol du musée, et puis il a acquis quelques reproductions photographiques d’une installation de la sculpture de Tony Smith.

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Chapitre 6

Celle-ci consiste en un dé. Elle s’appelle Die (« Dé/meurs »1). Un dé, un unique dé. Puis il a recréé la reproduction photographique, la photo de l’installation, en utilisant de la poussière du sol du bâtiment, pour créer une image dont on sait que l’identité, si on prend un peu de recul, si on accepte de la considérer ne serait-ce qu’avec un minimum de distance, nous reste incertaine. Ça a l’air d’être ce qu’on pense, c’est-à-dire une installation de sculpture, alors qu’en réalité c’est fait à partir d’autre chose. Mais ce qui est photographié, ce qui est falsifié, ce qui est faux, ce qui est de l’ordre de la fiction, est transformé en une vérité nouvelle. C’est un exemple parmi d’autres de ce qui m’intéresse dans la question de savoir où se trouve la frontière : comment savons-nous ce que nous sommes en train de regarder, et comment le lisons-nous ? Je pense que c’est aussi la question des rudiments ou des compétences de lecture. Nous sommes à une époque où, si on ne sait pas communiquer avec les images, si on ne sait pas les lire, on pourra sans doute toujours comprendre la beauté de la vie, mais on passera à côté d’un de ses plaisirs. Cet échange d’images, cet échange de communications, de communications non verbales, est peut-être l’art de notre temps. Nous ne sommes pas sûrs du sens dans lequel c’est utilisé, mais des artistes comme Vic Muniz jouent avec les enjeux de la représentation et de l’abstraction. L’abstraction est difficile, parce que les photos sont généralement des photos des choses. Même la photo la plus abstraite semble agir différemment d’autres formes d’abstraction.

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Jeu de mots sur le substantif die, pluriel dice (dé/dés) et le verbe to die (mourir).

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J’aime beaucoup cette œuvre. J’aime les images de la poussière dans les images. J’aime la façon dont Muniz nous met au défi de considérer les faits bruts de l’existence. Les faits sociaux, les faits politiques, les faits visuels, et puis la manière dont les photos, même les photos d’installation, font sens. Donatien Grau   Voilà une façon parfaite d’aborder votre travail, Leigh. C’est aussi de cette façon, Leigh, que vous approchez la photographie et la fiction : vous traitez les images comme si elles faisaient partie du texte. Est-ce que vous seriez d’accord avec ce point de vue ? Leigh Ledare   Absolument d’accord. J’ajouterai que je pense mes pratiques photographiques comme un lieu où les matériaux effectifs sont des sujets, des corps, des positions, avec les projections et les transferts qui ont lieu d’une relation intérieure à l’autre, les dynamiques intra-subjectives qui traversent le sujet photographique au moment de la transaction. Donatien Grau   Vous parlez de transaction, ce qui se rattache à la communication. Est-ce que cette communication est fictionnelle, réelle ? Leigh Ledare   Je pense que la question de la fiction est en partie celle de la construction des relations, du caractère construit des relations. Si je prends, par exemple, le projet avec ma mère, juste pour y apporter quelques éléments de mise en contexte, elle a commencé à danser à l’âge de treize ans, comme apprentie au New York City Ballet. Elle a fait ça un certain nombre d’années. Et puis elle nous a eus, mon frère et moi, vers l’âge de vingtcinq ans. Et puis à cinquante et un ans, quand j’ai commencé 217

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à la photographier, elle était entrée dans une autre phase de sa vie. Une phase où elle dépendait de mes grands-parents financièrement, où elle habitait un appartement dans le même immeuble qu’eux. Elle avait commencé, malgré la démence sénile croissante de ma grand-mère et ses inquiétudes quant à la façon dont elle devrait gagner sa vie, à travailler dans une boîte de strip-tease juste à côté de cet immeuble. Une partie de ce travail est une étude, en un sens, de la manière dont elle utilise sa sexualité comme une sorte de transaction, à la fois pour se protéger de l’impression de vieillissement qu’elle commençait à ressentir, et dans une recherche d’affirmation auprès de mon frère et de moi, pour trouver un bienfaiteur, pour se trouver de la compagnie. À un autre niveau, c’est aussi l’expression d’une sorte d’antagonisme vis-à-vis de son père, mon grand-père, et de la façon dont il pensait qu’elle devait se conduire en tant que mère, en tant que fille. D’une certaine manière, tout le déploiement du projet est parti de ses actions à elle, que je devais photographier. Ce n’est pas forcément qu’elle projetait une sexualité pour moi seul, il ne s’agissait pas que ce désir-là soit seul à structurer l’image. Un aspect très important, en fait, c’est ce que ça signifiait pour elle, au départ, que la proposition de la photographier parte d’elle-même, d’une façon qui amplifiait l’acte sexuel mais sous la forme d’une négation qu’elle mettait elle-même au premier plan, et ce que ça signifiait pour moi, son fils, de faire ça au sein de la relation avec la famille. En un sens, il y avait une sorte d’élément masochiste qui intervenait, ce qui est encore une autre catégorie de fiction. On peut presque voir ça comme une forme de prise de pouvoir par le bas. Elle se soumettait, elle s’assujettissait à une certaine ma218

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Leigh Ledare, Pretend You're Actually Alive (Prétendez être vivant), 2000–08. Courtesy de l’artiste.

nière d’être vue, à une certaine manière d’exprimer sa sexualité. Et par là, au plan émotionnel, elle passait outre aux rapports de force qui prévalaient dans la famille. Donatien Grau   Ceci nous renvoie à quelque chose que Jeff disait tout à l’heure, quelque chose, je crois, de vraiment crucial : peut-être que la photographie de fiction regarde avec les yeux de quelqu’un d’autre. Quand vous la voyez dans des positions qui sont très sexuelles, vous êtes son fils. Et bien sûr, vous occupez aussi le rôle de celui qui va être prêt à la regarder dans une boîte de strip-tease. Vous êtes à la place de toutes ces personnes différentes. Leigh Ledare   Il y a presque une sorte d’équivalence des positions. Une promiscuité des positions, des partenariats multiples qui font qu’elles vont et viennent. Par exemple, telle image 219

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où je l’ai photographiée, mettons, avec un amant plus jeune. En un sens on est ensemble dans la pièce, elle, lui et moi, et d’une certaine façon il devient une figure de substitution pour ma position à moi. Autrement dit, elle assouvit une forme de désir à travers lui qui, en un sens, va venir s’infléchir sur notre relation à nous. Dans la petite constellation d’images que j’ai là, on a une histoire qui parle de ma grand-mère et de mon grand-père, on a la question de la dépendance de ma mère dans son rapport à eux, on a la complexité de la nature clivante qu’avait ce rapport de ma mère au sein de leur rapport à eux, entre ma grand-mère et mon grand-père. Puis on a une photo de ma mère et de moi – c’est un autoportrait que je prends. Cependant je ne regarde pas vers l’objectif, c’est ma mère qui regarde l’objectif. Puis il y a une photo de moi et de mon grand-père, qu’il faut comprendre comme étant infléchie par la sexualité de ma mère, par cette image très agressive, cette attitude très provocatrice qu’elle adopte. Puis celle où elle couche avec un homme plus jeune. Je les photographie dans l’étreinte alors que je suis debout, en train de fumer une cigarette devant un miroir qui se trouve dans sa chambre. Il y a pratiquement plusieurs personnages à travers lesquels vous pouvez entrer dans cette relation… vous pouvez comprendre ce que cela peut signifier de s’identifier à la position de mon grand-père, et que tout le reste de l’éventail de relations qui sont effectivement là soit présent dans cette unique photographie. C’est une série de projets avec des textures épaisses, complexes : vous avez les technologies, vous avez des objets de collection d’époque. Il y a un encart détachable du magazine 17 qui date de quand elle avait seize ans, et qui est parlant non seulement par rapport à l’espèce d’importance fétichiste que 220

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ce document précis peut avoir pour elle, mais aussi dans la mesure où c’est une autre façon dont elle s’est décrite elle-même, à un moment différent de sa vie, vers la fin des a­ nnées 1960. En un sens, sa sexualité est de nouveau mise en avant, pratiquement à l’intérieur du circuit fermé de notre famille, pratiquement via une idée de libération sexuelle qui, en l’occurrence, dans la banlieue pavillonnaire de Seattle à ce moment-là, est peut-être une arnaque, ou peut-être pas. Donatien Grau   Il me semble, si j’ose dire, que chacune de ces photos est en un sens vraie, mais qu’elle ne l’est pas et qu’elle l’est… Quel est votre rapport à la vérité, à travers chacune de ces photographies ? Leigh Ledare   C’est quelque chose de compliqué, parce que ce dont nous parlons ici, c’est de la complicité. Je dirais que, pour une part, ce que fait l’œuvre, c’est impliquer. Elle m’implique moi. Elle implique ma mère. Elle implique, dans la mesure où elle est présentée publiquement, un spectateur qui est vu en train de voir. L’autre partie de l’opération, c’est qu’en tant qu’image pornographique elle met en avant un type social. Ma mère présente et joue un type social. Ce faisant, en tant que spectateurs – et je parle d’un spectre de spectateurs avec des positions différentes vis-à-vis de cela – il y a un sens où la structure d’identification marche, où il nous est rendu possible de projeter dans et sur l’image. De ce point de vue, ce que fait l’œuvre, en réalité, c’est qu’elle déstabilise. Je pense qu’elle fonctionne presque comme une performance, presque dans la tradition de l’art performatif : cela n’est pas une représentation de la chose qui apparaît sur la photo. 221

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En d’autres termes, ce qui m’importe, ce n’est pas l’image, mais la façon dont elle est déployée. Elle est déployée, encore une fois, dans l’inertie. Les photos de cette série, en un sens, suscitent une réaction. Dans la mesure où elles sont, où elles présentent un type social, elles suscitent une réaction de la part du spectateur, mais elles le font comme à titre d’acte préliminaire, pour ensuite venir compliquer la nature de cette réaction. Là, il y a un modèle de complexité, et une complexité narrative dans le détail, une complexité propre aux différentes relations et aux motivations qui les accompagnent. Par exemple, ce que cela implique comme postulat de base de photographier sa mère de cette façon-là. À l’intérieur de cette situation, la question de savoir comment la capacité d’action résulte de la négociation du contexte. Les gens utilisent les choses de différentes manières et à des fins différentes. Être à l’intérieur de cette situation, veut dire se mettre au diapason de ce qu’on est, à la fois en tant que signifiant, en tant qu’agent signifié, et en tant que chose signifiée. Donatien Grau   Ce qui nous ramène aux connexions. Peutêtre que le point de bascule entre histoire et fiction se situe dans ce problème des connexions. Est-ce que vous pourriez nous parler un peu de la manière dont la photographie est utilisée dans ces exhibitions ? Leigh Ledare   À New York, dans les premiers temps, j’avais un lien assez fort avec Larry Clark. J’ai été son assistant pendant une brève période. Il se trouve que j’avais un seul numéro de téléphone en arrivant à New York et que c’était celui de Larry, et il connaissait ce système à l’époque. D’une certaine manière, ce travail renoue avec une tradition photographique

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qui s’intéresse à l’imagerie personnelle et à la présentation de soi, à la présentation autobiographique. Je pense qu’avec Larry et avec Nan Goldin, on avait ces modèles qui s’étaient formés en relation avec une série de questions centrées sur le problème du voyeurisme. Ils répondaient à ces accusations de voyeurisme, à ces étiquettes, en disant : « écoutez, je ne suis pas en train de m’incruster chez quelqu’un d’autre, cette fête en réalité c’est la mienne ». Il se trouve que ce milieu social que je photographie est une extension de ma vie personnelle. Du coup, cela bat complètement en brèche le traitement du genre de dynamique de pouvoir et de complexité que la transaction photographique met en jeu. Donatien Grau   Très concrètement, la façon dont on aborde vos photographies est multi-dimensionnelle : il y a une photographie, et puis elle interagit avec une autre photographie, et puis elles forment toute une constellation. Elles ont été assemblées comme des constellations : elles deviennent une réalité plurielle, qui unifie davantage qu’une seule réalité. Ce qui se construit là, c’est peut-être une compréhension du caractère fictionnel de notre monde, dans lequel une chose est beaucoup de choses en même temps. Une chose n’est pas une chose seulement, c’est clairement un ensemble de choses très différentes qui coexistent. Leigh Ledare   Une des choses qui ont eu une influence précoce sur moi, je pense, c’est que mon grand-père s’est chargé de mon instruction à domicile quand j’étais enfant. Il avait reçu une excellente éducation, et il avait été l’ami, entre autres, de Kurt Lewin, le théoricien de la topologie psychologique, et ensuite aussi d’Erving Goffman. Je mentionne ça parce que nous 223

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Leigh Ledare, Double Bind (Diptych #6/25), 2010. Courtesy de l’artiste.

sommes maintenant sur un autre projet, c’est un diptyque sur 25, et puis il y a encore beaucoup, beaucoup d’autres pièces qui sont contenues là-dedans. Un aspect de ce projet, c’est qu’il élabore un script abstrait, un contenant abstrait où les relations vont se déployer. J’avais été marié pendant cinq ans, et puis j’étais divorcé depuis cinq ans lorsque j’ai demandé à mon ex-femme si elle accepterait de m’accompagner pendant quatre jours dans un petit chalet, dans le nord de l’État de New York, où je la photographierais pendant ce temps. Le deuxième volet de l’idée, c’était que deux mois après ce premier séjour, elle répéterait le voyage mais cette fois seule, avec son actuel mari, qui se trouve être photographe lui aussi. Cela a créé ce triangle très complexe, qui a fait que, pour chaque séjour, nous avons généré cinq cents images. En lui demandant, j’ai lancé une séquence d’événements. J’avais demandé, je ne pouvais pas retirer ma demande. Avant de nous 224

