Après-coup: Paroles de femme - Paroles de psychanalyste
 9782842542108

Table of contents :
Table des Matières
CHAPITRE I L’initiation
CHAPITRE II Les femmes
CHAPITRE III Les travaux et les jours
CHAPITRE IV Le monde comme il va
CHAPITRE V La chute

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Après-coup

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Collection Pluriels de la psyché La passion et le confort dogmatiques sont sclérosants, voire parfois meurtriers, et la meilleure façon d’y échapper est d’ouvrir nos théories et nos pratiques à la lecture critique d’autres théories et pratiques. Tel est l’horizon que veut maintenir cette nouvelle collection de psychopathologie psychanalytique, sachant que ce champ ne se soutient dans une avancée conceptuelle que d’un travail réalisé avec d’autres disciplines, comme les neurosciences à une extrémité et la socio-anthropologie à l’autre. Direction de la collection D. Cupa, E. Adda Comité de rédaction C. Anzieu-Premmereur, G. Pirlot A. Sirota Comité de lecture P. Attigui, M. L. Gourdon, H. Lisandre S. Missonnier, H. Riazuelo-Deschamps

Éditions EDK 2, rue Troyon 92316 Sèvres Cedex Tél. : 01 55 64 13 93 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Sèvres, 2009 ISBN : 978-2-8425-4132-3 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français du Copyright, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.

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Marie-Claire CÉLÉRIER

Après-coup PAROLES DE FEMME, PAROLES DE PSYCHANALYSTE

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Table des Matières CHAPITRE I. L’initiation L’enfance........................................................................................... 7 La voie tracée.................................................................................. 19 Les hommes.................................................................................... 24 CHAPITRE II. Les femmes Femmes de charme.......................................................................... 37 Femmes soumises et femmes libres ................................................. 40 Rôles de femmes.............................................................................. 44 Femmes de tête et femmes d’affects ................................................ 52 L’esprit des femmes, le corps des femmes ........................................ 59 Femmes entre elles........................................................................... 67 Femme de haine, femme de solitude................................................ 72 CHAPITRE III. Les travaux et les jours Le temps des enfants....................................................................... 77 Tendresse, détresse, doutes............................................................... 81 Le temps de vivre............................................................................ 87 Le temps des femmes ................................................................... 102 CHAPITRE IV. Le monde comme il va L’éducation.................................................................................... 109 La communication........................................................................ 113 La justice....................................................................................... 119 Maladies sexuellement transmissibles............................................. 125 Médecine extrême......................................................................... 129 La guerre....................................................................................... 139 La religion..................................................................................... 151 L’argent......................................................................................... 161 La mondialisation.......................................................................... 167 CHAPITRE V. La chute........................................................ 179

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CHAPITRE I L’initiation

L’enfance Pour beaucoup, l’entrée à l’école jette un voile sur l’enfance. L’âge de raison ternit les sensations. La vie de Claire, elle, avait commencé quand elle en avait franchi la grille. Elle sentait encore l’acuité du moment où, le premier jour, près de la porterie, elle attendait d’entrer. Seule, sa mère ne l’avait pas accompagnée. Tout de ce monde lui restait familier, les graviers de la cour, la poussière soulevée en courant, les marronniers aux troncs rugueux agrippés au passage pour se donner de l’élan, la pierre froide des perrons où s’asseoir. L’escalier, sa rampe de métal décolorée, les blouses bleues aux patères… Tout ce qui pour d’autres aurait pu être prison lui avait donné vie. Les professeurs restaient entre parenthèse, leur souvenir délavé, pali. Ce qui comptait était l’avant et l’après. Peut-être n’avait-elle découvert que là le monde de l’enfance, éprouvé que d’autres comme elle existaient. Leur présence avait donné du relief aux cailloux, de la couleur aux arbres, une odeur à l’air qu’elle respirait. Lorsqu’elle pensait à la maison de son enfance, tout redevenait terne et gris. Souvent lui venait à son propos le début d’un chant appris dans ces années : « Loin dans l’infini s’étendent les grands prés marécageux, pas un seul oiseau ne chante dans les arbres secs et creux ». Non que sa maison ressemblât à un marécage, ni que le chant ait voulu décrire une vie de petite fille. Mais le fait était là, elle s’y reconnaissait. Enfant des villes, elle avait su bien plus tard que des foules d’oiseaux piochent dans les eaux glauques, grouillant de vie des marécages et qu’il suffit d’arracher l’écorce d’un arbre mort pour mettre à nu mille insectes inconnus. Elle, elle avait pris le texte à la lettre. Et telle lui paraissait sa maison, sans vie. D’autres qui la connaissaient douillette et chaude, aménagée avec soin, décorée avec goût ne sauraient de quoi elle parle. Peut-être était-elle seulement conçue pour des gens posés. Les pieds nus ne devaient pas marquer les parquets cirés, ni les doigts ternir les meubles vernis. Pas un jeu, pas un livre ne devait y traîner. Surtout il n’y fallait 7

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pas de bruit. Le plus simple était de s’y taire et, à force de se taire, d’oublier qu’on eût pu vouloir parler. Loin, très loin dans sa mémoire Claire retrouvait la force d’un cri, d’un hurlement jaillissant de sa gorge, à jamais immobilisé. Comme une boule qu’elle aurait senti monter de sa poitrine, prête à éclater, et qui serait restée là, ni dehors ni dedans. Bloquée par un coup de martinet ? Un verre d’eau froide en pleine figure ? Pourquoi ? Comment ? Elle n’en avait aucun souvenir. Non plus d’avoir été une enfant martyre. Juste cette certitude d’avoir, il y a très longtemps, voulu quelque chose qu’on lui aurait refusé. Et puis après, plus rien. Le calme, le silence. La jupe plissée et les socquettes blanches. Les objets à ne pas déplacer. Sans lutte. Elle était une enfant sage qui ne se souvenait de rien. Mais de quoi eût-elle pu se souvenir ? Son père parlait de ses affaires, écoutait les nouvelles à la radio. Sa mère se faisait belle pour sortir. Ses parfums, ses fourrures, ses bijoux n’avaient cours qu’au-dehors où elle rencontrait des gens, drôles et bruyants, qui, ceux-là, ne devaient pas l’incommoder puisqu’elle en rentrait étourdie et gaie. Alors Claire pensait qu’ailleurs était la vie. La maison n’était qu’un lieu d’attente, de cohabitation obligée où d’abord il ne fallait pas gêner. Etait-elle une enfant adoptée, se demandait-elle pour expliquer l’incongruité de sa présence ? Elle ne savait pas et se contenta d’avoir une enfance absente. Elle haït tout l’ordonnancement de la maison et du jardin. Jusqu’aux buis et troènes, à l’aubépine et au lilas qui lui semblèrent longtemps rigides et détestables. Seule l’odeur sucrée du seringat la surprenait chaque année d’oser envahir le salon, lui laissant une tendresse secrète pour ses fleurs éphémères.

* *    * A la morne saison, après l’école, elles restaient à la maison, dans l’autre maison. Les devoirs vite expédiés sur la table de la salle à manger, la chambre de Françoise devenait leur territoire. Un triangle exigu entre le lit, l’armoire et la cheminée servait de théâtre à leurs inventions. Elles jouaient Cendrillon et son prince charmant avec une drôle d’histoire de pantoufle de vair, ou bien la sévère maîtresse qui punissait l’élève indisciplinée. Avant l’ère de la télé, elles empruntaient à Ivanhoé ou au Malade imaginaire, les héros de leurs satyres ou de leurs épopées. Rarement les parents regardaient leurs comédies. Plus souvent elles étaient leur propre public, se suffisant à elles-mêmes. 8

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Au printemps, dans leur équipe de scoutes, les moyens étaient plus grands mais l’enjeu était le même. On prenait le train pour gagner les forêts. On plongeait avec délices dans des histoires de clans, de trésors, de caches secrètes ; il y avait des chevaliers à servir, des héroïnes à délivrer, des croisades à mener… Des signes de pistes, des messages à décoder étaient les privilèges de leur caste secrète, leur noblesse au milieu de la banalité. Elles cherchaient la mousse des arbres pour avoir le sens de l’étoile polaire. Elles veillaient autour de feux, dos à la nuit, les yeux pleins de flammes, de braises et de magie. Elles chantaient des chansons douces, transmises, leur semblait-il, depuis la nuit des temps. Pour Claire, la vraie vie était cette vie imaginaire. A deux, à dix ou à cent, la règle était de changer la réalité. Une fois traitées les affaires courantes, l’école, les leçons, la maison, elle s’embarquait aux rives de pays enchantés où des adolescents téméraires bravaient tous les dangers pour les plus nobles ou les plus folles causes. Rien ne pouvait leur résister. Elle ne sait plus très bien à quel âge elle était revenue à la grisaille d’ici bas. A seize ans, le tumulte des idées avait remplacé l’action. Tout ce qui lui reste de l’avant est jeux, mises en scènes, spectacles. Des ballets, des pièces de théâtre réglées pour les séances de fin d’année qui la faisaient sortir d’elle-même aux mirages de la fête foraine installée deux fois l’an sur la place du marché avec ses pousse-pousse, ses balançoires géantes, ses chevaux de bois montant en tournoyant pour donner l’ivresse de la vitesse et le vertige de la peur ; Claire la sage retrouvait une vie d’enfant tracée en pointillé au fil d’instants d’exception.

* *    * Un ruisseau noirâtre traversait le jardin de vacances. Il séparait deux mondes. Celui de devant, civilisé, jouxtait la maison avec sa pelouse et ses rosiers patiemment tressés sur des arceaux. Au-delà un autre monde avait pour elle des charmes d’ailleurs, bordé d’une frontière jamais dépassée. De la fourche d’un arbre qui surplombait l’eau, elle scrutait les bulles déplacées par les pattes invisibles des faucheux et les ronds créés par les poissons happant de non moins invisibles moucherons. Elle sondait l’eau glauque venue elle ne savait d’où, qu’elle n’identifiait pas à celle du Drochon qui creusait un méandre dans la plage quelques centaines de mètres plus loin. Pour elle l’eau du jardin n’était rien qu’un chaudron d’eau noire qui n’appartenait qu’à elle. 9

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De l’autre côté, dans le jardin civilisé, elle épinglait des papillons de velours brun aux larges taches jaune orangé. Elle les attrapait avec son filet à crevettes pour les fixer au tronc d’un pommier. Leurs ailes frissonnaient encore quelques instants avant de s’immobiliser. Personne ne lui avait dit qu’il y avait des méthodes moins sauvages pour les chasser. Personne ne s’offusquait de ses procédés. Elle s’en débarrassait vite une fois qu’ils étaient fanés. Rien ne l’intéressait que le pouvoir de les immobiliser. Elle n’y voyait aucune méchanceté. Seulement l’envie de les posséder. Elle avait plutôt peur de la liberté des autres bestioles, les souris cavalant d’un trou à l’autre sur le plancher, les vipères cachées dans les hautes herbes et qu’on disait capables de tuer ou les chauves-souris qui pouvaient s’accrocher dans les cheveux. Seuls les papillons étaient assez doux et naïfs pour se laisser arraisonner. Cette année-là des réfugiés habitaient dans la maison proche des plages du débarquement. Claire aimait écouter sur leur phonographe poussif des opérettes et des opéras-comiques. Des airs qu’elle n’entendrait plus. Ou beaucoup plus tard, quand par une fenêtre ouverte, une radio les lui restituerait en bouffée, avec les roses, le Drochon, les papillons et la fille de la maison qu’on disait simplette, traumatisée – mais le mot ne devait pas encore exister – sur un fond de guerre qui venait de se terminer. Claire en acquit une vague angoisse de devenir aussi, un jour, une jeune fille pas comme les autres. Alors elle se réfugiait dans son arbre de l’autre côté du Drochon où rien ne la menaçait sinon une peur, vague aussi, de couler dans l’eau noire sans que personne ne se soucie de la petite fille oubliée. Aujourd’hui c’était le mot cruauté qui avait fait remonter cette bouffée d’enfance. Venue de bien loin, d’une image de film commentée, triturée par un érudit : des gouttes de sang rouge sur une étendue de neige blanche. Le jaune des papillons épinglés sur un tronc de pommier s’y était associé après bien des méandres de sa pensée où jaillissait pourtant pour un rien l’horreur de la cruauté. Une répulsion, une fuite, en contrepoint de la fascination que d’autres ont pour elle. Elle avait pensé d’abord aux horreurs réelles perpétrées. Les génocides, la Russie, l’Allemagne, l’Arménie, les Tutsi, les Serbes, la Tchétchénie… Les millions de morts, les images documentaires ne touchaient que son esprit. Mais la moindre ébauche de représentation de la cruauté d’un homme envers un autre la prenait au corps. Elle n’avait pu lire Treblinka, non parce qu’il y avait beaucoup de mort et de souffrance à Treblinka, mais parce qu’on était obligé de voir en lisant, était-ce la souffrance de l’un ou la jouissance de l’autre des partenaires en présence ? Elle n’avait pas 10

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supporté. Les viols ethniques, les familles massacrées, comptabilisées par des juridictions internationales ne lui disaient rien comme la représentation d’un homme qui un jour, avait pris son fusil pour entrer chez le voisin, était descendu d’un camion pour se jeter sur une femme qu’il n’avait jamais vue, la réduire à sa merci et partir. Elle ne supportait pas plus le spectacle de tortionnaires fictifs des films de la télé. Une violence échangée la touchait peu, mais la moindre de ces situations où l’un prend plaisir à cogner, à humilier, avilir l’autre la décomposait. On dit pourtant que le peuple s’en repaît et que les jeux du cirque ont de longue date suffi, avec le pain, à calmer les esprits. Pourquoi l’épingleuse de papillons d’un été ne pouvait-elle le supporter ? Elle n’avait, croyaitelle, pas eu conscience de torturer. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’un flacon enformolé par des adultes conscients de leurs responsabilités procure aux papillons une mort plus douce ! La source d’angoisse – et le désir de l’épingleuse – c’était le pouvoir de l’un sur le corps de l’autre. Des images érotico-artistiques d’enfants fouettés avaient provoqué la même répulsion chez elle qui, enfant, s’était délectée des facéties du Bon petit diable ridiculisant la vénérable madame Mac Mich. Inclure les camps de concentration entre les fantaisies d’adultes et d’enfants envenimait ses questions sur la limite incertaine entre réel et imaginaire, comme les avait envenimées le musulman vu en réanimation, les poignets fixés au lit par des bracelets ; on voulait l’empêcher d’arracher de son ventre les morceaux de cochon qu’il prétendait que ses médecins, payés par des juifs, y avaient introduit pour le rendre impur. Il souffrait autant que s’il avait été à la merci de ses pires ennemis. Mais les pires ennemis font-ils autre chose que jouer en temps de guerre, quand le pouvoir est à eux, le scénario de leur plus exquise cruauté ? Et les médecins ne font-ils pas subir aux autres pour préserver leur vie ce qu’aucun vivant ne voudrait qu’on lui fasse ? Toute scène où des vivants étaient soumis à une violence frappait Claire comme un écho lointain d’une scène vécue et oubliée. Jamais elle n’avait su d’où lui venait à chaque fois la terreur qui la mettait au bord du cri avant qu’elle ne le fuie. Elle se serait volontiers fait graver une médaille à porter autour du cou disant « à ne pas réanimer » tant elle croyait préférable d’être à la merci de la mort que d’une telle emprise, oublieuse que la vraie vie se reconquiert parfois à ce prix. Rien n’émergeait de ses souvenirs sinon la conviction d’avoir déjà vécu ce qu’elle ne voudrait pas vivre. Elle n’avait pourtant subi que les tortures normalement infligées aux enfants malades, les enveloppements à la brûlante farine de moutarde, l’introduction honteuse de la poire à lavement… 11

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ou la sieste, douce et terrible contrainte à plonger dans un sommeil qui ne venait jamais par les chaudes après-midi d’été. Pas trace de cruauté. Mais les douleurs naturelles les plus vives lui restaient plus douces à supporter que la moindre évocation d’une contrainte par corps. Et seuls les papillons orangés, épinglés sur un tronc de pommier lui disaient que c’était elle la cruelle.

* *    * De son père, elle avait surtout des images en négatif, des ombres chinoises sur un écran blanc. Il avait tous les attributs du père, le costume et le pardessus, l’autorité et l’argent. L’usine, la belle auto noire d’avant-guerre et la grande maison aux murs épais dont il était fier. Il avait l’âge surtout, l’âge d’être le père de tous à ses yeux d’enfant. Il venait de loin, de la misère d’un pays qu’il avait voulu oublier. Cela Claire l’apprit plus tard, lui n’en disait rien. Et puis il gardait les attributs de l’ancien temps, le grand rasoir qu’il fallait affûter et les chapeaux mous qu’il mettait en sortant. Il était comme d’un autre temps. Pas du même que Claire. Seule sa mère reliait l’un à l’autre. Claire ne se rappelait aucun mot qu’il eût prononcé en s’adressant à elle. Sinon tard, quand il allait mourir et comme triste de la quitter. Il lui fallait raisonner pour penser que, dans ce qu’il avait fait avant, voulu, souhaité, elle avait aussi compté. Elle ne se sentait qu’un point dans la famille, sans existence propre : une famille, c’est des enfants ; les parents ont des enfants ; elle était de ceux-là. Quand, les dimanches, son père et elle se promenaient au bord du lac – sa mère détestait se promener – elle ne se rappelait que ses petites jambes tricotant à côté des siennes. Pas assez vite, trébuchant sur les cailloux, les racines d’arbres. Lui, là-haut, ça l’énervait. Ou alors il s’arrêtait regarder des joueurs calculer la pente à donner à leurs boules sur les bas flancs du terrain. Elle, elle attendait. Pourquoi ne jouait-il pas lui aussi ? Etait-ce l’incompatibilité avec le chapeau et le pardessus ? Ou avec sa femme à la maison, restée bavarder les pieds dans la cheminée ? Qu’auraient-ils pu se dire plus tard ? Elle n’en avait pas idée. Souvent quand des filles parlaient de leur père, la jalousie la prenait. Peut-être s’étaient-elles plus fait gronder, interdire des sorties, imposer des écoles, un métier qu’elles n’auraient pas choisi. Parfois on les sentait déçues, révoltées. N’empêche, entre elles et eux un courant était passé ! Claire se demandait ce que lui et elle auraient pu échanger. Qu’aurait-il pensé de 12

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ce qu’elle était devenue ? Aurait-il trouvé ridicule qu’une fille s’use des années sur des livres ? Aurait-il été fier de ce couronnement de ses efforts à lui ? Elle était incapable de le dire, de le penser. Il était si loin d’elle. Sa mère avait fait écran entre elle et lui. Leur famille n’était qu’une famille traditionnelle où l’homme travaille quand la femme s’occupe des enfants. Mais ses parents étaient si différents qu’il était même difficile de savoir s’ils étaient d’accord sur ce type de travail, ce type d’enfants. Ils suivaient des voies parallèles en marge desquelles Claire n’avait pu que suivre la sienne. Pas comme un enfant donnant la main à l’un et l’autre parent. Juste à côté, là où il ne fallait pas déranger. Quelques mirages restaient des croisements qui s’étaient produits. Le jour où elle avait voulu ce pull-over fin aux losanges multicolores que sa mère trouvait trop cher, il avait dit : « Mais si, on va le lui acheter ». Même là, elle ne se souvenait pas qu’il se soit adressé à elle pour lui dire : « Je vais te l’acheter », lui qui avait gagné l’argent pour le faire. Ou cet autre jour où, par commodité, il était passé les chercher, elle et sa mère, chez le maître, le grand professeur de piano qui avait dit qu’elle était douée. Lui s’était ému de se découvrir une fille musicienne. Comme si, à la maison, il ne l’avait jamais entendue jouer. Ou seulement les gammes et les morceaux écorchés. Ou s’il n’avait jamais pensé, lui qui aimait la Musique avec un grand M, qu’il eût pu échanger quelque chose avec elle. Et voilà ! Il était mort avant qu’elle sache ce qu’ils auraient pu partager.

* *    * Elle avait eu une grand-mère de contes pour enfants. Au petit chignon blanc, à la peau ridée. Vêtue de ces tissus noirs à fleurettes que la mode a remis plus tard au goût du jour. Pour tous les travaux, elle enfilait un tablier. A son époque, l’eau était comptée, on évitait de se salir. Amagny faisait des confitures dans une bassine en cuivre et moulait les caramels sur la margelle de l’évier ; ses beignets aux pommes n’avaient nulle part au monde leurs pareils. Elle était douce et vieille, très, très vieille. Etait-elle devenue douce en vieillissant ? Aucune trace de colère dans sa voix qui savait se faire obéir pour tirer l’eau à la pompe, scier des bûchettes pour le feu, cueillir des haricots ou chercher le lait à la ferme. Amagny était douce, mais pas tendre. Manquait-elle de temps pour les câlins ou la vie avait-elle été trop dure pour qu’elle ait appris à en faire ? Fille des champs, elle avait dû longtemps vivre en ville, supporter l’exiguïté, les murs gris, le ciel qu’on voit à peine au-dessus des toits, elle 13

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dont le cœur battait au rythme des saisons. Malgré son âge, elle n’hésitait pas à prendre le râteau pour faner ou marcher deux heures pour rendre visite à son frère. Les dernières années, on la disait dévouée. Elle accourait chez qui avait besoin d’elle pour un malade, un bras cassé. Elle venait et ne s’installait nulle part, elle tenait trop à sa liberté. Le temps passé, elle reprenait son balluchon et retournait s’occuper du jardin qui avait souffert de son absence. A cet âge, elle aimait Dieu. L’appel des cloches la ramenait aux églises aux frontons de pierre de son pays. Le dimanche, un parterre de femmes y psalmodiait des prières dans une langue aux sonorités âpres et gâchait de ses répons aigus le chant grave des hommes gonflant la nef depuis les tribunes. En semaine, Amagny retrouvait le curé pour la messe de l’aube. Qu’avaient-ils à se dire qu’ils ne se disaient pas ? Il leur suffisait de réciter ensemble les mots du livre pour se comprendre. Sur le tard elle lisait la Bible. Le livre sacré la scandalisait. Elle qui ne connaissait les laideurs du monde que par la radio et les journaux en découvrait là de pires. Non tant Sodome et Gomorrhe que les horreurs de la guerre et les injustices de toujours que chaque camp plaçait sous l’égide des dieux. Le sien, l’Unique, l’Eternel n’échappait pas à cette prise à parti. A la voir ainsi paisible et horrifiée, il était difficile d’imaginer quelle avait été sa vie de femme. Son futur mari ayant tiré le mauvais numéro, était parti militaire sept ans en Indochine, participer aux grandes entreprises de son temps. La légende disait que pour se rapprocher de lui… elle était partie travailler à Montevideo. L’histoire ne dit pas de qui était cette géographie imaginaire. Le reste de sa vie ne fut pas celle d’une aventurière. Cette grand-mère-gâteau avait engendré des enfants sans tendresse qui l’ont laissé quitter la vie livrée aux mains plus douces de celles qui l’appelaient Tantinette. Ses filles aînées lui en voulaient de les avoir abandonnées pour partir à la capitale. La vie d’alors n’était pas celle d’aujourd’hui, on laissait les enfants en lieu sûr pour aller chercher fortune. Mais aux cadets choyés, qu’avait-il manqué ? Le silence sur leur père dont personne ne parlait en gardait peut-être le secret. Insignifiant, disait-on de lui. Pas mauvais bougre. Si cette Amagny qu’on ne pouvait dire effacée avait jugé bon de l’attendre sept ans, Claire imaginait qu’elle y tenait et qu’elle avait dû plaire à d’autres. Elle n’en parlait jamais. Ni du mari, ni de l’Amérique, ni du reste d’ailleurs. Tout ce qu’on aimerait savoir d’avant, elle ne le racontait pas. Au pays, le Pays Basque, on se tait. La jovialité est de surface, tradition de fête au village, accueil au familier qui passe. L’important reste secret. Amagny a emporté les mots de son histoire, que peut-être elle ne s’est jamais dits. 14

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* *    * On l’appelait La Native, d’un surnom plus affectueux qu’irrespectueux. C’était un temps où les religieuses portaient encore leurs longues robes de laine d’un blanc immaculé. Sous son voile, il était difficile de lui donner un âge. Elle était jeune. Plus jeune que la plupart de celles qu’elle commandait. Elle dirigeait l’école. Les grandes surtout. Et les grandes l’adoraient. On s’adressait à elle pour n’importe quel arbitrage. Elle savait trancher sans blesser, comprendre mais exiger, rarement punir, toujours écouter. Longtemps après, ses paroles oubliées, il restait d’elle son sourire. A toutes les filles en mal d’identité, elle offrait l’image d’une femme. On la pensait heureuse bien que déjà à l’époque la vocation religieuse ne soit guère d’actualité. Les élèves se préparaient à une autre vie. Il n’était pas certain qu’elle serait meilleure. Etait-ce Dieu ou ses fonctions qui lui donnaient le bonheur  ? Les deux peut-être. Elle semblait vivre dans une autre dimension que la nôtre. Sa générosité, peut-être naturelle, s’inspirait de cette foi qui, au nom de Dieu, transporte les montagnes. Elle apprenait à vivre à des gamines coincées dans des familles trop rigides, ou négligées par des parents trop occupés qui se déchargeaient de leur éducation sur une école renommée. Parce qu’elle était animée d’un conviction sincère, elle donnait une certaine idée de la liberté : se sentir libre dans le cadre qu’on s’est choisi, savoir le respecter sans qu’il devienne une entrave. Si elle en payait le prix de combats intérieurs, son égalité d’humeur n’en laissait rien paraître. Elle qui faisait la loi dans l’établissement, on la savait, côté couvent, sœur parmi les sœurs, soumise à la prieure. La sagesse de la règle donnait ce modèle. Aucun pouvoir absolu. La prieure qui dirigeait la communauté n’avait pas son mot à dire côté études et se soumettait elle-même à une mère générale élue. Cette démocratie à petite échelle donnait aux filles une idée de la relativité des devoirs et des droits. Cela se passait dans un monde cerné magiquement par la clôture, « la Clôture » plus exactement. Loin des clôtures électriques, des clôtures en bois, en grillage ou en béton, il s’agissait de la ligne imaginaire qui séparait le territoire des religieuses de celui des laïcs. Point besoin de la matérialiser pour que chacun la sache infranchissable, sauf à prononcer des vœux. L’imaginaire était ici symbolique. A qui la franchissait, pas de retour en arrière. Seule la procession de la Fête-Dieu traversait le jardin en tout autre temps interdit. On le voyait seulement de la véranda du réfectoire ou de la chapelle quand les fenêtres s’ouvraient dans la chaleur de l’été. La vue des roses mêlée 15

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à l’odeur d’encens, les cœurs dilatés par le chant du « Veni Creator » rendaient un instant palpable la jouissance de celles, plus proches de Dieu, qui y vivaient dans un îlot de la ville. Un monde où la violence, l’envie, la jalousie, le mensonge… la sexualité n’avaient pas droit de cité. A vrai dire Claire sentait bien – La Native idéalisée mise à part – que la vie quotidienne n’y était pas toujours gaie. Telle religieuse gardait la nostalgie du monde, telle avait la vieillesse aigrie, telle cherchait les traces du péché de chair là où il n’était pas, faute de pouvoir le consommer ; telle aurait voulu le pouvoir qui lui avait échappé, l’orgueil étant sévèrement puni. Quant aux petites mesquineries, elles ne faisaient pas défaut dans ce monde de femmes. Pas plus que les tentatives séductrices quand un mâle passait à l’horizon, fût-ce le prédicateur qui ne dédaignait pas les honneurs dont il était l’objet. La Clôture enserrait un double monde, monde idéalisé sans péchés et, hélas, monde ordinaire auquel il manquait nombre de vanités qui font le charme de l’autre, celui où les jeunes filles ne tarderaient pas à se lancer. Le vaste monde elles ne le connaissaient guère tant, dans ce milieu protégé, les éducatrices péri-clôturaires, toutes femmes, vierges pour la plupart, évitaient de parler des horreurs qui se perpétuent ailleurs. Pire, on adoucissait en leur parlant celles qu’elles soupçonnaient déjà : les parents étaient nécessairement bons, comme les professeurs… comme tout le monde aurait dû l’être. S’ils faisaient preuve de quelques faiblesses, restait à prier Dieu qu’elles leur soient épargnées. Comment La Native que son travail plaçait à la charnière des deux mondes, ayant suffisamment d’intelligence et de sensibilité pour ne pas ignorer leur incompatibilité, pouvait-elle vivre avec le sourire ? Cette question qui ne venait pas à l’idée des jeunes qui l’entouraient, Claire aurait voulu la lui poser longtemps après. Mais peut-être était-il plus sage de ne pas le faire ?

* *    * A l’âge incertain où l’on n’est plus une enfant et bien loin d’être femme, Claire se mit à penser. Jusque-là elle avait vécu. Mangé, dormi, fait ses devoirs, appris ses leçons. Aimé des maîtresses, aimé des amies et détesté d’autres qu’elle avait fuies. Elle avait lu la Bibliothèque Rose, puis la Verte. Joué à chat perché, à la balle aux prisonniers. Construit des châteaux de sable et grondé ses poupées. Couru, ri, chanté avec les autres qui cachaient qu’elle ne savait pas chanter. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Du moins, longtemps après, c’est ainsi qu’elle se voyait. 16

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Soudain il en fut autrement. D’abord elle connut l’ennui. Les interminables journées de pluie. Peut-être découvrait-elle seulement qu’elle s’ennuyait, à cause des autres jours. Des jours étranges, intenses. En réalité il ne s’y passait guère plus de choses. C’était elle qui changeait. Elle ressentait tout avec violence. Même les livres devenaient autres. Jusque-là elle avait parcouru les récits de sa place d’enfant sage. Les malheurs de Sophie ou La Petite marchande d’allumettes, les aventures de Croc Blanc ou de Mermoz lui restaient extérieurs. Avec le Prince Eric et le Bracelet de vermeil, elle entrait de plain pied dans l’histoire racontée. Elle aussi aurait pu quitter les maisons chaudes pour courir les forêts, se cacher, découvrir des secrets. Ne pas hésiter à partir loin, jusque dans les déserts, rendre ses droits à qui s’en était vu déposséder. Peu importait qu’elle fut une fille. Elle n’imaginait pas la témérité réservée aux garçons qui, comme ses héros, auraient su la protéger de tous les dangers. Elle savait bien que la vie des livres n’était pas la vraie vie. N’empêche ! Entre les histoires des livres et sa vie sans histoire, elle devinait d’autres vies. L’uniformité des jours était désormais coupée de flashs qui la transportaient ailleurs. Non des flashs sexuels qui seraient pour plus tard, mais des impressions plus vagues, plus diffuses qui dilataient, desserraient tout ce qui était noué à l’intérieur. Comme un goéland prêt à partir étend ses ailes, il lui suffisait de sentir le vent. Le vent violent qui a couru longtemps sur la mer avant de balayer les plages. Qui cingle le visage et emmêle les cheveux. Qui amène avec lui les embruns, l’air du large, un rêve de bateaux, d’horizons lointains. Claire le cherchait quand il soufflait en tempête, la faisait tournoyer au coin de la falaise. Son corps maltraité changeait et elle savait gré au vent de lui donner à sentir ses muscles, sa peau, le froid au visage fouetté d’eau ou l’onglée sur ses doigts. Il lui livrait un corps nouveau. Elle aimait aussi la mer, bleue, verte ou grise, qui s’épuisait sur le sable en longs rouleaux. Elle suivait leur mouvement, identique et différent. Une vague, une autre, une autre encore. Dix, vingt peut-être avant que l’une enfle et claque, s’enfonce dans la plage ou s’écrase sur un rocher en gerbe d’écume. Deux autres suivraient, géantes aussi, aux effets imprévisibles. Puis le mouvement reprendrait son cours. Le ressac, une fois, deux fois, dix, vingt, emmènerait l’eau au large. Un temps infini s’écoulerait avant que les trois gros rouleaux veuillent revenir. Certains jours, la mer laissait croire à une accalmie. La houle parvenait doucement au rivage. Il fallait s’armer de patience et c’est quand elle n’espérait plus que le rythme reprenait. Un, deux, dix, vingt avant une déferlante. 17

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Elle guettait la limite des eaux, là où la dernière flaque s’étire sur le sable avant de se retirer en crissant. La courbe de la côte désarticulait le mouvement, rompait sa continuité. Claire ne parvenait jamais à prévoir comment le flot l’habiterait. Tantôt une vague couvrait un champ inattendu, tantôt le reflux de l’une contrariait l’avancée de l’autre, puis la ligne de partage était soudain déviée par une masse plus puissante. La crête d’écume n’était ni exactement la même, ni tout à fait autre. Il fallait choisir une forte vague, la regarder venir de loin et la suivre jusqu’au bord pour que seule elle s’impose. Quand la nuit était sombre, elle aimait s’asseoir sur un rocher, les écouter claquer. Alors elle ne voyait plus la mer, seulement les lignes d’écume comme des hordes de chevaux blancs se succédant inlassablement. Repère mouvant entre la terre et l’eau uniformément noires. Elle était un peu effrayée d’être ainsi seule, la nuit, avec juste ces masses d’eau qui roulaient et faisaient du bruit. Au clair de lune ou dans la lumière lointaine des réverbères, si elle restait là où elle avait le droit d’aller, pas trop loin de la maison, elles étaient plus rassurantes, mais moins magiques. A vrai dire elle n’osait s’aventurer trop loin, là où seul le phare balayait la surface de l’eau entre des plages de nuit noire. Son éclair révélait des objets familiers et l’eau mouvante, un instant éclairée, n’en était que plus inquiétante. Elle avait perdu les contours de l’été et semblait vouloir aspirer tout ce qui passait à sa portée. Claire préférait l’obscurité et la seule lumière de la vague blanche. A quoi pensait-elle devant la mer, dans le vent ? A rien d’autre qu’à la mer et au vent. Elle cessait de jouer, courir, travailler, dormir, manger. Elle se sentait exister. Longtemps après, dans ses souvenirs de ce temps, tout s’était effacé. La vie, les gens autour d’elle. Rien ne gardait d’acuité que ce qu’elle avait senti là. Parfois seulement l’attente d’une lettre. Ecrite par son amie et dont le contenu comptait moins que l’attente, la sensation d’attente. Son corps maintenant lui révélait le monde et le monde n’était pas tel qu’on le lui avait appris. On ne lui avait rien dit de ce qu’il éprouverait en glissant dans la mer par des journées ensoleillées, ou même un peu grises entre deux ondées. Elle aimait nager. Dans l’eau toujours froide au moment d’y entrer il suffisait de s’ébrouer quelques instants pour se sentir à l’aise. Le corps porté par l’eau, lové dans l’eau, un frémissement des mains le maintenant à flot. Ensuite il n’y avait plus qu’à nager, lentement, régulièrement. Tout était une question de rythme. Elle partait droit vers le large en brasse coulée pour le sentir s’étirer, ou à l’indienne, filant entre le ciel et l’eau, ou encore couchée sur le dos, les yeux dans le bleu inondé de soleil. Elle n’avait pas 18

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de but fixé. Quand elle en avait assez, elle se laissait dériver, immobile à la surface dans la couche d’eau que le soleil avait chauffée, protégeant coudes, fesses et pieds des courants froids sous-jacents. Parfois elle se faisait peur en nageant trop loin. Les gens n’étaient plus que des points sur la plage. Elle approchait des pêcheurs lançant leurs filets. Alors elle nageait parallèlement au rivage jusqu’au moment où il serait temps de rentrer. Se sécher au soleil de midi. Etre à l’heure pour le déjeuner, seul repère à ne pas manquer. Le reste était libre. Libre pour rêver. Rêver de rien. Rêver et puis attendre. S’ennuyer parfois. Entre le soleil et l’eau, les gens d’ici n’avaient pas d’importance. Sinon la famille dans la grande maison. Mais la famille, ce ne sont pas des gens quand on a douze ans, quinze ans. C’est comme les meubles auxquels on est accoutumé. On suit les rites, les usages. Ca ne pèse pas dans la balance. La vie de tous les jours, qui a toujours existé et existera toujours, est en cela inexistante.

La voie tracée Il semblait à Claire que longtemps elle avait avancé sur une voie tracée. Non qu’on lui eût imposé le chemin à suivre. Elle l’avait choisi elle-même il y a tant d’années qu’elle ne se rappelait pas quand. Il était certain qu’elle étudierait. Elle avait aimé l’école. Peut-être plus le bain scolaire que ce qui la passionnerait plus tard, connaître, comprendre. Il y avait des choses à savoir que tout le monde savait. D’autres, pour mener leur vie, se passaient de ce poids de connaissances et l’étendue des choses à savoir était telle qu’il lui faudrait s’arrêter avant d’avoir tout assimilé. Pour l’heure, sans se poser de question elle restait sur la voie tracée où l’on continuait à apprendre. Cette voie en croisait une autre, celle du bien et du mal qu’on lui avait appris depuis sa tendre enfance : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », « Aime ton prochain comme toi-même », « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime  ». Ces mots seraient peut-être restés lettre morte s’ils n’avaient germé sur une tendance naturelle : Claire aimait les gens. A priori. Sans réfléchir. Le goût d’apprendre se conjugua pour elle avec le goût des gens. Elle s’engagea dans une filière suffisamment longue pour dispenser de penser plus avant, suffisamment sûre d’elle pour laisser croire que rien ne 19

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méritait d’être pensé en dehors d’elle, la médecine. Elle avait toutes les chances de parvenir à la mi-temps de la vie, sans s’être posé la moindre question sur la vie. Les voies qu’elle suivait, la plus sacrée ou la plus humanitaire, ne l’auraient menée qu’à la mort qu’elles cherchaient toutes deux à dissimuler, s’il n’y avait eu les gens. Elle côtoyait les gens et les gens bousculaient ses croyances. Ils n’étaient pas bons. Pas spécialement mauvais non plus. Ils ne guérissaient, ni ne mouraient selon les règles. Et ils avaient bien autre chose en tête que ce que Claire croyait qu’une tête contenait. Il lui fallut se dépouiller de couches successives d’idées reçues comme elle s’était dépouillée de la chemise de corps et du corset à boutons qu’on lui avait dits indispensables quand elle était enfant, pour découvrir que ce qui importait dans la vie, ce à quoi elle tenait, n’était pas toujours ce à quoi ils tenaient. Les années passèrent sans qu’elle comprenne comment elle avait pu se tenir à l’écart de ce qui avait remué sa génération. Les guerres coloniales et la décolonisation n’avaient guère eu plus de réalité pour elle que la Guerre de Cent ans et les campagnes napoléoniennes. Sauf quand, très concrètement, un copain partait risquer sa peau et revenait, une balle dans la colonne vertébrale. Ces malheurs-ci qui lui étaient proches l’atteignaient, les malheurs du monde restaient encore livresques. Des années plus tard, les deux se rejoindraient et le malheur quotidien lui parviendrait à travers le filtre du malheur humain. Elle lâcha nombre de certitudes avant de savoir qu’elle avait été aveuglée par une passion pour la Certitude. Le « une place pour chaque chose et chaque chose à sa place » lui avait modelé un esprit passablement obtus. Son goût de l’étude et son goût pour les gens relevaient aussi de cette même passion : connaître, comprendre pour effacer les zones d’ombre. Mais plus elle en éliminait, plus les certitudes se dissolvaient. Elles n’existaient que par les écrans qui les tenaient à distance, sûres parce que lointaines. Venaient-elles à être atteintes, elles ne laissaient que poussière entre les doigts et goût de cendre. Les mots pour les désigner, les mots habituels perdaient leur sens. Claire sut alors que ce qu’elle faisait, elle ne le faisait pas seulement parce qu’elle aimait les gens, mais parce qu’elle détestait la maladie, la mort, la folie. Tout ce qui atteint les êtres au plus profond d’eux-mêmes, les rétrécit, les rétracte, les abêtit, la peur, la douleur. Des maux qu’elle avait vus de trop près abîmer les siens, elle ne les supportait pas ailleurs. Et parce qu’elle les savait inévitables, elle se battrait contre eux sans fin dans un combat inépuisable. Ils ne la laisseraient jamais en paix. Elle tenterait de comprendre ce qu’il y avait à comprendre et, plus encore, 20

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chercherait à savoir ce qu’on ne peut savoir. Le hasard et la nécessité seraient des sources inépuisables de questions sans réponse et de certitudes provisoires. Et si parfois elle avait la tentation de lâcher cette quête absurde, elle y reviendrait faute de pouvoir vivre sans s’interroger. Manger, dormir, suivre la voie tracée lui semblait être la façon d’être des bêtes de somme dont on dit qu’elles ne se posent pas de question… ce qui reste aussi à prouver. Vue de l’extérieur, sa voie suivait une courbe régulière, mais Claire vivait cette trajectoire comme une succession de ruptures plus ou moins déchirantes. Le monde n’était pas ce qu’elle avait cru et elle avait dû se faire à chacune de ses découvertes. Les valeurs de sa prime adolescence n’eurent vite plus cours. L’amitié qu’elle avait conçue comme amour désincarné fut la première à chuter. Comme de ses amies elle n’exigeait pas l’exclusive, on aurait pu la croire tiède, raisonnable. En fait elle s’y était jetée avec une confiance sans limite, comme l’enfant se noie en sa mère. Et si elle ne savait quand cette dernière l’avait pour la première fois trahie, elle garda toute sa vie la cicatrice de la déception causée par une autre. Le détail infime qui la lui montra un jour différente. Différente de ce qu’elle croyait qu’elle fût, différente d’elle-même. Sans se le dire elle sut qu’elle ne pourrait plus jamais vivre une telle douleur. Quelque chose s’était brisé en elle. Désormais elle savait qu’il ne pouvait y avoir deux en un, mais toujours l’un et l’autre, l’autre et elle. Sauf à certains instants de l’amour, elle ne se départirait jamais d’une méfiance, d’une conviction profonde, même si rarement avouée, que l’autre pouvait à chaque instant faillir, manquer, et qu’il fallait vivre comme si cela n’avait pas d’importance. Ou tellement d’importance qu’il valait mieux prendre l’autre pour perdu d’avance. Cette expérience trop précoce l’avait frustrée de ce que d’autres rencontrent dans le grand amour de leur vie et dépossédée d’une expérience essentielle. Il fallait pour qu’elle ait eu tant d’importance qu’elle y ait mis plus qu’elle ne méritait. Peut-être y revivait-elle ce qui l’avait déjà déchirée, l’éblouissement perdu d’une mère adorée dans une préhistoire oubliée. Par la suite, elle n’avait plus avancé qu’avec une partie morte d’elle-même. Une limite qu’elle ne pouvait franchir, l’eût-elle voulu. Si elle se pensait indifférente à la mort, elle se savait vulnérable à cette mort-là. Le froid que l’autre pouvait jeter sur elle après l’avoir enveloppée de son feu. Son horreur de la tiédeur ne pouvait vaincre la tiédeur qu’elle s’imposait. Même la passion qu’elle eut pour ses enfants, elle ne se l’accorda que doublée de la conviction profonde «  Tu les as pour les perdre. Ils grandiront. Ils partiront  ». Attachement/détachement pesant auquel sa fille répondit 21

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en écho dès qu’elle eut l’âge de penser, en affichant dans sa chambre la maxime de Bakounine : « Les enfants n’appartiennent ni à la société, ni à leurs parents, ils s’appartiennent à eux-mêmes et à leur future liberté. » D’autres ruptures furent plus fécondes. Faisant tomber les écailles de ses yeux, elles élargirent son horizon. Non sans douleur. La voie tracée était confortable. S’apercevoir que d’autres en suivent d’autres avec autant de ferveur sème l’effroi. Avec le Nathanaël de Gide, elle découvrit les nourritures terrestres, tandis que les spirituelles, dans leur infinie diversité, la plongeaient dans la plus extrême perplexité. L’anathème que chaque croyant jetait sur les autres, la grandeur qu’elle reconnaissait à des visions du monde qu’elle ne faisait qu’entrevoir, lui rappelaient la liste des religions qu’elle avait annonée : le bouddhisme, le shintoïsme, le brahmanisme, …isme, …isme. Elle était en colère contre ceux qui lui avaient inculqué leurs préjugés. Comment avait-on pu lui énumérer la collection des religions asiatiques comme celle des races africaines pour valoriser les seules vertus blanches et catholiques romaines  ? L’anthropomorphisme du Dieu chrétien lui parut dérisoire. Elle se crut livrée sans guide aux seules nourritures terrestres. C’était sans compter sur tout ce qui s’était gravé en elle, aussi indéracinable que les mauvaises herbes. Mais souhaitait-elle vraiment les extirper ? Elle gardait la nostalgie du « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Même si cela n’avait jamais existé, il était bon de croire que quelqu’un vous aime au-delà de toute mesure. Quelqu’un dont on aurait la certitude qu’il ne vous décevra jamais et ne vous abandonnera pas, sinon parce que vous auriez fait quelque chose pour le mériter. Malgré ses convictions profondes : « Après la vie, il n’y a plus rien », « Tu es poussière et tu redeviendras poussière », son impossibilité à enfreindre les lois – qui faisait d’elle la risée de son entourage – témoignait peut-être de la persistance en elle d’une croyance obscure, d’une pensée souterraine : « Si je fais ça, Il ne m’aimera pas ». Il lui fallut encore nombre d’années pour ébranler le dernier bastion, la foi en la suprématie des maîtres. Dès sa tendre enfance, on lui avait inculqué que les parents et les professeurs ont toujours raison. Au fil des ans, le domaine d’infaillibilité des uns et des autres s’était rétréci. Il lui en restait un respect pour le savoir et ceux qui savent. Quelques grandes figures avaient accrédité son humilité. A l’âge du collège, sortant de l’enfance où l’on travaille pour faire plaisir à ses parents et pas encore mûre pour le vouloir pour soi, elle avait rencontré Biou. Une force de la nature, demoiselle, hommasse, curieuse et passionnée de tout. A partir d’une leçon de littérature, d’histoire ou de géographie, 22

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elle emmenait sa cohorte d’élèves à la découverte du monde. Plutôt que de les assaillir d’interrogations et de punitions, elle avait pris le parti de faire réciter celles qui le voulaient et étaient contentes de le faire. Ce pensum vite exécuté laissait place aux questions et aux digressions où elle disait à sa flopée d’apprenties ce qu’elle pensait de la vie. Avec le savoir, elle transmettait sa passion de l’acquérir et de le partager. Grâce à elle, Claire traversa les tâches les plus ingrates, soutenue par le sentiment qu’apprendre et travailler, c’est vivre aussi. Et non, comme beaucoup d’enfants, avec la conviction que la vie viendra après, quand ils auront fini d’apprendre, au risque de ne sortir de leur attente que, délivrés du travail, la vie près d’être finie. Biou et quelques autres lui avaient donné le goût de la connaissance. A cette époque, le niveau des professeurs si mal payés dans les écoles dites libres laissait parfois à désirer, mais il leur fallait une certaine flamme pour y rester. Et il serait toujours temps de remplir les cases vides, mais bien préparées des enfants qui leur étaient confiés. Plus tard elle rencontra la même passion chez d’autres maîtres. Dans une ère médicale taxée encore d’obscurantiste, ils poussaient à l’extrême le goût de la clarté. Semer des jalons dans le magma des divers troubles physiques pour en extraire le contour des maladies. Exiger des têtes encore candides quant à la matière enseignée, la rigueur qui leur permettrait de tracer les lignes qui donneraient les clés des diagnostics dans un réseau indifférencié. On ne voyait pas alors les malades à travers les grilles d’examens sophistiqués, les QCM et rétro-projecteurs ne faisaient pas encore écran entre enseignants et enseignés. Le contact était direct entre maîtres et élèves. Les uns et les autres ne pouvaient fuir la chair du malade quand bien même ils avaient, à travers lui, quelque chose à prouver. La science se transmettait teintée de douleur, d’espoir ou de pitié. Claire en conçut un grand mépris pour des maîtres ineptes ou inaptes et une grande estime pour ceux qu’elle pensait ne jamais égaler. Puis vint un autre temps. Etait-ce qu’elle était parvenue à un niveau de savoir tel que les maîtres n’avaient plus que le diagnostic rare à lui démontrer ? Etait-ce la désillusion d’avoir vu de près ceux à l’autorité incontestée incapables d’entendre les requêtes que les malades leur adressaient, qui lui fit rejeter du même coup les finesses intellectuelles qu’elle était loin de posséder ? Etait-ce la crise de la société elle-même, qui se mit à reprocher aux mandarins-maîtres de confondre savoir et pouvoir ? 1968 ébranla Claire. Cette fois c’était sa place dans la société qui n’était plus celle qu’elle croyait être. Certes elle continua à avoir des maîtres, à estimer le savoir qu’ils lui transmettaient, à se soumettre ou regimber 23

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contre le pouvoir qu’ils exerçaient. Le rapport entre eux avait changé. Aussi brillants, aussi savants fussent-ils, elle se considérait comme de la même humaine engeance. Moitié parce qu’elle atteignait une certaine maturité et maîtrise des connaissances, moitié parce que les maîtres les plus admirés s’étaient montrés minables dans les bouleversements de la société. Eux qui dominaient tous les sujets, sujets de connaissances, sujets-malades et apprentis-sujets, ne dominaient plus rien, pas même leurs émois de sujets contestés. Ils étaient faibles, apeurés, quémandant les grâces de leurs administrés ou manœuvrant pour se les réapproprier. Le hasard – ou les choix qu’elle avait faits, puisqu’on choisit ses maîtres – fit qu’elle n’en trouva plus un à respecter. Ceux qu’elle rencontra plus tard, et elle en rencontra d’estimables, elle les aborda avec la restriction que eux aussi pourraient chuter. Et à guetter leurs faux-pas, il est évident qu’elle en trouva. Claire avançait dans la vie ayant renversé les certitudes qui, jusquelà, l’avaient guidée. Comme les enfants s’aperçoivent un jour qu’ils ne peuvent plus compter sur leurs parents, morts ou vieillis, pour affronter les réalités de la vie, elle se trouvait, elle, nue et démunie, plus inquiète et incertaine qu’elle ne l’avait jamais été. Sans doute était-ce le prix de sa liberté.

Les hommes Tu es, pour moi, Le soleil de l’été, le claquement de la vague, La profondeur de la nuit, l’herbe après la pluie sous les châtaigniers. Le sable brûlant au milieu du jour, Le début d’automne au bord d’un étang. Et le vent glacé du printemps débutant sur la falaise C’est encore toi. Les courses folles dans les landes, L’eau fraîche sur le corps brûlant, Les fruits glacés après la nuit, L’odeur des roses et leurs perles de rosée, Les chevilles griffées par les genêts, 24

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Les pieds brûlés par les silex, Un grand verre de lait, Avant toi ça n’existait pas. J’aimais ton corps souple et nerveux, Tes mains, tes cheveux, tes yeux. Tu savais parler pour me plaire, M’alanguir de nocturnes et de scherzos, Mais pour toi l’homme est fort, intelligent et beau, Malraux et Camus te l’ont dit. Une grâce t’a été donnée, le bonheur. Tu aimes la vie et tu la fais aimer. Maintenant le soleil a pali, La pluie est froide, Mon corps se fige, Je ne peux plus arracher mes pieds de la terre, Mon esprit explore les pensée, la sagesse, la beauté. J’ai perdu la vie. Bien plus tard, elle était au bord de l’Océan, l’autre, l’immense, qu’on dit pacifique. Il ne fallait pourtant pas s’y fier. Des courants perfides vous auraient entraîné au large. Alors il était vide, libre, et d’autant plus attirant. Sa vague inlassable frappait le rivage sous un ciel grisé d’embruns. A perte de vue, le ressaut de la plage, grise elle aussi, qu’il avait creusée de son empreinte. Le sable n’était pas le même que celui de l’océan d’ici. Plus terne, plus fin, moins rugueux peut-être, il glissait entre les doigts. Mais c’était bien le sable éternel, accompagnant la vague qui se jette sur lui et le griffe en se retirant. Claire était-elle ici ou là, dans l’ailleurs du temps resté si précis dans sa mémoire. Là où des courants, dangereux eux aussi, laissaient la mer déserte. Ils les bravaient en nageant de toutes leurs forces vers la plage, jusqu’à retrouver la vague qui les déposerait au bord, non sans les avoir quelque peu malmenés de ses tourbillons de sable mêlés. Le jeu était l’affrontement à la vague. Un peu trop forte, elle pinçait le cœur d’une délicieuse angoisse. Il fallait la prendre à temps. Pas trop près où elle perdait sa puissance après avoir roulé. Pas trop loin, où elle vous laissait retomber comme un bouchon flottant. Eviter la cassure qui vous rompait la nuque, vous écartelait, vous écrasait au fond de l’eau. La saisir juste à l’instant où l’on en était maître, comme de chevaux domptés qui n’avaient plus qu’à vous 25

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conduire à la vitesse du vent. Puis, lentement, regagner la juste place où l’on attendait les suivantes en crevant les trop fortes avant qu’elles ne claquent et respirer de l’autre côté. Il fallait être deux pour affronter ainsi la mer. Deux pour se rassurer et se défier. Jouer à qui saurait mieux la vaincre. Puis, haletants, épuisés, s’abattre sur le sable, attendre que le soleil sèche la peau en laissant des marques salées. Se rapprocher, emmêler les corps doux et chauds, chercher le goût du sel, la douceur d’une lèvre, l’odeur sucrée d’un bras déployé. Claire et lui, seuls avec euxmêmes, oublieux des quelques autres essaimés à ras de terre. La brûlure du soleil les séparait à nouveau, les faisait renoncer à leur béate oisiveté, replonger dans l’eau, reprendre le jeu avec la vague. Leurs muscles en éveil maintenaient une tension qui les tenait à distance l’un de l’autre. Il suffisait, ici et maintenant, au bord du Pacifique, qu’elle plisse les yeux, ne laisse filtrer que les rais de lumière réfléchis par l’écume, qu’elle écoute la vague, fasse glisser le sable entre ses doigts, pour retrouver l’ailleurs inaccessible. Au bord de l’eau, une pancarte ne disait-elle pas de ne pas se fier aux mirages de la mer. « Les hommes sont ainsi faits, lui répétait l’homme de sa vie, ils devraient changer de femme tous les dix ans. Regarde, dans tous les pays du monde, les hommes vieux et riches ont des femmes jeunes et belles. C’est la loi de la nature. » Au début elle n’y prenait pas garde. « Belle excuse pour ses incartades  », pensait-elle. La femme-objet, bel objet, d’accord, ils la chercheraient toujours. Mais une femme a autre chose à offrir et à défendre que son corps. Heureusement d’autres hommes lui disaient, semblaient lui dire que son corps restait désirable. Elle mit longtemps à réaliser que c’était à lui qu’elle le devait. Elle n’aurait pu s’en désintéresser. Il ne l’aurait pas supporté. Si elle avait ignoré son corps, c’est lui qu’elle aurait ignoré. Lui et les autres femmes qu’il regardait. Belles, trouvait-elle. Elle voyait en elles l’infinie diversité de la beauté. A côté des brunes, il y aurait toujours les blondes, des yeux verts pour rivaliser avec les noirs, de petits seins dressés face aux opulentes poitrines, la taille fine des longilignes aux prises avec le galbe des hanches des plus rondes. Claire ne pouvait que cultiver son style et renoncer à tous ceux auxquels elle ne pouvait prétendre. Deuil cruel, renouvelé à chaque fois qu’il virevoltait autour de charmes qui lui manquaient. Comment être jalouse d’une telle multitude ? Il était naturel – comme il disait – d’être attiré par ce qui brille, et ce qui brille était ce qu’elle n’avait pas, ce qu’elle n’était pas. Le discours féministe sur la femme asservie lui semblait méconnaître la 26

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plus évidente des réalités. Les femmes sont toutes différentes, l’une a ce que l’autre n’a pas. Chacune, ou presque, peut prétendre être unique en son genre et les femmes n’ont aucune raison d’accepter d’être marchandises à échanger. Mais le sont-elles vraiment ? Lui disait encore : « Ne vous y trompez pas, ce sont les femmes qui choisissent. Elles laissent aux hommes l’illusion de l’initiative. En fait elles ont déjà décidé. Toujours. » Elle ne croyait pas plus à son discours qu’à celui des féministes, mais devait reconnaître qu’il n’était pas tout à fait faux. Elle avait eu de la chance. La nature lui avait donné les atouts qui permettent, sinon de décider, du moins d’espérer et de faire advenir ce qui est espéré. D’autres n’ont guère le choix. Hommes comme femmes, trop heureux de garder l’imprudent tombé dans leurs rets. Loin des angoisses adolescentes qui lui avaient fait voir l’homme en maître du jeu, elle ne se fiait plus aux apparences. Malgré les femmes nues des magazines, les sourires marchands de dents blanches et d’haleines fraîches, les hommes n’obtenaient pas tout d’elles. La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a et ils n’auront d’elle guère plus que ce qu’elle voudra. Claire avançait dans la vie découvrant des figures imprévues. Les hommes et les femmes n’étaient pas ce qu’elle croyait. Elle décentrait son point de vue pour mieux les connaître. Eux, entre temps, changeaient leur façon d’être. Elle ne savait jamais si ce qu’elle voyait maintenant était plus vrai ou plus faux que ce qu’elle avait vu avant. Comme dans un film au ralenti qui aurait montré les ébats d’un couple, l’enroulement qui le plaçait sur elle avant que ce ne soit elle sur lui, elle découvrait la mouvance des vies. Une incertitude empêcherait toujours l’un de savoir où il en est du mouvement qui l’entraîne avec l’autre. De la plus grande proximité à la plus grande distance, homme et femme ne sont que les deux pôles du lien qui les unit, qui se tend et se détend. Le lien n’appartient ni à l’un ni à l’autre, échappe à tous les deux et pourtant constitue leur couple. La seule certitude est qu’à moins de rupture, il a une vie propre. Sinon ils seraient tous les deux figés, comme morts. Et cela ne vaudrait pas la peine d’en parler.

