Antonio Saura: Une peinture de l'excès (French Edition) 2343236445, 9782343236445

Grâce à l'informe, l'épouvantable, voire l'obscène, Antonio Saura (1930-1998) détruit l'image dans u

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Antonio Saura: Une peinture de l'excès (French Edition)
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Martine Heredia

Histoires et idées des Arts

ANTONIO SAURA UNE PEINTURE DE L’EXCÈS

Antonio Saura Une peinture de l’excès

Histoires et Idées des Arts Collection dirigée par Bruno Péquignot Cette collection accueille des essais chronologiques, des monographies et des traités d'historiens, critiques et artistes d'hier et d'aujourd'hui. À la croisée de l'histoire et de l'esthétique, elle se propose de répondre à l’attente d’un public qui veut en savoir plus sur les multiples courants, tendances, mouvements, groupes, sensibilités et personnalités qui construisent le grand récit de l'histoire de l'art, là où les moyens et les choix expressifs adoptés se conjuguent avec les concepts et les options philosophiques qui depuis toujours nourrissent l'art en profondeur. Dernières parutions Bernard PAILHES, Michel-Ange et Sinan. Un rendez-vous manqué ? 2021. Lou BAUDILLON COUTET, Ishikawa Mao, photographe d’Okinawa, 2021. Camille Laura VILLET, Les aventuriers de l’abstraction. Au tournant des XIXe et XXe siècles, une autre histoire semblait possible. Et si elle l’était encore…, 2020 Marie-Hélène HÉRAULT-BIBAULT, De l’architecture à l’écologie. La dynamique créative de Hundertwasser (1928-2000) au prisme de ses écrits, 2020. Marie-Hélène HÉRAULT-BIBAULT, Peinture, tapisseries, timbres, estampes. La dynamique créative de Hundertwasser (1928-2000) au prisme de ses écrits, 2020. Marie-Hélène HÉRAULT-BIBAULT, Empreintes, influences et emprunts. La dynamique créative de Hundertwasser (1928-2000) au prisme de ses écrits, 2020. Aurélie MARTINAUD, Pour un autre contemporain : He Jiaying, un peintre d’aujourd’hui, 2020. Frankline BARRES, Les peintures transposées du Louvre, Données sur l’évolution des techniques de transposition des peintures de chevalet en France, de 1750 à 1848, 2020. Maïa VARSIMASHVILI-RAPHAEL, L’itinéraire géorgien de l’avant-garde, 2019. Olivier DESHAYES, Jean-Léon Gérôme. Désir d’Orient (18241904), 2018. Claude Stéphane PERRIN, Cézanne. Le désir de vérité, 2018.

Martine HEREDIA

ANTONIO SAURA UNE PEINTURE DE L’EXCES

Du même auteur : Tàpies, Saura, Millares. L’art informel en Espagne. Presses Universitaires de Vincennes, 2013.

© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-23644-5 EAN : 9782343236445

INTRODUCTION

Représentant majeur de l’art informel en Espagne au xxe siècle, Antonio Saura (1930-1998) travaille à vider la toile de l’image traditionnelle, afin que soient possibles des images autres, tel que l’avait conçu Michel Tapié dans les années cinquante. Dans le nouvel espace ainsi créé, l’idée fondamentale est qu’il ne s’agit plus de réaliser une forme préalablement conçue, mais de la laisser surgir de la matière qui se présente comme informe. Par conséquent, le vide est cet espace palpable qui, d’une part, engendre la forme et, d’autre part, provoque l’éclosion du geste que le peintre dépose sur la toile. Georges Bataille (1897-1962) fut le premier à définir le terme d’informe comme le lieu d’un écart, d’une altération sapant toute forme idéale, comme le pouvoir qu’ont les formes de se déformer dans un processus transgressif qui leur permet d’ouvrir tous les possibles. Contemporain et lecteur de Bataille, Antonio Saura le découvre pendant son séjour à Paris où il vivait depuis 1953, mû par la volonté de rencontrer André Breton. Comme Bataille, il sera déçu par le surréalisme dont il juge insuffisant le projet de révolte et de rupture. C’est pourquoi il retourne à Madrid en 1956 pour fonder un an plus tard le groupe El Paso (1957-1960) avec Millares, Feijo, Canogar, dans la perspective de créer un « art plastique révolutionnaire », apte à changer le peuple espagnol. Comme Bataille, les artistes du groupe El Paso,

sensibilisés à la théorie de l’aliénation marxiste, sont soucieux de libérer l’esprit, de s’opposer à ce qui le détermine ; un même souffle de révolte contre tout dogmatisme les anime. Pour Saura, il s’agira de se défaire de toutes règles – sociales, religieuses, politiques et esthétiques – dans le but de rendre à l’homme sa libre souveraineté, dans le but de le désaliéner. Avec ces enjeux batailliens en tête, Antonio Saura entreprend un parcours plus personnel, après la dissolution du groupe El Paso, et conservera de sa période surréaliste l’intérêt pour la pratique de l’automatisme psychique et le goût pour le monstrueux et la déconstruction. Cependant, sa trajectoire est particulière au sens où, tout en poursuivant les recherches sur les possibilités du geste pictural, tout en explorant les qualités plastiques des nouvelles textures, il opte pour la figure humaine, contrairement à ce qui se pratique dans le milieu de la nouvelle avant-garde. Alors que tous les artistes rejettent la figuration, Antonio Saura est le seul à construire des images. Mais comment dépasser la figuration sans tomber dans l’abstraction ? Comment n’être ni illustratif, ni narratif ? Comment peindre aussi après les images qui ont révélé les horreurs des camps d’extermination à cette génération de l’après-guerre à laquelle il appartient ? Comment faire front à la vague déferlante des images publicitaires des années cinquante qui marquent le début de la société de consommation et que le Pop art va exploiter ? L’espace visuel est tellement saturé d’images que leur visibilité s’en trouve banalisée. Pour Antonio Saura, il est donc impératif de déformer les images pour en fabriquer de plus violentes afin de provoquer de l’inattendu, mais surtout afin de se surprendre soi-même. Choisir de travailler sur la figure humaine engage forcément la question de la ressemblance ; mais la défigurer, dans un geste pictural qui se veut brutal et 8

ouvrant sur la démesure, fait que l’artiste se place du côté des défis lancés aux conventions et aux normes. Les questions qu’il soulève sont donc celles des limites toujours repoussées de la représentation. L’enjeu est de faire des images en les traitant de manière répétitive, par une mise en excès, tout en s’inscrivant dans des normes préexistantes. C’est pourquoi cette étude envisage d’analyser plus précisément les processus par lesquels l’informe va produire des formes transgressives dans l’œuvre d’Antonio Saura, afin de mieux comprendre ce qui se joue au sein du processus de création. Si certains historiens de l’art espagnols (Valeriano Bozal, Franscisco Calvo Serraller) ou intellectuels français (Jacques Henric, Guy Scarpetta) ont souligné le lien indéniable qui existe entre les théories sur l’art de Bataille et l’œuvre de Saura, allant jusqu’à regretter qu’aucune étude n’ait encore été réalisée dans ce sens, les écrits de l’artiste (Fijeza, Note book, Crónicas…) ne font que corroborer cette intuition. En témoignent les nombreuses références au philosophe français que l’on y trouve, mais surtout, la reprise de certaines de ses notions – l’informe, l’altération, désir et cruauté, la beauté obscène, l’enfance de l’art… – que Saura s’approprie pour théoriser sur sa propre création et qu’il s’efforce de mettre en pratique lors du processus créatif. Outre l’angle apporté par les écrits de Georges Bataille, qui sera l’aspect novateur de la recherche sur la création picturale d’Antonio Saura, une approche phénoménologique semble la plus appropriée pour rendre compte moins de ce qui est, que de comment cela apparaît, comment l’image se donne à voir, comment elle s’ouvre au dissemblable et nous renvoie vers une image en train de naître. En d’autres termes, l’étude s’attache essentiellement au processus de création et à la relation esthétique qui s’établit entre le créateur et le spectateur. Parmi la production artistique d’Antonio Saura, 9

il a fallu faire des choix qui ont été ceux qui permettaient le mieux de tisser des liens entre le peintre espagnol et le philosophe français, entre deux cultures et deux champs, sans souci de chronologie, mais dans une perspective qui enveloppe un rapport au monde. C’est pourquoi les œuvres sur toile et sur papier d’Antonio Saura font l’objet d’une analyse croisée qui permet de vérifier les hypothèses de travail mises en regard avec les théories de Bataille, de façon à étudier en quoi celles-ci éclairent l’ensemble d’une pratique et d’une trajectoire artistiques. D’autre part, Saura ayant produit également un grand nombre d’écrits et d’entretiens sur l’art en général et le sien en particulier, ces sources sont un fonds indéniable pour enrichir la réflexion et rester au plus près des intentions de l’artiste, sans craindre de dénaturer sa conception de l’art. Par conséquent, puisque la singularité de l’œuvre de Saura repose sur la présence de la figure humaine, par quels processus parvient-il à repousser les limites de la représentation jusqu’à les rendre transgressives ? Si l’enjeu est de s’affranchir des valeurs classiques de la représentation, de s’opposer à la forme académique, celle de la beauté canonique, alors l’excès n’est-il pas la seule alternative pour exprimer la déformation du modèle normatif ? Dans cet espace nouvellement créé, au cœur duquel se joue un combat entre esprit apollinien et esprit dionysiaque, la figure humaine resurgit, de manière imprévisible et violente, dans une forme qui la rend inapte à la Beauté. Elle donne ainsi accès au monde sacré qui est le monde sans interdits, caractérisé par la démesure et le chaos, opposé au monde profane qui est celui de l’ordre et des normes. Pour Georges Bataille, le sacrifice est la forme qui dévoile le sacré dans l’excès. Antonio Saura le suit sur cette voie-là parce que, en tant qu’artiste, il a compris l’enjeu que contient la représentation emblématique du Dieu crucifié. C’est pourquoi l’objet du 10

premier chapitre de cette étude est d’analyser comment la trame de la scène de la Crucifixion est pervertie, comment le peintre espagnol détruit l’image dans un « exercice de la cruauté » et dans un face à face avec le spectateur. Dans le débordement d’énergie face à la figure défigurée, la souveraineté du peintre se réalise nécessairement dans l’excès, dans l’affirmation d’un désir qui nous porte aux limites de la tension, dans un espace où se présente l’informe comme manifestation essentielle du figural. Dès lors, le figural produit une figure dé-figurante qui donne à voir un espace ouvrant sur le processus en œuvre, sur sa dynamique. Le deuxième chapitre montre alors qu’il s’agit de faire voir un excès, un débordement des figures qui passe par la violence, l’enfance de l’art et l’altération, celle-ci à comprendre comme métamorphose, comme puissance de présenter autrement ou de transformer. Ainsi, s’il y a une proximité entre l’art et le sacrifice qui se manifeste dans l’exaltation d’une puissance de destruction, Antonio Saura le met en pratique en réalisant ses Portraits imaginaires, ses Autoportraits avec une rage enfantine, une brutalité sauvage pour atteindre cette liberté dévastatrice que l’on retrouve dans les dessins des enfants. Par quels processus passe-t-on alors de l’altération, cette mise en mouvement des formes, vers l’ouverture du tout autre, vers l’exploration du monstrueux ? Où puise Antonio Saura pour représenter le corps ? Les questions qui sont posées dans le troisième chapitre tentent de dévoiler ce que l’artiste met en œuvre pour faire de la figure de la femme le point d’origine en tant que source informe d’où naissent les choses. Origine qu’il va trouver d’abord dans la figure mythique de la Vierge – comme pendant de celle du Christ – pour en exploiter tous les aspects ambigus qui le conduisent à la Grande Prostituée 11

et à l’obscène. Pour Saura, la véritable obscénité se produit quand la beauté se transforme en monstre et, pour l’artiste, c’est la prostituée qui est la visibilité de l’obscène. C’est pourquoi il fait de la figure féminine une question de regard en confrontant le spectateur à son rapport irrationnel à la chair, en le renvoyant à sa position de voyeur. Si l’obscénité révèle la beauté du monstre, il ne fait aucun doute que le monstre est avant tout désordre. L’important dans le quatrième chapitre, est d’analyser comment le monstrueux se fait peinture ; chez Saura, c’est moins ce que l’on montre que ce qui apparaît dans la violence de la technique et qui transgresse la forme. Le processus de défiguration se fait alors à travers « le regard cruel » de l’artiste, la forme engendrée déclenchant un phénomène de transfiguration pour ouvrir sur la beauté monstrueuse. La transgression est au cœur de la peinture, elle est de l’ordre du figural et du geste ; et s’il s’agit de transgresser les lois de la représentation en les profanant, le lieu de la profanation choisi par Antonio Saura sera le Musée du Prado, comme Temple du beau, occasion aussi de s’affranchir des grands maîtres. Le monstrueux, l’informe, provoquent un mouvement qui fait surgir l’inquiétant, parce que le monstre représente cette part d’animalité présente dans chaque être humain. Le cinquième chapitre met en évidence l’animalité comme figure de l’excès chez Saura, selon une démarche très bataillienne qui vise à laisser surgir la monstruosité refoulée, à convoquer cet aspect de l’être humain, imaginatif et transgressif, pour atteindre la plénitude qui ne connaît pas d’interdits. Comme Bataille, Saura le puise dans des images qui sont là pour révéler l’animalité à l’imagination ; il le traduit par certains motifs, comme l’œil ou la bouche, par un travail sur la 12

figure de la femme ou sur celle du prêtre comme monstre lubrique. Mais, en plus d’être une figure de l’excès, il ressort que l’animalité est aussi une figure du double qui interroge l’artiste lui-même à travers ses autoportraits sur lesquels le peintre effectue une transformation destructrice. Lieu de la remise en question de l’identité, l’autoportrait devient alors dévoilement en même temps que miroir pour le regardeur.

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CHAPITRE I Une peinture de l’excès

Pas de création sans excès Pour Antonio Saura, comme pour la modernité, il n’est pas de création artistique sans autonomie. Puissance d’invention, invention de soi, la création se donne comme ressource, comme projet et, pour qu’il y ait libération, il n’y a pas d’autonomie non plus sans excès. Selon Georges Bataille, « […] la peinture académique correspondait à peu près à une élévation d’esprit sans excès1». En revanche, la peinture contemporaine serait davantage à la recherche d’une rupture de l’élévation portée à son comble et d’un éclat à prétention aveuglante dans l’élaboration, ou dans la décomposition, des formes2. C’est ce que Bataille entend par souveraineté, cette exaspération, cette révolte que l’homme moderne porte en lui, qui le pousse à vouloir excéder ses limites, à les transgresser et qui révèle l’impossible en lui. Car plus que de libération, ce qui est visé est l’expérience de la liberté, en excès du sujet luimême. Pour Bataille, l’excès est cela même par quoi l’être est d’abord, avant toutes choses, hors de toutes limites3. Jouir de cette expérience ne peut se faire sans celle des 1

Georges Bataille, « Soleil pourri », in Courts écrits sur l’art, Paris, éditions Lignes, 2017, p. 100. 2 Ibid. 3 Georges Bataille, « Préface de “Madame Edwarda” », in L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 297.

limites, et cela passera par le corps. Dans l’art, cela se traduira par une volonté de réactiver le geste créateur, de créer d’autres rythmes. Chez Antonio Saura, l’excès est moins celui de la thématique que celui de la peinture elle-même. Ses écrits se nourrissent de la pensée de Bataille ; les notions qu’il y développe, telles que l’informe, l’altération, désir et cruauté, sa théorie du « regard cruel » (la mirada cruel), ou encore celle de la beauté obscène, montrent à quel point sa pratique artistique s’efforce de mettre en œuvre, dans le processus créatif, les concepts du philosophe français pour une remise en cause des conventions et de l’ordre établi – moral, religieux ou pictural. Les œuvres de Saura sont le résultat d’un combat qui présente une dimension de l’acte d’un sujet aux prises avec la matière et l’image. Sans que jamais ne disparaisse une structure matrice et sans cesser de s’affranchir de la mimésis, la toile est, pour Antonio Saura, le lieu de l’affrontement direct avec la Peinture, celle qui renvoie à la forme académique, à la « belle apparence », à la mesure et, donc, à l’ordre. Là s’opère une transformation en même temps qu’une transgression. Transgresser, étymologiquement du latin transgressum, c’est aller au-delà, contrevenir à la loi, lui désobéir, la violer et, pour Saura, c’est le réaliser devant et dans la toile. La rupture transgressive se fait par l’image et dans l’image pour créer une forme inédite. La dynamique qui en résulte, visible dans la violence laissée par les traces du geste, se réalise au sein d’un espace de contradictions, de mesure et de démesure, de figuration et de défiguration, de forme et d’informe, d’opposition entre la loi et sa désobéissance. En d’autres termes, chez Saura, contre le principe d’harmonie, souffle un esprit dionysiaque, perturbateur de tout ordre établi. Ce rapport spécifique à l’art qui vise à restaurer la puissance du regard, passant par le plaisir de la destruction, porte à 16

l’image l’exaltation du flux et renvoie, en effet, à la figure de Dionysos utilisée par Nietzsche dans La Naissance de la Tragédie4. Figure qui désigne l’excès, l’hybris, l’ivresse, les forces de vie – en opposition à la figure d’Apollon qui représente la raison, la mesure, l’ordre –, son esprit est à l’origine de la tragédie et plus généralement de l’art. Pour Nietzsche, l’évolution de l’art est liée au dualisme entre les deux esprits, dionysiaque et apollinien. Dionysos est le dieu de l’éclat, du jaillissement dans toute sa vigueur et sa brutalité ; c’est ce qui surgit de manière imprévisible et violente. C’est, selon Marcel Detienne, l’étranger de l’intérieur, celui qui pousse au crime et à l’excès, à la transgression et à la violence5. L’esprit dionysiaque est donc la puissance d’une énergie qui se libère d’un coup et l’idée aussi que les choses ne sont pas simplement comme elles apparaissent ; elles dissimulent au contraire une force obscure et cachée que le dionysiaque « récupère », précise Angèle Kremer Marietti6, en tablant sur les aspects connus de l’existence, en même temps que sur leur contraire qui reste obnubilé par la surface qui s’impose à nous. Dionysos est caractérisé par un état d’ivresse conduisant vers un « état primitif qui constitue une marche régressive du sens de la perception ou de la représentation, et allant de l’apparence superficielle, en deçà même de l’apparence de l’apparence, vers un fonds commun indifférencié de tous les êtres, véritablement un deçà de l’individu 7 ». Chez les Grecs, Dionysos est accompagné de la croyance populaire 4

Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, [1872], trad. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française, 2013. 5 Marcel Detienne, Dionysos à ciel ouvert, Paris, Hachette, 1998, p. 12. 6 Angèle Kremer Marietti, La démesure chez Nietzsche : Hybris ou sublime, in Revue internationale de Philosophie Pénale et de Criminologie de l’Acte, n°5-6, 1994, pp. 69-84. 7 Ibid.

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que l’état d’ivresse, ayant le privilège d’abolir toutes les frontières et toutes les limites, permet à l’homme de passer de l’état humain à l’état divin, du profane au sacré. Transposé à la création artistique et à l’époque contemporaine, c’est l’idée que l’artiste fait corps avec les images qu’il projette et dans lesquelles il reconnaît son moi profond, en même temps que les archaïsmes qui sont les siens et qu’il s’agit d’accepter. L’art dionysiaque le plonge dans la nature même et conduit à la vérité naturelle qui n’est autre que la démesure. Monde profane, monde sacré Comme on le sait, Georges Bataille a puisé dans la pensée de Nietzsche les fondements de sa théorie sur la représentation. Pour Bataille, la représentation ne doit pas être un simulacre, elle ne doit pas simplement remplacer, mais devrait faire l’expérience de la présence, la reconstituer, dans une dépense insensée, dans un geste destructeur. Selon Boyan Manchev8, l’opposition entre représentation et présence est analogue à celle entre monde profane et monde sacré. Pour Bataille, ces deux mondes sont les moments structurels de l’opération constitutive de la représentation. Au monde profane, qui est celui de l’accumulation de savoirs, de capitaux, Bataille répond par le monde sacré qui est celui de la dépense gratuite et qui est caractérisé par l’excès et le chaos. Dans L’Erotisme, il précise que la société humaine est composée de ces deux formes complémentaires : « Le monde profane est le monde des interdits. Le monde sacré s’ouvre à des transgressions illimitées. C’est le monde de 8

Boyan Manchev, « Persistance de l’image et devenir-sensible du sensible », in Le Portique [En ligne], 29/2012, document 9, mis en ligne le 15 décembre 2014, consulté le 13 mars 2018. URL : http://journals.openedition.org/leportique/2606.

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la fête, des souverains et des dieux9 ». Boyan Manchev rappelle que le monde profane, autrement dit le monde du travail, de l’économie des biens et du sens, serait le monde qui se fonde sur le mode de la représentation, c’est-à-dire sur l’interdiction de la présentation du corps mort, du cadavre, de la présence ultime. Dans la conscience que nous avons de la mort, nous percevons le passage de l’état vivant au cadavre, c’est-à-dire à l’objet angoissant que pour l’homme est le cadavre d’un autre homme, parce qu’il est l’image du destin de tout homme et témoigne d’une violence qui nous détruit tous. L’horreur de la mort est moins liée à l’anéantissement de l’être qu’à la pourriture, à la décomposition des chairs. L’absence du cadavre, neutralisé dans le tombeau, suppose alors la présence du symbole-image de l’imago du mort. Le monde profane est le moment – constitutif de l’histoire de l’art – de la suppression de la présence du corps mort et de l’invention de la mort10. Opposé au monde profane, le monde sacré est le monde sans interdits, dont la transgression excède sans le détruire un monde profane, celui des normes, dont il est en même temps le complément. La pratique des rites funéraires étant liée aux origines de la représentation, envisager de la détruire et de revenir à l’immanence de la chair conduira à la transgression des interdits liés au corps mort. C’est pourquoi, dans le système de la religion dont il est partie intégrante, le sacrifice est une forme de médiation entre les deux mondes ; il évoque le monde « sauvage » et brut de la mort, dévoile le sacré dans l’excès, tout en étant inscrit dans le monde profane. Dans l’histoire de l’art, le problème de la représentation prend sa source dans celui 9

Georges Bataille, L’Erotisme, Paris, Les éditions de Minuit, 1957, p. 76. 10 Boyan Manchev, « Persistance de l’image et devenir-sensible du sensible », op.cit.

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de la représentation chrétienne du Dieu crucifié, c’est-àdire dans l’Incarnation qui, selon la formule de Boyan Manchev, est la mise au jour de l’image – Image de l’Idée – et dans la Crucifixion qui est la mise à mort de l’image11. En représentant la mort du Dieu-Homme, association du divin et de l’humain, le christianisme a réuni les deux interdits, à savoir la représentation de l’irreprésentable et de l’imprésentable, c’est-à-dire à la fois l’image de la mort de Dieu et le corps mort, un corps mortel, fini et singulier, ou en d’autres termes, la représentation de l’infini par le fini en tant que corps. Pour faire face à l’inimaginable, il faut donc déchirer la représentation et transgresser les interdits liés au corps mort. Cette singularité du corps mortel et fini du DieuHomme est une des raisons qui explique la fascination qu’a exercée la figure christique chez Georges Bataille ; il la reproduit sans aucun doute dans la scène du supplice du Chinois qu’il décrit dans Les Larmes d’Éros12. Nœud originaire de la représentation chrétienne et de l’histoire de la représentation occidentale, la scène de la Crucifixion est, en vérité, celle d’un supplice, d’une mise à mort atroce. Dans Sur Nietzsche, Bataille analyse la symbolique du Christ sur la Croix ; il montre comment elle s’est édulcorée avec la tradition chrétienne et cherche à la restituer comme expression la plus équivoque du Mal13. Pour Bataille, le Mal est de l’ordre du sacré ; il est une ouverture à la révolte, c’est-à-dire à la transgression des interdits. L’art est l’expression de ce Mal qui doit conduire vers la liberté, qui doit provoquer l’ébranlement de l’être jusqu’à ses fondements. 11

Ibid. Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, Paris, Jean-Jacques Pauvert, coll. 10/18, 1978, p. 121. 13 Georges Bataille, « Sur Nietzsche », in Œuvres Complètes, tome VI, Paris, Gallimard, 1973, p. 42. 12

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Manifestation de la violence divine, le sacrifice, écrit Boyan Manchev, est le lieu de « la transfiguration de la figuration, où la figuration s’abîme en donnant lieu à la chair non présentable, par la destruction de l’image du corps14 », par la mise en scène d’un spectacle. De là procède sans aucun doute la remise en cause bataillienne de l’image comprise comme image-forme, de l’image de l’Incarnation, et donc de la ressemblance, pour préférer s’enflammer pour de nouvelles formes mettant l’accent sur l’acte même de violence brute et correspondant à ce que Bataille appelle le matérialisme bas. Il restitue le concept de chair pour nommer une expérience de la présence matérielle de l’être qui renvoie à la corruption, à la pourriture, à l’insupportable. Tout ce qui est rejeté par la société – dite « homogène », ce monde profane où tout est contrôle et mesure – et qui représente l’innommable, le non-sens, le radicalement autre, constitue ce que Bataille appelle l’« hétérogène ». Répulsif en même temps qu’attractif, à la fois impur et pur, l’hétérogène ne se caractérise pas seulement par son ambivalence, mais aussi par sa réversibilité : le pur peut devenir impur et vice versa. Antonio Saura suit Bataille sur cette voie-là parce que, en tant qu’artiste, il a compris l’enjeu que contient la représentation emblématique du Dieu crucifié, solitude d’un corps, à la chair souffrante, exposé dans sa plus grande vulnérabilité. En traitant le thème de la Crucifixion, Saura réinvestit le concept de chair en affirmant sa présence matérielle dans l’espace de la toile ; l’image va devenir un corps. L’excès ne sera pas seulement visible dans le motif du sacrifice, mais dans l’acte même, dans un geste pictural de violence brute – violence sur la violence, sacrifice du sacrifice – qui engage le corps du peintre, qui saisit ce déchaînement, le 14

Boyan Manchev, « Persistance de l’image et devenir-sensible du sensible », op.cit.

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débordement de soi-même, en d’autres termes dans le sacrifice de soi. La Crucifixion L’art du XX ͤ siècle n’a cessé d’interroger le thème de la Crucifixion. D’abord, en tant que modèle de l’homme qui souffre, cette forme de rapport au tragique sera activée par la Seconde Guerre mondiale ; ensuite, le thème sera retenu pour des raisons plastiques et pour ses potentialités esthétiques. Picasso nous a laissé des crucifixions réalisées en 1930, photographiées par Brassaï et publiées en juin 1933 dans la revue Minotaure. Il les aurait conçues après avoir lu, dans la revue Documents, un article de Georges Bataille, publié en 1929 et consacré à un manuscrit du IX ͤ siècle, L’Apocalypse de Saint Sever. Picasso y voyait un exemple de sacrifice primitif. Pour Antonio Saura, la référence sera d’abord le Christ en Croix de Velázquez, qu’il a découvert au Musée du Prado, dès l’enfance, en compagnie de son père. Il raconte, en effet, dans son livre Note Book, sa fascination pour la toile du grand maître, pour un Christ qu’il perçoit avec « la chevelure d’une danseuse de flamenco et les pieds d’un torero15 », prenant conscience, déjà, de la distorsion entre image vue et image mentale. Fascination qui devient obsession au point d’en faire une recherche picturale constante de 1956 à 1996, variant les supports – sur toile, sur papier, sur carte postale – ou les techniques (huile, encre de chine, gouache, feutre). Pour lui, de toutes les représentations sanguinolentes du Christ sur la Croix, celle de Velázquez est, dit-il, la plus paisible16 ; elle est 15

Antonio Saura, «Crucifixiones», in Note Book (memoria del tiempo), Valencia, ed. Artes Gráficas Soler, 1992, pp. 38-39. [La traduction des textes d’Antonio Saura est de moi-même]. 16 Antonio Saura, Fijeza, Barcelona, Galaxia Gutenberg, 1999, p. 169.

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fascinante pour ce qu’elle occulte sous les apparences17. Mais il faut reconnaître que, dans le traitement du sujet, Antonio Saura est plus près de Grünewald que de Velázquez. Son rapport au peintre allemand est reconnu par lui-même, comme par la critique18. Grünewald accumule les détails d’un naturalisme exacerbé, animant sa peinture par l’association des extrêmes, plus à même d’exprimer un désespoir marqué dans la chair même, impliquant l’artiste de façon intime dans son rapport à la souffrance. À travers les membres et les mains crispées du Christ de Grünewald, Antonio Saura retrouve la convulsion qu’il recherche pour renouveler les formes. À son tour, il le traduit plastiquement non dans la figuration, mais dans les rythmes qui traversent la toile pour suggérer les chairs éclatées, les bras qui s’agitent ou pour laisser l’empreinte de ses propres mains trempées dans la peinture, telles les traces sur les murs des mains de l’art pariétal ou celles des corps torturés par les régimes totalitaires : « La crispation de Grünewald, au contraire, évoque le cri et l’agonie d’un univers bouleversé […]. J’ai cherché, contrairement au Christ de Velázquez, à créer une image convulsive et à en faire une bourrasque protestataire […]. Dans l’image du crucifié, donc, la présence intemporelle de la souffrance est implicite et l’arrière-plan critique et religieux est relégué dans l’oubli19 ».

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Antonio Saura, «Crucifixiones», op.cit. p. 41. R.M. Mason, « Le saisissement », in Antonio Saura, Peintures 1956-1985, catalogue de l’exposition, Genève, 1989, p. 205. 19 Antonio Saura, «Initiales», in Antonio Saura, Peintures 1956-1985, op.cit. pp. 15-17. 18

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Quand Antonio Saura adopte principalement le format horizontal (195x314cm, Crucifixions de 1959) ou le format carré (130x160cm, Crucifixions de 1959-63 ou 1960 et 1963), ce choix a nécessairement une incidence sur le travail artistique au sens où il déclenche une série d’effets en cascade, une expansion des signes qui entraîne une déformation structurelle, qui étire l’espace. La croix est une structure matrice qui va s’aplatir pour mieux s’étendre et offrir des possibilités de reconstruction. Ainsi, les éléments se nicheront dans des lieux inhabituels, la tête rejoint le sexe ou au contraire le centre se vide (Crucifixion 195920, Cologne). La représentation du Christ de Velázquez répond davantage au modèle de l’imaginaire chrétien qui montre le corps entier et harmonieux et qui laisse supposer sa recomposition après la Résurrection, ce moment où l’altération de la chair morte sera annulée, où le corps retrouvera sa forme. Chez Antonio Saura, la trame symbolique chrétienne du salut est pervertie au sens où, en dépit du titre donné à ses tableaux, le peintre ne représente pas la scène de la Crucifixion elle-même, mais une scène de torture « ordinaire » ; il fait du Christ un homme comme les autres. Il n’y a pas non plus de soldats romains, pas de Vierge, ni d’apôtres, ni même de MarieMadeleine ; pas d’espoir d’une possible Rédemption. Le tableau est l’aboutissement de ce moment où a eu lieu la catastrophe et où le décor est inutile. La palette chromatique est réduite au blanc, au noir et au gris, ponctués parfois de rouge. Le résultat est une image de l’horreur qui n’offre plus qu’une figure déformée, dont la distorsion est rendue possible par le changement de format – horizontal et non plus vertical, comme le veut la 20

Antonio Saura, Crucifixion, 1959, huile sur toile, 162 x 130 cm, Erzbischöfliches Piözesanmuseum, Cologne.

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tradition – adopté par l’artiste. Ainsi, la peinture nous donne à voir le monstrueux d’un amas de formes faites chair, un corps écartelé, cloué et déchiré, sexe apparent en forme de flèche que Saura nous oblige à regarder pour nous faire sentir la vie qui bat malgré tout. La focalisation a son importance ; la figure n’est pas vue du bas vers le haut – en contreplongée, pour employer le langage photographique – mais présentée frontalement, au même niveau que le regardeur, dans un tragique face-à-face. Néanmoins, si la croix est, pour Antonio Saura, un élément structurel qui permet surtout d’organiser l’espace, dans la plupart des nombreuses crucifixions qu’il a réalisées la croix est absente, alors que, théologiquement, elle est censée occuper le devant de la scène. Ce qui empêche le spectateur de se concentrer sur le motif et l’oblige à regarder une scène de boucherie que Saura emphatise en projetant sur la toile des coulures de peinture rouge (Crucifixions des années 1960-63). Le spectacle est celui d’un corps qui se défait, un corps qui n’est plus, ou ne sera plus, qu’un tas informe de viande (Crucifixion, 195921). L’absence de la croix contraint le spectateur à porter son attention sur le visage, sur les yeux qui interrogent celui qui regarde. Ce face à face transporte le spectateur à la place du bourreau et le force à imaginer la violence de la torture et de la souffrance, en même temps que le plaisir sadique tel que le décrit Bataille dans l’Erotisme. Le gros plan permet ainsi de fonctionner comme un miroir qui oblige le spectateur à réfléchir sur lui-même. Slavoj Žižek rappelle que, selon ce que déclarait Lacan dans le Séminaire XI, « […] quand je regarde une image, je suis moi-même dans cette image, bien que cela suppose que le sujet apparaisse sous la forme 21

Antonio Saura, Crucifixion, 1959, huile sur toile, 195 x 324 cm, collection particulière, Stockholm.