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mettre d’accord, nous nous sommes vus plein, plein de fois. Finalement, une fois que nous étions d’accord, et sachant qu’ils étaient fiancés, ils se sont mariés deux semaines avant que Megan et moi ne fassions le premier voyage. Ce que Megan finit par me présenter, dans beaucoup de ces photos, c’est une présentation de son refus de se présenter, qui est conditionnée par le statut de sa relation, ou par le statut de notre relation et par sa nouvelle relation. De plein de façons, les photos d’Adam (le mari actuel) saisissent tout un ensemble de choses assez différentes. Je ne veux pas les réduire à une donnée unique, mais les images les plus stridentes, peut-être, sont des images où, potentiellement, ils ont eu un rapport sexuel l’instant précédent, ou alors ils sont sur le point d’en avoir un : une permission y est accordée de regarder Megan, mais aussi, je suppose, de pénétrer l’image. C’était un moyen de définir ma propre position de manque à l’intérieur de la relation. Fondamentalement, toute image indicielle de Megan doit être comprise comme résultant d’une relation, en même temps que de l’autre relation. Deux personnes qui sont toujours en train d’énoncer quelque chose à l’intention de la tierce personne manquante. En ceci, l’appareil est amené à fonctionner comme substitut de cette tierce personne manquante. On est en plein dans la notion psychanalytique du tiers. Donatien Grau   Vous pourriez dire que votre relation à elle, telle qu’elle est, après avoir été avec elle pendant cinq ans, est réelle. Elle a sa propre réalité. La relation du mari a sa propre réalité. Vous utilisez la photographie comme une sorte d’espace indistinct où les deux entrent en collision. Leigh Ledare   Je pense que nos raisons respectives de participer, je parle de nous trois, de tous les trois en l’occur225

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rence, étaient non seulement radicalement différentes, mais insolubles ou, en un sens, indéterminées. La série crée une situation qui est fondée sur un ensemble de relations hétéronormées. C’est ça qu’elle met en avant. On pourrait dire que la première structure comparative, c’est le triangle d’images privées, et que la deuxième réside dans la juxtaposition de ces images privées avec un échantillon de médias publics, qui est tiré de quelque chose comme sept cents images tierces : le magazine Playboy, le portrait de Georges Bataille dans le coin supérieur gauche, un dollar commémoratif à l’effigie de Ronald Reagan, et puis il y a des mûres dans un martini glacé, une photo de Megan. Le pénis d’Adam apparaît dans le coin en bas à droite. Il se trouve que les deux autres images du côté droit, c’est moi en train de photographier Megan, et puis en train de prendre l’endroit où j’étais depuis le point de vue de Megan. Cela matérialise mon absence en tant que photographe. Les images des médias deviennent le modèle des images privées. Elles fonctionnent comme des allégories les unes par rapport aux autres, en regard de la mise en œuvre des relations privées. Il s’agit d’essayer de comprendre comment chaque image est sous-tendue par une écologie de relations. On explore cela dans le scénario privé, et on le reprojette en retour sur le scénario public. Donatien Grau   Une chose qui me frappe, c’est que vous avez défini votre manière de faire, en photographie, en art comme dans la vie, comme une manière de ne pas suivre les règles. Vous créez un espace à cette fin. Vous êtes en train, littéralement, de forger quelque chose qui est bien, qui est mal, qui est nouveau et différent. Cet espace de la fiction, c’est un espace politique, pour expérimenter en-dehors de la norme. 226

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Leigh Ledare   Peut-être qu’il y a dans tout cela comme une version mineure de la politique. Nous avons tous affaire à de la typologie sociale, aux rapports de genre, aux rapports de classe. Mon hypothèse, encore une fois, c’est qu’il s’agit de constructions. Nos attitudes en vis-à-vis sont des constructions : la manière dont nous nous appréhendons, nous-mêmes, à l’intérieur de ça. Nous sommes obligés de négocier ces choses-là. Nous devons comprendre quel rôle actif nous y jouons. L’enjeu est d’avoir une subjectivité active, pas simplement passive. Pour le projet intitulé Une invitation, j’étais en Europe, à voyager d’un endroit à un autre. On m’a présenté un couple. Une femme de quarante-trois ans, et son mari qui en avait soixante-cinq. Elle était l’héritière d’un empire industriel, et critique culturelle. Lui avait une position de tout premier plan dans la politique et les médias. Elle m’a contacté environ deux semaines après notre rencontre, et m’a dit : « Écoutez, j’aimerais vous faire une commande, j’aimerais que vous fassiez une série de photographies érotiques de moi. Que vous veniez chez moi, que vous restiez avec nous pendant une période, pour me prendre en photo ». J’ai répondu : « Ce n’est pas du tout mon genre de truc. Cela ne m’intéresse pas plus que ça. Cela dit, je pourrais éventuellement le faire, à condition de pouvoir utiliser ces images dans une œuvre à moi ». Sachant que cela les effrayerait, étant donné le côté sensible de leur profil social, je suis revenu vers eux en leur disant : « écoutez, je veux faire un travail qui soit orchestré autour du brouillage de votre identité, et de l’utilisation de l’image photographique comme franchise ». Je suis resté chez eux pendant une semaine. Chaque jour, je la photographiais. Je lui ai dit : « je ne vais pas vous diriger, je voudrais plutôt que ce soit vous qui me dirigiez, selon la ­manière 227

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Leigh Ledare, An Invitation, 2012. Courtesy de l’artiste.

dont vous voulez être vue ». Il y a eu sept images finales, une pour chacun de ces sept jours. Chacune de ces images a été superposée à l’agrandissement dûment monumental du New York Times du même jour. Le Times devient le code temporel de l’objet, et il y a des registres différents à l’œuvre. L’image érotique privée et la façon dont elle s’adresse au spectateur finissent par se juxtaposer à l’éthos du journal qui s’adresse à un public, dans le temps historique. Et puis vous avez la partie rédigée, qui situe l’œuvre dans la représentation active d’un espace d’anxiétés, celui du privé qu’on rend public, auquel fait écho non seulement la photographie intime, sexualisée, mais aussi le quotidien du jour. Par exemple, la mort de Lucian Freud, la mort d’Amy Winehouse, les attentats de Breivik à Utoya, le scandale des

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écoutes de Rupert Murdoch, et aussi l’affaire Strauss-Kahn, tout cela survient dans l’espace de ces sept jours. C’est devenu un moyen de regarder vraiment de quelle façon ils jouaient certains rôles, dont la femme en particulier jouait certains rôles, mais aussi dont, ce faisant, ils m’imposaient certains rôles, et dont ces rôles bougeaient. Ils n’étaient pas stables, mais dans le cadre de la situation et de ses contraintes il y avait moyen de jouer avec ces données, de les définir. C’est comme ça que nous en sommes venus à nous entendre sur le sens de nos propres actions dans cette série. Donatien Grau   C’est là que je vais me tourner vers vous, Elisabeth. Une autre chose qui m’a frappé, et cela renvoie à l’une des images que vous avez sélectionnées, Une Américaine dans la baignoire d’Hitler, de Lee Miller, c’est cette idée que l’espace de la fiction est celui où le public et le privé se rencontrent, d’une certaine façon. Est-ce que vous seriez d’accord avec cette affirmation ? Elisabeth Bronfen   Tout à fait. Et même, j’aperçois toutes sortes de connexions entre ce que Jeff et Leigh ont dit tous les deux, et ma lecture de cette fameuse photo de la Seconde Guerre mondiale par Lee Miller. Nous remarquons qu’il y a une photographie d’Hitler en même temps qu’une statue de femme nue, et que Lee Miller les a placées là délibérément, en utilisant ces images comme des accessoires pour se mettre elle-même en scène. Mon sentiment est que l’un des motifs iconographiques de l’histoire de l’art auxquels elle fait référence, c’est celui de Suzanne au bain, de la femme qui sait qu’elle fait l’objet d’un regard masculin illicite.

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Il y a aussi l’impression que, dans cette performance spécifiquement, Lee Miller se donne en spectacle, à la fois en tant que modèle du photographe et comme artiste à part entière, en d’autres termes qu’elle se met en scène dans un sens tant esthétique que politique. Souvenons-nous qu’elle travaillait comme correspondante de guerre depuis 1944, qu’elle publiait ses articles et ses photographies dans Vogue. De sorte qu’elle se trouvait à Munich, où elle faisait partie de la première vague de correspondants de guerre, elle était même la première journaliste femme dans la maison d’Hitler. Donc non seulement en prenant un bain dans la baignoire d’Hitler, mais encore en permettant à son partenaire, David Sherman, de la photographier, elle occupe cet espace intime en tant que correspondante de guerre aux motivations politiques, et en tant qu’artiste surréaliste. Elle exorcise l’esprit du tyran dans le temps même où elle réactive la tradition du nu féminin. Pour le dire autrement, deux choses semblent converger ici. Pour partie, l’image est une preuve documentaire de la victoire des forces alliées en Europe, et de la chute de l’Allemagne nazie. En même temps, la mise en scène est si ritualisée, si stylisée, qu’elle renvoie à son travail antérieur, dans les années 1930, lorsqu’elle posait pour Steichen et Man Ray. Même si elle ne s’est jamais servie de cette photo dans les reportages qu’elle a écrits sur la fin de la guerre et l’occupation de l’Allemagne, il me semble clair que ce qui émerge ici, c’est une convergence des activités de Lee Miller en tant que photographe, en tant que modèle, et en tant qu’écrivain. Elle semble positionnée dans une sorte de zone intermédiaire, entre le documentaire, l’esthétique et l’autobiographique, au sein d’une zone de guerre. Ce que la photographie saisit, c’est un moment qui est à la fois intime et public ; et même étrangement troublant, puisque son corps touche les surfaces précises où Hitler prenait son bain. De sorte que le ton de photo 230

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est aussi franchement scabreux. Elle occupe l’espace le plus intime de la demeure de l’ex-tyran, le jour de sa défaite. Donatien Grau   Elle regarde de notre côté. Qui regarde-telle ? Qui est le spectateur ? Elisabeth Bronfen   Il y a deux réponses possibles à cette question. David Sherman, qui a pris la photo, a aussi, en définitive, pris sa place dans la baignoire. Sur les planches contact, on le voit qui lui fait des grimaces. Étant donné que la pile de vêtements sur la chaise est plus haute dans les images où on le voit lui, on peut supposer qu’elle portait seulement ses bottes militaires au moment où elle l’a photographié. Il s’agit donc d’un moment intime entre les deux correspondants de guerre. En même temps, ce dont on s’aperçoit aussi en regardant la planche contact, c’est qu’on a affaire à une espèce de séance photo. On voit Lee Miller adopter des poses diverses. Celle-ci, selon ses propres commentaires, marque sa réaction au GI qui, à l’extérieur de la salle de bains, était en train de tambouriner à la porte parce qu’il voulait prendre un bain lui aussi. Donc elle regarde David Sherman, elle pose pour son objectif, et elle réagit à un autre homme, invisible, de l’autre côté de la porte. Évidemment, en tant que modèle et photographe professionnelle, elle pose aussi, implicitement, pour un public invisible, composé de ceux qui verront cette photographie ultérieurement. Donatien Grau   La question de la fiction, en un sens, devient très facilement la question du spectateur. La personne pour laquelle la fiction est narrée pourrait être induite en erreur, pourrait devoir faire intervenir son intelligence. Qu’en est-il maintenant du triangle entre la fiction, la photographie et le spectateur ? 231

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Elisabeth Bronfen   Rien que pour rendre le problème encore plus complexe, mais aussi pour montrer que Miller se mettait en scène délibérément, on pourrait bien sûr ajouter deux autres points de vue ou spectateurs possibles, la figurine féminine (qui porte en elle la perspective de l’histoire de l’art avec cette tradition iconographique du nu féminin), et la photographie d’Hitler (qui l’introduit en tant que point de référence explicitement choisi par elle pour sa mise en scène de soi). En outre, le fait que le tuyau de douche produise une forme en V derrière elle donne l’impression que des cornes lui surgissent de la tête. Cette multiplicité de pistes pour lire la photo devient particulièrement poignante quand on la lit comme, en un sens, racontant une histoire. À ce titre, tant la qualité esthétique que la signification de l’image sont produites par quiconque la lit, par cet acte de lecture, précisément parce que le véritable sens de cette photo est ouvert à de si nombreuses interprétations. Ce n’est pas une image qui dit d’elle-même : « voici ce qui s’est passé, et voici ce que j’essaie de dire à propos de cet événement particulier ». Au contraire, et bien qu’elle ait une valeur documentaire (Miller, Sherman et d’autres occupaient la maison d’Hitler à Munich, voici à quoi la maison d’Hitler ressemblait), elle rend aussi plus ambigu, plus scabreux, ce problème de la valeur documentaire. En fait, elle soulève une question dont se préoccupe une grande partie de la production photographique. Peut-être la signification d’une photo estelle seulement quelque chose qui émerge en tant qu’effet de lecture. Notre regard se déplace d’un bout à l’autre du cadre, verticalement, horizontalement, en essayant de construire un sens à ce que nous voyons. Cette explication, je dirais qu’elle est nécessairement d’ordre narratif.