* *    * A chaque moment de sa vie elle se sentait maintenant à une frontière, à la limite entre un avant et un après sans commune mesure. Devant elle un brouillard cotonneux masquait les contours. Elle ne pouvait deviner où s’engageait la voie qu’elle suivait, les pièges, les taillis dont elle ne saurait 27

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s’extirper, des forêts profondes où se perdre et des gouffres où tomber. Rarement elle se voyait déboucher sur une plaine ensoleillée pour serpenter entre des champs cultivés. Lorsqu’elle se retournait, le paysage était net derrière elle. Des vallons arides ou verdoyants dont des pans entiers lui étaient cachés. Les rails qui l’avaient guidée luisaient encore à ses pieds, témoins de la ligne qu’elle avait suivie, ponctuée d’aiguillages, lâchant des embranchements de droite et de gauche. Avait-elle choisi de venir ici ? Y avait-elle été menée ? Elle n’aurait su le dire. Parfois l’enchaînement des partis pris lui paraissait d’une logique inexorable. Comment aurait-elle pu aller ailleurs ? Parfois des pages se tournaient devant ses yeux, des occasions maquées, des pistes à peine explorées puis abandonnées. Chaque page comptait un visage d’homme et l’image arrêtée d’un instant vécu avec lui, comme si le fil de sa vraie vie était les souvenirs oubliés des hommes qui l’avaient traversée, aussi fugace soit leur passage. Comme si sa vie sans eux aurait dérivé au fil des courants sans but déterminé, et qu’ils lui avaient donné un sens. Ils avaient été les bouées autour desquelles prendre des virages ou des amers imposant un changement de cap. Les plaines du Nord cadraient l’image la plus ancienne. Après qu’ils eurent beaucoup marché, il l’avait emmenée dans une maison amie inconnue d’elle. Quand il s’était assis un peu en retrait elle avait senti son regard peser sur ses jambes croisées, son mollet qu’elle n’aimait pas saillant sur l’autre genou. Exprès elle n’avait pas bougé, honteuse, mais refusant de le cacher. Quelques semaines plus tard, c’était sous son trait d’artiste qu’elle avait eu la révélation que son corps pouvait être beau. Il n’était pas que la somme de ses défauts. Nu, il pouvait être regardé et plaire. De ce jour elle n’avait plus été tout à fait la même. Que serait-elle devenue si, comme à cet instant il le voulait, elle avait tout lâché pour lui ? Pour mieux le connaître il lui aurait fallu s’immerger dans son monde de couleurs et de formes. Dans le sillage de Louis, elle aurait été une autre. Elle revoyait l’atelier de Montparnasse, l’impasse un peu triste, la grande verrière, la vie familiale repoussée en périphérie de la pièce. Lui, son regard, sa présence, ses toiles emplissaient l’espace. L’existence latente des autres l’avait empêchée d’aller plus loin. Elle était restée curieuse de l’alchimie par laquelle ses tableaux transformaient les êtres et les choses. Plus tard elle avait cru se reconnaître sur une toile. Au premier plan, de profil, elle regardait droit devant elle ; en arrière-plan un homme et une femme de face, côte à côte ; son image se projetait devant lui, lui obscurcissant l’horizon. C’est ainsi qu’elle s’était représentée leur rencontre ou plutôt leur non-rencontre. Un échange qui l’avait changée et avait compté pour elle. 28

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A chaque aiguillage elle avait gagné et perdu une part d’elle-même. Chaque homme avait su délier quelque chose de noué, fermé, mais prêt à éclore. Louis lui avait donné une image, François des sensations. Avec lui elle avait su qu’elle aimait rouler vite sur la corniche de mer et sentir le vent sur son visage et dans ses cheveux. Elle avait su qu’après l’amour il était bon de goûter des raisins frais et sucrés et que le concerto tant et tant écouté prenait une intensité nouvelle. Des cloisons étaient tombées, ses plaisirs sages et domestiqués s’étaient mis à tourbillonner, à jouer les uns avec les autres. Il l’entraînait dans son sillage. Avec lui elle avait ri et dansé. Elle s’était laissé tomber d’avoir trop couru, puis quand elle avait eu froid, elle avait enfilé le gros pull vert que son ex lui avait tricoté. Avec lui tout devenait facile. Elle savait bien que ce n’était qu’un jeu. Quelque part en elle les choses sérieuses sommeillaient. Elle n’aurait pu les abandonner. Redevenue raisonnable, soumise aux réalités de la vie, il lui en était resté un grain de folie, des coups de lune, des envies de faire sauter les verrous. Pour n’avoir dansé qu’un seul été il lui restait l’illusion qu’elle aurait pu continuer à danser. Avec Yves elle avait eu une autre révélation, son corps de femme. Non qu’il fût le premier. Pas même le premier à la faire bouger. Il avait surgi à point nommé. Peut-être avait-il fallu que ce soit un homme de passage. Sans passé. Sans le poids des goûts et des opinions de ceux qu’on connaît mieux, avec qui l’on sait qu’il va falloir composer, céder, gagner et reperdre du terrain. Lui n’était qu’un homme, laissant entendre qu’il savait en être un. Alors elle s’était laissé aller. Elle avait ouvert les vannes. Tout ce qui en elle était encore inconnu, inquiétant, bridé avait lâché. Le flot avait déferlé. Elle en avait été chavirée. Elle ne se reconnaissait plus, ne savait plus où elle était, qui elle était. Et parce que c’était avec lui que c’était arrivé, lui qu’elle ne connaissait pas, elle l’avait fui, avait refusé de le revoir. Il s’était fâché, l’avait jetée au milieu des bois, puis, par pitié, l’avait ramenée là où elle voulait aller. A sa vie habituelle que peut-être elle n’aurait jamais dû quitter. Elle n’avait jamais su ce qu’il avait pensé, mais lui savait gré de l’avoir révélée à elle-même. Un autre en jouirait, un autre à qui elle s’abandonnerait de propos délibéré, ne craignant pas qu’il abuse d’elle et oublie qui elle était après l’avoir possédée. Celui-là résisterait au temps, malgré les pages tournées, au-delà des élans qui les rapprocheraient et des crises qui les sépareraient. Pierre, elle l’avait rencontré beaucoup plus tard, ses choix de vie déjà établis. Elle était dans une zone de désespérance. Son chemin traversait des marais où elle s’enlisait. C’est alors qu’il était apparu devant elle, coupant sa route comme elle avait coupé la route de Louis. Le 29

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cliché-souvenir le montrait une rose rouge tendue à bout de bras, franchissant à grandes enjambées l’espace qui les séparait, entre deux haies d’hommes cravatés, vêtus de sombre, qui constituaient leur entourage coutumier. On aurait dit ceux-ci prêts pour un enterrement et c’était à une scène d’amour qu’ils assistaient. Le rouge de la rose empourprait les joues de Claire. Mais elle était fière de lui. Il les dominait de sa stature et il était venu la chercher. Peut-être à cause de la rose rouge, sur la diapo suivante qui faisait écho à la première, elle portait un tailleur rouge. Un instant immobilisée devant la porte de verre de l’immeuble où ils avaient rendez-vous, elle s’y heurtait sans parvenir à la franchir comme un papillon de nuit étourdi. Puis le feu de la nuit l’avait tant surprise qu’aujourd’hui encore elle ne savait quels sentiments elle avait pour lui. La tension que son amour à lui avait créé en elle restait sans nom. Comme la femme chantée par Anne Silvestre, jour après jour il l’avait faite statue, l’avait revêtue de nacre puis de coton ; elle avait été le sol sous ses pas  ; elle aurait dû l’attendre en pleurant, être là pour franchir avec lui torrents et volcans. Il l’avait faite multiple, mais jamais dans son regard elle ne s’était sentie vraiment elle-même. Tous les possibles en une nuit embrasés s’étaient bientôt délités. Elle n’avait pas supporté, il ne l’avait pas supportée. La rose s’était fanée, s’était chargée d’épines. Tout ce qui les avait portés des mois durant n’était plus que cendres. D’une rencontre ratée où des années plus tard ils avaient cherché le passé, il lui restait pourtant le feu de la brûlure de son épaule touchant la sienne. La Dentellière qu’ils regardaient ensemble garderait toujours pour elle cet écho de ce qui avait flambé en elle quand il l’avait tant aimée. On ne rallume pas les cendres du passé. Entre temps il y avait eu la haine. Muré en lui-même, il l’avait renvoyée à son marécage, mais n’avait pu briser la digue que, malgré lui, il avait construite pour qu’elle le traverse. Les pantins vêtus de noir qui l’entouraient s’étaient révélés posséder des corps d’hommes. Il arrivait qu’elle leur plût et au milieu d’eux elle n’était plus la même. Elle aurait pu aller de l’un à l’autre, mais le sort lui était contraire. Elle se rappelait, plus jeune, sur les plages, le traditionnel « aujourd’hui je ne peux pas me baigner » qui exposait au yeux de tous le secret habituellement bien gardé. Fallait-il de même interrompre les jeux de l’amour pour un « aujourd’hui je ne peux pas jouer » ou accepter, mais les jeux salis s’en seraient trouvés déflorés. Elle préféra laisser croire qu’elle ne voulait pas jouer. Avec l’un elle aurait bien aimé jouer pour rire, se laisser étourdir par le bleu de ses yeux, le charme de son sourire, le cinglant de ses traits quand d’autres en 30

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faisaient les frais ; elle se demandait pourquoi il avait accepté d’endosser l’uniforme complet-cravate qui, le reste du temps enfermait dans un carcan ses idées et ses mouvements. Elle fut plus amère quand une lune plus tard elle se vit éconduire un plus rabougri. Son cœur avait pourtant battu pour lui. Ses enthousiasmes juvéniles, ses élans de générosité contrastaient avec la démarche à pas comptés des autres pions de l’échiquier. A distance elle y voyait bien un zest d’immaturité, un refus de suivre les sentiers tracés par ses aînés. Dégoûtée par ce monde trop habité de projets de carrière, elle aurait volontiers pris sa main pour le traverser en regardant au loin. Elle avait espéré qu’il mettrait plus d’obstination à la chercher. Elle frémit en rendant hommage aux mânes qui l’avaient protégée ce soir de fête quand, peu d’années plus tard, elle sut qu’il s’était tué dans la voiture qui le menait de sa femme à sa maîtresse, en pensant qu’elle aurait pu être à une extrémité. Lorsqu’elle feuilletait son livre d’images, elle s’inquiétait de ceux de ces messieurs. Elle se doutait qu’elle ne figurait pas sur tous et que d’autres peut-être lui faisaient une place qu’elle ne méritait pas. Vincent qui l’avait surprise en venant, fidèle, la chercher sur le parvis de NotreDame quand elle n’avait plus besoin de lui. Ou Jean-Michel qui avait continué à penser à elle sur son piton des Aurès comme il le lui écrivit au nième mois de son service militaire. Ils s’ajoutaient au trésor amassé qu’elle contemplait pour se rassurer les jours où elle se sentait solitaire sur la voie tracée. Les autres, ceux qu’elle avait épinglés, avaient-ils pu l’oublier après avoir un moment si fort pensé à elle ? Elle ne le saurait jamais. Une fois sortie du marécage, une fois retrouvé l’homme de sa vie, la question revenait la lanciner à chaque accroc un peu éprouvant. Etaitce bien lui qu’elle aurait dû suivre ? Pour avoir si longtemps cheminé ensemble, leurs souvenirs en étaient transformés. L’homme d’hier étaitil celui d’aujourd’hui  ? Sa collection de diapos comportait bien plus d’images de lui que de tous les autres réunis. Elles n’avaient pas le même éclat que les instants évanouis. Elle les partageait, les revivait dans sa vie actuelle. Des mots, des gestes les rendaient présents. Ils n’avaient pas la pureté des gemmes du passé, serties dans une gangue inaltérée par le temps. Le prix des trésors amassés avec lui se mesurait au fait qu’aux jours les plus sombres, quand les liens se distendaient, elle ne regrettait pas de ne pas avoir suivi l’un de ceux qu’elle conservait en secret. Ceux-là, elle les utilisait à leur insu. Ils rendaient vivables les jours tristes. Elle avait suivi plus légèrement la voie tracée avec la pensée « si j’avais voulu…  ». Aux moments noirs elle jouait avec ses souvenirs 31

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perdus en attendant le retour de la lumière. Quand des mois passaient sans qu’elle voie un homme la regarder, l’angoisse la reprenait de la vie qu’elle menait. Sa vie, la même devenait insupportable de ne plus être choisie. Elle rêvait du creux d’une épaule où se réfugier. Parfois cette épaule avait un visage, un nom, prononçait des mots qui laissaient penser qu’elle aurait pu s’y blottir. Le chant des sirènes ne la faisait plus partir. Sa fidélité n’était pas méritoire. Au fil des ans, les tracés quotidiens avaient tissé un réseau qu’elle ne voulait plus quitter. Aux jours de désespoir, elle ne l’aurait pas lâché pour s’enfoncer dans le même brouillard, la même incertitude du lendemain. L’inconnu lui semblait le même. « Chacun seul dans sa nuit », disait l’homme de sa vie. Pas seul, mais avec une cohorte de fantômes et celui qu’on tient par la main, dont on ne sait jamais s’il est toujours le même ou un autre que celui qu’on a rencontré au début du chemin. L’homme de sa vie l’avait-il menée ou l’avait-elle mené ? Quand elle prenait des distances comme d’un observatoire élevé au-dessus du parcours, elle le voyait sûr, unique, irremplaçable. Et pourtant à chaque moment, elle se trouvait dans le brouillard avec le sentiment de suivre instinctivement, inconsciemment, les rails sous ses pieds sans savoir où ils allaient la mener. La voie qu’elle suivait s’interrompait-elle, dissimulée dans le nuage ? Lui faudrait-il continuer à grimper ? Risquait-elle de tomber dans un précipice ? Ou devrait-elle cheminer jusqu’au bout en terrain plat, neutre, insignifiant ?

* *    * Le ciel et la mer se confondaient dans une lumière gris-argent. Sans volumes, sans épaisseur. Une succession de plans découpés. Collines aplaties, îles, presqu’îles, nuages allongés. L’un débordait l’autre en quinconces étirés. Une profondeur plate donnait une impression de bout du monde, depuis la flaque intense brillant au premier plan jusqu’au soleil voilé baignant les lointains d’une lumière bleutée, grise, mauve, blanche. Au nord de la Norvège, rien des couchers de soleil flamboyants des pays tempérés. D’ailleurs le soleil était encore haut à cette heure où la mer aurait déjà dû l’absorber. L’heure en était elle-même indéfinissable. Ni tard, ni tôt. Comme immobilisée, loin, elle donnait un sentiment d’irréalité. Seuls quelques bouleaux étiolés, aux feuilles agitées par le vent donnaient une pâle image de la vie. Eux regardaient droit devant, ailleurs, au-delà du temps. Claire frissonna. Luttant contre l’effacement dans le gris de la mer et du ciel, une 32

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image intime s’imposa à elle et la chaleur reflua du dedans. Une chambre close où ils étaient de même loin de tout. Seuls avec eux-mêmes, seuls en eux-mêmes. Corps perdus, tous plaisirs confondus dans une absence où ils se donnaient, se prenaient. Corps unique que son corps à elle jouissant de son corps à lui, que son corps à lui jouissant d’elle. Ni l’un, ni l’autre, mais les deux à la fois. Personne. Elle dépossédée d’ellemême au plus fort de la jouissance et n’en pouvant rien dire. Lui qui l’avait exigé d’elle, ne l’obtenant qu’au prix de l’ignorance de ce qu’elle en vivait. Retrouvailles incertaines avec une jouissance première ? Eux deux, sans frein, sans limites, sans peur. Comme si jamais il ne devait lui manquer. Comme si jamais ne serait là une autre qu’elle. Elle se jetait au risque de se perdre dans le désordre où elle disparaissait pour à chaque fois renaître. Comment une femme désirerait-elle un autre homme que le sien quand elle est, quand elle a, tout ce qu’un autre pourrait lui donner ? L’un ou l’autre s’estompe, s’efface dans l’abîme qui les aspire et dans cette loi du tout ou rien de l’extrême jouissance, c’est au même qu’elle s’abandonne enfin. Certitude insolente que cette confiance sans borne, en un instant évanouie. L’image avait fui. Le froid l’avait à nouveau envahie. Il était là près d’elle. Si près. Si loin. A qui avait-il pensé ? Certainement pas à elle. Ils n’étaient après tout que mari et femme. Si près, si loin, depuis ce jour lointain où ils s’étaient mariés, mariés avec des enfants. Ce qu’on aurait voulu pour elle. Ce qu’elle avait voulu sans l’avoir imaginé puisqu’une fois la chose accomplie, elle n’avait pu que penser : « Voilà ! c’est fait » avec un grand vide devant elle. A l’autre bout des ans, à l’autre bout du monde, à quelques îles du Cap Horn, sur le canal de Beagle qui a vu s’engloutir tant et tant de bateaux, le ciel était bas et gris, alternant crachins bretons et nuages d’apocalypse. Mais, loin des tempêtes imaginées, l’eau restait calme, l’air était doux. La côte défilait lentement. Près des dernières maisons d’Ushuaia, les cargos à leur appontement, des containers aux couleurs vives, tranchaient sur le vert grisâtre des collines. Puis vinrent des berges sinueuses, la ligne claire du sable dégagé par la marée, des anses, des rochers affleurant l’eau, des îlots, des colonies de cormorans, le phare du bout du monde. Soudain la masse des nuages s’était déchirée, leurs flancs inondés de lumière devenus d’un blanc éclatant et une même émotion que dans le Nord l’avait saisie devant le tableau composé pour elle : au premier plan l’eau grise agitée de remous ; audelà d’une ligne nette, ce n’était plus qu’un miroir lisse et scintillant. A contre jour, une rangée d’îlots lointains, noirs, dépassant à peine 33

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l’eau, dessinait une ligne s’élevant peu à peu vers la droite. Au loin, en arrière-plan, noyés dans la brume, les mêmes, décalés, de plus en plus élevés, se détachaient en plans successifs. Le temps de s’abîmer dans la contemplation et la magie de la lumière, la brèche s’était refermée. Tout était redevenu uniformément gris, le ciel, la terre, l’eau. Lui était resté dans la chaleur du bateau, lointain, elle n’avait su le convaincre de saisir l’instant. Mais peut-être l’instant ne valait-il que pour elle, tout imprégné de l’écho du passé. Magie pour magie. Incommunicable. Puis le temps avait changé. Le terrifiant détroit de Magellan s’étalait bleu sous un ciel bleu, une mer parfaitement calme. Les anses du bord de l’eau ourlées de sable gris regorgeaient d’herbes vertes et de fleurs d’or. On était passé du noir et blanc à la couleur, d’un monde minéral à un monde vivant. D’ailleurs un gaucho chevauchait tranquillement dans la pampa, suivi de son cheval de bât et de ses quatre chiens. Eux n’étaient qu’un couple parmi d’autres dans le paysage.

* *    * Ce matin-là Claire s’était réveillée mal, très mal, d’un rêve dont elle ne parvenait pas à s’extraire. C’était dans un pays exotique, sur une route de terre poussiéreuse où se garaient les voitures avant un déjeuner. Le pays était à la fois proche et lointain, peut-être la Turquie où elle devait se rendre bientôt. Elle s’éloignait à la recherche d’un de ces bistrots rustiques, un peu crasseux, semblable à ceux qu’elle avait trouvés en Egypte. Le lieu restait flou, comme la silhouette féminine qui l’accompagnait. Elles arrivaient aux confins d’un village à une route goudronnée qu’il fallait traverser. Un défilé les arrêtait. Cela aurait pu être un défilé de chars à la manière d’un fête française, mais miséreuse comme le reste du pays. Quelques voitures et charrettes précédaient et suivaient l’essentiel, un bateau décoré, monté sur roues qui, soudain au moment où il passait devant elles virait comme sous l’effet d’un fort coup de vent. Dans l’instant du mouvement se présentait l’image d’un vrai bateau de croisière, incongru, avec ses rangées de cabines ; l’instant suivant, il s’immobilisait, planté dans les deux pentes entre lesquelles la route cheminait. Ce n’était plus alors qu’une énorme barcasse de pêche désaffectée, à la poupe noircie, calcinée par un ancien incendie. Dans l’instant du rêve, Claire se demandait comment la route pourrait être dégagée dans un pays si arriéré. 34

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Dans la séquence suivante, Edgar se tenait près de l’arrêt où elle devait prendre un train, le visage impassible à son habitude, ne laissant pas deviner ce qu’il pensait. Lui allait à Vintimille quand elle devait s’arrêter plus tôt, quelque part vers la Bourgogne ou le Morvan. Il l’entraînait pour qu’ils partent ensemble. Deux fois la scène se reproduisait sensiblement identique, à une semaine d’intervalle. Edgar, toujours impassible, partait à nouveau pour Vintimille et elle ailleurs par le même train. Il était encore plus compliqué d’aller ensemble de l’autre côté de la voie ferrée où les bagages d’Edgar étaient déjà installés, car elle était curieusement remplie d’eau, comme un canal dont le vent ridait la surface. L’autre quai paraissait inaccessible. Au réveil, ces images pesantes restaient incompréhensibles, seule leur absurdité onirique frappait Claire. Il lui fallut secouer les couches de la nuit, s’activer dans la maison avant que le sens ne lui en apparaisse lumineux et qu’elle ne puisse se retenir de pleurer. Le défilé, c’était bien sûr l’enterrement dont elle revenait. Il s’interposait maintenant entre elle et le voyage projeté, qu’elle imaginait aussi heureux que les précédents dans des pays semblables. C’était lui, le mort, la grande carcasse au fond calciné d’un feu éteint. Il resterait longtemps en travers de sa route. Si elle ne voyait que des ombres autour d’elle, c’est qu’à ses obsèques, elle s’était sentie comme une ombre que les autres ne pensaient pas concernée. Pas vue, pas regardée. Seul Edgar peut-être avait jeté un regard sur elle. Edgar avec qui elle parcourait pour la deuxième fois le trajet menant à toute extrémité, même si de la première épreuve, le héros était sorti vivant quand le deuxième s’y était consumé. Edgar, présent et impassible vivait dans le monde dont Vintimille était la clef. En arrière-plan, Claire voyait maintenant la Riviera et les grands hôtels où ses parents ne l’avaient jamais emmenée, où ils ne l’emmèneraient jamais, la mort avait rendu leur rive inaccessible. Elle préférait les gargotes d’Egypte ou de Turquie. Mais partout elle emporterait le souvenir de la barcasse calcinée qui avait obstrué sa route quand les autres, en ce jour de deuil, au milieu des fastes et des couronnes, des orgues et des chœurs, ne lui semblaient suivre dans le recueillement qu’un simulacre de corso fleuri.

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CHAPITRE II Les femmes

Femmes de charme Claire, incertaine de sa vie de femme, regardait celle des autres. Elle rencontrait la femme de charme, bien sûr. Celle qu’elle aurait voulu être, celle pour qui l’homme de sa vie l’avait quittée et qui n’avait su le garder. Celle qui avait tout ce qui lui manquait. Pendant des années, elle s’était profilée comme une ombre en arrière-plan de tout ce que Claire faisait. Elle s’estompait aux jours de bonheur et de lumière pour s’accuser aux jours de lourdeur et de peine. Elle tenait plus du mythe que de la réalité. Légère, insouciante, désirable, elle ne pouvait pas peser. Claire en faisait une étoile au firmament, une déesse effleurant à peine le sol de ses pieds, pendant qu’elle-même traînait les soucis de la vie comme autant de mottes de terre collant à ses bottes pour traverser un champ labouré un jour de pluie. La femme de charme, elle, n’avait pas besoin de bottes, ou elle ne traversait pas les champs labourés ou, si elle les traversait, elle glissait sur la crête des sillons sans s’y empêtrer. Et si jamais sa botte était retenue au fond, elle en était si attendrissante qu’un homme ne pouvait que se précipiter pour l’aider, la porter dans ses bras en riant sous la pluie, jusqu’à l’abri au coin d’une cheminée. Il la déchausserait doucement pour réchauffer ses pieds pendant que ses cheveux mouillés sécheraient et retrouveraient leur velouté. Claire mit des années à réaliser que la femme de charme n’existait pas, du moins telle qu’elle l’imaginait. N’empêche ! Si ce n’était celle-ci, c’était une autre qui lui ressemblait comme une sœur, celle que l’homme de sa vie pouvait à nouveau rencontrer. Elle n’était pas alourdie par les enfants, le travail, le foyer. Il aurait été prêt à dégager les pierres du chemin sous ses pieds. A l’imaginer si légère, elle lui donnait de la légèreté, le soulevait de terre, Claire aurait voulu pourtant que ce soit lui qui dégage la voie à coups de machette pour lui faciliter la vie ; l’un et l’autre auraient voulu être portés. Si elle avait renoncé à rencontrer cet amour pour elle-même, trop enracinée qu’elle était dans les réalités, elle continuait à penser 37

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que, pour l’homme qui en rêvait, la femme de charme existait. Non une passagère de la pluie qui lui tournerait la tête le temps d’un orage avant de disparaître, mais une dont le charme était l’essence de l’existence et qui le retiendrait comme par un filtre d’amour. Elle pensait aux égéries du passé, celles des peintres de Montparnasse ou du Bateau-Lavoir, qui avaient enduré leurs humeurs et leurs excentricités. L’Elsa d’Aragon ou la Gala que Dali avait prise à Eluard. Quel charme devait les habiter pour séduire de telles personnalités, mais quelle abnégation ou quel masochisme pour supporter le poète engagé ou le paranoïaque critique ! Anaïs Nin ou Marilyn qui chacune avait séduit le plus exubérant ou le plus réfléchi des brillants Miller, qu’arrivaient-elles à partager de leur vie ? Claire se tournait vers d’autres modèles, des héroïnes dont la littérature et le cinéma débordaient. De ces femmes qui avaient les hommes à leurs pieds, celle du Julien Sorel ou de la Chartreuse de Parme. A y mieux regarder, elle ne se voyait dans la peau d’aucune. Elles étaient des virtualités de femme, un assemblage de reflets diffractés par les facettes du regard et de la pensée des hommes. Ils les créaient pour leur plaisir ou leur douleur, ils s’abaissaient devant elles ou les hissaient sur un piédestal. Elles restaient leur invention et n’avaient pas d’existence intérieure, celles qui jouissaient des éclats et des passions ravageuses de ceux qui finiraient par les délaisser. Albert Cohen avait poussé à l’extrême la magie de l’apparence et le vide de l’inexistence de sa Belle du Seigneur. En remontant plus loin, aux inspiratrices des salons littéraires. Claire n’y trouvait qu’une préciosité factice ou le ridicule contentement du salon des Verdurin. En revenant plus près, vers les stars, elle se laissait séduire par le numéro de charme d’Anne Sinclair aux prises dans ses 7 à 8 avec de vieux requins ou des séducteurs médiatiques. La vivacité de sa pensée, son adresse à déjouer leurs pièges valaient le bleu de ses pulls soyeux, assorti au bleu de ses yeux. Rien de sexualisé ne transparaissait pour troubler la qualité du spectacle. Mais de quelle ténacité et de quelle persévérance cachée devait-elle payer son heure de spectacle télévisé ! Claire pensait avoir rencontré un jour une femme de charme. Près de la cinquantaine, elle gardait encore le regard, la minceur de corps et la vivacité d’esprit d’une jeune femme. Elle charmait son chirurgien de mari qui continuait à l’entourer des prévenances et facilités dont sa famille l’avait nantie. Rien d’affecté ni d’exhibitionniste dans sa façon de l’accepter. Elle pouvait en toute liberté s’adonner aux arts qui lui plaisaient et qui plaisaient car elle était douée. Pendant ce temps une 38

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servante moustachue et bourrue menait sa maison pour la protéger de toutes intrusion importune. Claire l’avait trop peu connue pour savoir comment elle vivait cette vie. Elle avait seulement croisé le regard délaissé de ses enfants qui ne manquaient de rien et trouvé le charme féminin incompatible avec la maternité. Le charme lui disait un ami naît de la surprise, de l’inattendu, la femme de charme doit être imprévisible. L’époque actuelle n’était pas une époque pour elle. A tout normaliser, elle l’obligeait à se réfugier dans la marginalité. Comme les héroïnes de Diva ou de Mauvais sang, des femmes aussi délibérément insouciantes que profondément écorchées. Décidément, à moins d’en faire un métier, la femme dont le charme était la raison d’exister n’existait que dans l’imagination des hommes. Miroir aux alouettes où les femmes de chair et de tendresse venaient se blesser.

* *    * Rosine, France ou Gille, elles, étaient drôles, gaies. Le moindre incident prenait dans leurs propos les couleurs de l’épopée. Et le drame virait à la comédie tant elles savaient singer les acteurs, détecter leurs manies, les transformer en lubies. Il suffisait qu’elles se mettent à raconter pour que les rires fusent quand ce n’étaient pas les fous rires mêlés de larmes que rien ne pouvait arrêter. Le gogo dont on parlait aurait été bien surpris de susciter cette hilarité. D’ailleurs quand Claire en avait été témoin, elle riait beaucoup moins, n’y reconnaissant rien. Elle préférait être auditrice naïve, s’étonner de l’incongruité d’un mot ou se scandaliser d’un geste. Plus tard, seule, elle se sentait prise au piège et réalisait qu’absente, elle pouvait en faire les frais. Mais à la première occasion elle retombait sous ce charme dont elle se sentait tellement dépourvue. L’âge ne changeait rien à l’affaire. L’une continuait à faire rire presque centenaire, la plus jeune racontait déjà enfant ces histoires qui n’arrivaient qu’à elle. Elles étaient elles-mêmes les premières dupes de leurs narrations. Elles ne cherchaient pas à déguiser la vérité. Pour elles, la vérité tenait dans les histoires mi-tragiques, mi-drolatiques qu’elles racontaient. On disait leur don héréditaire, lié au sang méditerranéen. Evidemment, cette gaîté communicative avait son revers. Privées de public dans la monotonie de la vie quotidienne, la vie leur était plus grise, plus terne qu’à toute autre. Et leurs partenaires habituels jouaient avec elles de la douche écossaise, faisant alterner la fierté de l’éclat qui 39

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rejaillissait sur eux et le mépris pour leur manque de réalisme. La situation devenait tragique quand le mépris se faisait public et qu’ils réintroduisaient à contre temps la question de la vérité, privant tout le monde des plaisirs de la connivence. De la vérité, il n’y a rien à dire. Le chapitre est clos aussitôt qu’ouvert. Qui fallait-il croire, le Midi ensoleillé aux couleurs éclatantes, aux contrastes vibrants qui rend la gaîté si gaie et la tristesse si triste ou le brouillard du Nord qui grise les tons, noie les formes et dont la vérité affadit la vie ? Claire, irritée des outrances méditerranéennes, enviait pourtant la faculté de rendre piquante, diverse, tumultueuse la banalité des jours. A elle, il faudrait aller loin chercher l’exotisme pour s’étonner, se laisser déconcerter, cesser de plier les faits aux schémas trop appris, s’éloigner de ses modèles pour s’émerveiller de la diversité des gens, des caractères et des goûts. Elle restait en quête de ce qui la ferait sortir de ses gonds pour quelques secondes, quelques minutes, quelques jours, un moment droguée sans drogue.

Femmes soumises et femmes libres Madeleine avait été élevée en jeune fille de bonne famille, dans une famille qui avait eu ses heures de gloire avant de se retrouver désargentée. On en gardait de beaux restes et de bonnes manières. Il n’y était pas question pour une femme de travailler. Les filles fréquentaient l’une des dernières écoles où l’on apprenait encore la révérence sans se soucier que les études y laissent à désirer. La mère de Madeleine, femme au foyer, passée de son grand banquier de père à son petit banquier de mari, elle, n’était guère épanouie. Sa classe naturelle l’aurait destinée à mener grande vie, mais sa maison de banlieue à la domesticité réduite laissait peu d’occasions d’exprimer ses dons. Aux jours de fête, on sortait les cristaux de Bohème et les verres Napoléon, le château Eyquem pour le foie gras et le Pommard pour les subtiles recettes de Curnonsky. Ce n’est que sous les lustres des pièces de réception de l’hôtel d’Anvers ou dans l’atmosphère bon enfant de la grande maison basque où son père rassemblait toutes les générations, qu’elle pouvait retrouver l’éclat de sa jeunesse. Madeleine avait ainsi grandi entre deux mondes, deux époques, sans ambitions inopportunes et sans acrimonie. Si elle se reconnaissait peu dans les aspirations de sa mère, elle avait hérité de ses qualités de 40

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maîtresse de maison. Les études étaient restées pour elle une occupation de bon aloi en attendant de se marier, plutôt qu’un moyen de développer un domaine bien à elle. Sa mère insatisfaite n’avait pas imaginé qu’elles puissent permettre à sa fille de s’épanouir. Elle s’était sans doute contentée de lui souhaiter un mari meilleur que le sien. Madeleine modeste et peu sûre d’elle n’alla pas chercher plus loin que le meilleur ami de son frère. Lui venait d’une famille inverse, première génération accédant à la bourgeoisie. On ne pouvait le dire plus à son aise, lui qui aurait aimé vivre de rentes au fond de la bibliothèque d’Alexandrie plutôt que de s’occuper des affaires qui l’attendaient. Le jazz échevelé des caves de Saint-Germain-des-Prés fut la seule parenthèse sauvage qu’ils s’accordèrent dans leur vie bien rangée. Mariés jeunes, ils eurent, jeunes mariés, les enfants qu’ils désiraient. Le monde évoluait, amenuisait les privilèges de sa classe à elle, tandis que se développait le mieux-être des familles comme celle qu’il avait, lui. Madeleine partageait son temps entre ses enfants, son mari, ses amies, sa maison largement ouverte et la moindre occasion bonne pour s’évader avant les futures marées humaines vers les plages de Normandie ou les escarpements bretons. Claire avait aimé la générosité avec laquelle ils lui avaient fait partager le chocolat chaud du grand pâtissier de Biarritz, un jour de grande marée quand ils étaient encore fiancés, ou les bridges du vendredi une fois mariés. Les énigmes des jeux de piste à la maison un soir de réveillon ou les rallyes un beau dimanche à la campagne réunissant famille et amis restaient pour elle des souvenirs ensoleillés au milieu des jours gris. L’image de Madeleine y était toujours chaleureuse et gaie en dépit des fins de mois plus ou moins bien équilibrées. Les affaires périclitaient. La mode avait changé, on n’achetait plus d’armoire à glace pour la chambre à coucher, on se contentait de poser un matelas sur un sommier. Son mari dut se reconvertir et Madeleine semblait tout accepter. Aussitôt la vie recommençait et la mauvaise période semblait oubliée. Quand les enfants grandirent et commencèrent à s’éparpiller, l’humeur de Madeleine aurait pu s’altérer. C’est le moment qu’elle choisit pour révolutionner sa vie. « Femme au foyer, ça suffit », pensa-t-elle. Jeune elle avait aimé le dessin, art d’agrément qui rend une jeune fille agréable. A la cinquantaine, elle se mit à fréquenter les ateliers. Les contrastes, les couleurs, les valeurs, les plages d’ombre et de lumière n’eurent bientôt plus de secrets pour elle. Mais c’est la sculpture qui la révéla à elle-même. Elle y trouva le moyen de s’exprimer. Son travail de la glaise, la matière comme taillée au couteau à la surface de corps, allongés, accroupis, enlacés, leur donnait un style personnel. On la pressait d’exposer, elle, 41

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toujours modeste et appliquée n’en finissait pas de vouloir se perfectionner. Elle n’y sacrifiait pas les petits-enfants qu’on lui donnait à garder car on la savait restée mère. Malgré cette renaissance que bien des femmes lui enviaient, malgré le travail et le don, elle restait elle-même. Quand elle se décida à exposer, elle découvrit aussi que ses œuvres plaisaient, qu’on les lui achetait. Jamais la tête ne lui tournait et elle ne se laissa pas embarquer dans le flot des mondanités qui auraient pu la lancer. Nicole avait passé son enfance sous le soleil de Saint-Tropez avant que Saint-Tropez ne devienne ce qu’il est. Brigitte Bardot colonisait à peine la Madrague et Françoise Sagan l’Esquinade. Les grands yachts côtoyaient encore les pêcheurs du Port-Vieux et le peintre Camoin continuait à sortir au petit matin sa vieille guimbarde pour piéger la lumière de l’aube. La plage des Salins et la baie des Canoubiers ne connaissaient pas encore les cohues de l’été. Revers de la médaille, l’école était sommaire et Nicole connut jeune le pensionnat à Cannes. A la belle saison les grands frères et les cousins revenaient pêcher les soles à La Foux, les amphores à Rabiou et les écrevisses dans les torrents à une lieue de là. On passait les nuits à danser et les matinées à dormir avant de s’attabler dans la grande cuisine où la bande trouvait à volonté bouillabaisses, aillolis, ratatouilles parfumées ou tartes au citron à peine refroidies. Le père de Nicole, finaud, savait profiter de la montée des prix pour faire fructifier sa petite affaire. Sa mère qui travaillait avec lui jouait les fortes femmes. Si dans le métier ils se complétaient, à la maison c’est elle qui dominait. Avec rondeur, avec chaleur, elle menait son monde où elle voulait. Tous les jeunes de passage s’y pliaient volontiers tant elle savait naturellement leur faire plaisir. Etre sa fille au jour le jour, confrontée à une image écrasante et indépassable, devait être une autre affaire. Nicole avait un peu lambiné pour étudier, suivi sans conviction l’école qui ferait d’elle une secrétaire de direction et s’était enfuie vers la capitale quand il s’était agi de trouver du travail. Si elle gardait des amies de ses années passées dans le Midi, on ne lui connaissait ni amour ni amant. Si elle en avait, elle avait su les garder secrets. A Paris, Nicole se glissa vite dans la peau d’une femme libre. Partageant un deux pièces avec une secrétaire comme elle, elle conquit bientôt un poste à l’UNESCO et un studio sous les toits du Cherche-Midi. C’est là que Claire la rencontra. Etait-elle féministe avant l’heure ? Avait-elle eu à en découdre avec les hommes, avec son père, avec sa mère ? On ne lui connaissait toujours pas d’homme dans sa vie bien remplie. Une belle vie pouvait-elle dire. Travail, sorties, amies, cinéma, théâtre, concerts, 42

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expos… Nicole se gorgeait dans la capitale de tout ce qui avait manqué à sa jeunesse tropézienne. Claire aimait discuter avec elle de ce qu’elle avait vu, lu, entendu. Ses jugements étaient pertinents sans avoir la prétention de ceux qui, dans le sérail de la culture parisienne, croyaient détenir la vérité sur tout. Claire, déjà attachée par les liens du travail et de la maternité, enviait cette liberté que Nicole avait de vivre et de penser, sans les liens, les entraves qui peut-être lui manquaient. Bientôt Paris fut trop petit pour elle. New York l’accueillit à l’ONU. Mais la métropole de l’art et de l’innovation, le melting-pot des races et des convictions fut trop dur pour elle. Elle ne parvint à y tisser son cocon et se rabattit sur Montréal. On avait à peine eu le temps de s’apercevoir que, dans son périple, elle s’était fait faire un enfant. Et quand elle déposa ses bagages, le père n’était plus dedans. C’est là que Nicole s’établit pour la vie. Une vie à deux avec sa fille qu’elle aimait voir grandir et qui lui rendait son affection. Claire ne sut pas grand-chose de son acclimatation aux longs hivers et aux juillets torrides, aux printemps à peine esquissés et au rougeoiement des érables de l’été indien. Nicole était à l’aise dans ce pays neuf qui avait besoin de gens comme elle, prêts à bouger, à changer. Elle étudia encore pour cadrer au poste qu’elle convoitait. Elle enseigna ce qu’elle savait, puis cessa d’enseigner le jour où autre chosa l’attira. La mobilité des institutions répondait mieux à sa mobilité à elle que la sclérose parisienne. Le climat du Canada qu’elle préféra fut sans doute celui qu’elle créa avec ses nouveaux amis. Montréal n’est pas Paris. Une femme sans homme avec un enfant y était tout naturellement accueillie par d’autres femmes comme elle et des hommes moins machos que ceux d’ici. Dans ces années-là pouvait passer pour norme une vie plus ou moins communautaire, sans l’extrémisme des communautés françaises qui prétendaient tout partager y compris les lits. Làbas l’émancipation de la femme était plus authentique et plus cohérente avec l’évolution des gens. Les hommes y vivaient moins pour le paraître et pouvaient reconnaître des valeurs plus discrètes, plus secrètes, celles de la féminité. La voie restait pourtant difficile à trouver. Pauline Julien a chanté la valse-hésitation de celles qui voulaient leur autonomie sans parvenir à se passer d’un homme dans leur vie. Elle disait les ruptures qui n’en étaient pas et les prises de position suivies de renoncements. Claire imaginait Nicole comme une de ces femmes-là. Un possible retour restait toujours en filigrane de sa vie là-bas, comme si les manques inévitables ne pouvaient s’effacer que par un retour vers le passé. Mais plus les années filaient, plus le rêve s’amenuisait. Nina avait grandi en vraie Québécoise. On le sentait quand chaque année, elle venait prendre 43

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un bain de famille à Saint-Tropez. D’ici, elle avait gardé le goût pour la culture que sa mère lui avait donné, de là-bas, l’abord direct et la spontanéité non gâchée par les simagrées de notre société. Si elle voyait peu son lointain père, Nina donnait l’impression, ou l’illusion d’être bien dans sa peau. L’éducation libre et ouverte reçue au milieu de plein de gens palliait le manque du père fouettard ou du père absent que bien des enfants ont à supporter dans une famille mieux constituée. En fait Claire connaissait peu Nina, comme elle connaissait peu sa mère. Ce qu’elle voyait n’était peut-être que ce qu’elle imaginait, l’envers de ce qu’elle vivait, la face qui lui manquait, sans la contrepartie que ses analysantes, seules et tourmentées, lui montraient. Mais si elle avait choisi cette vie, combien lui auraient manqué les attaches qui lui pesaient mais constituaient l’armature de sa vie. Et puis les Canadiens français sont bien genti-i-ils. Mais leur aimable compagnie, leur goût pour l’écologie et la préservation des traditions en font de sages provinciaux, à la remorque du monde qui les tire en avant. Leur mouvement qui nous devance sur certains plans, vient de ceux d’entre eux qui sont allés ailleurs s’inspirer de l’air du temps. Claire était trop inquiète de ce qui se joue partout pour se satisfaire d’une vie paisible en marge des grands courants.

Rôles de femmes Dans les années 80, le monde hospitalier où elle gravitait était organisé sur le mode classique des hommes-maîtres et des femmes-servantes. Les médecins-maîtres n’y avaient pas l’autorité cassante et tonitruante. Parfois, une femme s’identifiait suffisamment à eux pour se glisser parmi eux. Les infirmières et aides-soignantes n’avaient rien de la servilité des esclaves, elles préservaient leurs droits et leur liberté de pensée. Il arrivait qu’un homme s’intègre à leur groupe. Médecins et infirmières étaient affectés à un secteur du service. Entre les deux, « la surveillante générale », solitaire, avait des mouvements d’humeur que les hommes considéraient comme des humeurs de femmes. Il suffisait d’attendre que ça passe, que ses hormones veuillent bien se calmer, qu’elle cesse de déranger. Ce qui l’agitait était escamoté, ignoré, rendu à l’inexistence : « Qu’ont-elles donc ces femmes à ne pas se satisfaire de ce qui est ? » pensaient-ils. Ils étaient trop polis pour l’exprimer. Et elle restait avec les 44

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humeurs de ses impuissances, enflammée comme fétu de paille, éteinte des seules froideurs de l’ambiance. Les hommes n’avaient pas de ces états d’âme, du moins pas de cette sorte-là, pas dans ce milieu-là. Leur bonne conscience était soutenue par une évidence qu’aucun doute ne saurait ébranler. Ils étaient la logique même. Quel trouble inutile d’y introduire l’affectivité, de dire « je ressens les choses autrement » ! Quand un homme a un problème avec son patron, il trouve que le patron n’est pas à sa place dans le système, à moins que ce ne soit luimême. Il veut une nouvelle distribution des pions dans les cases existantes. La règle du jeu est sans artifice ni subtilité. Pourquoi les femmes s’épuisent à jouer les trouble-fête avec leur façon de penser ? Qu’est-ce que ce besoin de s’identifier à tous les paumés, les opprimés, ce désir de mettre en cause l’autorité, sans vouloir la prendre ? Leur prétention est autrement transgressive : elles ne veulent pas déboulonner le père pour prendre sa place, mais dire que le père n’est pas si père que ça et trouvent que le remplacer par un autre n’est pas forcément la solution. La parole des femmes dérange. Elles ne cherchent pas à établir face au pouvoir un contre-pouvoir, elles ne militent pas dans un syndicat, ne défendent pas des positions catégorielles. Leur parole est bien plus folle, elle voudrait se faire entendre seule, nue, pour elle-même, parce qu’elle est la leur. Il ne leur vient même pas à l’idée de se liguer pour lui donner plus de poids. Ce serait réagir en hommes. La surveillante a une place charnière. Les infirmières la voient comme faisant la loi, les médecins comme la chef exécutante de leurs décisions. Elle accorde ou refuse les congés, impose les postes et les horaires, s’assure que ça tourne malgré les insuffisances d’effectifs et les absences de son personnel, les abusives et celles qu’on ne saurait reprocher aux jeunes infirmières prolifiques. Deux ou trois grossesses, les oreillons du premier et les otites du dernier, le ras-le-bol de courir sans arrêt entre l’hôpital, la crèche et le supermarché. A la surveillante de tout éponger, de faire accepter à celles qui restent le travail supplémentaire, de retarder leur congé, de déplacer leurs repos hebdomadaires, voire de changer d’horaire pour renforcer l’équipe trop démunie. Selon l’esprit qu’elle a insufflé, une surveillante draine le pire ou le meilleur. Les bonnes infirmières veulent être mutées dans son service, la crème des élèves cherche à s’y intégrer, elle obtient de chacune le meilleur d’elle-même. Ou bien elle récupère les moins motivées, les flemmardes et les filles à problèmes incapables d’établir la moindre solidarité. La surveillante vérifie que l’ambulance a été commandée, que le malade a subi ses examens et que les résultats sont arrivés. A elle de voir 45

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s’il a pour déjeuner ce qu’il avait commandé, s’il a une chemise propre pour recevoir ses visites et ses pilules à portée de main. Elle reçoit ses doléances et ses confidences. Seule à régir tous les domaines, elle enrage quand elle voit que ça ne marche pas. Elle tempête de tous côtés. Chacun rase les murs en attendant que ça passe, trouve qu’elle exagère de vérifier aussi si les ongles du pépé sont bien coupés et s’il y a des balais dans les cabinets en plus des médicaments dans la pharmacie et des seringues pour les injecter. C’est la forte femme des films d’époque, leur trousseau de clefs à la ceinture, usant chez elle du pouvoir qui leur était refusé à l’extérieur. Mais un service est plus lourd à gérer qu’une maison. Côté médecins, elle n’est pas aidée. Pour eux, il va de soi que l’intendance suivra quoi qu’ils demandent et ne se privent pas de morigéner si ce n’est pas exécuté à leur gré. L’utopie féminine voudrait qu’il y ait concertation sur la meilleure façon d’y arriver. Les médecins ont d’autres chats à fouetter avec leur recherche, leur enseignement, leurs commissions, que de se pencher sur des problèmes ménagers. Le système continue comme par le passé. La surveillante pique sa colère et résout les difficultés… jusqu’au jour où elle en aura assez et rendra son tablier. Une plus jeune la remplacera, fière de sa promotion, qui mettra quelques années à réaliser que le cadeau est empoisonné. On ne pourra plus lui demander d’assumer ce rôle sans autre profit que l’abnégation. Une surveillante générale, ce n’est quand même pas un patron ! Fraîche émoulue de l’école des cadres, elle gérera alors personnel comme matériel par ordinateur depuis son bureau. Etats d’âme, esprit d’équipe ou attention au malade appartiendront au passé. Elle aura intégré le modèle masculin désaffectivé. Si la surveillante doit tout organiser à l’intérieur de l’hôpital, l’assistante sociale doit tout organiser à l’extérieur. Vaste programme sans commencement ni fin, qu’elle va remplir à son idée, puisque c’est à peu près tout ce dont elle dispose pour le faire. Pas le moindre sou pour dépanner le fauché, pas l’ombre d’une aide-ménagère ou d’une babysitter pour permettre à un éclopé de rentrer chez lui, à une mère de se soigner. Pas la moindre filière pour aider la femme battue à se loger avec ses petits, pour faciliter au chômeur peu dégourdi ou peu familier de la paperasserie la recherche d’un emploi. Elle n’a pour elle que ses idées, sa bonne volonté, un téléphone quand il veut bien marcher et les relations qu’elle a si elle ne veut pas se faire raccrocher au nez à chaque fois qu’elle plaide la cause d’un de ses protégés. Le système hospitalier lui offre en général, pour seul soutien, ses récriminations parce qu’elle ne l’a pas assez vite débarrassé de ceux qui n’ont rien à y faire mais qu’il a su y faire 46

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entrer. L’assistante sociale, elle, est seule à affronter la misère. Misère financière, misère de la solitude des villes, des vieux, des immigrés, des paumés qui ne parviennent pas à s’intégrer et qu’une vague a déposés incongrûment dans le système hospitalier. Elle est avant tout la dame-papiers, puis la-dame-à-qui-parler, celle qui s’occupe des problèmes. Si la psy est en quête des fantasmes, elle est la dépositaire des réalités : la fille que son père a chassée, le fils qu’il a déshérité. Elle suit la valse imbroglio des changements de partenaires qui crée des familles élastiques où l’enfant n’est jamais celui du père qu’on croit. Elle écoute la concubine de trente années qui vient de réaliser, parce qu’on lui a dit que son homme a le cancer, que, ni mariée ni pacsée, elle n’héritera de rien, la mère célibataire prête à laisser son enfant à la DASS parce qu’avec son salaire et le père qui ne donne rien, elle a juste de quoi vivre et payer son loyer et qu’à dix-neuf ans, elle ne veut pas avoir sa vie gâchée. Tous se confient à elle pendant que messieurs les médecins piaffent : « Comment ? Elle est encore là, celle-là ? ». Eh, oui ! L’assistante sociale fait parfois un peu traîner les choses dans l’espoir que ça va s’arranger, que le père voudra bien reprendre sa fille ou le fils se charger de sa vieille mère. Cela mérite bien qu’on perde un peu de temps. Dans le service où Claire travaillait, la surveillante et ses problèmes d’intendance, l’assistante sociale et ses problèmes de papiers, de famille, de logement et elle, la psy, avec sa quête des fantasmes qui rendent malades, gravitaient à la périphérie de la grand-messe médicale. Pour la pureté et l’authenticité de celle-ci, les médecins auraient voulu se décharger sur l’une des trois des problèmes annexes, quand elles voulaient faire admettre que les problèmes annexes sont parfois l’essentiel du problème, que les dieux médecins auraient dû descendre sur terre et mesurer la distance qui sépare leurs désirs des réalités. Mais elles n’étaient que Trois Grâces à tournoyer dans le vide. Les dieux restaient hors d’atteinte.

* *    * Quand Claire allait à l’école, il n’était pas question d’arriver sans gants ou sans socquettes dans les nu-pieds. On avait abandonné le calot sur la tête, mais il était inconvenant de sortir « en taille », sans une veste pour la cacher. Etudiante, elle avait envoyé par-dessus les moulins socquettes et gants, et montré sa taille fine, serrée dans les larges ceintures des jupes amples à la mode de l’époque. Puis les jupes s’étaient rétrécies 47

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et raccourcies jusqu’à ne plus laisser que des mini-jupes. C’est le moment que la famille avait choisi pour aller au cœur de la Turquie bien avant que les foules n’envahissent ses plages. Comme elle se sentait mal dans son petit bout de robe rose au milieu des femmes en pantalons bouffants et manches longues ! Quant au paréo qui allait si bien à leur petite fille, ils l’avaient vite rangé tant le regard appuyé des hommes sur elle les gênait. La Turquie était moderne par rapport au Yémen où ils avaient pénétré peu après son ouverture aux étrangers. Quel choc leur donnèrent à l’arrivée les silhouettes noires de femmes complètement voilées  qui leur semblaient aveuglées. Au fil du voyage qui les menait de village en village dans les funduks où l’on couchait par terre et mangeait avec les doigts dans le plateau commun, Claire les avait vues d’un autre regard, directement plongé dans le passé. S’assemblant auprès des citernes où elles puisaient l’eau, bavardant aux échoppes des bijoutiers, c’étaient elles qui les dévisageaient et riaient d’eux quand ils ne pouvaient les voir. Lorsqu’elles avaient été invitées, elles, les femmes, à se joindre aux femmes pour le thé du matin – elle pensait aux Franciliennes à leur ménage ou leur bureau, pendant ce temps ! – la plus âgée lui fit comprendre que sa robe parisienne de fin coton noir, longue et ample, qu’elle avait préféré aux jeans de ses compagnes pour ce pays chaud, était la tenue adéquate pour une femme. Lors d’un voyage ultérieur en Turquie, elle fut émue de se trouver à Harran, à la frontière de la Syrie, là où Abraham avait fait escale sur le chemin de la Terre Promise. A la limite du désert, les maisons en pisé en forme de cônes étaient des plus archaïques et les femmes des plus gaies dans leurs robes imprimées aux couleurs vives. Justement elle en avait une très colorée dans sa valise, qu’elle mit le lendemain. Dans une ville voisine, en pays kurde, rien ne pouvait plus heurter les femmes au visage découvert, mais tout de noir vêtues. Pendant ce temps, dans l’hôpital du 9-3 où elle travaillait, elle écoutait parfois dans l’ascenseur avec un certain étonnement le bavardage joyeux en arabe – ou peut-être était-ce en kabyle – du groupe des femmes de ménage. Le reste de la matinée, elle appréciait avec quelle discrétion elles se glissaient entre médecins et malades pour tenir chambres et couloirs dans un état impeccable. Et aussi la gentillesse de l’une ou l’autre qui rendait service aux malades tout en faisant tournoyer sa toile à laver autour du lit. Elle serait bien incapable maintenant de dire si elles portaient ou non le foulard noué des bonnes ménagères, à ce moment où les infirmières avaient depuis peu renoncé à leur coiffe et les médecins à leur grand tablier. Personne ne s’en souciait et son souci à elle pour les 48

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jeunes filles d’origine maghrébine qu’elle soignait était que leur père ne les retire pas de l’école à seize ans pour les marier au pays, si elles avaient envie de vivre à la française. Plus tard leurs voyages les avaient emmenés plus loin en Asie. Les femmes jeunes ou moins jeunes y ont souvent une grâce qui émerveille. Indiennes en sari couvrant ou non la tête, Birmanes dans leurs longues tuniques, Ouighoures de la Route de la Soie aux robes fluides près du corps… Hindouistes, bouddhistes ou musulmanes, rien n’affichait leur appartenance religieuse. En contrepoint, les autocars qui déversaient ici ou là leurs hordes d’Européennes exhibant de larges pans de chairs menacés d’embonpoint, ne faisaient pas honneur à nos usages. Cela l’ancrait dans l’idée que si, en tous temps et en tous lieux, l’habit est une marque identitaire, c’est en elle-même que la femme porte la réserve et le respect du regard de l’autre qui font sa dignité. Elle était aussi frappée de voir que la mondialisation qui, avec le Coca-Cola, tend à uniformiser la tenue masculine chemise-pantalon jusqu’au fond des campagnes les plus reculées de tous les continents, atteint beaucoup plus lentement les femmes. Etaient-ce les hommes qui, pour rester maîtres du mouvement par lequel ils continuent à dominer le monde, avaient besoin que les femmes s’en tiennent à leur position ancestrale et que leurs vêtements – qui participent au charme des voyages – en soient les témoins ? Ou était-ce une marque identitaire que chaque femme arborait ? Les femmes ont toujours suivi une mode qui est leur façon personnelle d’exprimer leur féminité en même temps qu’elle signe, sans qu’elles s’en rendent compte, leur appartenance à leur pays et à leur classe sociale. Chez nous, les piercing et autres tatouages des jeunes femmes, à la marge entre conformité et refus des normes sociales, sont maintenant la marque de leur identité et de leur modernité. A côté de ces marques anodines et pourtant profondes de l’expression de la féminité, Claire avait suivi avec bien des doutes la querelle du voile. Au début, elle qui avait trouvé normal de croiser dans les rues de son enfance les sœurs de saint Vincent de Paul en grandes cornettes, se disait que si, par ci par là, une jeune fille musulmane voulait afficher sa différence, pourquoi pas ! La question était : était-ce elle qui l’avait voulu ou était-ce imposé par son père, son frère ? Auquel cas cela devenait une régression à combattre, une oppression de la femme dont les Européennes étaient sorties et à laquelle il fallait permettre aux autres femmes d’ici de s’extraire. Mais il devint vite évident que le problème ne concernait pas la génération des parents, pour la plupart acculturés par leur volonté d’intégrer au pays d’accueil, eux et leur famille, après y avoir trouvé un travail 49

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peu valorisé. Le port du voile révélait une question des jeunes. Ce que confirment douloureusement et honteusement, les agressions sexuelles par les garçons de jeunes filles affichant trop leur féminité, comme si cela voulait dire qu’elles étaient des prostituées. On n’était plus dans ce que Claire avait d’abord cru, le voile comme entrant dans le mouvement de contestation que tout adolescent se doit d’opposer à l’ordre institué pour s’affirmer lui-même, futur maître de sa destinée. Les représentations que ces jeunes avaient de la différence de sexes n’avaient rien à voir avec ce qu’étaient les rapports entre les jeunes d’aujourd’hui dont la liberté sexuelle qui leur avait été accordée n’avait pas fait des dévoyés. Ces garçons et filles qui voulaient soustraire la féminité à la concupiscence masculine, ne voulaient pas seulement montrer à leurs parents qu’ils avaient eu tort de renoncer à leurs traditions pour s’assimiler, ils n’avaient pas pour seul désir d’être différents et de le montrer. Le mouvement d’ampleur mondiale était loin de se résumer à un mode d’expression de la crise des jeunes des banlieues. En retournant à Kachgar six ou sept ans après son premier passage, Claire avait été atterrée de voir la disparition des gracieuses silhouettes des Ouighoures au profit soit de l’uniforme occidental jean/tee-shirt, soit de silhouettes massives dissimulant les formes, femmes voilées, au pire d’un tissu marron opaque retombant du sommet de la tête jusqu’en dessous de la taille, de telle manière qu’on ne savait plus si on les voyait de dos ou de face. Loin d’exprimer un conflit de générations, il semblait à Claire que la nouvelle génération cherchait d’une façon pervertie à redonner aux anciens leur honneur perdu  ; perdu dans des sociétés où le pouvoir, qu’il soit à la chinoise ou à l’occidentale, méprise les valeurs traditionnelles. Dans les familles, la remise en question par les jeunes oblige les parents à évoluer. Nos sociétés sauront-elles s’engager dans une même dynamique, reconnaître que ce sont nos valeurs perdues qui poussent les jeunes à s’arrimer de façon absurde à celles d’un passé révolu ? Que l’athéisme communiste de Mao privant le peuple de liberté entraîne une telle réaction, passe encore. Mais que nos principes démocratiques, ceux que d’aucuns veulent imposer par la force, mais auxquels nous n’avons aucun doute qu’ayant une valeur universelle ils surpassent tous les autres, qu’ils ont une valeur universelle, soient si peu transmissibles ! Ce ne sont sans doute pas les principes qui sont en cause, mais l’hypocrisie qui fait qu’en leur nom on bafoue l’égalité et la fraternité, au prétexte qu’une certaine liberté de penser et de dire, à défaut de liberté de conduire sa vie, tient lieu de démocratie. On conçoit que de jeunes idéalistes refusent d’entrer dans ce jeu. 50

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Aussi ce voile effrayait de plus en plus Claire, expression d’un désir de revenir en arrière, signe d’un renoncement à cheminer ensemble vers un vrai progrès démocratique, en rupture de ce qu’elle croyait acquis quand elle travaillait dans cet hôpital du 9-3 où, s’il y avait bien quelques échos des éclats qui se produisaient alentour, les femmes autour d’elle, soignées et soignantes, lui semblaient être de la même engeance qu’elle, mues par les mêmes aspirations. Elle pensait alors qu’il suffirait qu’un peu de temps passe pour que les Aïcha et les Malika, premières de classe, deviennent médecins ou défenseurs des Droits de l’Homme. Comment se faire à l’idée qu’une femme devenue chirurgien, privilège acquis récemment par les femmes d’ici, ne puisse exercer à Constantine où l’on en aurait tant besoin, parce qu’elle est femme ? Comment comprendre qu’une autre ayant acquis les galons pour enseigner en faculté, le fasse en portant le voile à l’université de Casablanca ?

* *    * Trente ans avant, on ne se posait pas ces questions. On ne se les posait pas de cette façon-là. Les féministes avaient justement des causes opposées à défendre. Le droit des femmes à vivre à leur guise la sexualité et à gagner leur place dans la société. Une société faite par les hommes pour les hommes, avec des femmes sous-payées et des passe-droits pour celles qui acceptent de coucher, qu’elles veuillent réaliser leur rêve de star, atteindre le sommet d’un ministère, récupérer un strapontin de standardiste ou une loge de concierge. Mais ce monde a-t-il vraiment changé ? Les vraies valeurs se traitent encore ailleurs, d’homme à homme, dans les mailles du réseau qui les enserre, elles, les femmes. Tellement solide, tellement structuré que bien peu d’entre elles parviennent à rompre un maillon pour s’y immiscer. Le veulent-elles vraiment ? N’est-il pas dans leur nature de glisser d’une maille à l’autre au gré des remaniements selon les désirs qui les animent ? Dans la règle du jeu social, les humeurs féminines pèsent leur poids à côté des décisions masculines. Elles construisent une autre trame qui double la première. Plus lâche, plus souple, faite d’obscures rivalités et de la chaude solidarité des opprimées. Si on leur demande quelle place elles voudraient occuper, sans doute elles en désigneraient une, asexuée, dans le monde tel qu’il est. Mais voudraient-elles s’y maintenir, renoncer à ce qu’elles sont pour s’amarrer aux contraintes et rigidités des voies prédéterminées et des échelons à gravir ? 51

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Claire avait choisi de graviter autour des réseaux hospitaliers structurés. Le premier degré auquel elle avait aspiré, on le lui avait promis, puis retiré, pour lui en donner un autre. Mais pour de rire. De passage, parce qu’il n’y avait pas d’homme pour l’occuper à ce moment-là et que son sourire ne nuirait pas à ses éminents voisins. Pour aller plus loin, il eut fallu, comme eux, se prendre au sérieux. Encore n’était-il pas certain qu’on le lui aurait permis, pardonné. Elle avait préféré naviguer à sa guise et longtemps s’en était trouvée bien. Avec l’assurance de l’expérience, elle supportait de moins en moins que de jeunes freluquets, parce qu’ils étaient hommes et promis, pensaient-ils, à un brillant avenir, la voient comme transparente. Avait-elle fait le meilleur choix ? En tout cas, l’autre, professeur avec sa ribambelle de congrès, publications et tâches administratives pour rester dans le train qui va plus loin, elle ne le regrettait pas. C’était ce que clamaient de longue date les vindicatives pasionarias, le monde était fait par les hommes pour les hommes. Et, parce qu’ils lui avaient accordé le droit de s’y élever, elle acceptait de plus en plus mal la façon dont ils l’avaient construit. Les cases où celles qui constituaient la moitié de l’humanité s’étaient épanouies ou aliénées, n’étaient pas faites pour les femmes. Rien de pire que les nouvelles lois qui voulaient leur faire prendre de force leur quote-part, une sur deux, sans rien changer aux structures de départ, masculines à mort. A mort de femmes. Elle, elle voulait contribuer à réinventer un monde où la façon de voir des femmes aurait sa part. A part entière. Et ces jeunes femmes au beau visage encadré de leur guimpe sous leur voile léger que Claire croisait dans la rue, en qui elle reconnaissait l’habit des Dominicaines d’antan qui avaient sûrement emprunté leur costume au Moyen-Orient, ou les jeunes intellectuelles fréquentant les facultés n’avaient-elles pas au fond la même aspiration  : changer le monde  ? Voulaient-elles vraiment en revenir à la soumission d’avant  ? Ne rêvaient-elles pas, elles aussi, de bâtir le monde sur d’autres valeurs que celles de la société de consommation ?

