Anthropologie de la Grèce antique

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Anthropologie de la Grèce antique

Table of contents :
Couverture
Page de titre
Préface
I - Religion et Société
1 - L'Anthropologie dans la religion grecque
2 - Frairies antiques
3 - Dionysos et la religion dionysiaque : Éléments hérités et traits originaux
II - Formes de la pensée mythique
1 - La notion mythique de la valeur en Grèce
2 - La cité future et le pays des morts
3 - Dolon le loup
III - Droit et prédroit
1 - Droit et prédroit en Grèce ancienne
2 - Le temps dans les formes archaïques du droit
3 - Quelques rapports entre la pénalité et la religion dans la Grèce ancienne
4 - Sur l'exécution capitale : A propos d'un ouvrage récent
IV - Institutions sociales
1 - Les nobles dans la Grèce antique
2 - Mariages de Tyrans
3 - « Horoi » hypothécaires
4 - Droit et ville dans l'antiquité grecque
5 - Sur le symbolisme politique : le Foyer commun
V - Philosophie et Société
1 - Choses visibles et choses invisibles
2 - Les origines de la philosophie
BIBLIOGRAPHIE - de l'œuvre scientifique de Louis Gernet avec un choix de comptes rendus
I. — LIVRES
II. — ARTICLES
III. — COMPTES RENDUS
IV. „ CONFÉRENCES
Index
Table
Quatrième de couverture
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" textes à l'appui *

anthropologie de la grèce antique

louis gernet

anthropologie de la grèce antique préface de jean-pierre vernant

FRANÇOIS MASPERO i, place Paul-Painlevé, 5e PARIS 1968

1968, Librairie François Maspero, tous droits réservés

Préface G U - temps avant sa mort, Louis Gernet avait formé le projet dereunir en volume une série d'études parues dans diverses revues. OUrfixer son choix il avait dûtenir compte,non seulementdel'importancerelative qu'il attribuait à ses écrits, mais d'autres facteurs circonstanciel : dimension restreinte de l'ouvrage prévu, difficulté ou impossibilité de se procurer les textes originaux, r??ïfre plus ou moins spécialisé des périodiques qui les avaient et certains, relevant de disciplines commela sociologie oual Psychologie, n'étaient connus ni du grand public ni des helénistes. Finalement Louis Gernet avait retenu les huit contributions vivantes qu'il avait lui-mêmerevues, corrigées, complétées : la roPologiedans la religion grecque, La notion mythique de lavaleur en Grèce, Dolon le loup, Droit et prédroit en Grèce cienne, Le temps dans les formes archaïques du droit, Horoi ypothécaires, Sur le symbolisme politique : le Foyer commun, s origines de la philosophie. études, qui figurent dans le présent volume avec les dlflcatzonsapportées par l'auteur, nous avonscru devoir enajoupter remière. autres quenouspublions sans changementdans leur version Pourquoi cet élargissement d'un projet dontnous avionssouvent di avec notre maître mais qui nous est apparu, après sa dis' ànaspect l'imagededl'oeeuvre ce qu'dielLouis était lui-même, trop modest C'est PauC-rfl0nU Q Gernet—nous dirionse.volontiers,si les multiples dimensions de sa recherche n'étaient si étroif méconnsolidaires, l'aspect le plus important —a été et demeure u. cont^h plus que son ami Henri Jeanmaire, qui a comme lui a renouveler en France les études grecques, Gernet n'a faitfcarrière.. Cet homme qui avait tant de choses à transmettre et qui aurait pu former tant d'élèves a passé presque toute sa vie

à enseigner le thème et la version grecs à la Faculté des Lettres d'Alger. Il avait plus de 65 ans quand il put venir à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes pour parler de ce qui lui tenait à cœur et qu'il était le seul à pouvoir dire. Nous étions une poignée à suivre ses séminaires, la plupart non hellénistes. Durant toutes ces années, chaque jeudi matin fut pour nous jour férié, jour de grande fête intellectuelle. Nous voyions arriver, d'un pas vif et allègre, ce vieil homme plein de jeunesse, haute stature, beau visage encadré d'une barbe bien taillée, comme si venait à nous, tel qu'on peut le voir au Musée d'Athènes, le grand Poseidon, arborant en signe de non conformisme le noir chapeau rond à la Blum et la cravate Lavallière. Pas une note, quelques références jetées sur un feuillet. Droit pénal, testament, propriété, guerre, légendes et culte de héros, famille et mariage, orphisme et sectes religieuses, tragédie... — qu'importaient les thèmes ? Quels qu'ils fussent, Gernet était à son affaire, dans son sujet, parce qu'il était chez lui en Grèce ancienne, à la façon d'un ethnologue qui, parti dès l'âge d'homme explorer une terre lointaine, ne l'aurait plus jamais quittée et en comprendrait le peuple à la fois du dedans et du dehors, avec le double regard de l'indigène et de l'étranger. Gernet avait tout lu ; dans tous les domaines de l'hellénisme, son savoir apparaissait sans défaut. Celle science nous dépassait sans jamais nous écraser, nous paralyser. Pas l'ombre d'une pédanterie chez ce savant qui ne tenait l'érudition que pour un moyen, un outil pour poser correctement les problèmes et inventer chaque fois des réponses mieux ajustées. Nous débattions librement de tout devant lui ; et je ne vois pas de plus grand éloge à faire de ce maître que celui-ci : nul d'entre nous jamais n'a redouté de perdre la face par une sottise ou une erreur. Il reprenait, rectifiait, informait. Mais c'était vétilles à ses yeux que ce genre de fautes. La recherche qu'il poursuivait continûment devant nous visait au-delà. A travers l'analyse, précise et fine, des institutions, des œuvres écrites, des documents, la question que Louis Gernet ne cessa de poser au monde ancien nous concerne de façon directe ; elle nous met nous-mêmes en cause : pourquoi et comment se sont constitués ces formes de vie sociale, ces modes de penser où l'Occident situe son origine, où il croit pouvoir se reconnaître et qui servent aujourd'hui encore à la culture européenne de référence et de justification ? Envisagé de ce point de vue, ce qu'on appelle traditionnellement /'« humanisme » se trouve remis à sa place, situé historiquement, relativisé. Mais dépouillée de sa prétention à incarner l'Esprit absolu, la Raison éternelle, l'expérience grecque retrouve couleur et relief. Elle prend tout son sens dès lors que, confrontée aux grandes

civilisations différentes comme celles du Proche-Orient, de l'Inde, e la Chine, de l'Afrique et de l'Amérique pré-colombienne, elle opparaît comme une voie, parmi d'autres, dans laquelle l'histoire humaine s'est engagée. Louis Gernet était mieux armé que quiconque pour mener son enquête dans cette ligne. Philosophe et sociologue autant qu'heln. e> II appartenait à la génération des Herz, Mauss et Granet, Qui furent tous de ses amis, et dont il avait l'envergure intellectuelle. V[ 'Oii relise son premier article, de 1909, sur l'approvisionnement Athènes en blé au Ve et IVe siècles ou sa thèse de doctorat sur le eveloppement de la pensée juridique et morale en Grèce, si fortemenl parquée par l'influence durkheimienne, qu'on les compare aux "es qu'au soir de sa vie il faisait paraître dans le Journal de sychologie, on y retrouvera ce double et constant souci : partir s realités collectives, à tous les niveaux, en cerner la forme dense, bien mesurer le poids social, mais ne jamais les séparer des "udes psychologiques, des mécanismes mentaux sans lesquels ni ai)ènement, ni la marche, ni les changements des institutions ne Sont intelligibles1 anS compte rendu qu'il consacrait dans L'Année Sociologique au travail de Ci sur le ravitaillement en blé, Simiand soulignait l'intérêt d'une recherelle3U*ne se contente pas d'une simple description des faits mais retient comme p ®intégrante du service économique étudié : «une certaine somme d'états D ologiques collectifs, un certain ensemble d'idées complexes et spéciales qUe .es Athéniens se sont faits du rôle de leur cité dans l'approvisionnement ». ^ un rapport qu'il rédigeait entre 1907 et 1910 à la Fondation Thiers po résumer l'orientation des travaux qui devaient aboutir à sa thèse, Louis écrivait : « conçois ce travail comme une étude de philologie et de q. droit. Les textes sont assez abondants et assez limités. Ce droit attique est re IlUnent original pour qu'on puisse aboutir à des résultats vraiment inté8> 8et généraux. Quel rapport y a-t-il entre le mot et le concept ? Comment Ue l'indétermination, si souvent observée dans la terminologie juridique (les Grecs, et si souvent opposée à la sûreté rigoureuse de la terminologie lati ^ Comment une langue juridique s'est-elle constituée ? Comment les mot langue commune se sont-ils spécialisés dans cette fonction ? Comment se opérés les changements de sens, les changements du vocabulaire, et dans q ile mesure les uns et les autres correspondent-ils à la transformation, à p, ou à la naissance de certaines idées juridiques et morales ? Enfin, s'il bien une histoire des concepts connotés par les mots, quel profit peut-on tirer d du vocabulaire, pour la connaissance de la psychologie juridique des Athéniens du vie au ive siècle ? et par exemple des notions «préjuridjqU * contemporaines de la vengeance privée et de la famille souveraine. Que reste-t-il — à scruter l'emploi, des mots — qui soit encore conscient ou ^ fans les idées collectives que se font du droit ou des droits les Athénien s ri l'époque classique ? — Voilà les principales questions que j'aurais en VUe EnfIn convaincu de l'intérêt qu'offrirait, pour mon travail, un examen

Pour mener à bien cette tâche dans l'étude du monde ancien il fallait que se trouvent réunis chez le même savant le point de vue propre au spécialiste et une perspective plus large, situant l'objet de sa recherche dans l'ensemble de la vie sociale et spirituelle des Grecs, l'intégrant à cette totalité que forme une civilisation. Gernet était un spécialiste en chaque domaine, un maître en philologie, en science du droit, en histoire sociale et économique, un de ceux aussi qui ont le plus finement et le plus profondément pénétré les formes de la religiosité grecque. Familier des débats philosophiques comme de ceux du tribunal, pratiquant les œuvres des poètes comme des historiens ou des médecins, Gernet pouvait chaque fois envisager l'homme grec total, tout en respectant la spécificité des divers domaines de l'expérience humaine, leur langue et leur logique propres. Aussi les corrélations qu'il établit entre les différents faits de civilisation ne se présentent jamais sous forme simplement d'influence ou de correspondance, mais aussi comme des dissonances, des décalages, des contradictions se manifestant à l'intérieur d'un même système, lui donnant le mouvement et la vie. Le volume que nous publions, avec l'aide de Marcel Detienne qui, dans le même esprit d'admiration fidèle pour Louis Gernet, nous a aidé dans le choix des textes et a revu l'ensemble des épreuvesl, — ce volume, croyons-nous, vient à son heure. D'abord parce qu'après la réédition de Droit et Société en Grèce ancienne — où se trouvent rassemblées les études proprement juridiques de l'auteur — un autre volet de son œuvre est ainsi rendu accessible au public. Mais aussi pour une raison plus profonde. Au moment où l'on a pu envisager l'effacement de l'homme comme objet de science et écrire que : « de nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de l'homme disparu »2, la recherche de Louis Gernet prend à nos yeux valeur exemplaire. Ce qui intéresse ce sociologue qui est aussi un historien, ce sont moins les systèmes constitués que la façon dont ils se sont successivement construits, modifiés, décomposés : les périodes de crise, les mutations, les ruptures, les innovations dans tous les domaines et sur tous les plans de la vie sociale. Ces faits de changement, brusques et profonds, qu'ils soient d'ordre technique, économique, politique, religieux, scientifique ou esthétique, comportent c o m p a r a t i f , j ' é t u d i e r a i certains faits suggestifs de l a t e r m i n o l o g i e des d r o i t s les p l u s voisins d u d r o i t grec. J ' a i c o m m e n c é l ' é t u d e d u s a n s c r i t : la connaiss a n c e d i r e c t e des codes h i n d o u s m e s e r a i t précieuse... ». (Ces t e x t e s s o n t cités p a r Georges DAVY, H o m m a g e à Louis Gernet, P a r i s , 1966). 1. N o u s r e m e r c i o n s M m e S t y l i a n i Georgoudis q u i a c o m p o s é l'index. 2. Michel FOUCAULT, Les mots et les choses, P a r i s , 1966, p. 363.

toujours une dimension proprement humaine. On ne saurait comprendre leur dynamique que si on s'interroge, non certes sur j Homme, mais sur la mentalité particulière des hommes, des groupes humains qui les ont mis en œuvre, si on cherche à pénétrer ce que lurent leurs modes de penser, leurs cadres et outils intellectuels, leurs formes de sensibilité et d'action, leurs catégories psychologiques all sens que Mauss donnait à ce terme. Louis Gernet apporte sur ce point une démonstration décisive quand il examine en Grèce Qncienne toute une série de « tournants » où les mutations mentales les changements sociaux apparaissent en liaison dialectique : avènement du droit à partir du prédroit, création de la monnaie et ,e9agement du plan de l'économie à partir de comportements qui lTnpliquent une notion mythique de la valeur, naissance de la Cité e d une pensée politique, origine de la philosophie. Bans cette France de mai 1968 où tant de choses brusquement changé, tant de nouveautés surgi que nul n ' a u r a i t pu prévoir, ouvrage de Louis Gernet, même s'il concerne un très lointain 'Passé, n'en est pas moins, p a r sa démarche et son projet anthropooglques, un livre pleinement actuel. Jean-Pierre VERNANT

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Religion et Société

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L'Anthropologie dans la religion grecque Le mot d'anthropologie a peut-être eu à pâtir depuis quelque emps ; mais, en l'espèce, il est facile de s'entendre. On ne croit pas fausser l'intention qui a dicté le présent recueil en comprent sous ce terme la représentation de l'être humain sur le plan igieux et de la place qui lui est assignée dans une économie du monde (en particulier quant à la dislance qui peut je,, separer des êtres divins et, inversement, aux possibilités approche ou d'assimilation). , Question à qui a naturellement bien des aspects et dont l'exposé bien des raccourcis. Qui a son unité aussi : on l'admettra du moins comme conception de base. Certes on pourrait se demanr dans quelle mesure il est permis de parler d'une religion grecque : une de cet ordre est, bien entendu, complexe et lej\ariable. Mais ce qui nous intéresse, c'est d'abord de définir actions de pensée et les tendances dont témoigne l'''anthrop 0 ogIe" grecque dansée qu'elle a de plus immédiat et de plus a^Parent ; d'essayer de reconnaître la structure de cet ensemble admettons qu'il y a, entre ses différents secteurs, une solidarité ; d'essayer de comprendre aussi comment le - système s'est décomposé. Cela sous-entend que notre perspechistorique est assez délimitée en principe ; nous avons en - e Moment de la cité : mettons du vile ou vie siècle jusqu'à Vue l'époque d'Alexandre — la portée de la datation étant assez relative en l'espèce. t. 1 '

®x^rait du recueil Anthropologie religieu8e, Suppléments to NUMEN, 1955, pp. 49-59.