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d’un point aveugle, de quelque chose qui s’efface22 ». Ce qui sépare la beauté de la laideur est ce qui sépare la réalité du réel ; dans la scène de la crucifixion, le cœur de la réalité est l’horreur, horreur du réel, et ce qui constitue la réalité est le minimum d’idéalisation dont le sujet a besoin pour être en condition de supporter le réel23. L’art doit être ce qui est capable de déformer ces pensées pleines d’aversion vis-à-vis de l’effrayant ou l’absurde de l’existence pour les transformer en représentations avec lesquelles il est possible de vivre. Entre fascination et horreur, l’image devient le lieu d’une mise à mal, d’un malaise qui implique une participation. Si le spectacle du supplice, précise Juliette Feyel, peut être insupportable, c’est parce qu’il n’est, par définition, pas représentable, il n’appartient pas au monde, il est im-monde24. C’est ce qu’il se passe avec les photographies de la torture infligée au régicide Fu-Tchu-Li que commente Bataille dans Les Larmes d’Eros ; il évoque, en effet, le mélange de l’horreur de la scène avec l’expression extatique qui se lit sur les traits de la victime, mais surtout considère la scène du point de vue du spectateur, pour dire qu’en lui coexistent tout à la fois la nausée, la fascination, l’angoisse et l’extase25. En orientant le regard vers la violence – de la souffrance physique du crucifié, de la cruauté de ceux qui l’ont crucifié –, Antonio Saura donne une image dégradée 22

Slavoj Žižek, «Del deseo al impulso: ¿Por qué Lacan es lacaniano?», in Atlántica, n°14, Centro Atlántico de Arte Moderno, Las Palmas de Gran Canaria, automne 1996, p. 36 23 Ibid. 24 Juliette Feyel, « Le corps hétérogène de Georges Bataille », in H. Marchal et A. Simon dir, Projections : des organes hors du corps (actes du colloque international des 13 et 14 octobre 2006), publication en ligne, www.epistemocritique.org, septembre 2008, pp. 62-70. 25 Georges Bataille, Les Larmes d’Eros, op.cit. p. 121.

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de l’Incarnation et c’est en cela qu’il pervertit le thème religieux. Il n’y a pas de recomposition possible, pas de Résurrection pour reconstituer le corps disloqué et donc fragmenté. Pour Georges Bataille comme pour Antonio Saura, le corps ne se recompose pas ; il s’agit d’exposer la vie dans sa finitude, c’est-à-dire exposée à la mort, un endeçà de la représentation. Par conséquent, si Antonio Saura ramène le spectateur aux origines du christianisme, c’est pour l’obliger à prendre ses distances par rapport à l’interprétation institutionnalisée de la Crucifixion ; il l’invite ainsi à y reconnaître une scène de boucherie, à y voir l’explosion de violence qui, comme pour René Girard26, manifeste la présence du sacré. Pour l’artiste, l’image de la crucifixion n’est pas destinée à faire l’apologie du dogme chrétien. Saura choisit de montrer l’écartèlement d’un corps, mais c’est bien dans l’histoire religieuse et dans l’histoire de la peinture qu’il puise l’image comme prétexte pour rejeter la mimésis, pour remettre en cause la tradition – chrétienne et picturale. L’image devient le moyen pour déconstruire et construire la figure, y mettre la bestialité du bourreau et, à travers elle, celle de l’homme en général. Il faut rappeler que Saura appartient à cette génération qui a connu des villes détruites par les bombes pendant la guerre civile, qui a vu les foules déportées dans les camps de concentration et d’extermination, à travers ce que voulait bien montrer le No Do27 ou à travers les photographies qui circulaient. Sous cet angle, on peut dire que la violence de la création artistique est en phase avec la violence réelle. Le regardeur fait alors l’expérience du tout autre, du sacré, par le biais 26

René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. NO DO : acronyme de NOticiarios y DOcumentales (Actualités et documentaires), courts métrages diffusés dans les cinémas espagnols avant le film, entre 1943 et 1981, utilisés par le gouvernement franquiste à des fins propagandistes. 27

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de la mise en excès de l’informe et du geste, par cette ivresse du monde dionysien, et non par les institutions religieuses. Ici le sacré s’exprime dans la matérialité brute du corps supplicié. Pour Bataille comme pour Saura, le sacré n’est donc pas dans l’élévation ni dans l’unité du corps, il ne se situe pas du côté de la transcendance, mais dans l’ici-bas, dans la nature blessée du corps. L’expérience du sacré se traduit par l’explosion de l’abject et du grotesque. Chez Bataille, c’est l’exemple de La Messe de Sir Edmond, dans Histoire de l’œil28, où l’auteur remplace l’hostie et le vin de messe par du sperme et de l’urine qu’il fait boire au prêtre. Chez Saura, contrariant l’horizon d’attente du spectateur, c’est le Christ éjaculant (Crucifixion, 196029). L’image atteint ainsi sa limite pendant l’événement ou le moment avant l’innommable et pour cela l’informe, l’épouvantable voire l’obscène, en sont les moyens les plus adaptés. Cette Crucifixion de Saura renvoie inévitablement au dessin qu’André Masson réalisa en 1936 pour le texte de Bataille, Sacrifices30, qui représentait déjà le Crucifié ithyphallique éjaculant, comme pour dénaturer le christianisme, dans un geste qui fait surgir la monstruosité. Vincent Teixeira remarque que ce dessin rappelle l’illustration de La Tentation de Saint Antoine dans laquelle, au XIXͤ siècle, Félicien Rops place sur la croix du Sauveur une femme nue aux charmes tourmentants31 ; rapprochement qui montre que toute création d’une forme nouvelle est mise à mort des autres formes. Antonio Saura brise, à son tour, le tabou en 28

Georges Bataille, « La Confession de Simone et la Messe de Sir Edmond », in Histoire de l’œil, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967, p. 80. 29 Antonio Saura, Crucifixion x, 1960, huile sur toile, 130 x 162 cm, collection Laurini, Italie. 30 Georges Bataille, Sacrifices, Paris, édit. GLM, 1936. 31 Vincent Teixeira, Georges Bataille, la part de l’art. La peinture du non-savoir, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 106.

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déchirant la représentation qui occulte le corps souffrant, le corps supplicié mais aussi le corps extatique, criant, éjaculant, en d’autres termes, le corps mortel. Il choisit de représenter le corps dans sa limite même, dans sa finitude et, pour rejoindre Bataille, de faire face à la finitude sans aucune promesse de salut32. L’exercice de la cruauté La mort du Christ crucifié repose sur l’idée du Mal, celle du plus grand pêché jamais commis dont tous, bourreaux et fidèles, partagent la faute. Bataille montre que la Crucifixion révèle que l’homme a besoin du Mal pour accéder à « l’autre » 33 ; la communication ne se fait que par le crime et la violence, le désir appelle l’horreur. L’érotisme comme l’entend Bataille pointe un désir sadique de détruire « l’autre » ; la volonté de plaisir coïncide avec la volonté de détruire l’être de « l’autre ». A travers le sacrifice, Antonio Saura et Georges Bataille nous montrent la violence du sacré qui se libère lorsque la fonction liturgique a disparu. Leurs œuvres déplacent l’expérience du sacré hors du contexte des institutions chrétiennes et c’est dans le corps que tous deux situent l’expérience de la révélation du sacré qui émerge du profane. C’est pourquoi, pour l’artiste comme pour le philosophe, le Mal est indissociable de l’art ; Bataille l’a élevé à la catégorie suprême de la motivation artistique. Saura le rejoint, d’abord parce que le processus de défiguration de la forme apparaît comme un véritable « exercice de la cruauté », concept défendu par Bataille34 ; ensuite parce que le Mal est nécessaire pour 32

Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1978, p. 120. 33 Georges Bataille, Sur Nietzsche, op.cit. 34 Georges Bataille, « L’art, exercice de la cruauté », in Courts écrits sur l’art, op.cit.

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provoquer le frémissement du regard. Comme Bataille comparant le combat de l’homme au taureau de corrida35, Antonio Saura fait de la tauromachie un point de départ pour déclarer que le monstrueux, tout comme la cruauté, cessent de l’être, quand l’art les transforme en phénomènes d’intensité et de beauté36. Quand Bataille décrit la corrida comme un art où rode la mort comme une quête suprême, attendue et horrible, Saura répond qu’il n’y a pas d’autre choix pour l’esprit : « ou bien nous acceptons la cruauté liée à l’art, si ce qui se produit est de l’art, malgré les condamnations justifiées, ou bien nous rejetons totalement un art qui sans la mort n’est que danse37 ». La combinaison du monstrueux et de la cruauté sont nécessaires et ne peuvent que provoquer « l’impossible merveille et la peur du regard38 ». Loin d’être paradoxale, cette fascination effrayante ne fait que rejoindre Bataille quand celui-ci déclare que « […] dans l’art comme dans la fête, une part a toujours été réservée à ce qui semble l’opposé de la réjouissance et de l’agrément39 ». Le sacrifice comme la corrida ont ceci en commun de communiquer l’angoisse à ceux qui assistent à la mise à mort du crucifié, comme à ceux qui regardent la corrida, parce qu’il y a menace de mort et mort réelle éprouvée par tous et en même temps que tous. Alors, de l’angoisse naît le délice ; cette communion est ce que Bataille entend par communication. Au concept de l’art comme exercice de la cruauté, développé par Bataille, Antonio Saura fait écho avec un texte intitulé Le regard cruel qu’il conclut, d’ailleurs, en citant Bataille, comme pour en revendiquer l’héritage. En 35

Georges Bataille, L’expérience intérieure, op.cit. p. 108. Antonio Saura, «La mirada cruel», in Fijeza, op.cit. p. 158. 37 Antonio Saura, «La fiesta por dentro», in Fijeza, op.cit. p. 79. 38 Ibid. 39 Georges Bataille, « L’art, exercice de la cruauté », op.cit. p. 171. 36

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peinture, écrit-il, le fondement de l’art du Mal repose sur le « regard cruel40 » de l’artiste, toujours actif ; il est la conséquence d’une forme particulière du Mal qui rend possible la construction d’une nouvelle beauté de la cruauté, opposée à la beauté instituée, à un idéal de perfection. Selon Saura, le regard cruel constitue l’essence même de la peinture et c’est en citant La littérature et le mal, qu’il en donne sa définition : « […] s’il n’y avait pas de Mal il n’existerait pas d’intensité ni de sublime beauté, car bien que “ le songe de la raison produise des monstres41 ”, le Mal, aux dires de Bataille, “en quelque sorte est aussi le rêve du Bien” 42». Se rapprochant encore du penseur français, Saura considère que c’est l’image qui est elle-même violente et cruelle, autrement dit c’est moins l’expression de la cruauté que l’« exercice de la cruauté » qui dérange l’ordre de la toile et constitue une provocation. La cruauté esthétique et gestuelle, visible dans les traces de l’outil qui écrase la matière sur la toile, rappelle celle du sacrifice. Pour Saura, la métamorphose du corps qui en résulte est la métamorphose qu’opère l’image qui renvoie à celle des pièces de viande pendues aux crochets des boucheries, qui convoque aussi celle du tableau de Rembrandt43, où Saura y voit le « […] bœuf tel l’homme éventré […]44». S’il est loisible d’imaginer l’émotion qu’a pu susciter la Crucifixion en tant que spectacle de la mort en public, lorsque l’on est face aux toiles d’Antonio Saura, le saisissement réside, en effet, moins dans le sujet que dans le geste du peintre qui torture 40

Antonio Saura, «La mirada cruel», in Fijeza, op.cit. p. 159. Saura fait allusion à l’eau forte de Goya: El sueño de la razón produce monstruos, 1797-1799, 306 x 201 mm, Musée du Prado. Madrid. 42 Antonio Saura, ibid. p. 176. 43 Rembrandt, Le bœuf écorché, 1655, huile sur bois, 94 x 69 cm, Musée du Louvre, Paris. 44 Antonio Saura, ibid. p. 171. 41

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la forme et détruit l’image, impliquant une rupture structurelle et une nouvelle conception de l’espace. L’œuvre d’art porte les traces du combat avec le support et avec l’image qui se défait, aux prises avec le hasard et la violence du geste qui se produit dans la rapidité. Ainsi, les tableaux donnent à voir la cruauté à l’œuvre. Au terme de la convulsion qui en résulte, les formes « […] se fondent dans une conception dynamique et sexuelle des surfaces45 ». Pour l’artiste, le véritable Mal « […] se situerait dans la cruauté interne qui force, violente les formes, […] dans des concepts antinomiques de destruction-construction de l’image ou de la structure, […] dans le besoin d’altérer, de dégrader, de déformer […]46 ». Cependant, précise-t-il, il s’agit bien de « cruauté et non de sadisme visuel47», autrement dit la cruauté esthétique n’a de raison d’être que si elle est féconde et non stérile ; elle sera ouverture sur d’autres formes. À travers le traitement que Saura fait subir à la figure, la destruction de la mimésis est une transgression des normes représentatives, en donnant à voir l’irreprésentable dans sa finitude même. Pour l’artiste, la violence, l’excès, le supplice du corps sont révélateurs d’une épiphanie de la vie créatrice même et, en ce sens, ont une valeur sacrée ; il s’agit là de la manifestation d’une énergie vitale qui traverse l’être et qui est l’être lui-même. L’« exercice de la cruauté » renvoie au Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud ; par cruauté, il faut entendre appétit de vie, tourbillon de vie qui dévore les ténèbres48, visible dans chaque geste qui vise à produire des images violentes capables de bousculer la sensibilité du 45

Ibid. p. 172. Ibid. p. 160. 47 Ibid. p. 159. 48 Antonin Artaud, « Le Théâtre de la cruauté », in Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938, pp. 95-107. 46

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spectateur. La vue de cette cruauté est censée provoquer chez le regardeur une violence de la pensée qui joue un rôle semblable à la catharsis. En effet, ces images déclencheront d’autres images, non plus illusoires comme celles de la peinture classique, mais intérieures, où s’épancheront ses obsessions érotiques, sa sauvagerie même, ses chimères, pour les sublimer lors de l’expérience esthétique. Par cruauté, il faut aussi entendre souffrance d’exister. De même que l’acteur doit brûler sur les planches comme un supplicié sur son bûcher, de même dans l’œuvre d’art en train de se faire, le sujet-peintre doit abandonner l’isolement de l’être et sortir de lui-même, dans une sorte d’extase. Pour Bataille, l’extase ne serait liée ni à Dieu, ni aux églises, ni même au mysticisme, mais à l’immanence, c’est-à-dire à ce qu’il considère comme le vrai sacré. Contrairement aux mystiques, il ne cherche pas dans l’extase l’union avec Dieu pour l’obtention du salut, mais « la pure perte ». La communication selon Bataille est liée, en effet, à l’expérience de l’extase, à la perte de soi 49 et pour y parvenir il faut une contestation du savoir et donc de la raison. Le savoir est ce qui nous asservit, alors que le nonsavoir est ce qui doit nous délivrer des chaînes temporelles ; ce non-savoir est d’ailleurs un des motifs majeurs de la pensée zen qui renvoie à l’incontrôle de soi, au mouvement vertigineux qui permet de faire le vide en soi. Pour Bataille, le sommet du non-savoir est justement l’extase : « le non-savoir communique l’extase50 », parce que « le non-savoir dénude […] et donc je vois ce que le savoir cachait jusque-là […]51 ». Ainsi, le non-figuratif et tout ce qui échappe à la représentation constituent une des formes privilégiées du non-savoir. Antonio Saura s’inscrit 49

Georges Bataille, L’expérience intérieure, op.cit. p. 133. Ibid. 51 Ibid. p. 144. 50

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tout à fait dans cette perspective d’une recherche du nonsavoir qui impliquera une autre façon de représenter le monde. Dans son travail, il le traduira par une volonté d’apprendre à désapprendre, de retourner à l’enfance de l’art, pour retrouver une spontanéité du geste pictural, une liberté créatrice, un laisser-aller qui frôle l’état extatique, ce débridement de soi-même qui ouvre tous les possibles. Parallèlement à la théorie de Bataille, Saura associe l’extase et la destruction pour se demander comment les rendre fécondes dans cette recherche d’une nouvelle beauté52. Chez le spectateur, ce sera l’occasion de se dépouiller du leurre et de la crainte afin d’accueillir l’informe et, à travers lui, l’imprésentable. L’art, le sacrifice, l’érotisme sont autant d’expériences qui déchirent le sujet et l’ouvre à autrui. Communiquer c’est sortir de soi et se fondre avec l’autre. La relation à l’autre permet au sujet de s’ouvrir à l’illimité qui inaugure le sacrifice de soi-même, mais a besoin de se faire dans l’excès et la violence. Chez Antonio Saura, elle relève de l’expérience de l’acte de peindre, comme moyen pour explorer le possible, comme lieu privilégié d’autodéchirure. C’est pourquoi, en détruisant le corps de l’œuvre, le geste de l’artiste engage son corps dans une expérience qui est de l’ordre de l’érotisme, dont la violence, telle que le conçoit Bataille, est matérialisée dans la mort, non pas une mort réelle, mais une mort symbolique où le sujet cesse d’être qui il est et devient « autre ». C’est sans doute en ce sens que Saura parle de peinture sexuelle, parce que l’expérience de l’acte pictural renvoie à la jouissance, « la petite mort », que Bataille évoque dans Les Larmes d’Éros53 et qui est sortie de soi, effondrement du moi. Le concept de jouissance impliquant une transgression de la loi par le défi ou la dérision, la 52 53

Antonio Saura, «La mirada cruel», in Fijeza, op.cit. p. 167. Georges Bataille, Les Larmes d’Éros, op.cit. p. 52.

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puissance de ce débordement est, pour Saura, ce qui l’engage dans la voie d’une vision crue et brutale, condition nécessaire pour se libérer des normes et conventions. Au moment de produire le visible, la brutalité du geste pictural, la cruauté faite à la figure, le combat avec la matière, mettent le peintre au contact du vide, ce vide qui est révélation du possible, de la liberté en acte, celui aussi de la pleine affirmation du sens de cette liberté par l’être qui la vit. Dans le débordement d’énergie face à la figure défigurée, par l’union de la vie et de la mort – Éros et Thanatos – et non pas par leur opposition comme l’a conçue Freud, autrement dit dans un échange d’énergies, la souveraineté du peintre se réalise nécessairement dans l’excès, dans l’affirmation d’un désir qui nous porte aux limites de la tension. Le Figural Les figures qu’utilise Antonio Saura, telles que la Crucifixion, les femmes ou les Portraits imaginaires, sont des dispositifs matriciels qui ne concernent pas seulement l’artiste, mais tous les artistes en général et ceux qui les regardent. Elles représentent un fond souterrain où le désir opère. Le désir du peintre est d’essayer de produire le visible au moment où il se constitue comme visible, au moment où ce qui compte est ce qu’il se passe au niveau des flux et influx d’énergie. S’inspirant de Freud, JeanFrançois Lyotard a montré que le désir devient une machine qui va marquer l’énergie qu’elle va dépenser suivant deux principes : un principe de marquage et de réglage de qualification de l’énergie, et un principe de diversion, la pulsion de mort qui consiste à se laisser submerger par les influx54. Dans ce schéma de charge et 54

François Frimat, Jean-Michel Durafour, « Peinture et désir. JeanFrançois Lyotard. Conférence inédite prononcée à la Sorbonne, le

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de décharge énergétique qui est celui de la jouissance, il y a quelque chose qui est l’accomplissement d’Éros, c’est-àdire la plénitude de la marque, au sens de l’institution, de l’autorité, mais il y a aussi ce qui se répète, qui met en péril la machine intéressée, c’est-à-dire, la dispersion absolue55. C’est sur l’objet même que la marque de la jouissance-mort s’inscrit. Antonio Saura est tout à fait conscient qu’il y a une érotisation de la relation à l’objet esthétique, une érotisation de la dimension de la vue, de la dimension de la dénotation qui, dans ces conditions-là, s’appellera représentation. Dans cet espace, laissé par le désir, prend place l’événement plastique, ce figural, différent du figuratif, qui n’est ni prévisible, ni reconnaissable, ni identifiable, contrairement à ce qu’il se passe dans la mimèsis figurative traditionnelle. Alors que le figuratif est dans le registre de l’intelligible, du dicible, le figural est dans celui de l’instinct, de la fulgurance ; il est l’expression d’une réalité en excès par rapport à l’ordre intelligible ; il est le signe qui réfléchit le désir se projetant sur la toile. On le voit bien dans les œuvres d’Antonio Saura où l’artiste se moque de l’apparence, des codes et des normes, et se montre irrévérencieux. Il fait exploser la figuration en l’agressant de l’extérieur pour laisser la place à un dispositif profond qui vient d’un ensemble souterrain. Il laisse alors advenir le fortuit, la coulure, l’éraflure, le sale, l’obscène, tout ce qui échappe au conventionnel et à la « belle forme », tout ce qui est imprésentable. La destruction qu’il opère n’est que l’effet aiguisé du désir ; l’émotion violente rime avec trouble, le désir avec malaise, parce que le désir est une machine de marquage hantée par la pulsion de mort. 9 décembre 1972. Présentation », in Cités, 2011/1 (n° 45), p. 117-129. DOI : 10.3917/cite.045.0117. URL : https://www.cairn.info/revuecites-2011-1-page-117.htm. 55 Ibid.

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Le mot figural, repris par Jean-François Lyotard puis par Gilles Deleuze, a été introduit par Merleau-Ponty dans le Visible et l’Invisible, dans son projet de revenir au phénoménal, au mode perçu : « Quand je dis que tout visible 1/ comporte un fond qui n’est pas visible au sens de la figure, 2/ même en ce qu’il a de figural ou de figuratif, n’est pas un quale objectif, un en Soi survolé, mais glisse sous le regard ou est balayé par le regard, naît en silence sous le regard […] il faut comprendre que c’est la visibilité même qui comporte une non invisibilité56 ».

Pour Merleau-Ponty, « le monde perçu (comme la peinture) est l’ensemble des chemins de mon corps et non une multitude d’individus spatiotemporels57 », philosophie de la chair étendue à la matière, au visible, au monde et à l’expérience qu’il m’est donné d’en faire. Voir consiste donc à définir un horizon commun dans lequel notre corps, celui des autres et les choses du monde, s’entreappartiennent. Pour Lyotard, la figure est force et rythmes qui donnent forme ; on retrouve l’idée merleau-pontienne que tout le visible est dans l’image, mais tout le visible n’est pas toujours disponible. L’espace figural désigne un contenu qui n’a rien à voir avec la logique ou le discours, mais exprime plutôt l’événement du désir. La puissance du désir étant par nature une force transgressive, elle a toujours soumis l’homme à un dilemme entre l’interdit et sa transgression, comme l’avait évoqué Baudelaire dans L’Avertisseur : « Tout homme digne de ce nom/ a dans le cœur un Serpent jaune/ installé comme sur un trône/ qui

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Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 300. 57 Ibid.

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dit, s’il dit : “Je veux ! ”, répond : “Non ! ”58 ». C’est pourquoi, en s’extériorisant, cette puissance ne peut que s’exprimer par l’excès, par la violence faite à l’espace pictural, pour défigurer la figure et déboucher sur un espace ouvert, comme le montrent les œuvres d’Antonio Saura, donnant à voir le processus en œuvre ; ce qui nous renvoie à nouveau au désir de la force vitale de Nietzsche et au jaillissement de la force dionysiaque. Dans cet espace s’inscrit une force rythmique et pulsionnelle qui laissera la trace d’une figure altérée, figure de l’infigurable et où le peintre ne peut toucher à l’extrême que dans la répétition ; d’où les nombreux tableaux d’Antonio Saura se présentant sous forme de séries (Les Dames, les Portraits imaginaires, les Autoportraits, les Portraits de Goya ou de Rembrandt, la série MOI, etc.) qui ne sont pas répétition de reproduction de l’identique mais supposent un mouvement sous-tendant la recherche de quelque chose toujours situé au-delà. De son côté, Deleuze remarque, au sujet du travail de Bacon, que « La peinture n’a ni modèle à représenter, ni histoire à raconter » et que « Dès lors elle a comme deux voies possibles pour échapper au figuratif : vers la forme pure, par abstraction ; ou bien vers le pur figural, par extraction ou isolation. Si le peintre tient à la Figure, s’il prend la seconde voie, ce sera pour opposer le « figural au figuratif59». C’est en effet cette notion qui semble le mieux convenir à la création artistique d’Antonio Saura qui, à contrecourant de l’époque et des débats entre figuration et abstraction, a préféré garder la figure pour mieux la déconstruire en choisissant de dissoudre la forme.

58

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, [1857], Paris, Gallimard, Le Livre de Poche, 1969, p. 202. 59 Gilles Deleuze, Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002, p. 12.

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La manifestation essentielle du Figural est l’informe. L’imprésentable est d’abord constitué par la présence même de la matière que l’artiste accueille en raison précisément de son caractère imprésentable, parce qu’en soi informe. Pour Georges Bataille, l’informe n’est pas la non-forme, mais plutôt un processus qui met en relation les formes entre elles et pendant lequel elles travaillent à se déformer ; l’informe est une transgression des formes. La dislocation des formes à l’œuvre tend à défaire l’art de ses poncifs académiques. De là un renversement de l’idéalisme s’appuyant, chez Bataille, sur un « matérialisme bas » qui fait que « l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat60 », image qui renvoie à l’abject, au dégoût. Le matérialisme de Bataille est, en effet, une pratique transgressive qui demande de ne se soumettre à aucune autorité, excepté à ce qu’il y a de plus bas, de plus vil, dont l’informe, la chair, l’impur, l’obscène sont les manifestations les plus concrètes. Il s’agit de déclasser, c’est-à-dire de rabaisser et libérer à la fois de toute prison ontologique, de tout ce qui « devrait être ». La matière ne peut être absorbée par aucune image, elle ne se laisse pas mettre en « forme », et donc l’informe ne ressemble à rien et surtout pas à ce qu’il « devrait être ». La matière se fait « écraser comme une araignée ou un vers61 », déclare Bataille. Revendiquer l’informe revient à s’engager, écrit Didi Hubermann, « dans un travail équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure 62 », mettant quelque chose au jour ou le mettant à mort. Pour Antonio Saura, le processus de l’informe est 60

Georges Bataille, « Informe », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 93. 61 Ibid. 62 Georges Didi Hubermann, La ressemblance informe, ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 21.

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ce qui sacrifie l’image, qui permet de penser la forme et, avec elle, la figure pour pouvoir inventer autre chose, une autre conception de la beauté. Dans cet espace figural, il ne s’agit plus de réaliser sur la toile une forme préalablement conçue, mais bien de la laisser surgir de la matière. Pour se débarrasser des concepts spatiaux et structuraux antérieurs, Antonio Saura interroge l’image, pour faire du tableau un événement pictural montrant la peinture dans sa matérialité. Cependant, si l’image est présente chez Saura, la peinture se fait bien contre elle, car le but est de se défaire des images reçues. Saura part, en effet, des images qui sont celles du savoir et de la culture, qui font parties de « la pré-histoire » de l’artiste, pour le dire comme Merleau-Ponty63, et il ne cesse de les revisiter. Pour que la matière donne toutes ses possibilités, le geste, l’instinct, l’inconscient reprennent leurs droits ; la vitesse et la précipitation sont déterminantes. La liberté de la main est une donnée essentielle pour pouvoir se laisser guider par une impulsion. La matière ne se contente pas d’être un simple support ; elle réagit et crée la forme, car, comme l’a défini Gaston Bachelard : « La forme est interne à la matière64 ». Les images vont venir directement d’elle et naître sous la main de l’artiste qui la met en mouvement. De ce fait, elles seront indissociables des conditions techniques et du choix des matériaux ; « ce qui face au papier est possible, ne l’est pas face à la toile », écrit en effet Saura65. L’outil a son importance ; que ce soit le pinceau qui peut être dur ou tendre, la brosse, la spatule, le 63

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, [1945], Paris, Gallimard, éd. 2005, p. 287. 64 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1943, p. 1. 65 Antonio Saura, «Autorretratos», in Note Book (memoria del tiempo), op.cit. p. 26

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chiffon, le doigt ou la paume de la main, le travail de la peinture sur la matérialité ou la texture est le produit du travail même de l’œuvre. Aussi, par sa consistance, sa souplesse, sa rigidité ou encore sa résistance, la matière influencera le travail de qui la manipule ou recueillera la marque de l’outil qui la fouillera. Et lorsque la pâte disparaît pour laisser la place au fusain ou au crayon, l’œuvre d’art ne rend que plus visible le geste qui est tracé dynamique, acte porteur d’une énergie vitale.

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CHAPITRE II L’altération

Faire resurgir le sacré Pour Saura, comme pour Bataille, le surréalisme n’allait pas assez loin en proposant l’imagination comme seul champ de révolte vis-à-vis de la société bienpensante ; pour cette raison, Antonio Saura s’en détache et fonde le groupe artistique El Paso à Madrid, pour penser un renouvellement de l’art en Espagne, plus efficace et plus subversif, capable de changer la vie. Il trouve de quoi alimenter sa recherche picturale dans l’esthétique de Bataille, inspirée d’un mélange socio-ethnologique où la notion de sacré occupe une place centrale. Bataille a été, en effet, influencé par les analyses de Durkheim, selon lesquelles ce qui maintient une communauté est sa capacité à susciter une expérience spirituelle collective qu’il identifie au sacré66. Il ne faut pas confondre le sacré avec le divin des religions monothéistes, mais le comprendre comme cette part de l’existence plus intense, qui se tient en dehors des activités quotidiennes ; les fêtes, par exemple, marquées par une excitation, distinguent ces 66

Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, [1912], PUF, coll. « Quadrige Grands textes », 2008.

temps du temps profane et transportent les participants dans un état proche de la transe. Les fêtes servent à transgresser l’interdit, à célébrer les temps mythiques des origines, dans un chaos hors du temps où rien n’a de forme, mais qui est fécond d’énergies. Une fois libérés du poids des contraintes sociales habituelles, les individus voient renouvelé le lien qui les unit. Pour Antonio Saura, c’est l’art qui doit remplir cette fonction. Il s’agira de transgresser les lois morales, les tabous – forme de sacrifice – mais surtout les codes des représentations véhiculés par l’art. En transgressant les limites de l’esprit, il est possible, suivant l’esthétique de Bataille, de faire l’expérience du sacré, source de vie. En conséquence, pour renverser les prisons, les règles et les normes, il convient au peintre de se débarrasser – de sacrifier – toute idée rassurante intellectuellement, afin d’atteindre le fond de l’angoisse et de la joie, liées au sacrifice. Antonio Saura fait de cette conception une ligne de conduite pour fonder les bases de sa pratique artistique, dans un mouvement entre attrait pour l’idéal et l’interdit et attrait pour la beauté et la laideur. La violence Dans Le « Jeu lugubre67 », Bataille écrit que pour pouvoir accéder à la laideur qui rassasie, il n’y a qu’à opposer une colère noire et même une indiscutable bestialité. Il s’agira de savoir quoi faire de cette rage, de la laisser surgir des profondeurs. Si, comme il le déclare dans L’Art, exercice de la cruauté, l’art ou la fête ont toujours une part qui n’a rien à voir avec le plaisir68, c’est que l’art reste ouvert à la représentation de ce qui répugne. Antonio 67

Georges Bataille, « Le ‘ Jeu Lugubre’ », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 88. 68 Georges Bataille, « L’art de la cruauté », op.cit. p. 171.