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Donatien Grau   Qu’est-ce qui fait que la relation au spectateur tient de la fiction ? Elisabeth Bronfen   Le spectateur a deux possibilités. Il ou elle peut soit se projeter sur l’image, et ce faisant lire la photo en référence à lui- ou à elle-même, c’est-à-dire la comprendre comme une manière de comprendre quelque chose de sa propre personne. Ceci implique de lire la photo au prisme de la façon dont les spectateurs se pensent eux-mêmes. Ou bien le spectateur peut concevoir cette image comme quelque chose d’insaisissable, de complètement autre, de complètement différent, inaccessible à toute compréhension de soi. Cette seconde manière de voir serait antagonique à la première économie visuelle, dont je suggère qu’elle constitue une forme narcissique de regard, et peut-être une forme thérapeutique de regard. Donatien Grau   Nous avons beaucoup parlé de lecture. De rudiments, comme l’a dit Jeff. Est-ce que le récit de la lecture de la photographie rend celle-ci fictionnelle ? Quelle est la relation de la lecture à la vérité ? Jeff Wall est un très bon exemple ici encore. Elisabeth Bronfen   Ce qui est important, pour moi, c’est qu’on n’est pas forcément obligé de voir la vérité et la fiction comme entrant en contradiction – que ce soit dans le cas de Miller qui se met délibérément en scène dans un site pour le moins étrange, je veux dire la baignoire d’Hitler, ou de Jeff Wall qui met en scène un événement qui n’a jamais eu lieu même si ça paraît extrêmement réaliste. Je dirais volontiers que la question de la vérité a moins à voir avec des questions comme « est-ce que c’est arrivé ? » ou « y a-t-il de la vraisemblance 233

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dans cette image », qu’une question plus intéressante serait : « quelles énergies la formalisation esthétique de chacune de ces photographies produit-elle et met-elle en circulation ? » Et on pourrait ajouter qu’une photographie est vraie si elle sonne vrai pour moi, en tant que spectatrice. Il y a quelque chose dans la photo de Lee Miller dont les gens se sentent comme forcés de discuter. Autrement dit, elle semble vraie en ce qu’elle mobilise un affect chez le spectateur, indépendamment des enjeux de vraisemblance. Donatien Grau   Vous avez dit une chose cruciale : la vérité n’est pas le contraire de la fiction. C’est le mensonge qui est le contraire de la vérité. Ce qui est intéressant, me semble-t-il, et peut-être que ces photographies habitent cet espace-là, c’est que la fiction est un espace indistinct, dans lequel il y a de la vérité comme du mensonge. Je pense que c’est cet espace-là que ces photos habitent. Elisabeth Bronfen   Si nous envisageons la photo de Jeff Wall par rapport à des questions de fiction, alors nous devons nous rappeler qu’il l’a photographiée par petits bouts, avant de rassembler ces différents fragments visuels. Cela me fait penser à la tradition de la peinture de panoramas, dans laquelle, initialement, on a une vue d’ensemble. Puis, une fois qu’on a commencé à se concentrer sur des détails individuels, on obtient une image composite qui est plus compliquée, peutêtre même contradictoire. Chacun de ces détails raconte sa propre histoire, et ces récits individuels sont reliés les uns aux autres pour produire un récit plus vaste, panoramique, mais ce dernier n’est pas nécessairement cohérent, et on ne peut certainement pas l’embrasser d’un seul coup d’œil. Cette tension entre vue panoramique et détail saisit un événement, en 234

Photographie et fiction

Jeff Wall, Dead Troops Talk (a vision after an ambush of a Red Army patrol, near Moqor, Afghanistan, winter 1986), Les soldats morts parlent (une vision après une embuscade d’une patrouille de l’armée rouge, près de Moqor, Afghanistan, hiver 1986), 1992 , transparence en boîte lumineuse , 229.0 x 417.0 cm. Courtesy de l’artiste.

l­’occurrence celui de la guerre, de l’embuscade, d’une manière qui fait entrer en jeu la fiction. Il ne s’agit pas seulement de raconter des histoires, mais aussi de la façon dont ces histoires ont la faculté de nous happer dans une expérience qui n’est pas la nôtre. Nous ressentons de l’empathie, de la pitié, ou peut-être aussi du dégoût, pour ce qui se trouve sous nos yeux, c’est-àdire que nous sommes contraints, d’une manière ou d’une autre, de nous identifier – au moins affectivement – à ce que nous voyons. Précisément parce que nous savons qu’il ne s’agit pas seulement de la répétition d’un événement qui a eu lieu, mais d’une refiguration esthétique, la question du fictionnel doit se poser. Castoriadis a appelé cela un appel à notre « capacité imaginaire », à notre faculté d’imaginer une scène possible même si elle ne fait pas partie de notre expérience présente ou passée. Donc pour l’effet de vérité de photographies 235

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comme celles de Jeff Wall et de Lee Miller, ce qui est décisif n’est pas de savoir si l’événement a eu lieu ou non, si elles sont mises en scène ou non. C’est plutôt le fait que la refiguration esthétique d’un événement aille mobiliser notre imagination pour, ainsi, nous impliquer émotionnellement. C’est là que le mode fictionnel de la photographie trouve, selon moi, son potentiel réel. Plutôt que de prétendre à la vraisemblance, elle nous appelle à voir avec les yeux de quelqu’un d’autre ; elle nous donne accès à une expérience qui n’est pas la nôtre. Dans le cas de la photo de Jeff Wall, nous sommes invités à nous mettre dans la position de morts en train de parler. Mais évidemment, les morts ne parlent pas, du moins pas aux vivants. Ce qui nous ramène à un autre problème déjà mentionné, à savoir l’idée de la photographie comme cadavre. Ici, vous avez une photographie qui fonctionne comme un cadavre, et qui, en même temps, représente des cadavres qu’on a réanimés et qui arrivent à faire quelque chose dont ils seraient incapables dans les faits réels. Donatien Grau   Vous avez appelé scabreux cet espace fictionnel dans la photographie. Pouvez-vous nous dire en quoi il l’est ? Elisabeth Bronfen   Pour m’expliquer, il faudrait que je distingue les récits évoqués par la photographie des récits littéraires. Quand les gens lisent, il faut qu’ils imaginent des scènes, qu’ils imaginent des voix qu’en réalité ils n’entendent pas, qu’ils voient des gens qui ne sont pas vraiment là. Tout ce que nous voyons en lisant, ce sont des lettres sur la page. Pourtant, nous pouvons nous évoquer intérieurement les scènes que ces lettres décrivent, nous pouvons entendre les voix qu’elles font résonner. Nous pouvons même recourir à d’autres sens, comme l’odorat, si le texte écrit les évoque. La lecture est ac236

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tive. Elle fait directement appel à cette capacité imaginaire que nous avons de susciter en nous une impression forte qui n’est pas directement visible ou audible sur la page. Mais avec la photographie, nous sommes directement confrontés à une image. Implicitement, il y a un certain rapport entre l’image et quelque chose d’extérieur au cadre : on peut appeler ça un point de référence extradiégétique ou, mieux, une interface trouble entre référence et non-référence. Une photographie nous impose des images, qui peuvent être, ou non, corrélées à d’autres images déjà emmagasinées dans notre imaginaire. Et une image ne nous appelle pas à évoquer des images par nous-mêmes, du moins pas exclusivement. L’enjeu, ce n’est donc pas seulement qu’une photo, comme celle de Jeff Wall dont nous venons de discuter, nous happe. C’est plutôt que la photo nous pénètre visuellement. Il est difficile de rester à distance du pouvoir visuel d’une image. De sorte que ce qu’il y a de scabreux dans la photographie, pour moi, ce n’est pas seulement la difficulté de déterminer si l’image est vraie ou non, si elle est la preuve de quelque chose ou non. Tout aussi épineuse est la façon dont la photo nous attire dans un espace où la frontière entre moi et l’autre se brouille. Donatien Grau   Je crois que c’est même une autre question, celle de la morale. Nous avons tendance à croire que ce qui nous est montré dans une photographie est réel. Quand nous voyons une photo, nous disons : « bon, c’est réel. On peut l’acheter. C’est vraiment ainsi ». Et là, ce qui me frappe dans toutes ces photographies que vous avez choisies, peut-être par hasard, c’est qu’elles sont toutes moralement douteuses. Que l’on traîne un cadavre, que l’on prenne des photos de sa mère avec un jeune amant, ou que dans le fond on fasse parler des morts, ou que l’on soit une 237

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femme nue dans la baignoire d’Hitler, je ne sais pas si c’est tout à fait défendable. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont cet espace fictionnel remet en question la morale, l’ordre de la société, la façon dont il y ajoute à travers ses manifestations, qui sont des photos, des images. Elisabeth Bronfen   Oui, je suis d’accord. L’espace fictionnel de la photographie les rend moralement douteuses, ce qui fait intervenir un autre concept qui relie la photographie aux préoccupations de l’art moderne, à savoir la notion de transgression. Dans le périmètre de la photo, vous pouvez faire des choses que vous ne pourriez pas faire dans la réalité ordinaire. Poser nue dans la baignoire d’Hitler, c’est un acte transgressif. C’est la mise en scène qui permet à Lee Miller de s’en tirer. C’est ce qui intéressait Bataille dans l’art considéré comme transgression. Il nous attire dans des espaces qui, dans la réalité ordinaire et selon les lois morales qui régissent cette normalité, sont complètement tabous. Dans le cas de Soldats morts qui parlent, ce qui est transgressif, c’est l’idée de laisser les morts nous parler d’une manière qui serait impossible dans la réalité ordinaire. La transgression en jeu a aussi à voir avec la façon dont les photos nous impliquent, nous rendent complices de ce que nous voyons. Donatien Grau   Nous sommes en train de parler de transgression. Je crois que nous parlons aussi de l’invention de soi. Quel est le lien entre les deux ? Elisabeth Bronfen   La fiction n’a pas seulement à voir avec l’illusion, mais aussi avec le fait de dépasser le monde réel, de le transformer. Lorsque Lee Miller pose dans la baignoire 238

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d’Hitler, elle se crée elle-même, elle transforme la réalité du temps de guerre en une scène qui peut être saisie sur pellicule, de sorte que cet événement enregistré, par la suite, va avoir son existence propre, divorcée du moment historique où il a effectivement eu lieu. Ou alors, dans le cas de Jeff Wall, ce n’est pas que le photographe s’invente à travers l’image, mais plutôt qu’il met en avant sa puissance d’invention en nous montrant qu’il contrôle la mise en place de cette scène – impossible à cause des soldats morts qui parlent, mais aussi parce qu’elle raccorde des détails en une image composite que nous pouvons seulement appréhender bribe par bribe. On pourrait dire que le temps s’étire dans ces photos. En même temps, ce qui finit par être mis en avant, c’est la notion de contrôle. Quelqu’un reproduit, refigure un événement, se sert de la photographie pour raconter une histoire. Il se peut que l’objet de ce contrôle soit ambigu, mais il y a quand même le sentiment que quelqu’un est en train de rassembler toutes ces bribes. Quelqu’un nous donne une image, de manière à ce que nous puissions, à partir de là, commencer à produire nos propres histoires. Leigh Ledare   Pour réagir à ce qu’a dit Elisabeth, je crois qu’il y a une autre question qui dépasse celle du simple contrôle auctorial, et qui est davantage une question d’autorité culturelle. Là, je pense à Michael Taussig et à la notion de « secret public », qui complique ces notions de refoulement freudien et de transgression, en suggérant que, collectivement, il y a des choses que nous savons ne pas savoir. Cette omission fonctionne comme un secret : la notion chargée de transgression finit en fait par constituer une nouvelle vérité sociale. C’est une proposition qu’il est très intéressant de considérer en lien avec ce dont nous parlions à propos 239

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de la photographie, pour compliquer ces notions de divulgation. Comme l’a dit Foucault, on divulgue la sexualité pour mieux en garantir les secrets. Jeff Rosenheim   C’est intéressant, toute cette idée du corps qui semble être apparue à chacune de nos suggestions sur la fiction et la photographie. Pendant que vous parliez, Elisabeth, je me demandais quel roman ressemblerait à la photo de Jeff Wall – pour aborder le problème du corps qui ne parvient pas là où il faudrait qu’il soit. Faulkner a écrit un roman, Tandis que j’agonise, qui est vraiment intéressant parce que, dans chacun des chapitres, chacun des personnages raconte sa propre histoire à propos du même incident, depuis sa propre perspective. Même le cadavre, que sa famille doit aller enterrer dans le cimetière familial. Mais on est au printemps, le fleuve est en crue, et l’eau est trop haute pour que le cadavre puisse aller là où il faut qu’il aille. C’est la situation classique où on échoue à s’occuper des morts : à s’occuper du corps, à lui donner ce qu’il veut, ou ce dont il a besoin. Je crois que Jeff Wall explore ce terrain-là, sachant que cette fiction qu’il a créée est maintenant la vérité. La vérité est : le corps mort ne peut pas aller où il faudrait qu’il aille. Je crois que la photographie, à un certain niveau, est constamment en train de présenter ce problème. Elle ne résout pas les choses de la façon normale dont elles sont censées être résolues. Je suis fasciné par Lee Miller dans la baignoire. Je suis curieux, est-ce qu’il y avait une photo d’Hitler dans sa propre baignoire, dans sa propre salle de bains ? Ou bien est-ce qu’elle a été mise là ? Elisabeth Bronfen   Elle l’y a mise.

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Jeff Rosenheim   D’accord. Mais on a beau le savoir, elle est là quand même. Je ne peux pas faire qu’elle ne soit pas là. On ne peut pas faire sortir cette femme de la baignoire. Il y a cette structure. Ce sont, je suppose, des métaphores. Elles sont là à la place d’autres choses. La photo de Jeff Wall est vraiment un bon exemple pour moi, dans la mesure où elle se rapporte à celle de Gardner. Elle aborde les mêmes problèmes. Elisabeth Bronfen   Je suis intéressée par la façon dont les photographies ressuscitent le passé, font qu’il est impossible que quelque chose du passé disparaisse. Pour rebondir sur notre discussion des secrets publics, on pourrait dire que, lorsque Jeff Wall nous met face à cette scène horrible, à ces soldats qui refusent de mourir, il nous force à nous confronter à la violence de la guerre en tant que secret public partagé. Nous sommes au courant de cette violence mais nous aimerions mieux regarder ailleurs, ne pas l’aborder directement. En un sens, cette photo nous force à reconnaître quelque chose à propos de la violence de la guerre que nous aimerions mieux ne pas savoir. Même, la question de notre fascination culturelle pour la violence ne fait pas que rapprocher plusieurs des ­images dont nous avons discuté. Elle renvoie aussi à l’analogie qu’il y a entre tirer une photo et tirer un coup de fusil2. Et la violence, évidemment, c’est aussi l’énergie qui sous-tend la narration dans un roman comme Tandis que j’agonise. La mère meurt, et puis la famille poursuit son étrange périple vers le cimetière où Addie a demandé à être enterrée. L’un de ses fils perd même une jambe en cours de route. Mais le plus glaçant, c’est qu’à un moment dans le roman la morte elle-même parle. 2 Jeu de mots imparfaitement traduisible sur le verbe to shoot (tourner un film, mais aussi tirer un coup de feu, etc.).