C'est intentionnellement qu'on marquera d'abord, dans l'humanité en question, certaines attitudes fondamentales devant la vie. Sur la "nature humaine" et sur le champ d'action qui lui est départi, nous avons des témoignages instructifs où peut d'ailleurs se discerner une espèce d'antinomie. Un chœur magni, fique de l'Antigone de Sophocle exalte l'homme comme détenteur — et même, exceptionnellement, comme créateur — de techniques dont on pourrait croire le développement indéfini s'il ne rencontrait pas une double limite : il y a la mort, barrière infrangible ; et il y a les Dieux, de qui les hommes tiennent la justice ; l'homme est une "chose merveilleuse", mais il est étroitement borné, et son action, au fond, n'est pas autonome. — Le thème de Prométhée, autrement articulé, n'est pas orienté de façon différente : Prométhée est certes un symbole d'action humaine, spécialement de puissance technique, mais il n'est pas un mortel, c'est à un être supérieur que les mortels doivent leurs moyens d'action ; encore ces moyens sont-ils subalternes puisque Protagoras, tout sophiste qu'il est, admet l'échec de Prométhée dont l'œuvre a dû être complétée par Zeus : c'est Zeus qui octroie aux hommes la justice sans laquelle il n'y a pas de monde humain organisé. La justice, c'est la cité, et la cité est transcendante aux citoyens. Les Dieux le sont aux hommes. La condamnation de l'hybris, de la "démesure", de l'excès de pouvoir et de ce vertige qu'engendre un succès trop continu, l'appel à la "modération" et à la "connaissance de soi-même" qui est d'abord celle de ses limites —tout cela prend un sens profondément religieux qui n'est pas du tout, à vrai dire, celui du néant de l'homme tel qu'il s'affirmera bien plus tard chez un Philon d'Alexandrie, mais qui n'en est pas moins, pour une part essentielle, de restriction et de soumission. C'est la leçon de Delphes, du sanctuaire qu'on représente comme la source de la plus haute "sagesse". Apollon, qui y règne, est un dieu très haut ; il peut avoir des complaisances pour les fidèles qui les méritent par leur piété — sans que le caprice y soit nécessairement étranger ; mais ce n'est pas un dieu dont on s'approche véritablement et, encore moins, avec qui il puisse y avoir une communion quelconque. Comme dieu d'oracle, aussi bien, il administre un Destin avec lequel lui-même ne peut se permettre que des libertés très mesurées. La représentation du monde qui se dessine pourrait être qualifiée, néanmoins, d'optimiste. Le monde est ordonné : l'idée de cet ordre, de ce cosmos, pourra prendre un développement parti- j culier dans certaine spéculation, mais elle s'exprime spontané- j

lïlent dans la poésie, c'est-à-dire dans une espèce de philosophie PoPulaire où les concepts de "loi" et de "justice" trouvent une aPplication, en effet, plus ou moins cosmique. C'est même surtout Par la perception de cet ordre que la pensée humaine entre en relatIon avec le monde divin. Ordre impersonnel, le plus souvent : car "Zeus " en est surtout le symbole et, quand les Grecs veulent Parler de causalité divine, c'est une expression collective ou neutre q,l ils emploient volontiers : la divinité, les Dieux. Fait d'autant Puis notable que les Dieux, par ailleurs, sont très individualisés 77 dans un plan de représentation où ils ne sont pas considérés comme spécialement actifs. En dehors du culte où s'étaIt — mais en des points marqués par le mos majorum — le contact et en quelque manière la communication, la conception . ensemble qui prévaut est celle de deux mondes, de deux "races" imperméables l'une à l'autre ; c'est un thème de Pindare, fidèle erprète ici comme ailleurs de sagesse delphique. Il est bien vrai qu'il y a de tout autres choses aussi dans la pensée pieuse la plus manifeste. Sans doute on a fait trop de littérature sujet de l'antithèse Apollon-Dionysos : elle existe pourtant. religion de Dionysos — ou, pour être exact, certains de ses Pects ou de ses moments — signifie une exaltation des âmes 4 i s échappent hors de "ce monde-ci" par le moyen de l'extase et 4 1 pénètrent dans un autre monde avec la certitude de l'enthou' ■siasme. L'extase est une "sortie" ; l'enthousiasme est une "posses. n : y a-t-il pour autant communion ? Dionysos est un dieu saisissable à ses propres fidèles ; et dans sa religion même, °n dans les dérivés de cette religion, on peut certes reconnaître le sentiment d'une fusion momentanée avec la divinité d'ailleurs in séparable de la nature, mais non pas l'idée d'une liaison proment personnelle avec le dieu. Au vrai, le dionysisme a dû e intégré au système de la religion de cité : il s'y ajuste ; il y Il est hautement symbolique que son dieu ait trouve sa accueilli, plus ou moins tôt, dans le sanctuaire même de l'A Pollon delphien. Les virtualités de "religion individuelle" j sont en lui ne peuvent pas se développer sur ce plan-là. j., Y a un autre élément dont il faut tenir compte : les "mysres - nous parlons ici d'une certaine espèce, celle d'Eleusis — r Présentent une pensée qui est bien à part : l'idée de commuest apparente dans leur rituel ; la promesse d'immortalité est l raison d'être ; et plus expressément encore que le dionv nysisme, C eS^ à l'homme qu'ils s'adressent, ils ne font pas accep^ron^res. dans une certaine mesure, ils ne laissent Pas d'être intégrés, eux aussi : leur patronage fait partie du

patrimoine religieux d'Athènes et s'exerce par la loi de la cité. Ils n'offrent pas l'équivalent d'une Église : leur originalité réside dans une affirmation singulière, mais qui reste localisée, qui ne retentit pas sur ce qu'on peut appeler la pensée hellénique du monde. C'est dans le cadre de cette pensée qu'il faut comprendre les notions relatives à l'‟âme” : il est justement remarquable que même le dionysisme comme tel et même les mystères d'Eleusis2 n'aient pas affaire à elle. Si elle tient une place considérable dans une spéculation "mystique" et dans l'enseignement pythagoricien et platonicien, la conception courante n'en est point affectée — et Platon le reconnaît tout le premier au moment même où il aborde la question de l'immortalité. On ne s'étonnera d'ailleurs pas que l'idée de l'âme, dans la pensée courante, soit d'une espèce que nous dirions, grossièrement, positive —-l'objectivation n'allant guère plus loin que dans l'imposition du nom : la psychè est l'ensemble des manifestations conscientes de la personne et tout au plus le principe, vaguement conçu, qui les produit dans le plan de la vie présente. Mais ce qu'il est important d'observer, c'est que le même mot a recouvert plus anciennement (et continue de recouvrir dans certaines traditions) des notions d'un tout autre type : l'emploi homérique, on le verra, est radicalement différent, on peut dire inverse ; or, dans des textes qui appartiennent encore à l'époque archaïque, nous constatons le changement de sens ; il n'est pas excessif de parler de mutation, et on peut dire qu'elle est révélatrice. Il va de soi que cette seule considération n'épuise pas le chapitre. Les "superstitions" ou les "survivances" seraient à mentionner. On a toujours parlé d'âmes errantes ou de choses de cet ordre ; ou de l'Hadès, comme d'une espèce de Scheol. Il y a des notions plus spécifiques et qui peuvent prendre une certaine consistance, comme celle du génie personnel, analogue en effet au genius latin — mais il n'est pas objet de culte avant l'époque hellénistique. A l'inverse, il y a un culte des morts (essentiellement familial) ; mais si l'on peut dire qu'il implique communément une vague idée de survie, il se passe, par lui-même, de toute représentation concrète d'immortalité et même, à la limite, de toute croyance. Par ailleurs, la poésie peut user assez librement d'un matériel d'images : la mort se traduit pour elle par une séparation du "corps" et de l'"âme", celui-là retournant à la 2. Cf. WlLEMOWITZ-MöLLENDORFF, Der Glaube der Hellenen, I I , p. 59.

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terre, celle-ci recueillie dans l'éther. Tels sont les termes d'une épitaphe de guerriers, en 432 ; c'est l'idée d'Euripide à la même époque. — On ne perçoit guère, en tout cela, la croyance assurée, ni l'intérêt pathétique qui pourrait l'entretenir. Mais il est une notion qui a sa place nécessaire dans la structure du monde religieux, et sur laquelle il y a lieu de s'arrêter car elle ne peut être que significative : c'est celle du héros. Les héros sont une espèce à part, entre les dieux et les hommes : ses représentants sont bien des hommes, mais des hommes qui, au-delà de la mort, ont acquis une condition ou un statut suprahumain. — Le problème des "origines" déjoue tous les simplist e s : il y a une grande variété de héros ; et dans cette variété on peut apercevoir plusieurs étages de pensée et plusieurs moments d'histoire sociale. La notion s'alimente d'abord dans Un fonds très ancien : le héros est souvent associé à la terre et à la fertilité, et, quel qu'il soit, revient facilement à cette vocation ; sous les espèces de l'"archégète" local, il perpétue un souvenir de Roi divin, dispensateur et responsable de prospérité ; à un autre niveau, la notion s'est naturellement fixée dans l'espèce du guerrier (les hommes du "quatrième âge" d'Hésiode) ; pour les gentes de noblesse, qui ont dû la cultiver spécialement, elle est celle de l'Ancêtre. Et toutes ces pensées convergent à l'âge historique dans la notion du héros protecteur de cité. Aussi bien 1 espèce reste ouverte : des hommes éminents — ou singuliers — Peuvent encore y entrer, après leur mort. En un sens, cette catégorie tient fortement à l'organisation de pensée qu'on a vue et qui est celle d'une Grèce "classique". Si elle hausse l'humanité du fait que l'humanité y est essentielle, elle n'en confirme pas moins, dans la conception même d'une réalité intermédiaire, un état congénital de l'homme qui est un état de subordination et de clôture. La condition héroïque est exceptionnelle par définition : c'est à un passé révolu qu'appartient la grande masse de ses bénéficiaires, ils sont d'un temps qui n'est pas le temps historique. Si des hommes nouveaux y accèdent, la règle théorique est celle d'une stricte limitation : il est intéressant de constater que Delphes exerce à cet égard une espèce de magistère, et, dans un cas qui est de la fin du ve siècle, elle proclame que le héros qu'elle vient de canoniser est "le dernier". — Autre trait spécifique, celui de la gratuité : même les promotions du temps jadis n'ont pas eu, somme toute, à se conquérir, et encore moins à se mériter ; les nouvelles sont souvent déconcertantes : ce qui en décide, c'est notamment un "signe"

(comme la disparition) qui révèle, l'espace d'un instant, une brusque fissure dans la barrière qui sépare de l'autre monde. — Enfin, la personnalité historique tend à s'évanouir dans le culte. La vertu du héros est une vertu fonctionnelle : elle se situe à un niveau qui est, répétons-le, intermédiaire, mais sans que le héros, normalement, pénètre dans le monde des Dieux et sans qu'il figure comme intercesseur entre celui-ci et le monde des hommes. Du temps où la "sérénité de l'âme grecque" était un lieu commun, on pouvait en rester là. Et il faut bien dire que cette conception, qui a été, avec des nuances diverses, celle de grands hellénistes, correspond en effet à une réalité historique, à l'existence d'un certain système de pensée et d'attitudes. Qu'il comporte du divers ou même de l'hétérogène n'y fait rien : les oppositions mêmes en font partie, Dionysos équilibre Apollon. Mais en vérité on peut y sentir des tensions : l'idée que l'homme comme tel ne peut en aucun sens accéder à une condition divine n'est pas si facilement acceptée. Il pourrait y avoir quelque chose de révélateur dans l'insistance même avec laquelle Pindare répète la leçon delphique : "n'essaye pas d'être dieu" ; ne serait-ce pas une tentation qu'il condamne ? De fait, la leçon peut être formellement contredite. Nous n'avons pas en vue, pour l'instant, les enseignements du genre "orphique" puisqu'on pourrait les considérer, à la rigueur, comme des phénomènes marginaux. Mais lorsqu'Aristote affirme la possibilité pour le sage de se rendre immortel en quelque manière, il s'inscrit en faux contre un adage traditionnel qu'il ne craint pas de citer et qu'on peut lire en toutes lettres dans Pindare. — Dans une tout autre zone, voici l'épisode étonnant que nous connaissons presque par hasard : Lysandre, vainqueur d'Athènes et libérateur des cités qu'elle opprimait, devient l'objet d'un culte en Asie Mineure. Il n'est pas héroïsé, après sa mort ; il est déifié, de son vivant : exactement comme le seront les souverains à l'époque hellénistique. Servilité, sans doute ; mais pourquoi prend-elle cette forme aberrante ? Ces faits sont bien différents. Mais ils ont ceci de commun qu'ils contredisent une pensée hellénique qu'on pourrait dire normale. Et ils posent l'un et l'autre des problèmes d'histoire : celui des origines de la tradition philosophique —et celui des "résurgences" que peut signifier l'adoration d'un chef ou d'un roi. Sur toute pensée humaine pèsent des héritages : ce sont eux qui provoquent parfois les ruptures d'équilibre.

C'est un fait assez frappant que la notion qui nous a paru être une pièce maîtresse et particulièrement signifiante dans une certaine conception hellénique du monde, je veux dire celle du héros, n'ait justement pas survécu à la ruine de la cité. Dès 1 époque hellénistique, des valeurs nouvelles s'y introduisent et, si le culte des héros reste naturellement fidèle à la tradition, la catégorie en tant que telle n'est plus reconnaissable dans les créations auxquelles on procède. D'une part, l'appellation de héros va se généraliser et finira par être attribuée à tous les morts. D'autre part, l'ambiguïté s'accuse entre la condition de héros et celle de dieu, au moins pour l'espèce des héros qui représentent des valeurs sociales comme celle de chef militaire, de législateur, de fondateur de colonie ou de restaurateur de cité. Or il est permis de penser que la notion de l'''homme divin" s'y perpétuait souterrainement : déjà l'oracle de Delphes lui-même, paraît-il, hésitait s'il devait appeler Lycurgue un homme ou un dieu. A l'époque de la cité, la tendance est sévèrement contenue, on oserait presque dire refoulée : le cas de Lysandre est une excepd'ailleurs éclatante. Mais on se rend compte que, même en taisant la part des "influences orientales", il y a lieu de reconnaître aboutissement d'une tendance hellénique dans le culte des souverains à l'époque alexandrine ou, aussi bien, dans ces divinisations post mortem qui alternent presque arbitrairement avec des héroïsations. Si remarquable que soit cet ordre de faits, il en est un dont la Portée est beaucoup plus large. Dans la représentation de l'"âme" que nous avons indiquée comme plus ou moins dominante, la Pensée religieuse est, pour le moins, singulièrement assoupie : c est un caractère inverse qu'on peut constater dans un fonds de croyances qui remontent assez haut et dont les suites, pour histoire, ont été d'importance capitale. Chose très notable, on n'en trouverait guère le point de départ, et pas du tout la raison d'être, dans le témoignage littéraire qui est Pour nous le plus ancien, et qui fut pour les Grecs d'autorité durable : la conception homérique est aux antipodes de ce qu'on Peut appeler la conception mystique. Sous le nom de psychè en tant qu'il désigne un être, Homère retient seulement cette espèce de "double" qui n'apparaît ou ne se réalise qu'au moment de la mort pour être relégué, fantôme inconsistant, dans un au-delà ténébreux et inaccessible. Quant aux fonctions proprement Psychologiques — le thymos en particulier, qui est vouloir et sentiment — elles sont liées au corps vivant et s'évanouissent

en même temps que la vie. — Le parti pris est manifeste. Mais on peut présumer que la conception homérique recouvre des profondeurs. Il est difficile de les explorer, et au surplus ce n'est pas notre objet. Disons seulement que nous avons le témoignage d'une pensée très ancienne où les morts, directement rattachés au monde humain et au monde de la nature — en particulier à la Terre Mère — sont intégrés à la vie d'un groupe local essentiellement représentée comme cyclique. Or dans ce complexe, qui suscite des images multiples, l'image du "souffle", qu'évoque le mot psychè dans son étymologie, a dû être d'importance (les Tritopatores, qui favorisent les naissances, sont à la fois des "vents" et des "ancêtres"). De tout ce fonds antique rien n'apparaît plus chez Homère. — Même stylisation chez lui, et même dépassement, dans la représentation psychologique du vivant : dans le maniement d'un vocabulaire traditionnel qui prend tour à tour une valeur que nous dirions abstraite et des significations anatomiques (les phrenes, par exemple, étant aussi bien une partie du corps sans que nous sachions laquelle au juste, et l'"esprit" tout court ou 1'"intelligence"), on reconnaît l'héritage — et l'usure — d'un style formulaire ; mais nous savons bien, et nous savons par les Grecs eux-mêmes en dehors d'Homère, que, derrière cette pensée homérique que les "physiologues" n'auront guère qu'à prolonger, il y a la représentation hautement archaïque qui privilégie — qui valorise au sens religieux — certaines parties ou certains organes de la personne physique : non seulement la tête ou le cœur, mais le diaphragme, le poumon, le foie, et tout autant certaines "humeurs", avec lesquels sont étroitement associées dans une mentalité participationniste les imaginations relatives à l'"âme". Celles-ci, le poète les ignore ou veut les ignorer. On peut donc dire qu'en dépit de ses archaïsmes d'expression, Homère va dans le sens d'une pensée "classique"?; à sa façon, il y prélude. Or, peut-être au moment même où s'élaboraient les poèmes homériques, une tout autre pensée s'affirme dans un monde que nous ne connaissons qu'à travers une tradition plus ou moins mythique, mais qu'il nous est possible d'identifier assez sûrement car d'une figure à l'autre les traits se recouvrent ou se complètent : il s'agit de ces personnages merveilleux, tour à tour qualifiés de "sages" ou de "prophètes", et dont le Pythagore de la légende représente un exemplaire ou un dérivé qui serait déjà suggestif à lui seul. Purificateurs, guérisseurs, magiciens peu ou prou, thaumaturges à l'occasion et par excellence devins

ou plutôt Voyants, leur légende laisse reconnaître deux éléments essentiels : une pratique systématique de l'ascèse (avec des souvenirs assez nets d'une discipline de type yoga) ; et un thème fondamental, d'aspect parfois shamanistique, qui est celui de ame itinérante et tout autant des réincarnations. S il ne fallait voir là qu'un accident dans l'histoire de la pensée grecque, il n'y aurait pas lieu de s'y arrêter. Mais ce mouvement ne peut être que significatif : il révèle, à l'époque archaïque où se produit, des aspirations et une mentalité qui vont en sens contraire de l'esprit qui prévaut dans l'hellénisme le plus apparent ; et on peut en apercevoir les prolongements, qui sont de conséquence. Il n'est pas étranger aux origines de la philosophie (en plein ve siècle, Empédocle réédite étonnamment un type de mage). Les enseignements qu'il répandait ont fructifié aussi bien ans des écoles que dans des sectes : si la doctrine platonicienne e l âme est bien loin d'en être le décalque, elle leur doit une inspii°n que Platon ne laisse pas de reconnaître ; on les retrouve dans une religion de "mystère" à laquelle nous attachons epithète un peu conventionnelle d'orphique, mais dont les croyances avérées sont de même type et de même ton ; et, dans la erne ligne, il y a lieu de considérer certaine spéculation religieuse qUI met l'âme humaine en rapport direct avec une âme divine du onde et qui, assez en marge à l'époque classique, a le plus bel avenir devant elle. Rien dans tout cela qui permette d'établir corps de doctrines ; mais des tendances communes, et également aberrantes. Une aspiration commune d'abord : on veut entrer en contact et comme substantiel avec la divinité. A la limite s> rme l'ambition d'être dieu soi-même. Empédocle se donne tn Les lamelles dites orphiques, qui, déposées dans des m beaux, ont pu être comparées à un Livre des Morts, comportent une profession de foi explicite : le défunt devient un eros ' ou un "dieu" (ce qui, nous le savons, s'équivaut presque sormais). Mais, sauf exception, le caractère divin ne saurait être congénital ; ou, plus exactement, il doit se reconquérir : l'âme, déchue, doit être sauvée. Car l'âme a maintenant une oire, qui se déroule hors du monde sensible et qui remonte 9 l existence présente. Précellence de l'être "spirituel" réalité à part, enchaînement des vies successives, possic bilité de rédemption — toutes ces idées, qui sont au point de Part de la tradition, y sont restées essentielles. n dehors de cette croyance de "sectes" qui eut une fortune si Ilgulière dans la transposition platonicienne, mais dont l'exten-