Femmes de tête et femmes d’affects Toujours incertaine de la place que les femmes avaient à prendre dans la société, Claire cherchait des modèles, femmes admirables ou femmes semblables, femmes heureuses ou malheureuses. Aurait-elle 52

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voulu leur vie ? Aurait-elle fait autre chose de ce qu’elles avaient tissé si volontairement et si involontairement ? Andrée était déjà en pleine maturité. Son fils élevé, si l’on peut dire élevé d’un fils si peu à son image et parti en Australie, loin de son aura de femme savante. On ne pouvait qu’admirer son esprit puissant et créatif. Saisissant tel ou tel fil dans les théories de ses aînés, elle les avait noués dans une nouvelle trame et construit un système de pensée original. Des années durant elle avait pensé à haute voix devant un parterre d’étudiants fascinés, tout à l’importance de se sentir aux limbes de la théorie naissante. Fait rare, elle s’était acquis l’estime de ses pairs, tenus de se référer à sa lecture des faits dans un domaine encore peu exploré. Elle avançait sans relâche sur les chemins de la connaissance, sans craindre d’emprunter une voie après l’autre, de laisser l’une pour une autre qu’elle croyait plus féconde, puis de revenir à la première, son bagage enrichi d’une compréhension nouvelle. Elle refusait l’esprit qui enlise la recherche contemporaine, tenue d’avancer en terrain balisé. Démontrer avoir parcouru toutes les voies connues avant de s’aventurer dans une nouvelle, épuiser en vaines compilations les possibilités d’invention. Sans doute les pseudo-chercheurs qui tiennent le haut du pavé imposent cette règle aux jeunes de peur d’être vite devancés. Andrée, elle, suivait sa ligne, en marge des institutions officielles et des idées reçues. Elle osait même affirmer que le temps pris pour écrire lui en laissait peu pour lire les niaiseries des autres. Elle ne manquait pas pourtant de saisir chez ses collègues, français ou étrangers, l’idée qui pourrait la faire avancer, fût-elle loin de sa propre recherche. Elle participait du réseau des têtes pensantes dominant des masses de médiocrité. Et voilà ce qu’on pouvait lui reprocher. N’avoir d’oreilles et d’yeux que pour ce qui sortait du commun. N’utiliser ses élèves que comme pourvoyeurs de matériau pour sa théorie, comme adeptes doués, susceptibles d’en démontrer la validité. Curieuse de tout phénomène mal élucidé capable de mettre à l’épreuve sa sagacité, attachée à ceux qui se pressaient autour d’elle, elle étouffait à peine un bâillement devant leurs déductions appliquées. Au peuple de fourmis grouillant à ses pieds, elle préférait les rencontres internationales. Rares étaient les femmes qui se mesuraient à ces institutions créées pour des hommes. Sans doute l’émulation de sa comparse et amie l’y avait-elle poussée. L’autre, douée elle aussi, aux élaborations moins structurées, était toujours à la limite du spectacle. Elle tenait son auditoire en haleine, capable de le faire basculer du rire aux larmes en traitant de sujets que tout savant normalement constitué rend aride, austère, désaffectivé. Là ressortait sa 53

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féminité. Telle n’était pas Andrée. On l’aurait dite bourreau de travail si le travail n’avait été le bonheur de sa vie. Elle aimait le soleil, la saison chaude… pour le temps qu’elle prenait pour y travailler. On ne l’imaginait dans aucune autre activité. Aimait-elle la musique ? La gastronomie ? Sans doute. Rien ne le laissait paraître. Et les hommes dans sa vie ? On lui en connut et non des moindres. On disait même que ce qui l’avait lancée était d’avoir été l’égérie de la gloire de sa spécialité. Le charme se loge aussi dans les joutes oratoires, l’art du parler, la justesse de la pensée. Le fait qu’elle fût femme n’était pas étranger à la place qu’elle occupait. Ni aux fâcheries, ni aux rancœurs que toute fille aimée voue à son père, fût-il spirituel. Elle lui opposa, comme il se doit, un mari pour le moins aussi érudit. Il avait la délicatesse de venir chaque semaine boire à son séminaire les paroles qu’une causerie au coin du feu lui aurait tout aussi bien fournies. L’auditoire était peut-être nécessaire à ce couple de qualité que la richesse des idées ne suffit à cimenter. Le destin d’une femme savante semble de rester avec la science. Le cœur de Claire se serrait de sentir que cette femme admirée ne savait vivre à l’heur des besoins les plus élémentaires de la vie. Saisir le monde par des signes indéfinissables et futiles, mais réels et tangibles, loin d’une pensée théorique aride et garder à portée de main les êtres aimés. A son opposé sont les légions de femmes-mères. Certaines n’ont pas d’enfants et se contentent de prendre pour tels leurs maris. Les hommes ne s’aperçoivent de rien. Ils vivent leur vie. Ils ont une mission à remplir. La science, la charité, la réussite… Ils suivent leur voie sans que rien ne les arrête. Elles, elles sont là pour veiller au grain. Oter les cailloux de leur chemin. Pourvoir à leurs besoins, parer à toute éventualité. La maison sera chaude quand ils rentreront harassés. Les bocaux prêts à ouvrir ou le congélateur plein pour ceux qu’ils amèneront sans prévenir. Les amis ou les si intéressants paumés qu’ils viennent de rencontrer. Les partageurs de leurs activités ou leurs copains. Ah les copains, que ne feraient-ils pour eux ! Elles, elles sont toujours prêtes. Comme si leur vie n’avait d’autre sens que d’attendre. D’être là à point nommé pour la chemise à repasser et les courses au supermarché. Elles n’oublieront ni le cognac, ni les cigarettes et auront ramassé dans leur jardin quelques fleurs pour leur faire fête. Eux passeront en coup de vent avant de partir ailleurs, à moins d’avoir emporté du travail à la maison pour s’enfermer dans le bureau où il ne faudra pas les déranger. Elles, pour changer, elles attendront. Sans s’en apercevoir. Leur vie est ainsi arrangée. Elles savent s’occuper. Elles reprennent le livre abandonné à leur arrivée. Elles sont loin d’être idiotes, sinon ils ne les auraient pas épousées. Ils ne 54

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supportent pas les têtes de linotte. Il leur faut quelqu’un à qui parler. Raconter le soir leur journée. Quelqu’un qui comprenne pourquoi ils sont fatigués, combien ont été lourds leurs problèmes, comment ils ont tenté de les surmonter. Elles, pour avoir tant écouté leurs gloires et leurs faiblesses, saisissent aussitôt où ils se sont laissé piéger. Elles glissent une petite phrase pour suggérer une autre façon de faire. Eux n’y verront que du feu et, le lendemain, viendront tout heureux exposer le triomphe obtenu par leurs arguments à elles. Elles ne le verront sans doute pas mieux, tout à l’admiration de leur grand homme. Elles ne savent pas que, peu à peu, il a dévoré leur vie. Insensiblement elles lui ont tout sacrifié. Un métier, des amis. Sans s’en rendre compte, elles ont refusé une mutation, une promotion. Elles auraient perdu leur disponibilité. Finalement, plutôt que de végéter, elles ont préféré abandonner. D’ailleurs, lui progressant dans sa carrière, elles n’ont plus besoin de travailler. Leur métier, faute de s’y être données serait devenu subalterne. Elles ont bien des amies. Des amis aussi. Elles les voient de loin en loin. Ou alors, seules, l’après-midi, leur mari occupé ailleurs. Qu’aurait-il à en faire ? Il a les siens. Avec qui il travaille, pense, agit. Elles ont accepté de faire comme si elles ne pensaient qu’à travers lui. Ils donnent l’image d’un couple uni. Personne ne pourrait se douter qu’ils vont chacun leur chemin. Pour lui le chemin est manifeste. Pour elle, sans cesse avorté. A celui qui a atteint une certaine renommée, remonté une entreprise en péril, synthétisé une macromolécule, fondé une association pour handicapés, chacun, sans plus y réfléchir, trouve logique qu’elles soient dévouées. Pour d’autres cela paraît moins explicable. Certes, ils ont du charme. Ils sont drôles, spirituels, pleins d’idées originales. Nulle fête alentour ne se tient sans eux. Ils ont introduit dans leur contrée le tir à l’arc, la chasse à l’ours, le vol à voile. Elles, elles voient parfois d’un œil attristé les joyeuses parties un peu trop arrosées. D’avance elles ont pardonné et, dès le lendemain, oublié. Certaines ont autre chose en tête, elles ont conservé leur métier. Leur joyeux drille ne songe pas à faire carrière et puis il ne sait pas compter. En un clin d’œil il dépense pour une fête qui restera dans les annales, ce qu’en fourmis industrieuses, elles ont patiemment amassé. Elles ne s’en plaignent pas. Elles restent sous le charme. Rien n’abattra le château de cartes qu’elles ont monté au fil des années. Eux, austères ou frivoles, savent à peine qu’ils comptent sur elles. A leur mort seulement ils découvrent ne pouvoir s’en passer pour recoudre les boutons et éponger leurs peines. Rien de ce qu’ils croyaient les faire vivre jusque-là ne valait vraiment la peine. Ils errent comme des 55

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malheureux au risque de se perdre… s’ils n’en rencontrent pas une autre pour la remplacer. Un ersatz qui ne les vaudra pas. Car ils ne tarissent plus d’éloge sur elle. Mais l’histoire se termine rarement ainsi. Plus souvent ce sont eux qui partent. Bien avant leur belle mort. Pour une plus jeune et plus jolie. Une qu’on remarque à leur cou et qui les fait rire. Ils auront tout quitté pour elle. Partis sans se retourner, ils ne savent pas ce qu’ils ont laissé. Pris dans le tourbillon, ils se pavanent. Ce que la première n’avait jamais obtenu, ils l’offriront à la suivante. Elle n’aura qu’à parler. Ils y penseront parfois avant elle. Ils iront jusqu’à danser dans cette seconde vie et même faire un enfant comme des écervelés. Peut-être au bout d’un temps, lassés de faire le jeune homme, benoîtement ils voudront rentrer à la maison et seront tout surpris de trouver porte close. Elles, les abandonnées, après avoir beaucoup pleuré, ont relevé la tête. Elles ont retravaillé, saisi au vol la promotion qu’on leur proposait. Ce sont elles maintenant les indispensables à qui l’on téléphone le soir et qui bouclent leur valise pour partir à l’étranger. Avec quelques hésitations elles ont relancé les amis qui avaient échappé au massacre et senti qu’elles pouvaient compter sur leur amitié. Les tristes week-ends qu’elles avaient envisagés sont bientôt tous occupés. Une semaine à la campagne, une semaine en randonnée, un concert à Paris… Ce qu’elles croyaient ne jamais réaliser, le voici à leur portée. Elles se jettent avec gourmandise sur tout ce qu’offre la vie. Puis, peu à peu, elles font le tri pour ne garder que ce qui vaut la peine. Elles restent aussi chez elles, sans personne à attendre. Elles découvrent un rythme à elles, une vie à elles. Ce n’est plus une vie dans l’ombre. Si elles ne sont pas trop vieilles au moment où elles sont lâchées, un autre pourra se présenter. Connu de fraîche date ou attendant depuis longtemps l’heure de se débarrasser de ses maigres attaches. Elles réfléchiront avant de mordre à l’hameçon. Elles ont goûté de la liberté et ne sont pas près d’y renoncer. La vie à deux, oui, mais pas à n’importe quel prix.

* *    * Il y avait eu les suffragettes et Marie Curie, Colette et Coco Chanel, le droit de vote pour les femmes et les congés de maternité, Simone de Beauvoir et le Women’s Lib. Liberté conquise des femmes du XXe siècle. Liberté réelle ou imaginaire qui les a menées à la plus grande crise d’identité qu’elles aient sans doute connue. Les hommes n’en étaient pas 56

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épargnés, qui ne savent guère mieux où se situer. Pas question de revenir en arrière et Claire était la première à considérer que l’égalité entre les sexes allait de soi. Pour quoi en faire était une autre question. Les Marie Curie et Simone de Beauvoir ne sont pas légions. Et les Sonia Delaunay ou Camille Claudel n’ont pas eu besoin de législation pour sortir de l’ombre. Les lois sont faites pour le commun. Elles veulent libérer la femme de la tutelle des hommes, mais ne fournissent pas le mode d’emploi, d’autant qu’elles sont conçues à la mode masculine. Et les libertés conquises le sont peut-être aux dépenss de la fraternité ou plutôt de la sororité. Les femmes racontaient à Claire, chacune à leur manière, chacune convaincue d’exprimer la seule réalité, la condition féminine. Plus elle les écoutait, plus elle s’y perdait. Plus les rôles se diversifiaient, moins elle savait lequel choisir. Ceux qui la regardaient auraient sans doute pu dire où elle se situait dans l’éventail des possibles. Elle, non. Elle souriait quand Chantal jouait les opprimées dans la multinationale où elle visait les postes les plus élevés. Il n’était pas certain qu’en homme, elle les aurait mérités. En femme, elle usait son énergie à démontrer qu’elle valait bien ceux qui les occupaient ou que tel incapable qui se croyait des droits sur elle aurait mieux été à sa place en bas de l’échelle. Ses collègues masculins le disaient aussi. Les managers de l’entreprise, des hommes bien sûr, et fiers de l’être, lui mettaient des bâtons dans les roues, disait-elle. Cela ne changeait rien au fait que la jolie Chantal n’avait pas les capacités pour faire mieux qu’eux. Marthe, elle, les avait. Elle dirigeait sans peine son service, les hommes à sa botte. Mais pourquoi fallait-il qu’elle fasse régner la terreur, qu’elle affecte d’être plus homme que les hommes et choisisse des favorites effacées pour jouer les repoussoirs ? Là où les femmes étaient encore minoritaires, les pionnières n’étaient guère représentatives de la gent féminine, fussent-elles habillées par Léo Lacroix et coiffées par Jacques Dessange. Il faudrait encore quelques années pour harmoniser efficacité et féminité. Mais qu’en diraient alors ces messieurs ? Ne jureraient-ils pas que les métiers envahis par les femmes ne sont plus bons pour eux ? Que d’institutrices, elles soient devenues agrégées, d’infirmières, chirurgiennes, de secrétaires, journalistes, avocates… ou ministres de la condition féminines, ne change rien à l’affaire. Les ghettos féminins se reconstituent et les hommes partent plus loin conquérir le monde. Mars ou la lune, l’informatique ou la génétique. Vaille que vaille le monde change. Les femmes aussi voudront l’espace, les ordinateurs et tout ce dont les hommes leur montrent le chemin. Enfin peut-être ou peut-être pas, si un jour elles redécouvrent leur différence. 57

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* *    * A côté de celles qui briguent les emblèmes du pouvoir masculin, avance la cohorte des autres, jouant leur rôle au bureau, à l’hôpital, sans perdre de vue leur vrai rôle qui les attend à la maison avec les enfants. A l’heure du déjeuner les téléphones sonnent pour s’assurer du repas à réchauffer, des leçons à réviser et du petit à accompagner à l’école. L’ordinaire des conversations tourne autour des chérubins. Le soi-disant épanouissement de la femme par l’entrée dans la vie active n’a en rien ébranlé la source de sa fierté. « Moi, le mien, il est entré en sixième… il a la ceinture noire du judo… on lui a payé un ordinateur et, si vous voyiez ce qu’il est capable de faire avec… » La mère, elle, n’est capable de rien avec cette machine et s’en moquerait bien si ce n’était la passion de son gamin. Le monde des femmes restera-t-il partagé ? Les mères, les épouses, faites pour la maison et les autres, les égales des hommes, faites pour l’extérieur, disant déjà qu’elles n’en ont rien à faire d’avoir des enfants ? Malgré l’expansion du nombre de travailleuses, la limite subsistera-t-elle entre les instruites, formées à une profession, et celles qui n’ont que la cuisine et la maison ? Claire voyait la frontière plus subtile, plus incertaine. Des passionnées parmi les peu formées gravissent les échelons à force de volonté ou de dons. D’ex-étudiantes blasées ne sont débordées que des cours de danse et de violon de leurs enfants, de leurs parties de golf et de leurs rendez-vous chez l’esthéticienne ou le psychanalyste. Entre les deux, certaines se battent sur tous les fronts. Celles passionnées par leur métier, qui n’ont aucune envie de délaisser leurs enfants. Celles qui se déchirent de ne pas savoir quoi choisir entre le voyage d’affaires nécessaire à leur carrière et le week-end dans la résidence secondaire. Entre la surveillance des devoirs et les cours du soir pour une promotion. Et puis il y a celles que rien ne passionne, qui subissent leurs enfants et leurs patrons. Des insatisfaites débordées ou des béates affalées. Des perfectionnistes luttant pour des détails sur tous les plans ou des indifférentes s’arrêtant à l’à peu près et laissant tout partir à vau-l’eau, dehors et à la maison. Les catégories simplistes s’effaçaient. Les bonnes et les méchantes, les riches et les pauvres, les cultivées et les ignorantes, cela s’effritait au profit d’une certaine qualité d’être qui unit et divise les femmes. La façon dont elles vivent leur rapport aux hommes. Cela semble en marge du mouvement social et pourtant cela le constitue. Depuis celle qui 58

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rentre chez elle éplucher les patates parce que c’est elle la femme, jusqu’à celle qui dit « j’en ai épluché trois, à toi les trois autres ». Avant, aucun homme n’aurait cru devoir le faire, ni aucune femme pu le lui demander. Aujourd’hui, fière ou brimée, elle peut choisir d’être seule pour ne pas avoir à demander. Encore que maintenant les patates se vendent épluchées, surgelées, précuites au supermarché. On avance sur la spirale, mais reste le problème de savoir qui ira les acheter ou branchera l’e-mail pour qu’on les lui livre à domicile.

L’esprit des femmes, le corps des femmes Souvent des jeunes femmes se plaignaient à Claire : « Je n’ai pas de mémoire ; je ne retiens rien ». Elle leur faisait remarquer qu’elles réussissaient pourtant dans leur travail, leurs examens. La réponse venait immanquablement : « Mais non ! ce n’est pas ça. Pierre, Jacques, Jean…, quand il lit un livre, va au cinéma, il peut en parler longtemps, longtemps après. Il a plein de choses à en dire. Ca lui rappelle d’autres films, d’autres livres. Moi, rien. Je peux dire : ‘‘J’ai aimé, je n’ai pas aimé’’, c’est tout. Après quelques jours, je ne me rappelle plus rien. C’est comme tout ce que j’ai appris, je ne peux le faire sortir pour le dire à d’autres ». Et ce « pour le dire à d’autres » revenait dans les plaintes féminines. Claire pensait alors à ces assemblées où le jeu était de briller. Et à la façon dont les maîtres consommés développaient avec brio, selon une logique implacable, un enchaînement d’idées, les avancées et les laissées pour compte du développement d’un concept déterminé. Quand les femmes s’ingéniaient à faire preuve d’une telle maîtrise, cela semblait travail d’élèves appliquées, récitant une leçon bien apprise. Les femmes avaient une autre façon de briller. Moins sûre, moins exportable. A coups d’associations d’idées, elles se situaient en dehors du problème évoqué pour en donner une perception intuitive, différente de tout ce qui aurait été pensé en suivant le droit chemin. Leurs arguments de circonstance convainquaient rarement et l’originalité de leur pensée était balayée par la tyrannie des gens arrivés : « Paroles de femmes ! hors sujet ! » Plus tard, ils se réapproprieraient l’idée, réinvestie par leur propre logique. Claire voyait ainsi deux types d’esprits. Le petit cerveau des femmes au tissu de neurones lâche et souple où le courant circulait en toute 59

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liberté pour faire germer de nouvelles idées. Dans le gros cerveau des hommes, il fallait dévider tout ce qui était emmagasiné avant d’avancer celle qui en découlait. Evidemment avec ce procédé, les hommes risquaient moins de se tromper. Ou alors, c’était tout le bobinage qui était erroné. Situation d’ailleurs fréquente si l’on se plaçait d’un point de vue de femme ! Le paralogisme des paranoïaques semblait à Claire bien installé dans la société. Certes la démonstration était probante à partir des arguments avancés, mais, à ses yeux, des pans entiers de la réalité étaient écartés. Justement ceux que l’on ne pouvait ranger dans les cases prédéterminées. L’envie de vivre ou de mourir du malade qui entrait dans un protocole thérapeutique, son incapacité à arrêter de se droguer et son désir de plaire à son médecin en le lui cachant, n’avaient pas de place prévue dans l’évaluation « scientifique » du médicament. Les hommes avaient beau jeu de se moquer de l’intuition qui entraînait les femmes sur de fausses pistes, Claire n’enviait pas leurs procédés. Elle aussi se demandait où s’étaient accumulées toutes les connaissances emmagasinées. De loin en loin dans ses rangements elle retrouvait des plans, des notes sur un sujet et se disait « comment ! moi, j’ai travaillé ça ! » Un peu réconfortée d’être moins ignare qu’elle ne croyait, mais comme ses plaignantes, incapable de le faire resurgir pour le montrer. A vrai dire, elle ne le regrettait que dans les occasions où elle aurait voulu défendre et ses idées et la cause des femmes. Elle savait que ce qu’elle avait appris n’était pas perdu. Cela s’était noué au reste et avait transformé ce qu’elle savait, ce qu’elle était, sans qu’elle sache d’où venait l’idée germée en elle. Dans l’effritement continu des certitudes qu’elle aurait voulues immuables, elle n’avait pas, comme les hommes, une bibliothèque à compléter dans sa tête, mais des pistes nouvelles ne demandaient qu’à s’y ouvrir. Le lièvre qui habitait son cerveau n’aurait qu’à sauter un peu plus vite à travers ses multiples réseaux. Le pauvre s’époumonait à devoir allonger son parcours sur des territoires mal défrichés au lieu de déambuler dans un labyrinthe bien organisé. Alors, Claire elle aussi oubliait. De rapporter l’huile du supermarché, de téléphoner pour réserver une place de théâtre. De lire la thèse qui dormait sous une pile de dossiers. Pour tout dire, elle oubliait surtout les affaires courantes pour suivre les gambades de son lièvre au plafond. Tissés des mêmes connaissances, les trajets empruntés par les hommes et les femmes ne se recouvraient pas. Les uns construisaient les hexagones réguliers des abeilles, les autres suivaient les trajets primesautiers des papillons pour butiner les fleurs aux jolies couleurs. Les 60

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hommes leur étaient pour cela bien utiles. Claire avait d’abord butiné ce que son grand frère lui avait dit bon à prendre. Puis d’autres avaient pris le relais pour l’emmener chacun sur les chemins de la connaissance. D’abord les grands classiques – tous des hommes, il faut bien le dire – puis la littérature étrangère, Faulkner ou Malcolm Lowry. Elle avait effleuré les philosophes qui ont du cœur, fût-il perverti, Montaigne ou Nietzsche, et buté sur les monuments vénérés. Platon la faisait bailler d’ennui. Plus d’une fois, elle avait calé sur Thomas Mann ou L’homme sans qualités. Il n’y avait que Joyce qu’elle regrettait de ne pouvoir suivre. Il viendrait bien à son heure, Proust y était bien venu. Quand, après plusieurs essais, elle parvenait à assimiler l’un des piliers de la sagesse, elle se trouvait satisfaite. La montagne magique avait changé ce qu’elle pensait de l’homme et de la maladie. Mais Dieu quel effort cela lui avait demandé ! De cœur elle aimait une littérature plus légère qui la transportait dans un monde de rêve qui était son monde intérieur. Le rivage des Syrtes de Julien Gracq, Un avril brisé d’Ismaël Kadaré ou la Duras des petits récits la touchaient au plus profond d’elle-même. C’est ce qu’elle leur demandait. Comme aux contes qu’elle n’avait aimés qu’une fois sortie de son enfance trop réaliste, Alice ou La petite sirène, les tsarévitchs ou les babayagas qui sèment la joie ou la terreur dans le cœur des candides jeunes filles. Camus était arrivé à point nommé, lui dont la tendresse pudique et l’idéalisme indéracinable avaient convaincu fugitivement l’adolescente qu’elle était qu’un homme pouvait penser comme une femme. A la limite du rêve et de la pièce maîtresse, Shakespeare et Dostoïevski restaient des inoubliables… encore qu’elle n’aurait pu résumer l’intrigue de l’Idiot ou même d’Hamlet ! Fallait-il avoir honte de sa culture trouée de femme ? Elle défendrait plus volontiers que celle-ci aussi a sa valeur qui imprègne la personnalité. Pour le prouver, il faudrait s’organiser, militer… à la manière des hommes ou féministement contre eux. Ce n’est pas ce qu’elle voulait. Etre femme, c’était pour elle être seule, à quelques brasses d’autres femmes, noyées comme elle dans le flux des hommes. Prête à les toucher sans avoir alors besoin de mots pour échanger des idées. Juste une allusion pour dire ce qui n’a pas besoin d’être explicité et qu’elles s’y reconnaissent. Malgré l’indifférenciation prônée pour les pensées comme pour la coupe des jeans ou même les formes corporelles, il lui semblait exister une forme féminine de l’esprit. Les femmes ne devraient pas rester fétus ballottés, lucioles fragiles éclairant sans qu’ils le sachent les constructions des hommes qui les ignorent. 61

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Claire faisait de la science le même usage que de la littérature. Elle avançait à coups de cœur dans l’histoire, la biologie, la physique ou la sociologie. Mayr avait transfiguré Darwin. La mélodie secrète de Trinh Xuan Thuan avait renouvelé ses angoisses métaphysiques de création du monde. Ilya Prigogine avait levé la chape de plomb de l’entropie : on avait le droit de changer, de franchir des paliers ; le monde évoluait au hasard des rencontres et de la nécessité. Elle se laissait guider de phare en phare par ceux qui éclairaient une nouvelle portion d’obscurité. Elle aimait s’y aventurer depuis qu’elle avait quitté le rivage des discours bien organisés qu’on apprend dans les universités. Portée par ceux qui avançaient bien plus vite qu’elle, elle les rejoignait aux carrefours où ils se rencontraient. Depuis bien longtemps elle n’avait plus trouvé dans sa quête un grand frère pour la guider en lui tenant la main, elle était seule pour trouver son chemin.

* *    * Son rêve était une simple image. Supposée être un sexe de femme. Un organe clos. Comme un lac de cratère aux contours délicatement échancrés. Il enserrait un être vivant. Une masse lisse, élastique, revêtue d’une peau d’un grain très fin. La chose était soulevée d’un mouvement lent, battant, parfaitement régulier. On aurait dit la respiration d’un mollusque d’un bleu intense, irréel, serti dans le reste du corps resté flou, sans couleur définie. Le nom qui lui venait pour désigner la couleur était bleu outremer. Comme s’il s’agissait du sexe d’une mère. D’une outre battante, ouverte seulement vers l’intérieur. Image d’impénétrabilité, d’auto-suffisance. Signifiait-elle sexe interdit à l’homme ? Elle pensait plutôt interdiction faite à l’enfant d’un retour au sein maternel. Ce sexe ne voulait pas plus d’enfant que d’homme. L’enfant en Claire continuait-il à aspirer au retour dans le giron maternel par la voie dont elle était issue ? Le rêve lui signifiait avec violence, avec une douleur que l’intensité de la couleur bleue rendait térébrante qu’elle ne devait pas rêver. Qu’elle n’aurait jamais dû rêver.

* *    * En cherchant à mieux connaître elle-même et les autres, elle se confrontait à une impossibilité d’aller jusqu’au bout. Elle aurait voulu 62

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aller plus loin et toujours se heurtait à un obstacle, un mur. C’était la moindre des choses que, de l’inconscient, on ne voie pas la fin, mais sa quête elle-même constituait sa propre limite, le rempart qui l’enfermait, comme les murailles des villes antiques plantées dans les déserts du Moyen-Orient, réalisations merveilleuses dont l’existence même impliquait la stérilité. Il fallait à leurs hordes de cavaliers s’en évader périodiquement vers un au-delà du désert où ils trouveraient autre chose, la luxuriance des forêts tropicales au sud ou celle des forêts tempérées au nord. Un lieu où une matière riche, opaque, impénétrable créait d’autres formes de vie. Ainsi Claire avait régulièrement besoin de quitter son cadre immuable de psychanalyste, mis en place pour que le transfert fasse émerger l’inconscient, pour partir à la recherche d’un je ne sais quoi qui coule de sources fraîches. Elle craignait qu’enfermée dans sa quête habituelle, elle ne devienne rien qu’un bout de bois, tout juste bon à guider les pas d’un aveugle dans une ville morte. Les murs, le temps, la solitude à deux filtraient tout ce qui venait d’ailleurs. S’ils faisaient resurgir les images enfouies du dedans, ils impliquaient le refus, le mépris même de ce qui venait du dehors et cela lui semblait source potentielle d’un appauvrissement continu. Les force vives ne pouvaient venir que de l’échange et le feu intérieur ne brûler que s’il était alimenté. L’analyse était une merveilleuse entreprise d’enrichissement de la pensée, à condition d’en sortir. Elle ne comprenait pas qu’on continue à s’émerveiller de la découverte de quelque nouvel incunable à archiver en puisant toujours dans le même trésor. Ce qui l’intéressait elle, c’était le tourbillon de la vie, à la croisée des routes, celles d’ailleurs et celles d’ici, celles du passé et celles d’aujourd’hui. Et puis la plongée dans le passé où elle était entraînée avec ses patients rencontrait une limite interne. Des images, des fantasmes, des souvenirs oubliés surgissaient à l’improviste, nouant différemment l’histoire de leur vie qu’ils s’étaient racontée. Des pans entiers du passé, tenus secrets par leurs parents ou refoulés au fond d’eux-mêmes par leur honte ou leur culpabilité, reprenaient place dans sa trame et les libéraient de bien des entraves à leur vie quotidienne. Et pourtant le corps constituait une limite indépassable de ce qui pouvait surgir. Des traces secrètes scellées en eux avant qu’ils n’aient des mots pour les dire, continuaient d’agir. A de brefs instants, l’analyse – comme aussi des émotions intenses – faisait jaillir ces sources secrètes, taries pour le commun des mortels dans nos sociétés policées. N’était-ce que régression ces retours à un temps d’avant, que la domestication de l’éducation aurait voulu faire complètement disparaître ? Ces traces existaient aussi 63

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chez ceux qui se taisaient. Le sexe était présent partout tout le temps. Les livres, les films, les revues, les objets, les hommes et les femmes eux-mêmes s’offraient à vendre ou échanger. Panoplies de fantasmes où chacun pouvait puiser incitations et excitations. La jouissance cachée était reconnue, autorisée par la société. Les voix anonymes des messageries roses permettaient d’échafauder dans la clandestinité les fantaisies qui devenaient marchandises à échanger. Un compteur dirait à la fin du mois, de l’année, combien de temps, d’argent elles auraient coûté. Combien elles auraient pris à l’autre vie, qui ne serait que fadaises et fadeur sans celle du sexe. Cette frénésie de sexe n’empêchait pas – les mêmes parfois – d’être angoissés par le corps inconnu de l’autre et de continuer à vivre les secrets de la sexualité comme des enfants incertains d’avoir droit à satisfaire leur curiosité. Les images et les mots du sexe ne leur disaient rien de ce qui naissait dans le corps, de ce qui à un moment l’émouvait et lui permettait d’entrer en résonance avec le corps de l’autre. La source de la jouissance de l’autre sexe restait inconnue, ce que l’homme Freud appelait le continent noir de la femme. Mais nous n’en savons guère plus, qui que nous soyons, homme ou femme, sur ce qui nous anime nous-mêmes. Les fantasmes jouent leur rôle, mais le corps a pris ses marques en même temps que naissaient les fantasmes, dans un premier corps à corps oublié que le sexe, plus tard, ne fera que réactiver. Sans des prémisses infantiles bienheureuses, le corps ne saurait accéder à la jouissance. Il y a ainsi des sensations venues d’un corps lointain, enfantin, que Claire et ses patients sentaient fugitivement les traverser. Le tabou commun gommait de façon sévère ces riens susceptibles de vriller la chair. Quand ses patients évoquaient leurs pensées secrètes, et plus que leurs pensées, leurs émois – elle ne trouvait pas d’autre mot que ce mot qui ne s’emploie pas, pour parler de ces choses qui ne se disent pas – les émois du corps montant à la tête, la même question lui venait. Comment pouvait-on en être traversé sans que cela ne se voie ? Ainsi de cette sensation oubliée, un jour retrouvée. Elle allait avoir l’objet tant désiré, qu’elle ne savait pas tant désirer. Soudain elle s’était sentie perdue, elle ne savait plus où elle allait. Atteindrait-elle jamais son but ? Une peur la prit, cette peur qui laisse les petites filles surprises les jambes mouillées de n’avoir su se retenir. La sensation montait, montait, ce fut le plaisir qui jaillit, la surprenant dans son désarroi. Un moment ce point du corps resta sensible comme de l’émergence d’une trace perdue. Elle retenait la sensation qu’elle aurait pu chasser et la gardait comme venue d’ailleurs, d’un point où elle aurait été il y a très longtemps. Un point où elle ne savait pas avoir déjà été, là où plaisir et peur se 64

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confondent, où l’on ne peut qu’être perdu à soi-même. Quand elle avait retrouvé les autres gens, ils lui avaient paru très éloignés. Leurs propos lui parvenaient comme ouatés, leur présence noyée dans le brouillard. Avait-elle autrefois perdu ensemble l’objet de ses désirs et le plaisir du corps ? Perdu le désir à jamais exclu de sa mémoire, jusqu’au jour où un objet extérieur avait fait surgir l’ancien trouble intérieur ? Dans les séances d’analyse émergeaient ainsi des souvenirs oubliés que le corps pouvait retrouver. Il laissait sourdre ce qu’il avait aimé dans les jours premiers, mais le plus souvent seul le silence témoignait de cet indicible. Des odeurs, des saveurs le réveillaient. Claire comprenait mal qu’on s’inonde d’eaux de toilette, de déodorants, de parfums pour éteindre ce langage qui ne disait rien de précis mais en disait tant sur la vie. Le blanc suintant du bout de sein qui ramenait aux odeurs maternelles et sans doute sans qu’on s’en souvienne à la tête enfouie, puisant à la chaleur même de la vie. Les baisers disciplinés échangés du bout des lèvres, ou même ceux appliqués des premières amours où les langues s’interpénétrant n’avaient rien de cette suavité. L’odeur lourde, tenace, découverte par inadvertance à la racine des fesses, qu’elle ne pouvait se décider à trouver désagréable. Elle aimait cette identité cachée par où un corps différait d’un autre et où pourtant tous les corps pourraient se reconnaître dans un savoir en deçà de la pensée. Comme le goût acide de son sexe qui l’avait surprise un jour sur son sexe à lui, inscrivant un calendrier de sa fécondité qu’il détenait sans le savoir, en même temps qu’elle retrouvait avec la sécurité des goûts familiers celui légèrement âcre du sperme, fidèle à lui-même. Il n’y avait que l’odeur douceâtre des règles quelque temps après avoir été émises qui continuait à l’écœurer. Elle se mêlait à l’image ancienne des serviettes souillées mises à tremper selon les rites traditionnels dans une eau qui rosissait au fur et à mesure qu’elles pâlissaient, et à la crainte que l’odeur ou la chose ne soient découvertes comme autant de honteux secrets. Devant les jeunes filles encore victimes de ces coutumes barbares, elle avait des envies de prosélytisme pour les tampons déjà connus des Egyptiennes de l’Antiquité. L’ère des Tampax qui libéraient la femme des contraintes de la féminité lui paraissait aussi émancipatrice que la liberté sexuelle qui avait été donnée à une génération entre la terreur de la syphilis et celle du sida, entre puritanisme chrétien et renouveau intégriste. Aussi émancipatrice que la liberté d’enfanter quand elle s’y sent prête grâce à la contraception et d’en corriger les ratés par l’avortement avant l’accès à la pilule du lendemain. Reste que des femmes ne peuvent s’accorder d’avoir un corps pour en jouir, dans la sexualité, la maternité choisie ou simplement dans leur 65

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liberté de mouvement et la pratique de leur sport favori. Ses patientes l’obligeaient à reconnaître la terreur qu’un objet introduit en elles ne les blesse ou ne se perde dans une vaste mer intérieure, ou la sécurité apportée par l’odeur familière et aimée. On apprivoisait bien celle de la sueur dans les jeux de l’amour, une sueur bien propre, nourrie d’eau de Cologne et de savon. Comment les femmes et les hommes avaient-ils pu s’accommoder autrefois, avant les antibiotiques et les salles de bain, des odeurs de leurs sécrétions plus ou moins nauséabondes ? L’âpreté et la pénétrance de ces odeurs s’apparentait peut-être à celle des aliments mal conservés, à la proximité des excréments ou des suintements plus ou moins purulents que délivraient les blessures longues à cicatriser. Les corps manifestaient la violence de leur présence d’une façon que, de nos jours, tant l’hygiène que la respectabilité nous obligent à refouler. Pour Claire, rien ne valait l’odeur sucrée du petit coin de peau à la pliure du coude, au bord du gras du bras, là où le visage venait naturellement se poser quand elle se dorait sur une plage. Comment était venue se loger là l’odeur des pains d’épices que le père de son amie Françoise les emmenait acheter dans la ville d’à côté quand elles étaient enfants  ? Plus tard, elle l’avait aussi reconnue dans l’Amsterdamer de ses soupirants. A chaque fois que, par hasard, son corps la lui délivrait, l’odeur ramenait l’image de la petite boutique sombre et à demi déserte, des comptoirs pleins de pains lourds et odorants et de ce papa si improbable qui prenait l’autobus pour donner un tel plaisir à ses enfants… et à Claire par la même occasion. Elle aurait aimé que ses patients retrouvent cette familiarité avec l’intimité de leur corps et voulu se battre contre le refoulement que la vie civilisée leur imposait. Elle était limitée elle-même par les tabous du monde extérieur et craignait de les choquer. Les odeurs, les sensations premières qui saturaient la couche la plus profonde d’eux-mêmes leur étaient venues de l’extérieur, les avaient façonnés avant même qu’ils aient appris à penser. Derrière les mots ordonnés bouillonnaient des forces obscures qui continuaient à les agiter sans qu’ils puissent les reconnaître et les nommer. Des traces en deçà de la mémoire les rendaient sensibles à des émotions solitaires ou à des états affectifs partagés. Elles les avaient faits ce qu’ils étaient, tout autant que les fantasmes que la psychanalyse s’efforçait de démonter pour soustraire chacun aux emprises du passé. Si elles gardaient leur part de mystère, si leur origine était perdue, elle aurait voulu qu’ils sachent au moins qu’elles existaient, que nos corps continuent en quelque sorte à nous posséder, sitôt desserré l’étau des bonnes manières inculquées pour canaliser leur pouvoir barbare. 66

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Femmes entre elles Le souvenir qu’elle gardait de l’enfance de Sylvie était une histoire de tache sur une chaise. Comment, vingt-cinq ans après que quelqu’un fut venu vous raconter sa vie trois fois par semaine, peut-il émerger un souvenir aussi insignifiant ? En fait, de cette tache sa mère avait fait toute une histoire. Dans un appartement étriqué d’une banlieue petite-bourgeoise où rien ne devait troubler l’ordre établi, Sylvie aurait été comme la tache, fauteuse de désordre, si elle s’était laissée aller à ses impulsions. Mais comme elle voulait plaire à sa mère, c’est seulement à l’intérieur que tout bouillonnait sans trouver d’issue. A une génération d’écart, Véronique dérangeait autant dans son espace provincial. Longtemps Claire n’avait pas compris qu’elle haïsse la campagne, qu’elle ait honte de ses origines paysannes. Mais peu à peu elle avait vu se dessiner le microcosme où elle vivait, des familles indissolublement unies par la terre, où l’on se détestait sans se le dire, terreau sur lequel elle avait grandi en apprenant à se taire. A l’école, elle n’avait pas plus pu se fondre dans le groupe de ses congénères auquel ses pensées incongrues la rendaient étrangère. D’exclusions secrètes en exclusions ouvertes, la plus dure fut celle de l’atelier de menuiserie de son père, d’où elle fut délogée par l’arrivée d’un garçon, son frère. Pour Myriam, l’image de l’exclusion était la cabine d’un camion de déménageur où on l’avait reléguée ; il n’y avait pas de place pour elle dans la voiture qui ramenait la famille d’Allemagne en France. A l’arrivée il avait fallu vivre avec un beau-père mal aimant, mal aimé et le paradis perdu était resté là-bas, avant le déménagement. Chez Christine, l’effondrement avait déjà eu lieu. Elle gardait une image d’enfance d’une belle demeure provinciale où son père jouait du piano, image discordante, en contraste avec le concubinage du grandpère avec une servante. Puis ses parents avaient migré à la ville mener, non sans amertume, la vie de tout le monde. Pourquoi ? Christine ne le savait pas. Et pourquoi elle, belle, sportive, intelligente s’était retrouvée pensionnaire dans un lycée professionnel avec les laissées pour compte de la scolarité à qui elle ne pouvait parler ni de musique, ni de littérature, ni de rien ? Sa révolte contre l’ordre établi devait y être pour quelque chose, mais ne fallait-il pas y voir aussi une vengeance inconsciente de sa mère déchue d’aspirations plus culturelles que matérielles. Christine aimait, idolâtrait sa mère, comme Sylvie, Véronique ou Myriam, chacune à leur manière. Et la tragédie qui en avait fait des lesbiennes avait semblé à Claire être le malheur de ne pas lui plaire. Restait alors la quête d’une autre à vénérer qui leur rendrait l’estime qu’elles méritaient 67

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avec la tendresse. Mais les amours saphiques ne sont pas de tout repos. Passée l’extase du peau à peau, plus que celle des sexes, les arriérés de vies malmenées reprenaient le dessus. Christine avait sacrifié dix ans de sa vie à sa déesse qui, se prenant pour telle, avait tout accepté jusqu’à ce que les hommages d’une nouvelle répondent mieux à ses attentes. Elle laissa Christine à sa solitude, redoublant le désamour de sa mère, la plongeant dans une dépression profonde qui lui fit casser sa carrière de journaliste comme elle avait laissé avorter plus jeune les promesses de carrière d’athlète, de médecin ou de chanteuse de cabaret. Ni la polyphonie de ses capacités, ni le fait que des hommes comme des femmes aient su l’apprécier n’effaçaient sa certitude de n’être rien puisqu’elle n’était rien pour l’unique aimée. Claire aurait sans doute pu occuper momentanément la place, se laisser adorer et lui rendre en partage un peu de l’amour et de l’estime qui lui manquaient. Mais cela, elle l’avait expérimenté, jeune analyste, avec Myriam et savait dans quel piège elles s’étaient enlisées. Non qu’elle ait voulu apparaître comme déesse. Mais dans le désarroi où elle la sentait, l’abandon où la rejetaient les violentes scènes de ménage où sa compagne – à moins que ce ne fût elle – débarquait l’autre sur le palier, Claire avait cru devoir être le point d’ancrage, sécurisant et inébranlable, qui lui permettrait de se reconstituer. Bien sûr, le temps de l’analyste avait ses limites : un temps hors sexualité, un temps à partager avec les patients qui se succédaient et avec une famille qui restait privilégiée. Au lieu de la sérénité escomptée, des scènes, plus soft que les scènes conjugales, s’installèrent entre elles. La bouée de sauvetage permit pourtant à Myriam de se séparer de sa persécutrice et de trouver un travail auprès de plus paumés, dans un appartement thérapeutique où elle avait elle-même à jouer l’ancre de miséricorde. Etaitce l’identification à l’analyste à défaut de l’amour partagé sur le mode désiré qui l’a sauvée ? Un jour elle a tout plaqué pour recommencer une vie dans le Midi, près de la mer, des lavandes et des cigales qui avaient pansé son adolescence meurtrie… à moins qu’elle n’ait voulu rejouer le jeu de la séduction de sa mère qui y était restée. C’est sans doute parce que le monde de Véronique et Sylvie était celui des arts plastiques qu’à distance, elles se confondaient dans l’esprit de Claire. Et puis aussi leur côté fragile, leur façon de s’habiller qui faisait de ces jeunes femmes d’éternelles adolescentes un peu décalées de la société. Claire se souvenait de la première expo de Sylvie. Des tuyaux bleus et rouges, emmanchés à angles droits sur les toiles. L’émergence de Beaubourg au cœur de Paris n’était pas si loin et les productions de Sylvie n’étaient pas sans rappeler cette esthétique. Mais ce jour-là Claire 68

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s’était dit qu’elle ne pourrait jamais être sur la même longueur d’onde, comme si les tableaux représentaient le monde machinique de sa mère transfiguré par les couleurs éclatantes de la fille, mais aussi mort que lui. Elle s’était trompée. En même temps que Sylvie prenait ses distances avec sa mère et avec son amie et se rapprochait d’hommes moins cassants que son militaire de père, un tendre ami homo, un tendre amant plus jeune qu’elle sut rendre vivant son monde intérieur. C’est dans des photos d’immeubles en voie de démolitions ou sur les flancs de transports urbains qu’elle projetait ses couleurs, comme pour ré-insuffler de la vie sur les menaces de mort ou de machinisation que créait la ville. Avec Véronique, Claire s’était trouvée pendant des mois dans un monde flottant, sans repères. Ses propos s’enchaînaient sans qu’elle comprenne vraiment de quoi elle parlait. Et il lui avait fallu longtemps avant de voir se dessiner son monde présent et le monde rural de son enfance. Claire avait supporté un rôle de témoin presque muet ou du moins aux paroles sans portée, elle avait accepté qu’un écart de sens demeure dans l’enchaînement des mots de l’une et de l’autre. Elle avait laissé un peu du monde de Véronique s’implanter en elle, créant un espace qui n’était plus tout à fait le sien, mais commun à elles deux. Etait-ce ce métissage qui avait permis à Véronique de rompre avec sa tortionnaire – moralement s’entend – celle qui lui interdisait toute vie autonome, toute relation qui ne se déroule pas sous ses yeux ? Elle avait rompu en même temps avec l’état second des cuites répétées qui lui permettaient de ne pas voir ce dans quoi elle était enfermée. Une relation plus sereine s’est nouée avec une autre qui acceptait ses excentricités – son monde flottant ne devait pas rendre facile la vie quotidienne – sans vouloir à tout prix lui imposer les siennes ; une relation où elles étaient enfin deux à se parler, l’une avec son goût des livres, l’autre avec celui des images. Et Claire sentait bien qu’à ce nouvel équilibre, il ne fallait pas toucher. En cadeau d’adieu, Véronique lui avait donné un jeu où un ensemble d’images pouvait donner lieu à autant de tableaux ; un seul était composé. Sans doute la balle était-elle dans le camp de Claire qui devrait la relancer pour que la séparation ne soit pas définitive. Mais une fois de plus elle n’avait pas bien compris la règle du jeu et était restée passive. Ces femmes qui aimaient les femmes, Sylvie et Véronique, Christine et Myriam avaient en commun un autre arrangement avec la vie. L’art était pour elles plus qu’un mode d’expression de leurs pulsions, plus qu’un espace d’affirmation narcissique. Il semblait à Claire que c’était là où elles étaient vraiment elles-mêmes. Elles peignaient, sculptaient, 69

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photographiaient, montaient des installations-spectacles, elles écrivaient des poèmes, des récits, des scénarios-spectacles. Douées, inspirées, elles y figuraient leur monde et souhaitaient le faire partager. Aux autres de lire entre les lignes, d’imaginer le secret derrière le manifeste. Les auteures parlaient d’elles à des spectateurs qui avaient à décrypter les traces dans un espace incertain ; elles y avaient apprivoisé le dehors avant de le rendre transfiguré de leur richesse intérieure. Las, frapper aux portes, demander une reconnaissance officielle, prendre le risque de se faire rejeter avant d’être acceptée, aucune ne le pouvait ! Cela aurait enfoncé le couteau dans leur plaie. Peut-être cela les aurait fait replonger dans les limbes de douleurs d’où elles avaient tant bien que mal émergé. Elles restaient donc à la marge, reconnues par le petit cercle d’initiés qui les aimaient assez pour qu’elles puissent les affronter. Cécile était peut-être celle qui avait le plus sacrifié à son aimée. Pour répondre à la demande implicite de sa compagne qui ne parvenait pas à satisfaire elle-même son désir, elle lui avait donné un enfant. N’est-ce pas plus violent que de se donner soi-même ? Claire ne connaissait pas assez Cécile pour savoir d’où venait la panique qui l’étreignait lorsqu’elles partaient toutes deux loin en voyage. Etait-ce ce qu’elle quittait ou ce qui l’attendait dans l’enfermement à deux des odyssées lointaines ? En tout cas la même panique l’avait prise quand elle s’était sue enceinte, à l’idée de l’enfant qui grandirait en elle et des jours de réclusion obligée des congés de maternité. Cécile et sa compagne avaient pourtant milité toutes deux pour le droit à l’homoparentalité. Elles rédigeaient par avance un contrat avec le couple des pères, définissant les droits et les devoirs des quatre parents vis-à-vis de l’enfant. Claire en avait froid dans le dos à les voir faire, habituée à penser un enfant à venir comme une merveille donnée, à qui il faudra au jour le jour s’accoutumer. Quel serait le sort de l’enfant, objet de tant de volontés aussi bienveillantes soient-elles ? Claire comprit que le scénario catastrophe qui angoissait Cécile dans ses voyages et sa maternité devait concerner indirectement ses rapports avec sa mère à qui la grossesse fut longtemps cachée, tandis que se jouaient devant elle les jeux d’une innocente amitié. Comme souvent les femmes qui aiment les femmes, c’est à son père incapable de rendre sa mère heureuse que Cécile en voulait. Mais elle qu’avait-elle pour la combler sinon un bébé ? Une mère qui justement avait pallié avec les bébés ses déboires conjugaux, qui les avait couvés, vampirisés afin que nul n’échappe. Cécile avait échappé. Et elle qui ne pouvait satisfaire sa mère par ce qu’elle était devenue, revenait au bercail par personne interposée. Après une lune de miel houleuse, elle s’était laissé 70

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guider pour devenir la suivante attentionnée d’une autre femme. Enfin dans leurs échanges psychanalytiques débutants, c’est ainsi que Claire reconstituait une histoire, sans problème pour l’intéressée. Quand elle la vit avec son bébé, elle fut tout à fait rassurée. Loin de s’en sentir prisonnière, elle était sensible au moindre de ses besoins, au moindre de ses désirs et s’épanouissait elle-même dans leur corps à corps. S’il y avait crainte à avoir pour l’avenir de sa fille, ce n’était ni qu’elle l’agresse, ni s’en désintéresse, mais se dresse comme une tigresse entre elle et ceux qui voudraient s’en approcher. Pour l’instant elle vivait avec elle l’idylle que, quoiqu’elle dise, elle ne pouvait vivre aussi parfaite avec sa partenaire. Claire se demandait pourquoi tant d’homosexuelles s’étaient adressées à elle comme analyste, pourquoi tant étaient restées effectuer le dur travail qui les avait menées, sinon à saisir l’origine de l’homosexualité qui apparemment ne leur posait pas de problème, à comprendre ce qui les angoissait. Elle pensait maintenant bien les connaître, mais savait que la moitié d’entre elles, lui avait échappé. Celle qui venait à l’analyse était celle sous emprise, au moment où elle souffrait de ne pouvoir s’en déprendre ou se sentait abandonnée. L’autre, la dominatrice, la militante qui se faisait entendre dans la société en menant les combats pour deux – comme si sa partenaire avait les mêmes désirs qu’elle – n’avait pas besoin d’aide. A travers ce qu’on lui en disait, Claire sentait pourtant que cette maîtresse femme était un colosse aux pieds d’argile, prête à s’effondrer si lui manquait l’esclave, la soumise, la dévote ou la révoltée qui la faisait vivre. Loin des jeux de miroir des couples masculins, les couples de femmes se nouaient autour de quelque chose qui avait à voir avec la mère. Non que l’une jouât la mère de l’autre, ou si peu. Mais l’une et l’autre avaient une façon de réparer, venger une mère ou d’obtenir d’une autre ce qu’elles n’avaient obtenu de la première, faute qu’elle l’ait eu, elle-même, à donner. Et c’est là que Claire, une fois sortie des jeux de miroir analytique trouvait réponse à sa question. Elle se rappelait les amours encore enfantines de ses douze ans pour « une grande, Claude », les lettres qu’elle recevait et le carnet noir où elle lui écrivait pendant la séparation des vacances des mots innocents qui traînaient sur une étagère. Elle avait jeté le tout à la poubelle, le jour où Claude l’avait déçue. Il n’y avait rien de sexuel dans des amours que seuls les garçons viendraient troubler. Mais elle sentait bien maintenant que si ses amours enfantines s’étaient déclarés plus tard, elles auraient pu l’entraîner vers l’aventure homosexuelle. En arrière-plan, pour elle aussi il y avait sa mère, une mère frustrée – oh ! comme elle détestait penser en mère frustrée, cette mère 71

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inaccessible – qu’elle n’avait su combler. Une mère qui ne la voyait pas, ne l’entendait pas. Peut-être ses patientes sentaient en elle que, pour une part, elles étaient pareilles, sans qu’elle le sût elle-même. Non par rejet des hommes, mais par la douleur d’un amour inassouvi et d’une dette inextinguible. Aussi en voulait-elle au tapage médiatique qui banalisait l’homosexualité et prétendait qu’aimer une femme ou aimer un homme se valait. A l’âge où l’autre sexe fait encore un peu peur, où le sien peut réveiller des douleurs à peine endormies, les séductrices ont beau jeu de détourner les mineures de la voie ardue qui leur ferait désirer l’inconnu. Elles proposent une solution factice qui répare les blessures anciennes. A ce moment, le désir ne naît pas tant dans le corps, le sexe, que dans cet abîme intérieur où tout est toujours à perdre ou à retrouver. Si le désir de l’homme laisse la blessure ouverte, laisser croire qu’une femme peut la combler, c’est tricher, abuser d’une crédulité, rouvrir la quête sans fin d’un paradis qui n’existe plus, qui n’a peut-être jamais existé. Qu’est-ce qu’un maire pourrait avoir à y légaliser ?

Femme de haine, femme de solitude Judith lui avait noué l’estomac en parlant du suicide de sa fille. Claire, révulsée, s’était identifiée à la fille niée dans son existence par cette femme tellement «  normale  » en apparence. Toute mère a beau nourrir une certaine jalousie, rivalité, agressivité pour celle qui va la rattraper, la dépasser, il y a un seuil au-delà duquel Claire ne pouvait se reconnaître, comprendre, accepter. Parler de sa fille comme d’un objet insupportable par sa présence, son existence même. Pourquoi ? On ne savait. Les raisons alléguées étaient dérisoires, insignifiantes à côté de la violence de ce que la mère ressentait. D’autres fois, Claire avait senti la force de l’amour et de la haine pour un enfant, cet autre qui échappe, existe, devient incontrôlable. Ici, l’autre, la fille, n’était rien de plus qu’un objet inanimé. Rien qu’une dent qui aurait suscité une rage. Un morceau de sa mère, mauvais, dont il fallait se débarrasser. Judith vivait à travers elle les griefs accumulés de sa propre enfance, comme si les vingt ans passés avec son mari n’avaient pas existé. Ses enfants n’étaient que des cailloux tombés de son ventre. Claire la savait pourtant capable de sollicitude et la voyait aussi parfois être la bonne mère qui se sacrifie pour sa famille. Judith en était d’autant plus angoissante, détruisant 72

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quand elle parlait de sa fille les faces positives de son identité. Tout sonnait faux. Aucune de ses attaches ne semblait solide bien qu’elle n’en manquât pas. Le monde qui comptait pour elle s’arrêtait aux limites de son corps. Et c’était dans son corps qu’éclatait le conflit qu’elle ne pouvait éviter ; malade du suicide de sa fille, disait-elle. Mais de quelle angoisse, de quelle culpabilité, puisqu’elle ne s’entendait pas la haïr dans ses « je ne pensais pas qu’elle irait jusque-là ; « elle ne sait pas ce qu’elle fait » et les « mon mari et moi, on l’a battue comme des bêtes, on ne la supporte pas ; tout le monde lui tombe dessus ». Sa fille n’était pas assez « légère », tel était le principal grief qu’elle lui adressait. Pas assez légère pour qu’on parvienne à l’oublier. Claire se demandait ce qu’elle faisait en laissant parler Judith qui enchaînait en parlant de sa propre mère. De la haine de sa mère pour elle, de son désir qu’elle meure. Ce désir-là elle l’avait senti. Et c’était comme si elles n’avaient eu que cela à se transmettre de mère en fille. Un désir que rien n’adoucissait sinon le déni. Si Judith ne mourait pas de la haine enkystée dans sa maladie – il faut dire que, si Claire la soignait, c’est qu’elle était sérieusement malade – si elle ouvrait les vannes, on se demandait quelle force terrifiante allait se libérer. Derrière le miroir de la famille unie – car c’était aussi l’image renvoyée – le calme de l’eau dormante cachait un courant meurtrier. Dans son désir de comprendre les femmes, ses semblables, Claire ne parvenait pas à atteindre celle-ci. Elle ne sentait pas en elle-même la force d’une telle haine. L’agacement pour les jeans troués, les chemises chiffonnées, les pulls aux mailles filées, les mégots dans la chambre que sa fille lui avait infligés, n’avait aucune mesure avec cette violence. Chez Claire, l’irritation se doublait d’une telle tendresse pour celle qui cherchait à s’affirmer qu’elle ne pouvait s’imaginer gênée par son existence. Sa fille était une autre, une égale, semblable et différente. Tellement détachée d’elle déjà, même si elle ne le savait pas et qu’il lui faille ces éclats pour franchir le pas.

* *    * Aux jours de colère, elle aimait à jouer avec les idées pour les mettre à distance. Cette jeune fille qui venait la voir depuis des années était trop fragile pour qu’elle puisse la chasser. Claire ne pouvait non plus exploser, elle la seule avec qui cette patiente ait quelque contact. Sa fidélité même à leurs rencontres disait à quel point elle en avait besoin. Mais quel supplice que ces longues plages de silence ! Si Claire ne disait rien, 73

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l’autre ne disait rien. Aux questions elle répondait par une onomatopée ou un silence obstiné, le regard braqué sur le mur opposé. Souvent les pensées de Claire fuyaient vers ses propres affaires, celles d’avant, celles d’après. Puis la culpabilité la prenait. Elle se devait de penser à celle qui souffrait. Alors elle s’interrogeait sur son silence. Des pensées agressives canalisées constituaient somme toute un écran entre l’une et l’autre. Pourquoi ne disait-elle rien ? Ne comprenait-elle pas après tant d’années qu’elle avait tout intérêt à parler ? Claire avait depuis longtemps épuisé toutes les pistes qu’elle avait cru bon d’emprunter pour l’y aider. Son silence tenait à son caractère, un caractère pris dans du béton. Claire n’avait jamais vu ça, venir là inlassablement comme une bûche, un bloc de granit, immuable sur le fauteuil d’en face. Un roc contre lequel tous ses efforts venaient se briser. Une image vint enfin la soulager. Comme une image de dessin animé. La seule chose vivante en l’autre était ses sweat-shirts ornés de Mickeys et ses socquettes roses ou vertes. Claire se vit l’empaumer – la disproportion entre la taille de sa main et la taille de la jeune fille ne la gênait pas – et d’un seul geste, calme, lent, puissant, elle la projetait sur un mur. Un mur blanc où elle s’imprimait effectivement comme un Mickey de dessin animé, bras et jambes écartées. Ce n’était plus un personnage humain, mais un de ces gais pantins vêtus de rouge et jaune, cerné d’un contour noir. Elle devenait un de ces personnages gais et riants dont on décore les classes d’enfants. Elle serait restée là sur le mur, immobile et utile. Effacés les tissus bleus et les cuirs noirs de la réalité. Soulagée par cette image, Claire trouva une autre question à lui poser et leur donna, pour cette fois encore, la possibilité de continuer. Patience et longueur de temps… Quelques années encore et Claire avait eu honte de sa violence. Pour dire vrai elle ne reconnaissait plus ce qui l’avait provoquée. La jeune fille et elle étaient maintenant passées du même bord, face à un adversaire sur lequel elles restaient sans prise. Un monde s’était dessiné où la solitude amère de Minnie campait dans le tableau désolé de sa vie peuplée de rares personnages dressés à la six, quatre, deux, à la vie intérieure si pauvre que l’on ne s’étonnait plus qu’aucune chaleur ne s’en dégage. A mots comptés, Minnie ne s’était épargné ni l’autodérision, ni l’humour noir pour dépeindre ses partenaires. Un père mort prématurément, une mère inexistante comme mère, dont elle avait voulu pourtant se rapprocher – c’était sa mère – un frère aimé pris dans ses propres soucis ; un amant de passage dont elle avait espéré un temps qu’il reste ; mais non, il était parti. Une collègue de bureau qui partageait la même crainte que la boîte ne craque ; une 74

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petite nièce enfin, écho vivant du Mickey des années passées qui savait se faire cajoler, se faire aimer, mais qui grandissait si vite qu’elle risquait elle aussi de se laisser pétrifier. Claire enfin qui avait compris qu’elle existait pour de vrai dans le pauvre bouquet des relations de Minnie. Et là, à nouveau, la honte la prenait. Qu’était le pour de vrai du partage si inégal entre celle qui sauve et celle qui a besoin d’être sauvée ? Certes, Claire n’avait pas épargné sa peine et avait fini par s’attacher à celle dont elle comprenait maintenant la douleur de l’intérieur, et même l’obstination à refuser de s’abandonner, de partager. N’avait-elle pas eu raison puisque Claire elle-même l’abandonnerait – pas elle seulement, ses autres patients aussi – pour mettre la clef sous la porte ? Les courriels proposés pour la remplacer préserveraient un moment un lien distendu et, mieux peut-être que les mots laborieux du face à face, en diraient le prix. Le leurre de la psychanalyse et le prix à payer pour qu’elle se fasse est cet abandon total au transfert qu’elle avait elle-même refusé au temps lointain de sa propre analyse. Certes, elle n’était pas Minnie et n’avait pas à craindre de se retrouver dans un tel désert, mais elle avait pressenti l’existence d’un point de non-retour où, quand on a tout donné de soi, on risque de perdre définitivement ce par quoi l’autre nous tient ou du moins par quoi on croit qu’il nous tient, puisque lui, bien sûr, n’a pas l’intention de nous garder. Expérience abyssale à ne pas mettre en n’importe quelles mains. Ce pourquoi elle n’avait pas voulu de « seconde tranche », bien qu’elle sût qu’il restait du non analysé en elle. Le mutisme agressif de Minnie, elle le savait maintenant, prenait racine à ce point de douleur qui existait en elle aussi. Une sorte de trop plein de demande qu’il valait mieux ne pas explorer. La mère de Claire ne disait-elle pas qu’il ne fallait pas donner de bonbons aux enfants qui en demanderaient toujours après. Elle avait appris à ne pas demander. Minnie continuait à rêver de l’inaccessible, tandis que Claire avait trouvé à son insu ce qu’elle cherchait dans l’autre face du leurre de la psychanalyse. Elle était tout pour certains qui s’abandonnaient entre ses mains. Tout et rien puisqu’un autre analyste à sa place aurait aussi bien fait l’affaire. N’empêche ! Elle se représentait, elle et ses patients, comme la vierge de miséricorde recouvrant de son manteau tous ceux qu’elle protégeait. Un manteau qui lui collerait à la peau si elle les laissait s’en aller. Claire soupçonnait qu’elle n’était pas la seule analyste à avoir besoin d’eux. Si ses collègues ne s’arrêtaient pas de travailler, c’était sans doute pour ne pas se sentir ainsi dépouillés. Leurre de l’interdépendance qui contrastait tellement avec le but avoué de l’analyse, le but ardemment poursuivi par l’analyste pour ses patients, l’accès à l’autonomie. Une 75

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autonomie qui les mettrait aussi bien à l’abri des exigences insatiables de leurs pulsions que de leur surmoi culpabilisateur ; une autonomie qui saurait leur faire trouver un équilibre entre leur désir d’être aimé de ceux qu’ils aiment, estimés de ceux qu’ils estiment, et leur besoin de ne pas renoncer à cultiver le meilleur d’eux-mêmes. Sa vie durant, Claire se battait avec eux, pour eux, contre la mauvaise part d’eux-mêmes pour approcher ce but plus ou moins lointain qu’ils ne percevaient pas eux-mêmes et qu’elle avait mis longtemps à pouvoir définir ainsi. Et voilà que derrière cette lutte de tous les instants, heureusement plus aisée avec d’autres qu’avec Minnie, elle devait reconnaître qu’elle jouait elle-même sur les deux tableaux : surtout qu’ils conquièrent leur autonomie, qu’ils ne s’attachent pas trop à elle, ne dépendent pas trop d’elle… elle qui vivait malgré tout de leur attachement. Combien la psychiatrie d’aujourd’hui lui paraissait dérisoire dans ses traitements comportementaux « réduisez vos phobies en quinze séances », comme dans ses mesures de prévention « pour que nos enfants ne deviennent pas obèses, apprenons-leur à bien se nourrir ». Comme si tout se jouait en un seul plan, celui des apparences. Comme si nous n’étions pas faits de raison et d’obscurs penchants qui se contredisent les uns les autres, avec lesquels il nous faut vivre sans le savoir ou en le sachant.