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Jeff Rosenheim   En fait, c’est cela que Leigh a réussi à faire, dans le fond. Leigh trouve un moyen de remplacer son corps à lui par l’autre. Encore une fois, c’est le corps qui n’est pas au bon endroit. Ça n’est pas son corps. C’est celui d’un autre. Diane Arbus a dit : « Une photographie est un secret sur un secret. Plus elle vous en dit, moins vous en savez ». C’est une belle vérité solipsiste, et c’est vraiment juste, spécialement dans les images que nous venons de voir. Elisabeth Bronfen   Pour moi, une photographie est particulièrement puissante lorsque, plus j’essaie de décrire ce que je vois, d’articuler mon propre récit théorique, plus je me rends compte qu’il y a quelque chose qui m’échappe. Et cela veut dire, comme avec cette bonne fiction, qu’on peut toujours revenir à cette photo, la revisiter, la re-voir. Jeff Rosenheim   Qu’on peut vraiment ouvrir des perspectives vers quelque chose. Elisabeth Bronfen   Cela tend vers quelque chose, mais ce quelque chose vous échappe toujours. En ce sens, la bonne photographie peut être rapprochée du travail de traduction. Dans le temps même où nous traduisons – un texte dans une autre langue, un texte ou une image à quoi nous réfléchissons dans les termes de notre lecture critique à nous – nous ajoutons quelque chose. Chaque nouvelle traduction occulte quelque chose, en même temps qu’elle découvre ou qu’elle expose autre chose. Jeff Rosenheim   Je veux juste ajouter la notion de narrateur incertain, pour interroger encore une fois l’idée de la véracité de l’image photographique. La question devient celle-ci : qui 242

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est-ce qui vous informe et de quoi, et aussi quelles sont les structures morales qui entourent tout cela ? Comment est-ce que nos projections en viennent à être ce qu’elles sont ? Comment est-ce qu’elles sont culturellement sanctionnées, ou imposées à nous, et comment est-ce qu’une bonne œuvre de fiction pourrait, en fait, venir compliquer cette situation, en nous montrant de quelle manière nous sommes complices de ces choses que nous jugeons, et puis en mettant ce jugement en avant afin de le démonter, de le défaire de façon à ce que nous ne puissions pas dissimuler notre dissimulation ? Elisabeth Bronfen   Le jugement et l’esthétique me semblent être, au moins dans une certaine mesure, antagoniques. Il y a toujours, bien sûr, des situations où l’on veut ou doit juger, et on pourrait utiliser l’art à cette fin, mais le caractère scabreux, et aussi le pouvoir de la fiction et de la figuration esthétique qu’offre la photographie, rend impossible tout jugement simple, univoque. Quand on juge quelque chose, on doit poser une limite morale ou intellectuelle, on doit prendre parti d’un côté ou de l’autre – affirmer que quelque chose est moral ou ­immoral, bien ou mal, convenable ou inconvenant. Mais cela pourrait aussi impliquer qu’il manque quelque chose. Cela pourrait impliquer qu’on simplifie, qu’on perde l’impact de la contradiction. L’espace ouvert par la refiguration esthétique, est situé sur une interface entre des concepts comme ceux de preuve, de vérité, de fiction, de référence. Dans cette zone intermédiaire, des versions diverses, parfois même contradictoires, de l’événement ou de la personne considéré peuvent entrer en concurrence. Elles peuvent croiser des enjeux moraux, politiques, idéologiques. De sorte que, si la refiguration esthétique brouille l’idée d’un jugement définitif, ça ne veut pas dire pour autant qu’elle est anti-éthique. Je verrais plutôt ce 243

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que la signification photographique a de scabreux comme sa dimension éthique, justement. Donatien Grau   Cela se rattache à ce qu’on pourrait appeler « l’éthique du voir ». Elisabeth Bronfen   Ce qui est décisif, pour moi, c’est l’idée de voir quelqu’un en tant que quelqu’un d’autre, de voir quelque chose qu’on ne veut pas voir. C’est là que les aspects fictionnels et narratifs de la photographie détiennent, pour moi, une puissance particulière. Cela a à voir avec le fait d’entraîner son œil, de réaliser la complexité du voir. Il ne suffit pas simplement de voir, voir est, en soi, un processus multiple. Cela semble évident, cela va de soi, mais il faut le dire et le redire. Surtout dans notre monde saturé de médias, dans lequel une telle part de la communication se fait via les images, le risque est de ne voir que peu ou pas du tout, d’être distraits, de perdre nos capacités de concentration et d’attention. Il semble plus important que jamais d’exercer une éthique du voir. Donatien Grau   Je veux vous poser, à tous les trois, une dernière question. L’espace de la fiction semble être un espace où le jugement est impossible : un espace expérimental, un espace artistique. Mais ma question, est : comment se rapporte-t-il au reste du monde ? Chacune de ces œuvres nous pousse à ne pas être humains, du moins pas tels que nous sommes programmés pour l’être moralement, éthiquement. On sait que les morts ne parlent pas. Hors de cet espace expérimental, nous ne prendrons pas de photos de ce genre. Jeff Rosenheim   Ce qu’Elisabeth et Leigh révèlent tous les deux, je crois, c’est que dans le processus de production 244

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d’images les artistes sont disposés à prendre à bras-le-corps les problèmes énormes, élémentaires, liés au rôle de l’appareil photo dans notre société. À quoi est-ce qu’il sert ? Comment est-ce qu’il révèle son sens ? Est-ce que la nature de son objet va de soi ? Les artistes créent des images pour toutes sortes de raisons, mais l’appareil est un outil d’un genre particulier. Comme Elisabeth vient de le dire, il n’est pas évident que non seulement nos étudiants, mais encore les autres artistes, voient la même chose que nous. Ça fait partie de la beauté de la chose. Ce n’est pas une affaire de secret. Ce n’est pas une affaire de sens qu’on cache. L’enjeu, c’est combien il est improbable de pouvoir révéler effectivement le sens, et c’est cette quête qui fait qu’on continue de regarder de grandes photos ou de lire des grands livres. Si on avait tout compris du premier coup, on n’y reviendrait pas. Elisabeth Bronfen   Je m’intéresse particulièrement à la question de la traduction comme processus ouvert auquel on ne cesse de revenir. Il y a quelque chose dans une photographie qui m’attire, qui me fascine, qui promet d’offrir un sens précisément parce qu’elle ne livrera jamais entièrement son sens. Si nous devons faire intervenir la question de l’humanité, alors je dirais qu’une éthique du voir implique que nous dépassions le fait d’être dans un ordinaire, c’est-à-dire que nous entrions dans un espace expérimental, en exerçant notre regard à revenir vers une photo, vers une œuvre de fiction. Cela mobilise notre capacité imaginaire, notre empathie, cela nous fait comprendre la fragilité de tout jugement, mais cela mobilise aussi ce qu’il y a d’essentiellement humain en nous.

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Leigh Ledare   C’est pour cette raison que je pense moi aussi qu’il est crucial de problématiser les choses, de ne pas faire comme si nous avions les réglé clairement ou qu’elles étaient résolues, mais plutôt de reconnaître que l’asymétrie, ça n’est pas les problèmes complexes qui existent ici. De reconnaître que le jugement est subjectif, même. C’est toujours un jugement subjectif, par conséquent toujours passible d’être un mauvais jugement. Jeff Rosenheim   Il y a d’autres images dans la série de ­Gardner qu’il intitule La récolte de la mort. Il cherchait quelque chose qu’il n’a pas trouvé, et il a créé quelque chose qui allait lui permettre de discuter une part de ce qu’il ressentait. Leigh récolte dans sa vie, à travers les photos avec sa mère Leigh récolte de sa vie le sens qu’il cherchait. Je suis sûr qu’il ne parvient à ce sens que partiellement, et nous aussi, parce que la réalisation de l’image le change en cours de route. Cela commence à un endroit et cela finit à un autre. Je pense que c’est vrai de Jeff Wall, je pense que c’est certainement vrai de la façon dont on utilise les appareils et dont on associe les images. On n’a pas une image unique qui est encastrée dans le mur. Il y a une impossibilité de relier une photo à une autre, l’image avec le texte. Dans le domaine des expositions, il est beaucoup plus facile d’avoir juste une photo sur le mur. Dès que vous en mettez une deuxième, ça devient vraiment difficile, parce que, tout d’un coup, il y a cette dimension binaire. Autant en installer une troisième. Et puis quand vous en installez une troisième, ça ne répond pas vraiment à la question. Alors vous finissez par remplir le mur tout entier. C’est une faiblesse que nous avons, en tant que commissaires. Nous avons peur de laisser les images parler d’elles246

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mêmes, parce qu’elles sont extrêmement problématiques. Nous pensons les aider en leur en ajoutant d’autres. Cela m’a donné du fil à retordre dans les récits que je crée, qui sont de pures fictions, bien entendu. Est-ce qu’un mur est un poème ? Est-ce qu’une pièce est une nouvelle ? Est-ce qu’une série de couloirs est un roman ? Je pense à cela tout le temps. Je suis vraiment heureux de ne pas créer d’images, parce que je ne suis pas sûr que je saurais par où commencer et finir. Leigh Ledare   C’est la question du volume, de l’immensité : le point où une infinité de sens devient un abîme de sens. Donatien Grau   Il y a des alternatives. Il y a des possibilités qui s’ouvrent et qui s’ouvrent encore. Peut-être que l’image qui contient sa propre possibilité alternative ouvre un espace. Peut-être que le multiple s’efforce de trouver une réponse.

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CHAPITRE 7

La mécanicité de la photographie INEZ VAN LAMSWEERDE & VINOODH MATADIN MARC FUMAROLI

Chapitre 7

Peut-être ne parviendrons-nous jamais à créer un chefd’œuvre intemporel tel que même les peintres d’aujourd’hui ont certainement la possibilité d’en produire via la traduction d’une idée en peinture modelée par leur main et par leur esprit original. Mais cela ne nous dérange pas. Notre but est de communiquer, d’inspirer et de montrer la vitalité de chaque être humain assis devant notre objectif. Nous ne serons donc peut-être pas considérés comme des grands artistes, mais nous espérons être considérés comme des êtres humains grands qui ont mis en lumière d’autres êtres humains grands en leur donnant une apparence plus grande que nature, héroïque et définitive. Être vu à travers notre objectif lors d’une séance de photos avec nous est une expérience transformatrice qui peut changer la vie du modèle. Tous les humains sont si profondément inquiets de leur apparence que le fait de nous confier cette inquiétude pour nous permettre de faire ressortir et de célébrer ce qu’il y a de réellement magnifique dans notre corporéité est un acte de bravoure. Ce sont cet échange de confiance, cette extrême proximité, la beauté de ce jeu de

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La mécanicité de la photographie

conquête et d’abandon qui donnent vie à nos photos et les font s’envoler loin de l’air funèbre qui enveloppe le médium tel que Marc Fumaroli le décrit dans cette conversation. Une fois le portrait publié, la personne qui y figure est ainsi définie pour l’éternité, car une photographie dit encore la vérité dans notre monde d’aujourd’hui, même si nous savons tous qu’il y a de la manipulation à son origine – cheveux, maquillage, vêtements, éclairage – et à son terme : retouches, étalonnage des couleurs, rognage et modification numérique. En fait, la notion même de modification numérique joue brillamment avec l’idée du moment décisif en photographie. C’est une révolte contre l’idée de la photographie comme représentation directe du temps, via l’altération après coup de l’image qui suspend à jamais le moment décisif. Et toujours, dans notre cas, même après ces interventions manifestes les humains photographiés en sortent haut la main parce qu’ils ont osé nous laisser le voile, entrer dans leur être et mettre au jour sur le papier leur rêve collectif d’originalité Inez van Lamsweerde & Vinoodh Matadin

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Donatien Grau   Marc Fumaroli, il était important de mener cette dernière conversation avec vous. Vous avez tant travaillé sur l’histoire de l’art, sur la photographie, sur l’histoire de l’art avant la photographie, et je voulais vous interroger sur la façon dont elle avait représenté une rupture dans l’ordre de nos représentations. Marc Fumaroli   Vaste programme, comme disait le Général de Gaulle. J’ai accepté de converser avec vous, non seulement pour le plaisir de m’entretenir avec quelqu’un d’agréable et d’intelligent, mais aussi parce qu’on me pose souvent la question : « Comment se fait-il que vous soyez à la fois si sceptique, si réservé vis-à-vis de la photographie comme art et, en même temps, que vous fassiez vous-même des photos, au point d’en faire quelques expositions, à la Maison Européenne de la Photo­graphie notamment ? » Je dois dire que c’est une bonne question, parce qu’on peut également la poser à un niveau sublime dans les mêmes termes, ou presque, lorsqu’on se rend compte que, à l’apparition de cette technique, et à son effort immédiat de se poser comme art, se tient Baudelaire – dans les phrases merveilleuses, et dont l’écho résonne encore aujourd’hui, qu’il a écrites à propos de l’exposition du Salon de 1859, et avec le fait qu’il se soit laissé photographier si souvent par de très grands photo­ graphes qui espéraient mériter le titre d’artiste, c’est à dire, d’une part Nadar, et de l’autre Carjat.