sion fut peut-être restreinte, il convient d'insister sur certaines notions qui procèdent du même esprit et qui offrent un double intérêt : d'une part, on y trouve le prolongement d'une pensée préhistorique que nous avons d'ailleurs vue affleurer çà et là, mais qui prend ici un sens véritablement nouveau par le pathétique dont elle est marquée ; d'autre part, si localisées qu'elles soient ou occasionnelles, on y peut reconnaître des anticipations sur la pensée religieuse qui se développera à l'âge suivant. L'une de ces idées est celle du daimôn individuel. Elle présente plusieurs aspects et aussi une certaine unité d'inspiration. Elle est d'abord celle de ce genius auquel nous avons fait allusion, en même temps qu'elle est une appellation générale des êtres divins ; mais elle tend vers la conception très définie d'un être divin résidant en l'homme, qui se révèle après la mort de l'homme et parfois même de son vivant : Empédocle est un daimôn ; d'illustres défunts le sont ; Platon en attribue le statut aux "gardiens" de sa cité, dans le culte qu'il institue en l'honneur de leurs mânes. Cette notion, qui se distingue expressément de la notion traditionnelle du héros, signifie, dans un nouveau cadre de pensée, des possibilités inédites d'ascension humaine. Mais l'idée que la nature elle-même est démonique (la formule est d'Aristote) interfère avec celle-là dans une représentation qui ne fait encore que s'indiquer. L'être spirituel de l'individu n'est pas solitaire (comme est solitaire, normalement, l'homme grec). Dans le platonisme, il est rattaché à l'Ame du Monde ; mais, hors de la philosophie — ou la côtoyant — une conception analogue se produit sous des espèces singulières : il y aurait lieu de retenir ici tout ce qui concerne le "souffle", l'inspiration", la "chance" (curieusement associée tout ensemble à une représentation physique et à l'idée d'une grâce divine) — et même cette fameuse théorie de la "purification des passions" qui, chez Aristote, comporte des aspects indivisément physiologique, psychologique, métaphysique3. La notion d'un pneuma divin avec lequel l'individu peut être en communication immédiate apparaît au centre d'une doctrine qui se dessine : par certains de ses thèmes, elle renouvelle étrangement un mode de pensée "primitif" ; elle tend, aussi bien, vers une représentation religieuse du monde, qu'elle soit de type stoïcien ou de type mystique, où se pose le problème de la place et de la valeur de l'être

3. Sur tout cet ensemble, cf. BOYANCÉ, Le culte des Muses, pp. 185-199.

humain — c'est-à-dire de ses facultés personnelles d'accès à la divinité. Autre élément caractéristique : dans le tableau de l'Homme et du Monde, l'orientation se déplace. Selon une pensée traditionnelle, héritage des groupes humains qui vivent en symbiose avec le sol qu'ils occupent, l'image dominante est celle de la terre source de vie et réceptable de morts ; une polarisation inverse s indique tout de suite dans cette astrolatrie qui est une nouveauté éclatante de la dernière période du platonisme : car la mutation dont celle-ci témoigne, elle n'en témoigne pas pour Platon tout seul. C'est un nouveau sentiment religieux qui prend forme : affirmation, tout ensemble, de la nature divine des astres et, proprement, de l'affinité entre l'être de l'âme et leur être à eux. D'où ces imaginations dont on n'a pas besoin de rappeler quelle fut la fortune dans le monde gréco-romain. Par rapport à la vision du monde qu'on peut qualifier sommairement d'hellénique, on reconnaît assez la singularité de pensées diverses, mais convergentes. Il y a renversement de Perspective : l'idée du "divin" n'est plus celle d'une réalité qui ne peut être qu'objet de "contemplation", c'est celle d'un Etre qui, à sa manière, se tourne vers l'homme. Et corrélativement, c est l'idée de l'âme et de ses destins qui, en intégrant parfois ce qu'il y avait de plus lointain dans la mémoire humaine, reprend avec un contenu nouveau la consistance religieuse qu'elle avait quasi perdue. On a fait allusion aux dérivés : il est permis de reconnaître comme tels, à quelque niveau qu'ils se situent et quelle qu'y soit la part des influences orientales, certains des phénomènes les plus marquants de la période postérieure, culte des monarques, religions de salut, doctrine du Dieu cosmique... Brusque émergence qu'il est saisissant de constater, car c'est une humanité neuve qui se déclare ; mais on a vu que, sur tel et tel point, elle s'annonçait. Peut-être l'humanisme hellénique recélait-il sa propre contradiction. L'univers mental qui correspond à une société "politique" Où l'unité est le citoyen abstrait et interchangeable, c'est ce cosmos où l'Homme trouve sa place, mais beaucoup moins les hommes. Il est impérieusement ordonné, mais l'équilibre en est instable : on ne peut faire abstraction ni du passé qui s'y perpétue et qui se prête à d'étonnantes transpositions, ni de l'avenir qui s y prépare et de cette espèce de dialectique qui, passé l'âge de la Cité, en a produit l'éclatement.

2 Frairies antiques Que, dans la religion grecque, des éléments d'origine paysanne se reconnaissent encore facilement par places, c'est une observation trop banale pour qu'il soit besoin de la rééditer. Pourtant, il y a peut-être là un sujet qui mérite d'être considéré en luimême. Mais je prie qu'avant tout on considère ces notes comme des notes : il ne s'agit pas d'une étude systématique sur la religion Paysanne en Grèce, laquelle étude n'est d'ailleurs pas, j'imagine, « conseiller ; il ne s'agit pas non plus de dépister du primitif, le Primitif étant défini préalablement par un ensemble de concepts que l'ethnographie nous a rendus familiers : le travail, utile en son temps, a été fait ou entrepris, et il est permis de penser qu'il n est plus à l'ordre du jour. Le présent projet est d'ailleurs plus Modeste. Nous considérons dans leur réalité concrète un certain nombre d'usages antiques, qui sont des usages paysans dont les ripailles à sens religieux forment le centre : il s'agit, ou il s'agirait, de nous donner le sentiment d'une société et d'un rythme, également anciens2, à quoi ils correspondent ; il s'agirait aussi de 1. Revue des Études grecques, t. XLI, 1928, pp. 313-359. 2. De chronologie, il ne peut y en avoir que de relative. Nous serons fondé à admettre le caractère primitif de certains usages : 1° lorsque des survivances seront caractérisées à la fois par le milieu campagnard et par l'aspect indifférencié de la société qui y joue ; 2° lorsque des pratiques qui appartiennent à un stade postérieur impliquent des gestes et des représentations qui ne se comprennent pas directement à ce stade, mais supposent un fonds plus ancien, qui est celui de nos fêtes. Pour fixer les idées, et admettant une antithèse que ' Piganiol a particulièrement accusée dans son Essai sur les origines de Rome,

déceler, dans la pensée vécue qui s'y exprime et s'y entretient, le germe de certaines notions religieuses et juridiques qui, depuis, firent fortune. Ce double dessein paraît légitime. Sans doute, les usages et les conceptions primitifs ont été, à l'ordinaire, extrêmement élaborés. La couche primitive, le plus souvent, n'affleure plus. En maints endroits, et ce sont les endroits que nous connaissons le mieux, le paysan a très fortement subi l'engrenage de la cité, ce qui a favorisé ce travail d'abstraction et de stylisation libres qui rend le Grec si difficile à confesser. Tout de même, nous avons des témoignages directs sur les persistances d'une vie paysanne plus ou moins autonome qui, jusqu'en pleine époque historique, se garda. Et la méthode qui aboutit à reconnaître des transpositions n'est pas nécessairement un cercle vicieux. Dans la religion de la cité, les festins collectifs tiennent une large place3. Dans les rites4 et dans les mythes5, la cuisine est une disons q u e les usages primitifs n o u s a p p a r a i s s e n t , d a n s l'ensemble, « m é d i t e r r a n é e n s » : les « I n d o - E u r o p é e n s » a u r a i e n t a p p o r t é des c o n c e p t i o n s d ' u n t y p e d é j à plus a v a n c é q u i s ' a p p a r e n t e n t à la n o t i o n définie d u potlatch (DUMÉZIL, Le F e s t i n d'immortalité) e t qui, p a r c o n s é q u e n t , s u p p o s e n t des chefferies. 3. R e l e v o n s s e u l e m e n t , a u h a s a r d , q u e l q u e s t r a i t s q u i n o u s i n t é r e s s e n t p l u s d i r e c t e m e n t . D a n s le v o c a b u l a i r e religieux, l a n o t i o n de sacrifice appelle i m m é d i a t e m e n t celle de festin c o m m u n : de là des emplois c o m m e celui de δ α i ν υ θ α ι d a n s le calendrier de Myconos (MICHEL, n° 714, 25 et suiv.), de θoινᾱσθαι, θoινη d a n s des r è g l e m e n t s religieux (ib., n° 6 9 5 , 1 1 et suiv. ; 721) — emplois q u i s o n t liés à l ' i n t e r d i c t i o n de l'ànocpopà, c'est-à-dire à l'obligation d e c o n s o m m e r s u r place, d a n s le s a n c t u a i r e (cf. ZIEHEN, Leges Sacrae, I I , p. 238 et suiv.). L ' o r g a n i s a t i o n d ' u n sacrifice public est désignée c o m m e l ' o r g a n i s a t i o n d ' u n e έστίασις (MICHEL, n ° 402, 6). L a m e n t i o n n ' e s t p a s r a r e d ' έ σ τ ι α τ o ρ ε ί α compris d a n s les s a n c t u a i r e s (HÉROD., IV, 35 ; MICHEL, n ° 594, 114 ; Leges Sacrae, I I , n° 146 ; PAUS" V, 15, 2 ; cf. PLUT., Sept. S a p . Conv., 2) ; p a r t i c u l i è r e m e n t i n t é r e s s a n t est le t e x t e de STRABON, X , p. 487, o ù les v a s t e s έστιατoρεία de Ténos s o n t considérés c o m m e u n signe tOÜ συνέρχεσθαι π λ ῆ θ o ς IKavÓv T 6) v σ υ ν θ υ ό ν τ ω ν α ύ τ o ί ς à c r t u γ ε ι τ ό ν ω ν ; cf. ZIEHEN, I I , p. 259 ; P . ROUSSEL, Délos, col. ath., pp. 219, 223 (au C y n t h i o n , c'est-à-dire d a n s u n lieu de c u l t e e x t r ê m e m e n t ancien), 237 ; Ch. PICARD, É p h è s e et Claros, p. 54. 4. S u r le sens d u m o t ô p â v a p p l i q u é a u x K é r y k e s d'Éleusis, cf. Cleidémos ap. ATH., X I V , 640 A ; s u r les Kεντριάδαι e t les â a t t p o Í , « p a t r i e s » des K é r y k e s , cf. PHOTIUS, S. V. ; TÔPFFER, Att. Gen., 149 et suiv. 5. S u r les héros M a t t ô n e t K é r a ô n , cf. S. WIDE, Lakonische Kulte, p. 278 ( r a p p o r t a v e c les μάγειρoι des syssities s p a r t i a t e s : POLÉMON ap. ATH" I I , 39 c ; DÉMÉTRIUS DE SKEPSIS, ib., IV, 173 F ) . — D a n s u n a u t r e o r d r e d'idées, n o u s n ' a v o n s q u ' à signaler, p o u r l ' i n s t a n t , des m y t h e s , c o m m e celui d u f e s t i n de T a n t a l e ; relevons toutefois q u ' à Lesbos, o ù il y a u n m o n t T a n t a l e , il e s t quest i o n t o u t e n s e m b l e de T h y e s t e e t d ' u n e Daitô (CORNFORD d a n s J . E . HARRISON, Themis, p. 246). Le festin de T a n t a l e e s t i n t é r e s s a n t en ce que, c o n s e r v a n t des t r a i t s t o u t à f a i t primitifs (CORNFORD, ib.), il est en m ê m e t e m p s , de t o u t e évidence, u n potlatch.

grande affaire. Une formule est toute prête sur la vertu religieuse du repas sacrificiel. Mais c'est une formule abstraite. A l'έστίασις récente il y a eu des antécédents. Et il y a eu continuité depuis un passé très reculé : dans le rôle des femmes qui apparaissent aux fêtes de l'époque historique en distributrices de nourriture6, c est un archaïsme qui transparaît encore7. — Tout de suite, à vrai dire, on se rend compte qu'un très ancien courant religieux fut capté très tôt. Le noble selon le cœur de Pindare n'a pas désappris l'origine de son prestige : ces « festins de Dieux » dont ^ ne manque pas un8 parce que c'est sa fonction de les soutenir a ses frais, que furent-ils avant qu'on y vît des chefs, une hiérarchie, et l'Olympe ? 1 Si l'on veut identifier tant soit peu nos fêtes, il faut aller d abord au plus concret. Fêtes de campagne, elles ne le paraissent jamais plus que dans ces festins qui ont lieu sur les jonchées de feuilles (στιβάδες) sous les tentes (cncrivat). Cette coutume, qui porte la marque de ses origines, est restée singulièrement vivace. Dans des textes relativement tardifs, le verbe σκηνoῦν est encore employé comme synonyme de sacrifier9 : les sacrifices dont il s'agit sont occasion de festins dont il paraît bien prescrit, dans un cas, qu ils aient lieu dans le sanctuaire même10 ; ont-ils toujours lieu sous les tentes que le verbe indique, nous ne sommes pas obligés Aeutvocpôpoi des Oschophories d'Athènes (HARPOCR., s. V. ; PLUT., Thésée, 2 ) > à Éphèse, d'après un fragment de MÉNANDRE, Kιθαριστής (fête de aitis) ; cf. MICHEL, n° 993, 36. Il y a lieu de rappeler ici l'office des θoιναρμόστριαι (NILSSON, Griech. Feste, pp. 335, 339) qui, dans le culte de Déméter et de oré en Laconie et en Messénie, ont à organiser des repas de dieux et d'hu^a^ns ; cf. PROTT, Fasti, p. 37 ; ZIEHEN, Leges Sacrae, pp. 182, 186). Dans la ete laconienne des Tithénidia (POLÉMON ap. ATH" IV, 139 A), les femmes (les nourrices) qui la célèbrent θύoυσι ... Kdi TOÙÇγαλαθηνoὺς ôpGayopÎCTKOUÇ Kai παρατιθέσιν èV tfi θoίνη xoùç invita? ap-rouç, '• Cf. DUMÉZIL, o. L, p. 130. Rapprocher le rôle des Vestales à Rome, dans fêtes qui intéressent l'alimentation de la communauté (WARDE FOWLER,The Oman Festivals, p. 114) ; or, dans une inscription de Sparte, il est vrai tardive CIG, n° 1239), une femme porte le titre de ' Ecmav tfjç πόλεως Kai Goivapμoστρίαν (une autre, no 1442, de ' E. T. n. Kai Guyaxépa). 8. PIND., Isthm., II, 39, gelÕv ôal-raç πρoσέπτυκτo πάσας. 9. ZIEHEN, Leges Sacrae, II, p. 238 sq. ; il est alors employé comme θoινᾱσθαι p. 22, n. 3). Cf. MICHEL, n° 720, 1, 3 sq. 10. Inscription d'Élatée, MICHEL, n° 703. Cf. ZIEHEN, ad n. 79.