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CHAPITRE III Les travaux et les jours

Le temps des enfants On disait être dans un pays de liberté et tous les jours étaient les mêmes. Le matin, Claire prenait ses clefs, ouvrait la porte du garage, ouvrait la porte de la rue, sortait la voiture dans la rue, fermait la porte de la rue, fermait la porte du garage, fermait la porte de la maison, fermait la porte du jardin. Elle s’asseyait dans la voiture, mettait le contact. Elle ne pensait pas à toutes ces choses, elle les faisait. Sa tête était à ce qu’elle allait trouver au bout de la route ou à ce qu’elle avait laissé en partant. C’était la vie des villes, une vie favorisée. Favorisée, elle le sentait chaque matin, quelques minutes au début de la journée. Dans l’allée d’arbres au fond de la vallée humide où les oiseaux venus se désaltérer et grappiller quelques baies, se levaient sur son passage. Parfois un écureuil traversait, sautant de branche en branche. Puis au tournant surgissait la colline boisée déjà ensoleillée, fraîche et verte en été, rousse et dorée en automne, plus triste l’hiver. On était encore loin de la ville. Comment serait le plateau ce matin : brumeux, aux contours noyés ou limpide sur fond de ciel délavé ? Les grands champs marquaient les saisons. Terres labourées, verts semis, colza jaunes, blés dorés, maïs roussis de la sécheresse de l’été. Depuis les feuillages miroitants jusqu’aux noirs sillons fumant à la première chaleur du matin, chaque jour en allant vers le soleil levant ou levé, le spectacle était différent. Au loin, de l’autre côté des terres cultivées, l’ancienne abbaye était posée comme pour parfaire le décor. Dernier coup d’œil sur la descente vers la ville, ses tours, ses pylônes rouges et argentés accrochant le soleil au-dessus de la brume déjà sale. Puis s’en était fini pour la journée. Elle entrait au milieu des immeubles et des voitures comme dans un tunnel. Peu importait désormais le temps qu’il faisait. Elle allait t.r.a.v.a.i.l.l.e.r. Elle était happée par la ville, par la civilisation des moteurs. Peu à peu ils gagnaient sur l’homme, les animaux et les plantes. Jusqu’aux feuilles mortes des jardins publics qu’on soufflait à grand renfort de bruit. Elle doutait que les cantonniers en fussent plus heureux. En tout cas, pas les voisins qui 77

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auraient aimé ouvrir leurs fenêtres pour laisser entrer la lumière pâle de fin de saison et les piaillements de quelques moineaux attardés. Non, c’en était fini, dans la ville-aux-bruits, il fallait vivre fenêtres fermées sur les moteurs dont on ne pouvait se plaindre puisqu’on les avait soimême déclenchés, machines à laver, frigidaires, mixeurs, aspirateurs, aérateurs… Puis le ronronnement des climatiseurs effacerait les dernières traces de la succession des saisons, pour un univers homogénéisé, sans aspérités. Le soir, elle pourrait à nouveau respirer. Si fatiguée qu’elle aurait du mal à apprécier. Pourtant lorsqu’elle retrouverait le plateau, la vallée, la chape qui avait pesé sur elle toute la journée se trouverait allégée. Comme tant d’autres elle découpait sa vie. Une tranche de ville pour gagner sa vie et pour la vie de l’esprit, et une autre, à vivre avec son corps, pour marcher, respirer, traîner, qui se donnait l’illusion d’être la vraie vie. Parenthèse grignotée sur l’utilitaire, la nécessaire, la tant vantée, la soi-disant civilisation de la liberté. C’est depuis peu que Claire vivait les choses ainsi. Longtemps la succession des travaux et des jours, rythmée par un même temps, le temps des enfants, lui avait paru légère. Comme si eux avaient suffi à l’ancrer dans une durée qui donnait sens à chaque instant. Chaque réveil coïncidait avec un appel. L’emploi du temps était tout trouvé. Il n’y avait qu’à sauter du lit pour rassasier l’affamé. Peu à peu la faim s’était calmée, mais pour l’enfant qui savait attendre, elle avait pris le pli de se lever. Le nourrir était le premier plaisir de la journée. Rencontre chaque fois renouvelée avec celui qui était le même que la veille et de jour en jour si différent. Il avait cessé de pleurer avant son arrivée, il avait appris à lui sourire, à lui tendre les bras, à trépigner dans son lit à son approche, à en enjamber le bord pour venir au devant d’elle, à…, à… Chaque matin il était content d’elle et elle de lui. Les petites brouilles de la veille s’étaient effacées avec la nuit. Claire avait oublié que tous les matins n’avaient pas été roses. Ses souvenirs pénibles étaient les heurts des premières rencontres avec cet enfant qui réveille la nuit et oblige à se lever pour répondre à des signaux incompréhensibles. Ses hurlements veulent-ils dire qu’il a faim  ; mal  ; chaud ; froid ? Veut-il seulement être dans les bras où manifestement il se sent bien ? A cette époque, Claire avait encore un travail à finir, juste pour quelques semaines avant d’avoir réglé ses affaires à elle. Elle avait pensé que pour si peu il pourrait partager son temps. Mais à peine sorti d’ elle, il la voulait toute à lui. Comprenait-il qu’elle ne lui donnait pas tout ce à quoi il avait droit ? Il en exigeait d’autant plus. Il se rebiffait, ne la laissait pas en paix. Elle s’énervait. Entre les deux cela devenait un 78

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combat. Mais tous les matins, après le calme de la nuit, elle avait à nouveau la joie de retrouver ce petit bout de chair content de buller dans ses bras. Elle avait toujours regretté ces semaines où elle l’avait sacrifié. Il leur avait manqué quelque chose de la complicité première, qu’une autre, sa grand-mère, avait emportée de son côté. Jamais elle n’avait pu effacer ce qui avait manqué. Le caractère bien trempé de son fils, qui lui valait de résoudre ses problèmes en solitaire, venait, lui semblait-il, de ces quelques semaines où, à peine sorti d’elle, il lui avait fallu s’arranger entre elles deux et apprendre trop tôt, pour n’en faire qu’à sa tête, à les plier chacune à sa manière. Pour sa fille, Claire n’avait pas voulu ça. Elle l’avait emportée loin de toute concurrence, avec son frère et son père. Avec elle, pas la moindre discordance. Ce temps, ce paradis, restait une parenthèse dans sa vie. Avec elle, Claire, disponible et dispose, s’était sentie en harmonie. Les réveils nocturnes auxquels succèderait une journée à sa cadence ne lui pesaient pas plus que les légitimes colères et déprimes de l’aîné, perturbé par l’arrivée de la charmante intruse. Avec lui aussi elle sut trouver un rythme apaisant. Elle sentait alors la pulsation des jours comme la pulsation même de la vie. Biberons, repas. Repos, travaux. Siestes, temps de liberté. Dans ce battement, elle ne se posait plus de question sur elle. Le père des enfants était rarement présent, en qui n’avait pas encore poussé la fibre paternelle pour des rejetons qui n’avaient pas encore la parole. C’était un temps de régression, un temps hors du temps. Relancée dans le tourbillon de la vie, Claire y pensait comme à un havre où elle avait appris à ajuster des rythmes. Ce qu’elle avait dû sacrifier de sorties et de fantaisies était peu pour ce plaisir longtemps préservé d’une vie à la même cadence. Puis la vie avait repris à quatre et non à deux. Très tôt, ils avaient emmené les enfants le soir chez des amis, ou l’été dans leurs longs voyages. Michel avait vite voulu lui aussi partager avec eux, ce qu’il voyait, ce qu’il faisait, ce qu’il aimait. Et si, au fil des années, Claire s’était sentie menacée de rupture, c’était avec lui, jamais avec eux. Elle s’était engagée dans un temps qui lui paraissait ne jamais avoir de fin, où sa vie à elle se tissait de leur vie à eux. Elle avait pu ne pas se laisser envahir par le travail, et ne pas vivre dans la bousculade les tâches que leur présence multipliait, mais transformait en précieux moments d’intimité. Eplucher les pommes de terre en surveillant du coin de l’œil le bébé calé sur la paillasse en train de découvrir ces merveilleux objets lisses et poussiéreux, ronds et glissants. Rejouer chaque soir le jeu de la complicité de la crémière qui offrait un bout de gruyère plus savoureux que tous les bonbons. Les installer tous deux dans la baignoire où, après avoir joué 79

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avec leurs compagnons de plastique aquatique, ils se décidaient à poser les questions métaphysiques « et les filles, où est leur zizi ? » Ce temps avait été le temps immuable où chaque soir fait revivre le soir précédent. Mais le temps filait sans que Claire s’en aperçoive. Déjà la cadette avait remplacé l’aîné dans ses conjugaisons insolites, sa façon de dire ouvert pour fermé, éteint pour allumé et de classer tous les mammifères dans la catégorie cheval ou chien. A chaque fois elle s’extasiait de l’intelligence que dénotaient ces prouesses, et aussitôt, l’acquisition fulgurante devenait acquis quotidien, classé, oublié. Le temps passait, immuable, de ces jours d’enfants grandissants. Si elle s’était alors parfois sentie prisonnière d’une vie trop sage, comme elle lui semblait maintenant avoir été brève ! Elle voyait leur enfance déroulée en accéléré comme de ces plantes filmées à n images par jour, que l’on voit éclore, grandir, fleurir… faner d’une seule continuité. Elle avait ainsi en raccourci les images de leurs mutations qui, de la boule chaude blottie dans son cou, en avait fait des êtres réfléchis. Vite, tellement vite, avec tellement d’images oubliées qu’elle aurait pu garder pour les jours où ils vivraient loin d’elle. D’autres images restaient. Images de groupes, images partagées dont on s’alimentait de loin en loin. « Tu te rappelles le week-end à Perpezacle-Noir et la photo de tous les mômes dans le grand arbre ? Et dans le théâtre d’Aspendos, celui qui sautait avec le pull de son père par quarante degrés à l’ombre et avait de la fièvre le soir. On ne s’était pas méfié de la chaleur. Et, sur la plage en Corse, quand ils nous avaient réunis pour jouer la comédie. Ils avaient composé à dix un scénario si drôle ! Et la fois en Norvège où on les avait laissé camper une nuit et où ils avaient eu si peur quand la glace du petit lac avait cassé »… Emotions, inquiétudes, joies que, seuls, ils pouvaient donner. Claire n’avait jamais compris les gens civilisés qui rangent leurs enfants dans des compartiments où il n’y a guère de place que pour les devoirs des parents et les leçons des enfants et où le plaisir ne vient aux uns et aux autres que quand ils sont séparés. Elle avait dans sa mémoire des trésors de plaisirs partagés. Enfin qu’elle croyait partagés. Sait-on jamais ce qui se passe dans la tête des enfants ? Elle avait suivi la recette indiquée  : «  Donner trois fois un ordre avant d’exiger l’obéissance ». Cela aurait pu n’être qu’un truc et ne pas être efficace, si cela n’avait pas accompagné le principe : « Les enfants ont aussi leur vie à eux. Ils ne méritent pas d’être toujours à la merci du bon plaisir de leurs parents. » Pourquoi interrompre la BD au moment le plus palpitant sous prétexte que c’est l’heure de se coucher ? Mieux vaut trois avertissements, mais au troisième, Claire, comme leur père, était intransigeante. Parce qu’ils avaient chacun le goût de la liberté et 80

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le besoin de ne pas avoir à marchander avec des enfants qui ne veulent pas lâcher, ils leur avaient appris, donné, limité cette liberté. Elle se rappelait avec culpabilité trois ou quatre colères de son fils, enfermé dans la pièce à côté jusqu’à ce qu’il se soit calmé, pour quelques exigences qu’ils avaient eues contraires. L’avait-elle trop brimé ? Lui disait les avoir oubliées. Et les arrangements entre eux étaient devenus plus heureux. Certains la trouvaient trop rigide de ne pas vouloir céder une fois qu’une chose était décidée. D’autres pas assez, de trop écouter les envies de ces chers petits sans y opposer d’exigences arbitraires. Eux s’en étaient accommodés et elle gardait de ces années écoulées le souvenir des uns glissant sur les autres sans trop s’égratigner. Du temps pour soi, de l’espace pour soi valaient plus que les bonnes manières et l’instinct de propriété. Dès qu’ils avaient pu, ils avaient investi une grande maison louée, plutôt que d’acheter un petit appartement chic et cher auquel il aurait fallu tout sacrifier. Le temps à vivre était le temps présent. Ils avaient, pensait-elle, eu le plaisir de le partager. Des grands voyages faits ensemble, elle espérait qu’ils retenaient autre chose que les trajets en voiture et les visites de musées. Mais pourquoi gâcher ses souvenirs de questions insidieuses  ? Elle savait bien qu’en voiture ils dormaient et qu’il suffisait de les laisser courir un moment à l’arrivée pour les emmener où on voulait. Le bout de chou de dix ans avait lui-même réclamé, après une longue traversée, qu’on ne passe pas son temps à se baigner et jouer sur les plages sans aller visiter Ephèse. Sa vocation d’archéologue se dessinait. L’archéologie a fui, mais le souvenir est resté. Entre ces jours d’exception et les jours ordinaires, le temps des enfants avait été et resterait pour Claire le principal temps de sa vie. Elle avait beau trouver dérisoire que, quoi qu’elle ait fait par ailleurs, l’essentiel lui paraisse de faire des enfants qui feraient des enfants qui… des enfants au fil d’une éternité que ne briserait qu’une catastrophe nucléaire ou l’effondrement des galaxies. Elle n’y pouvait rien. C’était irrationnel et peut-être inscrit dans les gènes. La raison même de la vie était de transmettre la vie.

Tendresse, détresse, doutes Aux jours de tendresse, Claire aimait à se suspendre à lui, les bras mollement jetés sur ses épaules, le visage enfoui dans son cou, le corps collé au sien. Elle serait restée là indéfiniment à humer son odeur, à 81

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palper de ses lèvres le grain de sa peau. Et dans ce contact perdu et retrouvé, il lui semblait être aspirée. Le creux doux et chaud était fait pour l’envelopper. Le contraste entre le rugueux, le piquant du contact, le parfum ténu et familier qui n’appartenait qu’à lui, continuaient à lui signifier qu’ils étaient deux. Mais si ces instants se prolongeaient quelque peu, aussitôt lui venait la tentation de se laisser happer par l’odeur, de sentir son corps se fondre, s’engloutir dans cet autre qu’elle aimait et qui, à ce moment, résumait tout ce vers quoi elle tendait. Aux jours de détresse, elle émergeait du sommeil avec un poids sur la poitrine. Ce caillou qu’elle portait en elle la poussait à s’extraire de la chaleur du lit qui restait encore pour un moment un havre douillet. Trop vite les fils de sa pensée la rattachaient à la vie du dehors. Les soucis l’assaillaient. Revenaient le coup de téléphone pénible à donner, la réflexion désagréable entendue la veille, le dossier à remplir et les impôts à régler. L’aube était pour elle comme l’envers du jour, où revenait lancinant ces semaines-là le souci de sa fille qu’elle avait pourtant vue la veille vivante, pleine d’élan, allant de l’avant, mais dont elle se remémorait dans les brumes matinales les jours sombres. Sa fille blessée par les accrocs de la vie, démunie pour y faire face. Des bribes de souvenirs, involontairement amassés, venaient grossir le poids dans sa poitrine, se substituer à elle, l’empêcher de respirer. Le lit lui devenait insupportable. Les draps qui avaient contenu son sommeil et ne constituaient plus qu’une enveloppe inadaptée, augmentaient son impression de différence et de solitude. Elle cherchait à retrouver le bien-être de la nuit par des mouvements qui ne faisaient que la réveiller un peu plus et l’en distancier. Ni sa position favorite à plat ventre, ni le repli en chien de fusil ne la soulageaient. L’oreiller roulé en boule au creux de l’estomac ne faisait illusion que quelques instants. Pour ne plus souffrir, il lui fallait s’arracher au plus vite de l’horizontalité et se lancer dans la vraie vie où elle savait bien que le monde était autre. Les pires jours, elle ne pouvait le faire. Immobile, allongée sur le dos, elle aspirait alors de toutes ses forces à s’enfoncer dans le matelas, disparaître, ne plus être que cette matière qui la portait. Qu’il n’y ait plus trace d’elle. Que la couverture et les draps ne contiennent plus qu’un espace virtuel et vide aurait été pour elle la seule façon de faire disparaître la pierre qui l’oppressait.

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Cela aurait pu être pour Claire un moment sans souci. Le petit cercle de ses proches vivait une période faste. Des jalons se posaient, s’assuraient, se développaient. On semblait sortir d’une période de morne ennui pour une phase plus créative. Sans que grand chose soit dit, une onde parcourait la cellule, régulièrement dispersée, régulièrement reconstituée. C’était comme un îlot de paix dans une mer démontée. Partout alentour la désorganisation menaçait. Des fissures longtemps latentes s’ouvraient en crevasses. Ses patients s’arc-boutaient pour maintenir ensemble des pans de vie prêts à partir à la dérive. La maladie, la vieillesse, le malheur leur révélaient que la vie qu’ils avaient vécue était autre que celle qu’ils avaient cru vivre. Elle filait entre leurs doigts et, à l’heure des bilans, il était trop tard pour la rejouer. Claire se laissait envahir par ce qu’ils déversaient, leurs paquets d’angoisses, de regrets, de « si j’avais su ». Et elle ne parvenait pas en les écoutant à tenir porte close, à continuer à vivre son petit bonheur tranquille en attendant que, pour elle aussi, vienne le jour des projets inutiles et des souvenirs avortés. Ils entraient en elle avec leur peine à soulager, leur amertume à évincer, leurs colères à apaiser. Elle cherchait le pourquoi de leurs errances et des défaites qui les avaient consumés. Elle ne se laissait pas prendre aux paradis perdus de leurs nostalgies, des guerres où ils avaient été forts et braves, des amours qu’ils avaient pris trop à la légère, des offres de carrière malencontreusement dédaignées. Et leurs enfants ! Ah, des enfants si gentils, petits, qui attaquaient leurs parents en vieillissant ! Des enfants dont ils avaient oublié qu’ils avaient contribué à les faire ce qu’ils étaient. Claire savait bien que les choix n’avaient pas été aussi libres ou forcés qu’ils voulaient bien le dire, que leur faiblesse n’était pas seulement celle de la dernière heure. Peut-être les occasions manquées ne pouvaient que l’avoir été. Elle le savait, se retenait de leur dire, car cela n’aurait servi qu’à creuser un peu plus leurs plaies, et leurs plaies lui auraient fait d’autant plus mal. Etaitce leur douleur ou la sienne ? La douleur de toujours avoir à s’interroger sur le chemin parcouru et le chemin restant à parcourir, avec pour seule certitude d’en avoir dédaigné certains qu’on aurait pu suivre. Entendre ces doléances lui coupait la voie des regrets. Elle s’interdisait les nostalgies, non pour être sûre d’avoir choisi en toute lucidité, mais par la conviction que les nostalgies des autres n’étaient que les rêves échafaudés sur leurs faiblesses ignorées : « Ah si j’avais su… que la terre est ronde, que le soleil est plus chaud à midi, que le feu s’éteint quand la bûche est brûlée ; qu’il fait froid sous la couverture quand on y entre seul les pieds gelés ! » Ils le savaient et ne voulaient pas le savoir. Elle ne se permettait pas d’être comme eux. Et cette misère du monde qui 83

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la harcelait lui rendait suspects jusqu’aux moments de bonheur. Aussi fugaces soient-ils, aussi peu assurés, elle ne pouvait s’y adonner sans réserve, dans l’attente où elle était du jour où la misère d’autrui s’abattrait sur elle aussi. Elle se tenait à la crête d’un présent sans consistance, émergé d’un passé protéiforme où ses choix lui avaient échappé, sans qu’elle en ait aucun à ressasser comme nombre de ses congénères. Un présent prêt à se briser dans un avenir incertain où surgiraient les catastrophes qui frappaient ceux qui l’entouraient. Un avenir où elle n’était pas sûre d’assumer la souffrance avec dignité. Dignité, mot qu’elle détestait pour ses relents de masochisme méritoire, mais qu’elle ne savait remplacer. Il qualifiait ceux qu’elle voyait souffrir sans se répandre ni se flageller, supportant la part malade d’eux-même tellement présente et tellement étrangère. Ils l’acceptaient sans renoncer au reste, sans renoncer à la vie qu’ils choisissaient encore de mener. Elle craignait le moment venu de tout lâcher comme elle s’était sentie prête à le faire dans des moments de détresse en haute montagne, accablée simplement de fatigue et de froid. Elle avait alors l’impression que le ressort tendu qui, pour d’autres, garantit l’usage de la vie, n’était chez elle arrimé à rien de solide. Plus d’une fois elle avait perçu la limite où elle pourrait tout abandonner et le fait qu’elle ne l’ait jamais atteinte ne lui était pas une garantie pour la dernière heure. Une heure que par faiblesse elle préfèrerait voir lui échapper, dont elle souhaiterait être absente à moins qu’elle ne fût brève. Mais elle n’espérait pas que cela lui serait donné.

* *    * Elle-même sentait parfois la tentation de l’effacement s’imposer à elle comme une impulsion. Elle se savait effacée de ses souvenirs d’enfance. Lorsqu’elle pensait à la maison qu’elle avait habitée, elle voyait un pouf de velours cramoisi où elle aurait pu être assise, un bureau d’écolier à abattant d’un beau bois verni où elle aurait pu écrire, un reflet de tentures dans un jeu de miroirs se faisant vis-à-vis qu’aurait dû intercepter son image. Elle voyait la lumière douce de la lampe de porcelaine chinoise sur le piano, la maison qu’on sentait habitée mais vide. La trace des habitants en était comme effacée. Peut-être était-ce ainsi qu’elle s’y était sentie en paix. Effacée. Ombre des colères et des détresses qui la traversaient, image en creux des tendresses qui lui manquaient. Etait-ce pour retrouver la paix obtenue à ce prix que Claire s’était prise à aimer les grands espaces inhabités  ? Des plaines où 84

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s’étendaient à perte de vue des champs labourés et nus, des blés à peine poussés, des prés marécageux peuplés d’oiseaux. Des hommes y étaient venus travailler la terre, chasser. Les sillons, les cartouches abandonnées en faisaient foi ; leur trace en était effacée. L’étendue avait retrouvé le calme sans passion auquel Claire aspirait. Elle qui était toujours en action luttait peut-être sans le savoir contre la tentation de l’effacement. Pour parer au vide, il fallait qu’elle ait toujours un projet en cours d’exécution. C’était d’abord une idée d’objet à réaliser. Un patchwork, un tapis. Le plaisir de l’image se mêlait au plaisir de faire. Peu à peu le dessin prenait forme. Mille et un s’étaient présentés qu’elle avait éliminés. Des tons, des matières avaient été écartées. Le vaste champ de ce dont elle ne voulait pas délimitait celui des possibles. Puis elle marquait un temps d’arrêt. Elle n’entreprenait pas à la légère un ouvrage qui lui demanderait des années. Comme ces porte-serviettes donnés à broder à des fillettes qui n’en voyaient jamais la fin, n’ayant jamais eu vraiment envie de les commencer. Un jour elle saurait ce qu’elle voulait faire. De toutes les images qui auraient défilé, l’une se serait imposée. Elle seule demeurerait. Viendrait le temps du choix des matières qui transformerait l’objet imaginé en une chose concrète, plaisante au toucher. Le matériau devrait convenir à l’idée. Une laine plus ou moins épaisse, plus ou moins rêche. Un tissu fin, mais qui ait du maintien. Certains éléments enrichissaient les assemblages quand d’autres se tuaient réciproquement. Etait-ce l’artisan qui choisissait ou les choses qui s’imposaient à lui, le contraignaient, éliminaient l’incertitude  ? Enfin les échantillons seraient là. La réalisation permettrait encore quelques variantes, mais l’essentiel était joué avant que le moindre point n’ait été noué. L’objet attendu, désiré, n’avait plus qu’à être réalisé. Elle changeait alors de temporalité. A peine avait-elle commencé que le temps s’arrêtait. Elle était dedans, pour longtemps. Un temps sans fin où le dessin se tissait point à point dans un ensemble incertain. Un temps déroulé au quotidien, dont elle avait oublié le début, et dont elle s’interdisait de voir la fin, tellement loin, de peur de faire comme la fillette qui avait jeté le porte-serviette au fond du tiroir pour ne plus le voir. C’était le temps des jours qui passent, de la vie qui se vit. Sans hier et sans lendemain. Un présent toujours recommencé. Seul un menu détail y jouait l’événement  : l’écheveau neuf à entamer, la couleur à changer, le nouveau tissu à couper. L’espace vide du canevas s’amenuisait, les carrés d’étoffe empilés se muaient en surface. Le temps progressivement devenait espace. 85

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Il lui faudrait être parvenue presque au bout pour que le dessin d’ensemble réapparaisse, laissant encore quelques lacunes à combler. L’idée du départ redevenait d’actualité. Mais se souvenait-elle vraiment du désir, du projet, du commencement après tant de temps écoulé  ? Ce qu’elle voyait était l’objet réalisé, bien loin de celui dont elle avait rêvé. Cela n’avait plus d’importance. Ce qui comptait maintenant, c’était le temps passé. Toutes les aiguilles enfilées en pensant à autre chose, en rêvant d’autre chose. Les points jamais comptés, dont elle se disait parfois que leur infinité mériterait d’être dénombrée. Mais non, qu’importe ! Au fur et à mesure que les dernières lacunes s’effaçaient, le rêve devenait réalité. Achevé, il faudrait bien s’en contenter. Et tant que le dernier point n’y était pas ajouté, ce vide, cette tache empêchaient de savoir si l’objet méritait d’avoir été fait. Seulement une fois terminé, loin du temps où il avait été conçu, il dirait ce qu’il valait. Claire voyait ainsi la trame de sa vie. Une idée, un projet, incertains, mal délimités. Des figures vaguement ébauchées dont elle avait su très vite qu’elles ne se fixeraient pas, aussi vives qu’elles aient pu être à un moment donné. Le temps qui passe, la continuité demandait d’autres assemblages. Puis un jour, un dessein l’avait saisie, plus qu’elle ne l’avait saisi. Les pièces du puzzle s’étaient encastrées. Longtemps après, sa vie lui semblait cette infinité de points ajoutés, jour après jour, sans qu’elle en voie les contours. Des dîners et des déjeuners, des biberons et des changes, des trajets vers l’école, des devoirs à corriger et des vacances à organiser. Le travail, les course, et les soirs et les matins… Vues sous un certain angle toutes les aspérités étaient gommées. Il ne restait plus que la répétitivité, la continuité. Les pas enchaînés les uns aux autres sur un sentier, ou les points sur un canevas dont on a oublié d’où ils viennent et où ils mènent. Le projet apparaîtrait tellement illusoire et cette peine à la réalisation tellement dérisoire. Une vie qui se trame seulement parce qu’elle a commencé et qu’il n’y a qu’à la continuer, le seul motif à sa durée étant ce point où elle s’était un jour nouée. Par hasard, par nécessité. Le problème avec la vie était qu’on n’en verrait jamais le dernier point, le point mettant fin au projet qu’un autre a conçu pour nous et que nous avons tant bien que mal réalisé. Ici les chapitres continueraient à cerner des vides, des creux. Elle ne savait plus si elle avait choisi d’emplir cette plage plutôt que telle autre, ou si les terrains vierges le restaient faute qu’elle ait su les combler. La seule certitude était que, point à point, le travail se réalisait. Unique, semblable à aucun autre. Réussi ou raté, elle devrait s’en contenter sans même avoir la satisfaction de le voir terminé. Les autres, eux, le verraient, le voyaient 86

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déjà. Elle qui y était immergée ne pouvait s’en extraire. Elle comprenait ainsi pourquoi les souvenirs les plus vifs étaient les autres, ceux qu’elle n’avait pas vécus vraiment, mais seulement effleurés, et qu’elle pouvait contempler, les passant et repassant devant elle. Sa vie, la vraie vie, elle la vivait sans avoir grand-chose à en dire, ni même en penser.

Le temps de vivre Blanche. La terre est blanche. Elle donne la lumière à un ciel ouaté, indéfinissable, qui a perdu toute existence sinon celle de faire valoir un blanc coupé de noir. Des arbres nus, la courbe d’une route déneigée. Des haies. Toutes les haies qui font de la France le paysage qu’on connaît. Ici, droites et drues, là sinueuses et clairsemées, elles séparent le blanc d’un champ des zones qui n’appartiennent à personne. Le talus qui file le long du train, le recoin non cultivé, la lande abandonnée que pourtant, un jour, quelqu’un a défrichée, où la neige laisse passer des chaumes sales, mal rangés. Le pays noyé sous la neige change pour redevenir le même. Un rideau de peupliers auprès d’un amas de maisons qui se devinent à peine. Une chapelle sur une butte. Soudain le mirage d’une eau à moitié gelée. La glace nette, plate et ses pans rompus basculés. L’homme n’a pas construit les lignes droites, elles se sont imposées à lui. En contraste avec cette rigueur, l’eau a sécrété un brouillard épais, comme pour l’atténuer, la rendre moins heurtée. Le train est depuis longtemps passé. Maintenant c’est un petit bois et son fouillis de branches entremêlées. Comment lire le livre emporté, croire les physiciens qui doutent que le monde existe ou ceux qui usent de leur anthropomorphisme pour le réinventer ? Elle sait bien que la réalité est ici. Ses doutes viennent de sa propre précarité. Le TGV, gloire de la technologie moderne, flotte à quelques mètres au-dessus de la terre enneigée, emportant son lot de cerveaux affairés. Il pourra bien se volatiliser sous l’effet de quelque catastrophe nucléaire, la terre reprendra ses droits. La neige sera toujours là et non le contraire. Le brouillard givrant a soudain tout recouvert. Claire s’éblouit des arbres noirs devenus blancs. De qui est l’idée d’aller chercher des molécules d’eau et de les déposer ainsi pour tout camoufler ? D’un dieu à visage humain ? Et qui a fait serpenter au fond d’un vallon le ruisseau 87

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apparu un instant  ? Des électrons qui se seraient mis à penser  ? Des gouttelettes baignent dans l’air invisibles pour nos yeux. Un vent glacé les a condensées. Un vent venu d’ailleurs où maintenant il fait plus chaud, parce que là-bas, très haut derrière les nuages ou très loin près de l’équateur, quelque chose s’est passé dans l’enchaînement infini que, par hasard, mais sans hasard elle perçoit ici. La pente entraîne une eau vers un ruisseau qui curieusement n’est pas gelé. Elle ne sait pourquoi. Au chaud dans le TGV elle ne sent pas l’air au-dessus de ce qu’elle voit. A-t-il changé ? Elle aime à se savoir si près des choses qu’elle ne perçoit pas et qu’au-delà s’étende un monde qu’elle ne voit pas. Rare parmi ses contemporains, un physicien a construit une théorie qui lui convient. Selleri, un Italien. On sait que les Italiens ont tendance à voir ce qu’ils croient plus qu’à croire ce qu’ils voient. Tant pis. Va pour Selleri. Le neutron ou le proton dont on ne peut connaître à la fois la nature et la position ne peut passer par deux trous à la fois. Si, disent les physiciens. L’expérience montre que si. Selleri, lui, n’y croit pas. Et comme Claire ne le croit pas non plus, elle se dit que peut-être il a déjà regardé la neige tomber depuis un train. Peut-être s’est-il déjà dit : « Pourquoi est-elle ici ? » Et ses collègues physiciens de penser : « Bah ! c’est un Italien ». Elle, elle le croit. Le neutron s’est séparé de son onde le temps de passer par le trou pour la retrouver un peu plus loin. Une onde que personne n’a jamais observée et dont il n’a pu prouver l’existence. L’a-t-il inventée ? Pourquoi pas ? Derrière ce qu’on connaît, il y a ce qu’on ne connaît pas. Plutôt que de détruire toute la logique qui la sécurise en affirmant possible l’impossible, l’être-neutron à deux endroits à la fois, elle préfère dire « on ne sait pas ». L’inconnu au-delà du connu laisse place au rêve. Elle pourra toujours regarder le paysage, trouver magique qu’il change et reste le même. Dans le tumulte des opinions et des démonstrations, les certitudes ne seront pas pour sa génération. Dans des milliers d’années, on saura. Effroi. Le rêve se réduira-t-il comme peau de chagrin ? Mais non. A ce moment, la terre sera froide, plus personne n’y vivra, disent encore les astrophysiciens. Mieux vaut ne pas y penser. Regarder le blanc du paysage. Sa lumière immuable. Celle que Bruegel ou Avercamp ont mise sur leur toile, il y a déjà bien longtemps. Enfin hier, au regard de la physique nucléaire. Son voyage la menait là où elle devait présenter son livre à elle. Un livre qu’elle avait écrit, non sur les mystères du monde extérieur, mais sur ceux du monde intérieur, ce qu’elle avait pensé, ce qu’elle avait aimé, ce qui l’avait bouleversée. Un morceau détaché d’elle et devenu la proie des autres. Un objet si intime qu’il y avait eu un temps où elle ne 88

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pouvait s’en dissocier. Devenu un lien entre elle et les autres qui disaient « J’ai aimé », ou « Non ! ce n’est pas possible ». Ils l’amenaient à préciser « Oui. Il est tel que je l’ai écrit. Moi, c’est lui ». Ensuite il était tombé dans l’oubli. Elle était passée à autre chose et il n’était plus qu’une carte d’identité pour les échanges polis : « Ah ! vous êtes celle qui a écrit… » Aujourd’hui elle l’avait apporté parce qu’on l’avait invitée pour lui. On voulait qu’elle en parle. On s’y était retrouvé. Elle avait accepté. Depuis un an déjà le livre n’avait plus existé pour elle, sinon comme une chose sur une étagère. Alors pour renouer avec lui, pour pouvoir être reconnue en lui, elle l’avait ouvert. Comme par hasard à une page qu’elle avait aimé écrire, qu’on avait aimé lire. Elle ne s’y était pas reconnue. Ou plutôt si. Mais comme une autre, dans une autre vie. Dépersonnalisée. « Elle écrit bien », s’était-elle dit. Et elle avait continué à lire le livre. A l’aimer. A s’aimer. Ces mots qu’elle n’utilisait pas pour parler, elle s’étonnait d’avoir su les trouver. Cette liberté d’aller et venir d’une chose à l’autre, elle si embourbée sous le poids de la réalité, avait à penser : « C’est moi aussi ». Pour la première fois depuis le livre, elle eut le désir d’écrire, d’être à nouveau celle qui écrivait, d’être l’autre en elle qu’elle n’était pas au jour le jour. Elle avait prévu du temps avant de rencontrer les gens et voici que le papier le lui volait pour un plaisir oublié. La chambre anonyme dans la ville anonyme, le ciel gris, les murs gris, le minium de la grue sur le chantier et le néon vert, strident, de la croix de la pharmacie étaient soudain transfigurés. Elle n’avait fait que quelques pas pour venir de la gare à l’hôtel, évitant de s’éclabousser dans la boue de l’hiver. Encore affairée, elle avait pris le livre. Puis elle s’était posée. Avec une plume et du papier. Avec l’idée d’une plume et du papier, elle avait regardé par la fenêtre et la ville n’était plus la même. C’était la Ville avec un grand V. Celle qu’on rencontre dans les livres. La ville anonyme qui transcende les villes. Celle que le lecteur peut réinventer parce qu’il connaît nécessairement cette ville. Ou si ce n’est pas celle-ci, une autre qui est la même, la ville du livre. Irait-elle dans le centre commercial où elle avait projeté de traîner ? Sans but, parce qu’il était à côté et qu’elle en avait entendu parler. Pour rien. Pour faire le vide avant de parler. Voici qu’elle avait une envie irrésistible de pénétrer dans ce centre pareil aux centres de toutes les villes, pour acheter un stylo. Un qui glisse sur le papier. Juste pour la sensualité. Différent du sien, utilitaire, capable de laisser une trace noire sur un fond blanc. Un pour elle, pour se replier. Ils l’ennuyaient maintenant ceux qu’elle venait visiter. Ils l’obligeaient à quitter l’autre elle-même, 89

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celle de l’encre et du papier. Pour eux, elle entrerait à nouveau dans la vie quotidienne où il faut penser avec les mots des autres, tramés de leurs a priori, sans pouvoir faire taire sa soif d’un autre livre.

* *    * Il fallait s’arrêter, débrancher la machine à penser, s’extraire de la spirale infernale des idées. Revenir à soi, au contact avec les choses, aux impressions et aux émotions. Se laisser pénétrer de toutes les ondes qui retrouvent sur le corps les voies déjà tracées, les pistes de la vraie vie. Loin des mots qui détruisent et des images qui enlisent. Comme si les superstructures de la pensée et de la société ne créaient qu’un monde désincarné, un filtre qui retenait le plus vif de la vitalité. Claire en oubliait que c’était aussi la pensée et la société qui ouvraient l’accès à d’autres plaisirs, les plaisirs sublimés. Elle aimait le chant des oiseaux, mais elle préférait le piano. Elle ne pouvait pas jouer quand elle était trop fatiguée. Juste une ritournelle en passant, quelques notes pour se délasser. La vraie joie était tout autre. Elle s’installait sans intention déterminée, feuilletait quelques cahiers, les verts, les bleus, les vieux tout écornés, les recollés aux pages à nouveau arrachées. Plus elle les aimait, plus ils étaient abîmés, leurs pages si souvent tournées d’un geste brusque entre deux accords, le son un instant suspendu d’une faille qu’elle n’entendait plus. Certains avaient été rachetés, n’en pouvant plus d’être maltraités. Claire, la mémoire occupée ailleurs, ne savait s’en passer, ne fût-ce que pour lire une note au hasard, d’un coup d’œil qui l’assurait qu’elle n’était pas perdue. Devant un clavier nu, elle était comme une manchote. Elle n’avait pas besoin de lire les noms sur les partitions pour savoir à laquelle s’arrêter. Les lettres grasses de Schubert ou la longue ligne du Clavecin bien tempéré suffisaient à évoquer elle ne savait quoi sinon qu’à cet instant précis, c’était ce qu’elle avait envie de jouer. Restait à feuilleter le cahier jusqu’à ce que son regard tombe sur le dessin familier. Souvent elle n’aurait su nommer le morceau choisi. Elle avait honte devant les gens civilisés, férus de disques, d’interprètes et de musicologie. Devant leurs places réservées à l’Opéra au prix de tant de souffrance et si longtemps d’avance, elle préférait jouer les ignares, les illettrées. Son contact avec la musique était sensuel, il ne passait pas par la pensée. D’ailleurs le nom des notes lui échappait aussi. La ligne sinueuse se transformait directement en touches sur le clavier et, lorsqu’elle butait sur l’une accrochée trop haut 90

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ou trop bas loin de la portée, elle ânonnait comme une débutante et se demandait comment elle avait pu lire si vite les milliers, les centaines de milliers qui l’avaient précédée. La musique était un mouvement qui l’emportait, une humeur mélancolique ou gaie, une coupure dans l’inanité de la vie. Elle avait eu sa période française. Fauré, Debussy lui allaient à ravir, disait-on, comme d’une robe de jeune fille. Puis ils lui avaient paru mièvres. Elle n’avait plus trouvé de charme aux enchaînements suaves et aux glissandos subtils. Seul Ravel, après une période réfractaire, avait subsisté. Hélas ! sa mémoire toute gestuelle ne l’avait pas préservé. Il lui aurait fallu du temps pour s’y consacrer. Bach et Chopin lui étaient plus familiers. Classicisme et romantisme. Rigueur intérieure et volutes séductrices. Elle n’aurait pu intervertir les moments de les jouer tant ils répondaient à des besoins opposés. Et elle se demandait comment les interprètes de métier pouvaient souffrir d’exécuter une commande à une heure qui n’était pas la leur. Chopin n’était pas du matin. Rien ne valait pour lui une fin d’après-midi d’hiver, un feu dans la cheminée, des attentes languissantes, des rêveries d’autres vies. La fougue d’une Polonaise pour se convaincre d’une victoire, la grâce d’un Prélude pour amadouer la réalité, le brio d’une Etude pour vérifier que l’exubérance n’exclut pas une construction subtile. Pour l’ordre, Bach était évidemment le maître. Lui était de toutes les saisons. Il s’imposait le matin avant que les bruits du jour n’envahissent l’espace. Pour Claire, ses lignes mathématiquement dessinées répondaient exactement à son ordre intérieur. Les notes bien frappées, leurs trajectoires définies comme celles des astres opérant leur révolution, s’enclaveraient en elle dans l’espace qui les attendait. Peutêtre était-ce seulement pour avoir joué très tôt les Inventions où deux voix se mêlaient que les structures de leurs combinaisons s’étaient inscrites en elle. Sa maîtrise des voix plus nombreuses, de l’enchaînement des dominantes et sous-dominantes, des majeures et relatives mineures avaient noué leurs réseaux. Rien en tout cas ne lui donnait plus un sentiment d’harmonie entre elle et l’univers que les notes inlassablement rejouées des Partitas qu’elle aurait voulu restituer neutrement, en y mettant le moins d’elle-même, comme si toute singularité nuisait à leur géométrie. A suivre ce qui lui était dicté, elle se sentait maîtrisée par l’enchaînement des thèmes. Hélas ! elle s’essoufflait, son attention flanchait, elle dérapait, perdait le rythme. Les fils s’embrouillaient et Claire pensait : « Demain, j’étudierai pour que ce soit parfait ». Demain n’arrivait jamais. D’autres désirs l’entraînaient. Le perfectionnisme n’était pas son fort et les virtuoses à la grande semaine d’avance la décourageaient. 91

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Elle explorait d’autres pistes, son désir partagé entre l’inconnu et le familier. Un jour son plaisir était de découvrir, d’ouvrir à l’improviste une musique à déchiffrer. De passer outre jusqu’à ce que l’une accroche, une jamais entendue ou dont le souvenir était perdu. Une qu’il allait falloir créer à partir des seules indications sur le papier, une qui lui donnerait l’illusion qu’elle, Claire, la recréait. Un autre jour, les nouveautés passaient, lassaient. La seule vérité était la phrase retrouvée qui, à chaque passage, faisait rejaillir ce qui avait été senti, inscrit, aimé. Comme une cristallisation de l’éprouvé retrouvé qui ramènerait à hier, à toujours, au lieu inconnu d’où elle était venue. Elle serait encore là demain, comme un point d’ancrage plus sûr que les mots. Pour dire quoi ? « Rien. Moi. Lui. Ce compositeur aimé qui ne savait pas qu’il écrivait pour moi. » Suivant le jour, suivant l’humeur, la tristesse, l’angoisse ou la gaîté, la phrase serait de Schumann ou de Tchaïkovski, de Schubert ou de Scarlatti. Ce serait celle dont Claire avait besoin à ce moment-là pour combler le vide dont elle ne se savait pas habitée. Après le temps où le travail ne lui laissait que des plages délimitées pour la musique, où la fatigue lui imposait de revenir aux correspondances les plus évidentes, avec la cessation de ses activités, elle reprenait goût aux subtilités de compositions plus modernes où les dissonances enchaînées inventaient de nouvelles harmonies, où des ruptures de tonalités, de rythmes demandaient la répétition inlassable du passage avant qu’il ne se fonde dans son authentique continuité. L’inconnu lui laissait la promesse de plaisirs infinis. Son corps jouait aussi du ski. Dans des actions aussi contraires, le même rythme l’habitait. Au piano, il devait être contrôlé, comme celui des danseurs classiques qui ne faisaient que conduire les pas développés par leur partenaire. Il servait de support à une chorégraphie qui liait les notes sur le papier et les doigts sur le clavier. Force ou douceur, staccato ou phrasé, la succession des sons exprimait la gamme des émotions. Le ski, lui, avait demandé de longues batailles entre les muscles, les planches et les pentes. Il avait fallu vaincre la peur de tourner face au vide ou de voir une bosse désarticuler les membres en désarçonnant le cavalier. De chutes en entorses, de bosses en bleus, cent fois le mouvement avait été répété avant que les éléments ne soient coordonnés. Il avait fallu aussi amadouer les remontées mécaniques et leurs ressauts bruyants, supporter l’onglée des doigts mal protégés par de vieux gants et la bise qui grêle le visage d’une neige drue et horizontale. Que de peines endurées pour ce long apprentissage auquel elle s’était mise tard, une fois perdue la souplesse de l’enfance et l’intrépidité de son insouciance. Elle 92

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avait pourtant aimé ce combat qu’elle croyait mener contre ses bouts de bois, sentant son corps bien vivant, bien à soi, de ses muscles contractés, rassemblés. Au soir d’une journée bien employée, moulue, rompue, le sauna lui rendait une mollesse, une détente inaccoutumée. Puis la tête vidée, les soucis envolés, Claire bavardait en buvant le verre bien mérité. Pour le vrai plaisir du ski, il lui avait fallu attendre. Attendre que ses jambes et ses planches soient enfin animées d’un même mouvement. Attendre le moment où le «  ski-parallèle  » ne soit plus une figure de style, la volonté d’un perfectionniste obstiné, mais la condition sine qua non pour enfin glisser, ne plus combattre avec les skis comme adversaires, prendre la pente comme partenaire. Comme pour la valse ou le tango, il suffisait alors de se laisser guider. Au long des pentes, les grandes courbes se répondaient l’une à l’autre, les irrégularités du terrain gommées par les chevilles et les genoux. Pour les pentes plus âpres, il fallait réduire la vitesse, user de la verticalité pour se freiner, tourner presque sur place. Mais toujours revenait le rythme et la symétrie qui dessinaient de gauche à droite des arcs larges et rapides ou courts et fermés, prêts à l’arrêt au bord du vide. Une oscillation où, à chaque battement, l’équilibre se reprenait, ajusté d’un élan à peine sensible. La foule des skieurs brutaux ou néophytes, les tumultes des terrasses et des télésièges encombrés gâchaient ces plaisirs secrets. Claire préférait les neiges vierges du hors-piste et, par endroit, le rêve d’une pente douce inviolée, rendant la godille facile. Plus souvent, le ski en toute liberté permettait de se promener dans des sous-bois inexplorés, de suivre un chemin enneigé pour rejoindre à flanc de montagne une autre versant, découvrir un pan de pics masqués jusque-là. En débouchant dans un vallon trop ensoleillé, on enfonçait à mi-cuisse dans la neige mouillée, les skis bloqués. Il faudrait faire une conversion pour descendre en zigzaguant jusqu’à ce qu’apparaissent les premières mottes de terre, les touffes d’herbe brûlée et les bordes sur les alpages. A chaque arrêt, Claire était saisie par le silence, troublé seulement par le bruit de l’eau qui s’amplifiait au fur et à mesure qu’on descendait. A chercher ainsi les terres inexplorées, il avait bien fallu qu’elle et lui franchissent le pas, quittent les vallées habitées, se fassent conduire sur la haute route, loin des engins électrifiés, montent pas à pas dans une ligne solitaire, les skis chaussés de peaux de phoque pour ne pas repartir en arrière. Elle suivait avec confiance le guide qui adaptait son pas au leur, dessinait la ligne de moindre pente et leur évitait l’effort inutile, pour atteindre en quelques heures le col qu’ils voyaient au loin. Ici encore tout était question de rythme. D’un pas lent sur une pente 93

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douce, Claire marchait sans fatigue des heures durant, le cerveau vide de toute autre pensée que celle d’avancer. Elle se surprenait à compter les pas, un, deux et trois… et cent, cent deux, cent trois… en avançant son pied dans le pas de celui qui la précédait. Si la pente croissait, le pas ralentissait pour reprendre plus vite quand elle s’apaisait. Inutile d’y penser, le corps savait. Les plus jeunes, les plus musclés ou les plus doués gagnaient du terrain et le chapelet de marcheurs s’égrenait au rythme de chacun. Seule, éloignée, le tempo était difficile à garder, mais c’était le prix pour durer. Dans les solitudes de l’altitude, impossible de s’égarer hors de la trace déjà imprimée par ceux qui étaient passés. Parfois le brouillard demandait de se tenir à portée de voix, la menace de crevasses de s’encorder ou celle d’avalanche de ne pas se quitter. Il arrivait qu’un pente trop raide, un sac trop lourd, une altitude trop élevée mette Claire à bout de souffle, à bout de muscles. Le plaisir devenait douleur, angoisse de ne pas y arriver. Ce pas devant l’autre, c’était le dernier qu’elle puisse avancer. En regardant le dénivelé au-dessous d’elle, elle pensait que, si elle tombait et dévalait la pente, elle se laisserait mourir plutôt que de recommencer. Deux ou trois fois, elle s’était sentie près de craquer. Mais la haute montagne valait cette peine. Les cimes étaient tellement plus précieuses d’avoir été conquises, tellement plus belles que découvertes du haut d’un téléphérique. Le frisson du vertige sur la ligne de crête entre deux précipices, l’escalade improbable des derniers mètres de rocher ou la pause dans une anfractuosité à l’abri d’un col venté en fixaient pour toujours l’image. Le triangle de glace et de roc du Cervin émergeant pas à pas derrière le dernier faux plat, les séracs et leur lumière bleutée, comme des bastions découpés dans la glace, fragmentés comme par un tremblement de terre, la longue descente si vite franchie pour rejoindre la vallée… Il était rare d’atteindre à la bonne heure, sous la bonne exposition la neige de printemps où glisser sans s’enfoncer. Plaisir extrême qui donnait l’impression de voler, de marcher sur les eaux. Leur trace sur la surface à peine égratignée disait s’ils l’avaient franchie avec grâce ou l’avaient brutalisée. Au dernier jour des randonnées, ils retrouvaient toujours avec la même incrédulité le vert des prairies et les jeunes pousses du printemps avancé. Après l’inhumanité du monde minéral, le soleil brûlant, le ciel menaçant, ce vert intense et tendre, succédant au blanc, ramenait comme par bouffées la douceur de la vie. Après la fascination pour l’éclat et la dureté de la haute route où ils avaient senti leur précarité et la nécessaire solidarité de ceux qui s’y aventuraient, la Claire des plaines et des villes gardait pour quelques jours, avec la perception de son corps dur et meurtri, la 94

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conscience qu’elle aurait pu être une autre. Le corps qu’elle habitait était aussi un outil qu’elle dirigeait. Dans sa vie ordinaire, c’est tout juste si elle savait qu’il existait. L’essentiel de ce qu’elle lui demandait était de se faire oublier. En ayant choisi la pensée, elle l’avait délaissé et savait être passée à côté de vies auxquelles il aurait donné une autre intensité.