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Chapitre 7

J’avoue que, d’abord, le fait de tenir les deux bouts de la chaîne, dans tous les domaines, m’a paru une forme d’intelligence, et donc cela ne me paraît pas rédhibitoire que de ne pas aimer la photographie et d’en faire. Baudelaire aimait le dessin, il dessinait fort bien. Il dessinait au moins aussi bien que Cocteau. Dans mon enfance, j’ai eu un moment où j’étais passionné par le dessin, et je n’ai cessé d’en faire que parce que mes parents, un peu effrayés par cette nouvelle activité, et craignant que le travail que j’avais au lycée n’en souffre, m’ont pratiquement empêché de continuer à prendre des cours de dessin et à en faire. Alors pour moi, la photographie est une espèce de supplément d’âme, si j’ose dire, que je me suis donné faute de pouvoir comprendre, de prendre goût au dessin, une fois que j’avais raté mes premiers essais de cet ordre, qui me donnaient beaucoup de satisfaction. La photographie, je la fais sans joie, je la fais sans véritable goût. J’essaie d’en tirer le meilleur parti, mais je suis toujours un peu au regret de ne savoir faire que cela, en matière évidemment de représentation. Pourquoi Baudelaire était-il si inquiet, anxieux, et même furieux du passage de la photographie de technique au service de la science, au service de l’astronomie, au service même, éventuellement, de l’anthropométrie, au statut d’art, presque comme une sorte de dixième muse ? Effectivement, il a pu, d’abord dans l’Exposition universelle de 1855, puis ensuite dans le Salon de 1859, voir la photographie traitée par les organisateurs de ces grandes fêtes de l’esprit comme un art, ce que réclamait la société de photographie créée par Nadar. Nadar a réussi à obtenir que dans l’Exposition universelle de 1855, et ensuite dans les salons de peinture ou de sculpture, la photographie figurât en tant que chapitre des arts. Baudelaire s’en explique d’ailleurs longuement dans un essai qui figure dans son compte rendu du Salon de 1859, et qui s’intitule « Le ­public 254

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moderne et la photographie ». Quelles sont les objections de Baudelaire à la photographie, à ce point virulentes qu’elles équivalent à un véritable exorcisme de cette sorcellerie qui vient ruiner la peinture, qui vient ruiner les arts de la représentation, la gravure, le dessin ? J’ai eu la chance de connaître, dans ses dernières années, grâce à mon ami Yves Bonnefoy, le grand photographe Cartier-Bresson qui est peut-être, à mon avis et de l’avis de beaucoup, le plus grand photographe du XXe siècle. Henri Cartier-Bresson avait renoncé à la photographie et s’adonnait exclusivement au dessin. C’est intéressant de voir un des plus grands photographes qui soit, dont l’œil était inspiré, si j’ose dire, par l’appareil photographique, par son instantanéité, par sa capacité de saisir l’instant à son passage, trouvant que c’était un art qui n’en n’était pas un, et qu’il fallait revenir au dessin. Alors, je voudrais lire un passage de ce chapitre du « Salon de 1859 »: ce qui me frappe d’abord, c’est le ton prophétique de ce texte, le ton qui relève du religieux au moins autant que de l’esthétique. Il écrit, entre autres : « Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi, et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. » C’est vraiment le ton du prophète biblique et de la lamentation. C’est une jérémiade, en fait. « Cette foule idolâtre » – là encore, allusion au Veau d’or, allusion à la Bible – « postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : “Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante 255

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soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu." Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit: "Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d'exactitude (ils croient cela, les insensés), l'art, c'est la photographie." » On est devant une approche à la fois métaphysique et religieuse du problème. La photographie c’est, selon Baudelaire, la reproduction exacte non idéalisée, non modifiée de l’intérieur par le génie artistique de la nature, c’est-à-dire des objets tels quels, tels qu’ils nous apparaissent et qui, selon la théorie de l’art traditionnel, ne relèvent pas de l’art, mais relèvent tout simplement de l’imitation servile et de l’extinction, en quelque sorte, de la capacité dont nous disposons de voir le monde autre que matériel. A cela, évidemment, la réponse est venue, presque sur le champ : la passion pour la photographie a été tout de suite très vive. C’était à Paris que Daguerre avait fait déposer, à l’Académie des sciences, le brevet de la photographie, et en avait fait cadeau à l’État français pour ne pas en faire un objet de commerce. Il n’a fait que s’imposer toujours davantage auprès d’un public de plus en plus nombreux et, aujourd’hui, on peut dire qu’il n’y a pas un chat sur la terre qui ne dispose pas d’un appareil de photographie à très bon marché, à très haute définition, et dont il se sert à tout instant. C’est une espèce de triomphe absolu. La photographie est partout, elle fait partie des actes élémentaires de toute vie privée, de toute vie personnelle. Et elle est un élément comme Baudelaire l’avait entrevu, comme il le prévoyait, comme il l’apercevait, mais avec épouvante et non pas avec enthousiasme : l’art de la démocratie, l’art pratiqué par tous, quel que soit leur talent, quelle que soit leur vocation, 256

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quels que soient leurs appétits. Tout le monde fait de la photographie. Tandis que dans les arts traditionnels – qui demandent une véritable compétence de la main, et pas seulement de l’esprit, qui commandent en quelque sorte la maîtrise des cinq sens – entre la foule et les artistes, il y avait les amateurs, les collectionneurs, les connaisseurs, tout un monde intermédiaire qui préservait, en quelque sorte, le jugement esthétique de son appauvrissement ou sa disparition, dont la photographie est évidemment le cas le plus extrême et le plus irrésistible. Je ne peux malheureusement pas analyser le texte de ­Baudelaire, c’est très long et c’est très irréfutable. Mais il y a un aspect de la question que Baudelaire n’aborde pas explicitement. Ce que Les Fleurs du mal ne cesse d’aborder comme une espèce de leitmotiv impérieux et extraordinairement important pour le poète, c’est que les arts traditionnels de la représentation se déploient à l’intérieur du monde des sens naturels, de la vue, de l’ouïe, du tact, de l’odorat. Songez à la place que tiennent ces cinq sens dans Les Fleurs du mal, songez à la chevelure, à l’odorat… On pourrait reconstituer un plan des Fleurs du mal avec les cinq sens, alors que la photographie inaugure un âge totalement nouveau où la technologie se mêle de se substituer à nos sens naturels. La photographie, c’est sans doute le sens de la vue, mais un sens de la vue qui délègue son pouvoir naturel à une machine, qui est l’appareil photographique. Et vous pouvez faire le tour des cinq sens, vous pouvez voir que nous vivons de plus en plus atrophiés de nos sens naturels, et sommes de plus en plus les jouets de puissantes technologies. La première qui s’est manifestée est effectivement la lentille du microscope et de l’astronome, avant les technologies qui permettent à nos sens limités de s’amplifier à l’infini. La photographie ambitionne de nous faire connaître le monde à travers des machines. Et, en ce sens, 257

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Baudelaire défend en quelque sorte l’humanisme traditionnel, il défend Aristote, il défend Platon, et il défend la gnoséologie d’un monde non industriel, d’un monde non technologique, d’un monde qui n’a avec la nature qu’un rapport, en quelque sorte, d’admiration et non de substitution. Le poète, au fond, c’est celui qui nous ramène dans l’ordre qui est le nôtre. L’amour est aussi une puissante émotion qui nous rapporte à tous les cinq sens à la fois. Il y a même un apophtegme de Lichtenberg qui dit que : « Nous ne connaissons le monde avec les cinq sens que dans l’amour. » Pour moi, c’est l’un des plus beaux apophtegmes qui existent. C’est d’une profondeur et d’une opportunité, puisque c’est écrit dans les années 1820, au moment où justement la photographie est en train de s’imposer, en tout cas de naître à l’esprit de ses inventeurs. Il me semble que l’étrange fidélité que les foules semblent porter à l’art ancien témoigne de cette nostalgie pour la vie pleine des cinq sens. Je range à l’art ancien ses derniers représentants, c’est-à-dire la grande génération des années de l’avant-première guerre mondiale – les Braque, les Picasso qui, même s’ils remettent en question la figure, ne remettent pas en question la peinture, ne remettent pas en question la manière dont la peinture nous enseigne à jouir à fond de nos propres sens, sans passer par les médiations mécaniques et industrielles. Donatien Grau   Vous avez parlé de l’humanisme. Considérez-vous que la photographie soit un anti-humanisme, du fait qu’elle ne mette pas en jeu les capacités des sens humains comme la peinture ? Marc Fumaroli   Oui, je crois qu’elle est même dangereuse. Comme beaucoup de ces objets qu’a rendu possibles la science moderne, elle a au moins une double facette, et elle 258

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en a certainement d’autres. D’un côté, elle est très utile parce que, dans bien des domaines, la photographie nous sert de mnémotechnique, pour nous souvenir de détails que nous risquerions d’oublier, et nous faire vivre dans un monde dont nous savons non seulement l’apparence, mais aussi ce qu’il y a derrière les apparences, tout en étant purement matérielle. Mais par ailleurs, il faut bien reconnaître aussi que la photographie, du fait qu’elle se prétend la représentation exacte de ce qui est fait, des choses, des êtres, a un pouvoir d’émotion, de stupeur, ou même de peur, qui n’est pas du tout de l’ordre de la réception à laquelle se prêtait l’art ancien, que ce soit la peinture, la sculpture, la gravure ou le dessin. Et il faut bien reconnaître que le pouvoir du journalisme, qui n’a fait que croître depuis le XIXe siècle, le pouvoir de créer des mouvements de foule, est fabuleux et très dangereux. D’autre part, il faut bien reconnaître que cette idée selon laquelle la photographie est la reproduction exacte des choses et des êtres est extrêmement contestable. La photographie – on le sait de plus en plus puisque nous disposons maintenant de logiciels rendant le moindre d’entre nous capable de modifier l’image, de la rendre vraisemblable, autre qu’elle ne l’était au départ – se prête à l’imposture, la photographie se prête au mensonge. Quand on pense, par exemple, que la fameuse photo de Robert Doisneau devant l’Hôtel de Ville était une mise en scène, alors qu’on la considérait comme l’un des plus grands moments de la poésie lyrique, si j’ose dire. Ou bien lorsque la fameuse image du soldat soviétique, qui appose le drapeau de l’URSS sur le Reichstag à Berlin, est aussi une mise en scène pour symboliser, en somme, la victoire de l’Armée rouge sur ­l’Allemagne militaire. Je cite ces deux lieux communs connus de tout le monde, mais c’est tous les jours que des photographies de cette nature 259

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surgissent. Pendant la guerre que le FLN a dû mener contre les islamistes, il a paru une photo qui a bouleversé le monde, et où on voyait une victime d’un attentat islamiste entourée de sa mère, de sa sœur, des saintes femmes, si j’ose dire – une photo qui était profondément chrétienne d’inspiration. C’était, manifestement, une composition destinée à ébranler, ou à émouvoir, ou à troubler le public chrétien européen et américain. Donc la photo est extrêmement trompeuse. L’idéalisation que l’on reproche souvent à la peinture classique n’est rien comparée au travail de faussaire auquel le photographe est en mesure de se livrer pour faire illusion aux spectateurs de son image. Pour en revenir aux cinq sens, une chose qui m’a toujours frappé, dont Baudelaire ne parle pas non plus, mais son texte est tellement prégnant qu’il n’est pas besoin de forcer la note pour penser qu’il aurait adhéré à cet autre constat de la supériorité des arts sur la technique photographique : c’est que la photographie, et Barthes l’a senti très bien dans La Chambre claire, c’est le langage de la mort. C’est le langage de la mort parce que la matière de la photographie est très pauvre, elle est presque mortifère. Elle est glacée ou, en tout cas, elle est près de l’être, et elle a quelque chose de glacial. Alors que la peinture, grâce à ses pigments, grâce à ses épaisseurs, si j’ose dire, a une capacité de nous faire participer à notre propre incarnation, que la photographie n’aura jamais. La photographie est désincarnée, et même le plus souvent elle a un caractère funéraire. C’est ce que je lui reproche. On peut considérer que le temps présent – avec sa littérature, avec sa poésie, avec son cinéma, avec ses médias – est un temps extrêmement sinistre, qui prétend à la jouissance et qui en est exilé, au point de cultiver à haute dose le sado-masochisme, la pratique de la drogue, et autres paradis artificiels comme dirait Baudelaire lui-même, qui nous éloignent de la 260

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santé, qui nous éloignent de l’équilibre, qui nous éloignent aussi de l’esprit de joie qui est très souvent la conséquence de l’ancienne peinture. J’ai toujours été frappé que, dans le merveilleux traité de Marsile Ficin, le De triplici vita (Les trois livres de la vie) dont j’ai parlé dans mon livre sur la République des Lettres, ce médecin platonicien constate que ses lecteurs, qui sont des hommes de lettres, des femmes de lettres, sont préparés à la mélancolie, à la névrose, à la tristesse, parce qu’ils ont un métier immobile : ils ne marchent pas assez, ils ne voyagent pas assez, ils ne se promènent pas assez. Pour compenser tout cela, il dit : « ­Mettez-vous au moins dans votre studio de travail un beau paysage, et ce paysage tiendra lieu de paysage dans lequel vous ne marcherez pas, mais il vous apportera cette espèce de don qui vous fera du bien ». Et comme il est néo-platonicien, il croit à l’influence des astres, il croit à l’influence des planètes, il croit à l’astrologie, pour vous dire tout d’un mot ; et il conseille que la peinture soit faite de telle manière qu’elle augmente l’influence du soleil, et l’influence des astres bénéfiques, sur l’influence des astres maléfiques comme Saturne. Et une grande partie de la tradition picturale a un lien profond avec la thérapeutique, alors que la photographie ne sera jamais une thérapeutique. Donatien Grau   Est-ce que vous pensez qu’on jouissait plus avant la photographie? Marc Fumaroli   Oui, je crois. J’en suis persuadé même. On ne sait même plus ce que c’est que la jouissance. Donatien Grau   Quand vous parliez, tout à l’heure, de la photo­graphie comme langage de la mort, j’ai pensé aussi que 261