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Saura trouve dans l’acte de peindre le moyen de transposer en images, sur la toile, des forces libérées, entre chaos et destruction, qui participent autant que la création au processus de l’art ; de là naîtront les images transgressives. S’il y a, selon Bataille, une proximité entre l’art et le sacrifice qui se manifeste dans l’exaltation d’une puissance de destruction, Antonio Saura le met en pratique, avec une rage enfantine, en écorchant la figure, comme le sacrifice étrille les victimes. L’art est sacrifice au sens étymologique, il rend sacré : sacrifice de la figure humaine, sacrifice de l’icône, sacrifice de la peinture des Vieux Maîtres dans la pratique artistique de Saura. La violence de l’acte de peindre est un défi aux normes et aux canons, un moment fulgurant, libre et gratuit, donné dans l’instant, comme l’enfance retrouvée et, avec elle, le regard transparent de l’enfant. Elle engage le peintre, elle exige, dit Bataille dans L’expérience intérieure69, un don de l’auteur à son œuvre, une destruction de soi. Cette violence de l’art renoue avec la « part maudite » du monde et se tourne vers l’irrationnel, vers les émotions les plus fortes, vers les gestes les plus cruels ; elle ouvre sur l’outrance du désir. Ce lâcher-prise, cet abandon qui renie la civilisation, permet de retrouver l’excitation et le jeu libre de l’enfance. Commentant les travaux de G.H. Luquet dans L’Art primitif70, Bataille déclare que les enfants et les primitifs sont là pour nous rappeler cet état d’excitation, fait d’innocence et de cruauté, pour déchiffrer le monde « comme des mioches cherchant les fentes d’une palissade, tâchent de regarder par les failles de ce monde71 », dans l’attente d’un moment fulgurant. Ce 69

Georges Bataille, « L’expérience intérieure », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1973, tome V, p. 174. 70 Georges Bataille, « L’art primitif », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 105. 71 Georges Bataille, « L’art de la cruauté », op.cit. p. 172.

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que nous attendons depuis l’enfance, dit Bataille, est ce dérangement de l’ordre où nous étouffons72. Le texte de Cheminée d’usine73 est l’occasion pour Bataille d’évoquer la perception enfantine du monde et de déclarer rechercher dans les arts figuratifs le jeu des sensations plutôt que le travail de l’esprit, l’intuition naïve et enfantine plutôt que le langage abstrait. Les enfants nous rappellent cette nature en nous que nous avons oubliée, étrangère aux conventions et donc libre, cette « innocente cruauté » et cette « opaque monstruosité des yeux74 ». C’est le retour à une vision d’enfance chère à Baudelaire, selon laquelle l’enfant est non pas un être innocent, mais une créature qui réagit dans l’immédiateté des sensations, une chair sensible que l’esprit n’a pas transfigurée, ou soumise, un vivant qui accueille intensément chaque nouvelle rencontre. Pour Bataille, comme pour Baudelaire, l’enfant, plus proche de la nature, est aussi plus proche du mal. De même, en quête de la spontanéité du paradis perdu, Antonio Saura reconnaît envier la fraîcheur, la disponibilité et l’absence de préjugés des enfants75 et recherche ces moments de fulgurance artistique qui animent les mains des enfants, fruits d’esprits vierges qui conçoivent et représentent l’univers, non pas comme le font les adultes, mais comme ils croient ou veulent qu’il soit. C’est pourquoi, pour Saura, plus que de retrouver l’enfance, il est question de la reconvoquer. Chez l’enfant, le gribouillage, par exemple, est une opération d’altération d’objets et une opération de destruction ; le support est souillé et détruit par le crayon. Il s’agit, écrit Bataille, d’altérer d’abord ce qu’on a sous la main. Dans la 72

Ibid. p. 76. Georges Bataille, Documents, 1929, n°6, Paris, Jean Michel Place, 1991, pp. 329-332. 74 Georges Bataille, « Métamorphose », in Documents, ibid. p. 333. 75 Antonio Saura, Fijeza, op.cit. p. 310. 73

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première enfance, la première feuille de papier venue sera barbouillée salement, puis viendront la déformation et le griffonnage. Cependant, la destruction n’est pas l’opposé de la création ; toutes deux participent bien au processus de l’art : « […] l’objet détruit (le papier, le mur) est altéré à tel point qu’il est transformé en un nouvel objet […]. L’art, puisque art il y a incontestablement, procède dans ce sens par destructions successives. Alors, tant qu’il libère des instincts libidineux, ces instincts sont sadiques76 ».

La destruction va donc de pair avec la violence. C’est ainsi qu’Antonio Saura, en bon lecteur de Bataille, altère la toile et les formes ; il lui faudra en passer par cette brutalité sauvage pour atteindre la liberté dévastatrice que l’on retrouve dans l’image enfantine. Celle-ci s’enracine dans les couches profondes du psychisme ; elle ne s’embarrasse pas de la composition esthétique, mais est animée d’une énergie railleuse et cruelle, révélatrice d’impulsions inavouables. Il s’agit, pour l’artiste, de déranger l’ordre du monde par des émotions violentes, avec cet enjouement cruel de l’enfance où plaisir et destruction déjouent les conventions et les limites. Ainsi, l’artiste vise le déchaînement de l’énergie primordiale et l’excès inhérent à l’être humain. Pour qu’apparaisse le « monstre artistique » tel que le définit Saura lui-même, il faut que se produise la convulsion ou altération des formes77 ; c’est le résultat de l’ensemble qui sera monstrueux. Ainsi, on constate chez Saura un désir de retourner à l’origine de la peinture, conçue comme expression immédiate, qui n’est pas contradictoire avec un désir 76

Georges Bataille, « L’art primitif », op.cit. p. 112. Antonio Saura, Sin coartada, Valencia, Universitat de Valencia, 1990, p. 26. 77

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d’inventer une nouvelle forme de peinture ; il s’agirait plutôt d’une reconquête. Remonter à l’origine, c’est retrouver l’expérience élémentaire qui est à la racine de tout artiste, tenter de restituer l’art, dans toute sa spontanéité, au cœur de l’activité plastique. Il n’est pas question purement d’un retour régressif, mais d’inventer une nouvelle façon de faire la peinture qui engendrera de nouvelles formes, c’est-à-dire à la fois invention et reconquête des signes perdus et du désordre primitif. En cherchant à retrouver la spontanéité de l’enfance, ce retour sur soi présage d’un re-commencement qui apportera une liberté créatrice plus grande, car, comme l’écrit Hegel : « Si donc cet esprit, qui paraît partir de soi seulement, recommence sa culture depuis le début, c’est en même temps à un niveau plus élevé qu’il commence78 ». L’enfance de l’art Lorsqu’en 1959 Antonio Saura analyse l’apport fondamental de l’art informel dans le panorama artistique, il souligne la recherche entreprise par les artistes vers un retour à l’origine, le degré élémentaire ― le « degré zéro » en quelque sorte de l’expression graphique ― pour retrouver une spontanéité primaire face à la toile : « L’Informel propose un retour à zéro, un plongeon dans l’expression primaire, dans l’amorphe, dans le vide, dans l’extase, hors de toute nostalgie historique : un état de pureté et d’innocence totale face au tableau 79 ».

78

G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, [1807], trad. par Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière, Paris, Gallimard, 1993, p. 694. 79 Antonio Saura, “Espacio y gesto”, in Revista Papeles de Son Armadans, Palma de Mallorca, 1959, Tomo XII, n° XXXVII. p. 56.

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Cet état est celui vécu par l’enfant, totalement libre devant la surface à remplir. Certes, cette conception projette sur le dessin d’enfant un postulat sur l’enfance du regard, qui vient du XIX ͤ siècle et de tout un courant de pensée, hérité de Rousseau et lié à la tradition romantique : le regard enfantin est présumé élémentaire et il est envisagé comme l’expression de la nature prise pour base, traduite directement et naïvement. Mais, surtout, il suppose un plaisir sans objet défini, une activité que seul guide le désir de faire des traits. C’est pourquoi Antonio Saura est animé du désir d’atteindre un état de conscience qui se trouve dans la première enfance, celui de la pensée préconsciente et élémentaire, pour récupérer son authenticité et oublier ce qu’il a appris, se libérant ainsi du poids de la culture et des formes du passé. D’où le recours au geste rapide et presque irréfléchi, tout comme à l’image fortuite, conditions que s’impose Saura pour se délivrer du savoir. L’important est de privilégier la représentation en acte, plutôt que la représentation pensée : c’est le corps qui décide. Dans cet instant, l’artiste revit la satisfaction de l’enfant, d’une part, dans la manipulation des couleurs et des pigments qu’il étale à coups de brosse ou avec ses mains sur le support, maculant des surfaces – Bataille rappelle à ce propos que l’enfant va jusqu’à plonger ses doigts dans les pots de peinture pour laisser des traces de son passage en promenant ses mains sur les murs ou sur les portes80– et d’autre part, dans le plaisir du geste. Il s’emploie à retrouver autant l’instantanéité de l’invention que la gratuité du geste, ou encore les sensations tactiles plutôt que visuelles. De même, en se libérant de la perspective et de ses contraintes qui tuent la créativité spontanée, il s’agit de retrouver cette liberté de l’enfant à exprimer un cube par six carrés juxtaposés, à représenter le bébé par transparence dans le ventre de sa mère, le 80

Georges Bataille, « L’art primitif », op.cit. p. 106

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regard par des yeux séparés de la tête, à ne pas marquer les contours du visage ou à indiquer, au contraire, les joues par un cercle. Envisagé de la sorte, le dessin résonnera en nous d’une toute autre façon, faisant écho à notre propre enfance. Ainsi, chez Antonio Saura, les figures présentées frontalement sont mises à plat, aplaties sur la surface, pour que celle-ci parle son propre langage. Tout est sur le même plan, le fond et la forme ; l’espace peut être resserré au centre (les Portraits), plus étiré (les Crucifixions) ou expansif (les Accumulations ou les Foules), produisant une impression de mouvement qui avance ou recule. C’est à travers les Portraits d’Antonio Saura que la relation avec le graphisme enfantin – en particulier la figure du « bonhomme » – est sans aucun doute la plus manifeste, au sens où ils donnent à voir un élan qui semble répondre à un besoin irrépressible, échappant au contrôle de la raison et par conséquent sans concession à des impératifs externes. La figure apparaît comme la forme d’une expression pure, non déformée par les codes, l’éducation ou la culture : donc, la plus spontanée possible. L’analogie entre les Portraits de Saura et le « bonhomme » dessiné par l’enfant est particulièrement intéressante parce qu’à travers la figure du bonhomme, ce que l’enfant dessine, c’est toujours lui-même, sa propre image reflétée en de multiples exemplaires ; et c’est ce que Saura fait lui-même en réalisant ses Portraits et Autoportraits. En cherchant à atteindre ce niveau d’expérience élémentaire, l’artiste vise à faire surgir une expression authentique et enfouie. La prédominance de la tête, et sa récurrence dans l’œuvre de Saura, dans ces portraits en absence partielle de corps, rejoint de toute évidence le bonhomme « patate » du jeune enfant. Arno Stern a montré que la figure du bonhomme chez le petit enfant se transforme progressivement, au moment où il s’enrichit d’un corps qui, lui-même, se transforme pour 50

devenir bonhomme-cloche, bonhomme-maison…81. Chez Antonio Saura, la figure, que ce soit la Femme ou le Portrait en général, suit le même processus pour se transformer également en personnage-fauteuil. De même, on y retrouve les failles qui apparaissent au niveau des figures complexes que Piaget a mis en évidence, en analysant l’évolution de l’espace chez le petit enfant : dans la phase d’incapacité synthétique, le personnage peut bien avoir deux bras, mais apparaissent certaines failles – les yeux en dehors du visage – ou des éléments simplement juxtaposés, comme par exemple le chapeau qui sera placé au-dessus de la tête82. Et de fait, c’est par le couvre-chef qu’Antonio Saura déclare commencer un tableau, parce qu’il lui permet le mieux de déterminer l’espace à travailler : « Ce qui en premier lieu est réalisé, peut-être pour ne pas l’oublier, c’est le chapeau, qui bizarrement n’est plus plat et comprend, tout au plus, des touches grises dont le but consiste plus à intégrer des rythmes qu’à mettre en évidence des signes. Comme le corps, cette zone obscure, bien délimitée, est fondamentalement créatrice d’espace plutôt qu’élément iconique de référence […]83 ».

Le chapeau sera la zone de conflit entre la forme et la pulsion, le point de départ d’où jaillira toute la construction qui finira par occuper l’espace. Comme pour le bonhomme enfantin, la figure obtenue met sur le devant 81

Arno Stern, Une grammaire de l’art enfantin, éditions Delachaux et Niestlé, 1967, p. 28. 82 Jean Piaget et Bärbel Inhelder, La représentation de l’espace chez l’enfant, PUF, 1948, p. 211. 83 Antonio Saura, «La imagen pintada», Figura y fondo, Barcelona, Llibres del Mall, 1987, p. 174.

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de la scène une production qui est de l’ordre du manuel, plus que du visuel mais qui, surtout, recèle une force, une violence qui s’est perdue. Le Portrait imaginaire de Tintoret, ou encore les Portraits imaginaires de Philippe II84 nous en donnent des exemples. La figure qui apparaît frontalement, écrasée sur la toile, sert surtout de support pour la liberté de l’action ; le chapeau et le corps, simples aplats noirs, sont réduits à la portion congrue, les cheveux peuvent être séparés du crâne – comme c’est le cas dans les dessins d’enfants – pour mieux mettre en évidence le visage comme lieu où se concentre l’énergie. Les traces de la brosse souple, de la spatule rigide ou de la matière écrasée par les doigts, qui tantôt grattent, tantôt caressent la toile, badigeonnent le support et fonctionnent comme les gribouillages enfantins. Activité sans objet défini si ce n’est celle liée au plaisir de faire des traits, le gribouillage ne représente rien, n’a aucun souci de la forme. Il correspond à l’autre versant du mythe de l’enfance de l’art : à l’innocence du regard, il oppose la force subversive de l’enfance démystifiée ; d’abord simple excitation motrice, il est décharge, activité pulsionnelle. Il participe toujours de la prise de possession de l’espace, essentiellement vécu. Pour Antonio Saura, il correspond à un désir de ne conserver que le fond élémentaire du rythme. Dans sa volonté de se libérer des formes du passé, loin de caricaturer le dessin de l’enfant, Saura tente de retrouver cette gratuité du geste, ce don total, l’instantanéité de l’invention qui caractérise l’enfance.

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Antonio Saura, Portrait imaginaire de Tintoretto, 1967, huile sur toile, 130 x 97 cm, Musée national d’art moderne - Centre GeorgesPompidou, Paris. - Portrait imaginaire de Philippe II, 4.67, 1967, huile sur toile, 130 x 97 cm, The Carnegie Institute, Pittsburg.

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L’altération comme métamorphose Par altération, il ne faut donc pas entendre simple dégradation des formes, mais bien mouvement venu du plus profond de la peinture. Si nous reprenons une définition que donne Bernard Sève à propos de l’altération musicale, il y a altération quand il y a construction d’une forme et contre cette forme85 ; en d’autres termes, les règles sont là, mais il y a ensuite ouverture, au sens où le conçoit Umberto Eco, où l’œuvre fait de l’aléa un élément de sa structure à laquelle elle l’incorpore86. Il s’agit donc de penser l’altération comme métamorphose, comme puissance de présenter autrement ou de transformer, concept que Bataille avait introduit dans le contexte de sa réflexion sur les origines de la représentation figurée. Si c’est dans les dessins des enfants que l’on trouve le mieux l’altération des formes jusqu’à les rendre risibles, il est vrai aussi que pareil résultat apparaît dans la caricature. Le fait est que c’est par celle-ci qu’il faut passer pour comprendre l’apparition du laid et de l’outrance dans l’art, car elle rend manifeste une même déviation par rapport à la norme académique et au culte de la beauté. Werner Hofmann définit la caricature comme le premier maillon d’une série de métamorphoses, d’une protestation contre le grand art et montre que l’avènement de la caricature, dont la spécialité est la déformation du modèle, a coïncidé avec l’éclosion de l’expressionnisme : le laid est considéré alors comme expressif et s’impose comme l’autre facette de la réalité. La démesure est à la hauteur d’un monde disloqué. La transgression que représente la caricature, admise dorénavant comme un art établi, libère de la tyrannie de l’idéal en s’éloignant des 85

Bernard Sève, L’altération musicale (ou ce que la musique apprend au philosophe), Paris, édit. du Seuil, coll. Poétique, 2002, p. 173. 86 Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Point Seuil, 1962.

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règles académiques, en rejetant l’imitation. Chez Saura, la démesure est encore un souvenir de son passage par le surréalisme à partir duquel, on le sait, l’effroyable n’appartient plus à la caricature, mais glisse vers la peinture. Ainsi, on peut dire qu’Antonio Saura retourne à la caricature, au grotesque, au dessin d’enfant, au gribouillage pour désacraliser l’image par l’informe et l’altération, tous deux propres au figural. Par la violence dans la composition et le traitement des formes creusées dans la matière par l’outil qui les agresse et par l’exagération des hachures du trait, Saura développe une esthétique de la brutalité et de la laideur, manifeste dans la représentation de la Femme en général et de ses Damas en particulier. Pour détruire la Beauté, il défigure le modèle ; pour rejeter les normes, il donne libre cours au non-savoir. Le spectateur distingue à peine les yeux, les cheveux, la bouche, parfois les seins dans des corps disproportionnés, formes grossies, labourées à coups de spatule qui sont comme des coups de serpe taillant dans la masse. L’exacerbation déformante est produite parfois par les membres écartelés. Et de fait, dans une palette réduite à l’extrême, déclinant les blancs, les noirs et les gris, une figure à mi-chemin entre l’humain et l’animal s’étire sur toute la surface de la toile, dans une tension qui désarticule le corps. Dans cette mise en pièces du Beau, Les Portraits imaginaires de Brigitte Bardot87 qu’il peint dès 1958 sont un exemple de la manière dont Antonio Saura fait coïncider la norme et sa déviation, l’idéal de beauté et son contre-idéal, en s’attaquant à un symbole de la culture populaire des années cinquante. En effet, alors que deux

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Antonio Saura, Portrait imaginaire de Brigitte Bardot, 1959, huile sur toile, 250 x 200 cm, Museo Abstracto de Arte Español. Cuenca.

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ans auparavant, en 1956, Roger Vadim avait créé le mythe BB avec Et Dieu créa la femme, faisant de Brigitte Bardot un monstre sacré, Saura le déconstruit et, en le désacralisant, crée un nouveau monstre, autre face d’une même image. Selon une remise en cause du rapport entre réalité et mode de représentation, le modèle est malmené et sa copie défigurée. Alors que le rôle du portrait classique est de donner du modèle une vision flatteuse, ici comme dans la caricature, le modèle est descendu de son piédestal et la distorsion dont il fait l’objet passe par une parenté formelle et technique. La liberté de la main étant une donnée essentielle en opposition à la main contrôlée et disciplinée du Beau idéal, Antonio Saura peint ou dessine sous l’impulsion, se laissant guider par son instinct ; il revendique le geste rapide, irréfléchi, dans toute sa spontanéité, se réclamant d’un monde « à rebours » où la beauté et la raison n’imposent plus leur ordre. Ce monde est celui des origines, qui renvoie à l’enfance de l’art, dans lequel il s’agit d’oublier ce qui a été appris, de retrouver en quelque sorte un degré zéro du graphisme. Participent alors à la défiguration l’épaisseur du trait, l’emploi minimal de la couleur, la nature du support, en vue de lacérer la forme. Le rapprochement avec la caricature a cependant ses limites, car l’intention diffère. Alors que la caricature est conçue pour que le public reconnaisse l’objet, en faisant ressortir les éléments marquants du physique, grossis comme à la loupe, la peinture d’Antonio Saura se situe au-delà de la reconnaissance et donc de l’imitation. En amplifiant les indices, le caricaturiste déforme la beauté, tourne en dérision l’objet dans l’intention de faire sourire. En revanche, chez Saura il n’est pas question de sourire et encore moins de rire ; et s’il fallait parler d’humour, ce serait plutôt celui d’André Breton que Saura a fréquenté pendant ses années passées en France (195455

1955), cet humour noir et corrosif que les surréalistes manipulaient avec délectation et qui leur faisait peindre des moustaches à La Joconde. Pour l’artiste espagnol, il s’agit moins de s’intéresser au personnage lui-même, que de s’en servir comme d’un répertoire à sa disposition, lui permettant d’en faire quelque chose de différent, une image réinventée. Le fait est qu’avec Brigitte Bardot, Saura s’attaque à une icône, celle du sex-symbol des années cinquante, qui remplace la pin-up qu’avant lui Willem de Kooning avait déconstruite en s’en prenant à un autre monstre sacré, Marilyn Monroe, rendue tragiquement monstrueuse. Nous sommes loin de la sensualité des peintures académiques, loin des schémas attendus repris par la caricature, loin de toute ressemblance, loin de toute intention satirique. La volonté d’en finir avec les canons est criante. Saura ne cherche pas non plus à remettre en question le culte que le public a voué à la vedette88. Nous sommes plus près de Georges Bataille ; Saura retrouve dans le modèle les relations que le philosophe français avait établies entre le plaisir et la souffrance, le bonheur et la douleur, l’érotisme et la mort. De la beauté de l’icône, il tire des torsions terribles pour atteindre la brutalité ; il tord la réalité pour la redécouvrir dans son excès. Malmener, salir, renvoient au sexe ; « Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure89 », écrit Bataille, ce qui, chez Antonio Saura, se traduit dans le rapport violent et charnel entre le geste et la matière, ou encore par le jeu, la destruction, le hors-limites. C’est dans l’acte même de peindre que Saura cherche de quoi libérer sa créativité ; face à la toile, il conçoit « le tableau comme un lit où l’on fait l’amour ou comme un champ de

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Antonio Saura, «Retratos imaginarios», in Note book, op.cit., p. 69. Georges Bataille, L’érotisme, op.cit. p. 161.

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bataille90 ». Saura a gardé le geste irréfléchi de l’écriture automatique surréaliste afin d’atteindre l’instantanéité de l’invention, propre à l’enfance dont on retrouve les caractéristiques citées plus haut. Et si la beauté doit être convulsive, comme le clamait André Breton, c’est qu’entre ses mains, l’icône devient matrice, se transformant en structure primaire dans un combat qui réunit geste et matière. Cependant, loin de caricaturer le dessin d’enfant, c’est en atteignant cet état d’expérience élémentaire que Saura parvient à pervertir la forme, défigurant le modèle – ici Brigitte Bardot, mais ailleurs ce sera Philippe II, Goya ou Rembrandt. De cette façon, il se l’approprie en forçant les traits, en conduisant les formes du corps et du visage jusqu’au paroxysme, dans un processus continu de destruction-construction, de violence du geste et du rythme, dont l’aboutissement est le dévoilement de la matière en voie de métamorphose. Le corps dont on devine les seins, soulignés dans la partie inférieure par un trait maladroit qui ne referme même pas le cercle – comme peut le faire le petit enfant, à un certain stade de son développement – et le visage de BB ne sont qu’amas de peinture, de taches, de coulures. Mais c’est surtout sur la tête que se fait voir la décharge picturale et que se lit la violence du geste dans une dynamique avec la matière picturale. Sur une toile de grand format (250 x 200 cm), par un processus de gestes qui s’enchaînent, où les décisions, selon Saura lui-même, sont instantanées et les corrections à peine possibles91, les signes sont détournés : la bouche et les yeux, symboles de la sensualité de BB, croqués habituellement par les caricaturistes, défigurent le visage en laissant voir dents et orbites, qui transforment le sexsymbol en monstre, à mi-chemin entre la femme et la bête. 90

Antonio Saura, «Del gesto a la acción», in Tropos, n°3-4, Madrid, 1972, p. 12. 91 Antonio Saura, «Damas», in Note book, op.cit., p. 55.

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Transformée en babines (Portrait imaginaire de Brigitte Bardot, 1960-6192) ou mise en tension dans le prolongement de l’échine (Brigitte Bardot, n°6, 195993), la bouche est devenue gueule animale. Ainsi, Saura brouille les limites entre le beau et le laid, dans un duel entre attraction et répulsion, entre amour et destruction. Le fait est que la Beauté, quand elle est fatale, peut être fascinante et menaçante, numineuse et médusante. Numineuse, est un terme employé par Rudolf Otto dans son livre sur Le Sacré94, à partir du latin « numen » qui est la puissance agissante de la divinité. Le numineux est compris comme mysterium tremendum ; c’est l’effroi, la terreur de la divinité et l’appréhension d’un tout autre, altérité radicale qui nous paralyse et nous fascine. Le mysterium prend l’aspect du fascinans, celui qui séduit, ravit d’étonnement. Ce que donnent à voir les Portraits imaginaires de Brigitte Bardot, c’est cette double tension entre attraction séduisante du fascinans et répulsion de l’effroi du tremendum, en présence du mysterium. Le peintre, écrit Antonio Saura, « face à l’impossible beauté, est semblable à l’amant qui à force d’aimer finit par transformer en monstre l’objet de son amour95 ». Pas de chair, pas de viande non plus au sens où Deleuze l’entend quand il parle de Bacon, mais un amas de pâte que Saura triture, en l’étirant ici avec son pinceau, en l’écrasant là avec ses doigts, en éclaboussant, là encore, la toile avec son « sexe-pinceau » ; il rappelle à cette occasion que le mot « pinceau » provient du latin

92

Antonio Saura, Brigitte Bardot, 1960-1961, huile sur toile, 237 x 190 cm, succession Antonio Saura. 93 Brigitte Bardot n°6, 1959, huile sur toile, 130 x 97 cm, succession Antonio Saura. 94 Otto Rank, Le sacré, [1917], Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1995. 95 Antonio Saura, «Desnudos», in Note book, op.cit. p. 45.

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penicillius qui est un diminutif de pénis96. L’objectif est de faire en sorte que l’ensemble ne soit surtout pas parfait. Guidé par la vie de la matière fuyante et dans l’attente de l’énigme à venir, Antonio Saura assiste, en quelque sorte, au surgissement de la forme spontanée de son œuvre. L’objet de désir se transforme en pur objet esthétique, faisant glisser la sensualité du monde de la chair du modèle à celui de la toile où le peintre se confronte à la matière, donnant corps à ses fantasmes ou à ses visions. Ainsi, Antonio Saura nous montre que la ressemblance n’a rien à voir avec la reconnaissance. En remettant en question la ressemblance, en évacuant la fonction de rappel du portrait et de la caricature, Saura rend manifeste que le monstre ne renvoie pas au modèle, mais au tableau lui-même. En mettant l’observateur face au non reconnaissable, le portrait inquiète parce qu’il interroge sur l’identité. Quand il détruit la « figure », Saura détruit l’illusion du portrait et, avec elle, le fondement même de la représentation, l’image se situant au-delà des apparences ; il peut ainsi mettre l’accent sur la fragilité de l’image elle-même et sur la dialectique qu’introduit le jeu des miroirs entre le réel et l’imaginaire. Car, selon le titre qu’il donne à la série des tableaux de Brigitte Bardot, il s’agit bien de « portraits imaginaires » et non de simples portraits. En ce sens, il se positionne toujours par rapport à l’histoire de l’art et à la tradition du portrait. Que le tableau s’intitule Ana, Lolita ou Géraldine, si Saura nous donne à voir une « chair » ce sera au sens où l’entend Merleau-Ponty, c’est-à-dire cette dimension matricielle de l’image, qui effectue une métamorphose qui est celle du travail de l’imaginaire et de l’imagination. Par conséquent, Saura opère une distorsion de l’image pour laisser surgir celle qu’il ne connaît pas encore et qui le surprendra. 96

Antonio Saura, Fijeza, op.cit. p. 319.

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Ainsi, se produit une perspective d’écart par rapport à ces règles que l’art transcende au point de les transgresser. Il s’agit donc de combiner règle et dérèglement, puis de s’écarter sans tomber dans le chaos, de se tenir à la fois en excès et en défaut. Il est question d’altérer et d’être altéré : Antonio Saura garde la structure mais altère la représentation que le regardeur se fait du portrait, de la femme ou du nu. L’œuvre répondant à une attente, et celle-ci n’étant pas satisfaite, elle déclenchera une secousse, une surprise violente. Par conséquent, le peintre fait de la forme un événement tout en mettant en forme l’événement ; au cœur de ce débat contradictoire entre structuration et improvisation, entre rétention et expansion, entre repli sur soi et déploiement, l’œuvre devient un champ de forces de transformation. Le percevoir sera percevoir une rupture dans le continuum de la réalité sensible, condition nécessaire à la manifestation du sacré qui se laisse saisir sous la forme d’énergie ou de force. Aux yeux de Bataille, ce sera la transformation des forces animales qui laissera la trace d’une dynamique invisible altérant la forme précédente. Le philosophe distingue, à ce propos, la forme académique de la forme qu’il nomme baroque97 ; la première représente la beauté canonique et obéit à des critères esthétiques, tandis que la deuxième, démesurée, excessive et violente, est l’expression de la déformation du modèle normatif, autrement dit l’autre face de la médaille. Se rapprochant toujours plus de la conception bataillienne, Antonio Saura cherche à mettre en évidence l’interaction entre la visibilité des formes et leur intensité. Il faut donc comprendre l’altération dont parle Saura plutôt comme le processus de mise en mouvement des formes vers l’ouverture du tout autre, cette force imposant l’effroi et 97

Georges Bataille, « Le cheval académique », in Courts écrits sur l’art, op.cit, p. 54.

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l’admiration, qui nous arrache à nous-mêmes et peut nous plonger dans le trouble ; le tout autre qui est, selon la définition de Rudolf Otto, « ce qui nous est étranger, nous déconcerte […] en dehors du domaine des choses habituelles, bien connues et partant familières98 », qui peut désigner l’effrayant mais aussi le hideux, l’obscène, et rappelle le « bas matérialisme » de Bataille. L’envers de la figure familière sera aussi la forme de l’altération tectonique, l’exploration du monstrueux.

98

Rudolf Otto, Le Sacré, op.cit. p. 46.

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CHAPITRE III De la Vierge à la Putain

Bien qu’athée, mais façonné en tant qu’espagnol par une culture où le catholicisme est prédominant, Antonio Saura est conscient du rôle essentiel joué par la religion dans l’histoire de l’art. Sa conception picturale est une façon de régler ses comptes avec ces deux catégories inhérentes à la culture, afin de libérer sa propre créativité des contraintes que celles-ci imposent. D’après Benveniste99, le mot religio ne provient pas de religare (unir fortement, relier, en l’occurrence l’humain au divin), mais plutôt de relegere (lire attentivement), qui signifie traiter avec diligence, observer scrupuleusement. Cette étymologie, que Benveniste reprend de Cicéron, indique l’importance que revêtait, pour les Romains, l’observance scrupuleuse du culte, attitude à observer pour respecter la séparation entre le sacré et le profane. Religio est donc ce qui soustrait les choses, les lieux, les animaux ou les personnes à l’usage commun pour les transférer dans une sphère séparée. Autrement dit, religio n’est pas ce qui unit les hommes et les dieux, mais ce qui veille à les maintenir séparés. Par conséquent, s’opposer à la religion ne serait 99

Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indoeuropéennes, II : pouvoir, droit, religion, Paris, Les Editions de Minuit, 1969.

pas être indifférent au divin, mais avoir une attitude libre, « négligente », face aux normes imposées par la religio, face à leur usage. Si consacrer (sacrare) est le terme désignant la sortie des choses de la sphère du droit humain, profaner signifie, au contraire, ouvrir la possibilité d’une forme spéciale de « négligence », qui fait fi de la séparation ou plutôt qui en fait un usage particulier. Pour l’artiste qu’est Antonio Saura, c’est détourner ces normes afin de donner libre court à la création, une créativité qu’il veut sans entrave. La libération se fera à travers la profanation de la figure du Christ et de la Déesse mère, et aussi, nous le verrons plus tard, à travers la profanation du temple du Beau que représente le Musée. Sur les traces de Bataille, Saura veut en finir avec les valeurs prônées et imposées par l’Etat, la Religion, le Musée, par les institutions. C’est pourquoi il affronte l’interdit et le transgresse avec ce débordement de la violence à l’intérieur de la loi. Il remet, en effet, en question le code de la Belle Harmonie et des canons prônés par l’Histoire de l’art, sans supprimer la structure de départ, pour pouvoir mieux en jouir. Cette limite est une nécessité pour que puisse s’opérer la transgression qui devient annonce d’une révolte salvatrice dans laquelle il oblige le spectateur à le suivre. La Déesse mère Si les Crucifixions de Saura laissent à penser que l’artiste avait bien saisi que le corps du Christ est au centre du problème de la représentation, si son intention était de rendre compte de la dimension humaine du Crucifié, cette perspective ne pouvait que le conduire à traiter la figure de la mère du Christ, ou Déesse mère, dont l’image a été l’occasion de bien des tensions et controverses dans l’histoire de l’art comme dans l’histoire religieuse. Le fait est que, pour humaniser la spiritualité, pour donner chair 64

au fils de Dieu, il fallut au christianisme inclure la femme dans le message dogmatique ; la femme est l’origine et le destin de la chair. Il fallait, écrit Facundo Tomás, remettre au centre de l’esprit le sexe, origine de la chair100. Par conséquent Ève, la mère de tous les péchés, devait avoir son contrepoint dans une représentation féminine alternative, une autre mère vierge et sainte, renforcée par la croyance à l’Immaculée et donc préservée du péché et de ses souillures. Il était nécessaire d’élever Marie au rang de grande sainte. Dans le monde romain, la Grande Déesse Mère était l’expression des liens qui unissaient l’homme à la terre génératrice, la « terre mère » et, donc, la terre représentait la chair, le sang, le sexe, voire la condition animale de l’homme. Cette figure qui traverse les civilisations se donne à voir depuis les représentations paléolithiques jusqu’aux images de la Vierge Marie. Antonio Saura y puise de quoi nourrir son inspiration ; mais ce qu’il va exploiter, en particulier, ce sont tous les aspects ambigus que recouvre le mythe. En effet, la Grande Déesse Mère, appelée aussi Première Femme ou Mère Primordiale, Rhéa ou Cybèle, adorée à Rome comme la Magma Mater, donnait la vie, mais était aussi responsable des Morts et de leur renaissance. Figure ambivalente, Athéna – tout comme Artémis ou encore Héra – pouvait être à la fois mère, maîtresse ou prostituée, parfois clémente ou bien meurtrière. Si Antonio Saura choisit de retenir de la Crucifixion l’image de la douleur humaine – chair christique – face à l’horreur de supplice, en revanche il écarte toute image de la douleur de la mère du Crucifié, ni ne met en scène le corps de la mère éplorée – corps marial – qui va demander à Dieu de lui rendre ce fils qu’il lui a 100

Tomás Facundo, Escrito, Pintado, Madrid, Antonio Machado libros, col. La balsa de la Medusa, 2005, p. 59.