* *    * Bien sûr ce n’était pas l’aventure de l’Aéropostale, les temps avaient changé. Le petit avion qui avait décollé de l’Altiplano pour franchir les Andes était plus sûr. Après la steppe sèche et froide, ils avaient très vite atteint la barrière des pics enneigés survolés de près. A peine la crête franchie, ils avaient plongé dans un autre monde. Le monde vert de la forêt équatoriale atteignait presque le sommet. Il ne restait plus à l’avion qu’à descendre, descendre, descendre le long des parois moutonnées où l’on soupçonnait des torrents dans les creux des vallées. On ne voyait que la canopée, la cime des arbres serrés, tapis uniforme, rompu seulement du rouge des flamboyants. Ils avaient enfin atteint un fleuve plus grand qu’ils avaient suivi. En bas, un lac s’était dessiné, bordé d’une langue verte, déboisées, entre le fleuve et lui. Le pilote avait manœuvré pour se poser. Ils étaient arrivés au cœur de la forêt amazonienne, dans un îlot perdu pour touristes privilégiés, qui se donnaient l’illusion d’aller vivre à l’indienne ; les cases faites de toits de palmes, montés sur pilotis, des peaux de bœuf tendues sur des bois croisés suspendus à la charpente en guise de lits. Une fraîcheur délicieuse y pénétrait la nuit tombée, mais la clairière bourdonnait de bruits inquiétants, cris d’oiseaux grinçants, vrombissements d’insectes invisibles joints aux flammes colorées de lucioles bondissant d’arbre en arbre. Rumeur sourde ou imaginée de la forêt, toujours à repousser plus loin. Même de jour, Claire s’y serait égarée en quelques instants, désorientée, incapable de retrouver le camp. On n’y voyait ni le ciel, ni la trace de ses pas. Le repère des brindilles brisées lui aurait totalement échappé, affolée qu’elle était de ce monde étrange et inconnu. Dans les espaces chèrement gagnés sur la forêt, la paix n’était rompue que par le vol des papillons géants, le bleu métallique des morphos et les bruns, jaunes, verts de tous ceux qu’elle ne connaissait pas. Les tortues découpées en tronçons sanguinolents, les poissons géants grillés, les pintades sauvages délogées de leurs perchoirs et les fruits fraîchement cueillis, en plus du riz et de l’alcool de canne importés constituaient l’ordinaire. La vanille était la richesse qui 95

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avait fait exploiter le site. Pendant quelques jours, ils s’étaient soumis au rythme naturel du temps. Vivre du lever au coucher du soleil, dormir du coucher au lever. Les livres sans lumière n’avaient guère de place et les occupations si inhabituelles se suffisaient à elles-mêmes ; la pêche au gros, un fil à la main, en prenant garde à ce qu’il puisse casser et non le poisson vous noyer parce que vous n’auriez pas voulu le lâcher ; la chasse à l’aveugle et au bruit dans la forêt ou la balade accompagnée… On racontait des histoires d’anacondas et de jaguars qui tuaient les voyageurs, de poissons torpilles qui les sidéraient au passage des rivières, ou de piranhas, pas si dangereux que ça, qui ne s’ameutaient pour les dévorer que s’ils étaient blessés. Pour eux, la jungle fut paisible. Etaient-ils au Brésil, au Pérou, en Bolivie ? Qu’importait dans ce monde du bout du monde. Les bêtes et les fruits avaient bien plus d’importance pour la survie que n’importe quel régime politique. En se laissant dériver quelques heures, on parvenait à Rurenabaque, la grande ville de quelques dizaines de maisons où, une fois par semaine, l’avion atterrissait. Enfin, si le ciel n’était pas trop bas. Sinon, seul le bruit de son moteur traversait les nuages et l’on venait le lendemain voir s’il pouvait se poser. Hors lui, la vie se déroulait autour du fleuve, seule voie pour se déplacer en dehors des sentiers taillés à la machette, refermés dès qu’ils n’étaient plus utilisés. Il y avait toujours, maintenant comme il y a des milliers d’années, les mêmes mâts de bois taillés, les mêmes palmes tressées et, jacassant sur les toits, les mêmes grands perroquets bariolés qui passaient chaque matin très haut dans le ciel, volant de concert pour vaquer à leurs affaires, et revenant le soir se coucher. A quelques années de là, ils avaient cherché le contraire, vivre très haut dans l’Himalaya. La première ligne de crêtes protégeant de la mousson, le Ladakh était froid et sec. Rien n’y poussait qui n’y ait été planté et dûment arrosé. L’eau de la fonte des neiges ne manquait pas, elle ravinait un sol gelé la plus grande partie de l’année, où aucune végétation ne parvenait à s’accrocher. Après avoir marché des heures sur des pentes abruptes et désolées, ils avaient débouché sur une oasis en fond de vallée. Au fur et à mesure qu’ils approchaient, ils voyaient les canaux d’irrigation taillés au flanc de la montagne, marquer la limite des plus hautes terrasses. Il y poussait l’orge, les peupliers, le fourrage pour les dzos, ces petites vaches étiques croisées de yacks, à peine plus hautes que des chèvres, elles géantes et bien fournies en poils angora. De quoi vivre en circuit clos. Le moindre lopin arrosé était exploité entre les maisons de terre, bâties comme des forteresses prêtes à affronter l’hiver. Pendant des mois, on ne pouvait venir qu’en suivant les cours d’eau gelés, et 96

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encore, lorsque les hautes passes n’étaient pas obstruées de congères. La vie des habitants souriants était des plus rudimentaire. La tsampa était leur ordinaire, une boule de farine d’orge grillée, trempée dans du thé salé, assaisonnée de beurre rance, des soupes de lentilles, des poulets trois ou quatre fois par an et les abricots qui, à cette saison, séchaient sur les toits. Ils savaient s’en contenter. Leurs maisons connaissaient les vertus de l’isolation, le froid était si vif et le combustible si rare. De la bouse séchée rougeoyait dans le fourneau de terre, attisée par un énorme soufflet. Les plats et bouilloires de cuivre, quelques tapis pour s’asseoir constituaient tout leur trésor. Pas de commerces, pas de marché. Qu’auraient-ils trouvé à vendre ou acheter ? Une cabane à cheval sur le torrent abritait le moulin, sa roue horizontale, sa meule, le grain. Ils fabriquaient le feutre de leurs chaussures à la poulaine et de leurs chapeaux à oreilles, et leurs lourdes robes de laine étaient tissées à la main. Les pioches et les faux montaient à la belle saison de la vallée. Les visiteurs, leurs bagages sur des mules, accompagnés de gens du cru, paraissaient incongrus. Comment oser venir dans un pays où la survie demandait tant de peine, juste pour le plaisir de voir, le désir de comprendre ? La curiosité était bien partagée entre regardants et regardés. On aurait dit la rencontre de deux mondes hétérogènes que seuls réunissaient régulièrement, plusieurs fois par jour, les jets bruyants qui zébraient le ciel. Hindous ou Chinois, on ne savait pas très bien quels militaires venaient d’autres sphères s’assurer que la frontière était bien respectée par les Tibétains, Chinois ou Hindous, les mêmes de part et d’autre de la frontière, les seuls à vouloir vivre ici. Au nord du Nord de l’Europe était un U étroit et très étiré. A l’intérieur la mer. Une mer d’où on ne voyait pas la mer. Les berges, une montagne d’un seul tenant. Une crête uniforme, régulière. Des pentes caillouteuses et moussues. Seulement en bas, au bord de l’eau, un peu d’herbe, quelques arbres rabougris. Une branche de l’U un peu plus grande que l’autre venait buter dans un relief en trident qui terminait le fjord, côté grand large. La passe était sur le côté, invisible. Juste à l’entrée, un port tourné vers le dedans. Petit évidemment. Trois chalutiers, vingt maisons, une pêcherie. Un petit hôtel triste, son salon, le seul lieu ouvert en cette fin d’après-midi. Vide. La jeune tenancière bavardait avec deux amis. C’était l’été et le soleil était encore haut. Quelques hommes, des pêcheurs en retraite, préféraient la jetée pour parler. Une jeune femme promenait son bébé, ou rentrait chez elle venant d’un peu plus loin. Ce ne pouvait être bien loin. Tout était visible dans cet horizon borné. Claire l’imaginait l’hiver, dans la nuit, le soleil ne dépassant 97

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jamais la crête. Les pentes couvertes de neige devaient lui donner un aspect plus irréel encore. Au milieu, des ronds dans l’eau surprenaient. De larges nasses entourées d’un trottoir flottant. L’eau bouillonnait à l’intérieur. Il fallait s’approcher pour voir la foule des saumons bondissants, excités par la pitance qui venait de leur être donnée. Pal Roger surveillait la distribution du haut de son bateau qui n’avait cessé de fumer. Dans quelques jours, les saumons seraient dans les grandes assiettes octogonales des restaurants parisiens. Tranchés, sur fond de bâtonnets rouges et verts de légumes demi crus. Pal Roger, lui, vit six mois dans la nuit pour six mois dans la lumière. Son monde habituel est ce puits qu’il ne peut quitter que par la mer des tempêtes ou par un col fermé les trois quarts de l’année, avec la télévision comme fenêtre ouverte sur le reste du monde. Lui et ses saumons sont depuis longtemps acquis à la civilisation sans frontière. Quelques fjords plus loin, un vieux solitaire travaille au bord de l’eau. De deux coups de couteau, il ouvre ses morues et leur tranche la tête. Les manches de son ciré ne protègent pas ses mains de l’eau glacée et du sang dont elles sont maculées. Il pend les bêtes écartelées aux claies où elles sèchent. Il est le dernier. Partout ailleurs les claies se dressent inutiles, grises et délabrées, désertées des goélands qui n’y trouvent plus rien à manger. Le monde du Nord est en train de disparaître. Seuls la mer, le vent, la nuit et la lumière resteront inchangés, et les vols de sternes arctiques qui viendront frôler de leurs vifs mouvements tournants les plages désertes. Tadrart, dédale de sable et de rocs, vallées dorées aux parois hérissées de blocs gris ou roses qu’un pan de lumière, un cône d’ombre transforment au fil des heures. Dans cet espace sans limite, seul le pas marque le temps de sa cadence. Un peu plus lent, un peu plus lourd pour gravir une pente, plus rapide pour franchir l’autre versant, il retrouve sur le plateau le rythme immuable qui mène toujours plus loin sur cette terre sans fin. Toujours la même et toujours changeante, égarant celui qui s’égare de ses repères qui n’en sont pas. Le dôme d’une dune qui, mille pas plus loin, ne montrerait qu’une arrête d’une sinuosité parfaite, tandis que les dômes d’une, deux, dix dunes ont déjà effacé la première. Des rocs façonnés par le vent dont aucun ne ressemble à l’autre. Mais passée l’épaule de l’un comment savoir si le piton qui la dominait est celui d’où l’on vient ? N’est-ce pas plutôt celui qu’on a évité ? Ou celui qu’il faut viser pour aller plus loin ? Le soleil pourrait le dire qui suit son chemin sans à coups, sans détour. Mais les citadins ne savent pas lire les signes. Un moment après être passés, ils ont oublié où il se tenait, quelle roche il éclairait. 98

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Leurs repères sont ailleurs et les rochers tourmentés aux formes incertaines prennent pour eux les silhouettes de leurs livres d’images. Des formes qu’ils peuvent nommer, Colosse dressé de Memnon à Thèbes, Victoire de Samothrace dont le drapé s’élance au-dessus d’un socle de rocher, guerrier aztèque gardant l’entrée d’un défilé ; trônes de majesté, scribes assis, apôtres de cathédrales  ; chien, lion, dragon ou quelque autre chimère surgissent au détour de la piste dans le dédale des pierres sans signification. Puis ils se diluent, disparaissent dans les jeux de lumière et d’ombre. Là où ils ont surgi, il n’y a plus personne que le roc gris ou rose, pareil à mille autres. Claire rêvait d’y voir une caravane qui aurait dit que ce lieu était bien un lieu de passage, que l’on pouvait par là, aller d’ici ailleurs. Mais les caravanes comme les troupeaux de chèvres ont déserté la Tadrart. L’eau a disparu, la maigre végétation s’est éteinte. Plus sûr encore pour éloigner les hommes ont été les tracés de la carte qui découpent les terres en trois pays, Algérie, Niger, Lybie. La frontière immatérielle a coupé le passage. La piste est interdite qui reliait les points d’eau, les points de vie. Ceux qui étaient semblables doivent être désormais étrangers les uns aux autres. Le désert sans eau n’est pas mort pour autant. Partout s’y dessinent des traces. Traces d’une chamelle avec son chamelon perdus dans les cailloux et les sables. Trace d’un lézard, d’un chacal, d’une gazelle, rarement visibles et omniprésents. Sans oublier les mouches, jaillies on ne sait d’où, ameutées dès qu’un coin d’ombre invite à s’asseoir et boire. Désert sans hommes où furent les hommes. Peintures et gravures le rappellent à qui sait les voir. Le trait d’un artiste inconnu a su rendre présents la grâce et le mouvement de la vie. Une girafe détourne la tête vers ses compagnes. Une gazelle s’élance, un homme la suit, une lance à la main. Un buffle massif se profile sous l’anse parfaite de ses cornes. Des vaches épousent le relief et la couleur de la paroi. Quelques traits épars suffisent à faire revivre dans les abris sous roche un paradis perdu, au-delà du sable et de la pierre. Pour mieux convaincre, ce jour-là la pluie récemment tombée après des années de sécheresse a laissé s’épanouir le rêve d’un désert redevenu vert. Des gueltas inhabituellement pleines, des épineux en fleurs, et jusqu’à ces minuscules trèfles à deux feuilles émaillant le désert, nés de graines endormies qui ont attendu, saison après saison, quelques gouttes pour éclore. Mais le désert vert ne serait plus le désert et le rêve s’effondrerait. Venus pour la pierre et le sable, la sécheresse et le vent, les gens du Nord se donnent l’illusion de l’aventure en se confiant, corps et biens, à ceux 99

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qui les y mènent pour de l’argent. Un caprice suffirait à transformer le rêve en drame. Lâchés avec leur eau purifiée dans leur gourde calfeutrée, ils n’iraient pas loin. Seul parmi eux, Tournesol continuerait sans doute à ne s’apercevoir de rien, lui qui a la tête dans les étoiles. Si ses pieds marquent aussi le sol, c’est toujours à contretemps. Peu lui importe le temps des autres, il les dépasse puis les fait attendre, il les quitte et c’est eux qui ont l’angoisse de le perdre. Son temps à lui, c’est le temps sidéral. Il s’embrouille dans les millions d’années-lumière et ne sait pas toujours combien mettre de zéros au nombre des galaxies. Peu importe, il nage dans l’infini. Grain de sable au milieu de l’univers, il sait trouver dans sa passion pour l’astronomie, la justification de son existence et la conviction que l’univers serait incomplet sans lui. Le troupeau incongru déambule dans une nature vierge, fier d’être arrivé le premier, inconscient d’être le premier à la polluer. Qu’en pense leur guide efficace et discret  ? Quel désir promène-t-il entre soleil et sable, entre neige et nuit, du Sahara à la Laponie ? Fuit-il les douaniers véreux qu’il exècre et le monde dont il vit lui aussi ? A-t-il comme l’astronome une passion secrète, celle que tous cherchent à assouvir ici, le temps d’une illusion, pour s’en repaître une fois revenus à leur monde d’essence et de béton ? Elle aimait partir, mais elle aimait aussi revenir. Une légère tension permanente accompagnait les voyages en pays lointain. Trouverait-on la route ? Serait-elle indiquée ? Y aurait-il quelqu’un pour comprendre où l’on voulait aller ? Des draps propres dans la chambre où coucher ? Un hôtel climatisé pour le jour où l’on voudrait se reposer ? S’habitueraiton à ses compagnons de voyage ? Aux épices du pays traversé ? Eviteraiton les camions qui doublent sans visibilité ? Le chauffeur à qui il fallait bien se confier en ferait-il autant  ? Les incidents qui ne manquaient pas d’arriver entretenaient une vague inquiétude qui doublait le plaisir d’aller à la rencontre de l’inconnu. Le retour, c’était l’apaisement. Au premier instant un flottement persistait. Cet endroit qu’on retrouvait, était-ce bien celui qu’on avait quitté ? Après les grands espaces, l’air trop sec ou trop froid, les chambres riches ou pauvres mais toujours vastes, la maison douillette paraissait trop serrée, trop calfeutrée. Bientôt pourtant son âme reprendrait son pouvoir. Pour la retrouver au plus vite, Claire ne laissait pas traîner ses bagages. Elle entrait chez elle comme on enfile de vieux habits, faits à soi, où l’on se sent bien. Lui et elle étaient d’accord pour ne pas chercher à y accumuler des choses de prix, des objets rares ou coûteux qui demandent de tout cadenasser ; ils préféraient la lumière et un espace où l’on soit à l’aise. Ils avaient supprimé 100

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des portes, abattu des pans de murs pour que l’on passe librement d’un endroit à l’autre, en préservant des zones d’intimité. La maison offrait des espaces différents aux jeunes et aux vieux, pour que personne ne soit bloqué par le film à la télé, le disque de Lou Reed ou celui de Benjamin Britten. Ils avaient voulu une maison où l’on soit libre, libre de se rencontrer, de glisser les uns par rapport aux autres sans se heurter ou de se séparer sans que les lieux obligent à en prendre ombrage. Une maison où chacun puisse mettre la main à la pâte quand on y était nombreux, sans crainte de casser un verre précieux ou de déroger aux rites culinaires. Elle pouvait s’installer sur la terrasse en espérant qu’on vienne l’aider à éplucher les haricots verts, et accepter qu’on l’y laisse pour la pousser à les acheter épluchés, surgelés si elle ne voulait pas le faire. Le luxe le plus nécessaire lui avait toujours paru avoir du temps pour soi et un territoire pour chacun. Il fallait qu’un enfant puisse crier sans mettre à cran toute la maisonnée. D’ailleurs elle ne se souvenait pas en avoir été gênée. Ses enfants, en fait, avaient peu crié. Partout où elle avait habité, elle avait gardé en filigrane des projets d’aménagements. Il lui plaisait que le manque d’argent l’oblige à les laisser évoluer au fil du temps. Elle aimait la place que prenaient des rêveries de couleurs, de matières. Ils aimaient les canapés où se laisser tomber, les poufs à déplacer, une chaise longue traînant au soleil sur la terrasse devant ou sous les arbres dans le jardin derrière. Des détails de la réalité lui échappaient, le fil d’araignée au plafond, la poussière sur les livres de la bibliothèque, du moment qu’on était bien dans la pièce où on entrait. Le tee-shirt abandonné sur la moquette de la chambre ou la raquette de tennis sur la table du salon gâchaient l’harmonie, mais elle devait se faire à l’idée que chacun habite sa maison à sa façon et, à vrai dire, pour l’essentiel on lui épargnait ce qui la choquait. Le jardin était son territoire à lui. Il l’avait fait vivre peu à peu, en étirant la pelouse et cultivant les fleurs. Ici une touche de rouge, là une boule de bleu, un rosier jaune qui, contre tous les principes, grimpait sur un chêne, une touffe de digitales dont les hampes ne menaçaient pas trop les enfants sages. Le regard avait plaisir à s’y poser. Il était habité de tourterelles et de moineaux, avec deux grandes pies dans les bouleaux ou les flaques d’herbe humides le matin tôt. Si l’on savait patienter, on voyait un bouvreuil ou une sitelle venir béqueter ce qu’il leur avait préparé. Elle aimait se réveiller la nuit, la fenêtre ouverte sur le calme, le silence, sans moteur, sans voisin bruyant pour le troubler sinon parfois des chiens se répondant au loin. Sur le matin, un coq chantait, un 101

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train passait. L’endroit qu’ils habitaient était devenu comme une peau qu’ils s’étaient tissée et qui leur correspondait. Elle aurait été mal dans un appartement luxueux du septième arrondissement, avec ses pièces de réception sombre et ses arrières rétrécis où les enfants devaient se tenir tranquille, ou dans l’appartement de caractère du cinquième, où il fallait faire attention en se retournant à ne pas heurter les murs ou les objets, et garder la fenêtre fermée à cause du bruit des noctambules, quand ce n’était pas du soleil de l’après-midi. Sa banlieue lui suffisait, de grands murs blancs, un peu de bleu, du sisal et du bois tissé, une maison douce où les autres aussi aimaient revenir.

Le temps des femmes Au Crazy Horse, trois femmes emboîtées, collées l’une à l’autre, évoquent une déesse hindoue aux six bras. Puis le triptyque se déforme, se transforme. Le mythe hindou devient mythe occidental, ce sont les trois grâces, souplement enlacées, offertes par le mouvement tournant du plateau qui les porte. Nues et si proches. Et pourtant désincarnées sous la coiffure qui les uniformise et les rayons colorés qui découpent leurs corps en formes mouvantes, insaisissables. Rien d’érotique dans ce spectacle sophistiqué, construit pour des messieurs qui n’y trouvent peut-être pas ce qu’ils étaient venus chercher. Claire y rencontrait ce qu’elle n’était pas venue chercher. Une fascination inexplicable. Impossible de se reconnaître dans ces déesses venues d’ailleurs, ces immenses filles aux membres déliés. Impossible pourtant de ne pas s’identifier à travers elles à la Femme, inaccessible aux hommes qui la regardent. Elle recèle un secret et l’homme qui croit la posséder ne l’aura jamais toute, mais l’inaccessible, telle la beauté n’appartient pas plus à elle qu’à lui. Ils sont en elle et en dehors d’elle comme un mystère qu’elle incarnerait. Mystère de la féminité détachée de ses avatars et ses insuffisances. Claire était fascinée de voir la Femme comme pur reflet de l’inaccessible du désir de l’Homme. Aussi loin qu’elle fût de ce corps-là, elle se savait appartenir à ce sexe-là. Des années plus tard, la distance qui la séparait de la Femme du spectacle paraissait devenue infinie. Aussi loin avait-elle été de la perfection des corps rendus immatériels par leur beauté, elle était sur ce 102

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même bord du féminin qui tient en éveil le masculin. La page était maintenant tournée. Non que les hommes aient cessé de la regarder. Ceux dont elle sentait encore les yeux dire « tu es une femme » avaient vieilli. Malgré ses années, elle pouvait encore s’y mirer. C’est en elle que les choses avaient changé. Peut-être était-ce cela la ménopause qui fait peur aux femmes ? Non pas un changement de la peau qui devient terne et ridée, non pas un changement des muqueuses qui deviennent sèches et craquelées, mais un changement des pensées qui prennent peu à peu pour vanité ce qui pendant des années avait été le piment de leur vie. Des rencontres souvent jouées dans l’implicite, le non-dit, et même le non pensé, dans une certaine hauteur de la voix, une nécessité de baisser les yeux ou d’affermir un regard qui devient comme effronté du seul fait qu’on est une femme devant un homme. Avec les plus familiers, cela glissait dans l’imperceptible du toujours su, toujours fui. Un mot plus cru, la confrontation imprévue à un dire de femme faisaient vaciller un instant la fraternelle tranquillité. Seuls les homosexuels ne touchaient jamais cette part vibrante d’elle-même. Les autres pouvaient l’ébranler un moment. Plus souvent, c’était de la confrontation à un inconnu que jaillissait l’évidence d’être femme, et femme désirable. Pas nécessairement désirable pour cet homme-ci. Mais dans le regard de cet homme-ci, une pointe de sérieux ou d’ironie disait à Claire qu’elle pouvait être vue avec d’autres yeux. Sur ce terrain incertain, revenaient la pensée, la honte du plaisir d’un regard bleu pour lequel elle aurait été prête à se vendre, sans que rien ne lui ait été demandé. Et voilà que le temps avait passé, que la page était tournée. Plus jamais le regard d’un homme ne la transpercerait. Plus jamais elle ne se ferait peur en se demandant « lui ai-je plu ? ». Plus jamais le plaisir du désir en attente ne viendrait creuser son ventre de cette douce et cruelle angoisse connue il y a très longtemps là-bas sur la plage de Loya, adossée au rocher plat, lui à côté d’elle et ne la touchant pas. Rien n’avait donné autant de force au désir que de s’y refuser. Les Iseult, protégées par une épée, devaient être comblées d’une jouissance différente de celle qui s’étanche. Pour Claire, une fois l’âge venu, le désir n’était pas éteint, mais la réalisation superfétatoire. Tous les tableaux de la pièce avaient déjà été joués, à quoi servirait maintenant d’en rajouter ? Maintenant que quoi ? Claire n’aurait su le déterminer. Le fait que ses enfants soient aux prises avec le plus vif de leur vie contribuait-il à la rendre, elle, hors d’usage  ? Il y aurait eu concurrence déloyale à continuer à jouer avec des règles au contenu éprouvé quand eux en étaient à les essayer, à souffrir de n’avoir pas encore appris à les utiliser 103

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sans trop se blesser. Claire comprenait mal la jalousie des mères trop jeunes, d’avoir trop tôt des filles en âge de plaire, comme si la plus jeune allait déposséder la plus vieille d’un pouvoir qui ne pouvait se partager. Elle souffrait plutôt dans le « il faut que jeunesse se passe », de l’impossibilité de transmettre comment elle-même avait compris que bien des plaies pouvaient être évitées. Il suffisait de savoir que l’autre dont on dépendait n’était pas aussi assuré qu’il voulait bien le dire ou le penser. Dans l’insécurité de son humeur de femme vieillissante, ce qui la blessait maintenant venait d’elle, une perte d’espoir ou un désespoir de ne plus rien avoir à attendre. Ni une deuxième vie, ni une double vie dont elle n’avait jamais voulu. Ni la conscience de la possibilité d’en créer, dont le temps était passé. Les hommes, eux, semblaient inépuisables dans leur faculté d’effacer et de recommencer. Prendre une autre femme et lui faire un enfant, comme si seule la mort pouvait arrêter leur croyance d’être maîtres du temps. Ils projetaient dans l’avenir leurs entreprises les plus insensées et les plus utopiques, ou les plus prosaïques et les plus calculées. Leur vie était toujours devant eux là où ils étaient indéfiniment en train de la mener. Pour Claire des pages se tournaient après quoi le passé ne pouvait plus être rejoué. L’inutilité qu’elle avait ressentie de ne devoir vivre que pour elle-même une fois les enfants partis, tenait au sentiment de linéarité de sa vie. Il y avait un temps pour chaque acte et, une fois que chaque acte serait joué, le rideau allait tomber. On disperserait les spectateurs d’un «  circulez, il n’y a plus rien à voir  ». Pour l’heure, il lui restait le train-train quotidien, l’efficacité d’une pensée maîtrisée, une certaine aisance dans l’art de jouir de la vie et des renoncements dans un canevas bien ordonné. Plus jamais elle n’afficherait au mur de son bureau pour l’ami qui saurait l’y voir : « Je la tiens, mon idée de génie ! ». Des idées, elle en avait, elle était encore capable de les tricoter, probablement mieux qu’avant, de mieux savoir d’où elles venaient et où elles allaient. Ce serait sans surprise, pour elle seule et pour des indifférents. Personne ne songerait plus à venir affectueusement les partager. Sa vie, elle la voyait comme de ces tissus damassés, entrecroisements de damiers contraires. Les uns faits des moments les plus vifs où un homme, un enfant, une idée, une bouffée d’odeurs, une réminiscence de sons, un lieu, une ambiance étrange ou familière l’avaient fait entrer en résonance avec ce qui l’entourait et sortir d’elle-même. Ces moments comme autant de cristaux qui ne lui appartenaient pas en propre, la liaient aux gens et aux choses qu’elle avait aimés. Les autres damiers étaient tissés de la continuité des jours, ancrant ce qu’elle avait 104

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appris, les valeurs auxquelles elle avait cru. Leurs plages se succédaient. Le flou, l’indistinction des quatre premières années, puis, brutalement, une trame nette, précise, un tissu serré, cohérent. Il enchâssait comme des perles les moments privilégiés, plus nombreux par places, à treize ans, vingt ans, vingt-sept ans. A trente ans peut-être il y avait une sorte d’apogée, autant les gemmes que le tissu de la continuité avaient atteint leur plus grande intensité. Puis la limpidité des cristaux se troublait, il n’y aurait bientôt plus que des pierres dures qui s’espaçaient. Et, sans rupture nette, sans cassure, le tissu lui-même se ternissait, la trame se relâchait. Au fur et à mesure que les certitudes s’effilochaient, que les idéaux se désagrégeaient, les pierres, moins bien serties perdaient leur éclat. Sans qu’elle le sache, un nouveau matériau s’était glissé dans la double trame de la vie, une pensée incertaine, lointaine qui, dans un premier temps, avait pu en rehausser l’éclat, mais, à la longue, l’éteignait. La rencontre à chaque âge venu d’anniversaires, de souvenirs de morts qui n’avaient pas dépassé cet âge-là et de l’endeuillement de ceux qui avaient été au-delà. Comme un fin nuage de cendres qui se serait abattu, ils gommaient l’entrelacs des fils qui auraient pu la soutenir pour continuer. Elle manquait de vecteurs pour la guider, ni près d’elle dans la vivacité des rencontres de gens aimés, ni plus loin dans la rencontre des idées, des intuitions, ou des déductions de ceux qui jouaient le rôle de phares dans la société. Elle sentait cette sorte d’effondrement comme lié à sa nature de femme. Les hommes, eux, continuaient leur chemin. Ils pouvaient critiquer, peiner, diverger, rien ne les arrêtait. Ils rapiéçaient ou éliminaient un fragment pour le remplacer. La trame masculine constituée de leurs contemporains, semblait assez solide pour les porter, les tracter. Le tissu féminin avait été, lui, trop distendu par les transformations de la société. Entre les féministes militantes qui se comptaient maintenant sur les doigts, celles qui avaient revendiqué pour les femmes tous les droits, toutes les libertés des hommes, jusqu’à celle de s’en passer et les traditionalistes s’enferrant dans leur soumission, l’enfermement à la maison, une volonté affichée de détourner le regard de ce qui, dans le monde, bougeait, de ne pas être concernées par les changements de société réservés à la masculinité, le réseau féminin s’était étiré presque jusqu’à la rupture. Claire se sentait sur un îlot rattaché par quelques points aux îlots voisins. Rien d’assez sûr pour ne pas partir à la dérive. Elle se heurtait à une terre ou à une autre, sans vouloir s’y arrimer ni parvenir à l’entraîner dans une direction commune. En deuil d’elle-même et de sa jeunesse, elle l’était aussi de ce sentiment d’identité avec les autres femmes, qui l’avait longtemps portée. 105

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Et puis un événement était survenu qui avait tout bouleversé. Sa fille attendait un enfant. La grande affaire pour elle. La vie à envisager à deux, puis à trois. Au fur et à mesure que les mois passaient dans l’épanouissement de cette maternité et l’attente du bébé, Claire aussi changeait. Ses rêves nocturnes lui disaient qu’il allait falloir se méfier, elle avait une fâcheuse tendance à se l’approprier. Puis un jour, un autre rêve lui dit que tout avait basculé. Pour la première fois, elle s’était vue dans la peau de sa mère, assise à sa place sur le canapé du salon. Pour cette fois la maison d’enfance n’était plus une maison triste, le soleil éclairait un bouquet de glaïeuls, immenses, dans un grand vase posé par terre devant la cheminée. Et ces fleurs, détestées parce que sa mère les aimait bien sages et bien rangées dans le vase de cristal sur la table de marbre, voilà qu’elles lui plaisaient. Elle put alors se dire qu’au milieu des pages tournées, des souvenirs perdus, d’autres allaient s’ouvrir qu’elle n’attendait plus. Elle connaîtrait des plaisirs inconnus. Claire, grand-mère, c’était difficile à imaginer. Elle se sentait si loin de son Amagny au chignon blanc. Sa peau était vieille, mais pas aussi vieille que la sienne et elle cachait le gris de ses cheveux pour que les autres n’y voient que du feu. Elle avait encore la force d’organiser ses idées pour en créer de nouvelles et les faire partager aux jeunes qui l’entouraient, et même de vaincre au tennis le mal de dos menaçant. Sa vie n’était pas encore finie. Dans l’inutilité où elle s’était sentie, ses enfants partis, de n’avoir à vivre que pour elle, émergeait un rayon de soleil, un bébé à garder. Le centre de gravité basculait. Toute la distance blessante qui avait pu s’établir de fille à mère et de mère à fille n’avait plus de raison d’être. Elle seconderait sa fille. Mais ce serait à elle de maîtriser ses choix envahissants et ses désirs discordants. Claire ne serait que la grand-mère. La page était bien tournée de ce qui l’avait agitée. Il lui restait à parcourir un long chemin de plaine entre les colzas et les blés. L’horizon n’était plus incertain et bouché. Il suffirait d’aller où la vie allait la mener. Elle ne redoutait plus la vieillesse. Laborieuse ou oisive, elle aurait un point de fuite. Claire aura été le maillon nécessaire pour que jeunesse suive. Des enfants grandiraient, riraient, penseraient, aimeraient, pendant qu’elle tout doucement s’effacerait. Voilà, il était arrivé. Comme tous ses semblables, il était unique, avec ses grandes paluches, ses cheveux noirs et son teint mat. Il fronçait les sourcils devant la lumière et hurlait de colère si on le mettait nu, privé de l’enveloppe humide et chaude de ses Pampers. Quand il était là, la maison prenait le rythme qu’il avait l’amabilité d’imposer avec douceur. Il trouvait normal d’avoir à portée le sein de sa mère et 106

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une nacelle pour le bercer dans les bras de son père. Il tétait, dormait, tétait. Parfois entre deux tétées, il cherchait désespérément son poing, son doigt, un quelque chose que sa bouche trouverait pour satisfaire une autre envie que celle de manger. Peut-être déjà, celle de rencontrer au-dehors la source de ce qui l’attirerait et lui résisterait. Bientôt il attraperait son pied, les lunettes ou les joues de Claire et rirait aux éclats en jouant avec elle. Pour l’heure, sa peau était douce et chaude à embrasser. Il n’était qu’une boule de confiance et elle aurait aimé se perdre dans tant d’innocence. Et Claire qui avait passé sa vie à explorer le monde revenait à lui. En cercles concentriques, elle avait au fil des ans élargi son champ d’intentions, son champ de connaissances, son champ d’affections. Elle s’était nourrie de mots, d’images et de sensations arrachés à ce que d’autres avaient déjà senti, pensé autour d’elle, loin d’elle. Elle avait aimé les gens d’être si semblables et si différents. Ils l’avaient surprise, déçue, séduite. Elle avait cherché dans les rouages de leur inconscient, de leurs institutions, et jusqu’au bout du monde pourquoi ils vivaient et ce qui valait la peine qu’on vive. Tout ce qu’elle découvrait animer leur vie ne méritait pas qu’on la lui sacrifie. Les enfants du siècle comme les enfants d’ailleurs bâtissaient des châteaux idéaux qu’un souffle d’éternité suffisait à balayer. Et au tournant du millénaire, la place des femmes dans la société était plus incertaine qu’elle ne l’avait jamais été. On s’agglutinait à des groupes en train de se faire et se défaire, on accrochait son identité à des repères sans cesse sur le point de manquer. La seule constante restait ancrée dans la chair, celle qui palpite, qui reçoit et donne la vie. La boucle était bouclée. Pas plus que son démon intérieur, les modes et les croyances se succédant par vagues ne pourraient détruire Claire, tant que le frémissement d’une peau à peau continuerait à la faire vibrer. Peut-être était-ce la seule chose qui devrait être donnée à toute l’humanité.

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CHAPITRE IV Le monde comme il va

L’éducation Claire avait aimé la saison des « pourquoi ? », quand les petits qui commencent à penser posent des questions, des plus techniques aux plus métaphysiques : « Pourquoi l’avion vole ? » et « Pourquoi le soleil se couche ? », « Où est papy qui est mort ? » et « Comment naissent les bébés ? ». Elle s’était émerveillée de l’apprentissage du langage, celui que l’enfant qui entend les conversations va laborieusement couper en mots séparés, apprendre à conjuguer et à accorder selon des règles qu’il aura, dans sa tête, à lui seul, reconstituées. Celles que, plus tard, l’institutrice ne parviendra pas à lui faire assimiler quand elles sont énoncées. Le premier livre de lecture avec ses hiéroglyphes indéchiffrables, ses diphtongues imprononçables et son tissu d’exceptions lui avait montré que ce qu’on lit est autre chose que ce qu’on croit lire. A l’entrée à la grande école les enfants s’attaquent à cette tâche herculéenne, à Noël la plupart l’ont pour l’essentiel accomplie. Le quart d’heure que Claire avait consacré chaque soir à les y aider se transformait en éphéméride des difficultés vaincues. La confiance qu’elle acquit ainsi en leurs capacités la rendit insouciante aux difficultés futures. Elle se préoccupait plus de leur ennui, de l’allure de tortue à laquelle les classes avançaient, avec un sentiment aigu de temps et de possibilités perdus. Quand elle rencontrait leurs maîtres ou maîtresses, avide de ce qu’ils diraient sur ce qu’ils étaient, leurs facilités et leurs difficultés, leurs goûts et leurs personnalités, inquiète de ce qui, de sa place de mère, ne pouvait que lui échapper, elle repartait frustrée de leur invariable réponse, « il n’y a pas de problème », comme si dans la masse d’une classe, seules les questions sans solution touchaient celui qui y régnait. Chaque année, pendant la durée des sports d’hiver pris en dehors des foules scolaires, Claire avait aimé l’heure consacrée entre le ski et le goûter, le bain et le dîner, aux exercices qu’elle dirigeait avec une incompétence notoire. Sa fille lui rappela même plus tard avoir appris à calculer la surface du triangle sur une nappe en papier, histoire de la faire patienter dans un restaurant 109

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en attendant le déjeuner. Au retour elle était en avance sur la classe que la maîtresse n’avait pu amener jusque-là en s’en occupant toute la journée. Claire se désolait de ce gâchis. Souvent elle aimait à observer furtivement le regard éveillé, la curiosité des très jeunes enfants qui, dans les jambes de leurs parents, au milieu de la rue ou du supermarché, cherchaient à s’approprier l’espace, les formes et les mouvements. Ils avaient tous l’air intelligent. Au fur et à mesure qu’ils grandissaient, leur regard s’éteignait. Et quand elle levait les yeux sur les yeux de ceux qui les avaient engendrés, elle se disait tristement qu’il n’y avait pas de plus grave inégalité que le chemin proposé aux enfants par leurs parents. Une maîtresse, aussi médiocre soit-elle, ne pouvait-elle compenser  ? Et les astucieuses et passionnées apporter en une heure à cinq ou six d’entre eux plus qu’à tous à la fois dans toute une journée ? L’échec scolaire était d’abord un échec du système qui mettait les enfants en compétition, en rivalité, plutôt que de s’adapter au rythme de chacun. S’était-on demandé plus tôt s’ils seraient capables d’apprendre à être propres, à parler ? Sauf exceptions, ils y étaient parvenus, plus ou moins vite, plus ou moins bien, mais on n’avait eu aucun doute sur leur capacité à se servir à leur façon de leur corps ou de leur pensée. Puis on ne leur avait plus fait confiance. Il leur fallait entrer dans un moule et l’on mesurait chaque jour lequel parvenait le mieux à s’y plier. Leur imagination, leur curiosité devaient être bridées. On n’avait pas cherché ce qu’ils avaient envie d’apprendre ni réalisé que celui qui ne serait jamais premier aurait aimé lire aussi des B.D. et comprendre les règles des jeux vidéo, plutôt que de grossir la cohorte d’illettrés bloqués devant les énigmes des analyses logiques ou des ensembles vides. Claire bouillait de sentir la distance entre l’offre et la demande, entre le désir de savoir insatisfait des enfants et l’insatisfaction des maîtres devant leur désintérêt pour le programme qu’ils leur offraient. Au lycée, ses enfants avaient dû la sermonner avant chaque réunion de parents. Eux avaient compris la leçon de l’école, ne pas faire de vague, se faire oublier, passer inaperçu. Hélas ! Ils avaient fait les frais d’une éducation qui leur avait donné un goût immodéré pour d’autres idées. On ne les avait pas poussés dans la voie royale qu’ils auraient pu suivre s’ils avaient été suffisamment endoctrinés, celle des concours que les parents avaient pourtant empruntée en médecine pour parvenir à ce qu’ils voulaient. Hors du bac scientifique et des classes préparatoires, les professeurs ne leur promettaient que des carrières sans intérêt. Et comme les places étaient comptées, que bien peu les auraient, ils parvenaient à convaincre presque tous de leur nullité et les dégoûter de se lancer dans des voies sans issue. Quant à ceux qui émergeaient, ils 110

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avaient absorbé une telle dose de préjugés, consumé tant d’années sur la physique et les mathématiques, qu’ils en sortaient, sûrs d’être invincibles, mais privés d’une notice élémentaire, « la vie, mode d’emploi ». Il leur faudrait quelques années pour découvrir que tout ne leur avait pas été donné et apprendre à vivre avec ce qui leur manquait. Comme ils étaient doués, la plupart y arrivait. Mais de quel prix, eux et ceux qui n’y parviendraient jamais avaient-ils dû le payer ! Même la philosophie et la littérature dont on aurait pensé qu’elles représentaient une école de la vie, leur étaient distillées de façon parcimonieuse et seulement pour la note qu’elles leur donneraient. Comment mieux les dégoûter de se cultiver ? Malgré les apparences, les professeurs agrégés semblaient conjuguer la même inadéquation entre l’école et la vie que les beurs d’Aubervilliers. Claire n’avait pas fait mieux quand on l’avait jetée dans la fosse aux lions, au bas d’un amphithéâtre d’étudiants, au point de convergence de centaines d’yeux pour leur enseigner la psychiatrie. Elle n’avait pu que débiter, paralysée, ce qu’elle avait appris, ou prendre sa voix la plus assurée pour leur asséner ce qu’elle ne maîtrisait pas encore. Le système était fait ainsi qu’on passait d’élève à maître. Dans un métier où tout l’art était dans la subtilité, la perception de ce qui ne se dit pas à travers ce qui se dit, la reconstruction d’un faisceau de causes conjuguées dans une série d’effets, c’est aux jeunes inexpérimentés qu’on demandait de transmettre ce qu’ils savaient. Ils restaient en surface et leur inventaire des catégories passait à côté de l’essence des choses dont ils parlaient. De génération en génération se déversait ainsi sur le marché un lot de diplômés qui croyaient savoir et n’avaient pas encore appris. Il leur faudrait la vie pour le comprendre ou l’ignorer, puisque rien, plus tard, ne les obligerait à aller au-delà des certitudes qu’on leur avait inculquées. Claire préféra s’immiscer dans un courant qui circulait en marge du courant universitaire. La psychanalyse passait de maître à élève, de bouche à oreille dans de petits groupes où les questions naissaient. L’expérience des uns enrichissait le savoir des livres, tissu d’échecs et de succès. Chacun en tirait des leçons pour aller plus loin. La pratique de l’un différait de celle de l’autre et cela tenait plus à la personnalité qu’à la théorie enseignée. En se demandant : « A-t-il tort ; a-t-il raison ? », Claire en venait à la question : « Et moi, ai-je ou n’ai-je pas bien fait ? » A mesure que la vie passait, à mesure que les questions se posaient, une frontière se dessinait entre les certitudes – au moins sur ce qu’il ne fallait pas faire – et les doutes qu’elle pouvait maintenant se permettre de communiquer. Et cette frontière mouvante préservait la passion du métier. 111

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Dans tous les métiers à responsabilité, le savoir acquis n’empêche pas les questions de se poser et l’assemblage des vieilles idées d’en créer de nouvelles. La tête bien faite plutôt que la tête bien pleine est toujours d’actualité plutôt que le gavage qui mène à la stérilité. Les docimologues ont beau établir de savantes échelles de connaissances en croyant qu’ils évaluent les étudiants, ils n’évaluent que des quantités d’information et laissent de côté les gens. Claire restait sensible à la dotation sur héritage que les meilleurs des maîtres délivraient avec leur message. Quand les élèves choisissent les maîtres et les maîtres choisissent les élèves, on se prend ou se déprend, pour les mêmes raisons qu’on s’aime, s’aime encore ou ne s’aime plus quand on est homme et femme. Cette part de transmission vaut autant que tous les bagages. S’agit-il d’élitisme ou d’un accordage qui permet aux uns de donner/prendre aux autres ce qu’ils ont de mieux ? Claire n’était pas convaincue que la soi-disant équité des épreuves anonymes favorise plus les défavorisés. On sait bien que les Grandes Ecoles et les Facultés ne regorgent pas de gosses des cités. C’était bien une idée de femme de croire qu’il faudrait s’y prendre autrement avec les enfants. Dans l’utopie de Claire, ils sauraient se faire choisir, aimer parce qu’on les aurait plus aimés, et on aurait préservé leur intelligence en cultivant leurs dons. Les Summerhill ou autres écoles actives fabriquaient des désadaptés à notre société qui ne voudrait pas, plus tard, les laisser fonctionner en toute liberté. Claire aurait voulu que nos patriarches, les officiels, dûment diplômés, nantis de la sagesse de l’âge, en reviennent des élitismes contraignants et des idéologies égalitaires, qu’ils reconnaissent qu’il vaut mieux prendre les enfants comme ils sont. Admettent qu’ils soient un peu paresseux, envieux, dissipés ou bêtes, des enfants somme toute prêts à devenir des hommes avec ou sans qualités. La parabole des talents lui revenait en mémoire et la sagesse dont elle était porteuse. L’Evangile ne disait-il pas qu’à celui à qui il avait été plus donné, il serait plus demandé. Qu’on ne demande pas à chacun de donner à la communauté plus qu’il ne peut le faire et que la communauté lui donne le mieux de ce qu’il peut assimiler, n’est-ce pas un certain sens de l’égalité ? Elle retrouvait les grands sentiments qui avaient peuplé les discussions de ses seize ans. Les systèmes politiques créés et entretenus par les vieux militants étaient peut-être de la même essence que les utopies adolescentes. Mais le temps avait passé. Les idéaux de droite et de gauche s’étaient effondrés, laissant place à un chacun pour soi des nantis, soucieux de préserver leurs privilèges réels ou imaginaires et des laissés pour compte d’un progrès duquel ils n’avaient aucune raison de se soucier. Ceux qui avaient partagé les 112

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mêmes bancs de l’école obligatoire jusqu’à seize ans n’avaient au bout du compte pas grand-chose à partager et surtout pas la solidarité dont on leur rebattait les oreilles. Claire qui avait voulu refaire le monde et tempêté qu’il ne marche pas à son gré, trouvait que la passivité était le pire obstacle au progrès de l’humanité. Pendant des années, élever des enfants avait maintenu l’esprit de Claire en éveil. A chaque tournant, au repli ombrageux de l’un, à la bêtise provocante faite par l’autre, se relançaient les questions  : «  Les ai-je bien élevés  ; leur ai-je donné tout ce que je pouvais ; trop ou pas assez ? » Non pour emmagasiner des connaissances, mais pour forger leur personnalité avec ce qu’elle a d’unique comme besoins et comme possibilités. Pendant ces années de doute, elle se permettait peu de penser sur le monde et la manière de le réformer. Peut-être était-ce cette proximité des femmes avec le plus tangible de leurs hésitations qui les éloignait de la prise publique de décisions. Les hommes n’ont pas de ces frilosités. Ils ont leur masse de supporters pour les pousser et la masse de leurs détracteurs à contrecarrer. Si leurs enfants ne marchent pas droit, ce n’est pas qu’ils soient de mauvais pères, c’est qu’ils ne sont pas écoutés. Les enfants n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes ! Leurs pères sont trop occupés pour se pencher sur des problèmes internes ; ils ont le monde, la société, l’éducation des autres à régler, qu’ils règlent peut-être sans savoir où est la difficulté. Si la société sombre dans le chaos – à Dieu ne plaise, les religions archaïques y mettront bon ordre – ils auront à réfléchir aux questions de toujours : « Où allons-nous ; où voulons-nous aller ; ne pouvons-nous que lancer nos enfants dans un monde sans valeurs hormis les valeurs marchandes de leurs diplômes ; quel est le sens de la vie, le sens perdu de notre génération perdue ? » 

La communication La ville c’est le cancer, se plaisait-il à répéter. Comme tout citadin transplanté, il rêvait du village où il avait traîné ses galoches, appris à poser des balances pour piéger les écrevisses et fabriquer en cachette des cartouches pour tirer les moineaux. Sa mère, une fille des villes, racontait, elle, son cauchemar de s’y être retrouvée dans l’entre-deux guerres, fraîchement émoulue de la faculté, à tenir sa première officine par un hiver glacé, sous les tombereaux de neige, avec l’eau à la pompe, les 113

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cabinets au fond du jardin, et pour tout chauffage un poêle à bois. « Ah ! Toulouse, soupirait-elle, la ville perdue de tous les délices. » Eternel duo du rat des villes et du rat des champs, connu de la Rome antique au siècle de Louis XIV. Ajouter un ou deux zéros au nombre d’habitants n’empêche pas les uns de continuer à préférer le verbiage des villes et les autres la sensualité de la terre. Les unes drainent les sciences, les arts, les bonnes manières, l’autre donne de la vigueur à la chaleur des amitiés et de la violence aux inimitiés qu’édulcore l’anonymat des foules citadines. Claire, elle, aimait les deux et l’entre-deux où elle habitait. Pour se satisfaire de ce qu’elle avait, elle se brossait le noir tableau des foules hargneuses de la ville et de l’insipide monotonie des campagnes, aussi aptes l’une que l’autre à créer des solitudes désespérées. Au fil des années, ses patients le lui avaient bien démontré. La modernité lui pesait par l’anonymat qu’elle créait et l’hypocrisie des liens qu’elle produisait. L’extension des réseaux de communication facilitait le contact tout en lui faisant écran. Le répondeur qui captait les messages, le courriel qui les accumulait ne remplaceraient jamais la causette avec le voisin de palier ou celui rencontré sur un chemin. Claire détestait le téléphone qui sonnait chez l’autre à un moment où il ne l’attendait pas. Elle ne voulait pas faire irruption chez lui quand il ne le lui avait pas demandé ; il lui fallait un prétexte pour se lancer ; sinon elle s’abstenait pour ne pas déranger celui qui se morfondait peut-être en attendant qu’elle l’appelle. Il s’y ajoutait maintenant la peur de tomber sur l’espion-répondeur à qui il fallait cacher ou avouer son envie de parler, à moins de tomber sur un traître, resté tapi à l’épier avant de décider s’il avait ou non envie de lui parler, une finaude qui saurait trouver qui avait téléphoné sans laisser de message, ou pire, un faux convivial qui branchait la sono pour ses amis quand elle croyait s’entretenir avec lui seul. Jamais face à quelqu’un dont elle sentait au moindre plissement de la lèvre ou du sourcil, à la tension du regard ou du cou, s’il était content ou non de la voir, elle n’était persécutée par ce sentiment d’être peut-être pénible sans le savoir. Evidemment, elle datait ! Elle se sentait vieille de ne savoir jouir de l’attente des messages comme la jeune Marie dont la première question en rentrant chez elle était : « Qui a pensé à moi ? » et qui, ensuite, pouvait passer sa soirée à papoter sur son lit, entre l’écouteur, les biscuits et le whisky, des riens dont Claire se plaisait à parler quelques minutes en passant, au hasard d’une rencontre avec quelqu’un de vivant. Mais le téléphone était déjà du passé. Les courriels, les SMS qui n’attachaient même plus de prix à la voix de celui qui parlait, le remplaçaient ; à l’entière disposition de celui qui les lirait à son heure, ils effaçaient encore 114

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plus la présence, le désir de celui qui avait voulu vous rencontrer. Les vraies rencontres se faisaient rares. Les amis étaient loin. Si ce n’est dans l’espace, dans le temps pour les voir. Le téléphone, l’ordinateur étaient la drogue quotidienne, à côté de la télé, qui se devaient de remplir les vides que le reste de la journée avait creusés. On vivait avec des personnages construits que le monde du travail imposait. Comme la charcutière ne s’installait jamais à sa caisse sans son impeccable mise en plis, la jeune cadre dynamique devait à son patron un tailleur bon chic et la secrétaire, une minijupe, le nombril à l’air. Leurs mots étaient aussi standardisés. « Le client d’abord » aurait dit la première qui avait dressé ses enfants à ne pas troubler la bonne marche du magasin, avant qu’ils ne viennent s’en épancher sur le divan du psychanalyste. Les autres rongeaient leur frein devant les ordres, les contreordres, le mépris ou les assiduités à subir avant de pouvoir se venger sur les subordonnés. Une fois rentrées chez elles, elles s’en prenaient au seul qu’elles pouvaient agresser. Et s’il choisissait de les quitter, il leur restait téléphone et courriel pour se venger en racontant sa mauvaiseté à des amies qui compatiraient avant qu’il ne leur arrive la pareille. La société de l’efficacité sentant que quelque chose se perdait dans ces jeux de rôle figés, organisait mille formations à la communication. Moins on communiquait, mieux on apprenait comment communiquer. Dans ces assemblées, chacun pouvait dire pour de faux ce qu’il ne pouvait dire pour de vrai. La série d’écrans se démultipliait entre ce que les gens étaient, ce qu’ils devaient paraître et ce qu’ils voulaient être. Ils s’y perdaient ou s’y enfermaient, se heurtant aux labyrinthes de glaces qu’ils avaient édifiés. L’anonymat des routes aux abords des villes créait une autre zone de détresse. Les uns se pressaient contre les autres dans leurs boîtes de métal, pourvus d’une force déchaînée d’un simple mouvement du pied et d’un changement de direction déterminé d’un simple mouvement du doigt. Chacun y libérait sans le savoir tout ce que le reste de la vie lui demandait d’endiguer. Le sex-symbol de la voiture de sport était bien marginal. Ce qui comptait était la volonté d’exercer son emprise. Rouler tout doux sur la file de gauche, déboîter sans prévenir ou slalomer à cent cinquante à l’heure aux heures de pointe dans une circulation dite fluide, c’était prendre possession de l’espace. Claire sentait en elle le danger de ce cocon mobile, comme force capable de déchaîner des passions incontrôlées. Longtemps ses gestes automatiques l’avaient conduite où elle voulait, elle pouvait tout à loisir y rêver. Elle y avait un temps pour s’inventer des histoires à venir et se rappeler celles du passé. 115

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Un temps où l’attention flottait pour rassembler des idées qui se trouveraient joliment emboîtées quand elle poserait le pied à terre. Elle ne voyait pas le temps passer, sinon quand elle regardait un nuage dans le ciel ou le coucher de soleil que la saison décalait. Aussi l’intrusion d’un sauvage sur sa trajectoire l’exaspérait comme si c’était sur son territoire qu’il faisait irruption. Au second, au troisième qui l’envahissait, elle était prête à faire payer l’agression des deux premiers et s’abîmait les cordes vocales à hurler contre les parois étouffant son cri, si sa raison raisonnante et la vivacité de ses soupapes ne permettaient pas de lui échapper pour réintégrer le monde de sa rêverie. Enfin tout ça c’était avant. Avant que les pouvoirs publics ne radarisent et ne verbalisent. Maintenant, plus de nuages dans le ciel, plus de rêveries. Il fallait rouler, le nez sur son compteur de vitesse et les panneaux qui la limitaient, contourner les bornes des mini ronds-points et se faire secouer par les ralentisseurs. L’idée de perdre son permis en avaient calmé plus d’un, les plus excités n’en avaient cure. Mais où passait l’agressivité de tous les brimés obligés de se traîner à toute heure sur les routes ? Au travail ? A la maison ? Dans un sport à outrance ou la drogue pour faire tomber la pression ? Hélas ! il n’y avait pas que l’anonymat des foules qui demandait de dompter l’agressivité. Dans la société de la compétitivité, les microsociétés se formaient selon le même modèle. Il fallait vaincre ou s’écraser. Et Claire devait bien reconnaître que les assemblées de psychanalystes faisaient monter son exaspération comme celles des automobilistes, quand dans les doctes réunions, sagement assise, elle collaborait aux destinées de savantes associations. Là, elle connaissait les protagonistes, savait d’avance ce qu’ils allaient dire et en quoi elle ne serait pas d’accord. Entre les meneurs de jeu et la majorité silencieuse, elle avait une forte propension à jouer la contestation. Pas question ici de s’époumoner, il fallait déployer une stratégie douce, voire retorse, pourvu qu’elle fût bien argumentée. Elle n’en avait pas. Selon l’humeur du jour, elle allumait une cigarette pour se taire en agaçant sa chaise ou lançait à la volée des arguments d’une voix trop emportée pour qu’on leur trouve du poids. Des pieuvres étatiques aux sociétés savantes, Claire aurait voulu résister à la pression normalisante. Où était la petite fille docile d’antan ? Elle vivait comme un carcan ce monde pas plus carcéral qu’un autre, depuis qu’il lui manquait l’enthousiasme pour la porter vers un but partagé qui aurait rendu tous ces incidents à leur mesure, insignifiants. Le « Service Public » restait champion de la communication factice. L’URSSAF faite pour être un liant entre les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux, les célibataires et les gens mariés, était le représentant 116

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le plus kafkaïen de l’ordre écrasant qui ignorait tout de ceux qu’il voulait protéger. Les grosses entreprises pouvaient facilement lui échapper, que les rattrapages de cotisations impayées auraient conduites à la faillite. Mais pour Claire qui s’était trompée de 0,6 euros dans la multiplication des règles de trois, l’addition des doubles décimales ou la copie des numéros de sécurité sociale, l’organisation disposait d’une dizaine d’employés capables de traquer l’erreur pendant plusieurs années, d’envoyer des lettres recommandées à des adresses périmées, de menacer d’huissier en dépensant mille fois la somme que Claire lui devait. L’informatique avait multiplié la vitesse de doublement de la paperasserie comme les hormones de croissance celles des tumeurs. L’agent anonyme censé la maîtriser, interchangeable, insaisissable, en était prisonnier. Sans doute ne savait-il plus ce qu’enclencherait le bouton sur lequel il appuyait. Son seul souci était de se mettre à l’abri des meutes qui l’auraient assailli s’il avait révélé où il se cachait. Mais Claire avait gardé une insolvable amertume de ses rapports avec une autre administration : un vénérable agent chargé de faire rentrer les deniers que chacun devait à l’Etat, soupçonneux devant quiconque, comme si le seul mobile de toute action était de le spolier lui, l’Etat incarné, n’avait jamais cru en la bonne foi de sa famille. Ses sœurs aînées, pour ne pas laisser en difficulté Claire, sa mère et sa soeur, avaient renoncé à percevoir l’héritage de leur père, dont les droits avaient été acquittés. Vingt ans après, les petites devenues grandes avaient voulu solder la dette en suspens. Las  ! Pas question pour notre arpenteur de croire que des sentiments pouvaient engendrer de tels comportements. Ils n’étaient pas consignés dans ses cahiers, par conséquent, ils ne pouvaient exister. Il fallait repayer. Kafka existait avant les ordinateurs. Et probablement les officiers de l’Etat, quand ils parcouraient les campagnes cultivées pour alimenter les campagnes militaires, ne faisaient pas plus de cas des paysans pour remplir leurs caisses désargentées. Le Service Public, elle l’avait connu de l’autre bord, quand elle avait animé un séminaire à l’ENA. Elle avait d’abord participé à un séminaire de recherche, intimidée au milieu des têtes pensant pour le pays. Elle avait planché sur l’accueil du malade à l’hôpital. Et elle voyait d’ailleurs avec désespoir que, près de vingt ans plus tard, loin d’être mieux accueilli, le malade s’y sentait délaissé quand il n’était pas perçu comme gêneur. Pourtant sa prestation avait plu et la direction avait souhaité qu’elle contribue à la formation, que son point de vue de psy au plus près de ce que vivaient les malades, mette un peu d’humanité dans la 117

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gestion administrativo-financière de la santé. Ses élèves n’étaient pas les jeunes trop sûrs d’eux pour avoir écrasé leurs congénères au concours d’entrée, mais ceux qui avaient derrière eux une dizaine d’années d’expérience dans les ministères de France, d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’Australie. Propulsée là comme un canard dans une couvée de poussins, elle ne savait ce qu’ils avaient pu recevoir de ce qu’elle leur disait. Elle, en tout cas, avait mieux saisi les rouages de la machinerie. Son dada d’alors, obtenir la collaboration du social et du médical, avait rencontré une fin de non-recevoir : permettre aux vieux d’avoir une vie de vieux dans des appartements de centre-ville, plutôt que de les parquer loin de tout dans des ghettos gériatriques et les réanimer à grands frais quand leurs poumons s’encombraient ; admettre que les handicapés du corps ou de l’esprit qui n’ont pas au travail le rendement de tout le monde, soient tolérés dans le monde, la société palliant financièrement leurs insuffisances, plutôt que de les pensionner en poursuivant des années durant les rééducations et pseudo-psychothérapies dont on savait bien qu’elles ne les feraient plus s’adapter… Quelle naïveté de croire que la société pourrait tendre vers un meilleur partage ! Les pyramides hiérarchiques des pouvoirs et des financements étaient établies de telle sorte qu’il était hors de question que des parcelles passent de la pyramide médicale à la pyramide sociale. L’immuabilité du système était quasi structurelle. Les foules urbaines anonymes étaient-elles vouées à ce gâchis ? Vues de l’extérieur, d’autres foules semblaient en tout cas en subir différemment les avanies. Les Japonais paraissaient glisser sans heurts, en paquets compacts, les uns contre les autres, dans le peu d’espace qu’ils s’étaient réservé. Les collines comme les chaînes de montagne sont abandonnées chez eux aux rivières et aux forêts, au soleil et au vent, comme s’ils continuaient à laisser la nature déifiée à l’empereur qui a le privilège d’en être l’héritier. Des gratte-ciel sont pris dans un triple réseau de routes superposées, à leurs pieds des maisons traditionnelles à un étage de deux chambres sur tatamis. Entre les toits de tuiles vernissées des carrés de riz sont encore enserrés dans les banlieues de l’immense capitale. On y voit pousser un peu de thé et, ça et là, des espaces clôturés de hauts filets verts où ce peuple de fourmis a appris à frapper sur de petites balles blanches, transformant en practices superposés les terrains de golf de la campagne anglaise. Monde étrange où le sourire ne veut pas dire l’envie de sourire, où le non signifié par les mains croisées sur la poitrine s’exprime avec la plus grande affabilité. Où dans les files ininterrompues de gens de tous 118

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milieux, développées en tous lieux – ce que nous appelons des queues – ne se manifeste jamais la moindre impatience, la moindre colère, la moindre velléité de passer le premier. Habitués aux adolescents débraillés de Paris, on est saisi par les leurs, bien rangés sur les trottoirs, dans leurs uniformes imposés. Pour Claire, qui avait connu les foules chaleureuses et agitées de Naples ou du Caire, quelle étrangeté de se trouver mêlée à leurs défilés : à la minute précise où cela était prescrit, il fallait emboîter le pas au nombre déterminé d’individus qui devaient, au même rythme, visiter un de leurs « trésors », un ancien pavillon de thé, un jardin où les arbres sont dressés comme chez nous les animaux domestiques, chaque pousse, chaque rameau orientés, attachés, incurvés pour que l’ensemble relève d’une parfaite harmonie. Reflet, miroir de celui qui le contemple, modèle de ce qu’il doit devenir. Ici, tout est mesuré. Est-ce la rançon du manque d’espace que de le vouloir si maîtrisé ? Est-ce la contrepartie des typhons et tremblements de terre qui périodiquement viennent tout dévaster que de rendre le monde végétal comme immuable pour toute éternité ? Est-ce le reflet de l’âme japonaise qui ne saurait s’abandonner, s’épancher, se laisser déborder, sinon dans un acte d’une violence extrême à laquelle on ne saurait survivre, le sepuku que nous nommons hara-kiri ? Pas trace en tout cas de cette violence dans la foule qui déambule dans les rues de la ville ou les enceintes des temples. A ce point du temps où s’interpénètrent le monde d’hier et le monde de demain, ce peuple, fait maintenant pour le travail et la technologie de pointe, vient par millions chaque année faire ses dévotions au temple d’Ise-shima, temple millénaire mais reconstruit tous les vingt ans.

La justice Ce jour-là, Claire était allée au Palais de Justice. Un auteur lui en voulait. Elle s’était introduite au cœur de sa pensée, le texte publié, et s’était permis de le juger. C’était illicite, disaient les avocats en grandes robes. On n’avait pas le droit de se saisir ainsi de ce que quelqu’un disait sans savoir le dire. Prétendre qu’il avait trop aimé sa fille, qu’il lui avait donné une place qui n’aurait pas dû être la sienne, réduisant sa mère de sang et sa mère adoptive à des rôles de figurantes. L’auteur aurait pu se moquer d’elle, rétorquer qu’elle ne savait rien de ce qu’il ne savait pas penser. Elle ne le connaissait pas, ne l’avait jamais vu. Tout ce qu’elle 119

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disait de lui venait des mots sur le papier. Des pages de son livre à lui. Vendues à qui voulait les lire au tarif habituel, un franc les trois. Et pour ce prix-là, elle avait cru avoir le droit de s’approprier son impensé. Elle, elle l’avait déjà oublié. Son texte avait été une mécanique à démonter, dont elle avait pu disposer à son gré. Mettre telle page avant telle autre. Prendre les causes invoquées pour des effets. Puis les intervertir, les séparer, les rapprocher, y jeter le zest d’une phrase lâchée par inadvertance pour redistribuer la mosaïque. Essayer, effacer jusqu’à ce que le mouvement de l’horloge soit assez bien réglé pour délivrer de lui-même son message. L’impensé des gens – ceux en chair et cœur qui venaient la consulter – lui donnait plus de mal. Ceux-ci la prenaient à partie avec leurs mots qu’ils lui demandaient de rendre déchiffrés, comme des hiéroglyphes qu’ils lui auraient confiés et s’en prenaient à elle si la traduction leur paraissait fautive. Là, elle avait démonté et remonté le puzzle sans être dérangée, au point qu’elle avait oublié le livre et pourquoi elle l’avait choisi. Et puis soudain, parce qu’elle avait à se justifier de ce qu’elle avait écrit, elle avait réouvert le livre. Le livre en tant que livre. Et comme une bouffée, tout était remonté. Des vies que les gens lui avaient racontées, elle en avait à revendre. Pas des hagiographies, des vies de tous les jours avec leurs haines et leurs amours, leurs hontes, leurs fiertés, leurs rages et leurs pitiés. Elle prenait bien garde de se tenir en marge, de s’en laisser à peine effleurer. Juste ce qu’il fallait pour comprendre et apaiser. Lui, elle l’avait pris de plein fouet. Ou plutôt, elle avait pris de plein fouet sa volonté d’anéantir les femmes. Toutes celles qui l’entouraient. Non qu’il voulût s’en passer. Bien au contraire. Elles devaient être indéfectibles. Immuables. Au fond ce qu’il reprochait maintenant à Claire, était ce qui l’avait révulsée, elle, dans son livre : qu’il se soit substitué à celles dont il parlait pour dire à leur place ce qu’elles pensaient, ce qu’elles ressentaient, en pur écho de ce qu’il voulait qu’elles pensent, qu’elles ressentent. Identifiée à l’une ou l’autre d’entre elles, Claire s’était sentie dépossédée d’elle-même, de son altérité, de sa féminité. Peut-être ne s’était-elle pas aperçue en le lisant à quel point elle lui en voulait et, à cause de cela, elle s’était approprié ses pages pour les découper à sa façon, et dénoncer le coup qu’elles lui avaient porté. Dans la vraie vie, rares sont les moments où les paroles d’un autre s’imposent avec une telle évidence. Un doute persiste toujours : « L’ai-je bien compris ; l’a-t-il bien dit ; n’étaient-ce pas les circonstances ? ». Là, parce que le discours ne s’adressait pas à elle, lectrice anonyme, elle était sûre de ce qu’il disait. Les femmes étaient pour lui, non pas des objets, mais cette 120

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chair vulnérable et tendre – en laquelle Claire se reconnaissait – qu’il utilisait pour s’aimer, lui. Une chose était certaine à quoi elle n’avait pris garde : elle détestait cet auteur inconnu dont elle avait cru la confession impudique voilée par un pseudonyme. Et maintenant ils se trouvaient face à face. Ou plutôt côte à côte, se jetant des regards à la dérobée pour jouer la farce nommée Justice, tassés dans un cagibi du Palais. Curieusement le sort avait donné le pouvoir à une femme. Une matrone que Claire jugea, par raisonnement, être de son âge. Elle, déplacée dans un monde inhabituel, se sentait petite fille. Innocente, avait dit son avocat. Innocente en effet comme les imbéciles qui n’ont rien compris au jeu de la vie. Les vrais acteurs étaient les hommes en robe, loin d’en être à leur première partie. L’un, celui qu’elle avait choisi, ami d’ami, jouait avec les règles d’une autre époque. L’honneur et la dignité semblaient conserver pour lui un sens pour les autres affadi. Les deux autres, ceux de son éditeur et de son adversaire, se contentaient d’avancer leurs pions routiniers en cette affaire, une simple bagatelle qui n’avait pas de raison de les concerner. En fait d’honneur, c’était l’autre qui eût dû l’incarner, lui qui estimait le sien bafoué. Claire ne le voyait pas de cette trempe. Le visage un peu mou, pas l’ombre d’un regard altier. Rien en lui n’exprimait la souffrance d’un véritable offensé. On ne voyait pas trace du feu qui, disait son livre, l’avait un moment dévoré. Claire comptait les années depuis cette passion pour sa fille, objet du litige (puisque la robe noire qui parlait pour lui venait de les révéler). Elle pensait que le temps avait passé, le feu avait pu s’éteindre après avoir couvé sous la cendre. Peut-être le livre lui-même avait-il jeté de l’eau pour l’éteindre. Elle n’y croyait pas. De ces feux-là, il reste toujours une braise pour consumer celui qui les a allumés. Un fil d’acier dans le regard, un nœud de muscles au coin de la mâchoire, la tension du visage vers un au-delà de ce qui se dit. Chez lui, rien. Alors ? N’avait-il écrit qu’un roman ? Le personnage qu’il reprochait à Claire d’avoir décortiqué, l’avait-il totalement inventé ? Etait-il un Sophocle en son genre, capable d’engrener les rouages de la comédie humaine au point que les autres s’y reconnaissent  ? Une chose était certaine, il n’aimait pas les femmes, ou les aimait jusqu’à vouloir les tuer comme Claire l’en avait soupçonné. Mais basta ! La comédie du jour était terminée. Les avocats ayant fini de parler avaient refermé leurs dossiers. La juge-mémé avait décidé la date de son verdict. Les figurants n’avaient plus qu’à se retirer. Personne n’avait demandé l’avis des principaux intéressés, ou plutôt tout était bien ordonné pour qu’ils ne dérangent pas la cérémonie de 121

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leurs réparties oiseuses. Qu’auraient-elles à faire dans ce marché où la pantomime ne se proposait que de monnayer l’honneur blessé ? Les plus grandes tragédies où se joue le sort d’un homme étaientelles du même acabit ? On imaginait bien au ballet d’experts, aux reconstructions qui démentaient les faits, aux grands noms entrant dans la lice, au tumulte des paparazzi, que les premiers concernés étaient réduits à la portion congrue. Qu’il y ait eu mort d’homme ou de femme, pour lancer la machinerie ne changeait pas grand chose à son déroulement. Il fallait étouffer la passion des survivants pour lui substituer un jugement apaisé. D’où les lenteurs, les méticulosités, la recherche des antécédents et des annexes au dénouement. L’empilement des textes, les exemples de jurisprudence et la vérification de la légalité de la consultation. La sagesse s’incarnait en des acteurs dont l’objectif n’avait rien à voir avec la sagesse. Une avancée dans la carrière grâce à la matière traitée, un scoop pour le moins soucieux d’authenticité, la gloire d’une plaidoirie où les mots parleraient d’eux-mêmes, d’autre chose peut-être que du fait incriminé. Le sort d’une vie en dépendait pourtant. Non celle déjà prise qu’on ne ferait pas revenir, mais la vie de celui qui l’avait prise. L’abolition de la peine de mort était, paraît-il, un progrès décisif pour une société bien tempérée. Mais qu’était la mort à côté des années sans vie que le coupable aurait à passer entre quatre murs et le bon plaisir de ceux qui l’y avaient mis ? Peut-être était-ce un mauvais qui n’avait que ce qu’il méritait et continuerait à faire le mal dans sa cellule en polluant de moins mauvais que lui. Peut-être était-il de ces derniers, moins pugnace, qui préfèrerait se laisser mourir à petit feu pour éponger sa dette envers l’humanité. Claire avait du mal à penser que cette justice-là était plus sage qu’un poignard entre les omoplates. Sinon pour la mère ou la fiancée qui viendraient à jours comptés porter des oranges, jusqu’à ce qu’elles en meurent elles-mêmes de chagrin et de pitié. Ou encore oublient.