de le penser : mais c'est une association d'idées tenace que la sémantique nous révèle ici. De fait, la tradition s'est souvent maintenue pour les grandes ripailles. Il n'y a pas à se demander si Euripide archaïse quand il décrit, en termes bien significatifsll, le festin qu'Ion, sur l'ordre de son prétendu père, fait donner à Delphes sous une vaste tente. Seulement, dans ce cas, nous sommes dans une ville, nous avons du moins affaire à ses habitants et c'est un roi qui régale. La coutume apparaît plus près de ses origines dans toute une série d'exemples : en Laconie, dans ces fêtes qui sont des fêtes prédoriennes quant au fond, aux Karneia12 et, lors de la cérémonie dénommée KOîttç aux Hyakinthia et aux Tithénidia13 ; dans les mystères d'Andanie14 ; dans le culte institué par Xénophon en l'honneur d'une Artémis champêtre15. — Les στιβάδες dénotent un archaïsme encore plus irrécusable. D'elles aussi, du reste, la tradition se prolongea tard : le snobisme religieux d'un Hérode Atticus se plaisait encore à la respecter16. Ce qui est plus instructif, c'est qu'on retrouve l'usage dans la K01tÍÇ lacédémonienne, en même temps que celui des tentes17. Et ce qui est encore plus intéressant, c'est qu'on l'entrevoie assez nettement dans un rite tout à fait archaïque d'Éphèse, 1 1 . E U R I P . , I o n , 8 0 4 s q . ( c r K l l V à ç è ç Í e p a ç . . , KOIVIIV ξ υ ν ά ψ ω ν S a n a π α ι δ ὶ τ ῷ VSÇ)) ; 1 1 2 2 et s u i v . ( S e î r c v a , 1 1 2 4 , q u i o n t u n c a r a c t è r e h a u t e m e n t r e l i g i e u x , m a i s qui s o n t à distinguer d u sacrifice aVt' ὀπτηρίων qui est personnel à X o u t h o s ; ffiç Î t d v x a ∆ ε λ ϕ ῶ ν À . a ô v ê ç θ o ί ν η ν κ α λ ῶ ν , 1 1 4 0 ; r a p p r o c h e r l a f o r m u l e r i t u e l l e p r o n o n c é e p a r l e h é r a u t , 1 1 6 6 et s u i v . ; l a s a l l e e s t u n c r u a c r i t l O V , 1 1 6 5 ) . P l u s i e u r s thèmes sont impliqués là-dedans, qu'on retrouvera. 12. DÉMÉTRIUS DE SKEPSIS, a p . A T H " I V , 141 E (crKtaOeç) : le t e x t e i n d i q u e q u e , p o u r les S p a r t i a t e s , la d i s p o s i t i o n d e la f ê t e e s t μ ί μ η μ α σ τ ρ α τ ι ω τ ι κ ῆ ς àyroyftç, I l y a l à u n e x e m p l e c u r i e u x d e l a d é v i a t i o n , d ' a i l l e u r s n a t u r e l l e , q u e les i n s t i t u t i o n s p r i m i t i v e s o n t s u b i e c h e z les S p a r t i a t e s : c e q u i l a i s s e t r a n s p a r a î t r e u n e p l u s h a u t e a n t i q u i t é q u e l'ayroYTt, c ' e s t l e f a i t q u e l a d i v i s i o n p a r t e n t e s c o r r e s p o n d à la division p a r phratries, a r c h a ï q u e s'il e n f u t et p r e s q u e t o t a l e m e n t effacée dans la Sparte historique. 13. POLÉMON, a p . ATH., I V , 1 3 8 F : c n c r | v à ç π o ι o ῦ ν α ι . . . e ù r o x o u c n v , 1 4 . R è g l e m e n t d e s m y s t è r e s , M I C H E L , n ° 6 9 4 , 3 4 et s u i v . — t o u t u n a r t i c l e intitulé ακανᾶν. 1 5 . X É N O P H O N , A > i a b . , V , 3 , 9. B i e n q u e l ' A r t é n i i s i o n d e S c i l l o n t e v o u l û t ê t r e u n e s u c c u r s a l e d e c e l u i d ' É p h è s e ( C h . P I C A R D , o. L, n o t a m m e n t p . 5 9 et s u i v . ) , n o u s n e s o m m e s pas obligés de croire, d a n s l'ensemble, à u n e i m p o r t a t i o n orientale. Le culte y a u n caractère très simple, directement approprié à des populations paysannes. 16. PHILOSTR., V i e s d e s s o p h . , I I , 3 : l o r s d e s D i o n y s i e s d e l a ville, è v K e p a . 1 7 . P O L É M O N , 1. 1. : èV of; T a Ú t a t ç (i. e . σ κ η ν α ῖ ς )

que son aition nous permet encore de goûter dans sa fraîcheur : sur la prairie d'ache, la fille du roi, un jour, emmena festoyer garçons et filles18 — et c'est l'origine d'une fête annuelle. Tout cela nous suggère déjà que les plus anciennes fêtes ne sont pas étroitement localisées dans les villages. Et nous devons admettre, en effet, que, d'une manière générale, elles se célébraient en pleine campagne. L'importance des bois s'atteste dans des pratiques comme celle des aicbpa19 et dans tels de ces cultes de héros champêtres qui représentent un avatar de la religion Paysanne. Celle des sources, des lacs, des rivières20 apparaîtra surtout à propos des rites sexuels où nous verrons un élément essentiel du même fonds. Celle des lieux hauts se marque dans des cérémonies archaïques comme les processions annuelles aux sommets du Pélion et du Cyllène21 ; c'est une des caractéristiques les plus nettes des fêtes anciennes22, et elle se traduit par ces expressions de « montées » et de « descentes » qui, appliquées aux fêtes a v a n t

de

l'être a u x

Dieux,

ont

un

sens

concret

e t direct23.

18. E t y m . M a g n . , s. v. AaiXlÇ, p. 252, 11 sq. « F e s t o y e r » n ' e s t p a s d a n s la lettre de l' aition ; m a i s il s u f f i t d e lire le t e x t e p o u r se c o n v a i n c r e q u e ce s u p p l é m e n t n ' e s t p a s a r b i t r a i r e : les t r o u p e s d e j e u n e s gens se l i v r e n t à des divertissements, o f f r e n t u n r e p a s à l a déesse ; et, d a n s le r i t e q u i e s t i n s t i t u é e n Mémoire d e l ' é v é n e m e n t , il e s t question, chez le l e x i c o g r a p h e l u i - m ê m e , d ' u n festin et, p a r ailleurs (cf. 8 u p r a , n. 6) de δειπνoϕoρία, 19. Les b a l a n ç o i r e s des Dionysies c h a m p ê t r e s : E t . M a g n . , 42, 3. C e t t e p r a tique est à l'origine d u t h è m e m y t h i q u e t r è s r é p a n d u de la déesse ἀ γ χ o μ έ ν η (cf. FARNELL, Cuits of the Greek States, I I , p. 427 et suiv.). — N o t o n s q u e l a f ê t e des alfflpa e s t qualifiée de εὔδειπνoς (Hés., s. u.). 20. L e s sources s o n t f r é q u e n t e s d a n s les s a n c t u a i r e s (PAUS., V I I , 27, 9 ; V I I I , ' 1 ; 42, 12 ; r è g l e m e n t des m y s t è r e s d ' A n d a n i e , 79 et suiv., etc.). N o u s p o u vons r a p p e l e r ici q u e le culte d ' A r t é m i s leur est r e s t é p a r t i c u l i è r e m e n t associé (PICARD, o. L, p. 454 ; IMMERWAHR, K u l t e u. Myth. A r k a d . , p. 155) c o m m e pa et àvTiScopov. — Or, le rôle des XV qui, assis sur un siège élevé, procèdent à la distribution des fruges196, fait penser tout de suite au rite des Charila delphiques où « le roi préside, répartissant entre tous les assistants, étrangers et citoyens, de la farine et 193. P o u r l a pensée, cf. DIETERICH. o. 1., p. 336. O n r e t i e n d r a t o u t e s les suggestions q u i v i e n n e n t , ici c o m m e ailleurs, de M. MAuss, E s s a i s u r le d o n (Année Sociol., N o u v . Série, I, e n p a r t i c u l i e r pp. 53 et s u i v . ) - Q u a n t a u t e r m e spécial de TÔKOÇ, il y a lieu de t e n i r c o m p t e d ' u n a u t r e o r d r e de rites q u i n o u s r a m è n e é g a l e m e n t a u x fêtes p r i m i t i v e s : s u r les a n t é c é d e n t s l o i n t a i n s d u m a r i a g e de Dionysos e t de l a R e i n e a u Boukoleion e t s u r leur signification a u t h e n t i q u e , cf. MAASS d a n s Hermes, 1927, 1 et suiv. 194. A. PIGANIOL, Rech. s u r les j e u x romains, p. 92 sqq. Voir aussi II. USENEH, d a n s les K l e i n e Schr., I V , p. 117 et suiv. 195. ZOSIME, I I , 5, 2 sq., a v e c c i t a t i o n d ' u n oracle sibyllin, o ù n o u s relèverons l ' e x p r e s s i o n Tà 8è n a v r a τ ε θ η σ α υ ρ ι σ μ έ ν α KEICJGCO, ὄ ϕ ρ α . . . π o ρ σ ύ ν ῃ ς ( l e Grjcraupôç a u n e t r è s vieille histoire : cf. MAASS, l. 1.). 196. H . USENER (l. 1.) f a i t u n e o b s e r v a t i o n q u i n o u s p a r a î t b i e n suggestive, l a cérémonie a p p a r t i e n t à la série des rites p r é p a r a t o i r e s q u i c o n c e r n e n t l ' a b t u n de la période écoulée : les rites p r i m i t i f s d e « clôture d ' a n n é e s n e sont-ils p a s des liesses o ù l ' o n c o n s o m m e à o u t r a n c e les p r o d u i t s de c e t t e a n n é e ?

des gousses197 ». Il n'est pas dit ici que cette distribution soit une redistribution, et nous n'avons pas le droit de le postuler : le rôle du roi comme donateur de nourriture est caractéristique d'un moment social qui est déjà très ancien. Mais nous voyons à partir de quelles pratiques, plus anciennes encore, il a pu être ainsi conçu, et l'analogie reste précieuse. Aussi bien, les distributions de nourriture — et je ne parle pas des festins publics — demeurent comme un symbolisme persistant dans le rituel des fêtes grecques. — Reste le thème de la consécration : il est caractéristique que, dans les rites agraires, on le trouve parfois donné ipso facto : dans les Thesmophories, qui sont l'apport des Geajioi —presque toutes les fêtes sont l'apport de quelque chose — on entrevoit un rite de distribution des θεσμoί de l'année antérieure198 qui ont mécaniquement acquis des vertus fertilïsantes. Mais la pensée primitive a laissé une postérité plus directement reconnaissable : les pains dont il est si souvent question dans certaines fêtes, et qui ont été apportés par les assistants199 tendent à devenir,

d'eux-mêmes,

d e s p a i n s bénis2°o.

Les trois moments que nous constatons dans un rituel très tardif, mais où se dénoncent des survivances tenaces, sont distingués pour une pensée devenue analytique ; et les conceptions auxquelles ils répondent ont pu avoir leur développement propre, mais ils restent associés, aussi bien, en une synthèse nécessaire. Ces nourritures qui sont des offrandes et qui sont, par là même, principes de bénédiction... : pareil symbolisme révèle, par sa matière même, ses dérivations lointaines. L'idée de festins à frais communs ne peut plus apparaître aussi plate et aussi vide qu'elle serait apparue d'abord. Dans l'effervescence de pensée que provoquent les « assemblées », la sensation qui domine des âmes encore enfantines est celle d'un commerce magnifique auquel sont associés la nature même et les 197. PLUT., Qu. gr., 12. 198. Schol. Luc., Dial. des court., éd. HOllDE, llh. M . , X X V , p. 549 (rov . ce q u i s'éclaire p a r le r a p p r o c h e m e n t avec les P a l i l i e s r u s t i q u e s de R o m e o ù l'on distribue, p o u r fertiliser la terre, les restes d u sacrifice d u Cheval d ' o c t o b r e e t les cendres des v e a u x qui p r o v i e n n e n t des F o r d i c i d i a (WISSOWA, K u l t u. Rel. d. Rarn., p. 165 et suiv.). 199. ATH., I I I , 109 E. 200. Cf. PERDRIZET, R E G , 1914, pp. 266-270. I l y a des r a p p o r t s a v e c les origines de la m o n n a i e : l'ὀβελίας â p t o ç de POIL., V I , 75 (cf. d é c r e t de C a n o p e d a n s DITTENBERGER, Or. Gr. Inscr. Syll., n ° 56,1. 73 sq.) n o u s o r i e n t e d a n s le sens des suggestions les plus i n t é r e s s a n t e s de B. LAUM, Heil. Geld ( n o t a m m e n t , p. 109 et suiv.).

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dieux. Atmosphère propice à la naissance des symboles par quoi se perpétue la vertu d'expériences morales qui sont des expériences vécues. Le do ut des n'est plus un principe abstrait et il vaut pour les deux mondes à la fois : le commerce humain trouve son image et sa garantie dans un commerce religieux où l'obligation au don et l'attente de la rétribution sont des données immédiates et nécessaires.

Tout ce passé a été tellement érodé d'une part, tellement travaillé de l'autre que nous ne pouvons plus le restituer dans l'histoire, mais à travers l'histoire. Et il a fallu à la Grèce bien des intermédiaires pour en venir à la sèche notion du commerce contractuel. Mais si la vie élémentaire des communautés paysannes a de quoi retenir l'intérêt, ce n'est pas seulement parce qu'elle a été un point de départ pour des évolutions singulières : dans le brassage qui a produit les sociétés grecques que nous connaissons, l'élément paysan a dû conserver quelque chose de sa valeur originale. Nous en avons un témoignage symbolique dans l'histoire religieuse. Pour partie, nous l'avons rappelé, les cultes de héros sont des cultes campagnards ; la floraison de héros a dû être active, notamment, dans ces « systèmes de dèmes » qui nous intéressent au premier chef, parce qu'ils sont des formes primitives d'organisation201 ; et c'est dans cette catégorie de cultes qu'on voit parfois se prolonger la tradition des fêtes paysannes. Une tradition déjà modifiée et compliquée : il y a lieu de présumer que bien des cultes héroïques représentent une synthèse, qui ne s'est accomplie qu'assez tard202, entre l'élément que fournissaient les sociétés paysannes et celui qu'imposait la domination des yévil féodaux203. Mais le secret de la Grèce, n'est-ce pas qu'elle a laissé perdre le moins possible de ses héritages, et que, des valeurs anciennes, elle a fondu le plus possible ? En tout cas, une de ses réussites les plus authen-

201. Voir PROTT, F asti, p. 51 ; cf. ZIEHEN, II, p. 123. 202. Noter que les noms de héros, en règle, ont une étymologie transparente, donc une origine indo-européenne (il n'en est pas précisément de même pour les noms de dieux). 203. On rejoindrait ici, par une autre voie, la conception de GRUPPE, qui montre (o. 1., p. 755) comment des éléments religieux préhistoriques ont été incorporés dans le Heldenlied (dans le même sens, les travaux bien connus de Usener).

tiques, c'est d'avoir conçu tout ensemble un idéal d'héroïsme et un idéal de sagesse : les deux s'accordent volontiers dans ces f gures où domine l'activité bienfaisante et organisatrice, ou dans ces fantômes plus indécis de fondateurs de sanctuaires et de cités qui furent les hôtes accueillants des hommes et des dieux. Dans les régions obscures où s'élabore un idéal, les expériences d'un passé millénaire ont compté pour quelque chose : un sentiment vif avait fleuri au temps jadis, celui d'une participation allègre au commerce de l'humanité et au commerce de la nature, selon les rythmes acceptés. Revanche des brutalités de la vie quotidienne, le mythe des Hyperboréens204 a pu évoquer de bonne heure, dans le lointain, l'image des justes tranquilles parmi la douceur hospitalière des agapes.

204. Cf. PIND., Pyth., X. Le mode de la transposition mythique est reconnaissable ici : l'ode est à l'éloge des Thessaliens (cf. supra, p. 33, n. 67). — Il va sans dire que les mythes de l'âge d'or appartiennent au même fonds ; je me borne à relever que, comme celui du déluge (cf. supra, p. 55, n. 178), ils représentent une « anthropogonie » d'un type différent des légendes nobles — hétérogène relativement à celles-ci (cf. GRUPPE, o. I., pp. 441, 444).

3 Dionysos et la religion dionysiaque : Éléments hérités et traits originaux1 M. Jeanmaire a écrit sur Dionysos un livre2 qui s'adresse, comme on dit, au grand public, mais dont les bases, pour ne pas être apparentes, n'en sont pas moins solides ; au reste, livre d'une pensée riche et qui renouvelle, à d'autres fins qu'à celles de l'érudition, un important chapitre d'histoire religieuse. L'auteur ne vise pas à restituer, sur le mode de la phénoménologie, un « dionysisme » intemporel : c'est dans la réalité historique attentivement considérée qu'il situe les thèmes de son analyse. D'autre part, la matière ne se prête pas, quant à l'essentiel, à décrire une de ces « évolutions » qui font toujours plaisir : sans doute, il s'agit de savoir de quoi le culte de Dionysos a pu sortir, et c'est l'objet du premier chapitre — auquel se relie l'étude du plus ancien témoignage ; il s'agit aussi de montrer, dans les derniers chapitres, comment le mythe et la spéculation mystique se sont développés, à une époque plutôt tardive, et quelle a été la fortune du dieu en milieu hellénistique et grécoromain ; mais plus de la moitié de l'ouvrage, et on pourrait dire le corps de l'ouvrage, est consacré aux éléments caractéristiques de la religion dionysiaque telle qu'elle s'est constituée, somme toute, à l'âge archaïque. 1. Revue des Études Grecques, t. L X V I , 1953, pp. 377-395. 2. JEANMAIRE (H.). Dionysos. Histoire du culte de Bacchos, P a r i s , P a y o t , 1951. In-8°, 509 p.