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pris. Pas d’image de la Pietà soutenant le corps sans vie. La Marie de Saura se tient dans un espace où est évacuée l’image de la mort, mais où est affirmée sa monumentale immobilité. Elle est la mère archaïque selon une image qui fonctionne comme un regard réclamant de partager le devant de la scène et donc la figurabilité du corps, le sien étant celui qui a donné la vie, en même temps que la mortalité, à celui du Christ. Les Femmes Fauteuil renvoient, sans aucun doute, aux images hiératiques de Marie, Vierge en majesté trônant dans le monde terrestre, mais sans l’enfant Jésus dans les bras, ou rappellent encore les représentations des nombreuses Vierges assises que l’on peut admirer au Musée du Prado : la Virgen de la silla (la Vierge à la chaise) de Guido Reni (1624) ou la Virgen de la leche (La Vierge allaitante) de Berruguete (1500), pour ne citer que celles-ci. Par ailleurs, Antonio Saura s’inscrit dans une tradition de l’histoire de l’art contemporain et répond, en ce sens, à la Femme assise dans fauteuil que Picasso, en 1909, avait lui-même conçue à partir d’un motif de Cézanne. De leur côté, Dubuffet ou De Kooning se sont essayé sur le même thème. La position frontale des figures fait penser également aux femmes assises Dogon dont Saura se plaisait à étudier la culture. Dans tous les cas, le motif sert de base à une minutieuse déconstruction de la figure, à un travail sur le visage et à une mise en forme du mouvement. Les premières Femmes Fauteuil apparaissent dès 1959, d’abord sur papier, en petit format et sont exécutées à l’encre de Chine ou à la gouache. En 1963, Antonio Saura réalise la première sur toile. Il élabore une structure pyramidale à partir de deux triangles inversés où tout se joue aux deux pointes que sont la tête et le sexe. Pour que l’image advienne, l’artiste transforme la matière, en l’étalant à grands coups de brosse, dans lesquels le spectateur devine l’énergie et les rythmes des gestes qui 66

traversent la toile. Celle-ci est l’espace ouvert où se révèlent les possibilités énergétiques de l’être, quand la matière est dynamisée, passant de l’inerte au vivant, et quand l’acte de peindre engage le corps tout entier. Constante dans l’œuvre de Saura, toute l’énergie est concentrée sur le point central que représente la tête, où la multiplication des lignes et l’écrasement des pigments indiquent les nombreuses possibilités de construction et déconstruction du visage. On devine à peine les yeux, la bouche ou les cheveux. La femme apparaît déformée, imposante et effrayante. La matière picturale est creusée en sillons pour donner naissance à des formes pleines, violentées avec fureur ou lissées avec tendresse, dans un élan où amour et destruction sont dépassés. Alors, la toile peut être envahie par les formes protubérantes, seins, hanches, fesses ; nous avons affaire à la mère nourricière, la déesse-mère, fertilisante, la Magma mater, que Saura a en mémoire. Ces femmes renvoient à tout l’imaginaire de la femme de pouvoir depuis les déesses de la fertilité du Paléolithique, celles qui donnent la vie et donc la mort, celles que l’on vénère et craint à la fois. Récusant tout illusionnisme, Saura la traite avec une brutalité iconique ; la toile devient le réceptacle d’un combat avec la matière où le sacré retourne au présent pour devenir simplement peinture, où la matière picturale devient matrice, où la peinture offre une image en train de se faire et restera indéterminée. Au cours de l’action, régie par une absence de contrôle et une prise de décision instantanée, dans un élan quasiment extatique, de nouvelles configurations apparaissent ; derrière elles, se trouvent le plus souvent une structure archétypale, une image obsessive qu’il s’agit d’activer, selon les propres déclarations de Saura, « […] sans que cela suppose une régression à des structures classiques […]101». De ces formes surgissent des 101

Antonio Saura, Pinturas 1956-1985, Madrid, Centro Reina Sofía,

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créatures, la plupart du temps monstrueuses : « […] perpétuité de la déesse, magma mater, gardienne du mal, de la passion et de l’extase, séductrice fatale, grande prostituée […]102 ». Autrement dit, si la déesse persiste, la recherche picturale d’Antonio Saura puise ses racines dans le mythe : la Vierge sans sexe se transforme en reine qui s’exhibe, obscène. Du religieux à l’obscène De l’ambivalence de la figure de la déesse mère, celle de la Grande Prostituée – la Gran Puta – est celle qui retient l’attention picturale d’Antonio Saura et lui donne l’occasion de mettre à mal la représentation de la déesse assise et, avec elle, la perfection de l’image. Si les premières Femmes Fauteuil montrent un travail pictural qui se concentre essentiellement autour de la tête, celles sur papier de 1984, par exemple, dirigent davantage le regard vers la partie inférieure – et du tableau, et de la figure – faisant du triangle formé par les jambes écartées, le nouveau point de vue qui exhibe le sexe. L’obscène se superpose à la déesse sacrée, dans une scène réinventée où la beauté émerge du corps souillé et se situe, chez Antonio Saura, dans une peinture de l’excès. Il se traduit par une exhibition de la chair et une exaltation du pouvoir de l’œil. Dans une perspective bataillienne, l’obscène concerne ici la profanation des interdits religieux et tient du dépassement des limites imposées par les règles de la culture judéo chrétienne ; il se manifeste par la transgression provocatrice qui fait naître le sentiment de l’obscénité, le sentiment du péché.

1989, p. 15. 102 Antonio Saura, Damas, Madrid, Fundación Juan March, 2005, p. 64.

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Pour comprendre l’ambigüité de la figure, il faut remonter aux fondements des structures représentatives du féminin, où la version – non plus chrétienne mais juive – d’Ève est Lilith, démoniaque, réputée engendrer des monstres. Dans l’esprit du judaïsme, c’est Lilith qui fut d’abord donnée à Adam pour combler sa solitude. Mais elle fut chassée de l’Eden par Dieu pour insoumission. Pour la remplacer, Dieu décida alors de créer Ève, compagne soumise d’Adam. Jalouse d’Ève, Lilith devient le serpent qui la tente, la fait chuter et chasser. Puis elle fait tuer Abel par Caïn. Après cela, Adam cessa de connaître Ève, puisque ses enfants s’entretuaient. Lilith, vengeresse, sacrifia tous les enfants à naître et les enfants en bas-âge, descendants d’Adam et Ève. Vanessa Rousseau rappelle que Lilith est surtout celle qui favorise le plaisir sexuel au détriment de la reproduction103. Envers symbolique d’Ève, Lilith est non seulement vierge, mais prostituée. Déesse de la prostitution et de l’onanisme, elle dévore le sperme des hommes jusqu’à épuisement et, de ce fait, elle est considérée comme une dévoreuse d’enfants qui auraient pu naître. Comme elle a l’art d’étouffer toutes les forces reproductives, elle peut par conséquent rendre stériles. Lilith est donc une figure mythologique concentrant en elle toutes les craintes et terreurs que le mystère de la procréation fait naître. D’après Marc-Alain Descamps104, dans Le Gibet, Lilith est la grande Ombre Noire qui s’élève sur la terre lorsque Jésus est arrêté au 103

Vanessa Rousseau, « Ève et Lilith. Deux genres féminins de l'engendrement », in Diogène, 2004/4 (n° 208), pp. 108-113. DOI : 10.3917/dio.208.0108. [consulté le 19/04/2018] URL : https://www.cairn.info/revue-diogene-2004-4-page-108.htm 104 Marc-Alain Descamps, « Lilith ou la permanence d'un mythe », in Imaginaire & Inconscient, 2002/3 (no 7), pp. 77-86. DOI : 10.3917/imin.007.0077. URL : https://www.cairn.info/revue-imaginaire-et-inconscient-20023-page-77.htm

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jardin des oliviers et meurt cloué sur le Golgotha, la colline du Crâne. Et par contamination avec Ghula, la goule arabe, créature monstrueuse du folklore arabe, qui apparaît dans les Contes des Mille et Une Nuits, elle devient la Bouche Obscure, celle qui dévore. Lilith est donc la projection de l’archaïque ; cette exhibitionniste du sexe a beaucoup à voir avec le mauvais œil, le regard fascinant et dangereux sur l’énigmatique scène primitive, ce coït parental constitutif de mon être105. Le thème de la Grande Prostituée montre bien que la frontière entre la religion et le sexe est ténue. Dans certaines civilisations, en particulier en Asie Mineure, la spiritualité et la sexualité étaient si unies que le sexe devenait une offrande aux Dieux pour obtenir leurs faveurs ; dans d’autres sociétés, les femmes qui s’occupaient des temples étaient sollicitées sexuellement par les hommes, de sorte que l’acte sexuel finit par devenir quelque chose de sacré. La prostituée sacrée était considérée comme une personne privilégiée et admirée. Dans cette figure, se mêlait une combinaison de spiritualité, de sexe, de mystère, mais aussi d’amour maternel, autant de notions qu’Antonio Saura reprend à son compte et dont il cherche à traduire l’ambivalence par un travail qui se réalise dans l’excès. Le corps nu À cette occasion, Antonio Saura renoue avec le nu féminin qu’il peint sans beauté, corps présentés de face, toujours ouverts. Bien loin d’une quelconque haine pour le sexe féminin ou d’une forme de misogynie dont il se défend, il reproduit sa fascination pour une image qui a traversé les siècles et porte un regard critique sur la 105

Ibid.

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peinture qui s’est faite jusque-là, brisant les codes de représentation. Pendant longtemps, le nu féminin a été associé à une notion fallacieuse de la beauté, héritée des Grecs. Dans la Métaphysique, Aristote définissait l’ordre, la symétrie et la précision comme formes suprêmes de la beauté, établissant ainsi l’idéal classique de l’unité et de l’intégrité de la forme106. Le corps féminin s’est fait art en contenant les limites de la forme, en renforçant la distinction entre figure et forme, entre intérieur et extérieur, entre le sujet et l’espace qui n’est pas lui. Si le corps idéal, le beau, se conçoit en termes d’unité et d’harmonieuse intégrité, l’image créée par Antonio Saura appartient à une catégorie totalement différente qui suscite, dirait Bataille, la « curiosité inquiète107 » dès lors qu’elle donne à voir quelque chose qui se trouve au-delà des limites et du contrôle humain. Les corps des femmes de Saura n’offrent pas l’apparence d’une chair lisse aux proportions harmonieuses, mais celle d’un amas de matière où sont figurés le visage souvent accidenté, les seins et le sexe gravés dans la matière, parfois la chevelure, comme autant d’indices féminins. Le résultat est une figure sans limites précises, où la distinction entre l’humain et le non humain peine à se faire, où le regard se trouve désorienté. Il s’agit d’atteindre « la beauté convulsive », décrite par André Breton, par une atteinte aux formes qui peut aller jusqu’à l’effacement, la déformation, la distorsion, pour s’écarter du motif afin de le rendre plus expressif. Partant de là, Antonio Saura tend à se débarrasser des canons et, en détruisant la figure de référence, tente de recommencer à zéro, pour atteindre une autre sorte de beauté, dans l’exercice de la cruauté de l’art. 106

Aristote, La Métaphysique, M (III) 1078 b 1-2, trad. J.Tricot, Paris, Vrin, 1974. 107 Georges Bataille, « Esthète », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 101.

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S’attaquer au corps féminin, c’est s’attaquer non pas à une forme parmi d’autres, mais à LA forme. Pour Saura, l’histoire de l’art occidental abonde d’images de femmes où souvent – et parfois inconsciemment – transparaît un mélange de beauté et d’obscénité. Parmi les corps féminins du Musée du Prado, La Vénus del espejo (la Vénus à son miroir, 1647-1651), de Velázquez ou La Maja desnuda (La Maja nue, 1790) de Goya servent de point de référence, parce que là transparaît la chair et le désir qui lui est associé. Ces deux nus – l’un de dos et l’autre de face – résument, selon Saura, la dualité entre l’affirmation de la présence d’une identité et celle de l’offrande d’un corps qui a été désiré108 ; dualité entre le désir charnel et la jouissance de ce corps, humain et animal, à la fois chair et viande. Selon lui, ces deux nus constituent le moteur fondamental de l’art obscène, obscène à entendre dans son sens étymologique de ce qui devrait être « hors de la scène ». C’est, semble-t-il, cette dualité qui séduit Saura et qu’il cherche à traduire en rendant visible la force qui l’anime quand il affronte la figure de la femme. Antonio Saura transgresse le nu idéal et choisit de célébrer la chair, offerte et vulgaire ; ainsi, avec ces femmes devenues de nouvelles idoles, il fait de sa peinture l’image même du désir. Cela se traduit par l’énergie qui dévore la surface de la toile et par l’action de ce qu’il nomme le « sexe-pinceau ». Touchant les limites de la représentation, le geste de l’artiste est là pour violenter la figure, faire craquer les aspects de la surface, briser les apparences en laissant faire les accidents dus au hasard ou en les provoquant. Ainsi, l’artiste se place du côté des défis lancés aux conventions et aux normes, sociales certes, mais surtout picturales, car les questions que 108

Antonio Saura, Fijeza, op.cit. p. 202.

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soulève sa peinture sont celles des limites toujours repoussées de la représentation. Le nu féminin se trouve, en effet, à la fois au centre et à la limite ; au centre parce que, au sein du discours de l’histoire de l’art, ce type de peinture a toujours été considéré comme le point d’orgue visuel de l’esthétique de la Renaissance, mais il se situe également à la limite de la catégorie de l’art au sens où il risque de perdre parfois sa respectabilité, de déboucher sur le pornographique et menace de déstabiliser les fondements mêmes de notre conception de l’ordre. De fait, il est le bord de la limite, le parergon – pour le dire comme Derrida – entre l’art et l’obscénité. Empruntant le terme à Kant dans la Critique de la faculté de juger, Derrida établit que le parergon désigne une extériorité qui est en même temps un fondement, une sorte de dehors à la limite du dedans : « Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, audedans de l’opération. Ni simplement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. Il est d’abord l’àbord109 ».

Par conséquent, le corps féminin, au naturel, est quelque chose en dehors du champ de l’art, mais la forme picturale en fait un objet de beauté pour l’art et le jugement esthétique. Antonio Saura, quant à lui, accentue le trait pour diriger le regard vers la matérialité du tableau mais, en traitant le nu, il renvoie le spectateur vers sa condition de voyeur. La métamorphose de la forme produit une sorte

109

Jacques Derrida, La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p.

63.

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de dérapage créatif où l’obscénité et la beauté du monstre se font peinture. L’obscénité comme réponse Dans l’histoire de l’art, la représentation du nu académique est non seulement une abstraction mathématique, mais aussi morale, parce que synonyme de vérité et de bien. Comme ses contemporains, Antonio Saura rejette cette esthétique pour tenter de représenter un autre type de beauté, ébranler les codes de représentation traditionnelle du corps et proposer d’autres images. L’image du corps érotique est le moyen de donner libre cours à la violence contre la loi, celle de l’ordre universel, du canon de beauté, de l’harmonie ; elle est aussi le lieu où se brouillent parfois les frontières entre l’érotisme et la pornographie. La peinture érotique suppose une représentation sexuelle esthétisée et marque les limites du sexuel dans la culture légitime. Là tout se joue sur le terrain de la suggestion dans la mesure où elle évoque le sexe sans besoin de le montrer, où ce qui est offert à la perception constitue une sorte d’indice à compléter. Le corps érotique renvoie à une nudité qui s’offre mais se cache en même temps ; tandis que le corps pornographique s’exhibe totalement. Avec l’image pornographique ce qui se voit est ce qui est, sans détours, en détails. Par ce qu’elle montre et par la façon dont elle le montre, elle oblige le spectateur à sortir de son cadre et à être en alerte. Nous sommes à nouveau confrontés à un problème de limites, celles de la représentation sexuelle moralement et esthétiquement acceptable, comme celles de l’expression extravertie d’un désir. Au nu des Beauxarts, comme symbole du regard pur et désintéressé sur le corps féminin, s’oppose alors la crudité du nu pornographique comme stimulus du désir, à la limite du pur et de l’impur. Selon Lynda Nead, art et pornographie 74

ne peuvent être considérés comme des régimes de représentation séparés, mais plutôt comme des éléments à l’intérieur d’un continuum culturel qui distingue des représentations du corps féminin, bonnes ou mauvaises, des formes de consommation culturelle permises ou interdites et qui définit ce qui peut ou non être vu110. À la pornographie est souvent associée l’obscénité mais, contrairement à la première qui cherche à racoler, l’obscène est un débordement qui choque par sa gratuité. Dans ce cadre, l’obscénité, dont l’étymologie renvoie à ce qui se trouve « hors – ou à côté – de la scène », se définit en termes d’excès, comme forme de l’au-delà de la limite, de l’au-delà du cadre et de la représentation. L’érotisme de Bataille, qui a plus à voir avec l’effroi qu’avec la volupté, révèle le côté le plus sordide de la condition humaine, cette partie irrationnelle que l’homme cherche à cacher pour ne pas se faire horreur. Évoquant la question de la nudité dans « Histoire de l’érotisme », Bataille déclare que le corps nu d’une belle femme peut être obscène sans générer une angoisse profonde, dans la mesure où l’animalité de l’image répugne sans excéder les limites d’une horreur que la beauté rend en même temps tolérable et supportable111. À ses yeux, l’obscénité en soi ne représente que l’animalité au naturel. C’est pourquoi, selon lui, il n’y a pas vraiment de dichotomie entre érotisme et pornographie. En tous les cas, c’est à travers l’écriture que Bataille navigue de l’un à l’autre. L’obscène concerne, en effet, moins la thématique que le traitement de la représentation, la manière dont le corps est mis en scène au sens où, dans plusieurs essais de la revue Documents, Bataille crée des images où le corps 110

Lynda Nead, El desnudo femenino. Arte, obscenidad y sexualidad, Madrid, Tecnos, col. Metropolis, 1992, p. 166. 111 Georges Bataille, Histoire de l’érotisme, Paris, Gallimard, 1976, p. 161.

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est mutilé et le regard fragmenté, ici la bouche ou l’œil, là l’orteil, qui apparaissent grossis en premier plan, dissociés de la totalité du corps. De son côté, l’érotisme de Saura est transgression ; son terrain est celui de la violence faite à la forme et, on l’a compris, à la forme académique. L’expérience qu’en fait Saura s’inscrit dans un monde où il n’y a plus de Dieu – comme dans celui de Bataille –, où la mort de Dieu finit avec la mystique et laisse la place à l’érotisme ; dans un monde aussi où l’idéalisation du corps beau s’est révélée mensongère. Pour l’artiste, la véritable obscénité se produit quand la beauté se transforme en monstre. Sur les pas de Bataille, Antonio Saura établit un parallélisme entre le monstrueux et l’obscène dans les arts plastiques, « le nu représentant le caché-apparent à l’intérieur de l’être humain, le monstrueux étant le cachéextérieur au domaine humain112 ». Selon lui, ces deux aspects peuvent se conjuguer pour produire « le véritable art obscène113 », celui qui contient ce formidable élan sexuel, proprement dionysiaque, figure même du désir à quoi renvoie l’érotisme, « l’un des aspects de la vie intérieure de l’homme114 » selon Bataille, et qui met l’être en question, dans un déséquilibre où il se perd. Si l’art est dionysiaque, c’est qu’il plonge l’artiste dans la nature même. Antonio Saura reprendra l’idée d’une beauté obscène remettant en cause, comme ses contemporains, l’idéal de beauté de la peinture classique et ses canons esthétiques pour transgresser le nu idéal et se diriger vers une représentation du corps qui devient trace et empreinte, résultat d’une obscénité picturale qui met le désir à nu. Pour Saura, la pornographie s’impose comme la transgression des images et des représentations du corps ; l’obscénité étant le déplacement du corps en dehors des 112

Antonio Saura, Sin coartada, op.cit. p. 12. Ibid. 114 Georges Bataille, L’Érotisme, op.cit. p. 35. 113

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canons auxquels il est censé se conformer, elle se manifestera au niveau de la forme et de l’informe, de la destruction et construction de la figure. En art, l’image sexuelle est une forme de désir en action qui doit maintenir le désir en éveil et susciter la curiosité ; c’est pourquoi Saura met en scène un corps ouvert, exhibant son dedans, dévoilant ce qui doit demeurer caché, un corps fragmenté par opposition au corps vêtu et entier de la norme esthétique ou sociale. La violence est celle de l’apparition de la nudité dans son passage de l’humain à l’animal ; elle est celle de la peinture elle-même, dans le combat avec la forme, dans le tracé de l’outil qui viole la toile blanche ou agresse le papier. Visibilité de l’obscène : la prostituée Associée à la pornographie – ne serait-ce que par son étymologie, du grec pornê – la prostituée occupe une place de choix ; l’histoire de l’art nous le démontre, à travers Rubens, Cranach, Le Titien, Degas et bien sûr Picasso qui, avec les Demoiselles d’Avignon, a fait entrer le bordel dans le Musée. C’est que, écrit Baudelaire dans Le peintre et la vie moderne à propos de la courtisane : « […] elle représente la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie. Elle porte le regard à l’horizon, comme la bête de proie ; même égarement, même distraction indolente, et aussi, même fixité d’attention115 ».

115

Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, [1863], Paris, Fayard, 2010, p. 26.

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Il faut, écrit le poète, que « le peintre trouve le courage de ramasser la noblesse partout même dans la fange », parce que ce qui les rend précieuses et les consacre, ce sont les pensées qu’elles font naître. Il s’agit là de l’art pur, « c’est-à-dire la beauté particulière du mal, le beau dans l’horrible116 ». Antonio Saura s’inscrit parfaitement dans cette perspective quand il parle de beauté obscène ; de plus, dans l’imaginaire masculin, la prostituée est une figure qui symbolise l’excès pour son supposé désir insatiable de sexe. Le Livre des putes, dessins (70 x 50 cm, le plus souvent) réalisés à l’encre de Chine sur papier, dès 1956, offre une série d’images de bustes représentant des prostituées, ces déesses de l’amour. Antonio Saura en peint une pour chaque capitale de provinces espagnoles: Puta de Madrid, Puta de Ávila, Puta de Cáceres, Puta de Jaén, Puta de las Palmas, etc. Alors que le pinceau est réservé au visage pour en brouiller les lignes, le trait qui rend compte du corps, à peine stylisé sur la page blanche et vide, griffe le papier pour ne dessiner que les seins et le triangle inversé du sexe, parfois les lignes protubérantes des fesses. Autant d’occasions qui nous font pénétrer dans « l’univers sombre et fascinant où s’offre la chair117 », à la vue comme à la consommation. Dans ces images, c’est moins la vision de la nudité qui sert de stimulation que l’idée d’exhibition du corps nu offert en pâture. Agamben avance que, pour caractériser la nouvelle condition des objets, y compris du corps humain, à l’ère du capitalisme, il semble que rien ne convient mieux que le concept de « valeur d’exposition » que Walter Benjamin avait créé pour expliquer la transformation de l’œuvre d’art à 116

Ibid. p. 27. Antonio Saura, Jacques Henric, « Le livre des putes », in Erotica, Genève, édit. Archives Antonio Saura, 5 continents, 2008, p. 187. 117

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l’époque de la reproductibilité mécanique118. Selon lui, dans l’opposition marxiste entre la valeur d’usage et la valeur d’échange, la valeur d’exposition suggère une troisième voie qui ne se laisse pas réduire aux deux premières. Elle n’est pas valeur d’usage parce que ce qui est exposé est, de ce fait, soustrait à la sphère de l’usage ; elle n’est pas valeur d’échange parce qu’elle ne mesure en aucune manière une force de travail119. Il semblerait que ce soit dans la sphère du visage que le mécanisme de la valeur d’exposition trouve sa meilleure illustration, parce que le visage ne connaît pas la nudité puisqu’il est toujours nu. Et, de fait, dans la série du Livre des putes, si l’indigence du signe évoquant le corps atteste une célérité sur le papier qui n’admet pas la rature ou le repentir, l’essentiel du travail et de l’énergie des lignes de forces employées se concentrent bien sur la tête. Là, le trait se fait plus épais, le geste plus ample et insistant, le pinceau écrase la matière pour faire ressortir essentiellement les yeux et la bouche, sous formes de taches ou de cavités. La confusion des lignes brouille toute expressivité, pour ne montrer rien d’autre que leur laisser voir ; ainsi, les visages sont chargés de leur valeur d’exposition. Exhibés comme pur moyen, ils deviennent disponibles pour un nouvel usage, pour une autre forme de communication érotique. La mise à nu, dans ce cas est séduction au sens de don de soi, attraction de l’autre qui regarde ; mais elle peut rendre vulnérable. En tant que j’ai un corps, nous dit Merleau-Ponty évoquant la perception érotique, je peux être réduit en objet sous le regard d’autrui et ne plus compter pour lui comme personne, ou au contraire, je

118

Giorgio Agamben, Profanaciones, colección Argumentos, 2006. 119 Ibid. p. 119.

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Barcelona,

Anagrama,

peux devenir son maître et le regarder à mon tour120. Dans cette relation se met en place une dialectique du moi et d’autrui qui est celle du maître et de l’esclave ; cependant, au moment où ma valeur est reconnue par le désir d’autrui, nous dit le philosophe, autrui devient un être fasciné, sans liberté, et qui à ce titre ne compte plus pour moi 121. C’est pourquoi Antonio Saura joue sur ces deux aspects du regard – nous les regardons, mais elles nous regardent à leur tour – parce qu’il est conscient qu’en tant que corps exhibé comme appât, la prostituée subit cette dialectique de maître-esclave de façon extrême. Le travail pictural de Saura sur le corps brut traduit ici une critique du désir et de la visibilité du corps dans la société capitaliste contemporaine. Allégorie du corps aliéné, le strip-tease illustre le mieux la nudité codée et accessoirisée. En 1961, Antonio Saura réalise une série de dessins à l’encre de Chine, de grand format (65 x 50 cm), intitulée Furious Strip-tease dont, écrit-il, « l’aspect le plus significatif est la contradiction apparente entre leur origine, nettement érotique, et le résultat, d’une obscénité tragique122 ». Le corps est traité dans la rapidité du geste, la déformation de la figure, mettant en évidence, à grands coups d’encre jetée sur la toile, les postures – certaines impossibles dans la contorsion, d’autres plus conventionnelles, rappelant qu’elles obéissent à un cérémonial offert au regard seul – ou soulignant les signes fétichistes que sont les accessoires tels que les bottes ou les gants. Pour les psychanalystes, la strip-teaseuse est le substitut fétichiste à la menace de castration, un compromis, dirait Freud, entre le poids de la perception non-souhaitée et la force du contre désir. Le corps 120

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op.cit. p. 205. 121 Ibid. 122 Antonio Saura, Jacques Henric, Erotica, op.cit. p. 161.

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accessoirisé devient l’équivalent phallique du désir sans avoir la réalité de celui-ci puisque tout renvoie à ce code. Plaisir transgressif d’un spectacle qui interdit le toucher, le strip-tease est lent, explique Baudrillard, parce qu’il est discours, construction de signes123, élaboration d’un sens différé. Or il semble que, dans la série Furious Strip-tease, il y ait un paradoxe entre cette lenteur codifiée et l’exécution plastique proprement dite qui laisse transparaître le geste vif, tout comme le titre lui-même qui dit la violence, la rage, mais aussi la frénésie, cet état d’exaltation violente qui met hors de soi. Par la rapidité de son geste pictural, Antonio Saura laisse advenir – hors de lui – l’image qui, en remontant à la surface, bloque le fantasme dans l’univers mental et projette la figure monstrueuse ; c’est ainsi que peut s’interpréter le vide qui caractérise l’absence de tout décor ou de toute scène dans cette série. La strip-teaseuse est celle à qui on ne peut rien donner puisqu’elle se donne tout à elle-même et exclut l’Autre en tant que partenaire, puisqu’elle se substitue à lui. L’artiste traduit ici un corps qui se crée pour lui-même un objet enchanté, qui fait retour sur lui-même, qui ne s’adresse à personne, opérant, dit Baudrillard, « cette transsubstantiation de la nudité profane (réaliste, naturaliste) en nudité sacrée, celle d’un corps qui se palpe lui-même, qui reflète que les gestes sont en miroir, que le corps fait retour sur lui-même par le miroir des gestes124 » ; d’où cette transcendance accomplie qui fait sa fascination. L’hyper visibilité de l’obscène permet de confirmer que rien n’existe qui ne soit montrable. S’inscrivant dans le refus de l’illusionnisme instauré par la peinture classique, Antonio Saura prend le parti de ne rien cacher, de tout montrer. Ne pas dissimuler la réalité, c’est 123

Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 168. 124 Ibid. p. 166.

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accéder à la liberté créatrice et celle-ci passe nécessairement par la visibilité totale des corps. Il semble que l’artiste joue à abolir les séparations entre art et pornographie pour en désactiver les dispositifs. Plonger dans l’obscénité est vécu comme la résistance à un pouvoir et à ses normes, comme une expérience vers la liberté retrouvée, comme la victoire d’un corps qui retrouve toutes ses potentialités. Ainsi, en travaillant l’image obscène, Saura vise à faire tomber les barrières, à démythifier la sexualité, à abolir le piège du péché, seule voie pour envisager la transformation de la culture ou d’un système. Question de regard Le traitement de la figure féminine, et du nu en particulier, chez Antonio Saura confronte le spectateur à son rapport irrationnel à la chair ; c’est pour cela que l’artiste en fait une affaire de regard en renvoyant celui-ci vers le voyeur qui se croyait protégé dans sa position de spectateur, face à une œuvre qui le trouble. Là encore l’artiste s’inscrit dans l’histoire de l’art. L’Olympia125de Manet sert de point de référence dans la question du changement de regard, par rapport aux nus antérieurs où la femme était passivement offerte à la contemplation. Cette Olympia regarde, hautaine, ceux qui se posent devant le tableau en les défiant, pendant qu’elle pose une main sur son sexe, à la fois montré et dérobé au désir du regard, moins pour le cacher que pour le toucher, transformant une attitude pudique en pose provocante. En ce point, son regard renvoie à celui d’autres figures de l’histoire de l’art, que ce soit la Vénus d’Urbin du Titien ou la Maja nue de Goya, où l’art déchire l’édifice des 125 Edouard Manet, Olympia, 1863-65, huile sur toile, 130 x 190 cm, Musée d’Orsay, Paris.

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conventions et où transparaît le désir ; mais la pose peut également évoquer un certain type de photographies pornographiques qui montraient des femmes nues au regard engageant. La déesse est devenue une fille nue ; l’image de l’amour de Vénus s’efface devant la pose languissante de l’amour vénal en affirmant la présence mortelle de la prostituée. Dans l’Éloge du Visible, Jean Clair rappelle que l’œil, comme le disait Lacan qui répétait lui-même Bataille, est un mauvais œil, un œil qui mortifie, qui coupe et qui dévore126. Il est souvent l’expression d’une peur de la femme, d’une vision de la femme non pas comme vierge consolatrice et maternelle, mais comme femme primitive à l’oralité terrifiante, magma mater des origines, grande déesse bestiale détentrice des pouvoirs de l’animalité ; un regard fait sexe, fait cri, où se mêle fascination et crainte. Les femmes monstrueuses d’Antonio Saura sont plus près des Gorgones, qui, dans la mythologie, disent le regard et la métamorphose ; on redoutait en effet le face à face avec ces créatures parce qu’entrer dans le champ de leur vision, c’était être changé en pierre. Face aux créatures de Saura, offertes et obscènes, le spectateur est comme Persée face à la Gorgone, face à la Méduse ; il regarde quelque chose qui peut le pétrifier. En d’autres termes, ces visages renvoient à l’Autre, le double de notre propre visage, restitué à nousmêmes comme un miroir, d’une façon effrayante, reflétant une monstruosité pétrifiée qui évoque la mort. L’horreur naît de ce que le spectateur, inquiet, essaie de maintenir séparés le « moi » et le « pas moi », de maintenir éloigné ce qui nous rapproche de tout cela, que nous essayons d’éviter d’assumer comme des parties de ce que nous sommes. Le mélange d’attraction et de répulsion nous place, nous le verrons plus loin, dans le champ de l’inquiétante étrangeté de Freud où le regard joue un rôle 126

Jean Clair, Éloge du Visible, Paris, Gallimard, 1996, p. 175.