* *    * Les pavés mouillés brillaient sous les réverbères du quartier désert, là-haut près des canaux du nord de Paris. Il fallait longer des murs de brique noircies, traverser des carrefours obscurs, franchir un porche. Et c’était là que la fête commençait. Pour la circonstance, on avait enrubanné de gaze les lumières du loft, couvert de nappes les planches et les tréteaux de ce qui, le reste du temps, était une imprimerie. Soirée 1930 122

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disait l’invitation. Paris 1987 obligeait. Cette fête-là pourtant n’était pas comme les autres. D’abord, il y avait la musique. Toutes les musiques. Celles qui sortent des boîtes pour faire danser et les autres qu’une équipe de jeunes faisait vivre en ce lieu qui ne leur était pas destiné. Les violons de Vivaldi, les voix des Contes d’Hoffmann, une fragile sonate alternant avec un charleston endiablé. Mélodies familières dont l’enchaînement aurait fait hurler si, quelque part, invisible, une âme musicienne n’avait su les harmoniser. La salle peu à peu s’emplissait, le ton montait, les verres s’entrechoquaient. On était au cœur de la fête. Lui qui en était le héros y était présent et absent1. C’était sa dernière fête et c’est en humble marchand de journaux qu’il avait choisi de montrer où le journalisme l’avait mené : des voies plus ardues, une compilation d’une dizaine d’années pour construire une œuvre que la critique venait de couronner. Il s’effaçait devant son succès, objet ou prétexte de la soirée. Au faîte d’une carrière qu’il savait au point de non-retour, il avait rassemblé ses amis. Voulait-il leur dire adieu ou leur faire partager sa joie que soit reconnu ce à quoi il n’avait pas en vain consacré la fin de sa vie ? Un livre, une biographie, un ouvrage historique. Certainement bien plus pour lui. Son regard un peu triste dans la gaîté commune restait énigmatique. Qui des gens qui tournoyaient alentour connaissait son secret ? Qui jouait le jeu de la fête en hommage discret à celui qui l’avait voulue  ? Qui, derrière le regard où s’effaçait parfois l’humour habituel, savait la souffrance de son corps abîmé, la pensée de sa fin prochaine ? Qui détenait la clef de son énigme, le livre auquel il avait pensé, travaillé des années, même cette dernière où il aurait dû songer à se faire opérer, au lieu de la lui consacrer ? Comme s’il avait quelque chose à prouver d’une volonté plus forte que la vie, il avait consenti à ce que la mort en soit le prix… ou peut-être s’était-il contenté de l’ignorer. Est-il plus fondamental de savoir à qui l’on doit la vie que de la garder ? Lui avait écrit l’Histoire juste avant lui. L’époque, Vichy, était sa préhistoire à lui. En quoi avait-il à justifier un homme, Laval, par qui son père 1.  Le héros en question est Fred Kupferman, fils d’Israël Kupferman, ingénieur, engagé dans la Résistance et mort en déportation à Auschwitz et de Claude François-Unger, psycho-pédagogue, résistante et fondatrice de « La Maison du Renouveau », où furent accueillis dès 1945 à Montmorency des enfants de parents morts en déportation. Fred Kupferman, né en 1934, passa là la fin de son enfance. Devenu historien, ses publications ont concerné la Première et la Seconde Guerre mondiale, la société française de l’entre deux-guerres et l’histoire de la presse. Son livre sur Laval (Paris, Balland, 1987) est considéré comme la biographie de référence sur le chef de gouvernement de Vichy, condamné à mort et exécuté en 1945. Cette étude dont la critique salua l’objectivité et la sérénité valut à F. Kupferman le Grand Prix de l’Histoire. Il est décédé en 1988.

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était mort et sa mère restée en vie ? Ses frères de race avaient vécu son œuvre comme une trahison. Il avait analysé la tragédie de leurs familles et le génocide anonyme germé dans le cerveau d’un fou, à travers l’un de ses agents, un homme ayant suffisamment de pouvoir pour nuire et suffisamment d’humanité pour qu’on s’en étonne. L’auteur avait mené à sa façon sa quête sur ses origines, reconstruit son mythe. Notre époque préfère forger des mythes destructeurs comme s’ils étaient les premiers, et oublier que, dès l’aube de l’humanité, la gloire d’un clan s’est bâtie sur l’écrasement de l’autre. Indo-Européens sous les hordes mongoles, Noirs d’Afrique ou Indiens d’Amérique sous les colonisateurs esclavagistes. Les lumières de l’islam ou de la chrétienté n’y ont pas apporté la moindre douceur. L’économique et le politique accordent peu de prix à la vie, surtout si elle est d’ailleurs. Et le culte à rendre aux ancêtres, à leurs dieux et à leurs lois, sert d’alibi pour effacer toute fraternité envers les contemporains différents. Lui avait osé enfreindre la règle de haine pour léguer son témoignage aux frères humains qui après lui vivraient. L’histoire ne dit pas ce qu’il devait, pour cela, au père mort inconnu, qui l’avait laissé grandir au milieu des orphelins victimes comme lui d’un sort injuste. Le sort est toujours injuste. Il n’était guère plus juste qu’au soir de cette fête, ses jours soient comptés, à lui jeune encore, quand ses invités tenaient les leurs pour innombrables. Là n’était pas la question du jour. Il s’était mis de la partie pour animer la fête. On jouait maintenant, on misait pour éponger la dette de cette petite folie. La salle, les lampions, les musiciens. Tous ceux qui avaient donné d’eux-mêmes pour qu’elle soit réussie jouaient à qui perd gagne, heureux de participer un tant soit peu à la gaîté que lui et les siens avaient su insuffler à cette soirée d’adieux. Gaîté chaude et glacée de celui qui avait accepté, peut-être choisi, en tout cas ni subi, ni fui le jeu de la vie. Loin en aval du procès de Nuremberg, quelque peu en amont des tueries de Bosnie, du génocide rwandais et du Tribunal Pénal International monté en grande pompe pour en juger les auteurs, cette biographie intempestive avait pu trouver place. Qu’en serait-il aujourd’hui où les positions se sont durcies ? Là où l’Empire du bien se donne le droit de mener des guerres préventives contre les empires supposés du mal. Là où les religions servent à cristalliser les repères identitaires pour définir le bon côté de la barrière. Des barrières, il s’en monte autant qu’on veut, entre les langues qui rassemblent et opposent, entre les affiliés aux différents descendants du prophète, seigneurs rivaux de la guerre tenant de leurs ancêtres le droit d’imposer leur loi. Quand les signes 124

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d’appartenance se font de plus en plus voyants pour cloisonner les espaces démocratiques eux-mêmes et opposer les communautés entre elles. Comme on promenait autrefois sur des bannières les images des saints à vénérer pour leurs bienfaits envers l’humanité, on stigmatise sur les écrans les figures du mal, prêtes à condenser tous les péchés : un Papon survivant de Vichy, un Pinochet symbole des dictatures d’Amérique du Sud ou un Milosevic, tyran de l’ex-Yougoslavie. A eux de porter le mal pour laisser croire à ceux qui les condamnent qu’ils sont bons. Quelques savants des sciences incertaines que sont la sociologie ou la psychologie cognitive viendront corroborer les conclusions, mettant à nu les mécanismes par lesquels des foules innocentes ont suivi les agents du mal pour mettre en œuvre leurs desseins. En même temps que la quête de la grandeur de l’homme, celle sur sa complexité intérieure a fui. Un Juif pourrait-il aujourd’hui s’interroger sur les motivations d’un Laval d’hier ou d’un Palestinien contemporain sans être rejeté par la communauté des siens qui se sentiraient trahis, même s’il ne mettait pas plus en cause la politique d’un Sharon que la veulerie de quelques congénères ayant cherché pendant la guerre à sauver leur vie ? Claire voyait une régression profonde dans le manichéisme qui rejetait le mal sur l’étranger contemporain et s’innocentait à bon compte en s’accusant de péché commis par sa communauté à la génération d’avant, la France, l’Allemagne, la papauté… Tout le progrès de la psychanalyse mettant en évidence les motivations inconscientes qui répondent à un désir autre que celui, rationnel, affiché, n’avait été qu’un feu de paille. S’il est difficile de reconnaître en soi les mauvaises tendances, l’ambivalence, au moins pourrait-on prêter à l’autre quelques-unes de nos bonnes intentions, mises au service de causes qui ne sont pas les nôtres. Kupferman était-il un humaniste attardé, un homme au sens noble du terme, voulant reconnaître l’humain même chez son pire ennemi ? Maintenant, les idéologies démagogiques et le scientisme ne laissent même plus place à l’interrogation sur les bonnes et les mauvaises motivations, les nôtres et celles des autres.

Maladies sexuellement transmissibles Avec le temps passé, elle ne pouvait penser à Jacques sans penser à Jean. Tous deux étaient venus la voir, déstabilisés par une histoire 125

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d’enfant. Jean allait être père d’un enfant que sa femme avait conçu par insémination du sperme d’un donneur anonyme ; ça ne lui posait aucun problème, disait-il, il était partie prenante de la décision ; et pourtant une angoisse inconnue le tenaillait. Jacques venait lui parce que l’enfant ne venait pas malgré une vingtaine d’inséminations des plus naturelles, mais au jour dit, sur prescription médicale, les rapports permis une seule fois par mois, après traitement hormonal de sa femme. Si les choses étaient si compliquées, c’est que Jean et Jacques étaient séropositifs. Jacques était passé près de la décompensation grave, une pneumopathie qui aurait pu l’emporter si la trithérapie n’était venue à point nommé. Qu’il ait été près de mourir, Jacques ne voulait pas le savoir. D’ailleurs, c’est sa femme qui téléphonait au médecin pour avoir les résultats d’analyses, l’un et l’autre complices pour entretenir le flou sur la maladie. Jean n’avait jamais été malade, mais son immunité au plancher aurait eu de quoi l’inquiéter si, pour lui aussi, la succession des découvertes thérapeutiques ne l’avait rétablie à un plus juste niveau. Jean non plus ne voulait pas voir ça de trop près, il faisait confiance, disait-il. Leur médecin, le même pour l’un et l’autre, savait lire entre les lignes de leurs affirmations. Il lui avait fallu du doigté pour les amener en douceur chez le psychanalyste découvrir ce qu’ils taisaient et qui les entravait. Ils avaient été contaminés l’un et l’autre dans cette période entre chien et loup où l’on pouvait encore feindre d’ignorer qu’on prenait des risques. Pendant des années, se sachant contaminés, ils avaient fait comme si de rien était, disaient-ils. Mais du jour au lendemain, ils avaient cessé de prendre et faire courir des risques. Intelligents comme ils étaient, ils avaient bien mené leur carrière, s’étaient mariés à des femmes à qui ils n’avaient rien caché, avaient acheté l’appartement de leurs rêves… Ils menaient leur vie à deux avec ses problèmes dans le plus grand secret. Officiellement personne ne savait. Et c’est à la quarantaine que se posait dans l’urgence la question de l’enfant dont ils ne pouvaient dire à personne pourquoi il ne venait pas ou pourquoi c’était un problème qu’il vienne. Jean annonçait à l’analyste de but en blanc : « Il n’y a pas de problème, nos familles ont de l’argent », comme si ce qu’on demandait à un père pour élever un enfant était de l’argent, et non d’être bien vivant. A vrai dire, là s’arrêtaient les analogies entre Jacques et Jean. Au fur et à mesure que Claire s’avançait dans les méandres de leur vie en contournant les non-dits, elle s’aventurait dans des histoires que tout opposait. Chez Jacques, elle était comme une étrangère. Ses fantasmes 126

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la laissaient froide, elle ne les comprenait que par son esprit. Jean, elle avait deviné peut-être trop vite ce qui le taraudait et qu’il se refusait à connaître  ; pour autant qu’une femme peut comprendre un homme, le choix d’une vie rangée qui laisse en creux à l’intérieur tout ce qu’on n’a pas vécu, pas connu, pas même imaginé, mais dont on sait que cela aurait pu être, elle le partageait avec lui. Et aussi une sorte de volonté de l’ignorer, faute de quoi la vie de tous les jours deviendrait vaine. Quand ils s’étaient quittés Jacques et Claire, Jean et Claire, leur crise aiguë était surmontée. Ils soignaient maintenant sans s’aveugler la pathologie avec laquelle ils devaient vivre. Claire ne savait qui, d’elle ou d’eux, avait le plus touché aux limites de la psychanalyse. Oui, elle pouvait démonter des angoisses, des dépression, des phobies, affaler les épouvantails qu’on s’était dressés, mais la vie, elle, ce qui fait qu’on vit, ce qu’on veut de la vie, reste au-delà de l’analysable. Ce qui nous a constitués est établi une fois pour toutes, hors d’atteinte du désir, de la volonté de changer. « C’est comme ça », pourrait-on dire. Jacques et Jean, si semblables et si différents l’avaient aveuglée de cette évidence. Jacques s’était abîmé – dans les deux sens du terme – dans le mal. Non le mal au sens moral, mais celui qui fait mal. Il avait adoré une mère jeune et belle, vivant quelque part au bord de la mer. Elle lui montrait ses chairs, lui permettait de les toucher, jouissait sans doute sans le savoir de son adoration, riait de le faire plier au propre et au figuré. C’est dans ce jeu heureux et cruel qu’il s’était abîmé. Quand plus tard, loin d’elle, il l’avait reproduit en pension avec des garçons, d’abord séduits avant qu’ils ne se retournent contre lui, les jeux étaient faits. L’homosexualité, le masochisme s’étaient cristallisés dans une douleur et une jouissance non dites, non sues. Elles l’avaient replié sur lui-même, coupé de liens profonds avec les autres, coupé de sa mère devenue lointaine, coupé de son père qui n’y avait jamais vu que du feu. Et quand, plus tard, il avait rencontré le jeune pervers sentant la proie facile, il était tombé dans ses rets. Violence d’un jour, violence d’une nuit, VIH en prime, il avait fui, mais il était marqué pour la vie. Une compagne, meurtrie elle aussi n’avait demandé qu’à le panser, surfant sur son homosexualité réduite à des liens platoniques qui le mettaient pourtant en feu mieux que la tendresse de l’épouse. Cela aurait pu l’entraîner à nouveau au bout de la nuit s’il ne s’était raccroché à elle qui se raccrochait à lui. Cahin caha, ils avançaient dans la vie, travaillaient beaucoup, de ce travail qui narcissise les jeunes gens talentueux, absorbe leurs jours et leur offre des loisirs à leur mesure. Heureusement, ils avaient ça, avec cet enfant qui ne venait pas. Mais le voulaient-ils vraiment ? Elle, après 127

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bien des galères, était-elle prête à être mère ? Et lui ? Certes, il aimait les petits, mais en avoir, cela voulait dire rester mari. Le devoir conjugal gâché par les préservatifs ou l’injonction médicale ne le faisait pas rêver. Sa tête était ailleurs. Ce qui le faisait jouir, c’était un jeune homme nu qu’il avait vu le regarder sur une plage derrière des oyats ; lui s’en était allé pour l’entraîner là où cela aurait été possible ; mais non il était revenu sagement à côté d’elle sur la serviette de plage. Ou cet autre avec qui ils s’étaient reconnus dans une capitale ; il l’avait suivi jusqu’à son hôtel ; et puis non, là encore il avait fui. Sa vie était une succession de moments brefs et intenses où le corps et la tête assaillis, il était prêt à succomber au démon qui l’habitait. Pourquoi pas, se disaient Claire et lui ? Mais ils savaient tous deux que c’était le doigt dans l’engrenage. Sa force de soumission, de destruction le mènerait de la rencontre furtive à la rencontre sauvage, au trouble de ces nuits où tout est possible et tout se détruit. Ce à quoi la séropositivité l’avait arraché, n’avait fait que l’effleurer dans son jeune âge et toujours le menaçait. Douleur et jouissance loin de sa vie sage. Claire, étrangère à ce type de volupté, ne savait que conseiller. Heureusement, les psychanalystes ne sont pas là, dit-on, pour conseiller. Bienheureuse règle protectrice de leur lâcheté. Parce qu’ailleurs, ils savent bien la détourner d’une interprétation pertinente, inconsciemment évidemment, quand ils croient voir l’un s’engager répétitivement dans la mauvaise direction ou l’autre rester aveugle à celle de sa libération. Jean, c’était tout autre chose. Sa mère lointaine, remplissant à merveille son rôle de maîtresse de maison pour une famille bon chic, bon genre, était plutôt discordante dans ses demandes et ses affirmations. Elle l’avait poussé tôt à prendre ses distances. Enfin c’est ainsi que Claire voyait les choses. Ceux qui comptaient pour Jean étaient les hommes ; un grand-père mi-héros, mi-traître à sa patrie ; un père brillant, réussissant, qui lui avait tout appris  ; du moins c’est ce qui ressortait de l’admiration inattaquable qu’il avait pour lui. Après son père, c’étaient donc des hommes qui l’avaient séduit. L’un pour partager les jeux de l’esprit les plus prisés, d’autres pour les jeux du corps, la montagne, le bateau, sans que rien n’affleure d’un désir d’un autre ordre. Les filles lui plaisaient et il savait leur plaire. Cela aussi était un jeu. Quand il en avait trouvé une qui aimait jouer, là-bas, en Afrique, il n’avait pas hésité. Il n’avait pas pensé que, s’il n’était pas le premier avec qui elle jouait, il prenait des risques ; ils n’en avaient pas parlé. La femme qu’il avait choisie, la vraie avec qui il vivrait, n’était pas de cet acabit ; une intellectuelle, de bonne famille elle aussi, l’avait pris comme il était sans chercher à savoir comment cela lui était arrivé. Claire l’imaginait lointaine comme 128

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sa mère. Choisir un enfant de sperme inconnu plutôt que d’en adopter quand l’homme qu’on aime ne peut vous le donner, Claire ne pouvait l’envisager. La loi, pensait-elle, aurait dû s’y opposer. Mais là n’était pas son problème. Son problème était celui de Jean, malade de devenir père, sans savoir pourquoi ça le troublait tant. Malgré tout ce qui les opposait, Claire ressentait ce que devait ressentir Jean. Un enfant par devoir, un devoir conjugal qui vous attache. Jean, sans le savoir, rêvait d’un ailleurs qui n’avait rien à voir avec celui de Jacques, un ailleurs lointain où il aurait été libre d’aller, l’Afrique, l’Amérique sauvage. La menace de maladies opportunistes l’en empêchait. Seul, il aurait pris le risque ; marié, cadré, paternalisé, il devenait comme un lion en cage qui n’aurait pas su qu’il était dans une cage. En dehors des enfants à élever, sa femme lui était presque aussi étrangère que l’Africaine avec qui il avait joué. Pour les jeux masculins, son travail avait été un bon terrain, puis il s’en était lassé, comme des autres qu’il avait partagés. L’analyse insinua de surcroît quelques fissures dans l’harmonie vantée des relations paternelle et fraternelles. Pour trouver du nouveau, décidément il aurait fallu aller loin. Claire s’était sentie piégée. Comme lui, elle pensait que l’ennui naît de l’uniformité, qu’il existe un ailleurs plus ou moins lointain qui change la nature des choses. Le sel de la terre leur donne une saveur qu’elles ont perdue ici. Claire avait eu l’impression que Jean l’avait fuie et, à juste raison, fuie en interrompant sa psychothérapie. Ils auraient risqué de se renvoyer en miroir le désenchantement de la vie qu’ils s’étaient choisie, eux, les plus chanceux. Jean avait trouvé réponse dans les contraintes du sida, Claire n’avait pas cette raison-là. Et Jean avait peut-être senti que l’analyse l’aurait mené à n’y voir qu’un alibi. Quelles que soient les circonstances de la vie, leur dilemme était d’abord interne.

Médecine extrême Au temps où elle allait voir des malades en réanimation, elle en sortait avec l’intention de glisser dans son sac entre sa carte de groupe sanguin et sa carte de sécurité sociale, un mot catégorique : « Je refuse d’être amenée en Unité de Soins Intensifs ». Elle avait la gorge serrée comme dans un étau du cri qu’elle aurait voulu pousser à s’identifier aux soignés, les muscles tendus de la colère contenue contre les soignants qui les ignoraient tant. Mais elle était trop raisonnable. C’est le prix à 129

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payer le jour où vous prenez de plein fouet quelque fou qui aura doublé en haut de côte ou méprisé la ligne jaune, pour avoir une chance qu’on recolle les morceaux. Elle se contentait de recueillir les débris d’âme de ceux qui en sortaient, une fois leur corps rendu à lui-même. Ils lui racontaient comment dans le demi-jour de leur vie, ils s’étaient crus dans un camp soumis aux nazis ou avaient transformé les appareils inconnus qui les ventilaient, les perfusaient en instruments de torture du Moyen âge. A elle, ce n’étaient pas tant les contraintes physiques nécessaires qui importaient, que la contrainte morale d’être considéré en objet, dépossédé de soi-même. Les discussions techniques commencées au pied du lit, continuées devant le négatoscope du couloir, décidaient de la meilleure, ou de la moins mauvaise façon de les empêcher de mourir. Le dire aux intéressés n’était pas de mise, ils n’auraient rien compris et, en ce lieu où l’on était capable de réparer les bavures d’autres équipes médico-chirurgicales, leurs angoisses et leurs questions n’auraient pu que troubler. Mieux valait que leur canule de trachéotomie, leur conscience entre veille et sommeil les empêchent de les poser. Il n’était pas question de leur proposer une ardoise et un crayon. D’ailleurs après avoir tapé sur l’épaule d’un de ses administrés en lui disant : « Alors, ça va pépé », le grand chef ne disait-il pas à Claire : « Voyez ! comme nous les soignons avec humanité ». Après, les malades lui racontaient les cauchemars faits de rêves et de réalités qu’ils avaient vécus et aussi cette souffrance d’être coupés des leurs, ce flottement perturbant de ne savoir ni le jour ni l’heure. Ailleurs des psys accompagnent les réanimateurs. Ils sont bien vite prêts à sombrer dans la pensée magique et croire ceux qui disent être revenus de la mort, oubliant que ce qu’ils racontent sont les bribes intermittentes de leur reprise de conscience, l’émergence du rêve vers la réalité, et tout ce qu’ils ajoutent dans les blancs de ce qu’ils ont vécu pour construire une histoire cohérente. Claire imaginait que des associations d’anciens réanimés, vivant sur leurs souvenirs reconstruits, pourraient partir à l’assaut des temples de leurs tortionnaires en oubliant qu’ils leur doivent la vie. Exposée à la violence médicale par personne interposée, Claire vivait pourtant de douloureuses expériences quand elle allait rendre visite à ses malades hospitalisés, soit que les années de combats plus ou moins victorieux contre l’ennemi les aient attachés l’un à l’autre, soit que l’expérience qu’ils avaient à traverser lui paraisse particulièrement cruelle. Ainsi elle n’avait pas voulu abandonner Francine dans son dernier 130

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parcours en cancérologie. Elle l’avait connue déprimée nombre d’années plus tôt, quand la fabrication de ses plaquettes sanguines s’était mise à dérailler, leur nombre à exploser. Des drogues pouvaient les faire rentrer dans le rang à condition de les absorber tout le temps. Juste avant de tomber malade, cette battante qui avait supporté bien des épreuves de la vie, s’était laissé démonter par les rivalités et conflits qui, dans la grande maison où elle faisait pas à pas carrière, l’empêchaient d’organiser le travail à sa manière. Qu’est-ce qui avait été cause ou résultat entre déprime et maladie, abattement et non résolution des conflits, personne ne le saura jamais  ? Toujours est-il, Francine s’en était bien sortie. Elle avait repris sa destinée en main et, dans son travail, était plus ou moins parvenue à ses fins. Evidemment restaient ses plaquettes qui demandaient qu’on s’en inquiète. Là aussi elle avait fait face. Pleine d’admiration pour l’hématologue qui avait su en contenir le nombre, devenue amie de la technicienne qui le surveillait, elle était la malademodèle. C’est-à-dire justement pas une malade, mais une jeune femme qui vit sa vie, élève ses enfants dans une famille unie, en consacrant juste ce qu’il faut d’attention aux problèmes que lui causaient son sang. Dix ans sont passés ainsi avant qu’une nouvelle tuile ne lui tombe sur la tête. Etait-ce la durée de son traitement ou les impondérables ordinaires de l’environnement, elle dut comme bien d’autres faire face à un cancer du sein. Cette fois elle ne se laissa pas abattre et affronta courageusement l’événement. Sa chimiothérapie finie elle était à nouveau comme avant. Toujours entreprenante, malgré les failles profondes que son enfance avaient inscrites en elle : un père déporté qu’elle n’avait pas connu, une mère qui ne s’en était pas remise et que déjà enfant elle devait soutenir, un frère chéri suicidé, sans compter le poids de ce qu’on appela plus tard génocide qui accablait la famille élargie ou du moins ce qu’il en restait et le quartier où elle grandissait. Etait-ce déjà par un instinct de survie que malgré son attachement à ses origines, elle s’était mariée à un Pyrénéen qui l’avait acceptée, elle, son passé, sa famille et les déchirures qu’elle en gardait ? Il va sans dire que de parler de tout ce que jusque-là elle avait gardé secret n’avait pas été sans créer des liens entre Claire et elle. Aussi quand quelques cinq ans après son cancer, on soupçonna, puis on vit qu’il en restait des foyers éparpillés, Claire sut bien avant elle que cette fois elle ne triompherait pas. Elle, elle fit comme toujours, décidée à se battre. Une fois que la chirurgie eut retiré ce qui pouvait l’être, au lieu de chercher les médecines qui calmeraient ses douleurs, atténueraient ses spasmes, elle avait frappé avec obstination aux portes des cancérologues et trouvé ce qu’on trouve en ces cas. Une première chimio à qui bientôt 131

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la maladie échappa, puis une deuxième, puis une troisième. Entre les cures, dès qu’elle pouvait, elle rentrait chez elle et faisait comme si de rien n’était. Un temps encore elle put profiter de sa campagne au pied des Pyrénées où les paysages, les gens la rassérénaient. Puis elle fut trop fatiguée pour y aller. Puis elle ne put plus rien avaler, puis ses douleurs s’intensifièrent. Elle voulait toujours croire à la chimiothérapie qu’on n’avait pas encore essayée. L’écart entre ce que sa tête voulait et ce que son corps lui disait devenait insupportable à Claire. Celle qu’elle avait si longtemps admirée pour son courage et sa lucidité, s’aveuglait. Mais la fin approchait, elle devait maintenant rester hospitalisée et d’ailleurs était-ce peut-être le début de métastases cérébrales qui déroutait sa pensée. A quoi servait que le scanner le prouve ? La dernière fois où Claire était allée la voir, son médecin dans le couloir disait « ouf ! », elle avait eu un choc cette nuit, sa tension s’était effondrée, on l’avait crue morte, on avait pu la réanimer. La réanimer pour quoi ; pour qui ? Pour prolonger ses souffrances qui heureusement s’atténuaient  ? Celles de son mari, de ses fils suspendus à ces restes de vie et qui, comme Claire, bien plus que Claire puisque çà les touchait de plus près, souffraient d’assister impuissants au délitement de son corps et de son esprit ? « Oui ! la nuit avait été dure, dit-elle à Claire, mais elle était contente, cette fois encore elle s’en était sortie. » Elle était si fatiguée qu’après quelques phrases ses yeux se sont fermés et Claire s’est éclipsée. Dehors, dans un matin froid et gris, elle pleurait. Dans une banlieue ni plus triste, ni plus gaie que celles d’alentour, devant un superbe bâtiment hospitalier, néo-temple de la chirurgie où l’on réalisait des interventions qu’on ne faisait nulle part ailleurs, en se dirigeant vers sa voiture pour aller s’occuper de ses patients bien en vie, elle se demandait à quoi tout cela servait, cette médecine de pointe certes, mais où l’on ne pense pas. Est-ce vraiment ce que doit être la fin de la vie ? Est-ce qu’elle aussi, quand elle en serait là, voudrait coûte que coûte tenir un jour de plus en refusant de voir qu’après un jour, un autre jour et un jour encore il faudrait bien qu’il n’y ait plus rien ? Le lendemain tout était fini. Le souvenir lui ne s’effacerait pas.

* *    * Simon ne lui avait pas encore raconté grand’chose de sa vie quand elle était allée le voir en psychiatrie. Elle l’avait vu lors du traitement d’une hépatite. Quand la fatigue l’avait submergé, que son appétit avait 132

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baissé et qu’il avait commencé à maigrir, la biopsie avait montré qu’il était temps d’enrayer l’évolution. Quand on lui avait proposé l’interféron, il n’avait pas hésité. Le traitement, alors rare et cher, n’était pas dépourvu d’inconvénients, il se trouvait privilégié de pouvoir en bénéficier. D’ailleurs son état s’était amélioré, il avait pu reprendre son métier. Sa question en venant voir Claire était : « Pourquoi moi ? Pourquoi à ce moment-là ? » Il se savait enfoncé dans un bourbier : entre sa femme et sa maîtresse la situation avait explosé. Il ne comprenait pas qu’elles n’admettent pas qu’avec les deux ce n’était pas pareil et qu’il ne puisse continuer, d’autant qu’il avait voulu «  la transparence  ». De ses deux femmes, il ne voulait rien perdre et cessa vite de venir voir Claire, l’interféron ayant enrayé ses problèmes de santé. Claire en entendit parler quelques mois plus tard quand l’effet délétère de l’interféron joint à la mort de son père avec qui s’était nouée une longue histoire d’amour et de haine mélangés, avait rompu son équilibre psychique. Malgré son intelligence et sa force de caractère, les vannes avaient brusquement lâché. Au lieu de dormir il passait ses nuits à parler, déversant comme un torrent ce qu’il avait si longtemps retenu. Il ne mesurait plus auprès de qui il pouvait le faire et quand il aurait dû se contenir pour préserver l’image qu’on avait de lui. Son excitation, un état maniaque, était une réaction de deuil rare, mais connue, une réaction rare, mais possible à l’interféron, qu’il n’aurait sans doute pas eue sans la conjonction des deux. Sa femme et son médecin alarmés l’avaient emmené en urgence voir un psychiatre inconnu de lui. A son habitude il avait voulu tenir tête, mener les choses à sa manière, refuser le neuroleptique qu’on lui proposait. Il ne se rendait pas compte qu’il n’avait plus le droit de le faire. Le spécialiste n’était pas prêt à négocier : c’était ça ou rien. Il crut que ce pouvait être rien et se retrouva ainsi en hôpital psychiatrique, derrière une porte fermée à clef. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, était prêt à intenter un procès pour internement arbitraire, inconscient qu’on n’avait pas trouvé d’autre façon de le soigner. Effectivement, en deux ou trois jours de médications adaptées, il s’était calmé. Claire prévenue s’était décidée à aller le voir, sans vouloir intervenir en rien dans le traitement administré. Quelques expériences précédentes l’avaient échaudée, de jeunes internes du haut de leur science toute fraîche, refusant les hospitalisations qu’elle demandait. Comment auraient-ils su qu’avec ses années d’expérience, elle évitait autant que possible de le faire ? Si elle ne trouvait de meilleure solution, il y avait quelque raison de l’adopter. Des malades issus d’autres circuits l’avaient 133

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avertie : hors l’administration de médicaments, il ne se passait plus rien dans les longues journées à l’hôpital spécialisé. Plus de possibilité de trouver quelqu’un à qui parler de l’imbroglio qui les y avait menés et qu’ils retrouveraient tel quel à leur sortie. Et puis il y avait le souvenir déjà lointain de Guilaine, visitée dans le service d’à-côté. Dans l’une de ses bouffées de délire paranoïaque n’avait-elle pas eu l’idée, pour couper à ses persécuteurs, de se jeter dans la Seine une nuit de décembre ? Repêchée, enfermée, elle avait résisté à des doses phénoménales de neuroleptiques. Mais comment, lorsque vous croyez déjà que l’alter ego de votre boulot, cadre supérieur dans la même banque, piège votre ordinateur parce qu’il n’admet pas que vous, une femme, soyez son égale, comment accepter ici que la moindre femme de ménage ait droit à une liberté dont vous êtes privée ? Tout ce à quoi on peut légitimement aspirer était ici contrecarré. De chaque visite, Claire ressortait désolée de son impuissance, bouleversée de prendre conscience que si cela devait lui arriver, elle serait aussi prête à aggraver son cas en se débattant dans l’inextricable toile des interdictions et transgressions. Guilaine, à force, avait compris. Elle avait appris à se taire. Quand elle sortit, toujours noyée sous les neuroleptiques, son délire s’était considérablement aggravé. Son persécuteur initial était censé avoir constitué un réseau infini de comparses, celle qui lavait le sol de la chambre d’hôpital et celle qui distribuait les médicaments, celui qui passait régulièrement sous sa fenêtre et l’autre qui avait eu un signe énigmatique en la croisant dans le parc… En quelques semaines de liberté on put revenir à la dose-plancher de médicaments. Elle reprit son travail. Elle avait retrouvé ses sorties, ses amis, la vie. Comme les fois précédentes, elle se crut guérie et arrêta son traitement. Quand son délire reprit, elle ne fit pas la même erreur. C’est du cinquième étage qu’elle sauta, elle avait su cette fois échapper à ses persécuteurs tant réels qu’imaginaires. C’est forte, si on peut dire, de ces expériences que Claire était allée voir Simon hospitalisé. Le pavillon qui n’avait pas changé depuis des années, respirait maintenant une sorte de misère comme les vieux abandonnés. Les plafonds trop hauts, les lumières trop faibles, des couloirs déserts et des pas qui résonnent dans l’escalier trop grand, la rareté des soignants réfugiés dans une pièce, tout donnait l’impression d’une caserne désaffectée habitée d’une immense tristesse. Simon, lui, avait déjà retrouvé ses esprits. Il put raconter ce qui lui était arrivé et elle le trouvait étonnamment résigné, grâce aux neuroleptiques sur lesquels pour lui non plus on n’avait pas lésiné. Les semaines passèrent, lentement on diminuait les doses. Il avait maintenant droit à des sorties et 134

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rentrait docilement dans sa cage après chaque week-end. Puis il devint déprimé. Qui ne le serait, privé de ce qui fait la vie, dans le contrecoup de l’exaltation d’un moment, réalisant ce qu’au bout du compte il risquait de perdre si l’on voyait en lui «  un fou  ». Ne l’avait-il pas été quelques jours ! Et c’est sur eux que l’hôpital psychiatrique ferme ses portes. Après encore quelques semaines d’observation on le laissa reprendre ses activités. Il fallut encore deux ou trois mois pour que soit levée la procédure d’hospitalisation à la demande d’un tiers. On lui reconnaissait à nouveau le droit de décider des choses lui-même. Quand ce dernier verrou fut levé Simon put enfin raconter – ou peut-être penser lui-même – la violence de ce qu’il avait subi. D’accord il avait fallu l’hospitaliser, mais il n’y avait aucune raison de le tenir si longtemps enfermé, privé de liberté, sous la coupe de décisions qu’il jugeait encore arbitraires. S’ils les avait acceptées c’est que, lui qui n’était pas fou, avait tout de suite compris qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Et de raconter l’horreur des immenses journées inoccupées, sans échanges possibles ni avec les soignants, ni avec les soignés. Il avait exigé, disait-il, cinq minutes d’entretien quotidien avec son médecin en plus de la rencontre prévue hebdomadaire et, pour tuer le temps, accepté les séances d’ergothérapie, n’ayant sinon, dans l’immobilisme qui était tant son contraire, d’autre issue que de se taper la tête contre les murs. Claire partageait son impression de gâchis inestimable, une vie entre parenthèses, quand lui avait tant d’autres choses à en faire. Et un sentiment d’abus du pouvoir que donne le savoir quand il se prend pour irrévocable. Claire et les psychiatres hospitaliers ne vivaient pas dans le même monde. Elle, avec ses doutes et ses hésitations, ses tentatives de se situer au plus près de ce que ses malades peuvent accepter. Eux avec leur réputation, leur enseignement, leur chaire, tout ce qui leur laisse croire que ce qu’ils énoncent est la vérité. Et puis il y a l’idéologie sécuritaire qui empêche les uns de vivre et les autres de penser. Un fou qui commet un acte irrémédiable parce qu’on a mal jugé sa dangerosité pour lui et ses semblables, va faire la une des journaux. La société entière se retournera contre celui-supposé-savoir qui l’a laissé échapper. Le voici traîné devant les tribunaux en victime expiatoire, ou à tout le moins définitivement déconsidéré, toute sa pratique remise en cause. Alors pour éviter ce danger dix précautions valent mieux qu’une, cent enfermés plutôt que l’un que l’on ne sait repérer parmi eux. L’oeil vigilant des gardiens empêchera leurs innocentes bêtises en même temps qu’ils couperont les précieux liens qui les rattachaient encore au monde des bien pensants. 135

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Claire pensa alors à Jeannette, une psychotique qu’elle voyait depuis des années, sans parvenir à lui trouver un traitement satisfaisant. Elle n’était pas la première à patauger. C’est à quatorze ans que Jeannette avait connu l’HP, l’hôpital psychiatrique, pour deux années. Quelles ques soient les angoisses qui l’y avaient amenée, elle était ressortie brisée de ce triste apprentissage de la vie quand les adolescents de son quartier avaient gaiement tâté des plaisirs et des dangers du monde bien vivant d’alentour. Avec pour information sur tout nouveau neuroleptique, celles données par les laboratoires certifiant qu’il a franchi tous les obstacles à surmonter, satisfait à toutes les exigences et qu’il surpasse bien sûr en efficacité tout ce qu’on avait vu jusque-là, aidée avec plus de sincérité par l’avis de patients qui l’avaient déjà expérimenté, Claire s’était dit que les grands experts hospitaliers pouvaient savoir mieux qu’elle ce qui conviendrait à Jeannette. Se souvenant d’avoir été jadis chef de clinique là où était interne le chef d’une unité, elle pensait ne pas être le praticien lambda quand elle lui demanda s’il pouvait recevoir Jeannette. Il répondit qu’il avait autre chose à faire et qu’elle s’adresse à son assistant lambda. Claire et Jeannette ont continué vaille que vaille, avant que Jeannette finisse par pouvoir se passer de Claire et de ses neuroleptiques. Claire en avait froid dans le dos quand elle pensait à ce à quoi elle l’avait exposée. Si sa proposition avait été acceptée, elle n’aurait sans doute pas pu éviter les longues hospitalisations entrecoupées de séjours sous camisole chimique à la maison. Mieux valait que Jeannette reste avec ses angoisses mal apaisées. Au moins dehors, malgré elles, Jeannette vivait.

* *    * Corinne, elle, ne vivait pas. Pendant des mois, elle était venue lui dire que ça ne servait à rien, qu’elle ne comprenait rien. Ah ! l’autre analyste, celle de l’autre ville, elle, avait tout compris. Elle s’était donné du mal, lui avait permis d’évoluer. Claire, pas. Semaine après semaine, le même discours revenait et il fallait que Claire se raisonne. Oui, mais… Corinne arrivait maintenant à vivre seule dans la grande ville, sans être haineusement prise en charge par ses parents, sans avoir besoin de se faire nurser pendant des mois et des mois dans un service hospitalier. Son travail ne lui plaisait pas. N’empêche  ! C’était la première fois qu’elle parvenait à en garder un, puis un autre et, bientôt, à payer son loyer. Les paroles, elles, étaient toujours les mêmes : Claire ne lui servait à rien. Ironie du sort, l’analyste précédente, novice dans le métier, était 136

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venue régulièrement, en supervision, demander à Claire, censée savoir s’y prendre avec ce type de patientes difficiles, comment il fallait faire. Elle aussi en avait bavé. Claire était bien placée pour le savoir. Ce secret bien gardé contribuait-il à entretenir l’animosité de Corinne ? Il faut dire que Corinne n’était pas heureuse, ne serait jamais heureuse. Au soir de sa vie d’analyste, Claire était convaincue que le malheur des anorexies mentales graves était irréductible. Le malheur, fallait-il parler de malheur  ? L’analyse butait justement chez elles sur l’absence de malheur comme l’absence de bonheur. Leur refus forcené de la vie telle qu’elle leur était donnée, refus qu’elles exprimaient entre autres dans leur refus de nourriture, n’accompagnait pas une douleur à laquelle l’autre aurait pu être sensible. Elles pouvaient fournir une démonstration froide de ce qu’on leur avait fait subir ou de ce qui leur avait manqué. Elles s’acharnaient à prouver à l’autre son impuissance et préféraient parfois tuer leur corps plutôt que de lui céder. Jamais on ne les sentait au bord des larmes. Jamais un attendrissement aurait donné envie de les prendre dans les bras pour les consoler. Elles étaient devenues dures comme de la pierre. Reproche vivant, rempart dressé contre, toujours contre. De l’extérieur, il était parfois difficile de comprendre contre quoi. Peu importait, leur seule façon d’exister était de dire non. Combien de fois Claire s’était-elle obstinée à trouver la faille, la plaie et le mot qui toucherait. Combien de fois, après la succession des enfermements subis pour les mater et les faire manger, elle était arrivée à ce qu’un désir de comprendre les rapproche. Avec Corinne, jamais. Seules sa présence régulière et l’amélioration de sa vie en société disaient que quelque chose se passait, que jamais elle ne lui livrerait. Mais le savaitelle, elle-même ?

* *    * Immolée par le feu. Quel sens cela peut-il avoir dans le pays des adorateurs du feu, ces zoroastriens si intransigeants qu’ils n’admettent de demi-mesure entre les deux principes du bien et du mal, là où AzuraMazda, le bien, qui est aussi la lumière, le feu, doit vaincre les forces du mal ? Immolée par le feu. Quel sens cela peut-il avoir en ce début du XXIème siècle, quand tant de jeunes donnent ainsi leur vie à des causes désespérées, en s’immolant avec les victimes de leurs agressions ? Immolée par le feu. Quel sens cela peut-il avoir à Paris, Bois de Boulogne, pour une jeune Indienne qui n’a trouvé d’autre façon d’exprimer son refus 137

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du monde, son refus de la vie  ? Sobia n’avait pas de visée grandiose en mourant ainsi. Elle n’avait ni convictions politiques, ni convictions religieuses à défendre. Elle n’avait pour elle que sa folie, son désespoir et seulement son père à désigner comme ne lui ayant pas rendu justice. Quelle violence contre elle a-t-elle dû déployer pour se faire entendre de celui qui, au-delà de la mort, restera sourd à sa souffrance. Claire connaissait Sobia depuis des années. Elle avait essayé de l’aider par tous les moyens en son pouvoir, médicaments, psychothérapie, conseils pratiques pour gérer sa vie, tentatives de conseils par l’intermédiaire d’un ami commun, un homme, à son père qui ne voulait pas savoir que les difficultés de sa fille étaient hors normes. Une fille difficile, exigeante, ingrate, qui avait tout pour elle et ne le reconnaissait pas. Tout… sauf l’essentiel, l’amour que l’on reçoit et celui qu’on donne. A vingt ans, le monde ne l’aimait pas et elle n’aimait pas le monde. Elle n’était pas aimée et était inapte à aimer. Tout dans ses rapports aux autres était discordant et, par ses récriminations, elle lassait les meilleures intentions. A ce moment, on parlait d’elle dans la rue, on la montrait du doigt, on l’injuriait ; sa discordance devenait délire que les neuroleptiques calmaient, mais ils ne savaient lui donner un moment de bonheur. Sobia n’obtenait jamais des autres ce qu’elle voulait, être aimée. Elle le leur reprochait, ils s’éloignaient. Plus seule et persécutée que jamais, elle délirait, se retrouvait hospitalisée, privée de liberté jusqu’à ce qu’elle soit calmée, ressorte et replonge dans sa spirale infernale. Au fil des années, elle avait fini par faire confiance à Claire et, à sa façon agressive et maussade, à s’attacher à elle. Mais, pas plus que les neuroleptiques, Claire ne pouvait lui donner la joie qu’elle n’avait pas. Son jeune frère à qui son père l’avait abusivement confiée, était tout ce qu’elle avait dans la vie. Leur cohabitation n’était pas sans éclats, mais lui à qui tout réussissait, études, travail, amours, amis, gardait un compassion pour cette sœur qui ratait tout ce qu’elle entreprenait et, aidé de ses amis, palliait quelques manques. Pas autant bien sûr qu’elle aurait voulu. Le fait qu’il parte s’installer chez lui, l’abandonnant à sa solitude, a dû créer le vide irrémédiable qu’elle ne pourrait plus combler de ses agaceries. Pourquoi Sobia était-elle ainsi ? Ni la science psychiatrique, ni les talents psychanalytiques ne donnaient réponse à la question. Sa paranoïa la coupait des autres, la coupait de la réalité, la coupait de la vraie vie. Sobia que son père aurait pu entretenir à ne rien faire, s’était essayée à divers emplois d’où elle partait en claquant la porte, si elle n’était pas renvoyée. Elle s’était enfin accrochée à un poste de vendeuse dans le 138

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milieu de la mode qu’elle aimait. Ce n’était ni Ted Lapidus, ni Christian Lacroix, pas même Gap ou Zara. Malgré tout, Claire n’était pas peu fière de son entrée dans la vie de tout le monde, même si, en passant devant un sac Vuiton, elle craquait et dépensait sur le champ ce qu’elle avait gagné en un mois, sans comprendre la colère de son père qui renflouait son compte en banque. Pourquoi Sobia était-elle ainsi ? Tenait-elle de son père qui, de caractère, était aussi inaccessible aux désirs et aux besoins des autres ? Avaitelle souffert de perdre trop tôt l’amour de sa mère qui avait échappé à l’impérialisme paternel en mourant jeune d’un cancer ? Autre façon de se détruire et en tout cas faillite à remplir son devoir de protéger ses enfants. Sobia n’en disait rien. Claire n’avait pu remplacer sa mère et tenir son rôle protecteur auprès d’elle en attendant qu’elle puisse s’assumer seule face à la dureté de la vie. Etait-elle arrivée trop tard ou manquaitil dès le départ à Sobia la réceptivité nécessaire ? Fallait-il l’imputer au mauvais gène, au mauvais lait, au mauvais père ? Les efforts de Claire n’avaient pu la sauver. Quand Claire avait cessé de travailler, elle était rentrée dans le circuit des traitements plus classiques. Après une nouvelle tentative de suicide, Sobia avait eu droit au principe de précaution : aller chercher chaque jour ses médicaments dans un dispensaire. Mais comment plier, pour leur bien, ces natures rétives à un monde dont elles ne reconnaissent pas les règles ? Sobia, en s’immolant à la façon de son pays, n’avait-elle pas trouvé la seule issue à une douleur morale dont ceux qui ne l’ont pas connue ne peuvent mesurer l’intensité ?

La guerre Claire était d’une génération baignée de nouvelles de guerres, mais avait eu la chance de passer entre leurs mailles. Son premier souvenir, vrai ou faux, loin avant tous les autres, était l’image d’un gardechampêtre tapant sur son tambour. Elle le voyait depuis la fenêtre de la maison de la mer. La légende implicite de l’image disait qu’il annonçait la déclaration de guerre. Longtemps encore, elle avait vu les gardes-champêtres annoncer les nouvelles. Etait-ce parce que celle-ci avait bouleversé son entourage qu’elle était restée gravée ? Elle-même était trop petite pour que la guerre la touche, son père trop vieux pour la faire, son frère trop jeune. Les images médiatiques des combats ne 139

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venaient pas encore frapper les imaginations, le cinéma était fermé et, avec le vélo comme moyen de locomotion, l’horizon était borné. Claire, petite, savait que les hommes en uniforme étaient les ennemis. Elle s’était prise de peur un jour dans la rue, hésitant à croiser un militaire, d’un pas à droite, d’un pas à gauche, puis d’un pas à droite encore, craignant qu’il ne veuille se venger de cette petite fille qui lui barrait le chemin. Pour le reste, l’état de guerre était l’état ordinaire, les rutabagas et les nouilles noires, le pain, le lait rationnés et à l’école les biscuits vitaminés. Elle apprit plus tard ce qui lui avait manqué, en découvrant une orange un matin de Noël et le pain blanc en allant à Genève. On gardait le tabac pour l’oncle prisonnier et le chocolat plein de crème blanche qu’elle adorait au cas où un jour il disparaîtrait. Par rapport à la famine anticipée, le présent était bon à prendre. Les nouvelles de la guerre, c’étaient la petite musique de radio-Londres et les poèmes en prose qui l’accompagnaient, « le loup est entré dans la bergerie », « Gaston a mis son chapeau du dimanche ». Quand elle avait commencé à comprendre, c’était déjà la fin. Son frère suivait les nouvelles à la radio pour déplacer de petits drapeaux sur la carte d’Europe affichée dans sa chambre. Elle savait que, là-bas, loin sur le front de l’Est, les bons, les Russes, l’emportaient sur les mauvais. La guerre plus près ne lui avait jamais fait peur. Elle était habituée aux alertes et se fiait à « la saucisse », le ballon captif en haut de son filin sur la place, pour la protéger des bombes. Les carreaux de la fenêtre de la salle de bain étaient peints en bleu marine et il lui avait fallu des années pour comprendre que la « défens’passive » ne désignait pas cette couleur de bleu. Quant aux bombardements des « nœuds-faire-aux-vières », autre engeance énigmatique, comme elle habitait à mi-distance de deux d’entre eux, elle les voyait de la terrasse où on montait les regarder comme les premiers feux d’artifice auxquels il lui était donné d’assister en toute impunité. Un jour les religieuses de l’école les avaient menées prier à la cave pour que l’incendie du dépôt d’essence des Américains ne fasse pas tout exploser  ; Dieu les avait écoutées, la guerre n’était pas si grave. Elle était d’ailleurs enjolivée des milliers de papiers d’argent lancés par les avions et des premiers chewing-gums distribués par les GI bons enfants, stationnés avec leurs chars au bois de Vincennes. Paradoxalement, ses premières émotions de guerre avaient été pour les Allemands. La ville silencieuse et tapie observait le long défilé de leurs engins quittant Paris. Ils avaient même fait sauter au bout de la rue une jeep qui ne voulait plus avancer. Les pauvres ! Cela devait être dur pour eux, après avoir été les maîtres, de rentrer tête baissée. La seule horreur 140

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de la guerre qu’elle avait de ses yeux vue l’avait marquée pour toujours ; le défilé de quelques femmes tondues poussées par une masse de gens haineux ; sans bien comprendre ce qu’on leur reprochait, Claire avait saisi que les gens paisibles qui l’entouraient pouvaient, de façon incompréhensible, se muer en une foule dangereuse. Dans la nouvelle ère de l’après-guerre, on se racontait ce qui était arrivé. Ses souvenirs avaient-ils tout transformé ou était-ce la réalité ? Elle n’avait pas entendu les peurs et les malheurs, mais les actions extraordinaires. Les grands et petits faits dont on se glorifiait, les incidents tragiques devenus drôles depuis qu’ils appartenaient au passé. Son oncle qu’elle ne connaissait que par les photos en aviateur jeune et beau, revenait en héros. Des « Groupes Lourds » dont il parlait, elle entendait l’Angleterre, les vols de nuit sur mer et sur terre, les pièges de la DCA et ses amis tombés au combat. La version d’alors n’insistait pas sur les tonnes de bombes lancées sur les villes allemandes. Les héros avaient sauvé la France. Puis un autre oncle était revenu, le prisonnier. Quand elle le vit la première fois après des années d’absence, il copinait avec un prisonnier allemand dans une ferme de son pays d’enfance. Les temps avaient changé, la situation s’était inversée. Lui qui se débrouillait en allemand et avait connu le même mal du pays, ne gardait pas rancune. Là-bas, au fond de la Poméranie, il avait troqué sa vie de petit employé pour celle d’un héros de village. La guerre y avait enlevé tous les hommes, le dernier avait juste eu le temps de lui apprendre le métier de boulanger, avant d’aller se faire tuer sur le front de l’Est. Et c’était l’oncle, l’ennemi, qui avait fait vivre les femmes et les enfants, les vieux et les boiteux. Claire apprit plus tard que la boulangère l’avait trouvé à son goût et que lui s’y était attaché. Elle espérait que là-bas on n’avait pas eu la barbarie de la tondre pour lui en faire payer le prix. Elle avait senti la réalité de la guerre quand, la voiture récupérée, on avait commencé à circuler. Sur la côte du débarquement après que le flux des armées s’en fut retiré, à côté de la plage des châteaux de sable, il y avait celle entourée de barbelés, pas encore déminée. Mais, comme les rutabagas, elle découvrait sans étonnement, des plages « comme ça ». Les images rencontrées en route avaient été plus violentes, une cathédrale éventrée, un amoncellement de pierres et de trous mal bouchés pour tout reste d’un quartier… Le cinéma ressuscité jouait son rôle et la visite d’Oradour-sur-Glane avait eu sur elle moins d’impact que La bataille du rail. Les ruines bien conservées semblaient la mise en scène d’un événement irréel. L’église où femmes et enfants s’étaient réfugiés, 141

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l’asile transformé en brasier, moins vrais que les faux cheminots disant ce qu’avaient connu les vrais. Deux de ses professeurs internés pour faits de résistance avaient été les premiers qu’elle ait vu revenir des camps. Les anciennes disaient de l’une d’elle ennuyeuse et terne : « Ah ! si vous l’aviez connue avant ! Ca l’a tuée », mais comme l’autre était la captivante Biou, prête à replonger tête baissée dans la défense de tous les opprimés, Claire avait du mal à incriminer les mauvais traitements. De toute façon, la volonté de protéger les enfants ou l’impossibilité générale de raconter l’horreur empêchaient l’une et l’autre d’en parler. Etait-ce cette image proche qui gommait les moins directement accessibles, l’extermination de la race juive ? Biou avait été en camp de concentration, les juifs aussi, longtemps elle n’avait pas fait la différence. A moins que les strates de sa mémoire aient tout emmêlé, pour elle l’ami de son père, le rabbin de la rue d’en dessous, et le pasteur de la maison au grand cèdre étaient sur le même plan. Etait-ce son entourage trop catholique ou la sidération post-critique des rescapés, comme celle qui suit un électro-choc, qui l’avaient empêchée de comprendre que la question juive n’était pas une question de religion ? Bien plus tard, le Journal d’Anne Frank ou Nuit et Brouillard lui avaient fait toucher, plus que les gens rencontrés, la terreur liée au seul fait d’être né, et le martyr imposé à ceux-là par d’autres qui n’avaient pas plus de raison de se glorifier que les premiers de se cacher. A cause du « Aimez-vous les uns les autres » qu’on lui avait inculqué, elle n’avait rien vu et n’aurait jamais pu croire qu’un pape ait trempé dans une conspiration du silence. L’héroïsme guerrier s’était longtemps confondu avec celui de ses livres d’adolescence. Les récits de ceux qui avaient risqué leur vie pour la patrie en faisaient de preux chevaliers et les héros de la RAF ne se distinguaient pas de ceux du Grand cirque ou de Vol de nuit. Elle ne voyait pas que la guerre était aussi un tissu de basses besognes et d’actions sordides, de bien-protégés envoyant se faire tuer des naïfs ou des bien-obligés, en sachant d’avance que c’était en pure perte. Pour elle, la guerre était dure et chevaleresque. Si elle faisait des victimes qui ne l’avaient pas mérité, c’était pour la défense de justes causes. Peut-être les grands blonds sanglés dans leurs uniformes à croix gammée valaient les Américains, grands noirs ou petits grassouillets dans leurs treillis kaki, et la dévastation du pays de l’ennemi n’était pas plus méritée que celle de son pays. Claire ne savait quand elle avait commencé à douter de la validité des guerres. A la guerre d’Algérie, elle n’avait rien compris. L’Algérie 142

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avait été son premier grand voyage, juste avant le bac, juste avant les hostilités. Et, si les hostilités avaient commencé, elle ne l’avait pas soupçonné. Les jeunes filles de là-bas avaient organisé avec leurs pères un jamboree scout pour les petites Françaises. Claire ne les avait pas vus en oppresseurs. Elle avait été subjuguée par les maisons blanches d’Oran et, dans les grandes propriétés, les orangers, les vignes, les oliviers. Plus loin, le train arrêté par le débordement d’un oued et reparti des heures plus tard, passait entre les beaux spahis aux longues capes sur les quais de gare. C’était déjà l’aventure pour elle. L’air devenait sec, les arbres rares. Colomb-Béchar n’avait pas failli à sa légende de ville du bout du monde, avant la piste du désert, les bordjs sur les hauteurs et les grands patios où elles avaient bu le thé à la menthe versé et reversé selon l’usage. Dans l’oasis de Beni-Abbès, à la limite des sables, elle découvrait les palmiers, les rigoles sous les ombrages, les femmes qui riaient en allant chercher de l’eau et, sur les marchés, les vanneries grossières et les bracelets en broderie de perles. Les militaires avaient prêté leurs tentes pour les nuits froides et l’ombre de leurs bordjs pour la chaleur de midi. On avait montré des villages aux jeunes filles, celui des noirs d’un côté, des berbères de l’autre. Comment penser à la guerre  ? L’ordre établi s’était montré souriant à Claire et ses amies. Et il aurait fallu convenir peu après que tous ces gens se détestaient, elle ne l’avait jamais bien admis. Malgré leur réalité, les Bab-el-oued et les « à pied, à cheval, en voiture » faisaient partie d’une autre scène. Autour d’elle on ne parlait que des vingt-sept mois de service militaire, mais le hasard avait fait que, grâce au sursis, le gros de ses amis avait coupé à la guerre. Et quand la plus pitre de la bande s’était trouvée pour de vrai à la Petite Roquette pour complicité avec l’ennemi, Claire y voyait, malgré son inquiétude, la suprême de ses pitreries. La mort n’existait pas encore pour elle. Les ratonnades parisiennes, comble du racisme et de la trahison lui apparaissaient comme horreurs de la guerre plus que les légitimes, croyaitelle, embuscades des Aurès. Cinq Colonnes à la Une devint le vrai témoin des vraies guerres et cassa la belle image de la guerre. De pays en pays, on voyait les mêmes assauts, les mêmes tirs, les retranchements protégés et les villages incendiés. Il y avait les bons et les mauvais, mais peu à peu, Claire réalisait que, selon le point de vue où l’on se plaçait, les méchants pouvaient devenir bons et les bons, mauvais. Quand, à l’hôpital, elle parlait aux gens de ce qu’ils étaient et de ce qu’ils aimaient, elle était frappée de voir que ceux qui avaient fait la guerre effaçaient le reste de leur vie pour toujours en venir là, comme si l’Expérience avec un grand E avait été 143

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celle-là. L’ex-poilu gazé à la guerre de 14, avec son carnet de santé plein de ses infirmités, le résistant qui avait pris le maquis pour échapper à l’ennemi, bien heureux de s’en venger en faisant sauter quelques convois militaires, le baroudeur légionnaire, couvert de tatouages et de décorations, malgré la syphilis, la cirrhose et le paludisme, en gardaient tous la nostalgie. Seuls les anciens de la si proche guerre d’Algérie se taisaient. Etaient-ils honteux de ce qu’ils avaient fait ou de ce qu’ils avaient vu faire ? Ou déjà l’ère de la décolonisation les avait convaincus de n’avoir pas participé à une juste guerre ? La guerre était pour les hommes la vie de tous les dangers, mais aussi de toutes les libertés. Et créait par dessus tout la solidarité de ceux qui avaient risqué leur vie l’un pour l’autre. Après dix, vingt, quarante ans de retour à la vie ordinaire, ils gardaient une familiarité insolite avec celui qui avait partagé un bout de tranchée, un coin de fortin, l’espace d’un chasseur ou d’un sous-marin. Claire se sentait étrangère à ces récits. Etrangère de n’avoir rien vécu de tel. Etrangère de sentir la différence des sexes s’inscrire à travers la folie et les délices de la guerre. Elle ne se rappelait pas avoir rencontré de femmes exprimer la même jubilation. Elle aurait peut-être changé d’idée en parlant à des Israéliennes convaincues ou des fanatiques islamistes. Mais, à ses yeux, les hommes-enfants continuaient à faire la guerre et à s’entretuer dans l’ivresse du sang et du danger, inconscients de leur réalité, comme ils avaient joué à la guerre, enfants. Leurs rivalités, leur fraternité, le côté charnel de leur proximité, en un mot leur homosexualité ne trouvait pas meilleur lieu pour s’incarner. Le danger leur donnait l’occasion d’assouvir des pulsions que la vie normale demandait d’endiguer, et pas seulement les pulsions sadiques que la guerre permettait aussi de satisfaire. Jamais Claire ne se sentait plus infériorisée, plus femme-objet que quand les hommes en parlaient. Ce qui lui paraissait l’essence même de la vie, la famille, les enfants, n’avait plus de place. Seule une fille à soldats, de préférence animée d’une tendresse maternelle, représentait alors le sexe faible. Rien qui ne s’inscrive dans la durée, ou bien très loin dans la pensée, pour justifier les risques pris et les risques non pris. Mais ce n’était peut-être que la défense aigre-douce de ceux dont la vie était menacée.