Pour un pareil culte, il n'y a pas lieu de commencer par les questions du lieu d'origine et de la date de diffusion : l'une et l'autre ne peuvent être qu'objet d'hypothèses, et c'est plus tard que les hypothèses prendront forme. Ainsi lorsque sera discutée la théorie d'une origine thrace (p. 99 et suiv.) et que les affinités reconnues avec un fonds proche-oriental autoriseront à admettre de préférence un point de départ asiatique (où les noms mêmes de Dieu-fils — nysos — et de la Terre — Sémélè - rappelleraient en manière de substrat la notion d'un couple associé à la vie tellurique). Quant à la chronologie, où toute précision nous échappe, mais où la théorie d'un Hérodote suppose chez les Grecs eux-mêmes le sentiment d'une histoire relativement récente, elle ne pourra même pas être traitée formellement : tout au plus l'auteur notera-t-il (p. 86) que l'époque de l'invasion dorienne, où Rohde était disposé à faire remonter le dionysisme, est une époque « singulièrement reculée eu égard aux attestations » ; il semble que, pour lui, la religion qu'il étudie a dû se répandre quelque temps après le début du second millénaire. D'un rendement plus certain sera l'enquête sur le fonds traditionnel auquel s'attache le nom du dieu ; c'est-à-dire, d'une part, sur les notions et les usages populaires qui ont été spécialement placés sous le patronage de Dionysos, d'autre part sur l'héortologie d'Athènes, la seule que nous connaissions quelque peu. C'est par là qu'il est commencé sous le titre « Approches de Dionysos ». L'intérêt majeur des notations à la fois générales et concrètes de ce chapitre, c'est de suggérer des formes de vie humaine où se présentent immédiatement à nous la conception" du dieu, les images qu'elle évoque et les états de sentiment dont elle s'accompagne. Dionysos, dans les représentations les plus archaïques de f son culte, est associé à la nature végétale ; en quoi il procède d'une religion immémoriale dont la pensée restera toujours vivace chez lui puisqu'un nom comme Bacchos continue à désigner à la fois le dieu, l'initié et le rameau par le port duquel il est consacré. Le dieu est plus particulièrement lié à l'arboriculture et, dans celle-ci, à la vigne ; c'est l'occasion de montrer, dans l'histoire agraire de l'Hellade, une certaine opposition entre la culture des céréales et celle des arbres fruitiers. Hésiode, qui représente éminemment la première, nous'donne l'idée « d'une vie paysanne repliée sur la terre » (p. 31) : les fêtes en sont absentes etles Charites n'y ont guère place ; l'autre — qu'il y ait eu succession chronologique ou qu'il y ait, dans la vie paysanne elle-même, alternance rythmique — suscite des comportements collectifs:où s'épanouit le sentiment d'un accord avec le dieu de joie πoλυγηθής. Quant à

la préhistoire de Dionysos, une observation pénétrante permet de l'éclairer : s'il est devenu, par vocation singulière, dieu de la vigne, c'est qu'il y avait « une place à prendre », car l'expansion (en Grèce continentale) de la vigne paraît s'être faite sans patronage religieux bien défini. Sur un point, je pense, l'observation pourrait être complétée ; encore que la mythologie de la vigne soit restée assez pauvre (p. 24), il y a tout de même, dans le plan de la légende et dans certains schèmes rituels, un filon qui s'indique assez bien : le mythe de l'inventeur de la vigne et du vin — qui a pu devenir Dionysos, mais qui ne l'est pas toujours et qui ne l'a pas été d'abord —estassocié à un souvenir de «royauté magique », et tout se passe comme si, entre ce très ancien passé et l'époque « archaïque » qui est celle du dieu nouveau, il n'y avait pas eu cette espèce de relais que représente, autour de personnalités divines déjà constituées, le service de corporations religieuses du genre des Eumolpides ou, à la rigueur, des Phytalides. Le système des fêtes athéniennes — on peut parler de système, car il y a un ensemble des fêtes dionysiaques caractérisé par le moment hivernal où il est enclos — donne lieu aussi à des constatations préliminaires qui sont d'assez grande portée. D'abord, Dionysos s'est trouvé patronner des rituels qui sont bien plus anciens que lui : ainsi la phallophorie des Dionysies rustiques, la procession plus ou moins désordonnée du cômos, l'usage des Î" masques. Mais, en tant que dieu nouveau, il n'en est pas moins fortement représenté dans cet ensemble : « le sentiment d'une présence divine est essentiel dans l'idée qu'on se fait de ses interventions » (p. 38). Or il s'agit d'une personnalité complexe, en raison des activités religieuses qui sont rapportées à son nom : le moment de l'année où se situent les festivités dionysiaques est celui d'une vie populaire intense où les frairies apportent le réconfort et la joie ; mais, traditionnellement aussi, c'est celui où se produit le contact avec le monde de l'au-delà qui est à la fois le monde des morts et la source des bénédictions qui procèdent des morts eux-mêmes (d'où viennent, nous dit un texte hippocratique, les « nourritures ») : les Anthestéries en particulier témoignent de cette richesse de sentiments. Mais un autre élément, qui compose fort bien avec tous ceux-là, doit encore être signalé comme appartenant d'emblée au dionysisme. Antérieurement, Jeanmaire avait eu lieu de rappeler qu'il y a en Grèce une tradition préhistorique de rites « orgiaques », tels qu'on les retrouve notamment dans le culte d'Artémis ; or l'« orgiasme », qui est pour nous comme pour les Grecs l'expression la plus typique de Dionysos, apparaît, au témoignage de l'héortologie,

avec Dionysos lui-même : les Lénées, fête d'ailleurs plus ou moins « en décadence » à l'époque classique, ne peuvent tirer leur désignation que des lenai qui sont un autre nom des Bacchantes (contre l'étymologie lènos « pressoir », que Jeanmaire (p. 45) n'ose pas écarter, l'argument linguistique est déjà irréfutable à lui seul). — Tels nous apparaissent, au plus profond où nous puissions atteindre, les caractères les plus généraux d'une divinité à la fois une et multiple, la plus singulière assurément du panthéon hellénique. Le « plus ancien témoignage sur Dionysos », c'est le témoignage homérique. On sait qu'Homère, par une espèce de réserve qui ressemble assez à du parti-pris, ne mentionne guère le dieu du vin et des orgia. Mais l'« épisode de Lycurgue » (Z 130-140), ne fût-ce que par son caractère allusif, atteste l'existence de certain mythe déjà constitué : celui du dieu enfant — qui n'en est pas moins le dieu « délirant » — gardé par les Nourrices porteuses de thystla (c'est-à-dire quelque chose comme des thyrses), dont le cortège est poursuivi par l'homme-loup jusqu'à la mer où le petit Dionysos éperdu se précipite et se réfugie. Il y aurait intérêt à dater le témoignage avec une précision au moins relative ; l'auteur essaye de le faire, et son hypothèse mérite d'être retenue. Le passage ne peut guère être détaché d'un ensemble où se reconnaît une couche de « civilisation homérique » plutôt moderne (mention insistante du naos, forme de sanctuaire qui n'est guère antérieure à la fin du VIle siècle) ; d'autre part, une scholie signale que l'épisode a été traité par de nombreux auteurs, « à commencer par Eumèlos dans l'Europia » : il y a lieu d'admettre que le poème de l'Europia, où la légende de Dionysos s'insérait naturellement dans l'histoire de la postérité de Cadmos, a pu fixer « certains éléments qui deviendront canoniques » dans la vie du dieu : la parabole homérique, visiblement abrégée, en dériverait (p. 73). En tout cas, nous trouvons attestée, aux environs de 700 et à propos de Dionysos, l'existence d'une poésie édifiante — légèrement comique, mais édifiante — dont on doit se demander de quoi elle procède. Des thèmes rituels de fuites et de poursuites figurent dans certains cultes, et aussi bien dans des légendes comme celle des filles de Proitos ; un scénario prédionysiaque qui a pour centre le divine child, et où nourrices et Enfant seraient déconcertés par l'intervention d'un personnage menaçant, transparaît dans certaines pratiques religieuses. Quant à l'origine du motif légendaire, l'auteur la verrait volontiers dans le souvenir ou la

transposition des « rites d'adolescence » qu'il a étudiés dans ses Couroi et Courètes (p. 76 et suiv.). Sur ce point particulier, on ne le trouvera peut-être pas très convaincant : le petit dieu des Nativités est tout de même autre chose que le « sujet » des épreuves qui sont imposées au sortir de l'enfance, et Jeanmaire est obligé de supposer plusieurs scénarios combinés dans une légende composite, suivant un procédé de synthèse que lui-même par ailleurs n'apprécie pas beaucoup comme principe d'explication. Il faut du moins retenir comme éléments fondamentaux ces thèmes rituels, apparemment « égéens », des Femmes représentées comme nourrices du dieu et de la poursuite à laquelle elles peuvent être soumises ; retenir aussi, comme donnée substantielle du témoignage homérique, cette épithète de μαινόμενoς qui apparaît presque comme une épithète de nature pour Dionysos, chez un poète qui, au surplus, n'ignore pas les Ménades et leurs transports. Déjà a pu apparaître une caractéristique de l'ouvrage : Jeanmaire retient successivement des testimonia, en général un texte plus ou moins long, mais assez délimité, et qu'il analyse en vue d'atteindre certaines réalités psychologiques dans un contexte d'histoire ; il ne faut pas voir là, je pense, un procédé littéraire d'exposition, mais plutôt une démarche inductive qui est assez personnelle à l'auteur, assez opposée en tout cas à la manière pointilliste qui est à l'ordinaire celle du philologue. On se doute qu'Euripide lui fournira, à plusieurs reprises, des thèmes. De l'« orgiasme », les Bacchantes nous offrent un tableau naturellement poétique, mais d'enseignement certain, et qu'il est possible, en l'encadrant d'autres « témoignages », de situer dans tout un ensemble qui est même un ensemble géographique. L'aventure de Skylas (Hér., IV 78-80) nous montre les manifestations de délire et de possession dans un thiase masculin d'une région frontière de l'Hellade ; Démosthène, un siècle plus tard, atteste des comportements semblables à ceux du dionysisme dans un autre thiase voué à Sabazios, dieu d'importation mais d'ailleurs analogue au dieu grec (XVIII 259). E t c'est dans un vaste horizon, celui de l'Orient méditerranéen, qu'on peut se représenter le genre de pratiques auquel s'adonnent pour leur part les Bacchants de Grèce : « vieux fond égéen », Asie mineure avec le culte de la Grande Mère, Syrie et sa déesse, Canaan et ses nebî ' im. Peut-être y aurait-il ici des espèces à distinguer : il reste qu'on peut constater dans cette région du monde antique l'unité d'un même type, caractérisé par la recherche de l'extase et de la transe. Et si les affinités remontent à la préhistoire, on voit se modifier quelque peu les problèmes classiques : lorsque Rohde voulait

faire de la Thrace le centre de diffusion de l'« orgiasme », c'est une origine historique qu'il lui fallait pour rendre compte de ce qu'il considérait comme un élément perturbateur d'un hellénisme « apollinien ». Nous disions que, pour Jeanmaire, l'« origine » du dieu devrait être cherchée en Asie (bien qu'il minimise un peu gratuitement, p. 58, le témoignage des inscriptions grécolydiennes au sujet du nom Bacchos) ; mais, pour l'intelligence historique de l'orgiasme même, il lui importe davantage de définir une aire d'extension et comme qui dirait le « champ » où le phénomène grec doit être situé — ce qui y est de tradition plutôt que ce qui y est d'emprunt. Le phénomène peut être maintenant étudié en lui-même. On le définira comme fait de possession : les Grecs disent mania « folie », et la mania pour eux est divine : interprétation et valorisation que les Bacchantes illustrent avec éclat, mais dont elles permettent aussi de reconnaître, chez les Grecs, toute la gravité et toute la profondeur. Le problème de la « signification » de cette tragédie se posait naturellement à Jeanmaire, même s'il pouvait le tenir pour plus ou moins extérieur à son objet ; ses conclusions sont à la fois fermes et nuancées. Quelle est la « véritable » attitude d'Euripide ? Les grands hommes de Grèce, sauf dans une certaine mesure quelques philosophes, nous ne les connaissons guère « du dedans » ; et, pour des raisons manifestes, les poètes tragiques moins que tous autres. Ici pourtant nous ne sommes pas tout à fait démunis : il paraît inadmissible à l'auteur qu'Euripide représente un esprit de libre pensée et que ses sympathies aillent au personnage de Penthée ; non pas qu'on puisse parler d'une « conversion » religieuse — ce serait fausser ; mais dans l'allure, le ton, la poésie du drame, nous sentons un Euripide qui est vraiment pris, qui a été aussi sensible que peut l'être un poète à l'ardeur et au transport dionysiaques, à la puissance incomparable de la « mania divine ». On pourra encore se demander, après cela, dans quelle mesure a été dépassée la sincérité spéciale du littérateur : Jeanmaire indique les réserves qu'il faudrait faire en raison du dénouement lui-même, du comique des personnages de Cadmos et de Tirésias représentants d'une certaine forme de piété, et de l'ironie subtile qu'on peut trouver dans une apologétique insistante et absurde — celle qui justifie par la tradition la plus vénérable la nouveauté scandaleuse du dionysisme. On ferait peut-être une autre réserve sur certaine formule de l'auteur : lorsqu'il parle (p. 153) d'un conflit entre le « fait religieux » et le « rationalisme auquel le poète lui-même et son époque ont sacrifié pendant tant d'années », on craint qu'il

n'y ait quelque anachronisme dans la position, ou en tout cas dans l'énoncé, du problème. On peut rêver là-dessus ; mais il s'agit d'un excursus en fin de chapitre — du chapitre où ce que Jeanmaire se propose de définir et comme d'identifier, c'est le fait psychologique de la mania. Les Grecs le perçoivent et le signalent avec une complaisance révélatrice : l'état de furor, entendu au sens propre et par conséquent « démoniaque », est spontanément admis par eux en bien des rencontres ; mais ce qui doit retenir l'attention dans un témoignage aussi frappant que celui de la folie d'Héraclès chez Euripide, ce n'est pas seulement l'interprétation religieuse et même mythique de la folie, c'est la description quasi clinique qui en est donnée : les symptômes de la crise et la succession de ses phases de type « hystérique » rappellent étonnamment des «observations » de psychiatres modernes (p. 112 et suiv.). Or, même rapportées comme elles le sont ici à d'autres divinités que Dionysos, c'est dans le vocabulaire de la religion dionysiaque que ces manifestations sont traduites : le terme de βακχεύειν « faire le bacchant » s'y applique couramment. Il y a une catégorie de la pensée religieuse, celle de la mania : Bacchos en est le représentant symbolique et en quelque sorte attitré. Mais le délire bacchique ne se définit pas seulement par référence à la pathologie mentale ; une autre expérience, sur un autre plan, permet d'éclairer les faits grecs par comparaison : certains milieux historiques ou ethnographiques fournissent des cas analogues à celui du dionysisme. L'auteur retient des expériences particulières parce que, convenablement choisies et suffisamment analysées, ce sont celles-là les plus probantes (il n'est pas sans intérêt de signaler que l'étude en avait déjà été présentée par lui dans le Journal de psychologie). Il s'agit de la « culture » et du « traitement de la possession » tels qu'on les a observés à une époque récente ou contemporaine dans une aire d'extension qui comprend une partie de l'Afrique du Nord, l'Abyssinie et un secteur du monde : soudanïèn) : en dépit de leur diversité, les pratiques connues suivant les régions sous les noms de zar et de bori ont ce caractère commun qu'elles utilisent la possession elle-même pour le traitement et qu'elles correspondent à ce qu'on pourrait appeler une cure homéopathique. Aussi bien l'idée de possession joue-t-elle de même façon en Grèce : les témoignages précis que nous avons du corybantisme en sont la preuve. Ainsi encadrée — par l'histoire, par la description des névroses, par les enseignements de l'ethnographie —l'étude des institutions

capitales de la religion dionysiaque peut être menée dans une suite de chapitres qui forment le centre du livre. D'abord, du ménadisme. Il peut paraître une étrange té histo' rique : qu'à une « époque de lumières », le personnage de la Ménade déchainée s'impose avec une telle force et une telle fréquence, il y a là quelque chose d ' é t o n n a n t ; que, dans une société où les femmes sembleraient claustrées entre les m u r s de la vie domestique, la liberté leur ait été donnée de se livrer à des accès de frénésie temporaires, mais publics, psychologiquement on le comprend mal. De là le scepticisme qui s'est parfois déclaré chez les modernes et qui va jusqu'à faire de l'image des Bacchantes une image p u r e m e n t poétique ou mythique. Pourtant, le fait est là : les attestations ne m a n q u e n t pas, et l'iconographie même de la Ménade présente un caractère qu'on peut dire réaliste. Est-il besoin de rappeler, ce que rappelleraient déjà les pratiques signalées en Afrique du Nord, qu'il ne f a u t jamais déclarer impossibles, dans une civilisation donnée, les phénomènes qui ne s'accordent pas avec l'idée qu'on peut s'en faire par ailleurs ? Il faut reconnaître qu'il y a là en Grèce — avec quelle extension, nous ne pouvons pas le dire au juste, mais il ne s'agit certainement pas d'aberrances isolées — une forme de la vie féminine, intermittente, mais institutionnelle à sa manière, puisqu'elle est déterminée q u a n t a u x lieux et q u a n t aux temps et qu'elle laisse même apercevoir un minimum d'organisation hiérarchique, c'est-à-dire « des degrés dans l'initiation » (p. 173). Seulement, le propre de l'institution, et son paradoxe, c'est j u s t e m e n t d'être une « culture de la mania » féminine : toute la série des synonymes qui désignent l'espèce de la Ménade (p. 158) évoque la pratique de la transe, de l'agitation extatique, voire de ces courses folles en pleine n a t u r e dont les thyades de Delphes, entre autres, nous offrent un exemple saisissant (p. 180). Aussi bien le ménadisme doit-il être replacé dans un m o n d e religieux. Deux questions se posent, à des plans d'ailleurs différents. L'une est celle des origines. Une pratique cultuelle se justifie généralement dans l'ordre du m y t h e ; en l'espèce, les légendes p e r m e t t e n t de reconnaître un fond de préhistoire : si elles r a p p o r t e n t l'aition du ménadisme à Dionysos premier bacchant, a t t e i n t lui-même de la folie qu'il communique pour châtier ou pour guérir, et si nous voyons par là s'affirmer une étrange personnalité du dieu inspirateur et parangon d'enthousiasme, il est remarquable que le m y t h e attribue aussi à d'autres divinités le pouvoir de provoquer la démence : il y a telles histoires