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important pour définir ce qui se donne à lui, alors qu’il devrait se maintenir caché, cet étrange qui, tout en étant familier, nous menace et qui est, selon Freud, lié à la castration. Pour le psychanalyste, c’est la vision des organes féminins qui amène cette inquiétude. Comme dans le mythe grec du Chaos qui désigne le vide primordial, antérieur à la création, le trou béant qui engendre les choses, le sexe de la femme concrétise l’angoisse de l’engloutissement et de la dévoration, c’est-à-dire de la castration. Antonio Saura rappelle que, déjà dans l’art de la préhistoire, sur les murs des cavernes apparaissaient des vulves isolées et des visages aux yeux exorbités nous contemplant fixement pour montrer leur beauté obscène127. Pour lui aussi, l’inquiétant naît du trou, celui du sexe de la femme et celui de l’œil qui regardent le spectateur en retour et qui font que rien n’est caché pour ne pas être découvert. Montrer les choses telles qu’elles sont – le désir, les organes génitaux, la crudité des rapports sexuels –, lancer un défi à la pudeur est le mode que choisit Antonio Saura pour rompre avec l’académisme et les apparences. Cependant, le défi ne se limite pas aux éléments thématiques ; il consiste bien à montrer les procédés constructifs de la peinture ou du dessin, le cadrage ou la fragmentation, la structure qui repousse tout illusionnisme, le trait accentué pour diriger le regard vers la matérialité du tableau, pour faire apparaître des rythmes et contre-rythmes et donner à voir un élan vital, un désir en acte. Le sujet ne peut échapper à ce qu’il voit et c’est bien le tableau qui nous regarde en retour à notre regard. Ce que nous regardons, nous fait être regardés.

127

Catalogue, Pintura al desnudo, Bilbao, Bellas Artes, 2001, p. 38.

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Regard et Voyeurisme L’intérêt d’Antonio Saura pour l’ambivalence des figures archétypales est sans aucun doute lié à son intérêt pour les processus inconscients qui se manifestent dans les registres de la représentation, du désir ou de la pulsion et renvoie en particulier au concept des couples opposés de pulsions partielles développé(e)s par Freud. Dans l’Introduction à la psychanalyse, Freud écrit : « La vie psychique est un champ de bataille et une arène où luttent les tendances opposées ou, pour parler un langage moins dynamique, elle se compose de contradictions et de couples d’opposés128 ». Ce qui se présente, dans le conscient, clivé en deux termes opposés, bien souvent ne fait qu’un dans l’inconscient. Il en va ainsi du couple attraction-répulsion comme modèle de l’opposition entre Eros et Thanatos, ou encore du voyeurismeexhibitionnisme, couples qui semblent inspirer le plus Saura, en tant qu’artiste et raison pour laquelle il qualifie sa peinture de « sexuelle ». C’est pourquoi le regard a son rôle à jouer, dans cette inclination voyeuriste (pulsion de savoir) que nous avons héritée de notre passé mythologique ; à moins aussi qu’il n’évoque l’œil de Caïn, cet œil qui nous renvoie à notre inclination au mal, à ce que l’ordre nous intime de cacher et que nous cherchons à voir chez les autres. Le corps de la Femme, dans sa dimension mythique de Vierge Marie ou de Grande Prostituée, se donne à voir dans sa crudité, amas de chair triturée, ou encore dans sa nudité. Nous sommes à nouveau renvoyés aux premiers temps où, avant leur exclusion du jardin de l’Eden, Adam et Ève n’avaient pas conscience de l’indécence de leur nudité. Avant que nous perdions le Paradis en accédant au savoir, donc, tout était 128

Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, (1920), Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 84.

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regardable, notre pulsion de (sa)voir pouvait s’exprimer librement. La conception que Saura a de l’acte créatif reposant sur une spontanéité du geste en même temps qu’un combat corps à corps avec la toile et la matière, le met en quête de saisir l’image qui surgit – en l’occurrence celle de la femme – et qui vient du plus profond de lui. Quand elle apparaît, il cherche à la surprendre, se transformant lui-même en voyeur, sachant l’importance du fantasme dans l’expérience voyeuriste. Ce « donner à voir », issu de son désir, se situe dans cet intervalle suspendu entre l’instant de voir et le temps de l’acte, sans hâte de conclure. Dans sa volonté de jouissance sans contrainte, Antonio Saura tend à saisir l’essence de la féminité et, à travers elle, l’essence même de la peinture. Face à ses œuvres, il nous invite – ou nous oblige – à prendre position dans notre rôle de spectateur regardant. L’image obscène est toujours regard ; elle implique un Autre – un autre qui regarde – et met en place une expérience voyeuriste-exhibitionniste ; celui qui donne à voir sait qu’il y a, de l’autre côté, quelqu’un qui veut voir, et inversement. L’image obscène est, en effet, l’image de la visibilité du désir, alors que c’est le désir de visibilité qui motive le regard du spectateur. Devant les représentations que Saura nous offre comme objets d’art d’une part, mais où le sexe est dévoilé sans gêne ni scrupule d’autre part, nous sommes des voyeurs complices d’un scénario pervers, convoqués à pénétrer dans l’intimité de l’obscénité. Ce qui importe c’est le rapport de l’artiste à son œuvre et sa capacité à fixer le geste sur la toile dans un équilibre entre une image artistique et le message qui la sous-tend. Antonio Saura transgresse le nu idéal, le nu académique pour mettre à nu l’image du désir, non seulement à travers le motif, mais surtout à travers la violence du geste qui le produit, en marge du bon ou 86

mauvais goût. Ainsi, le peintre peut laisser surgir la beauté convulsive qui produit le monstre artistique. Et parce que peindre c’est écouter son propre corps, la destruction de la figure permet l’affirmation d’une sexualité qui se manifeste dans la brutalité du traitement, révélation d’une peinture dite sexuelle, où se mêlent désir et cruauté. En d’autres termes, d’un côté le faire, de l’autre la fascination du voir. Une dialectique du voyeurisme se met donc en place au sens où, en donnant de lui, Antonio Saura interroge l’Autre, en l’occurrence le spectateur, à travers le regard, pour savoir qui il est et où il en est de son désir : ce que montre Saura du lieu de son fantasme au spectateur qui ne peut que voir, le regarde à son tour. Ainsi la figure, en regardant le spectateur, interroge son désir et met en place un conflit entre le sujet conscient – celui de la vision – et le sujet inconscient – celui du fantasme. Ce qui me regarde et me fait le dévisager, écrit Hervé Castanet, c’est le désir de l’Autre « […] – ce qui pour lui fait question […] – et il chiffre énigmatiquement la cause de mon désir qui se porte ensuite ici ou là mais jamais par hasard129 ». Autrement dit, en révélant violemment au spectateur l’objet de son désir, le regard de Saura interroge le saisissement du regard de l’autre, pour interroger chez lui ce qui ne peut se voir. Le peintre voyage ainsi entre le statut de voyeur et celui d’exhibitionniste, se faisant le metteur en scène du dispositif voyeuriste, pour emprunter l’expression à Hervé Castanet130. En conséquence, le spectateur est invité à être regard, à entrer dans le tableau, devenant ainsi acteur et donc, à son tour, sujet du regard, mais surtout il est conduit à sonder ses propres pulsions, à s’interroger sur ses adhésions aux normes qui définissent ce qui est ou non honteux. 129

Hervé Castanet, Le regard à la lettre, Paris, Economica Anthropos, 1996, pp. 120-121. 130 Ibid. p. 126.

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1. Crucifixion, 1959-1963

2. Portrait imaginaire de Philippe II, 2.67,1967

3. Portrait imaginaire de Brigitte Bardot, 1958

4. Furious strip-tease, 1961

5. Les Tentations de Saint Antoine, 1963

6. L’Odeur de la sainteté, 1975

7. MOI, 1976

CHAPITRE IV L’apparition du monstrueux

Repoussant sans cesse les limites de la représentation, Antonio Saura s’emploie donc à brouiller les catégories du beau et du laid pour laisser monter à la surface les images qui projettent des figures monstrueuses. L’histoire de l’art foisonne de représentations de monstres. Monstres réels, reproduits à l’identique par curiosité scientifique, par attrait de l’extraordinaire, ou fascination de l’horrible pour ces êtres vivants aberrants qui s’écartent des formes normales des espèces existantes. La peinture espagnole nous en donne quelques exemples ; c’est Le Pied-bot (1642) ou la Femme barbue (1631) de José de Ribera, ou encore les nains que l’on exhibait dans les cours royales et que Velázquez a immortalisés sur ses toiles. Monstres fictifs, pour lesquels l’imagination humaine a complété le réel par un univers fantasmagorique, comme le montre Gilbert Lascaux dans un essai de classification formelle des monstres131. Ce sont, par exemple, ceux de Jérôme Bosch qu’Antonio Saura regarde avec fascination au Musée du Prado.

131

Gilbert Lascaux, Le monstre dans l’art occidental, 2ème partie, chap. 2, Paris, édit. Klincksieck, 2004.

Le monstre et le monstrueux Le monstre est monstre, parce qu’il est un écart à la norme ; dans le domaine esthétique, celle-ci est canon, affaire de proportions. C’est pourquoi le monstre se situe du côté du corps extrême, quand ses traits sont déformés au-delà des limites admises. Le monstre, nous dit Pierre Ancet, désigne un être dont le statut perceptif est instable et inacceptable ; il provoque un malaise parce qu’il est entre l’humain et l’inhumain, entre la forme familière et l’informe132. Il n’est pas seulement écart, il est également rupture par rapport à un ordre du monde ; il peut rompre avec l’espèce ou avec le genre, tel le cas de la femme à barbe. Le monstre est donc un désordre qui se présente comme un danger, parce qu’il rompt avec la normalité constituée. Il ébranle notre confiance en la régularité de la forme humaine qui nous empêche d’envisager une déformation trop impressionnante de notre propre corps. En cela, il révèle le travail que la nature réalise dans le corps, travail que nous voyons dans le corps de l’autre, mais qui nous renvoie au nôtre. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty explique que la relation entre le corps d’autrui et le mien est vécue sur le mode d’une correspondance entre ses actions et mes actions possibles133. Or la monstruosité perturbe cette relation, car le corps propre est incapable de s’y prolonger ou de se repérer dans son propre corps. Le refus, conscient ou inconscient, de se reconnaître en l’autre s’expliquerait par le besoin de se protéger contre l’instabilité de son propre vécu corporel. D’où son caractère ambigu : d’un côté, le monstre inquiète, parce qu’il représente une menace de 132

Pierre Ancet, La perception du corps monstrueux, Paris, Revue des Deux Mondes, 2008, p. 105. 133 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op.cit. p. 411.

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destruction d’un équilibre qui peut disparaître à tout moment. Il fait référence à tout ce que nous ne voulons pas ou que nous ne pouvons pas reconnaître. D’un autre côté, il rassure parce qu’il est une de ces erreurs de la nature auxquelles nous avons échappé, puisque nous avons tendance à nous identifier à la normalité. Dans le domaine esthétique, le monstre est une image du désordre et de la confusion, quand les parties du corps ne sont pas à la bonne place, quand le visage n’est plus qu’un amas de chairs, quand l’ensemble fait douter de l’humanité de la figure représentée. C’est lorsque disparaît justement la frontière entre l’humain et l’animal que le monstre apparaît, parce que, comme le dit Georges Canguilhem en parlant du biologique, le monstre assure le passage d’une espèce à une autre134. Michel Foucault, de son côté, a mis en évidence la relation entre le monstre et le système pour montrer qu’il est « comme le bruit de fond, le murmure ininterrompu de la nature135 » et que sur le fond du continu, le monstre raconte la genèse des différences136. Pour Georges Bataille, la dimension anthropologique permet de penser que, par certains de ses aspects, l’homme appartient à la Nature et entretient une proximité avec la bête, la différence entre les deux passant par la transgression. Celle-ci est assurée par les fêtes, le sacrifice ou l’art ; elle est la marque-même de l’humanité. Dans sa réflexion sur l’art, l’érotisme, le sacré, le sacrifice ou la mort, Bataille recherche le mystère de l’homme, cette part inconnue, « la part maudite », et c’est dans les œuvres violentes, en lutte avec les conventions, qu’il va la trouver. C’est pourquoi il s’agit de retrouver dans l’art 134

Georges Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux », in La connaissance de la vie, (1952), Paris, édit. Vrin, 1992, p. 178. 135 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 169. 136 Ibid. p. 170.

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l’impulsion qui est à la source de l’œuvre. Pour la création artistique, le monstre correspond toujours à une exploration esthétique des possibilités de déformation de la forme. L’informe renvoie à la monstruosité qui, elle, sous-entend la brutalité, la violence du traitement infligée à la figure. Donc, d’une part, le monstre artistique est ce qui advient matériellement à la surface de la toile – le dehors – mais, d’autre part, il est ce que l’artiste fait être, à partir d’une puissance souterraine qu’il va chercher au plus profond de lui-même – le dedans – qui révèle le monstrueux en tant qu’intensité excessive. Par conséquent, il est affaire de formes et affaire de forces. La monstruosité relève ainsi de l’impensable, puisqu’elle n’est pensée que du point de vue de celui qui a établi la relation entre l’informe et la mise en forme, de celui qui a brutalisé la forme qui ne correspond plus à ce qu’on attend d’elle. En ce sens, pour le regardeur, le monstre présente une altération esthétique et, dès lors, inquiète parce qu’il ne correspond pas au déjà-vu, mais aussi parce qu’il peut jouer le rôle d’un miroir laissant voir cet espace sombre de notre humanité. Il est celui que le spectateur aurait pu être ou celui à qui il aurait pu donner naissance. Il fait naître le sentiment du monstre comme double difforme de soi, le pire monstre étant celui qui nous ressemble ; d’où le mouvement de recul produit mais aussi la rencontre. En perturbant l’horizon d’attente, en brouillant la reconnaissance, il permet, nous dit Virginie MartinLavaud137, de parler de ce que l’on ne voudrait pas être ou devenir, et incite le moi à préciser quelles sont pour lui les limites de l’humain et, donc, quels sont ses idéaux. Le monstrueux chez Antonio Saura est ce qui surgit sur la toile, après une déviation par rapport à la 137

Virginie Martin-Lavaud, Le monstre dans la vie psychique de l’enfant, Toulouse, édit. Eres, 2009.

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notion même de portrait, qui ne vise plus la ressemblance ; après un écart par rapport à la peinture telle qu’elle se faisait jusque-là ; après un rejet radical de la Beauté idéale et de la Forme intouchable. La forme peut donc non seulement se transformer ou s’altérer, se déformer ; elle est aussi ce qui apparaît sur le mode saisissant. C’est pourquoi le monstrueux est aussi mise en scène. Dès les années cinquante, avec la série des Têtes (Caras), Antonio Saura se consacre aux portraits ; il fait du visage, non seulement le motif récurrent de sa peinture, mais aussi le prétexte pour faire advenir le monstrueux à travers la déformation. Pour l’artiste, le monstrueux est ce qui ne s’adresse plus seulement à la vision, qui n’est plus ce que l’on montre, mais ce qui montre et qui apparaît dans la violence de la technique, qui transgresse la forme et mine le travail de la structure. On voit tout ce que cette conception doit à Bataille en plongeant ses racines dans les théories du philosophe français. Bataille s’intéresse, en effet, aux images qui s’écartent de la normalité, qui déchirent la vie en un mouvement informe, images qui mettent en jeu l’interaction entre la visibilité des formes et leur intensité et qu’il envisage comme des symptômes de grands renversements138, parce qu’elles témoignent de la nécessité d’une mue. Ainsi, en particulier dans Le cheval académique, analysant la différence de représentation du cheval chez les Grecs et chez les Gaulois, Bataille oppose, rappelons-le, la forme académique – conforme à la beauté canonique et obéissant à des critères esthétiques – et la forme baroque – démesurée, excessive et violente – qui apparaît comme l’expression de la déformation du modèle normatif, qui résiste à l’idée supérieure du savoir et de la beauté. Cette distinction lui permet de montrer que, par la dislocation des formes du cheval classique, les Gaulois 138

Georges Bataille, « Le cheval académique », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 54.

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réussirent à transgresser la règle et à en faire l’expression exacte de leur mentalité monstrueuse. Malgré leur laideur, les images qui en résultèrent étaient des « apparitions grandioses, prodiges renversants139 », réponse innommable « aux platitudes et aux arrogances des idéalistes140 », autrement dit, les formes excessives de la représentation chez les Gaulois étaient une résistance à tout ce qui cherche à faire autorité par l’harmonie et la règle. De son côté, la peinture du xx ͤ siècle, née dans un monde devenu absurde, a cessé d’être belle ; le peintre contemporain désire détruire et sa peinture donne à voir ce qu’il veut détruire, car, écrit Bataille en 1949 dans L’art, exercice de la cruauté, désormais la peinture a le souci de faire « transparaître » le monde141. Elle place le spectateur dans l’attente parce que, dit-il, nous attendons depuis l’enfance ce dérangement de l’ordre où nous étouffons142. Et ce qui se joue ici est que le dérangement de l’objet, c’est-à-dire la destruction, ne vaut que dans la mesure où il nous dérange, où il dérange en même temps le sujet. Antonio Saura retrouve, dans cette approche, l’art tel qu’il le conçoit, c’est-à-dire, un art qui cherche à dépasser les limites, qui s’exerce dans l’excès du geste et la cruauté pour disloquer la forme ; en somme, un moyen de s’opposer à l’idée supérieure d’une beauté pure, mais aussi une manière de réfléchir sur la fascination que nous éprouvons devant ces images et qui nous permettra de découvrir ce que nous sommes.

139

Ibid. Ibid. 141 Georges Bataille, « L’art, exercice de la cruauté », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 173. 142 Ibid. 140

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La beauté monstrueuse Le processus de défiguration de la forme apparaît donc comme un véritable « exercice de la cruauté », selon l’expression de Bataille, et le fait est qu’il s’inscrit dans une longue tradition. Rimbaud, déjà, s’intéressant à l’informe et creusant la veine de l’antipoésie, déclarait, dans La Lettre du voyant, qu’il s’agissait de faire l’âme monstrueuse143 . À l’instar du poète, le peintre doit se faire voyant, être voyant, « […] par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens144 » ; il épuise en lui tous les poisons pour n’en garder que les quintessences et si ce qu’il rapporte de là-bas, de ce monde mystérieux qui échappe aux lois de la logique, est informe, il donne de l’informe. De même, Alfred Jarry, le plus proche ancêtre du surréalisme, s’est particulièrement intéressé aux monstres et a introduit l’idée que, pour la conscience moderne, la beauté doit être monstrueuse. Sa formule : « J’appelle monstre toute inépuisable beauté145 », a su marquer la génération d’Antonio Saura et annonce ce déplacement des valeurs esthétiques que Bataille radicalise en bousculant les catégories du Beau et du Laid, du Bien et du Mal, jusqu’à les faire se confondre, dans le sens de se fondre ensemble. La reconquête de l’homme par luimême passe, en effet, par l’unification des contraires qui doivent cesser d’être perçus contradictoirement. Pour accéder aux limites, à l’inconnaissable, il faut en passer par le laid, par la fascination par le bas, dans une espèce d’extase vers le bas, et considérer l’existence comme un produit en décomposition. Rappelons-le, ce mouvement qui se manifeste à travers la destruction et l’altération 143

Arthur Rimbaud, « Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871 », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1954, p. 270. 144 Ibid. 145 Alfred Jarry, Revue L’Ymagier n°2, Paris, 1895.

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renvoie chez Bataille au sacré, qui ne se trouve pas « en haut », mais « en bas » ; ce qui a fait dire aux commentateurs de ses écrits que, de même qu’il existe une mystique ascendante, avec Bataille il y aurait désormais une mystique descendante. Suivant les pas du penseur français, Antonio Saura explique que la « beauté monstrueuse » vient non seulement de la fascination pour le monstrueux, pour le tératologique, mais surtout de la nécessité de violenter les formes, prémisse fondamentale pour l’art contemporain146. Les formes monstrueuses sont des actes et des gestes ; elles sont le produit de l’esprit et du corps, et d’une cruauté de la peinture. Chaque coup de pinceau oblige l’artiste à détruire l’image qu’il a devant les yeux pour pouvoir, une fois altérée, la dépasser dans le but de la transformer, la changer de forme et la métamorphoser. L’acte de création se fait donc dans la fulgurance du geste – cette fameuse impulsion dionysiaque nietzschéenne et bataillienne – dans la liberté et la démesure, mais aussi dans l’oubli de l’idée du laid, dans la rupture avec les règles, c’est-à-dire celles imposées par les institutions – l’Histoire de l’art, le Musée, l’Etat, la Religion – et dans l’expérimentation. Alors, la contemplation du monstre qui est représenté est dépassée, pour privilégier la monstruosité qui le sous-tend et qui provient des couches souterraines. C’est pourquoi la forme qui apparaît est ce qui transparaît de la figure comme étant l’infigurable même. Dans le texte, intitulé La fête intérieure, où il compare la danse intérieure du peintre à celle du torero, où il envisage la violence du geste de chacun d’eux, Antonio Saura se demande où commence et où finit la beauté, quand et pourquoi apparaît dans l’art la beauté obscène ou 146

Antonio Saura, Crónicas, Barcelona, ed. Galaxia.Gutemberg, 2000, p. 202.

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la beauté cruelle, et surtout quelles sont les raisons du beau monstrueux147. De même que, dans La figure humaine148, Bataille rejette la thèse thomiste et l’idéal transcendant de la ressemblance, selon lequel l’image de l’homme doit être conforme au modèle divin, la beauté des formes étant le reflet de l’invisible beauté de Dieu, de même pour Antonio Saura, l’art ne peut être mimétique. Il pousse au contraire à l’acte, à la brutalité avec la complaisance jubilatoire que procure la cruauté et dont la toile portera les traces. Dans ses entretiens avec Julián Ríos, Saura déclare qu’il prend plaisir à peindre des monstres149 ; car il n’y a pas, en effet pour l’artiste, d’action plus voluptueuse que celle de la destruction, pour le dire comme Bataille quand il fait le lien entre Sade et Emily Brontë150. C’est pourquoi si, comme il l’écrit en parlant de Genet, « le côté du Bien est celui de la soumission, de l’obéissance. La liberté est toujours une ouverture à la révolte, et le Bien est lié au caractère fermé de la loi151 », alors la peinture d’Antonio Saura se situe du côté du Mal, comme rejet des contraintes académiques et des interdits, comme recherche de liberté dans l’abandon de soi. La beauté monstrueuse est transgression, parce qu’elle est un défi à l’obéissance, celle qu’imposent les autorités les plus absolues. Les catégories sont abolies, l’ordre vole en éclats ; éminemment gestuelle, cette peinture est physique, exécutée à bras-le-corps, en 147

Ibid. p. 77. Georges Bataille, « La Figure humaine », in Courts écrits sur l’art, op.cit. pp. 67-72. 149 Julián Ríos, Antonio Saura: Confessions, film de Jean-Claude Rousseau, ADAV-TIP-TV [distrib.], Madrid, Centro de arte Reina Sofía, 1990. 150 Georges Bataille, « Emily Brontë », in La littérature et le mal, [1957], Paris, Gallimard, Folio essais, 2016, p. 16. 151 Georges Bataille, « Genet », in La littérature et le mal, », op.cit., p. 147. 148

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mouvement. Cependant, dans cet apparent chaos, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi, mais de contrôler des forces pour toujours recommencer. En écartelant la figure, en l’entraînant dans un jeu défigurant où les formes altérées s’entrechoquent et où il engage son corps, Antonio Saura cherche, saccage – allant même jusqu’à détruire des centaines de tableaux en 1965 – et nous donne à voir une peinture violente en même temps que la violence de la peinture. Violence sacrée, dirait Bataille, qui ouvre des brèches vers l’intimité qui a été perdue ; révolte contre le monde profane du travail, dominé par le projet et l’utilité. Comme le jeu ou l’érotisme, l’art permet à Saura de faire l’expérience d’émotions intenses et d‘ouvrir sur un monde plus sauvage, du domaine de l’instant – qui est celui du royaume de l’enfance, selon Bataille152. L’art de la cruauté est donc celui qui est intimement lié à la destruction, mais à la destruction qui sert à la construction d’une nouvelle conception de la beauté où le monstrueux, l’obscène, le violent l’emportent sur le paisible et le réconfortant, là où la cruauté provoquera la convulsion des formes comme traversées par un séisme ; là où apparaîtront les traces de son action, dans la fureur des coups de pinceau que le hasard conduit, dans la superposition de couches de matière étalée sur le support, dans l’acceptation de l’inachevé. Et si la « part maudite » est celle du jeu, de l’aléa, du danger, elle est, écrit Bataille, celle de la souveraineté153, ce qui, pour Antonio Saura, se réalisera à travers cette expérience limite que permet l’acte de peindre.

152 153

Georges Bataille, « Emily Brontë », op.cit. p. 18. Ibid. p. 25.

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De la transgression à la transfiguration C’est en visitant les œuvres du Musée du Prado qu’Antonio Saura prend conscience de la beauté des monstres. À travers les bouffons difformes de Velázquez, les femmes barbues de Ribera ou de Sánchez Cotan, les nains de Juan Carreño de Miranda ou le géant de Goya, l’histoire de l’art espagnol nous donne à voir comment le monstre cessa d’être prétexte moralisateur. Velázquez, en particulier, a dépassé l’aspect blasphématoire – l’être humain doit être beau à l’image de son créateur – pour en faire le reflet de la condition humaine et donner à réfléchir sur la beauté propre au monstrueux. Mais ces monstres sont aussi une formidable leçon de peinture pour les artistes contemporains, à la recherche d’une nouvelle liberté créatrice ; celle-ci, fondée sur le principe paradoxal de destruction-construction, permet d’accéder au monstrueux plastique et non plus à une fidélité de la réalité. Au Musée du Prado, Antonio Saura trouve les exemples les plus extrêmes d’un autre type de beauté, marquée par la convulsion des formes, le dynamisme des structures, l’agitation des surfaces, une monstruosité essentiellement plastique, qu’il décèle dans les peintures verticales du Greco ou les peintures noires de Goya. Si, pour Saura, le Musée du Prado a souvent rempli le rôle de grande réserve d’images, de même pour le public, il est un miroir monumental de ces spectres du passé qui apparaissent dans le présent ; les trésors qu’il contient constituent un imaginaire collectif. Antonio Saura y a puisé pour nourrir son imagination et sa création artistique, entretenant avec les œuvres un dialogue fructueux tout au long de sa trajectoire. En choisissant ses images parmi celles du Musée du Prado, lieu de mémoire par excellence, mais aussi Temple du Beau, des canons et de la tradition, Antonio Saura profane la loi, seul moyen de se libérer du poids de l’histoire de l’art, de la même 107

façon qu’il profane la religion pour se libérer de ses lois en peignant la Crucifixion. Dans l’Éloge de la profanation, Agamben explique que le Musée désigne l’exposition d’une impossibilité d’user, d’habiter, d’expérimenter154. Le Musée occupe exactement l’espace et la fonction qui, en d’autres temps, étaient réservés au Temple, comme lieu du sacrifice. La création d’un nouvel usage n’est possible pour l’homme, que grâce à la désactivation d’un usage ancien qu’elle rendra inopérant155. Nous retrouvons ici ce que déclarait Benveniste au sujet de la religion ; pour Agamben profaner ne signifiera pas seulement abolir les séparations, mais apprendre à en faire un nouvel usage, à jouer avec elles156. Pour l’artiste qu’est Antonio Saura, profaner voudra dire désactiver les dispositifs, pour pouvoir les transformer en moyens purs. En d’autres termes, c’est pénétrer dans le Musée du Prado, dans l’histoire de l’art, se défaire de la religion des normes et des canons, se réapproprier les Crucifixions, les Nus, les Portraits de Rembrandt ou de Goya, neutraliser la sphère du sacré, pour la restituer à l’usage de l’artiste. Une fois profané, ce qui était inaccessible et séparé, perd son aura ; la recherche pour d’autres créations, devient alors possible et se fera en franchissant les limites, en dépassant les bornes, tant au niveau de la représentation que de la pratique picturale. Qui dit profanation, dit transgression, à ne pas entendre dans sa connotation religieuse, mais au sens de franchissement, au-delà d’un seuil, comme le souligne le préfixe trans- qui évoque le passage, le changement. La transgression, écrit Foucault à propos de Bataille, est liée à

154

Giorgio Agamben, Profanaciones, op.cit. p. 110. Ibid. p. 113. 156 Ibid. p. 114. 155

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« ce geste qui concerne la limite157 ». Chez Saura, elle est au cœur de la peinture, elle est de l’ordre du figural et du geste pictural ; il s’agit bien de transgresser les lois de la représentation. Ainsi, Antonio Saura nous offre une approche du monde, par le contraire de ce qui caresse les sens, c’est-à-dire la subversion permanente de la forme, l’outrance et la violence de la réalisation. En d’autres termes, la transgression libère, chez Saura, un excès dans tous les sens, qui conduit à une rhétorique de la cruauté, pour laisser advenir le monstrueux artistique. Dans sa relation avec le Musée du Prado, le monstrueux chez Saura constitue ainsi la traduction picturale de la transfiguration de l’imaginaire. Les œuvres du Musée du Prado semblent donc avoir choisi Antonio Saura plus qu’il ne les a choisies ; dialoguer avec elles, c’est dialoguer avec le passé, qui plus est, le passé espagnol. Dans les galeries du Prado, l’artiste a souvent été à la recherche de monstres ancestraux ou d’ancêtres monstrueux. Certaines œuvres sont des images obsessionnelles, toujours actives tout au long de la trajectoire de Saura : ce sont, en particulier, les Portraits de roi – en l’occurrence Portraits imaginaires de Philippe II – et le Chien de Goya. L’artiste scrute les mystères et les contradictions de ces images si particulières, à la fois ressemblantes et illusionnistes, figures et spectres, présentes et absentes, provenant d’un passé qui n’est plus. Intertextualité peut-être, mais on est loin du discours sur l’imitation ; le traitement qu’il fait subir à la matière d’une part, le format horizontal d’autre part, l’obligent, en effet, à opérer des déformations excessives qui aboutissent à la formation d’un monstre, d’un monstre pictural. Si les portraits de Saura interrogent le poids de la tradition, ou 157

Michel Foucault, Préface à la transgression, [1963], Paris, éditions Lignes, 2012, p. 236.

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encore la sacralisation de l’objet artistique, ils renvoient également à une réflexion du regard – regarder et être regardé – sur l’identité changeante suivant le triangle qui réunit le « je » qui pose, celui qui peint et celui qui regarde ; ils interpellent alors notre propre monstruosité. Si, parmi les images de monstres du Musée du Prado, Antonio Saura retient les nains de Velázquez ou la Femme à barbe de Ribera158, c’est parce que ces images ont contribué à brouiller les catégories du beau et du laid. Et de fait, ce que le spectateur saisit n’est plus le tératologique, mais la « monstruosité » plastique, au sens où la beauté de la composition frise le prodige. En revanche, chez Goya, Saura va trouver ce que Velázquez occulte, autrement dit, le monstrueux qui habite les profondeurs. Avec les Peintures Noires (Pinturas Negras) de la Quinta del Sordo surtout, Goya introduit une cruauté dans le regard qui tient moins à la thématique (les sorcières, les scènes de Sabbat) qu’au traitement purement pictural, prémonitoire de la conception de la peinture moderne et contemporaine. On retrouve cette approche dans les séries de « Portraits Imaginaires » d’Antonio Saura ; ceux-ci, en effet, ne sont pas des portraits au sens littéral où on l’entend habituellement, mais la résultante de la rencontre entre une image souvenir, issue le plus souvent du Prado, son spectre, et une image parallèle, issue de l’univers personnel de l’artiste et de ses fantasmes, qui lutte pour faire surface sur la toile. Les Portraits imaginaires de Philippe II, par exemple, sont des métamorphoses d’images mémoire, réalisées à partir du tableau de Sánchez Coello, mais aussi, explique Saura, à partir de toute une galerie historique de chevaliers hollandais et espagnols vêtus de noir159 qui hantent les 158

José de Ribera, La femme à barbe (Magdalena Ventura avec son mari), 1631, huile sur toile, 196 x 127 cm, Musée du Prado, Madrid. 159 Antonio Saura, «Retratos imaginarios», in Note book, op.cit., p. 69.