* *    * En ce temps-là, une boule de feu s’abattit sur la terre. Puissante comme dix soleils, elle brûla tout sur son passage. En quelques instants 144

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ses millions de degrés anéantirent tout ce qu’elle touchait, maisons, oiseaux, arbres, hommes. Elle vint, puis disparut, laissant sur terre l’immense brasier de tous les feux qu’elle avait allumés et, dans le ciel au-dessus de la ville, une nuée bouillonnante, grossie de mille fumées. Un souffle formidable s’en dégageait, qui projetait à la périphérie tout ce qui pouvait être arraché. Et voilà qu’ensuite, il aspira vers lui l’air s’engouffrant dans les puits de chaleur ainsi créés, le brassant en une violente tornade. L’océan lui-même montait dans le brasier. Il fallut attendre que ce qui devait brûler ait brûlé, pour qu’il tombe une pluie noire qui achevait de refroidir les monceaux de décombres et désaltère enfin les êtres hagards ou hallucinés, violentés par la tourmente, mais qui avaient pu lui résister. Il ne resterait bientôt du paysage alentour qu’un tapis noir d’eau et de cendres mêlés d’où émergeraient ça et là un bout de mur, un tronc calciné et la cohorte hurlante ou gémissante des brûlés. C’était le 6 août 1945 à Hiroshima et la pluie noire était cette pluie chargée de radioactivité qui, pendant des semaines encore, introduirait un germe de mort en tous ceux qu’elle toucherait et qui ne le sauraient pas. Le temps a passé et là où la bombe est tombée les Japonais vaquent à leurs occupations entre les arbres du parc qui occupe maintenant sa trace. Une sorte d’espace de paix refoulant en périphérie les foules pressées. Mais la mémoire collective se charge de les empêcher d’oublier. Des monceaux multicolores de papiers pliés sont là pour le rappeler. Etranges amoncellements pour les non-initiés, qui rappelleraient plutôt des tas de confettis de lendemain de fêtes d’ici. Les chapelets de grues, symboles de paix, analogues à nos cocottes en papier, continuent à être pliées par milliers par des milliers d’écoliers, pour s’assurer que cela n’arrivera plus jamais. Une enfant comme eux avait commencé. Si elle en pliait mille, avait-elle pensé, elle vivrait… mais la leucémie l’a emportée. Et peut-être les millions de grues en papier ne parviendront pas mieux à nous protéger de nos folies.

* *    * L’Indochine était un passé qui l’avait à peine effleurée, aussi avaitelle été surprise de s’être laissée toucher par le Crabe-Tambour. Dans le film, elle s’était pourtant identifiée à ces hommes que seule la mort pourrait détacher de leurs causes perdues. Elle s’était reconnue dans le tourment qui leur venait de se tenir dans la marge indécise entre 145

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pragmatisme réaliste et idéaux chimériques. L’un d’eux, pour oublier la guerre, s’était laissé dériver, drogué, sur des rivières tropicales. L’autre, des années plus tard, sourd à la douleur du cancer qui le tuait, gardait l’espoir de le voir encore une fois lui, le héros, là où il continuait à chercher l’oubli, sur un navire, au gros des tempêtes. Fier et vulnérable, il n’avait plus à braver que la mer démontée pour porter le courrier aux chalutiers, en souvenir de la jungle de tous les dangers. Son admirateur nostalgique allait mourir comme n’importe qui, avec le regret de ne pas avoir été à la hauteur des événements traversés. Mais que restait-il à ceux qui les avaient vraiment domptés, une fois démontées les causes pour lesquelles ils s’étaient battus ? Il fallait être un héros de cinéma pour fuir le monde et ses illusoires combats dans une solitude où les seuls blessés rencontrés n’étaient que des pêcheurs d’Islande. Que pensaient les vrais héros des flux et reflux qui avaient recouvert le pays de leur nostalgie ? Les images du Viêt-Nam avaient balayé celles d’Indochine. Les colons qui avaient inventé le caoutchouc avaient laissé place aux autochtones luttant pour leur indépendance. Mais qu’est-ce que la dictature politique de la Chine, après l’implantation stratégique de l’Amérique, laissait au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? L’économie en berne, la liberté renvoyée aux générations futures. Des idéaux avaient traversé tous les combats, toutes les armées, officielles ou souterraines, portant l’utopie des batailles et des guerres révolutionnaires. Qu’en restait-il, le calme revenu ? Plus les années avaient passé, plus s’étaient estompés les charmes du beau militaire. Les héros avaient cédé la place aux mercenaires. Aucune patrie n’était plus en danger, ou plutôt toutes. Une simple erreur d’un dirigeant, riche d’une arme nucléaire, menaçait les siens autant que l’adversaire. Guerre froide, blocs antagonistes s’étaient substitués aux guerres entre voisins pour la possession de quelques lopins de terre. Personne ne voulait de guerre nucléaire, mais peut-être cela se ferait. L’image de la guerre propre s’était effacée derrière les luttes secrètes. Elle n’était plus seulement Est-Ouest, pas vraiment Nord-Sud. Pendant que les présidents prêtaient de solennels serments de réduire leurs armements, les agents de la CIA et du KGB infiltraient tout ce qui pouvait s’infiltrer. Comme des pieuvres, les deux grandes puissances étendaient leurs tentacules sur les continents. Les Etats-Unis faisaient valser les dictatures d’Amérique du Sud, quand le grand frère soviétique promettait à ses pauvres protégés d’Afrique les lendemains qui chantent, qu’il n’avait su instaurer chez lui. Chacun disposait les pions de sa stratégie sur l’échiquier du monde. 146

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Puis le mur de Berlin était tombé. En avait-on été aussi ravi à l’Est et à l’Ouest qu’on l’avait été à Paris ? Claire avait retrouvé un ou deux ans plus tard, dans les arrières de l’Alexander Platz et de la Porte de Brandebourg, les traces du passé. Elle avait accompagné ses élèves de l’ENA dans leur voyage d’étude de fin d’année et écouté les doctes conférenciers dire comment la réunification à peine entamée devait se faire. Elle, voyant les Allemands de l’Est comme gens de terrain, assimilables à ceux qu’elle connaissait sur celui de la santé, trouva que le rapport était le même. Les grands, les puissants, ceux de l’Ouest, savaient ce qui était bon pour les faibles et n’avaient rien à recevoir d’eux ; comme si les quarante années d’organisation communiste de la société dont il y avait beaucoup de mal à dire, n’avaient rien de bon à donner. Ses patients les plus déshérités avaient appris à Claire que bien souvent quelque chose en eux les avait voués à leur état. Une passivité, un manque d’imagination pour résoudre un problème inhabituel, peutêtre lié à leur environnement, peut-être dû à des failles personnelles. D’autres plus volontaires, osant affronter l’incertitude de la nouveauté, s’étaient lancés dans la lutte pour la vie que requiert la réussite en démocratie et y avaient réussi. Ceux de l’Est qui avaient grandi dans un monde où leurs besoins minimaux étaient assouvis et où il leur était interdit de sortir des ornières, lui rappelaient les premiers. Comment se débrouilleraient-ils dans le pays de Cocagne qu’on leur promettait ? Seulement s’ils prouvaient qu’ils le méritaient  ? Claire pensait depuis longtemps que, pour aider au mieux les malades à vaincre leur maladie, il fallait partir de ce qu’ils en imaginaient et de la place qu’elle prenait dans leur vie. Personne ne se souciait de savoir ce que les habitants de la nouvelle Allemagne voulaient garder du passé, tellement dans le partage manichéen du monde, il était impensable que ceux de l’Est tiennent à quelque chose du leur. La pieuvre communiste du monde de l’Est et du Sud s’était donc rétractée, ne laissant proliférer que quelques rapaces et requins. Du moins, c’est ainsi qu’on voyait les choses depuis le Nord et l’Ouest. L’empire américain, se pensant seul maître de la terre, s’était senti pousser des ailes pour mener la croisade du bien contre des empires du mal fabriqués de toutes pièces. L’audacieux attentat du 11 septembre 2001 était venu à point nommé lui donner raison, en faisant du Moyen-Orient l’ennemi public numéro un. Ce Moyen-Orient à qui nous devons tant et qui avait déjà connu tant de bouleversements. Là où ont émergé pour l’Occident l’agriculture, la sédentarisation et la ville ; là où se sont épanouis et écroulés des empires, passagèrement domptés par les armées 147

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d’Alexandre ou les hordes de Gengis Khan  ; là où se sont succédés dieux et prophètes, Baal et Ahura-Mazda, Yahvé, Jésus et Allah. Cet Orient, parce qu’il joint et sépare l’Est et l’Ouest, a vu se développer les routes du commerce, de la soie, du café et des épices, avant celles du pétrole. Moyen-Orient, bouillonnant comme les solfatares d’Islande, fort d’expériences millénaires de jaillissements et effondrements, voilà qu’un pays où les plus grandes antiquités datent d’un siècle, veut lui dicter sa loi ! Pour Claire qui voyait la complexité du monde à l’image de la complexité des individus, qui cherchait dans l’ailleurs de ses voyages comme dans l’inconscient de ses patients, les bribes de mondes inconnus qui pouvaient enrichir le sien, elle qui s’était imprégnée de la valeur de ce qu’on doit à l’autre du seul fait qu’il est différent, était hérissée de voir cette nouvelle croisade, liguée au racket des marchands d’armes et de pétrole, imputer sa légitimité à un Dieu des armées qui aurait choisi son camp. Elle avait cru que dans les endroits isolés où filtraient des informations fragmentaires, on était sûr d’être du bon côté, mais elle en avait douté dans ce trou de verdure où coulait une rivière, là-bas dans un coin d’Asie, entre Inde et Chine, Thaïlande et Birmanie. Ils y étaient arrivés par hasard. Rien ne laissait deviner Mae hong song, la petite ville toute proche, à peine de temps à autre un bruit de moteur derrière la butte. La chaleur accablait encore à l’heure où le jour s’obscurcissait. On déposait ses sandales devant la petite maison pour grimper les marches menant à la terrasse. L’électricité ne s’allumerait que plus tard, quand le groupe électrogène se mettrait en marche. Pour l’instant tout était calme. Claire apprenait à se mouvoir dans un clair-obscur étranger à ses habitudes. Il ne faudrait pas longtemps pour que l’air rafraîchisse la chambre, aspiré par les fenêtres en vis-à-vis, à demi ouvertes et protégées par des moustiquaires. Dès la nuit tombée, les parois de bambou tressé ne retiendraient rien de la chaleur du jour. Pour l’heure la terrasse était encore l’endroit privilégié, au-dessus d’une haie d’arbustes en fleurs, d’une prairie où fumait un feu d’herbes et de la rivière dans le creux au-delà d’un bouquet d’arbres. En face, sur l’autre versant une rizière remontait en pente douce jusqu’à la forêt. La lumière montait d’elle vers le ciel gris, zébré des premières chauves-souris zigzaguant avant de se laisser couler en glissades le long de la rivière. Bientôt la nuit serait noire, peuplée des vibrations des grillons, des crissements des cigales, du mouvement brownien de milliers de moucherons attirés par la lampe à huile devant la maison. Curieusement, entre la touffeur moite de la journée et 148

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le brouillard matinal, le ciel étoilé serait clair. Rien ici n’était comme ailleurs et une impression de sérénité s’en dégageait. A quelques kilomètres pourtant, des guérilleros armés patrouillaient dans la forêt et des files secrètes transportaient l’opium à échanger contre des moteurs fabriqués au Japon. La jungle désertée des lions et des tigres, où l’on ne craignait plus que les reptiles, les insectes et les araignées, restait un terrain sournois. La clairière sereine était-elle leurre ou réalité ? La vraie vie était-elle dans les combats de l’ombre ou dans la paix que reflétait le visage des femmes s’arrêtant à la pagode pour prier ? Dans ses pérégrinations des jours précédents, Claire avait croisé quelques énigmatiques voitures de jeunes gens armés, cahotant d’un bord à l’autre sur des pistes ravinées, franchissant des cols entre les gués. Privée du langage des mots, réduite à ce qu’elle voyait, elle se posait des questions sans réponses. Les nouvelles fournies par les journaux des capitales, ceux des pays d’ici et ceux de France, semblaient si loin. On parlait de mouvements de troupe, de trafics organisés. Déjà trente ans auparavant, d’autres sources parlaient des mêmes mouvements. Quelque chose d’abstrait où la réalité n’émergeait qu’à travers des nombres, nombre de dollars, nombre de personnes transitant à travers la frontière, nombre de morts supposés. Ici, elle croisait des regards d’hommes et de femmes jeunes, nés au milieu des maquis. Avaient-ils grandi dans la haine de l’ennemi ou dans la sérénité des rizières cultivées de la même façon de part et d’autre de la frontière ? Qu’est-ce qui pour eux comptait le plus, la paix ou la guerre ? Son voyage de quelques jours ne lui avait pas donné la clef, mais avait avivé les questions posées. Revenue chez elle, elle ne serait plus tout à fait la même d’avoir côtoyé, ne serait-ce que par des regards échangés, des hommes et des femmes pour qui le prix de la vie n’avait qu’un vague rapport avec celui qu’on paye à Paris. Ce n’est que des décennies plus tard que le livre de Pascal Khoo Thwe, Une odyssée birmane, lui apprendrait que, ce qui lui était apparu comme un havre de paix, était le lieu de convergence de ceux qui avaient échappé à la mort dans leur révolte contre la dictature birmane. Dérision de la discordance entre imaginaire du voyageur et réalité ! Et puis d’autres nouvelles étaient venues d’autres pays. Le mot génocide avait conquis ses galons dans l’analyse forgée par les exconquérants de ce qui se passait dans les ex-pays conquis. Rendus à eux-mêmes – mais l’étaient-ils vraiment, avec des frontières dessinées par les premiers, des armes et des financements proposés par les mêmes en échange d’un contrôle latent – ils s’entretuaient. Dans une autre jungle au bord des champs de manioc, les Hutus n’avaient pas hésité à tuer à la machette les Tutsis passés maîtres. Sans états d’âme, sans 149

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passion, simplement parce qu’on leur disait de le faire… et aussi pour s’approprier la maison ou le bétail qu’ils convoitaient depuis longtemps. Lorsqu’elle avait lu les propos tenus par les tortionnaires maintenant en prison, les valeurs de Claire s’étaient encore ébranlées. Les appeler tortionnaires n’avait pas de sens quand on comprenait que vous ou moi pourrions comme eux être embrigadés chaque matin et envoyés au turbin sous peine de graves représailles, comme les manœuvres sur un chantier ou les ouvriers agricoles dans un verger. Sauf qu’ici, il s’agissait d’abattre ceux à côté de qui on avait passé sa vie. On n’était pas plus à l’abri dans le trou de verdure qui l’avait apaisée à la limite de la Thaïlande et de la Birmanie – à quelques encablures des massacres khmers – qu’elle pourrait l’être à Paris au jour des conflagrations planétaires. Sans doute ne le serait-elle pas plus dans son hameau perdu des Ecrins où déjà, il y a quelques siècles, les Vaudois avaient fui leurs Tutsis à eux qui voulaient les soumettre. On n’y serait pas à l’abri des retombées nucléaires et les autochtones pourraient bien, en cas de danger, se retourner contre les intrus de la ville pour protéger leur carré de pommes de terre. Pour l’heure on se défendait de la barbarie en repoussant loin dans le temps et l’espace l’horreur des guerres, l’horreur des haines et des tueries. Une fois localisées au loin, c’est comme si on était à l’abri. A Nüremberg on avait arrêté l’histoire et l’on se glorifiait encore soixante ans plus tard d’avoir dénoncé les crimes contre l’humanité, la conscience tranquille pour Hiroshima et ce qui l’avait précédé. Il était si horrible d’affamer le ghetto de Varsovie qu’on pouvait avoir anéanti Dresde, laissé ses habitants sans eau, sans abri, exposés au typhus et autres épidémies. Comment ces victimes-là auraient pu croire que les meilleurs étaient leurs adversaires ? Comment ceux de l’Ouest ou d’un peu plus à l’Est pouvaient soutenir que la justice était de leur côté ? Et maintenant, la tête froide et les pieds bien au chaud, on ressassait encore que les mauvais c’étaient les autres, ceux dont on ne descend pas, ceux dont on ne peut en rien se sentir responsable. Les plus grands crimes ont été commis par des héros et pour la plus grande gloire de l’humanité, au nom de la grandeur d’un peuple ou d’une nation, d’un idéal ou d’une religion. Pour empêcher l’autre d’être autre, de penser, de vivre, d’aimer, pour sauver l’homme de demain. Au moins la crise récente de l’Europe la privait de valeurs qui méritent qu’on lui sacrifie la vie, quant à l’Amérique, elle s’était imaginée défendre les siennes au prix de « zéro mort » avant de s’enferrer dans les morcellements afghans ou irakiens qu’elle avait contribué à installer. « Jamais plus ce qui a été », prêche-t-on. Alors la haine s’émiette, se distribue à tous les voisins ; au premier qui lui marche sur les pieds, l’homme d’aujourd’hui 150

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est prêt à rendre la pareille. Et parce que là-bas, un résistant, pardon un terroriste veux-je dire, s’est fait exploser pour tuer sans respecter les règles de la guerre, sa barbarie justifie les représailles des Etats sur ses coréligionnaires. Les clans s’affrontent, défenseurs de la liberté d’un côté, de la morale outragée de l’autre, chacun sûr de la sienne. La violence, l’envie, l’arbitraire, l’abus de pouvoir sont renvoyés aux autres. Bien sûr, en démocratie, on est loin des crimes ouverts contre l’humanité. Les dénoncer, mais les tolérer à distance permet d’écraser à bas bruit les individus qui, ici, ne savent se couler dans le bien penser de la majorité.

La religion Ce n’était ni le plus beau ni le plus ancien des temples égyptiens. En Nubie, dans l’étroite bande que la crue du fleuve arrachait au désert, Kom Ombo se dressait seul en rase campagne, dominant le Nil. Ils l’avaient vu venir de loin, en tirant des bords d’une rive à l’autre sur la felouque silencieuse. Ils avaient passé la nuit un peu en amont dans une anse cernée d’une rizière, dormi à même le pont, la tête sous les étoiles, emmitouflés dans leurs duvets. Les nuits étaient encore fraîches à cette saison et ils se dépouillaient de leurs peaux au fur et à mesure que le soleil montait au-dessus de l’horizon. Au réveil, le paysage leur était apparu comme irréel, la légère brume matinale donnait du relief aux voiles glissant au loin, avant que la chaleur noie ciel et terre d’une même lumière grisâtre. Le soleil n’avait pas encore pris de la hauteur quand le bloc massif du temple s’était détaché de l’ocre d’une colline desséchée. La felouque à peine arrimée à son pied, ils s’étaient abrités dans son ombre, ils avaient dépassé les colonnes du portique pour atteindre les fûts de la première salle. Si hauts qu’il fallait renverser la tête pour voir les chapiteaux, leurs décors géométriques ou végétaux et les fresques ornant encore les ponts de pierre qui les reliaient. Des hommes comme eux avaient dressé cette masse, à coups de kilomètres de cordes et de chemins de bois, de combinaisons de poulies et de leviers, de milliers d’esclaves et d’un bon nombre de morts oubliés. Pour qui ? Pourquoi ? Pour la grandeur de pharaon et de ses dieux, Horus à la tête de faucon, Hathor qui porte le disque solaire entre ses cornes. Silhouettes transfigurées, face et profil mélangés, chimères mi-hommes, mi-dieux, démultipliées à jour frisant sur les murailles, tandis que, dans 151

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les couloirs et les salles obscures, des fentes haut placées allumaient les hiéroglyphes au fur et à mesure qu’ils progressaient. Livre sacré, histoire sainte écrite à même la pierre. Evocation des dieux et des morts, mais aussi des travaux et des jours des simples travailleurs de la terre. Au plus profond de l’édifice, le Saint des Saints, la pièce mystérieuse réservée au grand prêtre, protégeait de la foule l’essence du sacré. On avait beau être instruit, blasé, croire tout savoir depuis Champollion, il fallait venir là soi-même, pour se pénétrer de cette disproportion. Les gens d’ici se contentaient de cases en terre, sans cesse bâties et effondrées, ne laissant nulle trace de leur passage à leurs descendants. Mais le pharaon garderait sa demeure et survivrait à l’égal des dieux pour l’éternité. Suffisait-il au peuple qui avait bâti le temple de se savoir participer à leur grandeur, pour penser que les corps qu’un simple linceul séparait de la terre, auraient aussi droit à l’éternité ?

* *    * Pour parvenir au Machu Picchu, ils avaient pris l’ancien chemin que les Incas avaient lancé à travers les Andes. Ils avaient gravi le long de la ligne de moindre pente des landes désolées, étaient arrivés épuisés en haut pour redescendre un versant boisé, remonter, suivre une ligne de crêtes par un chemin dominant l’abîme, parfois deux troncs enjambant le précipice, avec seulement la végétation, les lianes enchevêtrées pour les protéger du vertige du vide. Quelques fous comme eux les dépassant ou se laissant dépasser pour atteindre le même lieu, leur évitaient les trop grandes frayeurs de ce monde inconnu. Leurs feux poussifs s’exténuaient faute d’oxygène, tandis que des Indiens tranquilles, chargés comme des ânes bâtés, parcouraient en petites foulées, les chemins tracés par leurs ancêtres. Après trois ou quatre jours de peine et de nuits de froid, ils avaient mérité le lever du jour à la Porte du Soleil. Un entrelacs de cimes, loin, très loin au-dessus du fond de la vallée du rio Urubamba, une trouée dans la forêt dense et la cité folle, construite on ne savait comment. Avec des mégalithes amenés d’en bas, l’exploit de Claire n’était qu’un tour de jardin public à côté de ce qu’ils avaient réalisé. Leur civilisation sans écriture prêtait à toutes les inventions sur le pourquoi et le comment de leurs constructions. Déjà le simple quotidien tenait de la prouesse, des jardins suspendus aux centaines de terrasses creusées dans le terrain vertigineux, les pierres et la terre arable elle-même montées d’en bas. Pour qui ? Pour quoi ? Pour faire vivre 152

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les vierges consacrées. Pour une religion dure et cruelle à laquelle tout le peuple était sacrifié. Sites magiques et énigmatiques que la Tour du Soleil épousant le roc ou la Grande Caverne abritant un bloc de granite blanc à la forme parfaite. Ses marches, ses gradins, ses paliers, ses angles asymétriques, contenaient un message intraduisible, mais disaient encore à qui voulait l’entendre que les dieux méritaient le meilleur de l’homme et aussi les plus belles et les plus pures de ses vierges. Face à la vallée, dans un pan de mur, un trapèze évidé découpait l’espace en une succession de plans, les plages de montagnes, de ciel, de nuages, répondaient aux pierres taillées. Le Machu Picchu restait le témoin mystérieux d’une civilisation volontairement détruite devant l’assaut des hommes d’en bas, ces Espagnols qui l’avaient envahie avec leurs chevaux et leurs églises, leurs Jésuites et leurs conquistadors, bien trop prosaïques dans leur ruée vers les biens d’ici-bas pour comprendre que l’or appartenait au Dieu du Soleil et de la Pierre.

* *    * A Rangoon, ils avaient eu quartier libre un jour férié. Ils imaginaient mal cette Birmanie qu’un quelconque Big Brother protégeait de toute influence extérieure. On ne pouvait y entrer que dûment accompagné. Quelques bâtisses rongées d’humidité portaient la trace de l’ancienne suprématie coloniale. L’air était toujours trop chaud, trop moite dans la ville balayée par la mousson au bord de la mer d’Adaman et l’on se demandait comment les Anglais avaient pu y survivre loin de leur crachin frais. Rangoon était devenue misérable. Seule survivait de sa splendeur passée l’immense pagode qui la dominait. Bouddha ne se laisse pas détrôner, lui dont le grand stupa abrite, dit-on, cinq cheveux. Ils se firent conduire au début de l’après-midi à la Shwedagon qu’ils avaient visitée le matin au pas cadencé. C’était un monde à elle seule. Ils connaissaient déjà les clochers de pierres, les bulbes de tuile et d’or et les coupoles orientales, ici les stupa figuraient le monde dans leurs étages superposés, ronds et carrés, dressant leur pointe vers le ciel. Eux aussi sont couverts d’or, comme si d’un bout à l’autre du monde, l’or devait retourner aux dieux qui l’avaient créé, enrichi ici des diamants, saphirs et rubis dont la terre était prodigue. Mais la Shwedagon était bien autre chose que son stupa géant. Au bord de ses rues, une foule d’autels, d’aiguilles, de péristyles, des Bouddha sous toutes leurs formes, dans toutes leurs poses. Certains couverts de petits carrés d’or, d’autres arrosés d’eau  ; 153

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un panthéon d’éléphants, de dragons, d’ogres, de serpents et de lions. Des cloches en bronze, des globes d’or, des ombrelles aériennes. Ici, un banian sacré, là, une fontaine. Et déambulant au milieu, une foule bigarrée d’hommes, de femmes, d’enfants, des bonzes de six ans au crâne rasé, des bonzesses vêtues de rose, des vieillards dignes portant leur bol à aumônes. Et les autres, tous les autres, vêtus de sarongs, rayés, unis, fleuris. Ce n’était pas une foule recueillie, on aurait plutôt dit la promenade du dimanche en famille ou entre amis. Mais la piété ne faisait pas défaut. Ici, on déposait une fleur, là, une feuille d’or. On allumait une lampe, on versait une obole. Perdus pour le mouvement de la foule, certains, immobiles, transportés, étaient comme en extase. Une vieille femme assise à côté de ses talons, une plus jeune, les paumes sur les genoux tournées vers le ciel, un moine près d’un bouddha dans une encoignure, chacun trouvait le moment, l’endroit pour se soustraire à l’agitation, et exprimer, les yeux mi-clos, toute la sérénité du monde. Eux deux avaient traîné des heures, subjugués, essayant de comprendre, seuls à être exclus de cette communauté vivante, d’aujourd’hui comme de toujours. Bouddha leur avait montré le chemin de la sagesse, leurs gestes semblaient faire partie de la vie ordinaire. Ils étaient loin des catholiques gourmés, des protestants austères, des juifs suffisants ou des musulmans intransigeants. Ils étaient loin aussi des grands panneaux qui, un peu plus bas dans le delta, certifiaient que le salut viendrait de l’armée et de la soumission à Big Brother. Dans cette rencontre sans paroles, où le monde de Claire effleurait leur monde sacré sans vraiment s’interpénétrer, la coexistence du communisme et de Bouddha resterait pour elle un mystère. Il n’y aurait pas eu lieu de s’étonner que la recherche de l’harmonie avec la nature s’allie à celle d’une harmonie entre les hommes, si l’histoire n’avait tristement révélé que la dernière était encore plus utopique que la première.

* *    * Dans la lumière grise et froide de l’aube, ils avaient descendu la ruelle déserte vers l’embarcadère. Les bateaux s’égayaient sur l’eau, tandis que les rames plongeaient silencieusement pour remonter le fleuve. C’étaient eux qui lui donnaient sa première dimension, avant qu’on en cerne les rives. Peu à peu le jour se levait, faisant émerger le rivage du Gange de la brume et la magie de Bénarès, la ville sainte, se révélait. Silhouettes d’anciens palais aux façades ouvragées, agrémentées de 154

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tourelles, belvédères, balustrades haut perchées bordant des terrasses dominant le fleuve, shikara penché sur la berge comme une tour de Pise. Un monde englouti revenait à la vie, qu’un soleil noyé éclairait d’une lumière diaphane ; elle gommait les aspérités, adoucissait les contours, effaçait la lèpre que le soleil de midi révèlerait crûment. Sur les ghâts, des escaliers coupés de paliers maintenaient la berge, l’empêchaient d’être emportée par la crue de la mousson. La vie s’éveillait, des bruits étouffés en parvenaient. Lavandiers battant leur linge, brahmanes dressant leurs éventaires sur les plates-formes en porte à faux au-dessus de la rive pour proposer aux pèlerins les marques colorées dont ils orneraient leur front. Femmes en saris et hommes en dhotis qui descendaient les marches vers le fleuve sacré ; ils priaient, solitaires ou en groupes animés. Venus de la ville même ou de l’autre bout de l’Inde, ils remplissaient tous un même devoir, se purifier au moins une fois dans leur vie, venir si possible à ses derniers moments pour être lavé de toute souillure par la déesse Ganga, descendue du ciel par le Gange lui-même, et échapper ainsi au cycle des réincarnations. L’eau était encore froide à cette saison et c’est bien rapidement qu’ils s’immergeaient par trois fois, tête comprise, avant de boire une gorgée et de remonter sur les ghâts pour vaquer à leurs occupations. Plus loin, une fumée montait du Harishachandra, le ghât de crémation. Un premier mort y avait été déposé dès l’aube. Des silhouettes s’affairaient autour du feu. Sur les marches au-dessous, deux paquets oblongs, enrubannés d’or et de rouge. Qui aurait pu imaginer qu’il s’agissait de corps attendant leur tour ? Les barques glissaient sur l’eau, se croisaient. Le jour montait, la ville se faisait plus nette. Au loin, sur l’autre rive des silhouettes s’animaient en contre-jour sur une plage sablonneuse dont on ne voyait pas la fin, bateliers débarqués ou paysans de cette campagne proche qui semblaient appartenir à un autre monde. De ce côté la scène était tout autre. La magie avait disparu et la vie repris le dessus. Vie mystérieuse des mendiants, des enfants qui vous harcèlent, des éclopés exhibant leurs moignons lépreux. Ils gagnent leur vie ces handicapés que nous cachons au fond de nos maisons ou de nos institutions. Dans Bénarès, la ville sainte, l’aumône s’impose aux pèlerins. Où seraient-ils mieux qu’ici, parmi les autres, avec les autres, représentant comme eux d’une vie qui n’a guère changé depuis dix siècles ? Leur malheur n’avait pas pris Claire à la gorge comme elle s’y attendait, tellement il était mêlé à la vie. Peut-être mieux accepté par celui qui le vit, de témoigner de l’ordre du monde, le dharma, trace peut-être d’une vie antérieure où il avait démérité. A Bénarès, 155

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la différence des castes reste imperceptible aux étrangers  ; les mendiants s’activent au milieu des pèlerins qui mangent sur les ghâts et y dorment ; des brahmanes qui racolent le client pour lui vendre leurs poudres sanctifiées, du yogi concentré reposant sur la tête et les mains, du coiffeur qui rase face à un morceau de carreau accroché à un mur, de la lavandière ramassant ses saris étalés sur une pente poussiéreuse et qu’un tourbillon de vent a fait voler ; d’un homme qui lave ses buffles dans le fleuve ou d’un autre qui, plus loin, rassemble les cendres d’un foyer de crémation pour les vider avec son panier dans le Gange sans plus de cérémonie que s’il jetait les cendres de l’âtre. La vie des ghâts semblait une vie paisible, apaisée par le cours du fleuve sacré qui l’ouvrait sur l’infini de la plaine. C’est derrière que ça grouille, que ça presse, dans les rues et ruelles dont la foule semble prête à déborder ; les vélos, les rickshaws, les taxis se frôlent, s’évitent, contournant les vaches qui se reposent ou cheminent elles aussi dans le courant. Ce n’est pas sans poussées, sans engorgements, sans arrêts interminables avant une débâcle brutale. Les éventaires au bord de la chaussée participent à ce bouillonnement de vie, comme s’il n’y avait pas de différence entre ceux qui restent et ceux qui vont plus loin. C’est là qu’ils l’avaient vu, allongé au bord du flot, contourné par les piétons, les vaches, les vélos. « Il dort ? – Mais non ! Il est mort. » Une cotonnade prune recouvrait son corps jusqu’au menton, des œillets d’Inde jetés par dessus. Personne pour le veiller ; un pèlerin venu de loin mourir seul dans la ville sacrée, que les intouchables viendraient ramasser pour le conduire au crématorium électrique que la ville offre aux indigents, moins coûteux que le bois de santal qui réduit les riches en cendres. La mort dans la rue, la cérémonie sur le ghât devant quelques parents et amis – tous des hommes – qui attendent que tout soit fini, heurtait notre sensibilité occidentale. Et pourtant Bénarès ne donnaitelle pas une idée plus acceptable de la mort, une mort qui fait partie de la vie, du cycle de ses renaissances, que celle qui signe chez nous que tout est fini ? Ici, c’était autre chose. Un mariage-à-l’église, un enterrement l’avaient replongée dans ce qui avait été la foi de son enfance. Comme elle était devenue étrangère à ces bons bourgeois, pleins d’usage et raison, qui ne demandaient qu’à croire être accompagnés dans leur courte vie sur terre avant d’être attendus dans un au-delà radieux où ils vivraient dans la béatitude pour l’éternité. Elle avait beaucoup de respect pour ceux qui ont la foi. Toutes les fois. Ceux qui, au nom d’un Dieu, 156

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d’un prophète, ou de divinités incarnées dans les arbres, les montagnes, le ciel et les eaux, conforment leur vie à des préceptes qui les dépassent. Qui se soumettent à un dessein supérieur et acceptent la place qui leur a été donnée dans la nature, dans l’univers. Mais se retrouver à Neuilly, au début du XXIe siècle, au milieu de citadins convaincus qu’ils se retrouveront plus tard auprès de l’homme estimable qui vient de mourir, devant un Dieu fait homme pour les sauver de leur péché originel, un Dieu si anthropomorphe qu’il est censé se préoccuper de chacun des milliards d’individus que compte la planète lui paraissait insensé. La multiplicité des religions l’avait convaincue dès sa jeunesse qu’aucune ne pouvait être la vraie. Aucun Dieu ne surpassait les autres et c’était l’homme qui avait un besoin fondamental de croire en une transcendance. Pourquoi l’immensité de l’univers, sa beauté, l’infinie variété des étoiles et des espèces vivantes qui peuplent cette minuscule planète, la Terre, ne suffisent-elles pas à faire penser à l’homme qu’il n’en est qu’une infime part ? Fétu de paille ballotté par les vents stellaires, être de chair voué au refroidissement minéralisant qui attend la terre. Etincelle de vie doublée d’une étincelle de pensée, son privilège est de concevoir sa fragilité et sa finitude. Est-il nécessaire pour cela de dresser en face de lui un Dieu immuable, éternel et tout-puissant ? Si l’univers a été créé – et il est tout aussi inimaginable qu’il l’ait été ou ne l’ait pas été – son créateur ne peut rien avoir de commun avec lui. En insufflant la vie, il ne peut se soucier des hordes qui grouillent, s’étripent et se réconcilient sur une planète qui n’a rien pour se faire remarquer au regard des astres du firmament. Que ce soit à Paris devant la mort, ou à Vaison-la-Romaine pour consacrer une union qui va son train depuis un moment déjà, on appelle Dieu à la rescousse. L’homme n’est-il pas assez grand pour témoigner de ce passage devant les autres hommes ? Il est des moments de la vie qui ont besoin de la reconnaissance des autres, de la communauté des autres. La naissance, la mort. Le mariage ou du moins le moment où l’on s’engage l’un vis-à-vis de l’autre en souhaitant donner naissance à des enfants et les élever ensemble. Et sans doute le temps de passage entre l’enfance et l’adolescence marqué  autrefois par des rites initiatiques et qui mériterait encore un engagement devant les autres : « Oui, maintenant je me sens assez grand pour être tenu pour responsable de mes actes ». Ces moments transcendent la vie de chacun et l’inscrivent dans la communauté humaine. Ils les rassemblent, les unissent et c’est le fait de se retrouver ensemble pour en témoigner qui crée un au-delà de la vie du petit groupe d’humains qui entoure chacun. 157

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Mais les simulacres, les promesses, les « Non, avec l’aide du Christ, je ne tromperai jamais ma femme », « Non, mon père, mon ami n’est pas mort, il vit bienheureux ailleurs » faisaient honte à Claire. Au temps de la mondialisation, d’une communication généralisée qui donne accès à toutes les formes de croyance, comment supporter la persistance de ce besoin enfantin d’être rassuré ? Le déni de la mort du rituel chrétien ne lui était jamais apparu aussi puéril. Elle lui préférait la grandeur de l’homme, de la femme qui peuvent dire : « Voilà, j’ai vécu. J’ai fait de ma vie ce que j’ai cru bon d’en faire, ce que j’ai pu en faire. J’ai été un maillon entre mes parents et mes enfants, entre le savoir qui m’a été transmis et celui que j’ai transmis. Voici que mon chemin se termine. Aux autres de le poursuivre, dans une espérance que demain ils sauront vivre mieux que ceux d’aujourd’hui et en attendant que la race s’éteigne, puisque notre planète est appelée à disparaître et que peut-être d’autres, ailleurs, plus doués que nous, continueront à porter le flambeau de la vie et de la conscience d’être un atome de l’univers. » L’enfance de Claire avait été forgée par les vertus théologales. Les Chrétiens, unis dans la prière, lui avaient montré que sa façon de se conduire, sa façon de penser devaient relever d’elles. Elle pensait maintenant que ce n’était pas Dieu, mais les hommes qui avaient besoin de foi, d’espérance, de charité. Besoin de croire que l’homme valait mieux que ce qu’il laissait paraître au jour le jour. Besoin d’espérer que, dans l’avenir, il saurait mieux que dans le passé maîtriser la violence, l’envie, la haine, l’avidité, le besoin de pouvoir. Et qu’il le ferait au nom de la charité. Non d’une charité à l’image de celle d’un Dieu fait homme, mais d’une charité qui viendrait de sa nature humaine. Du fait que nous sommes nés d’un homme et d’une femme, vivant au milieu d’hommes et de femmes, nos semblables, et mus par le désir de vivre ensemble. Elle ne pouvait retourner en arrière. Pour elle, l’homme était sorti de l’animalité en divinisant la nature. La violence des orages, des tornades, des inondations demandait qu’on en soit préservé. La magie de la plante jaillie de terre, du fruit à cueillir sur l’arbre, du feu domestiqué, la multiplication des animaux comme des hommes demandaient qu’on en rende grâce. Que des dieux aient habité des sources, des forêts, qu’on leur fasse fête au renouveau de la lumière au sortir de l’hiver, à son épanouissement au solstice d’été, quoi de plus naturel ! Que la polyphonie des dieux soit passée à une abstraction supérieure, un dieu créateur, maître de l’univers, à qui il fallait encore prodiguer des sacrifices pour que la terre reste ce qu’elle était et que l’homme puisse 158

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y croître et s’y multiplier, tel fut le progrès des monothéismes. En leur nom que de barbaries, mais aussi que de progrès moraux accomplis ! Pour eux, il fallait domestiquer ses pulsions, son agressivité, sa sexualité. A cause d’eux, il fallait se soucier des autres. Après ce parcours, comment ne pas croire que tous les dieux ont été créés par les hommes, nés de leur besoin d’être dépassés, et de se dépasser ? Elle s’était mise alors à croire aux valeurs civiques. En 68, elle avait cru à un tournant qui aurait remplacé les repères perdus par d’autres que les hommes eux-mêmes se seraient donnés. Sans aller jusqu’à les espérer naître libres et égaux entre eux, elle avait pensé que la fraternité de certains aurait donné à tous plus de liberté et d’égalité. Sans y croire vraiment, elle avait espéré une révolution pacifique. Elle avait participé à sa façon à de belles utopies pour intellectuels idéalistes. Tous les hommes sont frères, dit la République comme la Religion. Frères bien inégaux dans l’amour qu’on leur porte comme dans les dons que leur offre la nature avant que la société ne s’y mette. Quoi de commun entre naître à l’orée d’une famine au Sahel, entre deux bandes armées en Israël ou dans un appartement parisien ? Il est trop facile de revendiquer la liberté, l’égalité, la fraternité dans les « empires du bien », sans se battre pour les donner aux millions de laissés pour compte des espaces extérieurs. Et puis, par rapport à ses espérances, il lui avait fallu déchanter. Non que l’homme soit mauvais par nature. Mais il n’était pas bon non plus. Il gardait de l’animal le sens du territoire. Lui, ses proches et ses petits vaudraient toujours plus que tous les autres réunis. Et le fait que la plupart désertent les campagnes pour s’agglutiner dans les villes n’arrangeait pas les choses. Les anciens réseaux dissous, les nouveaux ne vainquaient pas les habitudes égoïstes, la mondialisation ne rendait pas les hommes assez mûrs pour se croire tous ensemble mériter les sacrifices de chacun. Les particularismes délimitaient les territoires à défendre contre les étrangers. Claire restait avec ses rêves d’un monde où chacun serait accepté avec ses singularités et, parce qu’accepté, accepterait celles des autres. Elle s’était efforcée de livrer un combat perdu d’avance, à contre-courant, dans des castes de gens évolués qui réglaient leurs comptes entre eux, de la même infantile façon que les plus arriérés. Mais elle continuait à croire au sens de l’histoire. Si l’homme descend du singe – et à cela, elle croyait – il avait progressé et était destiné à progresser. De Cro-Magnon à la féodalité, de Louis XI à Cavour et Bismarck, de l’Europe d’aujourd’hui au monde de demain, l’extension de l’espace demandait de nouvelles règles pour que tous vivent ensemble en gardant chacun un espace de liberté. 159

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Les temps étaient révolus où un Autre, Dieu, l’Etat définissait une fois pour toutes les lieux à occuper et les rapports à envisager entre les hommes. Il faudrait renoncer à croire qu’il y a les bons d’un côté et les méchants de l’autre. Et même si chacun se situe toujours parmi les bons – il est impossible de ne pas le penser – il faudrait aussi qu’il reconnaisse le mal en lui. Non pas un mal transcendant issu du péché originel, mais le mal lié à l’ambivalence, à l’incomplétude que nous portons en nous. Nous construisons nos défenses, nous nous construisons nous-mêmes avec plus ou moins de bonheur, en fonction de ce que nous avons reçu, et de ce qui nous a manqué. Nous avons eu besoin des autres pour nous développer et nous avons toujours besoin de recevoir d’eux ce qu’il faudrait leur rendre, même si ce n’est pas au centuple comme le disait la morale chrétienne. Entre le leurre des religions qui imposent leur morale au nom d’un au-delà, et le scientisme qui promet ici la maîtrise raisonnée de tous les aléas de la vie conduisant à une sécurité égalitaire, Claire continuait à croire en l’homme, en son aptitude à se donner des valeurs et à se battre pour elles. Croire à son désir de partager sa vie avec d’autres pour le meilleur et pour le pire, le chacun pour soi ne lui ayant jamais paru source de bonheur. Croire que le pire ne vient pas toujours d’un dehors mauvais dont il faut se défendre, mais de la source d’hostilité qui nous habite nous aussi, du fait d’avoir eu à partager, dès le départ, le temps, la disponibilité, l’amour de notre mère et de n’être jamais arrivés à faire vraiment le deuil de notre désir d’exclusivité. Nous avons tous à vivre avec cela sous tous les climats. Reste la nostalgie des rites et des mythes. Le nazisme, le communisme ne s’étaient pas privés d’en recréer. Il n’y a pas que les mots qui rassemblent, c’est aussi par les corps qu’on sent son appartenance. Claire était encore émue par l’odeur d’encens qui imprégnait les églises de son enfance, par les litanies et musiques sacrées chantées en chœur. Les divergences y étaient un instant oubliées dans la refondation de la communauté ; les sacrements, le baptême, la communion ancraient par le corps autant que la parole dans l’Unité de l’Eglise et, de par le monde, chaque culture se chargeait d’y apporter ses variantes. Les moments forts que l’homme traverse, la naissance, l’adolescence, la constitution d’une famille, la mort, scandés autrefois par ces sacrements, mériteraient toujours d’être marqués par des rites à préserver ou ré-instituer. Ils dessinent les appartenances, créent des liens. Encore faudrait-il que les groupes humains reconnaissent que leurs mythes et leurs rites viennent d’eux, qu’ils les partagent à un moment donné et que chaque génération 160

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a le droit de les remodeler. Leur destin est comme celui de l’homme, d’évoluer. Les mythes des origines et des fins dernières de l’homme, le péché d’Eve au paradis terrestre qui a demandé son rachat par le Christ pour que l’humanité accède à la béatitude éternelle, ne sont-ils pas en voie d’être remplacés par ceux proposés par la science, un big-bang hypothétique qui conduit à la fin des temps à un ultime âge de fer ?

L’argent L’autoroute. Roissy. Le carrousel des voitures. La quête du comptoir d’enregistrement, les billets, les passagers. Lestés de leurs bagages, ils se mettent à errer, le voyage est commencé. Rien d’intéressant dans les boutiques vitrines de la France, et jusqu’au bout d’une nuit d’avion. A l’arrivée à Antananarivo, deux, trois avions à l’abandon sur le tarmac, un ragoût de porc aux saveurs exotiques au restaurant de l’aéroport, ils sont ailleurs. Encore une heure de vol, c’est Fort Dauphin, à temps pour une première visite au marché avant la nuit qui s’abat brusquement sur l’île. Ont-ils franchi 10.000 kilomètres en vingt-quatre heures ou reculé de mille ans ? Sur les étals brinquebalants de bois gris, rien ou presque rien. De petits tas bien alignés de quatre ou cinq tomates, dix ou vingt cacahuètes, quelques bananes, du manioc et des patates douces à emporter ou, déjà cuites, à consommer tout de suite. Au centre dans le marché couvert, une ou deux boucheries et les poissons pêchés du jour, bien propres, bien nets. Quelques minuscules échoppes où l’on achète par la fenêtre cigarettes, briquet, savon, bougies. Elle avait oublié d’emporter une serviette de toilette, on l’envoie à la boutique un peu mieux achalandée ; il n’y avait pas cette denrée. Chez les Indiens sûrement ; les Indiens vendent de tout. Rien dans l’arrière-boutique au fond d’un restaurant, derrière deux tables et des bancs gris, sous un auvent gris, dans le gris du soir. En face peut-être ? En face non plus. Elle doit se rabattre sur un morceau de cotonnade. Plongée directe dans un autre monde qui la plonge presque dans le désarroi. Après avoir déjà beaucoup voyagé de Lima à Calcutta, Madagascar lui paraît le pays le plus pauvre du monde. Un tel dénuement, elle ne l’avait pas imaginé. Fort Dauphin est un nom qui fait rêver. Un fort bâti par les Français au XVIIe siècle, un promontoire entre deux baies écumées par les pirates, puis un des plus florissants ports de 161

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l’Océan Indien avant la décrépitude. Des épaves de cargos rouillées, abandonnées par les Sud-Africains comme dans une poubelle de la mer. Quelques villas qui furent belles. Une ville moderne réduite à sa plus simple expression. Il faut deux jours de mauvaise piste pour atteindre Tulear ou Tananarive. Maintenant au bord de la mer désertée, Fort Dauphin n’a plus d’existence. Qui, de ses mangeurs de manioc, pourrait utiliser l’avion qui le relie au monde civilisé ? Madagascar, c’est la nature comme nulle part ailleurs et le peuple accueillant de ses multiples ethnies. Comment peuvent-ils vivre ainsi, sans rien posséder et sans être aigris, en offrant leur sourire aux vasaha, les Européens nantis, et en continuant à appeler les rues des villes des noms des anciens colonisateurs ? Sa splendeur date de la multitude de ses royaumes intérieurs en même temps que des comptoirs portugais et français qui la bordaient. L’argent venait de l’extérieur. Les grands travaux, les routes, les ponts, les voies ferrées tracées par les étrangers qui les faisaient exécuter au prix de leur vie par ceux de l’intérieur. Mille cinq cents morts, dit-on, pour les Pangalanes, la voie d’eau qui réunissait les lagunes le long de la côte pour exporter les trésors des planteurs, café, canne à sucre, vanille, girofle. Des girofliers, il y en a bien dans les villages et même une distillerie, comme des lianes de vanilles autour de tuteurs vivants sans lesquels elles ne pourraient prendre racine, avec des gousses séchées sur les marchés à côté des bâtons de cannelle. Rien à l’échelle du commerce international. Les pêcheurs Antonasy, ils les avaient approchés à Evatra, après avoir navigué entre pandaniers et oreilles d’éléphants, dans l’arroyo où se planquent encore quelques crocodiles. Leurs maisons, guère plus grandes qu’un studio parisien, cabanes montées sur pilotis déversent leur lot de gamins au bord de l’eau. Mais la beauté du lieu où ils vivent est saisissante. Les chaumes des toits blottis au flanc d’une colline, la prairie venant mourir au bord de la lagune ; au loin, dans une échancrure entre les pentes boisées une langue de sable séparant son eau presque douce des vagues qui se brisent en gerbes d’écume. Le paradis sur terre ! Pour y croire, il n’aurait pas fallu pénétrer dans le village où, de la porte ouverte des cases misérables, on voyait les femmes assises sur le sol, surveillant leurs marmots qui jouaient dans la rue, sales, déguenillés. Est-ce que les plantes médicinales, seules thérapeutiques utilisées, les gardent en bonne santé ? Ou bien, parce qu’il en meurt beaucoup, on continue à en faire sans compter ? En tout cas, le manque de tout ne réduit pas la natalité. Le riz est trop cher pour les pêcheurs d’ici, malgré les langoustes qu’ils sortent de la mer et qui finiront, congelés, 162

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dans les restaurants de France ou du Japon, après avoir enrichi nombre d’intermédiaires. Si le riz est trop cher, que dire du savon pour laver, des aiguilles et du fil pour ravauder les shorts et les robes déchirés ? On se prend à se demander s’il ne vaudrait pas mieux laisser les enfants courir tout nus. Mais la civilisation est arrivée. La seule maison en dur, un peu à l’écart sur le chemin de l’autre village, est une école offerte par une ONG. Son institutrice a en charge l’éducation de cent quatre vingt élèves, moitié le matin, moitié le soir. Il n’y a pas de crayon et de papier pour tous, mais de toute façon, les enfants n’y vont guère. Pourquoi les y envoyer ? Pour qu’ils deviennent pêcheurs comme leurs pères, utilisant les mêmes procédés, sans perspective ni de cultiver la terre ni de partir au loin travailler. Alors on se prend à se demander si ce n’est pas notre misère à nous de toujours travailler pour gagner plus. Quand on a oublié la misère, on peut se demander si leur vie communautaire n’a pas une autre valeur. Les hommes restent parler entre eux au village, près de leur maison, de leurs femmes, de leurs enfants. Du lever au coucher du soleil qui clôt leur journée, ils ne passent pas leur temps à pêcher. Et le lieu magnifique qu’ils habitent, ils savent peut-être l’apprécier, eux que leurs mythes et leurs rites continuent à rattacher à la terre des ancêtres. Bien sûr il y a les dix-sept kilomètres à faire à pied le long de la grève pour vendre le poisson à la ville, quand ceux de la ville ne viennent pas le chercher. Comment se représenter leur vie ? Au-delà des questions de langue, la totale disparité de nos références nous empêche de nous comprendre.

* *    * Elle avait eu très tard la notion de la valeur de l’argent. Chez elle on n’en parlait pas. Dans son école l’uniforme nivelait les différences. En allant chez l’une où la famille s’entassait dans un appartement étriqué, chez l’autre où l’on aurait en vain tenté d’occuper toutes les pièces de la grande villa au bord du bois, le pouvoir de l’argent aurait pu lui sauter aux yeux. Mais alors seule l’amitié avait du prix pour elle. Plus tôt, tout le monde avait semblé logé à la même enseigne ; les restrictions, disait-on ; c’était la guerre et l’après-guerre. Hors des denrées rationnées, elle ne connaissait que les haricots verts grandis à l’extrême qui emmêlaient leurs fils au fond de sa gorge ; on gardait son manteau dans les classes à peine chauffées et il fallait décoller la glace des semelles de bois des galoches avant d’entrer. A la maison, c’était le 163

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règne des briques chauffées au four de la cuisinière et des cruchons, les manches des gilets tricotées de haut en bas, se rallongeant pour suivre l’allongement des bras. Rien de tout cela ne la restreignait, elle n’avait pas souvenir d’autre chose. Quand enfin la Delage sortit du garage où elle était cloîtrée, puis que ses parents achetèrent la belle villa aux colonnes de marbre, elle se vit dans les privilégiés. Elle ne sut que beaucoup plus tard le chemin qu’ils avaient parcouru pour y arriver. La misère de leur enfance quand les montagnes du Pays Basque ou du Piémont ne pouvaient nourrir tous leurs enfants et qu’il avait fallu migrer à la ville pour travailler. Claire ne les avait connus qu’une fois bien arrivés. A côté de leur discrétion sur leur trajet, elle n’avait capté que leur mépris pour les nouveaux riches, ceux de la vague suivante, issus des bénéfices collatéraux de la guerre. L’embellie fut de courte durée. Tout a changé avec son père malade, sa mère au travail, l’usine en péril et le leitmotiv accompagnant les prémisses et les conséquences de la mort de son père  : «  On n’a plus d’argent, on n’a plus d’argent ». Comme elle n’en avait jamais eu auparavant, l’argent de poche n’étant pas entré dans les mœurs familiales, que les vêtements choisis pour elle par sa mère avec parcimonie relevaient plus de l’utile que de l’agréable ; comme il restait de quoi manger, se chauffer et continuer à étudier, et comme la générosité des aînés avait préservé la grande maison du bord de mer que maintenant il fallait louer l’été, pour elle il n’y avait pas grand-chose de changé. Matériellement. Parce que, moralement, le malheur de sa mère la fit passer d’une indifférence à l’argent à une conviction : puisqu’on pouvait le perdre, il ne fallait pas s’y attacher. Ainsi passa-t-elle une jeunesse insouciante à tout petit budget. A part les cadeaux d’anniversaire, elle attendit sa première paye d’externe pour s’offrir autre chose que des tickets de métro et de restaurant universitaire. Il faut dire que la galanterie d’antan permettait alors aux filles de se laisser offrir un café ou un cinéma par un garçon sans qu’elles aient à en rougir. Peu à peu elle conquit ses galons et les rémunérations qui allaient avec. Le cycle de la vie suivait son cours. Il fallut, la trentaine bien sonnée, qu’elle atteigne le niveau de vie de sa mère pour commencer à craindre de le perdre. Rien ne la menaçait, mais après avoir bien vécu sans rien, elle avait peur de mal vivre sans ce qu’elle avait. En fait qu’avait-elle à perdre ? Le luxe pour elle, c’était l’espace et le temps. Un horizon lointain, la mer et ses vagues d’écume, les crêtes enneigées, des plans découpés vus par une fenêtre, bouquets d’arbres et vallons verdoyants, mais aussi les toits de Paris vus du quinzième étage 164

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où elle travaillait, les monts, les coupoles, les tours lointaines qui ponctuent la ville si blanche quand le soleil l’éclaire. A l’intérieur, il fallait aussi de l’espace, des pièces assez grandes pour qu’un mur ne bloque pas le regard, un endroit pour s’isoler, une chambre bien à soi où l’on puisse penser tranquille. Elle avait aimé son bureau de psychanalyste où, une fois ses patients partis, l’espace n’existait que pour elle ; le bleu des murs, la table au plateau de verre sur ses X d’acier, la bibliothèque pleine de livres, le silence… le silence surtout. Rien ne lui semblait autant symbole de pauvreté que le bruit et la laideur. Laideur de murs pelés et de graffitis, odeur putride de l’urine et de déchets abandonnés dans une cage d’escalier des ghettos d’ici, ailleurs, alignement de cubes de parpaings fermés de rideaux de fer, égayés du triste bleu verdâtre des villes sous-développées, ayant pris la place des échoppes de bois ou de bambou et des toits de chaume ou de palmier. L’urbanisation et l’industrialisation avaient privé des millions d’hommes et de femmes d’un luxe à leur portée, la beauté de la nature, l’infini de l’espace, le temps rythmé par la durée des jours et la succession des saisons. Pour échapper aux famines dues à la sécheresse ou aux inondations, à la surpopulation ou à l’épuisement des terres arables, n’y avait-il d’autre solution que de s’entasser dans les villes ? Dans des taudis ou des bidonvilles, en attendant de gravir pas à pas les degrés qui permettent de passer de l’Est miséreux à l’Ouest opulent des agglomérations. Il faut être riche pour bien vivre en ville. L’espace et le temps ne s’y gagnent qu’à coups de promotion et d’argent. Est-ce parce qu’elle ne connaissait les campagnes pauvres qu’à travers les voyages que la pauvreté lui paraissait là plus acceptable ? Comme elle s’était habituée aux cabinets au fond du jardin, à la bassine chauffée pour la toilette, aux gros pulls qui compensaient l’insuffisante chaleur de la cheminée des vacances de son enfance, elle pensait qu’elle aurait pu s’accoutumer aux planches disjointes des lits de fortune, aux brocs distillant un peu d’eau tiède pour la toilette et aux délicieux plats cuisinés sur un brasero au bord de la route dans les pays lointains et chauds. La vie là-bas formait un tout où elle se sentait bien pour le peu de temps où elle y séjournait. Seules la crasse, les puces et autres bestioles la dégoûtaient, mais elle avait maintes fois constaté que la pauvreté n’engendre pas la saleté. Là où il y a de l’eau comme en Birmanie, les villages peuvent être soignés, décorés. Comme si la crasse était culturelle ; elle s’importe d’ailleurs dans les pays dits civilisés où elle s’éteint au changement de génération, quand ce n’est pas la régression de plus riches blasés qui l’installe maintenant au cœur des endroits les plus protégés. 165

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L’autre extrême lui était aussi incompréhensible. Pour elle, la richesse n’était enviable que pour la qualité d’être et non la quantité d’avoirs qu’elle donnait. A quoi bon accumuler des maisons qu’on n’avait pas le temps d’occuper ou des yachts dont le mal de mer empêche de profiter ? Pourquoi détenir des tableaux de maîtres enfermés dans des coffres-forts ou des bijoux dont on ne porte que les contrefaçons de peur de se les faire voler ? Si Claire pouvait comprendre qu’on se laisse emporter par la passion du jeu et joue en un instant son va-tout en oubliant le risque de perdre pour l’illusion de gagner, elle ne pouvait imaginer le plaisir et l’excitation de celui qui jouait à froid, en misant sur des entreprises qu’il s’agirait de fondre ou de couler, pour en obtenir de plus grandes encore ; des multinationales qui étendraient leurs mailles sur la terre entière, des cascades de sociétés qui n’auraient d’autre réalité que des jongleries d’ordinateurs et les papiers qu’il fallait bien finir par signer. Ce qu’on y fabriquait, ceux qui y vivaient, ceux qui en vivaient n’avaient aucune valeur ; d’un revers de main, on pouvait les balayer. Quelle importance ! On ne les connaissait pas. Et s’il s’agissait de pétrole et d’armement, il fallait bien pousser à la guerre pour les faire tourner ! Le sang et les larmes qu’elles engendraient n’avaient d’écho que dans les pages des journaux et les écrans de télé. Aussitôt exploités, ils seraient convertis en dollars qui s’accumuleraient ou se volatiliseraient. Le goût du pouvoir, elle le comprenait. Pouvoir de commander, pouvoir de faire, de monter une entreprise, d’être le premier à offrir au monde des micro-ordinateurs ou des téléphones portables. Etait-ce si différent du pouvoir du chercheur qui créait un composé chimique ou même du médecin qui guérit une maladie ? Que l’économie mondiale fasse des premiers des riches si la loi du marché veut que ce soit la conséquence de leur génie, pourquoi pas ? Mais prélever sa dîme sur toutes les transactions qui passent devant son nez, détourner l’argent public comme les mafieux de Palerme ou de Chicago, le front haut parce qu’on est élu du peuple, elle n’en voyait pas l’intérêt. L’écart se creusait entre les plus riches des riches et les plus pauvres des pauvres. Le grand écart avait toujours existé entre les Crésus de l’Antiquité ou les maharadjahs des Indes et leurs administrés, ce qui changeait, c’était l’inhumanité de la richesse comme de la pauvreté. Autrefois sur un territoire un lien existait entre le plus riche qui vivait du travail des autres et ces autres, aussi exploités qu’ils soient, à qui il devait quelque chose, les protéger par les armes des ennemis du pays ou par les grains amassés des mauvaises récoltes de l’année. Maintenant il n’existait plus de lien entre eux comme s’ils vivaient dans deux mondes où ils ne se croisaient pas, 166

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les deux réseaux se superposant sans s’interpénétrer. D’ailleurs quand Claire léchait les vitrines des couturiers de la rue François Premier ou des antiquaires de la rue du Bac, elle s’y sentait presque aussi étrangère que dans les faubourgs de Calcutta. Le monde de l’argent n’était pas son monde à elle. Etaient-ce les aléas de sa jeunesse qui faisaient qu’il ne l’intéressait pas ?