où Hèra et Dionysos sont interchangeables. La vérité est que le dionysisme, ici plus spécialement, participe d ' u n e tradition religieuse qui lui est bien antérieure : celle des danses orgiastiques féminines, associées à des cultes de la végétation. La question des « origines », c'est celle de la signification et de la fonction primitives de ce comportement rituel : J e a n m a i r e est disposé à les chercher dans le système d'initiations qu'il a exploré dans son précédent ouvrage ; et, suivant une induction qui s'y formulait déjà, il propose d'expliquer le r y t h m e triétérique de bien des cultes dionysiaques par l'alternance biennale qui se recommanderait dans des sociétés de volume restreint pour la succession des promotions de jeunes (p. 218 et suiv.). Cette explication s'accommode-t-elle de la régularité impérative qui est le propre d ' u n r y t h m e religieux comme celui-là ? On peut en douter. Q u a n t à la conception générale suivant laquelle le ménadisme dériverait de certaines formes de pratiques initiatoires, elle est à coup sûr séduisante, puisqu'il est avéré que ces pratiques comportent normalement des attitudes religieuses et spécialement, à l'occasion, de véritables transports extatiques : notons seulement, parce que nous n'aurons pas lieu d'y revenir, que le ménadisme a p p a r a î t bien plutôt affaire de yuvaÏKeç que de rcapGévoi ; et s'il n'est pas impossible d ' a d m e t t r e qu'il ait fonctionné d'abord à l'intention de nouvelles recrues, on ne peut l'admettre, dans l'état de notre connaissance, qu'en extrapolant. La seconde question, c'est celle du rapport entre Dionysos et Delphes, a u t r e m e n t dit : entre la pratique de la divination, telle q u ' o n se la représente généralement dans le ministère de la Pythie, et l ' é t a t de possession que signifie par excellence l'enthousiasme bacchique. Quaestio adhuc vexata (voir p. 492 une brève discussion de la thèse récente de P. Amandry) et sur laquelle l'auteur se prononce avec prudence, mais décision. Le prophétisme inspiré peut être antérieur, dans le sanctuaire delphique, à Apollon aussi bien q u ' à Dionysos ; et quelques accommodements qu'il ait pu subir à des fins utilitaires et politiques dans le milieu « trop humain » des ve et ive siècles, les Grecs persistent à le considérer comme essentiel à l'institut apollinien. Au reste, l'association entre les deux dieux est chose avérée ; mais elle ne signifie pas qu'il y ait eu une conquête du lieu saint et de l'oracle par Dionysos à qui Apollon a u r a i t emprunté la divination extatique : Dionysos n'est j u s t e m e n t pas un dieu oraculaire ; on croira plutôt qu'il y a eu répartition des tâches, et comme une « entente » entre deux divinités de caractère bien différent, mais qui avaient

en commun leur « expansionnisme » volontiers « usurpateur » (p. 192 et suiv.). La langue de la religion dionysiaque est riche en maîtres mots : celui de d i t h y r a m b e introduit à l'étude d ' u n autre ordre de faits. Le ménadisme est chose féminine : le d i t h y r a m b e concerne les hommes ; et il se peut, l ' a u t e u r le suggère, que cette « opposition » en recouvre une autre, géographique : on entrevoit au moins un cycle, rituel et mythique, qui a p p a r t i e n t a u x îles de la mer Égée (Naxos notamment), plus ou moins à p a r t de la Grèce continentale. Il n'est pas question, bien entendu, d ' u n dualisme, mais de complémentarité ; et de fait, les données de ce chapitre se coordonnent avec celles du précédent. Le m o t dithyrambe est d'antiquité « égéenne » ; à l'époque classique, il désigne un genre littéraire et musical, dont nous savons qu'il a une préhistoire : par-delà ses formes règlementées, où on le voit en quelque sorte assimilé p a r une esthétique grecque, les souvenirs qu'évoque le m o t lui-même, les résonances pathétiques qu'on y perçoit, et surtout la représentation qui lui est associée d ' u n Dionysos étrangement primitif, révèlent une pratique religieuse qui, avec ses originalités, a p p a r a î t du même type que les manifestations du ménadisme et celles qu'on avait pu en rapprocher. Des témoignages directs — sur le culte — ou indirects — ceux du vocabulaire — p e r m e t t e n t de la reconstituer. L'acte central est le sacrifice d ' u n boeuf ; la danse à laquelle il donne lieu est d ' u n caractère frénétique et « inspiré » ; dans le paroxysme où culmine la gesticulation rituelle, la victime est dépecée et dévorée crue. E t t o u t ce comportement ne laisse pas d'être éclairé, lui aussi, par des « parallèles » ethnographiques : le zikr, tel qu'il a été observé au siècle dernier dans des confréries du Caire, nous offre l'image d'une même transe collective ; la frissa des Aïssaoua, telle qu'elle se perpétue parfois encore en milieu nord-africain, aboutit pareillement au diasparagmos et à l'omophagie. E n e x a m i n a n t cette forme typique, Jeanmaire a pu faire une observation qui amorce l'étude d'un i m p o r t a n t secteur du dionysisme, car il s'agit des virtualités littéraires de la religion dionysiaque : c'est que, dans un milieu citadin surtout, le drame religieux prend facilement un caractère d'exhibition ; p a r devers l'assistance, les chœurs cycliques tendent à devenir des spectacles. Mais a v a n t d'aborder la question des rapports entre Dionysos et l'origine du théâtre, il convient d'approfondir une certaine notion du dieu, de l'action qu'il exerce sur les âmes et des moyens de cette action. Dionysos, on l'a vu, a des affinités électives

avec le monde de l'au-delà et des défunts ; ce Dionysos chthonien apparaît meneur de « chasse fantastique », l'idée qu'on se fait de lui est inséparable de celle de son cortège, de la troupe démoniaque qui est la transposition mythique d'un thiase humain : même dans l'image fantaisiste et burlesque qui nous en est communément donnée — celle des satyres notamment — les accointances ont persisté avec la nature du démon chevalin dont la forme même, selon une théorie que l'auteur développe à la suite de Malten, serait un symbole des puissances infernales. Dans sa signification profonde, ce symbolisme accentue l'idée, ou plutôt le sentiment, que le vertige dionysiaque donne accès à un monde surnaturel : ce que confirment les témoignages que nous avons sur la vogue, sur les effets — et sur le caractère spécifique — d'un type de danse proprement bacchique. Danse qui, à des fins de « purification » et d'« initiation », comporte un élément de mimèsis (Platon, Lois 815 c) : que doit le théâtre attique au culte de Dionysos ? Des quatre genres théâtraux qui sont successivement accueillis auprès du sanctuaire du dieu lors de la grande fête de mars, c'est au drame satyrique que Jeanmaire s'arrête ici le plus longuement : il conçoit une « forme prélittéraire » où l'« imitation » se produit à travers une orchestique de sauts et de gambades qui serait la chorée des possédés, celle qui est à la fois le signe de la mania et le moyen de sa guérison ; bien qu'il tienne le personnage du satyre, dans les représentations figurées que nous en avons, pour essentiellement mythique, il n'écarte pas l'idée que le masque ait joué un rôle à ce stade primitif — le rôle que G. Dumézil a illustré à propos des Centaures. En tout cas, il y aurait une « liaison organique » (p. 312) entre le culte de Dionysos et l'origine du genre dithyrambique ; la comédie, elle, a pu naturellement être placée sous le patronage du dieu dont les festivités traditionnelles s'accompagnaient des bouffonneries d'où elle est issue. Reste le cas de la tragédie : il est à réserver ; et l'examen rapide des théories qui s'y rapportent (note additionnelle p. 321 et suiv.) semble commander à l'auteur un scepticisme au moins provisoire. Ces théories ont d'abord été inspirées par certaine littérature ethnographique. Mais le drame est chose quasi universelle, et c'est du drame spécifiquement hellénique qu'il faudrait rendre compte — à quoi le renfort même du folklore thrace contemporain ne nous aide point. E t d'autre part, quelques précédents grecs qu'on ait fait valoir dans les essais de Ridgeway, de Dieterich ou de Nilsson, on se heurte toujours à la même question, on pourrait dire au même mystère : ce qui reste inexpliqué,

c'est le passage des éléments de religion ou de folklore, très généraux et apparemment peu dynamiques, à la tragédie d'Eschyle ou même de Thespis. Finalement, et pour donner une idée de la « naissance de la tragédie », Jeanmaire recourt à l'analogie que pourrait fournir la science des espèces biologiques : une tendance générale à la mutation aurait rendu possible l'apparition brusque d'une forme nouvelle. Ce qui reviendrait à dire — je ne sais si je trahis la pensée de l'auteur sur ce point — qu'en tant que problème historique, celui des origines de la tragédie pourrait bien être un pseudo-problème. Nous discernons un milieu ; nous entrevoyons des antécédents : quant à l'originalité de la création, elle est du même ordre que dans toute la série des inventions qui caractérisent l'humanisme grec, et ce n'est probablement pas dans telle singularité d'histoire qu'on en trouverait la raison. Ajoutons que ce demi-agnosticisme n'interdit pas à Jeanmaire certaines positions : il reconnaît que la commémoration d'événements légendaires aux anniversaires de héros j i dû être pour beaucoup dans la préhistoire de la tragédie ; et il s'oppose décidément à la thèse d'une « liaison première et fondamentale » entre Dionysos et le genre littéraire que les circonstances ont fini par mettre sous son patronage : impossible d'admettre, notamment, que la donnée initiale des poèmes tragiques « eût trait à une passion » du dieu. On observera que, jusqu'ici, il a été assez peu question de la mythologie de Dionysos. La vérité, c'est qu'elle nous échappe pour partie ; mais c'est aussi qu'elle est extérieure, à certains égards, à la personnalité du dieu. Il n'y a pas là, pour Dionysos, une originalité : le plus souvent, dans la représentation des divinités grecques, l'élément proprement mythique — plutôt retreint — est constitué par des thèmes ou des débris de thèmes dont la signification initiale s'est passablement oblitérée et qui, sauf référence occasionnelle à de brefs moments du culte, ne se perpétuent guère que dans une tradition poétique où ils se sont gratuitement enrichis. Pour Dionysos, il est vrai, la situation est assez particulière. Les thèmes, là aussi, ont chance d'être extrêmement anciens : et à l'usage d'un dieu tard venu, ils ont été adoptés (cf. p. 78) et organisés dans des histoires où l'archaïsme même est signe d'artifice. En revanche, justement parce que le travail d'imagination a été orienté, les intentions qui y président confèrent à ces histoires une certaine valeur émotionnelle, assurément plus vive que dans le cas d'un Zeus ou même d'un Apollon. Dionysos a été pourvu d'une biographie

qui le met en rapport et en contact avec le monde humain et avec une histoire qui n'est plus celle du mythe intemporel. Dans la version qui nous paraîtrait presque canonique — et qui n'est au demeurant ni la seule ni probablement la plus ancienne — le motif du coup de foudre et celui de la « couvade » sont le souvenir d'états « primitifs » de société et de pensée religieuse, mais l'essentiel est qu'ils rehaussent l'éminente dignité d'un dieu qui, né d'une mortelle comme tant de héros et plus près des hommes par conséquent, n'en est pas moins le fils quasi préféré du dieu suprême ; une Sémélè et une Ariadne sont des avatars de déesses — et aussi bien peuvent redevenir déesses — mais elles représentent sous des formes pathétiques l'élément féminin qui tient une si large place dans le culte. D'autre part, le mythe s'est développé en deux directions. D'abord l'histoire d'un pareil dieu, en raison même de son prestige singulier, restait en quelque sorte ouverte : certain caractère d'évangile a pu s'affirmer dans les développements qui furent donnés à la biographie divine, spontanément de bonne heure, mais aussi à la suggestion de l'histoire contemporaine : l'expédition d'Alexandre aux Indes a inspiré un nouveau chapitre de cette biographie, élargi l'action du dieu à la mesure d'un monde à la fois géographique et fantastique — et favorisé par là, bien entendu, toutes les possibilités de syncrétisme ; encore faut-il observer que Dionysos était déjà par vocation un dieu conquérant, un dieu de courseséclairs, et que le thème d'une randonnée orientale et même extrême-orientale est déjà dans le prologue des Bacchantes : dans l'état de légende que représente la Bibliothèque d'Apollodore et qu'on peut dire pré-alexandrin (p. 358), il apparaît comme élément constituant. —Mais l'imagination mythique a fonctionné aussi à un autre plan, et c'est une autre espèce de Dionysos qu'il faut dès lors considérer : le Dionysos mystique. Il est curieux que l'affabulation ait justement même caractère pour celui-là que pour le Dionysos ancien. Le mythe fondamental est celui du démembrement du dieu. On a soutenu qu'il est proprement le mythe d'une « religion de salut », elle-même dérivée de « rites agraires » — Cumont et Frazer se complétant ici l'un l'autre : Jeanmaire soumet à une critique très judicieuse (p. 373 et suiv.) une théorie qui fait état d'analogies assez vagues et utilise un schématisme auquel ne se prêtent guère les données concrètes de la légende dionysiaque. On pourrait penser, à tout le moins, que le mythe est en rapport avec la pratique du diasparagmos et qu'il y a eu, à partir des données du culte, une spéculation de type gnostique, où la destinée du dieu souffrant mais ressuscité

aurait été pour ses adeptes un modèle et une promesse ; mais la légende n'est pas solidaire du rite : le rapport a sans doute été établi dans l'antiquité, mais il l'a été secondairement (p. 387). En fait, nous avons ici un thème mythique — cuisson dans le chaudron ou passage par la flamme — qui est abondamment représenté dans des histoires de héros — peut-être, dirions-nous, avec des intentions assez multiples, mais avec la même signification essentielle de renaissance ou d'immortalisation : mythe explicatif, pour le prendre dans sa fonction la plus typique, d'un rituel d'initiation de jeunes. L'interprétation paraît bien fondée ; le cas de Pélops, bien que l'auteur ne le cite pas, fournirait sans doute l'analogie la plus proche. N'est-ce pas dire qu'un certain dionysisme s'est constitué sa mythologie avec pas mal de désinvolture ? Seulement, le mythe a été utilisé. Il l'a été, disions-nous, dans une doctrine « mystique ». On sait quels embarras ou quels scrupules le mot peut susciter. Mais l'éviter est bien difficile : reste à en définir le sens chaque fois qu'on en use. Il a déjà été question de mysticisme à propos de Platon (p. 295 et suiv.) : il s'agissait de cet élan à la fois pathétique et intellectuel vers le monde des idées, tel qu'il se dessine dans le mythe du Phèdre ; l'auteur avait pu montrer que ce « platonisme » doit à Dionysos une inspiration générale aussi bien que sa conception de la mania. Il s'agit d'autre chose ici, à quoi conviendrait mieux peut-être le terme encore barbare de « mystérique », à condition de le replacer dans un contexte ancien, et sous les réserves que peut faire une critique avertie comme est celle de Jeanmaire : car la question dominante, c'est tout simplement celle de l'orphisme, et on sait qu'elle a été bien débattue. Il n'est plus guère recommandé de parler d'une religion orphique si l'on entend par là une religion organisée : l'existence de « communautés orphiques » n'est pas attestée. En revanche, il y a une certaine unité de tradition : il a bien fallu qu'il y eût transmission d'enseignements, et par conséquent une espèce de société — une société diffuse, mais qui a ses livres ; celle des soi-disant disciples d'Orphée, à côté desquels nous entrevoyons des mouvements analogues qui ne devaient pas se réclamer du même nom. En tout cas, une doctrine s'est propagée qui comportait une cosmogonie, à laquelle Aristophane fait allusion, et une économie du salut, où le mythe de Dionysos a pu prendre une consistance dogmatique ; car il y a une croyance qui paraît bien établie depuis le vie siècle, c'est la croyance à une rédemption qui peut être obtenue, moyennant initiation et ascèse, par les descendants des Titans meurtriers