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la photographie est une drogue. On prend des photographies sans cesse, sans cesse, sans cesse, sans cesse, c’est une addiction. Marc Fumaroli   Cela a rapport avec la mort, mais aussi avec cette mort dans la vie qu’est la mélancolie, qu’est la névrose. C’est une névrose. Quand je vois maintenant le Louvre visité non pas par des gens qui viennent découvrir des sensations heureuses devant des tableaux, devant des statues qu’ils ne connaissaient pas, ou qu’ils ne connaissaient que superficiellement, mais par des gens qui viennent là pour se faire des selfies. C’est-à-dire ils ne regardent pas le tableau, mais ils prennent une photographie d’eux-mêmes devant le tableau pour pouvoir ensuite se la repasser. Et même, je dirais qu’une grande partie du public n’entre plus dans le musée parce que c’est trop fatigant. L’essentiel, c’est d’y avoir été. Comment faire pour concilier ces deux choses apparemment inconciliables : on se photographie devant la pyramide, et là, on a la preuve qu’on est bien venu au Louvre. Et on peut la montrer à ses amis, on peut la revoir et la revoir, et cela nous convainc. La photographie contient la tentation d’une atrophie volontaire de toutes les formes de bonheur qui sont associées aux Beaux-Arts. Donatien Grau   Vous parliez de mélancolie. Est-ce que vous pourriez parler un peu plus du rapport entre photographie et mélancolie ? Marc Fumaroli   Je crois que la meilleure page consacrée à ce sujet, c’est celle de Barthes et de La Chambre claire. Il a dit, je crois très bien, ce que je ressens très fortement. C’est ce que j’ai fini par comprendre à propos de la fascination qu’exerce la photographie, et le danger qui est associé à cette fascination. 262

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Donatien Grau   Vous avez cité Baudelaire parlant de Dieu : est-ce qu’il n’y a pas aussi dans notre culture de la photographie, cette photographie qui remplace la culture, une forme de matérialisme, une manifestation du matérialisme ? Marc Fumaroli   Oh évidemment, d’ailleurs c’est ce que ­Baudelaire dit très bien. Il dit « l’exactitude absolue », c’est-àdire qu’il n’y a pas de prolongement possible. La photographie enferme ce qu’elle représente dans un cercle étroit, et il n’y a aucun moyen, même de photographier la métaphore, même de photographier la métonymie, de photographier la plupart des figures poétiques du langage. Donatien Grau   S’il devait y avoir une poésie en photographie, quelle serait-elle ? Marc Fumaroli   On peut toujours s’imaginer à force de déformer une photographie, de l’éloigner de sa propre nature. Il y a des photographes qui sont capables de rendre le réel nuageux, de rendre le réel trituré, et d’accompagner cela de textes un peu mystérieux et de dire : « Voilà, nous sommes dans la poésie ». Mais c’est plutôt une imposture qu’un véritable genre poétique s’ajoutant à ceux que nous connaissons. Ce n’est pas une véritable manifestation d’individualité que de se prendre en photo exactement comme on appose son sceau. Ils se prennent devant la pyramide, ils se prennent devant La Joconde, ils se prennent devant la Vénus de Milo, devant la Victoire de Samothrace. C’est une appropriation fictive, fantasmatique d’un objet qu’on na pas regardé, qu’on n’a pas vu, qu’on n’a pas senti, qu’on n’a pas reconnu dans son incarnation – la descente de l’esprit dans la chair et dans la matière.

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Je ne crois pas du tout à l’argument selon lequel la photographie permet d’apprendre à regarder : elle est très pauvre, elle appauvrit ce qu’elle représente. Pour découvrir un paysage, il vaut mieux se tourner du côté de Marquet, de Matisse, et même, encore mieux, du côté du sublime paysagiste qu’est Corot. C’est peut-être être un peu avare vis-à-vis du public que de lui faire croire qu’il va mieux connaître le monde parce qu’il l’a vu photographié. Donatien Grau   Oui, mais une photo d’un paysage, contrairement à une peinture de paysage, crie « Je suis vrai ! C’était là. C’était ça », ce qui n’est pas le cas d’une peinture. Marc Fumaroli   Oui, mais en disant « J’était là ! », vous avouez que la photographie ne représente pas le paysage comme un lieu, mais elle le représente comme un passage, ce que ne fait jamais le portrait, le paysage peint parce que, même s’il représente un passage, l’aube, le crépuscule du soir, le midi, c’est dans une dimension qui est immédiatement celle de l’être et non pas du paraître. Je dois tout à la peinture, et à la peinture regardée elle-même et non pas dans ses reproductions. Je crois que c’est une illusion, de prétendre connaître par la photographie, parce que ce à quoi nous devons avoir rapport, ce n’est pas avec l’instant, ce n’est pas avec l’apparence immédiate, c’est avec un lieu durable. Donc vous imaginez des facettes, mais ces facettes renvoient toutes à un lieu où ces ­facettes sont chez elles. Or, ce n’est pas du tout une impression que nous donne la photographie. Elle nous donne l’impression qu’il s’agit d’une pellicule. On nous donne la pellicule au lieu de la chair. On retrouve dans le paysage ce qu’on a dit pour le portrait : la photographie est funéraire en matière de

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portrait, elle nous fait connaître l’être pour la mort et non pas l’être tout court. Ceci dit, il est bien évident que je ne songe pas à interdire la photographie ou à la bannir. Mais ce qui me frappe, par exemple, pour aller dans la même direction, c’est qu’une religion aussi iconoclaste que l’islam, une religion qui l’est un peu moins mais, enfin, qui est aussi iconoclaste, comme le protestantisme, qui condamne l’image, condamne la représentation, ne voit aucune objection à la photographie, au cinéma, à la télévision, et à un univers qui est envahi par des images dont le sens est pauvre. C’est dire qu’en fin de compte, l’iconoclasme s’arrête au seuil de la photographie, et là il consent à célébrer la photographie, à la pratiquer, à en faire le même usage que les peuples nés dans les religions iconophiles. Cela me paraît la preuve qu’il y a de l’iconoclasme dans l’image photographique ellemême : la destruction de ce qui est charnel ; ce qui est sensuel, ce qui est vivant étant éliminé. La photographie n’est plus du tout de l’idolâtrie. Elle est vidée, c’est une image vidée. Donatien Grau   Je voulais aussi vous poser la question du rapport à la mémoire : si nous prenons toutes ces photos, c’est pour construire notre mémoire, pour garder une mémoire de toutes les choses. Marc Fumaroli   « Faire mémoire », comme on dit maintenant. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais cela revient tout le temps dans le langage un peu desséché auquel nous sommes habitués maintenant. Je connais un photographe qui était hanté par le fait que l’usage fréquent, même habituel, de la photographie de portrait, c’était la police qui l’avait inventé. Je parlais tout à l’heure 265

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d’anthropométrie. C’est vrai que, au XIXe siècle, on s’en donnait à cœur joie de photographier les criminels de manière à trouver des traits qui prédisposeraient au crime. Cela m’a toujours beaucoup inquiété parce que personne n’a jamais songé à se servir d’un portrait peint pour dégager un soupçon de culpabilité, ou une responsabilité d’un crime ou d’un acte répréhensible. Aux États-Unis, il y a une habitude, qui est très ancienne, je crois, dans ce pays depuis qu’il a adopté la photographie, depuis la guerre de Sécession – la première guerre qui a été publiée, mais aussi la première adoption, par le peuple américain en général, de la photo – de construire sa vie par les photographies. Ils ont un complexe de généalogie, si j’ose dire. Ils viennent de partout, ils ne savent pas très bien quelle est leur patrie et, s’ils ont une mémoire de leur propre lignée, elle est toujours limitée à une ou deux générations. Pour compenser, ils font des recherches et ils prennent les devants, ils font des autobiographies photographiques. C’est extrêmement fréquent. Les enfants commencent à photographier très tôt, et ils sont bien décidés, tout le long de leur existence, à accumuler des photographies de manière à ce que leurs enfants sachent qui ils étaient, comment ils ont vécu, et quelle était leur apparence, de génération en génération. C’est une conception, très sympathique, de substitution –: substitution d’une médaille, d’une monnaie, d’un portrait en pied ou d’un portrait en buste, de tout ce qui caractérise une longue lignée de ses représentants extrêmement consistants. Donatien Grau   C’est aussi plus démocratique. Marc Fumaroli   La question de la photographie et la question de la démocratie sont absolument liées. Ces religions iconoclastes et qui, à première vue, sont étrangères à la démocratie, 266

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la rejoignent par leur acceptation si naturelle, si spontanée, si peu théorisée, de la photographie comme allant de soi. Il y a une vocation démocratique cachée dans cette curieuse acceptation. L’usage de la photographie représentant un égorgement a un effet qui touche absolument tout le monde. Donatien Grau   Aujourd’hui, nous avons le sentiment que la situation s’est intensifiée par rapport au temps de Baudelaire. Ce n’est même pas seulement que la photographie était une démocratisation de la peinture, mais la photographie actuelle est une démocratisation de cette démocratisation. Marc Fumaroli   La mémoire culturelle s’appauvrit, se raccourcit, la photographie occupe de plus en plus de terrain. ­L’artiste Cindy Sherman passe sa vie à jouer des rôles. Elle fait des selfies, si j’ose dire, mais des selfies sophistiqués où elle joue le rôle de Cléopâtre, elle joue le rôle de la reine d’Angleterre, elle joue le rôle de Marilyn Monroe, elle-même, et elle se photographie. Elle élimine la peinture complètement, ce qui n’était pas le cas encore au temps de Baudelaire. Et de fait, la présence de la photo a été terriblement décapante pour la peinture, et en général pour les arts. L’illusion, c’est que la photographie peut tout remplacer, la sculpture, comme elle avait remplacé la peinture, et à plus forte raison le dessin. D’où la contestation de Cartier-Bresson qui sacrifie au dessin ses dernières années pour compenser, pour réparer les qualités qu’il avait déployées dans la photographie, et qui en faisait presque un art. Donatien Grau   Comment envisagez-vous ainsi votre propre pratique photographique ?

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Marc Fumaroli   La photographie, c’est l’art de la démocratie, ce qui reste de l’art dans la démocratie, et il y a une grande différence entre quelqu’un qui photographie avec une culture du type classique, et quelqu’un qui pratique la photographie comme l’art des arts, dans la plus profonde indifférence vis-àvis de la tradition artistique. Ma propre pratique photographique est quelque chose que je n’estime pas beaucoup, mais qui me donne l’illusion que je persévère dans mon affection pour le portrait, pour le paysage, pour la nature morte, et même pour la peinture de genre. C’est vraiment une substitution. Je suis très attaché à la notion de chef-d’œuvre parce que le chef-d’œuvre vous augmente. La mécanicité de la photographie ne vous augmente pas, c’est un moulin à vent.

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Participants

Philippe Artières  est un historien. D’origine anglo-ghanéenne et résidant à Londres et à Paris, Osei Bonsu est commissaire d’exposition, critique et historien de l’art. Parmi ses nombreuses activités, on compte la programma­ tion d’expositions, la publication et la stratégie culturelle dans le domaine des arts visuels. Il a développé des projets portant sur les histoires transnationales de l’art, en collaboration avec des musées, galeries et collections privées à l’échelle internatio­ nale. En 2017, il fut le commissaire de la 10e édition de ­Satellite (« L’Economie du vivant »), une programmation d’expositions coproduite par le Jeu de Paume et le CAPC-Musée d’art contem­ porain de Bordeaux. Il a également contribué à l’élaboration de plusieurs projets dédiés à l’art africain, notamment l’exposition Pangaea II: New Art from Africa and Latin America (« ­Pangaea II : art nouveau d’Afrique et Amérique Latine ») à la Saatchi Gal­ lery en 2015, et la 1–54 Contemporary African Art Fair (2013– 2014). Il est titulaire d’un master en histoire de l’art de l’Univer­ sity College London, pour lequel son mémoire sur le surréalisme et la sculpture africaine a obtenu la mention très bien. Il est membre du comité de rédaction du magazine frieze.