La mondialisation Claire ne comprenait plus ce monde dans lequel elle vivait. Enfant, elle avait été imprégnée de valeurs altruistes. Au nom de Jésus mort sur la croix pour nous sauver, on lui avait demandé de faire chaque jour une bonne action, de confesser ses petits péchés. Ce n’était ni la crainte de l’enfer, ni le désir de se faire bien voir de Dieu qui l’avaient conduite à se préoccuper des autres, de leurs désirs, de leurs besoins. La psychanalyse verrait sans doute des racines inconscientes à son intériorisation des valeurs partagées : comment exister pour une mère indifférente sinon en allant au devant de ses désirs inexprimés, en se faisant souris, fourmi pour lui laisser sa place à elle ? Peu importe le pourquoi, c’est ainsi qu’elle s’était construite. Soigner les gens n’avait été que la nouvelle forme de son besoin de « servir ». N’était-ce pas la devise des scouts à laquelle elle avait profondément adhéré ? Servir était sans doute ce qu’elle avait en tête quand, jeune étudiante, elle s’était présentée à l’aumônier des futurs médecins. Qu’attendait-elle de son entrée dans ce groupe catholique, lui fut-il renvoyé ? Elle en fut désarçonnée. Déjà que Jésus et la Vierge n’avaient plus grand sens pour elle, quand elle voulut donner, on s’inquiéta de ce qu’elle voulait prendre, il n’y avait décidément pas là de place pour elle. En réalité, le ferment était ancré en elle et elle n’avait plus besoin d’organisations dogmatiques et institutionnalisées pour lui dire qui, pourquoi, comment servir. La médecine lui offrait un terrain tout trouvé, puis la psychiatrie et la psychanalyse avec leurs cohortes de paumés qui ne savaient même pas quoi demander. Elle se donna la charge de les aider, en suivant la devise des Stoïciens : discerner les manques impossibles à combler qu’il fallait bien accepter, et les désirs, les aspirations qu’il fallait se donner les moyens d’assouvir. Servir, elle avait pu s’y consacrer, son bateau tanguant entre la reconnaissance de ceux qui 167

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lui devaient d’avoir trouvé leur voie et l’ingratitude de ceux qui, continuant à penser qu’il n’y a rien d’autre à faire de la vie que de la subir, se demandaient de quoi elle se mêlait. Il ne faut pas se leurrer, son altruisme était égoïste. Elle avait vécu sa vie en s’occupant des autres. Assez proche pour s’identifier à eux, assez distante pour accepter qu’ils ne suivent pas toujours ce qu’elle voulait leur communiquer. Son travail était de longue haleine, à des temps morts et des critiques acerbes succédaient des moments de bonheur, une complicité, une connivence qui faisaient que, aussi étrangers que lui soient les goûts, les opinions, les convictions de chacun, pour un instant naissait l’accord qui les ferait avancer dans le même sens. Pour être analyste, il faut de la patience. Savoir attendre que les représentations que se font l’analyste et l’analysé des aléas de la vie, de la part qu’y joue l’intéressé puissent un instant concorder. Dans ces moments de grâce, la peine que chacun s’est donnée est enfin récompensée. Un déclic se produit qui peut changer une vie. En regardant les chemins parcourus ensemble, Claire ne voyait que de rares patientes qui ne lui avaient jamais donné ce plaisir-là, des anorexiques. Toute freudienne qu’elle soit, Claire avait du mal à penser qu’à l’origine des anorexies il n’y a qu’action et réaction, emprise et rejet dressant fille et mère l’une contre l’autre après les avoir fait fusionner. Le corps des anorexiques n’était pas un corps sensible, mais une machine à broyer et rejeter ce qu’elles ingéraient contre leur gré. L’amour dont elles rêvaient n’avait rien à voir avec les partenaires en chair qu’elles rencontraient, qu’elles auraient voulu à leur botte, et dont elles ne supportaient pas que le moindre désir les exclue. Non, la réalité de leur corps et la réalité des autres pour elles n’avait rien à voir avec la réalité de Claire. Impossible de mettre en commun, de partager. Pourtant ces femmes trouvaient place dans la société, y développaient parfois des talents certains dans un domaine particulier. Mais comme ceux atteints d’autisme ou de névroses obsessionnelles graves, Claire les sentait dans un au-delà de la logique psychanalytique. Il y avait dans l’absolu de leur conviction, dans la mise en corps de leur problème, un au-delà de la souffrance humaine. Alors quoi ? Un gène, une enzyme qui feraient qu’à la souffrance de tout le monde, leur cerveau ne répondrait pas comme celui de tout le monde ? Si Claire avait voulu arrêter de soigner, c’était aussi à cause de ces butées. Le complexe d’œdipe et la crise de spasmophilie l’ennuyaient maintenant qu’ils n’avaient plus de secrets pour elle. Et les énigmes qui restaient, celles pour lesquelles elle s’était battue, passionnée, elle voyait bien maintenant qu’elles subsisteraient. Sans que cela mette en doute sa 168

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foi en la psychanalyse, cela lui en montrait les limites. Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, dit la maxime, mais elle, sans vouloir vaincre la maladie et la mort, avait besoin pour soigner de penser que ce désir qu’elle avait pour l’autre, pourrait être reçu par l’autre. Qu’elle atténuerait sa souffrance, effondrerait des blocages qui la contenaient, quand ils était trop destructeurs pour celui qui les avait mis en place. Le désir de soigner était pour elle de partager un désir de changer. Pourquoi dériver sur sa pratique et l’impossibilité de partager, quand la question de départ était le monde d’aujourd’hui  ? Parce qu’avec le monde aussi, Claire ne parvenait plus à partager. Le monde refusait ses valeurs, ses idéaux et ceux qui, comme elle, trouvaient qu’ils méritaient d’y consacrer au moins une part de leur vie. Comment était-ce possible  ? L’argent, lui répondait-on, l’argent qui a toujours dirigé le monde. Avant le pétrole et la mondialisation, il y avait eu le commerce, la route des épices, la route de la soie, des pierres précieuses… Mais le monde d’avant lui semblait un monde où l’argent était le moyen de parvenir à ses fins. En gagner, le montrer, le dépenser. Dans son métier qui voulait qu’elle comprenne les gens différents d’elle, elle avait admis que l’argent soit toute la vie de certains. Cela n’avait rien à voir avec ce que le médiatique, le journalistique voulait faire croire aujourd’hui, que, sans Dieu, seul l’argent menait le monde. Heureusement Claire rencontrait ici un universitaire français, là un chauffeur indien passionnés d’autre chose ; l’esprit en éveil, en quête d’une nouvelle explication de l’évolution ou d’une forme particulière de spiritualité, ils étaient prêts à faire partager ce qui les animait. Ils étaient rares ! Même les arrière-cours des hôpitaux et des facultés que Claire avait fréquentées ces dernières années étaient tellement envahies par les questions de postes, d’affectations, de crédits, qu’on y avait perdu la passion de transmettre ce qu’on sait déjà et de découvrir ce qu’on ne sait pas encore. Sans aller jusqu’à la froideur des anorexies mentales et leur obstination à refuser la vie, le monde où Claire vivait lui semblait glisser vers une insatisfaction figée, où les gagnants au hit parade de la richesse auraient seuls accès à la vraie vie. Mais les échos qu’elle avait de leur culte d’une beauté glacée ou de leurs transgressions effrénées pour dépasser leur quotidien blasé, ne lui donnaient pas envie de les partager. Au fond, elle ne croyait pas à la pérennité du règne de l’argent. Le dieu Mammon ne pouvait être devenu le plus puissant des dieux. Après que les uns eurent nié la propriété privée au profit du nivellement par une égalité aussi inhumaine qu’irréelle, après que d’autres l’eurent glorifiée et étirée en un ruban sans fin, l’humanité verrait ses limites. 169

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D’ailleurs, à l’occasion de la chute actuelle de la valeur des trésors accumulés par certains, de la misère dans laquelle la crise mondiale jetait les autres, des voix s’élevaient enfin pour contester la toute-puissance des marchés. En outre, la psychanalyse lui avait appris que naître en n’ayant aucun objet à désirer parce qu’on a tout avant de l’avoir demandé, était l’une des raisons pour mourir par suicide à vingt ans par manque de ce qui ne peut s’acheter, le lien aux autres, l’amour des autres. Ce sont ces valeurs-là qui reviendraient sur le devant de la scène, osait-elle espérer.

* *    * Claire avait un besoin vital d’accumuler les expériences, les rencontres avec d’autres lieux, d’autres pensées. Cela lui était bien plus nécessaire que d’user des biens de consommation de sa civilisation, encore que ce soit elle qui lui permette ces échappées. Tous les pays n’étaient plus qu’à quelques heures d’avion, mais, dans chaque pays, chaque centaine de kilomètres qui éloignait de l’aéroport comptait comme une centaine d’années en arrière. L’uniformisation s’étendait en tache d’huile, mais on pouvait encore, en parcourant l’espace, parcourir le temps. Les villes, pour les plus pauvres, étaient déjà atteintes par le plastique et le coca-cola, la télévision, les ordinateurs et les cubes de parpaings fermés d’une mauvaise grille, teintés selon la latitude de poussière ou de boue, le pire de ce que l’Occident avait inventé. Pour les plus riches, comme Shanghaï, elles étaient envahies par les gratte-ciel et les autoroutes. Seules les campagnes gardaient leur charme antique, à qui manquaient les avantages de nos techniques. Claire se demandait comment on pouvait subsister dans un hameau du Tibet cerné de montagnes, à des heures de marche du premier lieu habité, là où les échanges se limitaient aux seules personnes qui y étaient nées, la vie emplie des tâches nécessaires à la survie. La sienne, débarrassée de ce travail par toute une machinerie, lui laissait une plus grande liberté, du moins c’est ce qu’elle croyait. Mais là-bas, le long hiver empêchait de travailler la majeure partie de l’année, de même qu’en Amazonie, la tombée précoce de la nuit en dispensait à la fin de chaque journée. N’était-ce pas du temps libre pour parler, pour vivre, pour aimer ? Aux mondes éloignés que Claire s’efforçait de toucher, elle demandait une réponse à la question « Pourquoi vivent-ils ? Pourquoi je vis ? » Questions sans réponses qui amenaient chaque peuple, chaque individu à échafauder les siennes, à les défendre, les imposer, avant qu’elles ne 170

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fassent la preuve de leur inanité et que tout soit à recommencer. Elle s’accrochait pourtant, contre tous ceux qui prophétisaient une apocalypse générée par l’homme, à l’idée que le monde était en progrès. Teilhard de Chardin planait sur la représentation qu’elle en avait. Elle ne pouvait adhérer au nihilisme vantant la désespérance. Le sens de la vie ne pouvait être dépourvu de sens. Depuis l’amibe et le singe, les animaux et l’homme s’étaient améliorés de génération en génération, sans qu’on ait besoin de placer Dieu au terme de l’évolution. Il lui fallait pourtant admettre que, dans ses périples autour de la terre, le plus impressionnant qu’elle ait rencontré, restait de l’ordre du sacré. Les masses de pierre dressées vers le ciel ou les traces des ermites dans les déserts témoignaient de l’existence des Dieux. Pour Dieu, l’homme devait se surpasser, renoncer aux plaisirs de la chair et de l’esprit autres que le contact avec lui. A vrai dire, il le faisait même dans l’ascèse extrêmeorientale qu’il avait détachée d’un dieu créé à son image. Claire était touchée par la dévotion du travailleur musulman qui, cinq fois par jour, déroulait son tapis de prière vers La Mecque, comme par les milliers de mains qui allumaient un cierge au pied des statues de la vierge au bord des bidonvilles d’Amérique latine, ou par le bout de chiffon, le bouquet de fleurs déposés en secret, dans tous les continents, pour vénérer comme dans les temps les plus reculés le même arbre sacré. A chaque retour, Claire revenait plus sceptique sur les valeurs d’ici, sur le sens qu’y avait la vie. Aux Etats-Unis, elle avait vainement cherché le rêve américain dans les produits d’une société qui ne savait quoi inventer pour satisfaire ses administrés ; des cohortes de voitures sur les autoroutes des villes illuminées, des jeunes hommes affairés, disciplinés et honnêtes ne pensant qu’à travailler, des retraités qui avaient gagné le droit de jouir de la vie trop tard pour vraiment en profiter, ou des affamés ou drogués, restés à la marge de ce monde trop policé. Etait-ce là le phare de la civilisation ? Les latins qui agaçaient Claire de leur agitation vaine, vivaient eux au moins plus que cet édifice prêt à se rompre d’avoir trop voulu s’organiser. Mais la vie à Paris valait-elle mieux ? A la génération de Claire, bien des hommes n’avaient connu qu’un but, travailler. On ne travaillait pas pour vivre, on vivait pour travailler. Et à celui que le travail avait comblé, il ne restait bien souvent quand il avait fait son temps, qu’attendre la mort qu’un cancer se chargeait de précipiter. Les jeunes le sentaient bien, plus prompts à plébisciter les RTT, à accepter les RMI et les petits boulots pour une qualité de vie qui n’avait rien à voir avec celle que leurs parents avaient imaginée pour eux. 171

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Partout le modèle de vie que l’Occident, sûr de lui, voulait imposer, refluait. Les ressources économiques manquaient là-bas pour en donner la qualité matérielle, les ressources idéologiques manquaient ici pour en donner la qualité spirituelle. Les nouveaux extrémistes, islamistes terroristes, juifs intégristes ou missionnaires évangélistes avaient beau jeu de miser sur l’avenir en proposant un monde meilleur. Les uns, en semant la terreur de l’après-vie si on ne leur obéissait pas, enrôlaient tous ceux prêts à renoncer aux plaisirs que, pour l’essentiel, le monde leur refusait. Les plus riches, Chrétiens américains, plus que sur la terreur, s’appuyaient sur les dispensaires et les écoles dont les indigènes avaient besoin pour faire passer leurs convictions. La géopolitique redessinait les zones d’influence, mais, à l’opposé des précédents, les théoriciens des marchés financiers, les affairistes des multinationales, les héros de l’excellence technocratique, les mercenaires menant les opérations guerrières n’incitaient guère à les imiter. L’afflux vers les villes de gens qui n’y auraient pas de quoi y vivre mais que la terre trop peuplée y déversait comme un raz-de-marée, s’amplifiait. La Rome des empereurs ou le Hambourg de la Ligue Hanséatique avaient eu sans doute le même attrait qu’aujourd’hui Mexico ou Sao Paulo. Y être miséreux devait être aussi misérable, mais longtemps, les villes avaient absorbé à la génération suivante le trop plein de la génération migrante. Y parviendronsnous ? Ceux qui ne sont plus d’ailleurs et pas encore d’ici créent malgré eux des vagues de violence que la ville alentour cherche à annihiler, craignant d’être submergée. Mais quand Claire rêvait de sociétés rurales, elle ne voulait pas voir que les campagnes aussi changeaient. L’Américain qui chausse son casque à oreilles pour conduire son tracteur sur le champ dont il ne verra l’extrémité qu’à la fin de la journée, le Français surendetté par l’achat de ses machines agricoles qui pompe assidûment la nappe phréatique sont bien loin du Yéménite qui guide encore son araire derrière sa vache pour labourer ses étroites terrasses. Quant au travail à la chaîne qu’elle avait cru inventé par la société industrielle, elle l’avait vu dans les plus artisanales entreprises des villages les plus perdus d’Asie. La rentabilité y demandait la même division du travail. Le riche patron, celui qui avait la plus belle maison, payait quelques sous l’homme qui polissait la laque du matin jusqu’au soir, la femme qui taillait le bout des cigares ou le manche de l’ombrelle avant de passer l’objet au suivant. Partout il fallait aller vite, ne pas perdre de temps, avant même la fabrication des tee-shirts qui alimentent l’Occident. Le fait d’être assis par terre, sans bruit de moteur, ne rendait peut-être pas plus gaie cette vie qui 172

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ne s’accompagnait d’aucun week-end à la mer. Elle ne pouvait guère partager le monde en une campagne riante et douce et les villes qui vous broyaient. Le monde partout changeait. Inutile de rêver d’un passé idéalisé. Mais comment savoir vraiment ce qui se passait ? Les médias étaient à l’affût du scoop, de la rumeur qu’ils enflaient en terreur au gré de ce qui ferait monter l’écoute. On avait cultivé la crainte des fibres d’amiante qu’il fallait extraire des plafonds où elles dormaient pour qu’elles aillent se planter dans les poumons des ouvriers qui le feraient ; on exagérait les ravages modestes d’une canicule bien tempérée en menaçant du jour où un réchauffement climatique ravageur s’enclencherait ; on fantasmait sur le maïs transgénique qu’il fallait arracher des terres cultivées de peur qu’il s’introduise en nous pour nous transformer en chimères, et après le SRAS, les grippes aviaires allaient tous nous anéantir si l’on ne fermait pas les frontières aux oiseaux migrateurs. Et puis il y avait les dangers qui menaçaient de plus près les familles dans les villes, les mâles qui seraient devenus soudain pédophiles et obligeaient les mamans à abandonner leur travail pour protéger leurs enfants, garçon comme fille, sur leurs trajets entre l’école et le stade, le boulanger et la maison du copain. Claire détestait ces chevaux de bataille que les médias enfourchaient les uns après les autres. Le plus nuisible avait heureusement été éphémère, le sida. La rumeur médiatique avait enflé la terreur, comme de la huitième plaie d’Egypte. Pour un peu on aurait revu les masques aux grands nez se pencher sur leur cas en chassant les miasmes avec des essences aromatiques. Les casaques modernes, les gants, les bavettes ne suffisaient pas, on marquait de points rouges leurs pancartes dans les chambres d’hôpital. Pourquoi pas d’étoiles jaunes, leurs vareuses ? Le mal était là, cernable, menaçant, évitable. On oubliait que les hépatites dont on ne se méfiait pas encore, étaient plus contagieuses et deviendraient plus dangereuses, allant jusqu’à arrêter les vaccinations sous des prétextes fallacieux. On oubliait avoir contracté soi-même par la même voie sexuelle des maladies plus bénignes dont on ne se vantait pas. Pour jeter aux pestiférés la première pierre, qui aurait pu soutenir avoir échappé au moindre trichomonas ? Pour les refouler dans leurs ghettos, qui n’avait à effacer une vieille mononucléose, un herpès secret ? Sans doute quelque intégriste qui avait eu la chance ou la malchance de s’accoupler à une aussi puritaine. Sans doute quelque névrosé trop culpabilisé pour avoir agi les fantasmagories qui peuplaient ses nuits. Sans doute quelque bien chanceux à qui le destin avait permis de jouir de la vie sans en subir les avanies. Ce n’était pas la majorité. 173

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Claire avait détesté le battage qui condamnait les contaminés à se cacher et leurs proches à avoir honte d’eux. On n’aurait pu imaginer de système plus efficace pour les isoler dans la désertification de leur relations et transformer, de désespoir, leur séropositivité en maladie avérée. Il achevait la rupture des liens qui les unissaient à tout ce qu’ils aimaient. Une rupture déjà depuis longtemps commencée pour la plupart des contaminés ; dans nos contrées, on ne joue pas sans raison avec l’overdose pour atteindre la jouissance, on ne la cherche pas auprès des homosexuels ou des plus ou moins prostituées sans une faille difficile à combler, même si l’on en fait une revendication du droit à la liberté. Mais qui pourrait affirmer être totalement à l’abri de ces tentations pernicieuses ? Et c’est bien là que le bât blessait. Le malade potentiel ou réel renvoyait en miroir à chacun ses faiblesses. D’où l’idée de le soustraire à la vue, de l’enfermer dans des maladreries, de le renvoyer dans son pays, de tout faire pour préserver la conviction de vivre entre gens de bonne société, sains de corps et de sexualité. Hélas ! dans le reste du monde, les malades n’étaient même pas coupables et il n’y avait que le pape pour croire à la chasteté comme moyen de lutter. Les enfants contaminés par leur mère transmettraient aussi plus tard la maladie. Quant à leurs parents qui n’avaient souvent d’autre possession dans la vie, d’autre jouissance que celle du sexe, pouvait-on leur reprocher d’en avoir usé et de transmettre le mal que, sans le savoir, ils avaient reçu  ? Dans les pays riches, on était déjà près d’oublier le sida comme si la trithérapie l’avait rangé ici parmi les plaies du passé. La terreur n’aurait touché qu’une génération. Des homosexuels en venaient même à jouer avec le feu, à braver tous les risques et à en faire courir, à seule fin de prouver, ici comme ailleurs, qu’ils n’ont pas à se soumettre aux recommandations d’autrui. Ailleurs en Afrique où l’on manque aussi d’argent pour éduquer, limiter les naissances et donner à manger à ceux qui sont nés, et maintenant en Asie ou en Indonésie, le sida continue ses ravages. Les Occidentaux, eux, font des statistiques, tracent des courbes aux extrapolations cataclysmiques. Ils envoient pour le faire des missions d’étude et réunissent des congrès internationaux qui vont d’Hilton en Sheraton, parfois au cœur même de la misère des pays concernés, mais les médicaments génériques et peu chers sont loin d’être suffisamment distribués. Telle était l’une des hypocrisies d’un monde en mal de respectabilité. Il fallait effacer les maladies qui dérangent, laisser le paludisme ou la malnutrition multiplier les victimes africaines et croire que l’argent donné à Paris pour le cancer allait le faire disparaître. Appeler les vieux 174

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gâteux, Alzheimer, comme les concierges, gardiennes d’immeubles ou les facteurs, préposés, pour qu’ils soient fiers de leur identité. Cacher ce qui fait honte, faire comme si ça n’avait jamais existé. Inventer des lois pour disculper les politiciens malhonnêtes, vendre des armes en disant que c’est pour réduire le chômage, acheter aux agriculteurs leurs trop plein de lait, de vin ou de choux-fleurs pour s’assurer de leur complicité. Quand Claire tirait un fil du peloton de ce qui la révoltait, tout venait pêle-mêle, santé, politique, informatique. Ca n’avait ni queue ni tête et ce seul point commun au cœur de la pelote  : les adultes comme les enfants, accommodent la réalité, ils voient ce qui les arrange et ignorent ce qui les dérange. Ils font une large place au mal et au malheur lointains pour qu’au plus près tout soit rose et gai. Ils élèvent au hit-parade la première greffe de cœur, le premier bébé-éprouvette, le plus grand télescope interplanétaire ou le plus puissant système de microprocesseurs assemblés sur le modèle du cerveau humain, en négligeant tous les ratés, les butées, les prix à payer. La bobine de Claire se dévidait et le fil qu’elle tirait était le besoin des sociétés dites évoluées de croire à chaque instant détenir la vérité, leur volonté d’englober la complexité du monde dans leur énorme toile d’araignée. Et pourtant, vues au jour le jour, elles apparaissaient comme civilisations futiles qui vivent dans l’instant et progressent à coups de frivolités comme un enfant inconséquent. Après elles, viendraient comme déluge les catastrophes écologiques qu’on pourrait ignorer si elles n’étaient des catastrophes humaines. Claire aurait voulu que chacun ait la liberté de choisir sa façon de vivre, de penser, mais savait que c’était son utopie à elle. Pour être libre, il faut avoir assez à manger, puis se débarrasser des scories de toutes les envies qu’on ne peut satisfaire, supporter les contraintes dont on ne peut se défaire et savoir les distinguer. Marc-Aurèle le disait déjà il y a deux mille ans. Echappée des goulags, la liberté devenait une disposition intérieure à cultiver que la société de consommation ne favorisait guère plus que les régimes totalitaires. Impasses, illusions d’optique, mirages en négatifs la mettaient à mal, Claire ne voyait que ses effondrements. Quand elle restait longtemps à Paris, elle détestait cette ville sclérosée, prisonnière de son image et pensait que le changement ne pourrait venir que d’ailleurs, de l’Est ou de l’Ouest. Quand elle allait loin, sans y rester assez, elle sentait les failles des autres modèles ; l’Américain trop superficiel, le Japonais trop discipliné, le Chinois trop énigmatique, l’Hindou trop fataliste. A l’Afrique Noire, elle se sentait trop étrangère, pour l’Amérique Latine trop terre à terre. Elle laissait son attention flotter. 175

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L’histoire n’était jamais ce qu’on croyait qu’elle serait. La civilisation ne renaîtrait pas là où on l’attendait. Claire, la réaliste, aurait voulu remplacer les anachronismes par un idéal humaniste. Et c’était comme si chaque individu, chaque état en démontrait chaque jour l’inanité. Sorti des certitudes indestructibles révélées par les dieux qu’il avait créés, l’homme n’offrait qu’un tissu contradictoire d’amours et de haines, de mesquineries égoïstes ou d’élans passionnés. Il se sacrifiait sur l’autel de causes qui, à peine le bain de sang terminé, faisaient la preuve de leur folie ou de leur fragilité. L’histoire était écrite à coups d’erreurs par des « grands hommes » qui dominaient leur époque ; elle découlait aussi de la poussée continue de courants travaillant les sociétés en sous-main, comme les pulsions travaillent les individus. Mais, malgré la barbarie du siècle, Claire voulait croire que les siècles s’éloignaient de la barbarie. Le «œil pour œil, dent pour dent » finirait bien par reculer devant la volonté des hommes de vivre ensemble, même si pour l’instant le vivre ensemble n’avait de sens que contre un ennemi à trouver ; et s’il n’en avait pas d’extérieur, il créait à l’intérieur de sa société des zones négatives pour marginaliser des gens à exclure du seul fait de leur non-conformité. Claire pensait les femmes plus enracinées dans la terre, la réalité, la durée, elles qui portent les enfants neuf mois avant d’en entendre le premier cri. Enfin ! qui les portaient, on parviendrait bien à accélérer cela comme la cuisson des légumes au micro-onde. Les hommes qui faisaient l’événement n’avaient pas de ces préoccupations, ils vivaient au présent. Elle se prenait à rêver d’un monde qui voguerait au rythme des femmes. Pas de celles qu’on montre comme des fantoches à la place de leurs maris décédés, ni de celles qui ont pris à leur compte leur tactique politique. Un monde où le progrès cesserait d’être stakhanoviste, où l’on prendrait le temps de se demander sur quoi il va déboucher. Il faudrait parfois freiner ou retourner en arrière pour voir à quel embranchement on s’est trompé. Un temps où les femmes pourraient prendre le temps d’élever leurs petits et s’occuper des malades de la famille, sans pour autant sacrifier leur « carrière » , où l’on donnerait plus d’argent à ceux qu’on aime et qui n’en ont pas, plutôt que de se contenter de revendiquer comme « ayant droit » à tout, auprès de l’Etat. A charge pour eux, plutôt que pour lui, de vous rendre la pareille quand vous seriez vieux, fatigué, appauvri… Claire savait bien que ce monde n’existerait pas. Les femmes aussi sont primesautières, inconséquentes. Claire n’avait que trop connu, à vouloir les soigner, leur façon à elles de ne pas voir la réalité et de toujours chercher une épaule sur qui s’appuyer. Le monde 176

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ne leur appartiendra jamais. Ou alors ce serait un monde transformé où hommes et femmes seraient devenus semblables, artificiellement sélectionnés, dans le paradis depuis longtemps décrit par Aldous Huxley.

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CHAPITRE V La chute

Elle s’était peu à peu détachée de choses qui avaient fait sa vie. D’abord l’hôpital où elle était restée plus de quarante ans. Elle y avait acquis un savoir et un savoir-faire auprès des malades. Interface entre eux et les médecins, elle avait traduit le langage des uns dans le langage des autres. Elle cherchait à leur dire ce qu’eux-mêmes ne savaient pas toujours sur la maladie qu’ils vivaient, la maladie qu’ils soignaient. Ce qui rendait malade et aidait à en guérir quand on parvenait à arracher du corps ce qui aurait dû n’appartenir qu’à l’âme, des angoisses et des peines, des rancœurs ou des amours déçues. Quel que soit le trouble physique, on retrouvait un nombre restreint de cas de figures. Nous sommes tous faits de chair et de larmes. Ce qui touche les uns est ce qui touche les autres, même s’il existe une variété infinie de façons de le sentir et de l’exprimer, de le savoir ou de l’ignorer. Elle pensait en avoir fait le tour et, passé l’intérêt pour l’autre qu’elle ne connaissait pas encore, l’élan pour lui venir en aide, la rencontre la ramenait à des schèmes trop connus et trop souvent à des impasses où, maintenant, elle pensait vain de s’engager. En plus, le climat hospitalier n’avait jamais porté ses efforts et ses doutes. Les médecins, tout à leur science, préféraient garder leurs preuves plus probantes, en méconnaissant tout ce qui n’était pas pure matérialité. Claire ne méprisait pas leur travail, bien au contraire. En dernier lieu, elle n’avait pas hésité à répondre à l’invite du chef d’une unité de pointe. Il était le premier à avoir mis au point une technique qui permettait de nourrir indéfiniment par voie veineuse ceux à qui leur tube digestif ne rendait plus ce service : un dé à coudre de calcium, un autre de potassium, une pincée de phosphore et de magnésium, un soupçon de zinc ou de sélénium… Il avait trouvé l’équilibre presque parfait entre les doses infinitésimales de composés qui nous arrivent sans qu’on y pense dans un plat de lentilles et un camembert arrosé de gros rouge, mais qui manquaient aux perfusions pour autoriser une 179

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survie artificielle de longue durée. Son problème était d’obtenir que les patients se plient à la contrainte presque insupportable de passer leurs nuits « branchés » à une machine, et d’être d’une méticulosité obsessionnelle lorsqu’ils se branchaient pour ne pas introduire des microbes dans leur sang en même temps que les autres ingrédients. Comme souvent, elle avait été embauchée sur un quiproquo  : lui voulait qu’elle rende dociles ceux qui ne l’étaient pas, elle voulait comprendre comment on pouvait vivre comme ça. Comment vivre « bien », puisque certains, encore jeunes, en pleine activité, se pliaient aux contraintes pour continuer à mener leur vie tambour battant et y faire ce qui leur plaisait. Las ! ces trésors étaient bien gardés par l’initiateur de la méthode et l’infirmière-chef qui gérait leur quotidien avec beaucoup de compétence. « Ils ne posaient pas de problèmes ». On n’avait donc pas besoin d’elle pour eux. Restaient les autres, les gens à problème dont c’était son métier de s’occuper. Elle s’attacha à comprendre avec eux comment on pouvait garder l’envie de vivre, avoir peur de mourir et pourtant se conduire en sorte que le contraire advienne : déclencher des septicémies à répétition ou vivre ses jours en oubliant ses nuits jusqu’à ce que la déshydratation, le manque de sucre et de sel ne mettent en danger. Si l’intestin n’absorbe plus rien, cela vient vite ! A certains, elle parvenait à faire prendre conscience de leur ambivalence à l’égard d’une vie aussi désirable que haïssable. Pour d’autres elle n’y arrivait pas. Elle se trouvait répétitivement sommée de les rendre « compliants », comme disent les médecins, alors qu’elle était impuissante à le faire. Elle ne savait trouver dans l’échange le fil qui aurait pu les amener à se voir tels que les autres les voyaient et à comprendre, de l’intérieur, ce qui les poussait à se détruire quand leur désir le plus vif était d’être réparés. Evidemment ceuxlà revenaient régulièrement à l’hôpital et les médecins refusaient autant d’accepter leur irrationalité que l’impuissance de Claire à la vaincre. Elle, elle avait l’habitude ! Les accros à l’héroïne ou au tabac portent la même ambivalence. Et même les phobiques de l’ascenseur qui savent qu’ils n’y sont pas en danger ou les obsessionnels qui ne peuvent s’empêcher de vérifier dix fois que le gaz est bien fermé sont habités de telles contradictions. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir… A vrai dire, ses patients hospitaliers les plus réfractaires n’avaient aucune volonté de changer. Ils préféraient s’en prendre au monde qui ne savait les guérir, après leur avoir offert une enfance pourrie, par excès ou manque absolu de gâteries, une enfance qui ne leur avait pas appris que la vie vaut la peine d’être vécue, malgré ses manques, petits ou grands. Elle aurait mieux compris qu’ils se suicident devant ce manque effrayant, celui de 180

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ne plus jamais manger comme tout le monde. Mais recréer toujours un affrontement à d’autres qui n’y pouvaient rien changer… A force d’affrontements – maîtrisés de son côté – avec les soignants et les soignés, elle avait préféré démissionner. Puis elle s’était détachée de l’Université. L’enseignement l’avait toujours angoissée. Avant chaque rencontre elle craignait de ne pas en savoir assez pour ses étudiants, en leur présence elle trouvait qu’eux manquaient des connaissances élémentaires. Mais elle aimait transmettre ce qu’elle avait compris des rapports du corps et de l’esprit. Elle aimait amener les néophytes à sentir que ces malades, qui n’étaient pas des fous comme ils le répétaient à l’envi, mais dont le palpitant battait la breloque ou les tripes se mettaient en ébullition à la moindre émotion, pouvaient avoir besoin d’un psy. Encore fallait-il que ce ne soit pas un psy distributeur de diagnostics et de médicaments ou un redresseur de comportement. Mais un qui, sans chercher la folie à tout prix, accepte de voir en l’autre quelqu’un comme lui, comme tous, risquant de tomber malade un jour ou l’autre quand ce qui lui arrive déborde ses défenses habituelles. Un psy qui s’interroge sur le court-circuit entre le corps et l’esprit, quand il ne s’agit plus seulement d’avoir les jambes coupées par la peur, ou de montrer la rougeur d’une pudeur offensée, mais d’être malade, au vrai sens du terme, d’angoisse ou de chagrin. Cela ne s’apprend pas dans les livres, ni même de la bouche d’un professeur. Il faut aller sur le terrain écouter le malade parler de ce qu’il vit, de ce corps qui n’est plus comme avant et des examens qui le transfixient. Voir comment il réagit au verdict d’un médecin ou à la sollicitude d’une infirmière, au geste tendre de sa fille ou à la colère de son fils. Il faut connaître déjà la dramatisation de l’hystérique, la complainte de l’hypochondriaque, la revendication du paranoïaque, pour saisir que sa réaction à lui est juste un peu outrancière, qu’il ne peut laisser glisser ce qui l’agresse sans que sa chair n’en soit entamée. De toute façon, lui ne le sait pas. Il pense que tout le monde réagit comme ça. Claire avait obtenu des maîtres de la faculté que ses étudiants presque diplômés s’immergent dans le milieu où l’on soigne ; auprès de la sage-femme qui suivait les grossesses à risques ou dans l’unité de pointe pour grands brûlés, peu importait du moment qu’ils étaient là où les choses se passaient. Ensuite, elle recevait chez elle – la pénurie de locaux universitaires s’y prêtait – la douzaine qui lui étaient confiés. Ils discutaient de ce qu’ils avaient vu, entendu et de ce qui les avait eux-mêmes bouleversés. Elle leur disait ce qu’elle en comprenait, leur parlait de ce qu’elle savait. En échange, leur jeune expérience alimentait ses recherches. Oui, ailleurs, les malades étaient 181

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les mêmes que ceux qu’elle rencontrait ; avec une autre partie du corps atteinte, les émotions et les peines étaient les mêmes. Puis les choses avaient évolué. Les Unités enseignant les mêmes disciplines s’étaient regroupées en doctes Ecoles Doctorales. Le niveau était élevé. La recherche avait acquis ses lettres de noblesse et les stages cliniques qu’elle demandait n’étaient plus prisés. On ne visait plus de soigner des malades, mais d’obtenir un DEA, une thèse. On présentait ce qu’on avait déjà travaillé avec un autre professeur comme trouvaille personnelle. Les bibliothèques et Internet devenaient la source de tous les savoirs. Comme ses étudiants ne lui apprenaient plus rien, qu’ils étaient insatisfaits de sa façon hors norme d’enseigner et que ses collègues trouvaient bon le cursus qu’ils avaient créé, c’est elle qui s’était sentie décalée. Elle n’a plus eu qu’à s’en aller. Vint le temps de se séparer aussi de ses patients. Cela ne se fit pas aussi brutalement. Elle gagna du temps libre en semaine, des sortes de RTT qu’elle s’accordait à elle-même. Vu le temps indéterminé que durait une psychanalyse, depuis longtemps déjà elle avait renoncé à en entreprendre de nouvelles. Elle laissait filer ceux qui allaient bien sans les remplacer. Elle prenait encore de nouveaux patients en face à face pour des thérapies plus brèves qui n’étaient pas pour lui déplaire. Confiante dans ses capacités à débrouiller des problèmes peu familiers à ses collègues – les problèmes du corps, justement – elle aimait s’engager avec eux dans la quête des mouvements inconscients qui les avaient favorisés. Elle concentrait ses efforts pour leur éviter de perdre le temps qu’elle n’avait plus en digressions inutiles et tentait de les mettre sur la voie qu’ils auraient à suivre. Ou leur chemin commun suffirait ou, si besoin, elle les confierait à d’autres pour aller plus au fond des choses. Et puis il lui restait le lot de tous les malades – il fallait bien les appeler ainsi – qu’elle n’avait pas guéris. Elle ne leur avait pas rendu l’autonomie, la liberté de penser et d’agir qui les aurait débarrassés de leurs symptômes, ou tout au moins permis de vivre tant bien que mal après qu’ils se furent atténués. Ils restaient accrochés à ses basques et pesaient lourd, lourd. Elle sentit le poids des ans, la fatigue disparue le matin qui la rattrapait chaque soir et l’usure de tous ces malheurs à porter qui faisaient la trame de sa vie. Elle voyait aussi les butées à sa volonté de les soulager. Limites de la psychanalyse quand certains partis mettre d’autres analystes à l’épreuve n’avaient pu aller plus loin. Limites d’ellemême, quand elle ne savait plus quoi inventer, quelle façon de dire contournerait les obstacles et ferait comprendre l’incompréhensible. Une incompréhension non pas faute d’intelligence – elle avait eu la 182

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chance de pouvoir garder pour l’analyse des patients intelligents, de parler toute sa vie avec des être intelligents, privilège exorbitant – mais incompréhension due à la névrose, à la psychose, enfin à une force plus forte que le désir de comprendre. Et c’était l’usure la plus dure. Le sentiment d’impuissance après avoir tout essayé, en n’ayant plus rien à essayer, et sans parvenir à confier le patient à un autre qui entendrait peut-être les choses autrement, comprendrait autrement, parlerait autrement. Aussi quand le couperet tomba, l’âge de la retraite, celui que nombre d’analystes préfèrent outrepasser, elle était prête. Elle avertit les derniers : voilà à telle date, elle serait aux abonnés absents ! A cette occasion elle retrouva encore son plaisir d’analyste, le plaisir de la rencontre de l’inconnu en l’autre. L’un n’avait pas entendu qu’elle arrêtait, un lui cherchait déjà un remplaçant, un autre qui ne lui avait jamais manifesté le moindre signe d’intérêt disait qu’il ne pourrait se passer d’elle ; celui qui ronronnait depuis longtemps sur le divan se disait soudain qu’il fallait vraiment qu’il s’y mette, s’il voulait venir à bout de ses problèmes, tandis que cet autre qu’elle pensait accroché à l’analyse comme la moule à son rocher décidait d’aller seul son chemin. Jusqu’à la fin, l’analyse lui apporta des surprises. Elle eut encore quelques nouvelles des uns ou des autres. Comme par hasard de ceux auxquels elle s’était le plus attachée. Elle eut la nostalgie d’autres qui ne lui en donnèrent pas. Puis les nouvelles se raréfièrent et seuls ses rêves lui ramenèrent encore la nuit les visages disparus. Avec ses collègues, la coupure se fit de même. On la sollicitait encore pour parler, écrire sur les sujets qu’elle connaissait bien. A l’occasion, elle pouvait toujours se lancer dans des discussions passionnées pour défendre un point de vue non partagé. Mais insidieusement, c’est en elle que la coupure s’opérait. De n’être plus nourrie de la rencontre avec l’autre, il lui semblait ne pouvoir que se répéter comme un disque rayé… comme tous ces conférenciers qui promènent leur dada de congrès en congrès, ceux qu’elle n’était jamais allée écouter. La psychanalyse s’écartait d’elle et elle se demandait comment elle pourrait se passer de celle qui l’avait nourrie si longtemps. En fait elle s’en passait mal. La vie peu à peu se retirait de la part d’elle-même qu’elle avait habitée. Une part devenue morte qu’elle était toujours heureuse de réanimer en écrivant des textes sur des thèmes inusités. Ils lui demandaient de tisser des liens entre les différents repaires de son savoir. Créer quelque chose de nouveau restait un feu qui la faisait vivre encore. Mais les occasions de ranimer les braises se faisaient rares et, s’il fallait ne les chercher qu’en 183

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elle, cela lui demandait une énergie démesurée, comme sur le chemin des Incas, à quatre mille mètres d’altitude, quand manquait l’oxygène. Pendant ce temps, son autre source, la source majeure de sa vie, la famille évoluait. Cela avait d’abord été un anniversaire, son fils avait quarante ans. Pour elle-même, les années se succédaient sans qu’elle en fasse grand cas ; dès qu’elle avait dépassé le milieu d’une dizaine, elle sentait s’approcher la suivante  ; aussi, le jour venu, elle ne percevait guère l’entrée dans un nouveau lustre qui continuerait ce qu’elle était à ce moment-là. Mais que son fils ait quarante ans la fit brusquement chavirer, comme d’une position dominante à une position dominée. Non qu’il eût des instincts dominateurs. Mais jusque-là on avait peu ou prou eu besoin d’elle ; ses qualités conjointes de mère, médecin, psychanalyste… éventuellement cuisinière ou couturière, lui avaient préservé une place de bonne conseillère. Pour l’élevage des enfants, elle s’était senti une référence et la référence maintenant c’était lui. Elle pouvait encore servir dans quelque domaine féminin, mais pour ce qu’il en est de la vie elle-même, elle réalisait qu’il avait atteint cet âge de raison des adultes où, quelles ques soient les incertitudes des choix amoureux, des choix professionnels, ces choix sont faits et il n’y a plus qu’à les assumer. D’ailleurs elle le voyait assurer la construction de sa famille à lui, en dépit de l’absence d’une consécration par un mariage officiel. Elle entendait le ton sur lequel, rarement, mais à bon escient lui semblait-il, il affirmait son autorité et sa conception de ce qu’un enfant doit faire ou ne pas faire selon les circonstances. Dans son travail aussi où il était entré par une porte dérobée pour n’avoir pas voulu se plier aux voies royales étudiantes, il avait prouvé sa compétence et s’était laissé emporter par le plaisir des jeux mathématiques de la finance. Puis il lui avait fallu faire d’autres choix devant les incertitudes de la conjoncture internationale. Un travail moins exaltant, plus raisonnable. Puis un autre, mieux à sa convenance. A sa génération, on demandait la mobilité. Décidément la maturité était là et cela voulait dire qu’elle, sa mère, était passée de l’autre côté. Depuis longtemps déjà elle ne comprenait plus les explications qu’il lui donnait à sa demande sur ce qu’il faisait. La conjonction des valeurs estimées à terme du yen ou du dollar au risque du pétrole et des guerres, du chômage et de la démographie, des alliances et des trahisons entre producteurs et consommateurs, la dépassait. Puis la succession des anniversaires lui sembla s’accélérer en un carrousel où chacun des petits-enfants prenait la place du précédent. Parmi les cousins, l’aîné avait longtemps paru seul – mais quatre ans, est-ce longtemps  ? – puis avait fait tandem avec le second, fasciné par lui, 184

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martyrisé par lui. Ils jouaient les inséparables dans un rapport de force où le gagnant était toujours le même, puis le troisième est venu renforcer le clan. Les alliances se renversaient des deux aînés aux deux cadets. Le second y avait gagné une certaine autonomie. S’il ne pouvait battre l’aîné, il prenait sa revanche sur le dernier ou s’alliait à lui pour délaisser le bourreau d’avant. Bourreau-victime du mauvais principe des adultes selon lequel le grand doit toujours céder aux petits, le dernier ne se privant pas de hurler pour les ameuter à la moindre menace d’attaque qu’il avait su provoquer. Restait la petite dernière tant attendue. Si bien choyée par sa mère qu’elle sut vite la faire chanter à table en ne voulant pas manger et demander qu’on la traite en « princesse » puisqu’elle l’était, à l’image de ses Barbies et de leur prince charmant. Mais là aussi une page se tournait. A quatorze ans, l’aîné avait d’autres chats à fouetter que d’embêter les cadets ; il se prenait de passion pour la mécanique et l’informatique, demandait en cadeau de l’argent pour une télécommande, un ordinateur. Il avait gagné suffisamment de galons pour rentrer seul du collège se faire à manger et partir le mercredi faire ses emplettes à Paris avec son copain. Quant à la petite, s’il lui arrivait encore de pleurer sur son doudou quand elle s’endormait loin de sa mère, elle avait bien aimé la « classe de poney » et paraissait suffisamment décidée pour entrer à la grande école. La mamie était encore là, mais elle sentait bien que son rôle s’effaçait. Chacun menait son petit bonhomme de chemin. Et s’il fallait encore « garder » ce petit monde pour occuper les vacances au long de l’année scolaire ou permettre les escapades de leurs parents, ce n’était plus comme avant. D’ailleurs elle était loin d’être la seule à se proposer ; les sans-enfants de l’entourage qui ne s’étaient pas risqués avec les bébés proposaient des activités variées qu’elle aurait été bien en peine d’accompagner. Elle était une parmi les autres possibilités. Il avait bien fallu se retourner ; sans patients, ni enfants à porter, il lui restait son mari. Ah, les maris  ! Eux aimeraient être entourés, bercés, chouchoutés ; qu’on retire la moindre épine de leur pied (principalement constituée de papiers administratifs et relevés bancaires). L’ordinaire de la tenue d’une maison que les femmes ont toujours assumé, elles n’ont qu’à continuer à le faire comme autrefois sans que cela mérite attention. Ce n’est pas comme le robinet qui fuit ou la lampe en fin de vie pour lesquels il faut rendre grâce quand cet ordinaire-là ils l’auront pris en charge. Enfin, comme lui aussi avait cessé de travailler cela se gérait dans une certaine tranquillité. A se demander comment on résolvait les problèmes quand chacun partait de bon matin pour la 185

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capitale. Restait à s’entre-accompagner pour le temps qui restait. Et cela était plus compliqué. Lui n’existait que dans l’immédiateté du faire ; se coltiner avec des machines en panne, en détourner d’autres de leur usage habituel pour en inventer de son cru était son plaisir de vivre, non sans bordée de jurons quand quelqu’un passait à proximité pour l’entendre, puisque les choses n’allaient jamais comme elles auraient dû. Il avait rompu de façon drastique avec tout ce qui avait fait sa vie d’avant. Et, pas plus que ce passé récent, l’avenir ne l’intéressait. Seul persistait l’étalon-or de son enfance campagnarde à la mesure duquel rien de récent ne comptait. Et surtout pas, à part le plaisir de la littérature, la Culture avec un grand C que le temps libre et la proximité de la capitale auraient mis enfin à sa portée. Il vivait un éternel présent où une entreprise s’enchaînait à la suivante, peut-être une façon d’ignorer qu’un jour la mort y mettrait fin. Quant aux bruits du monde qui lui parvenaient par les journaux, la radio, la télé, il n’en recevait que le négatif, les médias se chargeant bien de l’y aider. Raison suffisante de s’en détourner et juger incompétents, voire malhonnêtes, ceux qui avaient à charge de remédier aux maux de la terre et d’assurer le progrès et la prospérité. A chaque fois qu’elle avait à cœur de défendre une cause et la sincérité de ceux qui s’y étaient adonnés, les chrétiens ou les musulmans, les communistes ou les socialistes, les Africains immigrés ou ceux restés au pays, les jeunes flirtant avec la délinquance ou la toxicomanie et cherchant à s’en extraire, il la cataloguait dans les défenseurs de tous les extrémismes ; celui de « ses amis », les ayatollahs d’Iran et les terroristes islamistes ; les camps de déportation staliniens comme les bûchers de l’Inquisition, les prédateurs de biens publics ou les politiciens menteurs devenaient ce qu’elle était censée défendre. Bien sûr ! il n’y croyait pas, mais cela limitait singulièrement les conversations. Parce que, justement, elle, ce qui l’intéressait le plus maintenant, c’était le monde. Les gens dans le monde et les mille et une façons d’être au monde dans l’espace et le temps. Ce que l’histoire apprenait des civilisations anciennes, ce que les anthropologues et autres voyageurs occidentaux disaient des pays où ils s’immergeaient, ce que les autochtones eux-mêmes, lorsqu’ils avaient accès à la langue écrite et la langue traduite, pouvaient analyser de ce qu’on faisait, pensait chez eux, de ce pourquoi on l’avait fait ou pensé et pourquoi on voudrait que ça persiste même si ce n’était pas la Démocratie avec un D. On aurait pu les dire aux antipodes, mais ce n’était pas vrai. Cela aurait tenu pour négligeable ce qui s’était tissé entre eux au fil des années et qui faisait partie de leurs évidences communes. Le goût de la nature 186

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et des paysages sauvages plus que du béton des villes et des mondanités. L’argent qu’ils dépensaient et méprisaient également. Cela n’avait pas à se dire, mais créait un tempo commun où chacun développait son propre espace. Et puis il y avait la familiarité des corps qui se pliaient aux mêmes rythmes, ils étaient tous deux «  du matin  », aimaient les mêmes nourritures, les mêmes lits et jusqu’à une façon de faire l’amour qui n’avait plus rien du charme et de l’excitation de la séduction, mais une façon régressive de se retrouver l’un contre l’autre, l’un en l’autre comme avec son doudou préféré, une confiance réciproque qui efface les divergences de la journée. Dans l’espace incertain entre veille et sommeil s’installait alors au cœur de la conscience d’être soi, comme une certitude d’être deux en un, faite de retrouvailles avec tous les déjà vécus ensemble… pour un instant, pour un instant seulement. Mais voilà ! de cette vie-là non plus, il n’y avait rien à attendre de nouveau. Et voici que sa fille venait aussi d’atteindre la quarantaine. A sa façon bien différente de celle de son frère. Elle savait louvoyer pour faire son chemin à travers les heurs et malheurs de la vie professionnelle et les retourner à son avantage. Rompre les obligations trop pesantes, couper d’avec les hiérarchies aux vues trop divergentes par une formation, une période de chômage. Et comme elle avait fait ses preuves, travailler en free lance ou reprendre le harnais. Et si sa vie personnelle n’était pas non plus linéaire, faite de crises, de sorties de crises et d’entre-deux réparateurs, les enfants qui n’en disaient rien semblaient y trouver leur compte. Leur présence vivante devait désamorcer des tourmentes. Sa fille aussi était suffisamment installée dans la vie pour pouvoir se passer de Claire. L’avenir n’était plus qu’un espace terne, dépourvu d’aspérités accrochant le regard. Et plus elle avançait, plus se détachait sur ce fond cotonneux, les images des écueils à éviter. A l’inverse des pèlerins revenus de La Mecque qui dessinaient sur leurs maisons les étapes de leur vie, elle traçait sur le paysage inconnu les scènes qui, rencontrées au fil des jours chez les autres, la terrifiaient le plus : le vieux couple inséparable, indélébile et raccorni ; la vieille toute seule, paralysée, aveugle ou sourde, à la merci d’inconnus qui n’avaient pas envie de s’en occuper ; ou perdant la tête, sa pensée s’effilochant à moitié sans qu’elle ne se rende compte qu’il ne restait rien de ce qui faisait son intérêt. Parfois sur ces paysages lointains se projetaient les images télévisées de beaux vieillards qui traversaient le temps en gardant l’éclat de leur pensée, vivaient sur tout ce qu’ils avaient accumulé et savaient encore exploiter, transformer, communiquer. Suffisamment à distance des caprices du monde pour ne plus 187

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en être affectés. Hélas l’avenir de ces êtres d’exception ne lui paraissait pas pour elle ! Elle savait seulement que les rails qui continuaient sous ses pieds, plongeant dans le brouillard devant elle, la menaient vers un destin qu’elle ne pouvait contrôler. La vie continuait sans elle  ; l’hôpital, la fac, la psychanalyse  ; les enfants devenus parents et les petits-enfants. Comme les Inuits abandonnaient, avec leur accord, les vieux qui ne pouvaient plus suivre, ils la laissaient sur le bord du chemin. Qui aurait pu croire que toutes les années de travail, les acquis sociaux et les points de retraite amassés aboutiraient au même vécu que la vie rude sur la banquise ? Le sentiment qu’il y a un temps pour tout, celui où, enfant, on est protégé et fait ses apprentissages ; celui où l’on est maître de son destin, où l’on conduit ses traîneaux vers de meilleurs pâturages ; le temps où l’on protège à son tour enfants et parents. Puis vient le temps d’après, où le monde devient trop dur là-bas avec le froid et la fatigue trop intenses pour un corps trop usé. Et ici, pourquoi ? Simplement parce que le monde change, les gens sont trop nombreux dans les villes et il faut tout contrôler – mais est-ce bien une nécessité ? – pour qu’ils puissent vivre ensemble. Vite, de plus en plus vite, sans une minute à perdre. Et pour Claire un doute qui devient bientôt une certitude : pourquoi se bousculer, pourquoi restreindre ses libertés, pourquoi s’acharner à se tenir au courant des publications de ses collègues, des nouveaux jeux des enfants et des musiques de leur adolescence, essayer, de plus en plus en vain, de rester dans le bain ? Pourquoi, puisque l’âge aidant, la distance deviendra peu à peu incommensurable entre ce qu’il y aurait à faire et ce qu’on peut faire. Et puis pourquoi cette civilisation du faire, toujours faire, au lieu de rester assis en lotus, les paumes tournées vers le ciel à contempler le ciel ? Claire avait maintenant un endroit pour le faire à la montagne. Le matin, elle attendait que le soleil franchisse la crête d’en face. La lumière descendait rapidement la pente de leur versant derrière le chalet et soudain inondait la terrasse qui dominait de loin la vallée sombre. A gauche, la Tête d’Amont se découpait en silhouette, ses creux encore mangés d’ombre, les dents de son sommet depuis longtemps en pleine lumière. En face, le flanc de la montagne toujours obscur ne laissait même pas deviner le village suspendu, le hameau sur son éperon ; seules les lignes parallèles des vallées qui le traversaient en biais, étaient dessinées de nappes de lumière, irradiées des écharpes de brume qu’elles recélaient encore. A droite, à travers les cimes des pins et des mélèzes, on entrevoyait l’autre chaîne, celle qui bordait au sud la rivière après son coude. Elle avait posé sur la table le plateau du petit déjeuner 188

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et s’installait seule. La maison n’était pas encore réveillée. L’air vif du matin, la contemplation de la nature que ne venait troubler aucune construction humaine sinon les toits du village voisin, en contrebas, l’emplissaient de béatitude. Le bruit qui montait des voitures circulant sans qu’on les voie sur la nationale, loin, très loin au-dessous, rappelait que la civilisation était proche et le passage bruyant du train de huit heures seize clôturait ce moment de bonheur. Alors Claire eut soudain une image de ces dernières années. Comme une spirale qu’elle aurait parcourue, non pas du centre vers la périphérie, mais en se rapprochant de l’axe. Elle y avait laissé par pans le travail, des amis qu’elle n’avait su ou voulu garder, et toutes les étapes de cette vie familiale dont elle s’était sentie le plus naturellement du monde peu à peu dépossédée. Le léger voile noir qui s’élevait de spire en spire enveloppait en couches concentriques le noyau dur de sa vie. Liés en haut du mouvement qui ferme une papillote, ces linons fins lui évoquaient le tour de magie répétitivement joué pour ses enfants par leur père, quand il tordait ainsi le papier de soie qui entourait autrefois les oranges. Il suffisait alors de l’allumer pour qu’il s’élève au-dessus de la table avant de disparaître, comme « l’âme du taureau » qui quittait le toro de fuego à la fin des fêtes de sa jeunesse basque, juste avant que tout ne s’éteigne. Ce n’étaient pas des images tristes, même si les voiles qui cernaient la pierre dure avaient aussi quelque chose d’un linceul ou des crêpes de deuil. Il suffirait un jour de les allumer pour qu’ils s’élèvent eux aussi avant de disparaître dans le ciel. Leur fumée n’était pas sans évoquer les bûchers des veuves de l’Inde, mais dans l’image qui s’imposait à Claire, ce n’était pas la femme qui se consumait, seulement les enveloppes de sa vie. Il en resterait une pierre dure, oblongue, posée sur le sol. Elle était de structure complexe, faite de matériaux étroitement incrustés les uns dans les autres, comme une concrétion de ses instants les plus précieux mêlés et scellés pour l’éternité sous l’effet d’une chaleur intense. Plus tard, elle vit cette pierre dans un tableau de Gao Xingjian, une encre chinoise en noir et gris, un paysage abstrait où une langue de terre opaque semblait flotter dans des écharpes de nuages. Devant, se projetait sa pierre à elle, arrondie et asymétrique, maillée d’un fin réseau qui pouvait témoigner de la complexité de sa formation et de son ancienneté. Mais n’était-ce pas Gao Xingjian qui avait su dans « La montagne de l’âme » traduire la richesse et la complexité de la vie, aux marges d’un univers totalitaire ? Peut-être lui aussi, abandonnant la discursivité de l’écriture pour la densité de l’image, se représentait ainsi ce qu’il resterait de lui au soir de la vie, combien plus riche que celle de 189

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Claire, qui l’avait mené à travers continents et océans à la recherche de l’éternelle humanité de l’homme. Dans son image à elle, la pierre reposait sur une surface presque plate, comme d’une plage de sable mouillé où le flux et le reflux auraient inscrit inlassablement mille sillons. Traces inlassables de la vie qui ne l’avaient pas attendue pour se déployer en tous sens et continueraient après elle. Traces qu’elle pouvait encore voir à ce jour et suivre en se décentrant d’elle-même. Au loin, autour, il y avait les Tian Shan qui la faisaient tant rêver, ces Montagnes Célestes inaccessibles qui accompagnaient les caravanes de l’Asie Centrale de la beauté de leurs cimes enneigées, colorées par la course du soleil du levant au couchant. Ce ne serait pas si mal de rester ainsi comme un des blocs erratiques des tableaux de Magritte dans un monde minéral où la vie se serait figée jusqu’à la fin des temps, pour une éternelle beauté.

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Mis en page par Les Ailes d’Iren Achevé d’imprimer par Corlet Numérique – 14110 Condé-sur-Noireau N° imprimeur : 59175 – Dépôt légal : juillet 2009 – Imprimé en France

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