du dieu : quelques développements qu'ait pu fournir au concept généralisé de palingénésie une théologie fantastique qui fut longtemps à l'œuvre sous le patronage littéraire d'Orphée, il y a cette donnée, qui est ancienne ; et dans le cadre de l'hellénisme, c'est une donnée qui a son importance. Le dernier chapitre donne naturellement l'occasion de considérer, parmi les manifestations religieuses de l'époque grécoromaine, la croyance à l'immortalité qui paraît intimement associée à ce qu'on appelle les mystères dionysiaques : dans quelle mesure le phénomène est-il en rapport avec le précédent ? Jeanmaire ne s'explique pas là-dessus : il note seulement (p. 423) que, dans le cercle de ces mystères, un « enseignement touchant la vie future » n'est pas attesté avant Plutarque ; en somme, dans un milieu nouveau, beaucoup plus vaste et perméable au syncrétisme des « religions de salut », c'est sous une forme plus ou moins inédite qu'auraient été satisfaites des aspirations et des tendances qui s'étaient déjà affirmées dans l'ancien « orphisme ». — La faculté de renouvellement — et la diversité, la richesse qu'elle suppose —, c'est justement le thème de ce chapitre final. Dionysos est un dieu qui a pu profiter des crises ou des tournants du monde antique, au lendemain des conquêtes d'Alexandre ou lors de l'établissement de l'Empire. La religion polymorphe qui reste attachée à son nom a un aspect universaliste, et elle s'adresse à l'individu ; elle prend figure de religion d'État dans les monarchies hellénistiques, et elle s'entretient en même temps dans des confréries dévotes ; elle se continue en Grèce, elle se prolonge en Italie. Il y avait là, pour toute la période qui s'étend de la fin du ive siècle av. J.-C. jusqu'au triomphe du christianisme, une matière historique assez abondante, mais qui ne permet pas pour autant de reconstituer une histoire : Jeanmaire y retient successivement, à sa façon, des phénomènes significatifs. Le développement des associations de lechniles atteste chez le dieu une vocation persistante, qui est la vocation artistique et dramatique ; le péan de Philodamos exalte un Dionysos universel et, comme tel, associé aux instituts de Delphes et d'Éleusis ; le dionysisme bénéficie des faveurs ou même des initiatives des rois de Pergame et d'Égypte (pourquoi la Syrie témoigne-t-elle, par comparaison, d'une espèce de carence ?). Et, à côté des manifestations officielles et souvent spectaculaires, c'est la vie des associations privées qu'on entrevoit ; un texte comme le réglement amendé des Iobacchoi d'Athènes était de ceux qui prêtent au genre de commentaires que l'auteur

affectionne. C'est sur le même mode qu'il décrit l'épanouissement varié du dionysisme en milieu romain et bientôt mondial ; et ce sont de nouveaux témoignages de la plasticité d'une religion où l'on observerait toutefois une certaine ligne de développement : après le heurt de l'« affaire des Bacchanales », après la période de pénétration subtile où commence la vogue des motifs dionysiaques dans l'art domestique, la crise de l'âge qui précède immédiatement notre ère est révélatrice des puissances les plus traditionnelles et les plus troublantes de Dionysos, s'il est vrai (cf. p. 415) que les espérances quasi messianiques de ce temps, rattachées comme elles le sont au concept d'un renouveau perpétuel, doivent quelque chose de leur vitalité au dieu de rajeunissement ; mais, dans un empire pacifié, le dionysisme du ier siècle de notre ère est un dionysisme « assagi ». Et dans les siècles suivants, il lui reste à faire encore carrière dans une religion cosmopolite de thiases, dans une théologie d'occultisme ou dans la poésie, d'une sincérité artificielle, des Dionysiaques. Sa vie se prolonge, l'auteur a tenu à le montrer : on observerait peut-être qu'il ne se rénove plus autant ; il est remarquable que le néo-platonisme n'en ait rien tiré d'original. Il n'en a pas moins fallu le tuer, et Jeanmaire déduit les raisons de sa défaite en face d'un adversaire dont l'intransigeance iconoclaste faisait la force : c'est celle des mouvements révolutionnaires qui ont réussi. Le livre est neuf, mais sa nouveauté n'a rien de tapageur. Il ne se signale ni par le renversement des « méthodes » ni par des « hypothèses » inédites. Des hypothèses, si l'on veut dire la supposition de faits qui ne sont pas directement attestés, il y en a somme toute fort peu ; et l'on pourrait presque les détacher de l'ensemble sans que l'ensemble en fût affecté. On a pu voir d'autre part que, dans son ordonnance même, avec les assouplissements que recommandait la matière, l'ouvrage se présente comme histoire ; et l'auteur a tenu à garder le mot dans son titre : il va sans dire qu'il se conforme aux règles du genre, qui sont des règles de bon sens ; on peut même ajouter qu'il a l'occasion de rappeler, sans faire de polémique, que les analogies hâtives sont souvent trompeuses et que la chronologie est à respecter. Chacun de ses chapitres est bien un chapitre d'historien quant au contenu. Simplement, et c'est là qu'est la nouveauté, il y a un effort d'analyse dans une direction où il n'y en avait pas eu depuis

Rohde, avec des ressources que n'avait pas encore Rohde, peut-être aussi avec des intentions qui n'étaient pas les siennes. Au demeurant Jeanmaire a bien le sentiment que, dépassée quand à certaines conceptions historiques, la Psyché reste un grand livre : il prend la suite. Pour fixer les idées, il ne serait pas inopportun de comparer ses démarches et celles d'un historien à qui il rend un hommage mérité pour ce qui est de l'étendue du savoir, de la rigueur critique, de la sûreté de tout le travail de base — je veux parler de Martin P. Nilsson. Ce qui frapperait dans cette comparaison, c'est que Nilsson — chacun son office — n'est pas préoccupé du même ordre de problèmes : son propos ne lui commande pas d'interpréter, au sens où Jeanmaire essaye d'interpréter. (De là, peut-être, un mode d'explication auquel il recourt volontiers, et dont il serait curieux de rechercher la raison d'être et les origines : celui d'une synthèse accidentelle entre des éléments plus ou moins hétérogènes, comme Dionysos de printemps et Dionysos d'hiver, beuveries joyeuses et fête des morts, lamentation funéraire et mimèsis aux origines du drame, etc.). Il y a un thème psychologique qui tient une grande place dans le livre de Jeanmaire et qui paraît avoir fourni un point de départ à son enquête. Que signifie cette mania au prestige de laquelle Platon se sentait obligé de déférer et dont il reconnaissait l'action à divers plans, mais que, dans sa forme la plus authentique, il trouvait impérieusement associée au nom du dieu ? Il s'agit bien d'une réalité humaine, si étrangère qu'elle puisse nous être au premier abord : comment appréhende-t-on, dans l'histoire, les réalités humaines ? L'auteur est de ceux qui se posent des questions, et il avait déjà touché à celle-là dans les Couroi. La réflexion par laquelle il prélude à son analyse vaut d'être reproduite : « Comprendre, en histoire, c'est toujours interpréter des textes (et quelquefois des monuments) en fonction de connaissances expérimentales, entendu que notre expérience directe des hommes et des réalités sociales [...] doit être complétée et éclairée par les lumières que diverses disciplines qui ont pour base des enquêtes descriptives sont susceptibles de nous apporter. Nous avons affaire ici, dans les comportements religieux qui ont trait à ce que les anciens entendaient par orgiasme, à des réalités psychologiques qui relèvent en partie de l'observation clinique et à leur connexion avec des réalités sociales dont l'examen relève de l'ethnographie, pour ne pas dire de la sociologie » (p. 105 et suiv.). C'est dire en somme que les faits humains sont « à plusieurs dimensions » : dans l'étude de celui-là, Jeanmaire

fait porter son effort, d'une part, sur l'élément psychologique que la pathologie mentale permet d'identifier, d'autre part sur les manifestations religieuses d'une mania tout à fait comparable en d'autres milieux sociaux. Il reconnaît la plasticité des états psychologiques en question, voire une certaine diversité de contenus, mais il insiste davantage sur l'unité du phénomène où le pathologique revendique une espèce de primat et dont le « tempérament hystérique » fournirait l'explication fondamentale. Il y a peut-être ici une précaution à prendre. Certes Jeanmaire est largement justifié de se référer — comme le faisait Rohde qui utilisait déjà les travaux de Pierre Janet — aux notions et au vocabulaire de la psychiatrie : je me demande toutefois si, dans l'exposé sinon dans le fond de sa thèse, il n'y a pas par moments une équivoque. Lorsqu'il met l'accent sur la « possession » à laquelle des malades peuvent être sujets et sur la « cure » que réalise la « culture de la mania », il pourrait sembler que le point de départ doit être cherché dans certains états individuels que les milieux considérés peuvent présenter avec plus ou moins de fréquence suivant leur densité spécifique en névroses (qui est d'ailleurs déjà un fait social). Et il est avéré, l'auteur l'a établi de façon convaincante, que rien ne ressemble plus aux manifestations d'un délire proprement individuel que celles du dionysisme ; mieux encore : ce sont les mêmes. Mais les mêmes dans un autre contexte. La Grèce nous offre justement le moyen de distinguer : les cures charlatanesques des Corybantes s'adressent, du moins en principe, à des sujets tarés qui sont par hypothèse des sujets individuels ; mais le corybantisme, qui est d'ailleurs en connexion avec la religion dionysiaque, n'en est pas moins quelque chose de différent. La marque du ménadisme en particulier, c'est le collectivisme de la transe ; et à relire le récit du Messager des Bacchantes qui est à sa manière un beau « document », il ne serait pas excessif de parler d'un délire organisé ; car il y a cet unanimisme dans la frénésie ambulatoire, à la fois concertée comme l'action d'une troupe et involontaire comme la gesticulation d'un possédé. Toutes ces femmes étaientelles, d'abord, des malades ? A vrai dire, ce que Jeanmaire rappelle opportunément, c'est que la folie n'est pas seulement une espèce médicale, mais qu'elle est un grand fait humain sur lequel on n'a pas fini de réfléchir ; car il convient de lui attribuer une véritable fonction dans certains états de l'humanité, une fonction où on pourrait discerner plusieurs niveaux, suivant que la folie est commandée par la société, recommandée ou tolérée, voire tout au moins, dans les

formes traditionnelles où elle se manifeste, acceptée avec une espèce de stupeur3. Et on a pu parler, à propos du furor qui accompagne obligatoirement certaine ascèse de guerrier, d'un « principe des activités humaines »4. Du ménadisme, qui s'offre ainsi dans un vaste ensemble, il faut donc dire qu'il est défini à la fois par son caractère psychologique (probablement même psycho-physiologique) et par une nature institutionnelle que l'auto-suggestion collective (cf. p. 107) permettrait déjà de reconnaître. Réalité étonnamment une, dont l'exposé de Jeanmaire montre les différents aspects. Il y a des faits négatifs à signaler. Sans doute il faut réserver dans le dionysisme un héritage de cultes phalliques comme celui qu'on trouve aux Dionysies champêtres : héritage très ancien manifestement — encore que le symbole ne se soit pas rencontré dans l'égéen — et qui associe, dans un système « primitif » de pensée et de conduite religieuses, la fécondité féminine et la fertilité agraire. Mais aussi, élément qui reste en marge du phénomène caractéristique : car dans le ménadisme notamment, le sexuel n'apparaît pas5. Il n'y a pas de libido dans l'affaire : les insinuations du Penthée d'Euripide tombent à plat. — Pas davantage n'apparaît un facteur d'intoxication — du moins au sens courant du mot. On pense toujours au dieu du vin ; donc au dieu de l'ivresse : et il est bien vrai que, dans une tradition de frairies dont Dionysos a pris la suite, les beuveries ont leur importance ; le cômos peut être un cortège titubant. Mais ce qu'on ne voit pas, c'est que la mania, elle, doive son pouvoir et ses prestiges à l'absorption du vin (ni d'ailleurs d'autres substances, car les indications que nous aurions là-dessus sont bien faibles). Les Ménades ne sont pas des femmes prises de vin — sur ce point, une autre insinuation de Penthée est présentée avec la même intention, chez Euripide, que la première ; les Bacchants, et pas davantage les célébrants du dithyrambe ancien (cf. p. 236), ne sont des êtres en proie à l'ivresse. Autrement dit, nous avons ici du délire à l'état pur, un de ces cas d'« extase collective » qui ont fourni matière à l'un des livres bien connus de Ph. de Félice. Mais, bien entendu, un délire qui est soulevé par les moyens traditionnels et également collectifs, de suggestion : le vertige de la chorée et la musique hypnotisante.

3. Cf. M. MAUSS, Sociol. et anthropol., p. 327. 4. G. DUMÉZIL, Horace et les Curiaces, p. 23 et suiv, 5. Cf. M. P. NILSSON, Gesch, d. gr. Bel., I, p. 261,

Quelle place faut-il faire à la mania dans l'ensemble de la religion dionysiaque ? Il y a ici une curieuse opposition à constater. D'une part, la mania apparaît à certains moments comme l'essentiel ; car il faut bien se dire que, même limité à une troupe, le délire bacchique peut être suivi par le reste de la société non pas seulement avec une curiosité plus ou moins bienveillante, mais avec une sympathie qui participe. Dans l'office des thyades, il y a l'idée latente, parfois même explicite, d'une espèce de délégation. Et Jeanmaire a souligné l'importance et la valeur dynamique du « spectacle » qui, avant même le théâtre, est un des moyens d'action du dionysisme. Après tout, la fameuse catharsis est faite pour d'autres que pour les acteurs ou exécutants ; or son efficacité de base, c'est celle de la cure de la mania par la mania (p. 316 et suiv.). Il y a donc une fonction religieuse du délire, qu'on peut dire générale. — Mais il y a bien d'autres choses dans la religion de Dionysos que les faits du type ménadisme. Et le plus remarquable, c'est que le ménadisme y est associé, voire coordonné, à des éléments très différents de lui et dont la tonalité affective est quasi contraire à la sienne. Des liturgies tranquilles coexistent avec les ardeurs de la transe, et quelquefois en ont pris la place : on le discerne non pas seulement dans l'histoire de telle association comme celle des Iobacchoi où s'est apaisée la « pratique tumultueuse » d'un ancien baccheion (p. 436), mais dans l'héortologie athénienne où s'est effacé pour nous le souvenir des « Folles » qui avaient donné leur nom aux Lénées. Plus encore, quoi de commun entre le monde des Bacchantes d'Euripide et les festivités périodiques où s'étale une joie bruyante, grossière même, mais qui est, si l'on ose dire, de tout repos ? Mais, en vérité, ce ne serait pas encore assez de marquer ces antithèses : le propre du dionysisme, c'est l'extrême variété des attitudes psychologiques qu'il autorise ou qu'il commande ; et si l'on veut se rendre compte de sa richesse et des possibilités qu'il a représentées pour le Grec, il suffirait d'observer qu'à sa manière il « remplit l'entre-deux », qu'il va dans la direction de la religion la plus individuelle en même temps qu'il se complaît dans la socialité exaspérée de la bacchanale (θίασεύεται xj/uxav, Eur., Bacch. 75). — E t il y a encore un autre aspect, et pour être particulier, épisodique en apparence, ce ne serait peut-être pas le moins révélateur. Jeanmaire note le rôle du rire dans le « complexe cathartique » (p. 321) : c'est rappeler l'importance de cette question du rire qui n'a guère été traitée depuis l'étude ancienne et plutôt superficielle de Salomon Reinach ; mais il y a, au-delà et plus généralement, la question du jeu, de la παιδιά,

dans le dionysisme. Si Dionysos est devenu symbole par excellence d'activité théâtrale, c'est qu'il est un dieu qui joue, et qui fait jouer. Même dans une fête aussi populaire que les Anthestéries, on pourrait presque dire qu'il joue avec une espèce d'équivoque entre le monde « réel » et l'autre. Jeanmaire donne bien le sentiment de cette réalité mouvante du dionysisme ; le sentiment aussi de son unité. Mais par là s'éclaire quelque peu la signification de la mania : pour être aussi accentuée à certains moments, il faut qu'elle ne soit jamais tout à fait absente aux autres. On sent bien, pour tout dire, qu'il y a quelque chose de trouble dans cette religion : non pas qu'elle soit orientée dans le sens d'un panthéisme vertigineux, ou animée par un besoin désespéré de communion avec un monde de mystère — chez les Grecs, on ne risque pas trop ; et Jeanmaire marque à plusieurs reprises que la dominante, c'est la joie et pas du tout le pessimisme. Mais il y a quelque chose de trouble parce que ce dieu est tout de même inquiétant (p. 118) et que la démence est de sa fonction. Ses renouveaux ou ses poussées, ce sont ceux de l'orgiasme ; en pleine époque classique, on assiste à une recrudescence du ménadisme (p. 163 et suiv.) ; une armée, tout d'un coup, peut être emportée dans un élan de furor inspiré par le dieu : l'histoire d'Alexandre en témoigne (ou la légende ; mais c'est la même chose). Avec Dionysos, si loin qu'on se croie, on est toujours à la marge de la folie. Malgré tout, cette folie est bonne : la morale des Bacchantes, c'est l'exaltation de la mania divine. Mais le nom même des Bacchantes est significatif, et la singularité qu'il évoque ne laisse pas de nous instruire sur la nature profonde du dionysisme. Ce qui a toujours frappé, en effet, c'est l'importance de l'élément féminin dans cette religion. Les égarements et la frénésie que désigne le mot d'orgiasme, c'est le plus souvent des femmes qui y sont sujettes ; dans les représentations figurées, nous ne voyons guère qu'elles aux moments pathétiques du culte. Comment comprendre cette donnée ? Il est bien connu que la nature féminine fournit le « terrain favorable ». Mais prédisposition n'est pas explication. D'autre part, on peut admettre que notre information se trouve par hasard tendancieuse, que la représentation de la mania s'est en quelque sorte spécialisée à des fins artistiques ; il y a peut-être aussi ce clivage que Jeanmaire serait disposé à reconnaître, entre un dionysisme de Grèce continentale, plus proprement ménadique, et un dionysisme insulaire, où le rôle des hommes serait plus marqué ; et il n'est d'ailleurs pas douteux que le délire bacchique, où que ce soit, n'a pas été