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Emma Bowkett est directrice de la photographie du Financial Times FT Weekend Magazine. Ayant rejoint le magazine en 2009, elle a fait partie intégrante de la petite équipe artistique qui en a entièrement remanié le vocabulaire visuel en vue du lancement de la nouvelle mouture en 2010. Elle a été commis­ saire d’expositions présentées à la Triennale de la Photographie de Hambourg et du festival Peckham 24 (Londres) et, en 2018, co-commissaire de PhotoEast Festival, la biennale de photogra­ phie du Suffolk. Maître de conférence invitée, elle est également souvent appelée à participer à des lectures de portfolios, festi­ vals, foires et concours de photographie internationaux. Elle est membre du Magnum Photos Professional Practice, qui soutient les jeunes photographes émergents. Elle a remporté le tout pre­ mier Firecracker Contributors Award, décerné par des photo­ graphes professionnels, qui distingue les femmes ayant eu une influence décisive sur les métiers de la photographie. Elle est co-commissaire du supplément spécial et de la journée d’événe­ ments organisés par le Financial Times dans le cadre de la foire Photo London. Elle est titulaire d’un master en image et com­ munication de l’université Goldsmiths à Londres. Elisabeth Bronfen est professeure d’études anglaises et améri­ caines à l’Université de Zurich et Global Distinguished Professor à la New York University depuis 2007. Elle est titulaire d’un doctorat (Université de Munich) consacré à l’espace littéraire dans le roman-fleuve Pilgrimage de Dorothy M. Richardson et, cinq ans plus tard, elle a rédigé son habilitation à diriger des recherches sur les représentations de la féminité et la mort. Spé­ cialiste de la littérature des XIXe et XXe siècles, elle est égale­ ment l’auteure d’articles et ouvrages dans des domaines aussi variés que les études de genre, la psychanalyse, le cinéma, la théorie culturelle et la culture visuelle. En sa qualité d’experte

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de la culture et de la politique américaine, elle intervient régu­ lièrement dans la presse et dans des émissions, tant nationales qu’internationales. Emanuele Coccia est maître de conférences à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris. Il est notamment l’auteur de La Vie sensible (Bibliothèque Rivages, 2010), du Bien dans les choses (Bibliothèque Rivages, 2013), et de La Vie des plantes (­ Bibliothèque Rivages, 2016, Prix des Rencontres philoso­ phiques de Monaco). En conversation avec bien des artistes, il a écrit de nombreux textes sur leur travail, et est, en 2019, conseil­ ler scientifique de l’exposition « Nous les arbres » à la Fondation Cartier, Paris. Russell Ferguson est professeur à la faculté des arts de l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA). Il était auparavant conser­ vateur en chef du Hammer Museum à Los Angeles, où il a conçu et organisé de nombreuses expositions, notamment Perfect Likeness: Photography and Composition (« Ressemblance parfaite : photographie et composition ») en 2015, ainsi que les exposi­ tions personnelles de Larry Johnson (2009), Wolfgang Tillmans (2006) et Christian Marclay (2003). Il a été commissaire (avec Kerry Brougher) de l’exposition Open City: Street Photographs Since 1950 (« Ville ouverte : photographies de rue depuis 1950 ») présentée en 2001 au Museum of Modern Art d’Oxford.  Dominique de Font-Réaulx est conservateur général au Musée du Louvre, directrice de la Médiation et de la Programmation culturelle. Elle a été directrice du musée Eugène Delacroix de 2013 à fin 2018. Elle est, depuis janvier 2018, rédactrice en chef de la revue Histoire de l’art. Elle a été chargée de mission au­ près d’Henri Loyrette, pour la coordination scientifique du

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projet du Louvre Abou Dabi. Auparavant, elle a été conserva­ teur au Musée d’Orsay, en charge de la collection de photogra­ phies ; elle a commencé sa carrière comme conservateur de la collection de moulages du Musée des Monuments français, de sa restauration et de son redéploiement. Elle a été commissaire de très nombreuses expositions, notamment, en 2002, L’Invention du sentiment (Musée de la Musique), en 2003, Le daguerréotype français, un objet photographique (Musée d’Orsay, The Metropolitan Museum of Art) ; en 2007–2008, Gustave Courbet (1819–1877) (Galeries nationales du Grand Palais, The Metro­ politan Museum of Art, Musée Fabre) ; Jean-Léon Gérôme (2010, Musée d’Orsay, The Getty Museum, Fondation Thyssen à Ma­ drid) ; Une Brève histoire de l’avenir (2015, Louvre) ; Shakespeare romantique (2017–2018, Saint-Omer et à Namur). Elle a publié notamment Peinture et photographie, les enjeux d’une rencontre, chez Flammarion, en 2012. Elle a édité, en 2018, les manuscrits de jeunesse d’Eugène Delacroix chez Flammarion. Elle a publié en 2018 chez Cohen&Cohen, Delacroix, la liberté d’être soi. Elle enseigne à l’École d’Affaires publiques de Sciences Po (Paris), où elle est conseillère scientifique de la filière Culture. Marc Fumaroli est Professeur honoraire au Collège de France, où il fut titulaire, de 1987 à 2002, de la chaire de « Rhétorique et société en Europe (XVIe –XVIIe siècles) ». Membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions et Belles Lettres, il est reconnu comme un des plus grands savants au monde dans le domaine de la transmission des classiques dans l’art et la littéra­ ture de l’Europe moderne. Auteur de très nombreux ouvrages et articles, il a notamment publié : L’Âge de l’éloquence : rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, (Droz, 1980), Quand l’Europe parlait français (de Fallois, 2001), Chateaubriand : poésie et terreur (Gallimard, 2003), Paris-New

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York, et retour, Voyage dans les arts et les images (Fayard, 2009), La République des lettres (Gallimard, 2015). En 2019, un recueil de ses interventions a paru dans la collection Bouquins sous le titre Partis pris. En 2007 et en 2011–2012, ses photographies ont été exposées à la Maison Européenne de la Photographie, Paris. Le travail de Leigh Ledare soulève des questions liées à la relation, à l’intimité et au consentement, en transformant le spectateur en voyeur de scènes de la vie privée ou de situations mettant en jeu des tabous sociaux. Utilisant la photographie, du matériel d’archives, du texte et de la vidéo, Ledare explore divers aspects du concept de subjectivité par le biais d’une démarche privi­ légiant la mise en scène et la performance : ses interventions révèlent une tension entre la réalité de configurations sociales, d’une part, et les postulats et fantasmes qui les sous-tendent, d’autre part. Son œuvre a fait l’objet d’une r­ étrospective orga­ nisée par le WIELS-Centre d’art contemporain (2012, Bruxelles) en collaboration avec la Kunsthal Charlottenborg (2013, Copen­ hague), ainsi que de nombreuses expositions, tant personnelles telle The Plot (« L’intrigue ») à l’Art Institute of Chicago (2017, Chicago), que collectives, notamment à la Whitney Biennal de 2017 (New York) et à la Manifesta 11, la onzième édition de la biennale Manifesta (2016, Zurich). Natif de Londres, Kieran Long est commissaire d’exposition, écri­ vain, enseignant et présentateur. Il est actuellement le direc­ teur d’ArkDes, le musée national d’architecture et de design de Suède (Stockholm). Il était auparavant conservateur en chef du Département du design, de l’architecture et du numérique au Victoria and Albert Museum (V&A). Il a également travaillé au Royal College of Art, à la BBC, pour le journal The Evening Stan-

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dard, ainsi qu’en tant que rédacteur en chef de plusieurs publi­ cations consacrées au design et à l’architecture. Paul McCarthy est titulaire d’une diplôme de Beaux-Arts (BFA) en peinture du San Francisco Art Institute (1969) et d’une maîtrise en Beaux-Arts (MFA) en multimédia, cinéma et art de l’Univer­ sity of Southern California (1973). Il a enseigné pendant dix-huit ans la performance, la vidéo, la réalisation d’installations et l’his­ toire de l’art dans le département des New Genres à l’Université de Californie, Los Angeles (UCLA), où il a exercé une influence déterminante sur la nouvelle génération d’artistes de la côte ouest américaine. Le travail de McCarthy comprend des projets réalisés en collaboration avec des amis artistes, tels Mike Kelley et Jason Rhoades, ainsi que son fils Damon McCarthy. Ses œuvres ont été exposées dans le monde entier et ses prochaines exposi­ tions personnelles, en 2020, seront au Hammer Museum (Los An­ geles) et au KODE (Bergen). Au cours des vingt dernières années, ses expositions individuelles ont eu lieu dans les institutions sui­ vantes : M WOODS (2018, Pékin) ; Fundació Gaspar (2017, Bar­ celone) ; Henry Art Gallery (2016, Seattle) ; ­Renaissance Society (2015, Chicago) ; la Monnaie de Paris (2014, Paris) ; Park Avenue Armory (2013, New York) ; Fondazione Nicola Trussardi (2010, Milan) ; Whitney Museum of American Art (2008, New York) ; Moderna Museet (2006, Stockholm) ; Haus der Kunst (2005, Mu­ nich) ; Tate Modern (2003, Londres) ; M ­ useum of Contemporary Art (2000, Los ­Angeles), et New ­Museum of Contemporary Art (2000, New York). Paul M ­ cCarthy vit et travaille à Los Angeles.  Tom McCarthy est un romancier dont les œuvres ont été tra­ duites dans plus de vingt langues. Son premier roman, Remainder [Et ce sont les chats qui tombèrent, Hachette Littératures, 2007], a remporté le 2008 Believer Book Award et a fait l’objet

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d’adaptations au cinéma, au théâtre et à la radio. Son troisième roman, C, a figuré dans la sélection finale du Man Booker Prize en 2010, de même que son quatrième roman, Satin Island, en 2015. McCarthy est également l’auteur d’une étude sur Hergé intitulée Tintin and the Secret of Literature, et du recueil d’essais Typewriters, Bombs, Jellyfish. Il contribue régulièrement à des publications comme The New York Times, The London Review of Books, Harper’s et Artforum. En 2013 la Yale University lui a décerné le premier Windham Campbell Prize for Fiction. Il est actuellement professeur invité à la Städelschule à Francfort et lauréat du programme Artists-in-Berlin (DAAD). Roxana Marcoci est conservatrice principale au département de la photographie du Museum of Modern Art (MoMA), New York. Elle est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art, théorie et cri­ tique de l’Institute of Fine Arts (New York University). Parmi les expositions récentes dont elle a été la commissaire : Louise Lawler: WHY PICTURES NOW (« Louise Lawler : POURQUOI DES IMAGES MAINTENANT ») en 2017 ; Zoe Leonard: Analogue (« Zoe Leonard : Analogue ») en 2015; la rétro­spective Christopher Williams: The Production Line of Happiness (« Christopher Williams : la chaîne de production du bonheur ») en 2014 ; The Shaping of New Visions: Photography, Film, Photobook (« L’élaboration de vi­ sions nouvelles : photographie, cinéma, dossier de photos ») en 2012–2013 ; et Sanja Iveković: Sweet Violence (« Sanja Iveković : douce violence ») en 2011. Marcoci a co-dirigé la publication du catalogue en trois volumes des collections photographiques du musée, Photography at MoMA (1840 to Now), auquel elle a égale­ ment c ­ ontribué. Elle prépare a ­ ctuellement une rétrospective de l’œuvre de Wolfgang Tillmans, dont l’ouverture est prévue en février 2021.

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Renzo Martens a acquis une renommée internationale avec ses films  Episode I (2003) et Episode III: Enjoy Poverty (2008), le­ quel a été diffusé à la télévision dans plus de vingt-trois pays. En 2012, Martens a créé l’Institut pour les Activités Humaines (Institute for Human Activities - IHA) et lancé son projet de re­ cherche de « gentrification inversée » en République Démocra­ tique du Congo. En étroite collaboration avec les travailleurs du Cercle d'Art des Travailleurs de Plantation Congolaise, il pro­ meut une démarche artistique critique pour corriger les inéga­ lités économiques, de manière concrète plutôt que simplement symbolique. Ainsi, en 2017 ils ont inauguré un bâtiment White Cube, dessiné par l’agence OMA (Office for Metropolitan Archi­ tecture), sur le site d’une ancienne plantation d’Unilever. Pascale Montandon-Jodorowsky est plasticienne et designer. Son travail s’intéresse à la relation entre fragilité and permanence par le biais de créations embrassant les arts plastiques, la scéno­ graphie, le design et la photographie. Elle a notamment dessiné des décors et costumes pour la chorégraphe Carolyn Carlson, et réalisé les couleurs et la photographie des derniers films du ci­ néaste et écrivain Alejandro Jodorowsky, son époux, avec lequel elle collabore dans le cadre de leur œuvre graphique commune, pascALEjandro. ORLAN utilise la sculpture, la photographie, la performance, la vidéo, la 3D, les jeux vidéo, la réalité augmentée, ainsi que les techniques scientifiques et médicales comme la chirurgie et les biotechnologies. ORLAN change constamment et radica­ lement les données, déréglant les conventions, les prêt-à-pen­ ser. Elle s’oppose au déterminisme naturel, social et politique, à toutes formes de domination, la suprématie masculine, la re­ ligion, la ségrégation culturelle, le racisme, etc. Toujours mêlée

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d’humour, parfois de parodie ou même de grotesque, son œuvre provocante peut choquer car elle bouscule les codes préétablis. ORLAN a reçu le prix de l’E-réputation, désignant l’artiste la plus observée et commentée sur le web. En octobre 2017, ORLAN a reçu le prix de l’Excellence féminine pour toute son œuvre d’artiste par le Ministère des Affaires Étrangères d’Italie. En mars 2019, ORLAN est nommée Maestro Accademico Emerito de l’académie des Beaux-Arts de Rome. En Mai 2019, ORLAN reçoit le prix spéciale Femme de L’année Monte-Carlo, qui lui est remis sous le haut patronage de S.A.S le Prince Albert II de Monaco. Né en 1968 à Châtellerault, Bruno Serralongue vit et travaille à Paris et à Genève où il enseigne à la Haute Ecole d’Art et de Design. Après des études d’art à la Villa Arson de Nice et à l’Ecole Nationale de la Photographie d’Arles et des études à l’université Panthéon-Sorbonne à Paris, Bruno Serralongue construit, depuis le milieu des années 1990, une oeuvre engagée autour des diverses problématiques de la photographie, son his­ toire, son usage et son potentiel informatif. Jeff Rosenheim est conservateur en chef du département des photo­ g raphies du Metropolitan Museum of Art, New York. D’abord embauché au Metropolitan Museum pour établir le ca­ talogue de la collection Ford Motor Company (photographie eu­ ropéenne et américaine d’avant-garde de l’entre-deux-guerres), il est promu au poste de conservateur en 2007. Expert en photo­ graphie américaine, à laquelle il s’intéresse de manière extrême­ ment large – du XIXe siècle à l’art contemporain – il a enseigné à la Columbia University, à l’Institute of Fine Arts (New York University), et à Bard College. Il est un conférencier de renom, comme en témoignent ses récentes communications aux univer­ sités de Yale et Stanford. Il a été commissaire ou co-commissaire d’une vingtaine d’expositions au Metropolitan Museum, et il a

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orchestré l’acquisition par le musée des archives complètes des photographes Walker Evans (1994) et Diane Arbus (2007). Spé­ cialiste éminent de Walker Evans, il a conçu et réalisé six exposi­ tions dédiées au travail de cet artiste – notamment Walker Evans, a major retrospective at the Met (« Walker Evans, une rétrospec­ tive majeure au Met ») en 2000, et Walker Evans and the Picture Postcard (« Walker Evans et l’image carte postale ») en 2009 – et il est l’auteur de huit ouvrages consacrés à l’œuvre d’Evans. Il a été le commissaire de l’exposition Diane Arbus Revelations (« Diane Arbus Révélations ») au Metropolitan Museum en 2005, ainsi que le co-auteur du catalogue primé associé à cette expo­ sition. Il a également collaboré à l’organisation de l’exposition itinérante Diane Arbus en Europe, une rétrospective présentée en 2011–2012 au Jeu de Paume (Paris), aux Fotomuseum Winter­ thur et Foam _Fotografiemuseum Amsterdam (Amsterdam), et au ­Martin-Gropius-Bau (Berlin). Ces dernières années, il a publié des essais dans les ouvrages et catalogues d’exposition respectifs des photographes Robert Frank, Robert Polidori, Stephen Shore, et Paul Graham, et il a organisé l’exposition Photography and the American Civil War en 2013. Elisa Schaar est historienne de l’art et commissaire d’exposition. Elle a publié des articles et essais de catalogue sur les artistes Robert Rauschenberg, Elaine Sturtevant, Fred Sandback, et Ra­ gnar Kjartansson, ainsi que sur divers sujets, telle la relation entre art et médias. Elle est superviseur invité (Visiting Tutor) à la Ruskin School of Art (université d’Oxford), et elle écrit régu­ lièrement des comptes rendus d’exposition pour Artforum. L’un de ses projets les plus récents a été une exposition de Günther Förg, présentée en tant qu’événement collatéral de la Biennale de Venise 2019.