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salles du Musée du Prado. Selon Saura, ces portraits sont nés de la nécessité de se libérer du poids de l’histoire, à travers le présent de l’action, au terme d’un combat avec l’informe. Si, comme l’a défini Georges Bataille, l’informe est le lieu d’un écart, d’une altération sapant toute forme idéale, c’est bien ce qu’il se passe entre les images venant du Prado – images à voir – et celles que créent Antonio Saura – images mentales. Nous le savons maintenant, il ne faut pas entendre informe comme une absence de forme ou le définir sur le seul aspect de la négativité, mais relever sa faculté à mettre en mouvement les formes à travers le jeu du dissemblable. L’informe caractérise, chez Bataille, un certain pouvoir qu’ont les formes de se déformer, à travers des ressemblances transgressives, des ressemblances par exorbitance. Pour Saura, l’enjeu est de faire des images, par une mise en excès, tout en s’inscrivant dans des normes préexistantes ; c’est en ce sens que l’on peut dire que Saura dialectise son art. A partir de la ressemblance produite, issue d’images empruntées à l’histoire de l’art espagnol, il s’agit de faire un « exercice de cruauté », la forme engendrée déclenchant de cruelles métamorphoses de l’image originaire. Déformer devient un jeu plastique qui n’en réalise pas moins une rupture de la représentation conforme ; accentuer, c’est faire voir la distorsion dans l’ordre des choses. L’écart – ce processus par lequel une forme est rendue « autre » – produit des monstruosités et c’est là que surgit ce que Saura nomme la « Beauté obscène ». La véritable obscénité, déclare-t-il, apparaît lorsqu’elle se manifeste à travers le « monstre plastique », qui n’est plus seulement l’altération des formes, mais le « monstrueux résultat de l’ensemble160 ». Le monstrueux et l’obscène se conjuguent pour donner naissance à une 160

Antonio Saura, «La belleza obscena», in Fijeza, op.cit. p. 215.

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autre beauté, appelée intensité, selon la définition de l’artiste161. En effet, si l’enjeu pour Saura est de s’affranchir de la représentation ou plus exactement de ses valeurs classiques, le seul moyen pour la forme inédite de s’opposer à la forme académique – celle de la beauté canonique obéissant à des critères esthétiques – passe par la démesure, excessive et violente, expression de la déformation du modèle normatif. Autrement dit, cela se fera en montrant l’envers de la médaille, au cœur d’un dualisme entre belle forme et informe, mesure et démesure, ordre et désordre. Dans cet espace, la figure resurgit dans une forme qui la rend inapte à la Beauté. Que ce soit dans les Portraits imaginaires ou dans la série des Dames, Saura nous donne une vision disloquée, quasi animale de ces visages-monstres, vision souvent à la fois frontale et latérale : le nez pas forcément à la bonne place, parfois séparé du visage, à la façon des femmes de Picasso ; les yeux exorbités, représentés comme des orifices, l’un pouvant être frontal, tandis que l’autre est placé plus haut ou plus bas, comme un défi lancé à l’intégrité physique du corps, prônée par le modèle classique. À partir de ces formes agressées et mutilées, réalisées dans la rapidité de l’exécution, héritage de l’automatisme surréaliste, Saura réinterprète l’histoire de l’art. Les monstres plastiques qui en résultent ne sont pas seulement le fruit de l’imagination, mais bien celui du combat de la forme et de la matière dans l’espace pictural. Le résultat obtenu traduit une dualité de la conception entre fluidité et opacité de la matière d’une part, entre légèreté de la main et brutalité du geste d’autre part ; l’intensité naît ainsi de la cruauté, rappelle Bataille quand il parle de l’art primitif comme source de brutalité, de destruction. À mesure qu’ils se font, les visages se défont ; Antonio Saura rapproche leur décomposition de celle des 161

Ibid. p. 219.

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cadavres, mais déclare-t-il à Julián Ríos : « le monstre est vitalité ; à partir du moment où apparaît le monstre plastique, la réalité est dépassée162 ». Le fait est que ces portraits monstrueux nous donnent une vision qui nous situe face à l’angoisse du monde moderne. Il faut dire que Saura appartient à cette génération marquée par le double traumatisme de la Guerre Civile et de la Seconde Guerre mondiale qui a généré une philosophie de remise en question de l’ordre social et de la condition humaine et a pris la forme d’un certain cynisme. La loi ici c’est l’outrance, l’imagerie inconfortable, la déformation qui éveille le malaise, parce qu’elle inquiète. Cette loi a supplanté la loi de la raison, elle l’a transgressée, elle est un mouvement de « la divine Miroir déformant, ivresse », dirait Bataille163. l’imagination de Saura déforme et réforme les anciennes images pour en former de nouvelles, comme pour confirmer ce que Bachelard déclarait déjà : « On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières164 ». Dans les Caprices (Caprichos), Goya signait : « Le sommeil de la raison enfante des monstres 165» et on peut se demander, comptetenu précisément de l’œuvre de Goya, si par enfanter on doit entendre engendrer des monstres ou bien en accoucher, autrement dit si le sommeil de la raison ne 162

Julián Ríos-Antonio Saura, Las tentaciones de Antonio Saura, Mondadori, Madrid, 1991, p. 66. 163 Georges Bataille, « Emily Brontë », op.cit., p. 17. 164 Gaston Bachelard, L’Air et les Songes. Essai sur l’imagination du mouvement, (1943) Paris, José Corti, 1990, p. 7. 165 Francisco Goya, El sueño de la razón produce monstruos, 1797, Eau-forte, aquatinte pointe sèche, 306 x 201 mm, Musée du Prado, Madrid.

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serait pas libérateur, plutôt que générateur de monstres, comme le suggère Georges Canguilhem166. Si on peut voir dans l’œuvre de Saura, mais également dans celle de ses prédécesseurs, que le monstrueux en tant qu’imaginaire est proliférant, chez Saura, il est surtout matière à expérimentation figurative. En représentant le laid, le peintre en exalte la profonde densité, en même temps qu’il affirme la faiblesse humaine. C’est dans la manière de traiter les visages que se lit le travail destructeur du temps, car celui-ci condamne l’homme à la laideur. Mais le temps, Antonio Saura l’introduit dans la toile par la rapidité du geste, l’enchevêtrement des dégoulinures, l’accumulation de matière écrasée et figée, ou refoulée par les doigts. C’est le temps à l’œuvre que l’artiste fixe sur la toile, car, pour lui comme pour Bataille, l’art n’est pas transcendance ; il est immanence et serait une résistance à la mort. Pour la provoquer, l’émotion réside dans les excès du geste, entre plaisir et destruction, dans une volonté d’excéder les limites. La violence se lit dans les procédés : le trait se fait incisif, la couleur est utilisée pour lacérer les formes. L’œil est invité à suivre les tracés des gestes, lesquels entraînent, à leur tour, le corps du regardeur qui ressent chacune des tensions qui ont secoué l’artiste. Cependant, le problème de la monstruosité n’est pas seulement celui des figures extraordinaires que nous contemplons et qui nous contemplent, autrement dit ce n’est pas celui du visible ; ce sont plutôt les monstres qui se trouvent dans la part obscure, invisible, de chacun de nous. De même, si Les Portraits Imaginaires renvoient à des figures de l’histoire de l’art ou à celles de la grande Histoire, ils nous renvoient également à nous-mêmes, ils appellent à un retour sur soi. Les Portraits imaginaires fonctionnent 166

Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, op.cit. p. 178.

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comme des miroirs déformants qui rappellent la différence dans la ressemblance, figure du Même qui est déjà un Autre. Comme l’a montré Murielle Gagnebin, la laideur serait la marque en l’homme du travail destructeur du temps, en un mot c’est la finitude de l’homme, car tout individu est destiné à être laid puisque la mort qui nous attend est une menace de décomposition physique et biologique167. La violence, le désordre et la laideur, Antonio Saura les a trouvés surtout dans les tableaux de Goya. D’André Malraux à Valeriano Bozal en passant, entre autres, par Sánchez Cantón, les commentateurs s’accordent à reconnaître la modernité des Peintures noires (1820) de Goya, pour en souligner l’audace plastique : une singulière liberté du traitement des formes et de l’espace, en nette avancée par rapport à l’esthétique de son temps. À l’harmonie et à la beauté de la peinture de chevalet destinée aux cartons des tapisseries, Goya oppose, en effet, la sauvagerie des peintures sur les murs de la Quinta del Sordo168(Le Domaine du Sourd), dans laquelle Antonio Saura se reconnaît. La violence qui en résulte ne met que mieux en évidence la simplicité de la célèbre peinture du Chien de Goya169, tant anecdotique que structurelle : dans un format rectangulaire (60 x 35 cm) et vertical, l’animal, réduit à sa seule tête, occupe une petite partie de la surface inférieure, laquelle est recouverte de pigments, sans aucune autre forme de 167

Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur, Seyssel, édit. Champ Vallon, 1994, p. 48. 168 Nom donné à la propriété située dans la périphérie de Madrid où Goya vécut lors de ses dernières années passées en Espagne avant de s’exiler à Bordeaux. 169 Francisco de Goya, Perro semihundido, 1820, technique mixte sur revêtement mural transféré sur toile, 131 x 79 cm, Musée du Prado, Madrid.

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représentation, nous révélant un art exercé dans la recherche constante, peu préoccupé par les règles ou les conventions. Ce tableau a exercé, chez Antonio Saura, une véritable fascination, génératrice d’un travail permanent, au point où, par exemple entre 1980 et 1990, Saura peint un tableau sur ce thème tous les ans et poursuit l’entreprise jusqu’à la fin de sa trajectoire. Si la série qu’il a réalisée et intitulée Le chien de Goya ‒ englobant celle des Portraits imaginaires de Goya ‒ montre un intérêt quasi obsessionnel pour le tableau de référence, elle prouve aussi qu’il est une énigme qui a fasciné son imagination et envahi son imaginaire. Aussi s’en empare-t-il pour entamer un dialogue à la rencontre du vieux maître. Le combat qui se livre alors sur la toile est celui de l’artiste qui cherche à percer l’insondable énigme du geste créateur et de son rapport avec la peinture. La fascination vient de ce que, pour lui, le véritable sujet de la peinture est avant tout pictural : c’est pourquoi, Saura centre son attention et son travail sur l’espace de la toile. Dans le tableau du chien, la verticalité du format et le décentrage de la tête de l’animal adoptés par Goya sont au service d’un espace vide qui, pour Saura, ne peut que faire écho aux préoccupations des peintres de l’art informel dans leur confrontation avec le vide et constitue une magistrale leçon de peinture. Et lorsque, chez Saura, le noir envahit la toile dans sa quasi-totalité, la tête de l’animal se nichera dans l’angle supérieur du tableau (le Chien de Goya de 1985170), comme un écho en négatif à la composition goyesque. Le tableau – réalisé dans la vitesse et en quelques heures – devient, selon Saura, le champ de l’action immédiate, destiné à être occupé par des rythmes et des contre rythmes. Là, vivent dans un chaos débordant, le geste pictural – qui n’est pas simple automatisme, mais 100

80 60

Est

40

Ouest

20

Nord

0

1er 2e 3e 4e trim. trim. trim. trim.

170

Antonio Saura, Le chien de Goya, 1985, acrylique et huile sur toile,

195 x 300 cm, coll.partic. New York.

116

tracé dynamique, acte porteur d’une énergie vitale – et la matière, appliquée directement sortie du tube, avec une spatule ou avec les doigts, en tenant compte de son épaisseur ou, au contraire, de sa fluidité. Saura envisage le tableau comme un être vivant contre lequel il lutte pour que, dans une sorte d’accouchement douloureux, naisse la forme qu’il transforme avec des gestes. Ce qui se joue d’essentiel, ici, est que l’espace du vide est le lieu du surgissement, celui de la transformation et de la métamorphose comme procédé artistique dont Goya est le précurseur. Dans la série des Peintures noires en particulier, Goya peint, à coups de pinceau grossiers, des figures dont la violence déforme les traits ou le corps. Goya fixe, par exemple, sur la toile le moment où, dans l’extase nous dit Valeriano Bozal, Saturne171 ( Saturno devorando a su hijo ) (Saturne dévorant son fils) ou encore les sorcières du Sabbat172 ( El Aquelarre, El Gran Cabrón ) ( Le Sabbat des Sorcières, Le Grand Bouc) se transforment en monstres173 et traduit la monstruosité par la distorsion dans la formation de la forme. Si la première application du procédé de la métamorphose par Saura est, de façon immédiate, la transformation monstrueuse de la tête du chien, lorsqu’il la remplace par celle de Goya174, tout aussi grimaçante et déformée, il ne s’agit pas d’aboutissement ou d’évolution de son travail, mais d’un va-et-vient entre les deux motifs. Saura le réalise tout au 171

Francisco de Goya, Saturne dévorant un de ses fils, 1820 - 1823. Technique mixte sur revêtement mural transférée sur toile, 143,5 x 81,4 cm, Musée du Prado, Madrid, 172 Francisco de Goya, Le Sabbat des sorcières, Le Grand Bouc, 1823, huile sur revêtement mural transféré sur toile, 140,5 x 435,7 cm, Musée du Prado, Madrid. 173 Valeriano Bozal, Goya y el gusto moderno, [1994], Madrid, Alianza Editorial, 2002, p. 285. 174 Antonio Saura, Portrait imaginaire de Goya, 1963, huile sur toile, 237 x 190 cm, The Carnegie Museum of Art, Pittsburg.

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long de son parcours, au point d’entretenir la confusion175 entre la tête de l’animal et celle du grand maître, attestant l’emploi jusqu’au paroxysme d’une même technique et d’une même recherche. Antonio Saura ne peint pas l’extase, mais dans l’extase176; il peint dans l’extase au sens de ce qui met dehors, de ce qui sort de soi, de ce qui donne accès à une démesure révélatrice de la vraie mesure de l’homme insoupçonné, parce que l’extase prend son origine dans le corps – depuis le poignet jusqu’à la danse de la main et de sa trace – et que la toile est le lieu de cette expérience. Pour Bataille comme pour Saura, se priver de l’extase, c’est être un homme incomplet, la souveraineté étant du côté de la perte de contrôle. Saura met en scène l’acte de peindre, en tant que création, dans un espace où l’image ancienne et référentielle du Chien goyesque sert de support structurel, mais est vite dépassée : en d’autres termes, un espace qui est celui de l’épiphanie de l’événement, non pas dans son sens religieux, mais au sens où ce qui advient, ce qui apparaît, a pour corps l’art et nous envahit comme une révélation. C’est de l’expérience de la création qu’il s’agit ici, autrement dit de la formation-transformation de Saura, vue par Saura luimême. Le résultat est une peinture qui lutte pour sortir du chaos et pour le peintre, au terme de la gestation, se trouve la création. Loin de se figer, l’image de départ s’élargit ou se dissout dans une transformation redoutable qui se fait dans un singulier face-à-face, sous le regard. La rencontre naît de la surprise qui est étrangeté et amène à la surface une inquiétante relation à l’autre. C’est que la 175

Voir, par exemple, les deux tableaux : Le chien de Goya de 1984, I.V.A.M, Valencia ; - Portrait imaginaire de Goya de 1985, Berlin. 176 Antonio Saura, Le chien de Goya, 1963, huile sur toile, 243 x 195 cm, Museum Boymans-Van Beuningen, Rotterdam.

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métamorphose n’est pas seulement processus, elle est également effet ; elle est en même temps moyen et fin. Aussi, l’image est-elle à la fois altération et révélation. Les interprétations ont été nombreuses à partir du sens à donner au regard du Chien de Goya dirigé vers un « hors champ », parce qu’il attise le mystère du fait que son origine est dérobée. Saura y a ajouté sa propre interprétation pour se demander si le chien ne serait pas une métaphore de portrait humain, nous invitant à une réflexion sur notre propre condition humaine et, ajoute-til, « […] pourquoi pas un autoportrait de Goya lui-même transformé en chien ?177 ». C’est précisément cette réflexion qu’il met en scène plastiquement. En effet, en transformant la verticalité goyesque en horizontalité, en faisant en sorte que son Chien ou son Portrait de Goya ne regarde plus vers un ailleurs mystérieux comme dans le tableau du grand maître, mais directement le spectateur de façon frontale, Antonio Saura a voulu, semble-t-il, réfléchir à la fascination d’une image qui fonctionne comme un regard. Parce qu’elle touche à la contemplation de l’invisible, il est question en même temps de l’épiphanie d’un regard actif qui s’établit dans une double relation : pour Saura, il s’agit de voir à travers le regard de son illustre prédécesseur, de l’accueillir en apprivoisant sa propre angoisse pour se dépasser et s’affirmer en tant que créateur. Pour le contemplateur, lors du partage de l’imaginaire collectif, le regard du peintre enveloppe celui du spectateur l’incluant dans l’image et le conduit vers un travail sur soi.

177

Antonio Saura, el Perro de Goya, 1957-1992, Zaragoza, Diputación general de Aragón, 1992, p. 128.

119

CHAPITRE V L’inquiétant

L’« inquiétante étrangeté » Le monstrueux, l’informe, dont la particularité est de naviguer entre beauté et laideur, entre séduction et horreur, provoquent un mouvement qui fait surgir l’inquiétant, ce sentiment étrange qui se produit lors de situations faisant intervenir l’angoisse, le fantasme ou la peur. Pour Bataille, comme pour Antonio Saura, l’art crée de nouvelles possibilités d’« inquiétante étrangeté ». Ce concept, développé par Freud dans un article de 1919178, fait état de son caractère ambigu. En effet, d’un côté il peut désigner quelque chose d’intime, de familier et d’agréable et, de l’autre, un au-delà de l’intime qui aurait à voir avec le secret, le caché, l’impénétrable, voire le dangereux. Ces deux sens antagonistes se trouveraient réunis dans une seule représentation, selon un jeu dialectique entre le connu et l’étrange, entre la présence et l’absence ; autrement dit, il s’agirait de quelque chose qui se manifeste alors qu’il devrait être caché et qui présente l’autre face de l’intime agréable, rendant de ce fait l’expérience inquiétante. Ainsi l’inquiétante étrangeté 178

Sigmund Freud, L’inquiétant familier ; L’inquiétante étrangeté, [1919], Paris, Payot, 2019.

apparaît quand les frontières entre le rêve et la réalité disparaissent, quand le fantasmatique intervient dans le réel. Les images monstrueuses semblent être à même de contenir cette relation particulière d’inquiétante étrangeté. Reprenant la terminologie de Nietzsche et de Bataille, José Miguel Cortés explique que ces images seraient la représentation apollinienne d’un univers dionysiaque qui n’émerge que de temps en temps, matérialisé dans ce qui est considéré comme hors normes179. En somme, ce seraient des êtres surgis du fond le plus obscur de Dionysos qui, pour apparaître entre les hommes, adopteraient sournoisement la forme anthropomorphique ; bref, l’irruption de l’effrayant dans le beau, selon une dynamique libératrice incontrôlée. Ce qui expliquerait qu’en raison de cette lutte entre l’obéissance à l’ordre, à la règle, et sa transgression – entre le Surmoi et le Ça, selon la théorie freudienne – les figures monstrueuses fascinent et répugnent à la fois, attirent et effraient. Autrement dit, il s’agirait de la projection des désirs de l’enfant que le Surmoi censure et qui peuvent réussir à être activés à partir de l’altérité180. Par conséquent, le monstre représente l’Autre, la bête, cette part d’animalité qui se trouve dans chaque être humain et qui menace la stabilité sociale, qui nous révèle cette autre part de nous-mêmes que nous ne connaissons pas et qui peut nous faire peur. Comme l’explique Simone Korff-Sausse181, nous nous 179

José Miguel Cortés, Orden y caos, un estudio cultural sobre lo monstruoso en el arte, Barcelona, Anagrama, 1997, p. 29. 180 Ibid. 181 Simone Korff-Sausse, Les identifications déshumanisantes : l’animalité dans la vie psychique et la création artistique, in Revue française de psychanalyse, 2011. Mis en ligne sur Cairn.info le 06/04/2011, http://doi.org/10.3917/rfp.751.0087 (consulté le 08/04/2019).

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sentons menacés, car notre appartenance à l’humain est mise en danger ; nous nous demandons, en effet, face à ce que nous voyons chez cet autre que nous regardons et qui nous envoie une image de la bestialité, si cela est possible aussi pour nous, si cela pourrait nous arriver. L’animalité L’animalité est une figure de l’excès, de l’extrême ; elle fait voler en éclats le monde de l’homme dont les valeurs sont l’ordre, la perfection, le progrès ; mais elle est aussi une limite qui borde l’humain, une dimension de l’humain. Pour Georges Bataille, au commencement était l’homme archaïque. Celui-ci donnait priorité au monde de l’instant, du sacré, du merveilleux, de l’inutile, avant l’intérêt productif, dicté par nos sociétés de consommation. L’art sera ce qui permettra de ressusciter ce qui a été nié par la nécessité du monde du travail. Il convoquera cet aspect de l’être humain, inutile, inquiétant, imaginatif et transgressif, cette part d’animalité, qui permettra d’atteindre la plénitude qui ne connaît pas d’interdits, de montrer la voie pour vivre souverainement, de récupérer la souveraineté perdue. Bataille rappelle que, dans les grottes de Lascaux, l’homme, « loin d’avoir honte comme nous, de la part animale qui restait en lui, déguisa au contraire cette humanité qui le distinguait des bêtes. Il masqua le visage dont nous sommes si fiers et il étala ce que dissimulent les vêtements182 ». En somme, Lascaux nous propose « de ne plus renier ce que nous sommes183 » et nous invite à retrouver cette animalité enfouie. C’est pourquoi, au sein d’une tension entre des contraires tels que interdit/transgression, travail/désir, raison/excès, 182

Georges Bataille, « Le passage de l’animal à l’homme et la naissance de l’art », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 203. 183 Georges Bataille, « Au rendez-vous de Lascaux, l’homme civilisé se retrouve homme de désir », in Courts écrits sur l’art, op.cit. p. 226.

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homme/animal, il s’agit de vivre dans l’excès et de tendre vers le dépassement des limites – les limites générant leur propre éclatement – comme ouverture vers l’illimité et l’inconnaissable. Par conséquent, pour Bataille comme pour Antonio Saura, l’art doit être l’affirmation d’une distance abolie entre l’humain et l’animal ; l’artiste doit poursuivre les traces de cette animalité refoulée par la transcendance sociale, afin de retrouver l’immédiateté, la liberté sauvage, la violence sans interdits qui lui permettra de libérer le geste créateur. Si la révolte s’exerce, chez Bataille, contre le monde profane qui rend l’homme esclave des interdits, chez Antonio Saura la révolte contre les canons et les contraintes fait partie du même mouvement de libération radicale qui vise à faire surgir la monstruosité inhibée pour récupérer la souveraineté perdue. Pour Saura ce sont aussi « les barrières imposées par les systèmes religieux [qui] ont pu refreiner en partie l’exploration de la beauté brute et sauvage qui niche dans chaque être humain184 ». L’excès et la violence, propres au monde animal, permettent au sujet, et donc à l’artiste, de se défaire de la tyrannie du monde des choses. Une animalité qui se transforme chez Antonio Saura en une pratique de la peinture qui fragmente la figure afin de conserver la violence du désir, en inscrivant par exemple le corps érotique au cœur d’un processus où le regard joue un rôle essentiel. Le tableau se transforme en expérience qui plonge dans la subjectivité, celle du peintre, comme celle du regardeur. Aussi s’agit-il pour Saura de retrouver l’animal qui sommeille en lui, de s’évader le temps de l’œuvre, au plus près de l’animalité qui réside en lui, mais aussi en nous, pour nous entraîner dans des territoires 184 Antonio Saura, Escritura como pintura. Sobre la experiencia pictórica, Barcelona, Galaxia Gutenberg, 2004, p. 121.

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inconnus, dans ce qui nous est Autre, dans ce qui nous est sauvage. Cette relation peut dérouter le spectateur parce que la forme négative de l’animalité est la bestialité, repoussante, peu éloignée de la monstruosité. Elle mobilise des identifications primitives que nous préférons ignorer, parce que nous les vivons comme déshumanisantes, parce que les bords de la vie – la naissance et la mort – mais aussi l’accouplement, sont sous le sceau de l’animalité et nous rappellent que l’homme est un mammifère comme les autres. C’est dans la gueule animale que viennent se concentrer tous les fantasmes terrifiants de l’animalité, gueule armée de dents acérées, prêtes à broyer ou à lacérer, forme récurrente dans l’œuvre d’Antonio Saura. Les Visages ou Têtes (Caras, des années 1955-1956), la série de têtes de Vieux Rembrandt ou encore celle des Portraits Imaginaires de Goya constituent des exemples où la ressemblance est mise en excès, altérante et altérée, pour faire ressortir cette part d’animalité contenue dans l’humain que reflètent les bouches grimaçantes créées par l’artiste. Dans l’espace pictural, le combat qui se livre entre le pinceau, la matière visqueuse et le support sur lequel elle vient s’écraser, se fait dans la démesure du geste. La violence du rythme, imposé par le mouvement du poignet, pousse les éléments identifiables, tels que les yeux par exemple, dans des endroits inattendus, dans le but de chercher à percer ce qui se trouve derrière, d’accéder à la part occulte de l’être. Cette lutte, dont le développement reste imprévisible pendant l’acte créatif, se réalise au sein d’un espace qui a sa part dans le processus constructeur-destructeur. En effet, le format rectangulaire choisi par Antonio Saura pour réaliser ces têtes oblige la forme à une tension, voire à une distorsion extrême ; le gros plan adopté donne à voir une figure massive, qui occupe tout le cadre, dont l’excès de l’informe de la 125

matière en mouvement est un chaos devenu chair. Saura engage la forme dans un processus de déformation, en la triturant, en l’altérant, en la défigurant, pour l’ouvrir au monstrueux. Pour atteindre cet état de dissolution, il est nécessaire de dépasser les limites, de bouleverser l’ordre et de succomber au désordre. La toile devient cet espace de transgression, celle du geste non raisonné, celle d’une violence lucide, qui fait advenir des images informes et fantasmatiques, à la limite de l’horreur, où se mêlent l’homme et l’animal, provoquant un choc visuel. Alors que la bouche est le plus souvent promesse de sensualité, de désir, de parole, les bouches déformées des figures d’Antonio Saura ne renvoient ni à la communication ni au plaisir, mais se transforment en pure voracité, parce que la bouche est l’organe le plus archaïque du développement ontogénétique ; elle renvoie au premier stade de l’impulsion du désir cannibale. Bataille oppose les animaux, qui peuvent libérer « leurs impulsions physiques profondes » par la bouche, aux hommes dont la station debout a entraîné un changement dans la position de la tête, mettant le crâne, et non la bouche, dans le prolongement de la colonne vertébrale185 . Par cette différence de posture, les impulsions s’accumulent alors dans la tête au lieu de se libérer. La figure de la bouche est considérée, selon Bataille, comme « proue » animale de l’homme ; en elle, se concentrent les réactions animales telles que la colère, la terreur ou la douleur. Elle nous rappelle le désir de domination et de destruction de l’autre, commun à Sade et à Bataille, soulignant l’animalité de l’homme qui peut nous transformer en ce Saturne peint par Goya, une animalité qui se libère, selon Bataille, par la bouche.

185

Georges Bataille, « Bouche », Documents, 1930, n°4, in Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, 1970, p. 299.

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Le monstre provoque, donc, à la fois surprise et angoisse, parce qu’il ouvre sur la trace d’une image, vivante dans la mémoire du sujet, mais qui a été oubliée ; son étrangeté renvoie, comme le dit en effet Virginie Martin-Lavaud186, à l’existence d’un avant qui ferait souffrir du fait même de sa nature évanescente, présente et absente à la fois, consciente et inconsciente. L’inquiétant vient de ce qu’il n’est pas identifiable, ni immédiatement assimilable psychiquement, ni instantanément reconnaissable. Il serait comme une mise en forme de ce qui est archaïque et refoulé, où peuvent se mêler des sentiments aussi contradictoires qu’horreur et délice, fascination et répulsion. Selon Freud, ce serait parce que personne ne veut reconnaître les pulsions primitives liées à sa sexualité et à la volonté de puissance qu’il porte en lui, pulsions que chacun essaie de refouler par peur des conséquences qu’entraînerait le passage à l’acte. Le monstrueux incarne toujours l’excès, l’interdit, la sauvagerie proscrite par la société ; il est le double dégradé de l’être idéal. C’est pourquoi, pour la psychanalyse, il ouvre un champ infini d’hypothèses sexuelles. Il y aurait donc une jouissance du monstrueux, de sa mise en scène, pour le peintre qui puise les images au fond de lui pour les rendre visibles, mais aussi pour le spectateur qui les contemple et cherche à les reconnaître. Les secrets que laisse entrevoir le monstrueux suscitent une curiosité bien proche du désir, que Saura concentre dans le motif de l’œil. Œil et désir Les portraits que nous offre Antonio Saura ne sont pas faits pour être agréables à la vue, ni pour être 186

Virginie Martin-Lavaud, Le monstre dans la vie psychique de l’enfant, op.cit.

127

reconnus; en revanche, ils nous regardent frontalement, avec ces yeux en forme de taches noires, qui ne sont pas toujours au bon endroit et qui trouent la toile, nous renvoyant à nous-mêmes. Car si la bouche éveille des instincts primaires, l’œil ‒ que Bataille place au cœur de son premier livre et qu’il relie directement au sexe ‒ est l’organe central où transite le désir dans l’acte de peindre. Antonio Saura cherche à savoir quel animal sommeille en l’artiste et l’expérience intérieure qu’il en fait, libère les instincts libidineux. Si l’œil est très présent dans tous les tableaux de Saura, il est particulièrement proliférant dans la série qu’il a intitulée Les Tentations de Saint Antoine187. Réalisé entre 1962 et 1964, cet ensemble de 60 x 98 cm environ, se présente sous forme de collages de photographies de nombreux corps féminins nus, fragmentés, sur papier imprimé ; elles sont retravaillées à la peinture, de sorte que le tout crée une série de méandres recouverts d’une multitude d’yeux, peints à l’encre de Chine ou à la peinture. L’œil est invité à circuler dans le tableau, en suivant les sinuosités qui, figurant à l’occasion le serpent de la tentation, nous rappellent métaphoriquement les expériences hallucinatoires d’un ermite et les convulsions intimes d’une conscience prise dans une spiritualité en constante mutation. Ancrées dans une tradition picturale, ces œuvres éclairent d’un jour particulier la création artistique d’Antonio Saura. Le choix du thème permet, une fois encore, de voir la relation que l’artiste entretient avec l’histoire de l’art dans laquelle il se place et avec laquelle il se met en dialogue. En effet, si les Tentations de Saint Antoine ont intéressé la peinture depuis la Renaissance, c’est bien parce qu’elles posent la question de savoir comment transposer les images du rêve 187

Antonio Saura, Les tentations de Saint Antoine, 1963, technique mixte et collage sur papier, 71 x 100 cm, coll. Fondation archives antonio saura, Genève.

128

sur l’espace pictural, c’est-à-dire comment retrouver une structure au sein de ce chaos psychique qu’est l’imaginaire, en d’autres termes comment affronter les monstres qui surgissent de l’inconscient. Pour l’homme moderne – et dans le tableau de Saura en particulier – au premier abord, la tentation est fantasme sexuel et profusion obscène, car, selon Bataille, la femme n’est perfide que parce que l’homme est pervers. Mais, à un deuxième niveau, si on comprend fantasme comme phantasia – ou ce qui apparaît –, c’est pour Saura, en tant qu’artiste peintre, se poser la question du paraître et de l’apparaître, de savoir comment la picturalité vient à la conscience. L’œuvre d’art dépasse ainsi la question des apparences pour laisser advenir l’image par le geste qui la met en forme. Pour le spectateur ensuite, c’est accepter de glisser dans un espace qui fonctionne à la manière du rêve et donc de l’étrange ou de l’étrangeté, un espace où il reconnaît ses propres fantasmes, l’art devenant un facteur de partage. En poursuivant cette quête de l’animalité refoulée, c’est dans la peinture ou dans la littérature qu’Antonio Saura trouve de quoi nourrir sa recherche picturale. Chez Bosch188 d’abord, la profusion des motifs et figures produit un ensemble de monstres épouvantables, illustrant les contradictions auxquelles est soumis Saint Antoine, partagé entre le désir et l’abstinence, entre la perdition et le salut. En proie aux tourments de la séduction, au sein de ce chaos d’images sorties de son inconscient, au milieu de ces monstruosités que lui-même produit, Saint Antoine cherche une issue qui lui permette de reprendre conscience dans un monde apaisé. Dans la Tentation de Flaubert ensuite, devant le pullulement des monstres et dans 188

Jérôme Bosch, Triptyque de la Tentation de Saint Antoine, v.1501, huile sur panneau, 131,5 x 226 cm, Musée national de Lisbonne.