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Bruno Serralongue est né en 1968 à Châtellerault. Il vit et tra­ vaille à Paris et Genève, où il enseigne à la Haute Ecole d’Art et de Design. Après des études d’art à la Villa Arson (Nice) et à l’Ecole Nationale de la Photographie (Arles), ainsi que d’histoire de l’art à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris), Bruno Serra­ longue poursuit, depuis le milieu des années 1990, une pratique photographique engagée qui soulève des enjeux liés notamment à l’histoire du médium, son utilisation, et ses potentialités d’in­ formation. Devika Singh est conservatrice au département d’art international de la Tate Modern. Membre de l’équipe du programme « Obser­ vatoire : Globalisation, Art et Prospective » (GAP) à l’Institut Na­ tional d’Histoire de l’Art (INHA) et chercheuse associée au Centre of South Asian Studies de l’université de Cambridge, elle a précé­ demment été Smuts Research Fellow à l’université de Cambridge et boursière au Centre allemand d’histoire de l’art à Paris. Titu­ laire d’un doctorat de l’université de Cambridge, elle a été bour­ sière à l’Académie de France à Rome-Villa Médicis, et chercheuse invitée (Visiting Fellow) à la Freie Universität (Berlin) et au Kluge Center de la Bibliothèque du Congrès (Washington). Elle a publié dans des catalogues d’exposition, des magazines spécialisés et dans les revues Art History, Modern Asian Studies, Journal of Art Historiography et Third Text. En 2017, elle a été l’éditrice invitée d’un numéro du magazine MARG. Elle a été commissaire du pa­ villon indien de Dubai Photo Exhibition (2016, Dubaï), et des ex­ positions Gedney in India (« Gedney en Inde ») au CSMVS (2017, Bombay) et à Duke University (2018, Durham), Planetary Planning (« Planification planétaire ») au Dhaka Art Summit (2018, Dacca), et Homelands: Art from Bangladesh, India and Pakistan (« Terres natales : art du Bangladesh, de l’Inde et du Pakistan ») à la galerie Kettle’s Yard (2019, Cambridge). 

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Né à Rabat en 1973, l’écrivain Abdellah Taïa a publié aux Editions du Seuil plusieurs romans, traduits en Europe et aux Etats-Unis, dont Une mélancolie arabe (2008), Le Jour du Roi (Prix de Flore 2010), Infidèles (2012), Un pays pour mourir (2015), Celui qui est digne d’être aimé (2017) et La vie lente (2019). Il a réalisé en 2014 son premier film, L’Armée du Salut (Grand Prix du Festival d’Angers ), d’après son roman éponyme. Oliviero Toscani est né à Milan en 1942 et a étudié la photogra­ phie et le design à la Kunstgewerbeschule de Zurich de 1961 à 1965. Il est connu dans le monde entier pour avoir été l’inspi­ ration artistique de certaines des plus grandes marques inter­ nationales, en concevant des images d’entreprise et campagnes publicitaires parmi les plus célèbres de ces dernières décennies. Ses projets les plus récents ont été, entre autres, des collabora­ tions avec la Croix Rouge italienne et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ainsi que des campagnes pour la prévention routière, la lutte contre l’anorexie, et la lutte contre les violences faites aux femmes. Après avoir œuvré pen­ dant soixante ans dans les domaines de l’innovation dans l’édi­ tion, la publicité, le cinéma et la télévision, Toscani se consacre désormais à la créativité appliquée à divers supports de com­ munication : avec son studio et Fabrica, le laboratoire de re­ cherche en communication de Benetton, il produit des projets éditoriaux, des livres, des programmes de télévision, des expo­ sitions et des ateliers. Les images minutieuses et audacieuses d’Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin bousculent et redynamisent la photographie de mode depuis plus de vingt-cinq ans. Travaillant ensemble de­ puis 1986 et récompensé à plusieurs reprises, le duo de photo­ graphes néerlandais a constitué une somme de créations à nulle

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autre pareille, qui ne cesse de redéfinir les règles du jeu. Toutes leurs créations – campagnes publicitaires, projets éditoriaux, ­portraits de stars hollywoodiennes, et films – ont été vision­ naires et ont fait date : ils ont anticipé, formulé et déterminé toutes les évolutions artistiques qu’a connues la mode au cours de ces trois dernières décennies. Leur travail a fait l’objet de plu­ sieurs expositions personnelles et projets collectifs dans les plus grandes galeries du monde, il a été montré dans d’innombrables expositions collectives à l’échelle internationale, et il est entré dans de nombreuses collections privées et muséales. Inez et Vinoodh vivent à New York avec leur fils, Charles Star Matadin. Wim Wenders est considéré comme l’un des pionniers du Nouveau cinéma allemand et l’un des représentants les plus éminents du cinéma contemporain. Il est réalisateur, producteur, photo­ graphe et écrivain. Outre ses longs métrages tous récompensés de nombreux prix, tels Alice dans les villes (1973), Paris, Texas (1984) et Les Ailes du désir (1987), ses documentaires les plus récents – Buena Vista Social Club (1999), Pina (2011) et Le Sel de la Terre (2014) – ont tous été nominés aux Oscars. Le travail photographique de Wenders a été exposé dans des musées du monde entier, notamment au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou (Paris), au Hamburger Bahnhof-Musée d’Art contemporain (Berlin), et au Musée Guggenheim Bilbao (Bil­ bao). En automne 2012, Wim Wenders et son épouse, Donata Wenders, ont annoncé la création de la Fondation Wim Wen­ ders à but non lucratif, qui réunit toutes les œuvres cinématogra­ phiques, photographiques et littéraires de l’artiste, les restaure et les rend accessibles au public de façon permanente. Par ailleurs, la Fondation Wim Wenders s’engage à promouvoir les jeunes ­talents qui entendent renouveler le langage cinématographique.

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Richard Wentworth a élaboré de nouvelles formes de rapport aux « choses », aux objets tels qu’on les appréhende à travers l’his­ toire industrielle, culturelle, politique et des médias, jusqu’à au­ jourd’hui. Sa série Making Do and Getting By (« Faire avec et se débrouiller »), débutée en 1972 et toujours en cours, documente en continu les rencontres impromptues de la vie quotidienne; elle a redéfini en profondeur les concepts traditionnels liés à la photographie et à la sculpture, et on peut considérer qu’elle a posé les jalons artistiques d’Instagram. Il a présenté les archives qu’il a recueillies des strates de notre époque dans le cadre de deux grands projets organisés à la Hayward Gallery (Londres) – l’exposition itinérante Thinking Aloud (« Penser à haute voix ») qu’il a conçue en 1999, et l’exposition collective History is Now: 7 Artists Take On Britain (« L’Histoire, c’est maintenant : 7 ­artistes s’emparent de la Grande Bretagne ») en 2015. Il mène un dialogue constant avec les nombreuses instances dans les­ quels ses œuvres sont montrées – biennales, expositions dans des musées, ouvrages, lieux inattendus : ainsi de ses projets dans le quartier de Kings Cross à Londres – l’installation commandée par Artangel en 2002, An Area of Outstanding Unnatural Beauty (« Un quartier d’une remarquable beauté artificielle »), et l’ins­ tallation Black Maria en collaboration avec les architectes de l’agence GRUPPE en 2013. Wentworth vit et travaille à Londres.

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Crédits Couverture

p. 18 P. 28 P. 36 P. 37 P. 40 P. 57 P. 59 P. 63 P. 67 P. 73 P. 95 P. 96 P. 100 P. 103 P. 108

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Wim Wenders, Annie Leibovitz, LA, 1973. © Wim Wenders. Courtesy Wim Wenders Foundation Jeff Wall, A view from an apartment, 2004-2005, transparence en boîte lumineuse, 167.0 x 244.0 cm. Courtesy de l’artiste. Jean-Baptiste-Camille Corot, Souvenir de Mortefontaine, 1864. Vallou de Villeneuve, Étude d'après nature, nu n° 1935, 1853. Gustave Courbet, Les Baigneuses, 1853. Annette Kelm, First Picture for a Show, 2007. Courtesy de l’artiste et de König Galerie. Lauren Fleishman, Abdellah Taïa, photographié chez lui pour The New York Times, 2014. Courtesy de l’artiste. De la série Tangier Diary, Tanger, 2013. Courtesy Hicham Gardaf / ­Galerie 127. Bruno Serralongue, Produire les conditions de vie sur la ZAD de NotreDame-des-Landes, dimanche 7 septembre 2014. Bruno Serralongue, Pendant la cérémonie officielle de l’indépendance, Mausolée du Dr John Garang, Juba, Soudan du Sud, 9 juillet 2011. Renzo Martens, images de Enjoy Poverty, vidéo, 90’, 2008. Courtesy de l’artiste. Pascale Montandon-Jodorowsky, La Spiritual Journey, 2010. Courtesy de l’artiste. Pascale Montandon-Jodorowsky, La Danza de la Realidad, 2013. Courtesy de l’artiste. Jeune patient dormant lors d’une sortie, Normandie, année 60, coll. privée.  Portrait de Bambino Marchi, Italie, années 1920, Archives municipales de Rome. ORLAN, Strip-tease occasionnel à l’aide des draps du trousseau, 1974–1975. Courtesy de l’artiste.

Crédits

P. 111 P. 113 P. 128 P. 131 P. 138 P. 146 P. 151 P. 171 P. 173 P. 181 P. 184

P. 190 P. 207 P. 213 P. 215 P. 219 P. 224 P. 228 P. 235

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ORLAN, ORLAN en Grande Odalisque d'Ingres (Tableaux vivants), 1977, photographie noir et blanc, 150 x 210 cm. Courtesy de l’artiste. ORLAN, Self-hybridation Opéra de Pékin n°1, 2014. Courtesy de l’artiste. Oliviero Toscani, No Anorexia, 2007. Courtesy de l’artiste. Oliviero Toscani, United Colors of Benetton, 1991. Courtesy de l’artiste. Trevor Paglen, National Security Agency, Ft. Meade, Maryland. Courtesy de l’artiste et Altman Siegel Gallery. Le suaire de Turin. Boîte noire. Richard Wentworth, Caledonian Road, London, 2015. Courtesy de ­l’artiste, Peter Freeman Inc et Lisson Gallery. Richard Wentworth, Caledonian Road, London, 2015. Courtesy de ­l’artiste, Peter Freeman Inc et Lisson Gallery. Wolfgang Tillmans, Headlight (a), 2012 © Wolfgang Tillmans, courtesy Maureen Paley, London. Pieter Hugo, Untitled, Agbogbloshie Market, Accra, Ghana, 2009. Courtesy de l’artiste, Priska Pasquer, Cologne, Stevenson, Cape Town, Johannesburg. Philip-Lorca diCorcia, Cuba Libre – W, March 2000, #10, 2000. © Philip-Lorca diCorcia. Courtesy de l’artiste et David Zwirner. William Henry Fox Talbot, A Scene in a Library (Scène dans une ­bibliothèque), avant le 22 mars, 1844. Alexander Gardner, Home of a Rebel Sharpshooter (Demeure d’un tireur d’élite rebelle), Gettysburg, July 1863. Vik Muniz, Tony Smith, Die (Pictures of Dust), 2000. © Vik Muniz, ADAGP, Paris, 2019. Courtesy Xippas.  Leigh Ledare, Pretend You're Actually Alive (Prétendez être vivant) 2000–08. Courtesy de l’artiste. Leigh Ledare, Double Bind (Diptych #6/25), 2010. Courtesy de l’artiste. Leigh Ledare, An Invitation, 2012. Courtesy de l’artiste. Jeff Wall, Dead Troops Talk (a vision after an ambush of a Red Army patrol, near Moqor, Afghanistan, winter 1986), Les soldats morts parlent (une vision après une embuscade d’une patrouille de l’armée rouge, près de Moqor, Afghanistan, hiver 1986), 1992, transparence en boîte lumineuse , 229.0 x 417.0 cm. Courtesy de l’artiste.

Table des matières

Preface 5 CHAPITRE 1 Peinture et photographie L’IMPOSSIBLE RÉCONCILIATION

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CHAPITRE 2 Photographie et politique IMAGES PAR LE MONDE

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CHAPITRE 3 Photographie et événement artistique L’UNICITÉ RECRÉÉE CHAPITRE 4 Photographie et prolifération des images L’UN ET LE MULTIPLE CHAPITRE 5 Photographie et choses TOUCHER LES IMAGES

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CHAPITRE 6 Photographie et fiction NOS HISTOIRES IRRÉELLES CHAPITRE 7 La mécanicité de la photographie

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Participants 269 Sources crédits 283