129

l’ivresse finale, le Saint formule le vœu de devenir animal, de rejoindre une sorte d’animalité universelle qui traverse l’homme : « Moi aussi je suis animal, la vie me grouille au ventre et je sens des bouillonnements au ventre comme il y en a dans les fleuves », avant de terminer par le vœu de devenir matière : « Je voudrais […] me diviser partout, être tout […], descendre jusqu’au fond de la matière, être matière189». Chez Saint Antoine, la tentation est pratiquement toujours comprise comme sexuelle, elle cherche à le faire succomber au désir qu’il éprouve ; le désir religieux peut être dévoyé vers le désir érotique. L’ermite trouvera une solution en acceptant ce qu’il est, dans son unité paradoxale. Si, dans le tableau de Bosch, on suit ce grouillement d’yeux avides de détails, dans la série d’Antonio Saura, un grouillement semblable parcoure l’espace entier de la toile pour entourer, enlacer, recouvrir ou pénétrer un foisonnement de corps nus de femmes, découpés et sortis de magazines pornographiques destinés à des hommes. Traçant un chemin sinusoïdal, en forme de serpent, dont la connotation sexuelle semble évidente pour la psychanalyse, le regard s’affole sur le trajet de ces interminables tentacules. Pour Bataille, l’œil, tout comme le sexe masculin, est doté d’une puissance érectile190 et peut même remplacer l’organe sexuel du narrateur. Dans la série d’Antonio Saura, le sexe du Saint devient serpent pourvu de multiples yeux. Influencé par le penseur français, Saura fait du regard l’organe du toucher qui stimule l’imagination du spectateur. Celui-ci découvre, tout au long de ce labyrinthe, un amas de bouches entrouvertes, de seins charnus, de sexes offerts, de fesses 189

Gustave Flaubert, « La Tentation de Saint Antoine » [1849], in Œuvres Complètes, Paris, Seuil, édit. Bernard Masson, 1964, tome1, pp. 441-442. 190 Georges Bataille, Madame Edwarda, Le Mort, Histoire de l'œil, Paris, Jean-Jacques Pauvert, Éditions 10/18, 1957, p. 168.

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proéminentes et, parfois, un pied chaussé d’une chaussure à talon aiguille, rappelant le fétichisme et le symbolisme qu’y a mis Bataille lui-même. La Tentation exprime, écrit Jankélévitch, « l’état instable d’une existence contestée, sollicitée par des forces contradictoires qui l’assaillent191 » ; l’homme tenté est en instance de péché, il se situe avant le péché, il est donc sur le seuil, dit le philosophe. C’est donc le moment où la tension est la plus grande. Cette intensité, Antonio Saura choisit de la rendre d’abord par la pratique du all over, suivant laquelle la saturation de l’espace permet que tous les éléments picturaux remplissent entièrement la surface de la toile et semblent se prolonger au-delà des bords. C’est dire qu’il n’y a pas de bornes au désir. La tension est marquée ensuite par l’accumulation d’images pornographiques entre lesquelles se perd le regard ; elle devient tension du spectateur, quant à ce qu’il voit, dans cette surabondance du visible. Le mouvement du regard est traduit par la multiplicité des signes figurant un grouillement d’yeux curieux par lesquels s’active le désir, tout en suggérant la multiplication des points de vue. La circulation du regard est rendue aussi par la viscosité du pigment que le pinceau étend sur tout le support, en contournant ou en caressant les fragments de corps. De cette façon, Antonio Saura montre qu’il y a bien un lien entre la tentation et l’idée de vertige, qui pousse l’homme à avoir envie d’aller aux extrêmes, nous renvoyant à nous-mêmes. L’artiste puise ses sources dans tous les excès, avec ce qu’ils impliquent de jouissance et de transgression, par le thème lui-même qui est apocryphe, par le jeu du découpage et collage des photographies pornographiques, par la construction qui déploie des lignes de forces labyrinthiques, par la fluidité du pigment qui coule et s’insinue dans les morceaux de 191

Vladimir Jankélévitch, « Ressembler, dissembler » [1964], in Sources : recueil, Paris, Seuil, 1984, p. 82.

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papier. L’une des formes que revêt la tentation est l’idée du pluriel sous laquelle elle se présente à l’homme ; c’est par le polymorphisme et la polychromie qu’Antonio Saura met en mouvement l’image et, dans ce foisonnement de formes où le regardeur ne sait plus où se situer, c’est la notion même d’espace qui est remise en question et se trouve substituée par un faisceau de rythmes dans un mouvement hallucinatoire. Dans ce tourbillon où nous entraîne Saura, paradoxalement, tout semble en suspens ; l’homme tenté est sur le point de changer, c’est pourquoi la tentation implique une métamorphose en instance. Elle est état transitoire où, dans cet excès d’hyper visibilité de l’image, il peut s’y trouver une crise du sujet du désir qui peut l’éloigner de tout intérêt pour le monde ; reflet d’une solitude profane, elle met en présence notre finitude avec l’incommensurabilité du désir. L’image, écrit Marie-José Mondzain, est sans doute la modalité sensible qui permet au sujet de se reconnaître dans la démesure de toute chose192. Évoquant Les Tentations de Saint Antoine peintes par Jérôme Boch, Jankélévitch y voit l’ermite tenté par « l’altérité, par le polymorphisme tératologique, par des monstres qui surgissent sous des formes variées, et aussi par la femme qui joue un très grand rôle, un rôle fondamental, dans la transformation de l’homme193 ». Car la tentation est bel et bien Femme. Que l’homme cède immédiatement comme l’a fait Adam, ou bien qu’il résiste le plus longtemps possible comme Saint Antoine, la tentation implique ce moment particulier où tout est suspendu et où l’homme se trouve en équilibre incertain. Ce qui fait l’intérêt de la tentation, c’est qu’elle est à la fois obstacle et fascinante horreur ; et c’est justement l’horreur, dirait Bataille, qui nourrit le désir. C’est 192

Marie-José Mondzain, Homo spectator, Paris, Bayard, 2007, p. 192. 193 Vladimir Jankélévitch, « Ressembler, dissembler », op.cit. p. 85.

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pourquoi le résultat des Tentations de Saint Antoine produit, selon Antonio Saura, un monstre unique qui, en réalité, est l’œuvre d’art en elle-même, une fois que le monstre n’est plus tenté, mais satisfait. Reflet de l’artiste, bien plus que de son Saint, dont l’ambition est de libérer, dans la création, les forces tumultueuses qu’il sent en lui, ce que nous dit surtout le traitement de ce motif, c’est que le mode d’apparaître de la création picturale se donne à la conscience comme pour le rêve. Comme on l’observe dans le Saint Antoine de Flaubert, face au bouillonnement de la matière, cette espèce d’attraction et de vertige porte Antonio Saura à se jeter en elle et à nous absorber en elle. La vision devient contact charnel, les images questionnent la représentation et créent le trouble. La fragmentation rend le mieux compte du passage que l’imaginaire opère d’un espace à un autre, par une logique qui est surtout celle du rythme. Le fourmillement et le mouvement serpentant finissent par produire un monstre dont l’avidité ne semble jamais satisfaite et sont là pour révéler l’animalité à l’imagination. Le rapprochement entre le tableau de Bosch et celui de Saura, fût-ce par la similitude du prénom de l’artiste espagnol avec celui de l’ermite, fait que ces Tentations – païennes pour Saura – sont à voir comme une métaphore des convulsions intimes qui agitent l’inconscient – de l’artiste cette fois – pour affronter le monstre qui l’habite et qu’il doit accueillir, tout en se situant délibérément sur la frontière instable entre l’homme et l’animal. Parce que le désir sexuel réveille la bête qui est en l’homme – aussi bien l’ermite que l’artiste lui-même – il porte en lui le pouvoir de détruire l’ordre. À l’ordre de la raison, Antonio Saura oppose le désordre du désir et c’est en cela que se réalise la transgression. Au monde ordonné, l’artiste réplique par un monde disséminé où le centre n’existe pas, mais où la succession d’instants discontinus 133

provoque vertige et extase sensuelle, dans cet espace fragmenté où règne le « murmure du regard194 », pour reprendre une expression de Saura lui-même. L’artiste poursuit les traces de la monstruosité refoulée, de cette animalité parfois inavouable, en lui-même mais qu’il transmet au regardeur, comme si l’animal devait toujours hanter l’homme. La prolifération tentaculaire, la profusion obscène, nous aspirent dans le tableau, affolent notre regard en le dispersant et nous donnent la sensation d’avoir violé l’intimité de ses désirs. C’est en se délivrant de l’ascèse, en se laissant habiter par la démesure, que l’homme retrouve son animalité. Antonio Saura fixe sur la toile le moment où le saint est sur le point de céder aux trois concupiscences : celle de la chair dans son désir sexuel, celle des yeux dans la curiosité de connaître et celle de l’orgueil dans sa volonté de puissance. L’absence de profondeur, la juxtaposition des couches de photos morcelées et collées, l’expansion des signes jusque sur les bords de la toile – le all over – nous font participer, en effet, à l’impossibilité d’échapper à ces images venues de la part la plus obscure du désir, celui avoué de Saura luimême de vouloir « posséder des centaines de femmes en même temps195». Antonio Saura cherche cette part indomptable et libre, faite de fantasmes et d’enfance, manifestation de l’élan vital, dans laquelle réside cet autre, ce devenir-animal qui traverse l’homme et l’artiste. Chez Saura, l’animalité se libère par une peinture qui cherche à atteindre l’essentiel, en laissant libre le geste, et par lui le corps, une peinture où l’impulsion provoque une décharge visuelle. Dans cet espace figural s’exprime l’intensité de la force transgressive, ce mouvement débordant et secret enfoui dans l’humain. Deleuze parle en effet d’un devenir 194

Antonio Saura, Fijeza, op.cit. p. 135. Antonio Saura, «Tentaciones de San Antonio», in Note Book, op. cit; p. 93. 195

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universel animal : « […] non pas se prendre pour une bête, mais défaire l’organisation humaine du corps, traverser telle ou telle zone d’intensité du corps, chacune découvrant les zones qui sont les siennes, et les groupes, les populations, les espèces qui les habitent196 ». Pour l’artiste, il s’agit de faire l’expérience d’un par-de-là le sujet, selon l’expression de Deleuze et Guattari197, laisser advenir en soi l’animal qu’il devient ou que sa peinture devient. Il lui faudra sortir du territoire de l’humanité pour rejoindre celui de l’animalité qui repose en lui, pour laisser surgir l’autre du soi ; montrer ainsi l’homme à l’un des instants où son humanité est compromise, où il s’animalise. C’est par la créativité que l’artiste abolit la frontière qui sépare l’humanité de l’animalité ; il doit en sortir, mais en se situant à la limite, autrement dit, pour rejoindre Deleuze, plus que d’une sortie du territoire il est question d’un élan, d’un excès qui vise, disait Jung, à « rétablir l’homme dans ce qu’il a de naturel, de spontané, d’intact198 ». Ainsi, en débarrassant la toile du déjà-vu, Antonio Saura ouvre vers de nouveaux territoires où il se libère du fantasme qu’il met en partage. Il faut, dit Deleuze, être à la limite de ce qui sépare de l’animalité, mais de manière à ne plus en être séparé. Comme pour l’expérience faite par Saint Antoine, il s’agit pour Antonio Saura, en acceptant cette part d’animalité, de se transformer pour se reconstruire, pour réaliser une régénération intérieure qui permettra de libérer la créativité.

196

Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, édit. De Minuit, 1990, p. 22. G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980. 198 Carl Jung, La guérison psychologique, Genève, Georg Editeur, 1993, p. 10. 197

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Femme et Animalité Si l’animalité est liée à la violence sans interdits et à la sexualité, elle est liée aussi à l’inconnu et au mystère. La femme appartient à cette double dimension et offre elle aussi les possibilités de l’« inquiétante étrangeté ». C’est pourquoi elle ne cesse d’interroger l’homme comme l’artiste, quand il passe du désir pour la femme au désir de la femme. Le motif de la transgression se déplace vers l’effraction de la limite que représente la différence de la femme ; il glisse vers le désir de franchissement. Il faut rappeler d’abord que la plupart des représentations de femmes chez Antonio Saura, comme chez bien d’autres artistes de son époque tels que Dubuffet ou De Kooning, surviennent dans les années 1950 qui ont vu la naissance de la pin-up, et surtout dans les années 1960, qui ont été celles de la libération de la femme. Celle-ci, soudain, a revendiqué le droit de disposer librement de son corps et a manifesté son désir, sans pour autant être prostituée ou soumise ; et, par conséquent, elle inquiète. Le mystère de ce désir – et sa méconnaissance – n’ont fait qu’ouvrir la voie aux fantasmes et aux craintes ancestrales vis-à-vis de la femme, indicible secret de l’angoisse lié au désir. Alors qu’aujourd’hui à l’aune du XXI ͤ siècle, compte tenu des progrès de la connaissance sur la sexualité et le plaisir féminins, elles paraissent archaïques et stupéfiantes de naïveté, les théories de Freud sur la femme castratrice ont alimenté durant des siècles les esprits à partir de ces mythes, pures constructions de l’imaginaire masculin, leur conférant une valeur de vérité indiscutable par leur supposé caractère médico-scientifique. Comme Picasso, Antonio Saura va faire de la figure de la femme un des centres fondamentaux de son œuvre dès 1954 et chercher à rendre visible son côté le plus obscur. Ainsi, elle devient une référence fascinante 136

qui surgit de la mémoire de ses obsessions. Pour cela, avec une implication physique directe qui inscrit sur la toile la rage du désir, Saura pousse la forme jusqu’à l’obscénité de l’informe, pour montrer les désordres charnels. Il maltraite l’image en la barbouillant, en la salissant dans un geste qui, parce qu’il est profanateur, restitue à ses corps une dimension sacrée qui célèbre et donne vie à la chair. Masse informe tuméfiée, le corps de la femme est soumis à la mutilation physique, grâce aux coups de brosse ou de pinceau grossiers qui fouillent la pâte ; le peintre est à la fois l’orfèvre et le bourreau de ces images de corps féminins. Tel est le cas des Dames de 1956-1958 qui ne présentent aucun signe permettant d’identifier ce qui constitue un visage. Mais, à partir de 1960, en même temps qu’il leur donne un nom, Saura leur donne un corps. De ce magma surgit, en effet, ce qui permet de distinguer une forme pouvant évoquer une tête, aux proportions démesurées par rapport au buste (Julieta199, 1960), ou bien un buste à peine esquissé (Anta200, 1961) ou encore un corps qui occupe davantage de place dans la représentation (Manola I, Manola II, 1963201). Les Femmes-Fauteuils naissent d’un processus d’accumulation de matière ou de ratures qui fait éclater les formes, les transforme en un magma de chair, défigurant les visages avec une brutalité souvent visible. Elles sont toutes assises dans la même position et traitées avec les mêmes couleurs, volontairement réduites aux blancs, aux noirs et aux gris. Les yeux dépourvus de cils semblent sortir des orbites, les seins pendent comme les mamelles d’un animal, les 199

Antonio Saura, Julieta, 1960, huile sur toile, 130 x 97 cm, coll. Hollander. 200 - Anta, 1961, huile sur toile, 162 x 130 cm, coll. particulière, France. 201 - Manola I, 1963, huile sur toile, 135 x 130 cm, coll. particulière. - Manola II, 1963, huile sur toile, 195 x 97 cm, A.G. collection.

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bouches sont soit fermées en une ligne horizontale hostile, soit laissent entrevoir des dents agressives, le sexe est souvent « hors champ », en forme de triangle ou d’appendice, exposé jambes écartées de façon impudique et bestiale. La forme des sexes (Grand nu202; L’odeur de la sainteté n°3203) évoque parfois cet œil dont Bataille fait le motif principal de son livre Histoire de l’œil et renvoie aux illustrations qu’André Masson y a ajoutées dans l’édition de 1928. En effet, comme l’œil que Masson a introduit dans la vulve de sa huitième lithographie204, les sexes des femmes d’Antonio Saura se transforment à leur tour en œil braqué sur le spectateur-voyeur qui les regarde ; cette dualité du voir-être vu absorbe le regardeur et fait basculer la scène dans l’espace de celui-ci. Selon la psychanalyse, l’attention ou la curiosité que suscite cette situation, en même temps qu’un certain type d’excitation du regard, sont traversés par le fantasme inconscient de la scène originaire. Pour Freud, en effet, elle est ce qui met en scène la relation sexuelle de nos parents, scène à l’origine de notre existence comme être à notre tour sexué, et à laquelle nous ne voulons pas penser. Le regard serait structuré par cette scène originaire et, comme l’écrit Pascal Quignard, « l’homme est celui à qui une image manque […]. Il est un regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit205 ». Créatures anthropomorphiques qui surgissent frontalement, dans une confrontation directe avec le spectateur, les Femmes de Saura ont peu à voir avec l’humain et beaucoup avec 202

Antonio Saura, Grand nu, 1959-1960, huile sur toile, 195 x 249,5 cm, Stedelijk Museum, Amsterdam. 203 Antonio Saura, L’odeur de la sainteté n°3, 1974, encre de Chine sur papier, coll. Fondation archives antonio saura, Genève. 204 Georges Bataille, « Histoire de l’œil », in Romans et récits, Paris, Gallimard, 1928. 205 Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Paris, Gallimard, Folio, 1994, p. 10.

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l’animal. Or, c’est bien le regard masculin et les angoisses des hommes qui construisent l’image de la femme dont la nature effraie ; sans doute parce que le corps féminin renvoie à l’animalité par la maternité, qui abrite un monstre potentiel s’alimentant de ses entrailles. Ainsi, sont transgressées les frontières corporelles entre le dedans et le dehors, et rejoignant alors l’abject, comme l’a montré Julia Kristeva206, ces images inquiètent parce qu’elles menacent le sujet qui lui s’identifie symboliquement avec le sain et le propre. A partir de cet inquiétant, le mythe du vagin denté, rapporté par Claude Lévi-Strauss207 ou par W. Lederer208, témoigne de cette phobie ancestrale, relayée par le discours freudien. Il rend compte de la méfiance de l’homme vis-à-vis de la sexualité de la femme, de sa crainte de voir son pénis dévoré et donc d’être castré, dans cette « gueule de l’enfer209 », comme le note Gilbert Durand, qui ouvrirait la porte au diable. Le mythe de la femme dévoratrice est, par ailleurs, repris dans celui de la Méduse ; Freud a associé, en effet, la tête de la Méduse au vagin de la mère, entouré d’une chevelure, image de la peur de la castration. Chez Antonio Saura, on retrouve cet aspect du mythe dans Anat dans son fauteuil210 ou dans Femme-fauteuil211 de 1984 où le sexe de la femme, creusé dans la matière, est représenté sous la forme d’un bec ou 206

Julia Kristeva, Pouvoir de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Seuil, Tel Quel, 1980. 207 Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, 2. Du miel aux cendres, Paris, Plon, 1966. 208 Wolfgang Lederer, Gynofobia ou la peur des femmes, Paris, Payot, 1970. 209 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992, p. 95. 210 Antonio Saura, Anat dans son fauteuil, 1985, huile sur toile, 195,5 x 159 cm, coll. particulière, Paris. 211 - Femme-fauteuil, 3.84, 1984, technique mixte sur toile, 70 x 50 cm, coll. particulière, Paris.

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crochet, prêt à dévorer ou à dépecer. Ces mythes ont associé facilement le démoniaque au sexuel et fait du corps de la femme une menace paradoxalement séduisante, que les années cinquante ont prolongé avec le mythe de la femme fatale qui mêle amour et haine, désir et peur. Chez Antonio Saura, le traitement de la femme marque, en effet, l’irruption de l’effrayant dans le beau qu’est censé être l’art – Apollon menacé par Dionysos – par un mouvement de l’informe qui provoque un va-etvient entre beauté et laideur, entre séduction et horreur. Mais, pour l’artiste, ce qui peut faire peur, ce n’est pas tant la façon dont ces femmes regardent le peintre, mais plutôt comment elles sont sorties de lui-même. Cette approche nous rappelle que, dans la conception bataillienne, l’obscène est une réaction face à l’angoisse qui est créée par les deux ruptures fondamentales que sont l’orgasme et la mort. Chez Saura, c’est parce que le corps nu est le lieu de ces ruptures que l’angoisse trouve son expression dans une mise en excès de la forme qui passe par la souillure et la dégradation, en somme l’altération de l’altérité. Pour Bataille, ce qui rend la femme désirable, c’est justement son animalité ; elle est représentative, à la fois, de la transgression et du Mal parce qu’elle dispose de la vie et de la mort comme de son propre corps. C’est pourquoi l’œil du peintre Saura cherche l’animalité chez la femme, sa mise à nu intime. Le geste pictural le réalise à travers les positions inhabituelles des corps qui permettent la mise en excès des formes. Les femmes d’Antonio Saura adoptent, en réalité, des attitudes de femelles, comme le font les chattes ou les chiennes quand elles basculent sur le dos, les pattes écartées, dans l’attente d’une caresse, promesse de volupté. Le peintre utilise les moyens plastiques de telle sorte qu’ils lui permettent d’accentuer l’animalité des corps, d’un point de vue plus directement visuel que tactile, grâce à une gamme de couleurs 140

restreinte ou grâce au trait rapide qui gratte avec excitation le papier ; le but est de laisser aller cette part indomptable qui est en lui, parce qu’en s’abandonnant au désir, l’être s’ouvre aux excès. Les Dames assises de 1968, de 1980 ou encore celles de 1995 sont les diablesses d’un nouveau catéchisme de la luxure qui marie l’angoisse aux réjouissances les plus excessives. Elles se livrent, jambes exagérément ouvertes, exhibant sexe, fesses et anus, en offrande et en position d’attente. Antonio Saura invite le spectateur à suivre du regard les distorsions inattendues de la figure, les formes informes. Le regardeur est confronté à une proximité dérangeante du corps nu, mise en avant de la dualité de la beauté, à la fois fascinante et repoussante, obscène et sacrée. De même que dans les FemmesFauteuils, le point de vue adopté se situe au niveau des orifices, suivant un double triangle qui inclut les formes les plus proéminentes. Comme chez les Vénus stéatopyges des grottes de Lascaux, leur érotisme réside davantage dans la difformité de leurs formes féminines que dans leur nudité ou leur beauté. On voit ainsi apparaître frontalement, selon Saura lui-même, « la croix des bouches, verticale, horizontale212 » car, depuis Freud, le buccal est l’emblème régressé du sexuel ; c’est le tube digestif qui relie la bouche dont l’homme est si fier, et l’anus dont il a honte. Dans leur attitude provocante, les Femmes-Fauteuils offrent, écrit en effet Antonio Saura, le « beau spectacle du cercle net menant jusqu’aux entrailles213 », comme pour renvoyer à l’animal existant au-dedans que la femme semble le mieux incarner par la maternité. Citant Bichat, Agamben rappelle de son côté que l’homme abrite une dualité de natures ; la vie organique de l’animal-du-dedans commence chez le fœtus avant la vie animale et, dans le vieillissement et dans 212 213

Antonio Saura, Erotica, op.cit. p. 39. Ibid.

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l’agonie, survit à la mort de l’animal-du-dehors214. Quand l’accent est mis sur l’obscénité du corps ou l’animalité de la posture, le visage tend à disparaître, relégué au lointain, comme dans Furious strip-tease 2 ou dans Furious striptease 1215, afin de mieux mettre en évidence le corps nu, dont seules les jambes sont encore bottées de cuir noir. Celles-ci rendent, ainsi, la perversité du corps et accentuent le contraste entre l’informe et la forme, entre le mou et le dur, entre l’abandon et la résistance. Nudité et bestialité Remarquons que, si les visages masculins des Portraits d’Antonio Saura, y compris le sien, subissent le même sort que celui des femmes et donnent à voir la monstruosité de leurs formes, lorsqu’il s’agit de représenter le corps nu des hommes, seule est concernée l’obscénité de ceux des prêtres (Curas). Le fait est qu’il est impossible d’envisager l’érotisme hors du lien qui l’attache à la religion, ni l’animalité hors du phénomène de l’ascétisme auquel est censé se livrer le religieux pour la renier. Or dans le monde du désordre que crée Antonio Saura, c’est par la figure du prêtre qu’un seuil est franchi, celui de la représentation de la copulation, qui permettra de représenter l’intime et le jamais-vu des corps. La société occidentale n’a pas de totems, mais elle a des tabous, elle condamne les perversions. Pour Bataille, il faut cependant faire face à cette réalité que l’homme peut être séduit par ce qui est bas et vil. Si ce qui est bas 214

Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Paris, éditions Payot et Rivages, 2006, p. 31. 215 Antonio Saura, Furious strip-tease 2, 1961, encre de Chine sur papier, 50,1 x 65,2 cm, coll. Fondation archives antonio saura, Genève. ‒ Furious strip-tease, 1961, encre de Chine sur papier, 50,2 x 65,6 cm, coll. Fondation archives antonio saura, Genève.

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est tabou, il devient alors transgressif – et donc sacré – de s’abaisser. Le désir réveille quelque chose d’archaïque chez l’homme, quelque chose qui l’amène à se conduire comme une bête. Ainsi, Antonio Saura affiche le corps obscène dans une anormalité provocante qui tient autant aux attitudes suggérées qu’au traitement infligé. De cette façon, il semble que le peintre se réapproprie une sexualité qui a été longtemps soustraite ou interdite par le pouvoir ou la société bienpensante – surtout dans l’Espagne franquiste –, par les instances religieuses qui s’autorisent de condamner ce qu’elles-mêmes pratiquent hypocritement. La « révolution sexuelle » des années 1960-70 est passée par là, libérant le sexe, et Antonio Saura en a suivi les traces lors de ses séjours à Paris. Dans ces œuvres, aucune stratégie de la retenue, aucun art de la discrétion ; comme dans les fêtes de Dionysos, l’amour est violent, les scènes de luxure abondent. Saura fait porter l’attention sur l’acte même, sur la fornication. Le propos est de bousculer les codes de la représentation académique car, remarque-t-il, s’il existe bien, dans les arts plastiques, un art du nu, en revanche il n’existe pas d’art de la copulation216 ‒ du moins pour ce qui est de l’histoire de l’art occidental ‒, il n’y a pas de représentations de scènes érotiques comme on peut en voir chez les orientaux. Pour cela, Antonio Saura reprend de Georges Bataille le lien entre nudité et bestialité ; il le rejoint aussi dans la recherche du sordide et d’un érotisme qui donne un sens à la transgression que l’absence de Dieu accroît en ayant laissé derrière elle un monde sans mesure. En effet, il associe la sexualité aux symboles chrétiens avec des images qui rappellent Bataille et qui installent comme décor les ruines de l’ordre chrétien, tel que le prêtre et la putain, le blasphème et le mal ; on passe ainsi de l’église au bordel. 216

Antonio Saura, “La belleza obscena”, in Fijeza, op.cit. p. 199.

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C’est en ce sens qu’il faut, sans doute, interpréter la série intitulée L’Odeur de la sainteté217, série de dixneuf eaux fortes, réalisées en 1975, à partir de vieilles photographies pornographiques que Saura conservait secrètement. Là, le graphisme est réduit à l’essentiel, à la manière des graffitis ; le trait s’applique à reproduire, de façon frontale, ce que Saura qualifie de « fornications cléricales », mettant en évidence, outre les organes génitaux, les positions les plus hasardeuses de deux corps désarticulés. Dans ces scènes de copulations qui se déroulent sur un fauteuil tenant lieu d’autel de la volupté ou du sacrifice, Saura traite férocement le corps de prêtres. À la limite de la caricature, la simplicité du trait, dont le geste rageur est rendu visible, remplit la surface du papier. La reconnaissance des protagonistes religieux se fait par la présence indicielle d’un missel et d’une croix, brandis en direction du sexe de la femme dont les formes rondes, par contraste, ne mettent que mieux en valeur la lubricité du personnage. Les bouches dentées menaçantes sont, cette fois, celles des prêtres, sexes en forme de flèche, testicules poilus, dans des postures agressives qui pourraient évoquer ces images de l’époque hellénistique de dieu-bouc ithyphallique, souriant, portant la main sur la déesse nue. Mais, parallèlement, la femme perd, avec sa pudeur, la barrière qui la séparait d’autrui et qui, écrit Bataille dans L’Erotisme, la rendait impénétrable : brusquement elle s’ouvre à la violence du jeu sexuel, « […] elle s’ouvre à la violence impersonnelle qui la déborde du dehors218 ». La pénétration des sexes est représentée, sans la moindre sentimentalité, à la manière de ces dessins que l’on trouve parfois dans les toilettes publiques, ce lieu caché de 217

Antonio Saure, L’odeur de la sainteté, planche 4, 1975, eau forte et prototype, 44 x 33,3 cm, coll. Fondation archives antonio saura, Genève. 218 Georges Bataille, L’Erotisme, op.cit. p. 101.

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l’animalité humaine et de ses matières, pourrait dire Bataille. Tout érotisme est évacué et seule subsiste la volonté de montrer la crudité de scènes de sexe, la violence de la force charnelle. Le spectateur est face à des êtres défigurés, devant un spectacle intime qui le fait hésiter entre la fascination provoquée par l’obscénité que décrit Bataille, et le rire qui participe de la transgression. La figure du prêtre chez Saura est une figure menaçante, construite de manière à faire apparaître le monstre lubrique face au corps féminin dont la beauté est évoquée par des visages rappelant les femmes de Picasso. Il y a, sans doute, là aussi une volonté iconoclaste de la part de Saura de rejeter la tradition de l’amour courtois de l’histoire de l’art, doublée d’une volonté de transgression morale, que traduit au mieux l’ironie du titre de la série, L’Odeur de la sainteté. Eclairée par Bataille, la conception artistique de Saura se nourrit de l’absence de Dieu pour inverser le rapport à la vie et à la perception. L’œil n’est plus ce qui contrôle, mais ce qui permet de faire l’expérience de la jouissance à partir d’un double interdit qui valorise le plaisir pris devant l’obscénité. De cette façon, l’homme – l’artiste et son regardeur – se délivre des interdits incarnés par les normes, les lois et la religion. L’animalité et la figure du double Si le monstre représente l’Autre, la bête qui se trouve dans chaque être humain, s’il révèle cette autre part de nous-mêmes que nous ne connaissons pas, mais vers laquelle Saura, lecteur de Bataille, veut tendre, l’animalité est donc une figure de l’excès, mais aussi du double, parce qu’elle est une surface de projection. Par conséquent, le monstre engage la problématique de l’identité, celle qui concerne l’image perçue du dehors et celle de l’identification sous-jacente. Et moi, qui suis-je ? Quel est l’animal que je suis ? sont les questions que ne manque 145

pas de se poser l’artiste. Pour Antonio Saura, le visage ‒ par nature insaisissable pour soi-même et espace de simulation pour les autres ‒ apparaît comme un référent sur lequel doit s’effectuer une transformation destructrice. C’est pourquoi, ses Autoportraits sont à comprendre, d’abord, comme le lieu où la forme sera altérée, où elle sera dissoute jusqu’à atteindre l’indéterminé, lieu de la confrontation avec le monstrueux, du rapprochement avec cet Autre qui est en lui, qui le conduit à faire passer l’énergie vitale de l’en-soi au visible. Pour cela, il va puiser dans des représentations intérieures plus ou moins archaïques, pour finir par transformer le familier en inquiétante étrangeté. La main du peintre se pose sur le visage d’un geste brutal, sur des formes en pleine distorsion dans l’espoir d’y trouver derrière lui quelque chose qui s’y cache. Ce que montre la série des Autoportraits, c’est que, malgré la distorsion, ces portraits se ressemblent ; ils gardent quelque chose en commun, le moi du visage, suivant le principe des variations dont Husserl a montré l’importance pour la recherche de l’essence d’un phénomène. Les Autoportraits représentent, ensuite, le lieu de la relation de l’individu avec son propre moi, de la remise en question de l’identité, là où le sujet apparaît fragmenté et mutilé, en dehors des limites narcissiques, où l’intégrité physique est mise en doute. Ils interrogent sur la frontière où un moi cesse d’être moi ; autrement dit, jusqu’à quel degré de distorsion, d’étrangeté, un individu reste-t-il encore lui-même ? jusqu’à quel point est-il encore reconnaissable quand vient la maladie, la folie ou la mort ? Dans cette mise à nu du visage, le sien en l’occurrence qu’il traque comme les autres, les Autoportraits d’Antonio Saura sont enfin, en tant que visages, le lieu d’expression du corps, médiateur du sujet avec l’Autre, celui qui regarde. Dans ces gros plans qui fonctionnent comme un miroir, où l’individu est 146

piégé dans sa présence brutale, de l’animal sous-jacent, le regardeur est face à cette chair qui pourrait être la sienne. Les Autoportraits que présente Antonio Saura, dès 1956, perturbent l’horizon d’attente du spectateur et font œuvre de déstabilisation. L’artiste place d’emblée l’observateur devant des lignes brouillées, des contours effacés, des couches de peinture – noire, blanche, grise – écrasées sur la toile. La figure grossie à l’extrême occupe toute la toile, offrant à voir une masse informe de chair. En revanche, les Autoportraits des années 1990 se rapprochent davantage des Portraits imaginaires de Goya et, par leur forme carrée, évoquent souvent une tête d’animal. Parfois un seul détail – comme le nez de l’Autoportrait de 1960219 – est mis en exergue et peut envahir l’espace pictural. Antonio Saura rejette le principe de la ressemblance et évacue la conception mimétique ou représentative de l’art au profit de la matérialité, du contact avec les matériaux et du combat avec l’image. À cela vient s’ajouter une certaine brutalité, due au traitement que l’artiste attribue au hasard ; car l’essentiel, avec Saura, se joue dans l’acte de peindre et dans sa violence. La toile est, en effet, un espace où il faut agir vite pour aboutir, selon son expression, à « un monstre pictural220 », témoignant de la lutte que l’artiste a menée contre la figure, dans l’espace de ce rectangle qui, préciset-il, « alors qu’il pouvait être miroir s’est transformé en lieu de combat 221». Le résultat obtenu dérange par l’ironie de sa mise en œuvre, issue du désir de détruire la forme trop connue, en se prenant soi-même pour objet. En mettant l’observateur face au non reconnaissable, Antonio Saura souligne une étrangeté qui naît de l’ambiguïté ; le 219

Antonio Saura, Autoportrait 113, 1960, huile sur toile, 60 x 73 cm, A. G. Collection. 220 Antonio Saura, «Autorretratos», op.cit., p. 28. 221 Ibid.

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portrait est, en effet, un masque qui donne à voir, en même temps, le même et un autre ; il crée un double, un décalque, qui produit un semblable, tout en le niant. Car ce que nous révèlent ces œuvres de Saura, c’est que l’autoportrait est bien le moment du dédoublement du moi – je suis ce que je parais et je ne parais pas ce que je suis, je suis une énigme pour moi-même. C’est l’espace de l’affrontement avec le double qui permet de dévoiler ce qui est occulté, autrement dit l’autre visage du moi, le monstre, l’animal qui est en moi. Cet effrayant étranger est l’objet de l’extrême en quête de sens. Ce qui se joue d’essentiel ici est qu’il s’agit de la forme générale d’un rapport à soi, autant du modèle par rapport à lui-même, que de la peinture avec elle-même. Antonio Saura nous donne à voir une identité qui ne peut être identifiable, nous signifiant qu’il ne s’agit pas de reproduire du reconnaissable, mais bien de présenter devant le spectateur un rapport à soi. Il met ainsi l’accent sur la fragilité de l’image elle-même et sur la dialectique qu’introduit le jeu des miroirs entre le réel et l’imaginaire, entre le dehors et le dedans, entre l’humain et l’animal. Si la profusion des Autoportraits réalisés par Saura révèle la multiplicité des aspects possibles, le facteur répétition du Même provoque le sentiment d’inquiétante étrangeté et tend à nous faire réfléchir à l’ambiguïté du je, à nos ressemblances, à nos différences avec les autres. Ces tableaux de Saura montrent, d’une part, que le visage nous est propre et en même temps nous en sommes dépossédés puisqu’il échappe à notre regard, puisqu’il est invisible pour nous ; pour nous voir tel que nous voit l’autre, nous avons besoin d’un miroir, lequel ne nous donne qu’une image inversée de nous. D’autre part, les Autoportraits mettent en évidence que le tableau est le seul espace stable pour figurer l’altérité et l’illusion d’une présence par la mise en abîme du geste. Les Autoportraits d’Antonio Saura 148

témoignent d’une quête artistique dont le processus trouve son couronnement dans l’ensemble de sérigraphies à laquelle l’artiste a donné pour titre le pronom personnel à la première personne, MOI (1976)222, indice qui a la force du déictique et affirme le je-ici-maintenant du sujet. Les dix-huit autoportraits de cette série sont réalisés à partir de photographies de Saura lui-même, prises par son frère, le cinéaste Carlos Saura. Si l’autoportrait pictural – regard sur soi – est espace de recherche sur la peinture, le portrait photographique – regard de l’Autre sur soi – prolonge davantage la recherche identitaire, tout en contribuant à nourrir la réflexion sur la nature de l’image. À partir de ces clichés pour lesquels, sur certains déjà, il s’était prêté à poser devant le photographe en déformant son visage par des grimaces, Antonio Saura y ajoute un travail de destruction de l’identité visible, en les déchirant ou en les découpant, pour les corriger ensuite de sa main et de son pinceau. Puis, il manipule les fragments de photographies, en décomposant pour recomposer et se réapproprier l’image. Commençant par les yeux, puisqu’ils sont ce autour de quoi est censé tourner le portrait, nous dit JeanLuc Nancy223, les photographies sont retravaillées de façon à déformer les parties du visage, à les isoler et à les grossir à l’excès, comme vues à la loupe. Les gros plans qui en dérivent font figures de miroirs déformants ou d’hallucinations, laissant surgir l’inquiétant ; ils décomposent et défigurent le sujet, à partir d’une vision du réel pour produire une vision de cauchemar, voire de folie. L’œil devient énorme et nous regarde ; le Cyclope de Saura a remplacé le Saturne de Goya. Le regard ne s’éparpille plus ; il est obligé de se concentrer sur le visage recomposé. Suivant une démarche qui trouve sa source 222

Antonio Saura, Moi, 1976, sérigraphie, 64 x 90 cm, succession Antonio Saura. 223 Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée, 2000, p. 72.

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dans le dadaïsme, dans la technique des collages cubistes, Saura altère la cohérence de l’image créée par la photographie, grâce au montage qu’il réalise lui-même, au graphisme qu’il y ajoute, grâce aussi à ce qu’il montre et surtout à ce qu’il choisit d’occulter. Le résultat obtenu marque le glissement de l’autoportrait du visage vers une de ses parties seulement, de sorte que le visage fragmenté finisse par envahir la toile, se dissocie en plusieurs « petits moi ». Le fragment devient alors une totalité et pose la singularité de celle-ci ; ces visages marquent l’affirmation du droit à une peinture de la fragmentation qui est sans doute à relier à une volonté de se montrer tel qu’il est, c’est-à-dire un être qui ne se possède que par fragments. Ainsi, Antonio Saura remet en cause la représentation photographique qui reproduit du réel, du reconnaissable et qui, normalement, fourni un moment figé dans le temps que rien ne peut modifier. Pas plus qu’il ne suit les règles de l’autoportrait pictural, il ne suit les lois du portrait photographique, déconstruisant le portrait canonique qui consiste à faire une image parfaite, la plus représentative. Au contraire, il vise à s’en affranchir afin de puiser en lui-même, extraire l’invisible en raclant le fond du moi, en passant de l’humanité à l’animalité, de la culture à la nature, pour le porter en pleine visibilité. Encore une fois, le monstre n’est plus alors ce que l’on montre, mais ce qui montre. La série, dans son principe, rend compte du caractère obsessionnel du geste créatif et permet de jouer avec les variations possibles, en même temps qu’elle affirme que son identité est multiple, révélant une conscience de soi multiforme. En introduisant des possibles par dissonances, Antonio Saura non seulement nous conduit à repenser l’identité de l’œuvre, mais déconstruit aussi la définition de l’identité comme homogène et unifiée, pour nous en montrer la diversification et la complexité. C’est pourquoi, dépassant 150

la question de la norme de beauté – l’idéal auquel serait opposé le monstre – Saura nous fait entrer dans un monde où la dissemblance ne peut être décrite comme monstruosité, mais comme variation ; elle n’est pas négation, mais violence dont le résultat est la subversion de l’ordre, pour nous donner à voir la lente remontée vers la part animale de l’homme. Par l’intermédiaire du jeu des transformations, l’informe propose alors un espace visuel où se lient et se délient les images de l’excès. En ruinant la forme, Antonio Saura parvient à la destruction expressive de l’image, celle aussi du masque, en vue de construire et de créer un anti-portrait, de telle sorte que, comme il l’écrit lui-même, « […] l’image finisse par être Moi, sans l’être véritablement 224», par la confusion moi/non-moi qui s’appuie sur la dynamique identificatoire. Ainsi, le visage perd son unité, perturbe l’ordre et dérange notre vision du monde, en faisant éclater les lois qui régissent l’art du portrait. Car l’hybride, image du désordre, échappe à l’ordre établi, aux limites imposées, en proposant un mélange du tolérable et de l’impensable, du possible et de l’inadmissible. L’œuvre d’art devient l’espace de la transgression où, en créant, Antonio Saura se fait en se défaisant et fait naître un double de lui-même. Le résultat est un Autre, monstrueux et inquiétant, incarnation de l’intime, qu’il laisse advenir à la surface de la toile et qui est la création même. Alors le titre MOI devient une façon de revendiquer l’unicité d’une expérience qui n’appartient qu’à lui et qui, en même temps, prend valeur d’exemplarité. Si, avec les autoportraits picturaux, être un autre s’obtient par la destruction de la forme et des contours, par des ratures, par des barbouillages de ce qui est censé représenter son visage (Autoportrait, 1960; Autoportrait, 224

Antonio Saura, « Moi », in Note Book, op. cit. p. 36.

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1989225), ou par la défiguration, véritable « travail de chirurgie plastique226 », les autoportraits photographiques recomposés de la série MOI sont l’occasion de modifier l’original qui appartient au monde des apparences, de se réapproprier le portrait pour accéder au non visible, de le transformer jusqu’à le rendre méconnaissable, de sorte qu’il peut être le portrait de n’importe qui. Et comme nous sommes témoins de cette naissance, Moi devient le spectateur lui-même et ses images fonctionnent comme un miroir ; le détour par l’Autre va jouer un rôle essentiel. En vérité, il s’agit de voir et d’être vu autrement. Pour Saura, l’expérience consiste à se faire reconnaître et donc à se reconnaître, la confirmation de son existence passant par celle de son art. Pour le regardeur, ce face-à-face le met à l’épreuve de sa propre existence et le pousse à aller voir au-delà de l’image, au-delà des apparences, tout comme à aller puiser en lui cette part d’animalité qui se trouve enfouie en lui-même et qu’il n’a peut-être pas encore découverte. Par conséquent, les autoportraits d’Antonio Saura opèrent un dévoilement, au sens où ils invitent à dépasser l’opposition entre le vrai et le faux ; ainsi, la limite entre sujet et objet est brouillée et, par une remise en question de la perception, elle laisse la place à un étrange système d’échanges entre l’artiste et l’observateur qui est invité, de ce fait, à se reconnaître. Antonio Saura crée des images pour les laisser monter vers nous et en nous et, ainsi, marquer pour ouvrir. Le sentiment de l’inquiétante étrangeté nous fait associer le double qui appartient à l’Autre, qui n’est pas moi, et pourtant je le reconnais, à la fois et paradoxalement, comme familier et comme étranger. Alors qu’elle se donnait comme 225

Antonio Saura, Autoportrait, 1960, huile sur toile, 60 x 73 cm, A.G. Collection. ‒ Autoportrait, 1989, huile sur toile, 60 x 73 cm, succession Antonio Saura. 226 Antonio Saura, « Metamorfosis », in Note Book, op. cit. p. 32.

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rencontre d’un autre différent, l’expérience me renvoie donc à mon identité, à mon image, à ma différence avec moi-même, à ma propre animalité, quand je croyais y voir l’Autre.

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CONCLUSION

Pour Antonio Saura, comme pour Georges Bataille, la création en tant que production n’est pas qu’un faire ; elle est aussi une expérience et ouvre de nouveaux champs d’expérience. La dimension du faire doit céder la place à la dimension du vivre et du jouir. L’artiste trouve une souveraineté, une liberté de faire en faisant, mais surtout en se rejoignant lui-même dans l’acte de peindre, en maintenant ouverte la dimension d’une existence vouée à l’excès, à l’expérience de l’extrême. L’acte de création chez Antonio Saura se fait dans la fulgurance du geste, dans la liberté et la démesure, dans la rupture avec les règles imposées par l’histoire de l’art, le Musée, l’État ou la Religion. Être libre, c’est échapper à toute clôture, à toute certitude, à toute acquisition et ne se rapporter à celles-ci que comme à des étapes transitoires qui entraînent l’altération – qui n’est autre que la dislocation des formes, l’informe, la destruction, le monstrueux – et qui conduisent donc à la métamorphose. Le geste impulsif délivre l’homme de sa satisfaction stérile à accepter le bon fonctionnement de l’acquis et l’engage dans une création libérée du savoir et des conventions. Au sein d’une tension, mais aussi d’une coexistence, entre des contraires tels que beau et laid, bien et mal, interdit et transgression, il s’agit de vivre dans l’excès et de tendre vers le dépassement des limites – les limites générant leur propre éclatement – comme ouverture vers l’illimité et

l’inconnaissable. Il est question de conserver la violence du désir, de rétablir la puissance d’une énergie qui se libère d’un coup et qui passe par le plaisir de la destruction. Chez Antonio Saura, en effet, l’excès n’est pas seulement visible dans le motif – la Crucifixion, les portraits, la Femme, le Nu, les scènes érotiques – mais dans l’acte même, dans un geste de violence brute. Ce qui dérange l’ordre de la toile et constitue une provocation, c’est moins l’expression de la cruauté que l’« exercice de la cruauté », moins l’expression du sexuel qu’une « peinture sexuelle », qui sont manifestations de réelle intensité vécue dans l’extrême. Cruauté esthétique, dont les fruits sont les formes monstrueuses, et qui, en détruisant la mimésis, transgresse les normes représentatives. La « beauté monstrueuse » est alors transgression parce qu’elle est un défi aux règles imposées par la société bien-pensante ‒ espagnole de surcroît ‒ fortement marquée par le catholicisme, ses lois et ses interdits. Saura se plaît à passer de l’image sainte à sa profanation, du religieux à l’obscène, résultat d’une obscénité picturale qui met le désir à nu. Cruauté gestuelle qui permet de contester le savoir, le non-savoir étant ce qui délivre des chaînes et permet au peintre de sortir de lui-même dans une sorte d’extase. Ni valorisation voluptueuse de la cruauté, ni pessimisme morbide cependant, mais volonté d’excéder les limites. Cette perspective bataillienne est mise en œuvre par Antonio Saura grâce à un laisser-aller, un abandon de soi, grâce à une volonté d’apprendre à désapprendre, de retourner à l’enfance de l’art pour atteindre la spontanéité perdue, pour viser le déchaînement de l’excès inhérent à l’être humain. Par conséquent la seule loi est l’outrance, l’image inconfortable, parce qu’elle inquiète, parce qu’elle renvoie à cette part obscure en chacun de nous ; c’est aussi la 156

violence qui ouvre des brèches vers l’intimité qui a été perdue. L’acte de peindre sera cet effort qui vise à retrouver la nature que l’homme a abandonnée ; l’excès, le moyen d’y parvenir. Pour Georges Bataille comme pour Antonio Saura, l’art doit être l’affirmation d’une distance abolie entre l’humain et l’animal ; l’artiste doit poursuivre les traces de cette animalité refoulée par la transcendance sociale, afin de retrouver l’immédiateté, la liberté sauvage, la violence sans interdits. C’est cette dimension de l’être qui permet la créativité ; dès lors, l’œuvre de Saura nous le montre, l’artiste est habité par ses démons qu’il a appris à accueillir en laissant advenir l’excès, à travers la véhémence de son geste pictural, dans l’immédiateté, en s’abandonnant, en poussant l’art vers de nouvelles limites qui relèvent de ce que Bataille nomme une dépense improductive, dépense gratuite liée au désir de l’homme d’être émerveillé. Dans l’espace de la toile s’inscrit une force rythmique et pulsionnelle qui dépose sa trace en laissant apparaître une figure défigurée où Saura ne peut toucher à l’extrême que par la répétition, comme en témoignent les nombreuses séries réalisées par l’artiste, parce qu’il n’est jamais sûr d’avoir atteint l’extrême. La peinture de l’excès, chez Antonio Saura, est donc une pratique de l’écart, de la distanciation par rapport à la norme, par rapport au monde de la juste proportion et de l’harmonie régenté par l’idée du Beau. Elle malmène et transgresse les règles, perturbe les repères, déçoit les attentes. Elle crée le malaise, le trouble, en tous cas elle est faite pour sortir le spectateur de ce confort dans lequel l’a plongé jusque-là la peinture figurative en entretenant l’illusion de la réalité. Elle fait entrer la surprise, l’inconnu, l’inquiétude dans l’habituel. Elle représente un franchissement, un pas de côté et donc une ouverture pleine de défi et de risque. Elle invite à une compréhension inédite de l’œuvre qui la renvoie au 157

spectateur lui-même. Il n’est plus celui qui regarde passivement et à l’abri devant le tableau, mais celui qui est regardé et qui, en retour, doit s’interroger. Le spectateur est entraîné dans ce mouvement qui oscille entre la participation au spectacle et sa distanciation, entre l’empathie et l’aversion, parce qu’en chacun de nous cohabite, de façon contradictoire, l’humanité et l’animalité, la part du bourreau et celle de la victime, la pulsion de la destruction et le besoin de sécurité, comme le ressent l’artiste lui-même face à sa toile. Pénétrer sur ce territoire partagé – de ces représentations inavouables – permet non seulement de dépasser le tabou, mais aussi de questionner ce qu’est l’humanité et sa part d’animalité pour atteindre le devenirautre ; d’où le besoin de cet autre-animal pour devenir plus humain, pour nous penser nous-mêmes. Ce que nous dit la peinture de Saura c’est que l’art, avec ses images monstrueuses – mise en forme des obsessions personnelles ou collectives – est ce qui permet de libérer les fantasmes qui nous effraient. L’animalité est une sorte d’excès de l’être ; être, écrit Bataille, ce n’est pas contempler (passivement), mais c’est se déchaîner et « nous sommes touchés par ce déchaînement que nous voyons, qui n’est pas le nôtre, mais nous fait savoir qu’il pourrait l’être227 ». En somme, la peinture de Saura nous confronte à un faire voir qui peut ouvrir sur quelque chose d’encore insoupçonné et qui nous transforme. Si l’œuvre devient l’espace du mouvement venu du plus profond, mouvement de la sortie de soi qui est l’expérience par laquelle la singularité est, elle n’est pas, en effet, seulement celle d’un seul sujet, autrement dit le peintre, mais aussi celle d’une autre singularité qui est le regardeur. Tel est le pouvoir de 227 Georges Bataille, « La laideur belle et la beauté laide », in Œuvres Complètes, tome XI, Paris, Gallimard, 1988, p. 168.

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la peinture : réveiller en nous ce monde inaugural, véritable primat de la perception, nous délivrer de notre « cécité » ; l’art devient ce moment où l’être humain accepte ses horreurs, sa part obscure. En regardant la toile, c’est à l’intérieur de nous que nous regardons s’éveiller cette puissance de voir, jusque-là oubliée, qui permettra de partir à notre propre découverte, qui nous emportera vers la possibilité d’un travail sur soi, libérateur du désir et affirmation de soi. En proclamant la puissance passionnelle de l’homme, Antonio Saura, comme Bataille, proteste contre son temps. L’excès est sans doute plus qu’une finalité artistique ; il est aussi le masque construit pour voiler et dévoiler une angoisse générationnelle, dans une époque responsable de l’« inquiétude ». Ces images du désordre que l’artiste nous offre à travers tous ces Portraits et Autoportraits sont une réponse au désordre de la vie ; elles nous mettent en présence de la fragilité, de la solitude de l’être humain confronté avec lui-même. Cela même qui fait surface sur la toile, lorsque l’image ne correspond pas à son objet, est, comme le souligne Jean Clair, le visage du diable, du fou ou le visage de la mort228. Le phénomène de la série devient, par la compulsion de la répétition, l’expression de la pulsion de mort, qui, selon Freud, agit comme « au-delà du principe de plaisir » : toute pulsion cherche à rétablir un état intérieur indépendamment de sa qualité agréable ou désagréable. Portraits et Autoportraits fonctionnent bien comme un miroir et comme une interrogation. Clément Rosset rapporte que, pour Otto Rank, le thème du double est lié à la peur ancestrale de la mort et que le miroir m’informe que c’est l’image qui,

228

Jean Clair, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989, p. 163.

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seule, me survivra229. Cependant, la peur de mourir ne serait qu’une conséquence de la peur de ne pas vivre. C’est pourquoi, chez Antonio Saura, ces portraits de l’excès sont essentiellement une réflexion sur la création artistique, sur le désir de l’artiste d’aller chercher l’insaisissable de ces images enfouies, qui appartiennent à l’espace du dedans et qu’il met en partage. Ils sont une réflexion aussi sur sa capacité à établir des liens avec son devenir-animal, en équilibre à la frontière entre l’humain et l’animal, dans un effort de réconciliation du sujet avec lui-même dont la condition est l’exorcisme du double, car l’Autre visible n’est pas l’Autre réel. En somme, la peinture de l’excès est, pour Antonio Saura, une quête de l’expérience-limite, ou de l’expérience des limites, qui montre la voie pour vivre souverainement, en cherchant à s’évader de l’ordre établi, en se dégageant de l’interdit par la violence et la transgression. Pour l’artiste, cette expérience est d’abord une expérience du corps qui, lui, est le lieu de l’expérience. Se libérer, c’est abandonner le corps à l’extrême, à l’excès, dans un abandon du dehors. Et pour Saura, c’est dans le geste fulgurant que le corps se manifeste. Le corps n’est pas la limite de l’excès, mais le lieu du mouvement illimité de l’excès, de la finitude. Or, le lieu de la finitude, c’est le corps qui s’abîme à chaque instant, par son caractère éphémère et périssable ; c’est cette présence du temps en nous qui structure intérieurement l’être qui est fini, car la limite absolue est la mort. Antonio Saura en a une conscience rendue d’autant plus aigüe par la présence de la maladie contre laquelle il s’est battu une grande partie de sa vie. En bon lecteur de Bataille, il sait que l’attitude du souverain est d’agir contre la mort, de déjouer le sort 229

Clément Rosset, Le réel et son double, (1976), Paris, Gallimard, 1993, p. 82.

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inévitable en en jouissant. Il a conscience que tout individu qui se sait fini, limité et qui, en même temps, est incapable de se satisfaire de cette finitude et de cette limitation, ne peut pas vivre dans la sérénité. Il porte en lui cette révolte qui le pousse sans cesse à vouloir excéder les limites, à vouloir transgresser ce qui le définit et qui l’enferme. Ainsi, dans le sillage de Bataille, Antonio Saura trouve dans une peinture de l’excès la voie lui permettant de réaliser cette expérience limite destinée à sortir de soimême pour retrouver cet aspect de l’être, inquiétant, insécurisant, transgressif, mais fondamentalement créatif, qui a été nié par la société et ses conventions et que seul l’art peut ressusciter ; c’est pourquoi il travaille à réinventer la peinture.

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Repères biographiques ANTONIO SAURA (1930-1998) 1930 : Antonio Saura naît le 22 septembre à Huesca. 1936-1939 : Durant la Guerre Civile, il réside à Madrid, Valence et Barcelone. A la fin de la guerre, il vit un an à Huesca, puis retourne à Madrid. 1943 : A l’âge de 13 ans, il est atteint de tuberculose, ce qui le contraint à garder le lit pendant plusieurs années. 1947 : Il commence à peindre et à écrire en autodidacte. 1948 : Il peint ses premières Constelaciones. 1951 : Première exposition à Madrid, à la librairie Buchhols : œuvres oniriques. 1953 : Il participe avec des artistes comme Tàpies ou Millares au Décimo Salón de los Once (Galería Biosca) à Madrid. Premier voyage à Paris, en compagnie de son ami le critique d’art José Ayllón. 1954-1955 : Il réside à Paris. Il collaborera aux activités du groupe surréaliste et réalisera des peintures sur toile et papier de conception organique. Il expérimente les effets de grattage et réalise ses premières œuvres à partir de la structure du corps féminin. 1955 : Il s’éloigne d’André Breton et du groupe surréaliste. Il réalise les premiers autoportraits. 1957 : Il expose pour la première fois à la Galerie Stadler de Paris ; il est parrainé par Michel Tapié avec qui il entame une longue collaboration. Il exécute les premières Crucifixions. Il rentre à Madrid où il fonde le groupe El Paso avec Millares, Canogar… 1958 : Il peint les premiers Portraits imaginaires et en particulier la série consacrée à Brigitte Bardot. Il participe à la Biennale de Venise.

1959 : Il expose à Munich, puis participe à la Documenta 2 de Kassel. 1960 : Il abandonne l’emploi exclusif du noir et blanc. Il commence les séries Portraits imaginaires de Goya et les séries sur papier Accumulations, Narrations, Répétitions. Il reçoit le Prix Guggenheim à New York. 1961 : Il expose pour la première fois à la Galerie Pierre Matisse de New York. 1962 : Il réalise les premières eaux-fortes et sérigraphies. 1963 : Plusieurs expositions anthologiques ont lieu à Rotterdam, à Buenos Aires et à Rio de Janeiro. Il réalise les décors pour La Casa de Bernarda Alba, montée pour la première fois à Madrid. 1964 : Il participe à la Documenta 3 de Kassel. Il reçoit le prix Carnegie avec Chillida et Soulages. 1965 : Il détruit à Cuenca une centaine de toiles. 1966 : Premier voyage à Cuba. Il commence la série Femme-fauteuil parallèlement à de nouveaux Portraits imaginaires. 1967 : Il s’installe à Paris où il abandonne la peinture à l’huile pour se consacrer à la peinture sur papier. 1970 : Il réside la majeure partie de l’année à La Havane. 1974 : Il expose une anthologie de son œuvre à La Casa Velázquez de Séville. 1978 : Il revient à la peinture à l’huile. 1982 : Le Musée d’Art Contemporain de Madrid organise une exposition itinérante de son œuvre graphique. Le Roi Juan Carlos le décore de la médaille d’Or des Beaux-Arts. 1983 : Il réalise la série Dora Maar visitée. Il conçoit la scénographie du ballet Carmen d’Antonio Gades et de son frère Carlos Saura. 1985 : Il réalise un ensemble de grandes toiles qui seront exposées à l’abbaye de Sénanque (Gordes) et à celle de Montmajour (Arles).

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1992 : Il conçoit l’exposition Le Chien de Goya dans la Sala del Arenal de Séville et au Musée des Beaux-Arts de Saragosse. 1996 : Exposition Portraits imaginaires, Peintures 19851996, à Madrid, à la Galerie Marlborough. 1997 : Rétrospective Antonio Saura 1956-1996 à SaintJacques de Compostelle. Exposition Antonio Saura, Portraits imaginaires, Peintures 1989-1996. 1998 : Il meurt à Cuenca à l’âge de 67 ans.

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Références et crédits iconographiques Couverture Antonio Saura, Femme-fauteuil 3.84, 1984, technique mixte sur papier, 70 x 50 cm, coll. particulière, Paris © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021. Cahier central 1. Crucifixion, 1959-1963, huile sur toile, 148,5 x 171 x 4 cm, coll. Guggenheim, Bilbao Museoa, © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021. 2. Portrait imaginaire de Philippe II, 2.67, 1967, huile sur toile, 130 x 97 cm, © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021. 3. Portrait imaginaire de Brigitte Bardot, 1958, huile sur toile, 250 x 200 cm cm, coll. Fundación Juan March, Museo de Arte Abstracto Español, Cuenca. Crédit image : Courtoisie Fundación Juan March, Madrid. Photo : © Santiago Torralba /© Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021. 4. Furious strip-tease, 1961, encre de chine sur papier, 50,2 x 65,6 cm, coll. Fondation archives antonio saura, Genève. © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021.

5. Les tentations de Saint Antoine, 1963, technique mixte et collage sur papier, 71 x 100 cm, coll. Fondation archives antonio saura, Genève. © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021. 6. L’odeur de la sainteté, planche 4. 1975, WCC 192, Eauforte et phototypie, 44 x 33,3 cm, Centre genevois de gravure contemporaine, Genève. Yves Rivière Éditeur, Paris. Coll. Fondation archives antonio saura, Genève. © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021. 7. MOI, planche 3. 1976, WCC 238, Sérigraphie en couleur, 90,5 x 64,4 cm, Alexandre Tornabell, imprimeur, Amer (Gérone). Gustavo Gili S.A., éditeur, Barcelone. Coll. Fondation archives antonio saura, Genève, © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021.

Table des matières INTRODUCTION ...............................................7 CHAPITRE I Une peinture de l’excès ..............15 Pas de création sans excès .................................15 Monde profane, monde sacré .............................18 La Crucifixion ...................................................22 L’exercice de la cruauté .....................................29 Le Figural ..........................................................35 CHAPITRE II L’altération ...............................43 Faire resurgir le sacré ........................................43 La violence ........................................................44 L’enfance de l’art ..............................................48 L’altération comme métamorphose ...................53 CHAPITRE III De la Vierge à la Putain ...........63 La Déesse mère .................................................64 Du religieux à l’obscène ....................................68 Le corps nu ........................................................70 L’obscénité comme réponse ..............................74

Visibilité de l’obscène : la prostituée .................77 Question de regard.............................................82 Regard et Voyeurisme .......................................85 CHAPITRE IV L’apparition du monstrueux ....97 Le monstre et le monstrueux ..............................98 La beauté monstrueuse .................................... 103 De la transgression à la transfiguration ............ 107 CHAPITRE V L’inquiétant ............................121 L’« inquiétante étrangeté » .............................. 121 L’animalité ...................................................... 123 Œil et désir ...................................................... 127 Femme et Animalité ........................................ 136 Nudité et bestialité ........................................... 142 L’animalité et la figure du double .................... 145 CONCLUSION ............................................... 155 BIBLIOGRAPHIE .......................................... 163 Repères biographiques ..................................... 171

Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]

L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]

L’Harmattan Hongrie Kossuth l. u. 14-16. 1053 Budapest [email protected]

L’Harmattan Congo 67, boulevard Denis-Sassou-N’Guesso BP 2874 Brazzaville [email protected] L’Harmattan Mali ACI 2000 - Immeuble Mgr Jean Marie Cisse Bureau 10 BP 145 Bamako-Mali [email protected] L’Harmattan Togo Djidjole – Lomé Maison Amela face EPP BATOME [email protected] L’Harmattan Côte d’Ivoire Résidence Karl – Cité des Arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan [email protected]

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ANTONIO SAURA UNE PEINTURE DE L’EXCÈS Grâce à l’informe, l’épouvantable, voire l’obscène, Antonio Saura (1930-1998) détruit l’image dans un « exercice de la cruauté ». La figure humaine resurgit, par conséquent, dans une forme qui la rend inapte à la Beauté. Elle donne accès au monde sacré, ce monde sans interdits cher à Georges Bataille, caractérisé par la démesure et le chaos. Par quels processus passe-t-on alors de l’altération, cette mise en mouvement des formes, vers l’exploration du monstrueux ? En bon lecteur de Bataille, Antonio Saura transgresse les règles pour révéler la beauté du monstre et l’animalité comme figure de l’excès. Ainsi surgira la monstruosité refoulée, cet aspect de l’être humain, imaginatif et transgressif, qui rendra à l’homme sa souveraineté. Cette approche constitue l’apport novateur de cet ouvrage qui étudie les œuvres de l’artiste espagnol dans une analyse croisée avec les théories de Bataille, de façon à expliquer en quoi cellesci éclairent l’ensemble d’une trajectoire artistique. Une réflexion stimulante.

Professeur agrégée d’espagnol en classes préparatoires, Martine Heredia est chercheur au CRIMIC (université Paris-Sorbonne). Elle est l’auteur d’une thèse de doctorat sur l’Art informel en Espagne. Elle a publié Tàpies, Saura, Millares : l’art informel en Espagne (PUV, 2013) et de nombreux articles sur l’art contemporain espagnol.

Illustration de couverture : Antonio Saura, Femme-fauteuil 3.84, 1984, technique mixte sur papier, 70 x 50 cm, coll. particulière, Paris © Succession Antonio Saura /A+V Agencia de Creadores Visuales, 2021.

ISBN : 978-2-343-23644-5

22€