le fait du seul élément féminin. Mais il reste que la manifestation la plus éclatante du culte, de par son nom, est un monopole féminin — un monopole que consacre indirectement un dionysisme même tempéré et officiel, car s'il existe des associations de bacchants et, de bonne heure aussi, des congrégations mixtes, il n'y a de collèges que de Ménades. Le fait général qui est à la base, c'est bien entendu l'opposition des sexes. Elle a un rôle fonctionnel dans toute la vie religieuse où elle se traduit à l'occasion par un antagonisme symbolique, et dans les transpositions mythiques de drames rituels où l'hostilité est portée aussi loin qu'il se puisse : on n'a qu'à se rappeler ces usages de fêtes où s'échangent les injures et les moqueries ou, dans les légendes, le crime des Lemniennes et aussi bien celui des Danaïdes. Mais il s'agit là, en effet, d'une donnée très générale : le dionysisme l'a en quelque sorte utilisée ; seulement il lui confère une importance qui doit avoir sa signification : il y a une note de misandrie dans les Bacchantes (et aussi une pointe révolutionnaire). Aussi bien l'opposition est-elle — en général — plus larvée dans le dionysisme qu'ailleurs ; mais peut-être d'autant plus profonde. Il n'y a rien de plus caractéristique dans les légendes que la libération qui y est promise — ou imposée — aux femmes : les femmes ont à se détacher de la vie domestique, de ses douceurs et de ses servitudes. Par la grâce de Dionysos, c'est une évasion qu'elles réalisent : le mot revient plusieurs fois chez Jeanmaire. Mais il revient aussi pour accuser une des intentions les plus certaines du dionysisme lui-même : on peut comprendre, dans le dionysisme, le rôle prééminent de la femme parce que cette valeur essentielle, la femme est mieux faite pour l'incarner. Elle est moins engagée, moins intégrée. Elle est appelée à représenter, dans la société, un principe qui s'oppose à la société elle-même — et dont celle-ci a pourtant besoin. Il faut croire que ce besoin, sur le plan religieux, a été ressenti par les Grecs avec acuité. Les suggestions qu'on trouve là se confirmeraient peut-être par certaines observations qu'on peut faire sur la personnalité du dieu. C'est, dans le panthéon, la personnalité la plus prenante ; avec cela, chose remarquable, faite d'éléments qui, pour une grande part, n'ont pas de véritable originalité. La physionomie d'un dieu grec en général se perçoit dans le genre d'activités religieuses auquel il préside et dans les histoires où il figure. Or on a vu que la mythologie de Dionysos s'est faite, au départ, avec du préfabriqué : la seule particularité qu'on ait à relever

ici — et elle a d'ailleurs son intérêt pour la conception de la divinité — c'est la masse de thèmes « héroïques » qui se sont agrégés au mythe de Dionysos (et qui représentent, comme bien souvent, le souvenir d'une préhistoire sociale, avec les motifs de l'exposition, du fosterage, du rôle des tantes maternelles, etc.) ; mais ce n'est pas cela qui peut individualiser le dieu, tout au contraire. Pour ce qui est du culte, en dehors du secteur réservé de la mania (où il apparaît déjà en héritier), Dionysos reprend à son compte des traditions anciennes ; on a vu que ce dieu nouveau procédait de cultes préhistoriques de la végétation. Ce qu'il faut relever, à vrai dire, c'est qu'il donne à de vieilles choses un nouvel accent : il y a un pathétique dionysiaque de certains rites sacrificiels qui concernent notamment le bœuf et la chèvre (« opposition » curieuse à signaler en passant : la chèvre appartient à Dionysos, mais l'important cycle du bélier lui est à peu près étranger). Jeanmaire a étudié de près des pratiques rituelles comme celle du «lancer » de la victime ou de la capture de la victime (p. 265 et suiv., 260 et suiv.) ; il y aurait peut-être d'autres faits à grouper sous ce chef, mais justement on y verrait encore mieux que Dionysos n'est pas tellement singularisé par son culte. En tout cas, la personnalité divine est plus ou moins en dehors (car de chercher du « sacrifice-communion » dans la religion dionysiaque, il n'y a pas d'apparence : Jeanmaire l'a très bien dit). Si, en dépit d'une espèce de banalité mythique et même rituelle, Dionysos s'impose avec un tel empire aux âmes, c'est que cette notion de personnalité s'affirme en lui plus qu'en tout autre. Il doit y avoir des raisons profondes à cela : ce sont celles que le livre met en lumière. Voilà un dieu qui a naturellement beaucoup de sanctuaires, mais qui n'a pas beaucoup de temples (p. 20). Cette forme de religion civique qui tout ensemble magnifie et impersonnalise la divinité, il n'y pénètre pas volontiers. Et l'observation en rejoint tout de suite une autre, qui reviendra comme un leitmotiv : Dionysos, sauf accident ou artifice, est étranger à la « politique ». Non pas hostile, mais tranquillement étranger ; or il n'y a pas de grand dieu, en dehors de lui, qui ne soit associé à quelque fonction de l'État, qui ne figure du moins à quelque moment dans la durée vécue de la cité. — Il y a la contre-partie. Dionysos a un rapport direct avec la nature, il faut même dire spécialement avec la nature sauvage, la nature non civilisée, non socialisée : l'aspiration de ses fidèles les emporte vers les lieux déserts et incultes, les plus anciennes représentations associent à son triomphe ou à sa pompe nuptiale les bêtes de

la forêt et jusqu'aux animaux féroces ; un mot suffit pour rappeler une tendance fondamentale qui, même dans les formes citadines du culte privé, continue à se satisfaire par l'emploi des serpents ou par le symbolisme atténué, mais obsédant, des stibades. Or, dans l'ensemble des grands dieux où une Artémis n'a plus sa place, il y a là un trait qui n'appartient qu'à Dionysos. Une autre marque positive, c'est qu'il est en rapport avec le monde des morts. C'est encore une marque différentielle ; non que la même relation n'apparaisse chez d'autres, mais chez lui elle apparaît autrement. Il y a les déesses d'Éleusis, ou d'instituts apparentés ; mais ce sont les déesses d'Éleusis, elles représentent, dans la religion, un élément spécialisé : et Déméter elle-même, par la masse de ses cultes communs, est tournée vers la vie terrestre des hommes. Ni certains aspects de Zeus, ni la divinité d'Hadés, ni la permanence d'un Hermés Chthonios ou psychopompe, qui n'est plus qu'un dieu mineur, ne font tort à une conception générale qu'on peut dire poétique, mais qui est révélatrice d'une pensée assez profonde : la société des grands dieux que sont les Olympiens est caractérisée par une opposition à la mort, par une répulsion pour la mort — à la seule exception de Dionysos, qui pourtant fait bien partie de cette société, et mieux encore : qui y a fait ses grandes entrées. Attribut d'autant plus remarquable qu'il n'apparaît pas comme surajouté ou particularisé dans une « mystique » ; car il faut bien s'entendre sur cette nature de Dionysos : Dionysos n'est pas un dieu de la mort, ni de l'immortalité ; « il n'est pas chez lui dans le royaume souterrain » d'Hadès ; et « il serait inexact également de parler à son sujet d'un séjour paradisiaque où se rassembleraient ses élus » (p. 273). Ses accointances avec le monde des défunts sont celles d'un dieu « ubiquitaire ». Sa seule présence impose une idée d'au-delà. Il y a des à-côté significatifs. Jeanmaire souligne (p. 311) l'originalité d'un Dionysos «aux prestiges divers » dans un système « où les dieux sont au minimum, ou plutôt ne sont pas, des magiciens ». Serait-il excessif de reconnaître, dans les Bacchantes, un dieu de mâyâ ? Il y est, après tout. — C'est une certaine perspective qui se découvre ainsi. Car, en termes d'intelligence, il apparaît que Dionysos est à l'antipode du monde des Idées. Il est souvent question de Platon dans le livre de Jeanmaire, de son attrait et de sa réserve à l'égard du dieu : disons que Dionysos ferait penser à l' Autre ; il le symboliserait du moins ; car enfin, il l'est quanttà sa fonction ; et, dieu insaississable, il l'est aussi quant à sa nature.

Il y a toujours des rapports subtils entre un mode de penser et une éthologie collective. On s'est longtemps mépris sur le caractère du Grec, où l'on ne voyait, avec la fameuse sérénité, que le sens et le besoin des « Formes ». On en est revenu : il y a l'antithèse. Et c'est l'antithèse que Dionysos signifie partout, au niveau de l'action religieuse, à celui de la représentation religieuse, à celui d'une conception du monde. Mais une antithèse qui est une complémentaire ; l'observation qu'on peut faire au sujet de la notion du dieu recouvre celle qu'on pouvait faire au sujet de la mania : au thème de l'« évasion » correspond celui d'une « présence » divine qui, au sens propre, dépayse. "Si Dionysos appartient au système justement parce qu'il y représente un principe d'opposition, l'antinomie n'a pas pu ne pas être sentie. Dans l'organisation où il trouve sa place, il y a du conscient et du délibéré. L'œuvre de Delphes est reconnue depuis longtemps ; sur la division du travail qui a pu associer harmonieusement Dionysos et Apollon, on a vu les suggestions de Jeanmaire ; sur les aménagements qui ont favorisé des usurpations paisibles, nous avons des indications menues (cf. p. 197), mais d'autant plus instructives puisqu'elles témoignent d'une action de détail. Il y a surtout cet effort continu que laisse discerner l'histoire du culte, pour intégrer, parce qu'elles avaient besoin d'être intégrées, les réalités les plus typiques du dionysisme : et remarquons que c'est pour les « assagir » sans doute — tout autant pour les neutraliser — mais en laissant subsister en marge l'anarchie d'un ménadisme indépendant, qui trouve à s'autoriser à l'ombre d'un ménadisme de collegia (cf. pp. 443 et suiv., 264 et suiv.). Parlera-t-on seulement d'accommodements ? La vérité, c'est que l'économie du système et ses équilibres ont dû se définir en fonction du dieu nouveau. On renverrait ici à l'apologétique de Tirésias chez Euripide (Bacch. 272 et suiv.) : cette tirade du vieux radoteur est une page remarquable de philosophie religieuse. Une carte du monde divin s'y dessine, ou du moins un secteur de cette carte ; tout un « orient » y appartient à Dionysos. Et on voit que la vocation de Dionysos est d'absorber en lui de multiples activités fonctionnelles qui n'ont plus à être différenciées ; on sent aussi — car il y a cette magnifique antithèse qui clôt la tirade, entre la δύναμις du dieu et le κράτoς des pouvoirs traditionnels — que le renouvellement des perspectives ne s'est pas fait, comme qui dirait, gratuitement. Il y a fallu une impulsion.

Il reste donc le problème historique : quand on aura dépisté dans une tradition immémoriale les éléments qui apparaissent intégrés dans le dionysisme, voire ceux qui le qualifient le plus singulièrement au premier abord, quand on aura d'autre part défini sa place et sa raison d'être dans un système que nous connaissons plus ou moins directement, on se demandera encore d'où vient le succès d'une religion qu'Hérodote ne trouvait pas « en accord avec le tempérament hellénique » et dont il ne pouvait s'expliquer l'« introduction récente » que par l'hypothèse d'un emprunt. Jeanmaire ne pose pas la question ; et il est de fait qu'elle est obscure. Mais on ne peut guère l'éluder. Il a dû y avoir à l'origine --- sinon, pourquoi une divinité nouvelle et une propagande de nature aussi populaire ? — un véritable mouvement religieux, une conscience et une volonté de rajeunissement : dans l'histoire de son culte, Dionysos est un dieu à revivais ; n'est-ce pas un trait congénital ? Sa légende même a valeur d'enseignement. Jeanmaire tient que l'histoire des résistances suscitées par le dieu, de leur violence et de leurs défaites, est un thème mythique : c'est assez probable en effet ; mais il a bien fallu qu'il y eût diffusion plus ou moins rapide : la donnée d'une religion conquérante subsiste. Or, pour l'essentiel du moins, ce n'est pas une religion qui vient du dehors. Et dans les témoignages indirects que nous en avons, le mouvement apparaît bien comme du spontané. On ne peut que faire allusion à la question très générale où l'on serait ici engagé et qui est, dans l'histoire humaine, une des plus troublantes : à une certaine échelle, c'est peut-être celle des révolutions ; c'est au moins celle des mutations, des renouvellements internes et brusques. Jeanmaire la rencontrait sur son chemin, au moment où il constatait des phénomènes analogues à la poussée dionysiaque dans une expérience qui, plus limitée et fût-elle sans lendemain, n'en reste pas moins valable : parlant de l'« extension » des pratiques de l'espèce zar et bori, il nous avertit (p. 119) que le mot peut être pris dans un sens dynamique : « il s'agit d'un mouvement qui gagne du terrain ». D'une manière générale, les ethnographes ont pu observer des faits comparables d'innovation religieuse, et qui paraissent l'effet d'une force quasi explosive. C'est cette nouveauté incoercible qui caractérise aussi le dionysisme. Si on n'admet pas de faits inconditionnés, on sera induit à rechercher les conditions de celui-là dans un certain état des sociétés helléniques au temps de la première diffusion : car l'ampleur du phénomène devrait permettre d'établir des corrélations. Mais nous sommes à un moment de protohistoire, et l'on

sait bien que le terme de protohistoire est une litote. On retiendrait au moins, dans le dionysisme même ou en marge, deux ordres de faits. Qu'il y ait eu, en rapport avec le renouveau religieux, dislocation et recomposition des cadres sociaux, c'est ce que pourrait suggérer la sémantique de mots comme orgéon et thiase. Car, d'une part, ils nous revoient à des formes religieuses indépendantes de toute organisation étatique ou, dans leur passé, seigneuriale ; et d'autre part ils s'appliquent à des groupements qui ont été admis dans les phratries, mais que justement il a fallu y admettre, qui s'opposeraient par conséquent aux « hétairies » ou compagnonnages guerriers d'où paraît dériver la phratrie, comme ils s'opposent aux clans de noblesse religieuse que sont les yévrj. Or le second mot au moins est un des mots caractéristiques du dionysisme. L'observation n'est pas nouvelle : peut-être pourrait-on revenir avec fruit sur la donnée. Ce qui pourrait éclairer, d'une faible lueur, le moment d'histoire sociale et religieuse, c'est que le dionysisme n'y est pas seul en cause. Il y a un phénomène en particulier dont Jeanmaire signale les rapports qu'il a avec lui (p. 398 et suiv.) : c'est celui qu'on s'habitue à désigner sous le nom de shamanisme grec, et dont nous ne connaissons que les dérivés ou la légende. Il s'agit de ces mages du type Abaris, Épiménide (voire Pythagore) qui pratiquent la purification ou la médication magique, mais dont l'action a dû s'exercer aussi dans le sens d'une Réforme religieuse. Ce courant est très proche du courant dionysiaque, et il a même pu y avoir des interférences : il y a du vrai shamanisme, à un certain moment, dans le Dionysos des Bacchantes (v. 466 et suiv.). Mais la distinction n'en est pas moins à faire, quant au mode de recrutement, quant aux patronages divins, et même — chose curieuse parce qu'elle révèle aussi une convergence — quant à la thérapeutique mentale. Nous sentons un ébranlement, une effervescence, des propagandes diverses — témoignages ou facteurs de cette espèce de mutation qu'il faut bien supposer au point de départ de l'humanité grecque et dont le dionysisme, sur le plan religieux, serait un des aspects. Mais, sans aborder ce genre de questions, le livre se suffit à luimême. Et il faut répéter qu'un de ses mérites les plus certains, c'est le sens des réalités historiques et de leur interprétation positive. Sur quoi j'avouerai que je comprends mal le scepticisme qui se perçoit dans les dernières lignes, où il est parlé d'« histoire inactuelle ». Il n'y a pas d'histoire inactuelle ; il y a une série indéfinie d'expériences humaines : l'hellénisme y a bien sa place.

II

Formes de la pensée mythique

1

La notion mythique de la valeur en Grèce1 Il y a des fonctions mentales, comme celles du droit et de l'économie, dont pour un peu on oublierait qu'elles en sont : c'est qu'elles s'accomplissent dans nos sociétés suivant un mécanisme dont l'homme lui-même paraîtrait absent. Pour y reconnaître ce qui est, après tout, un produit de l'esprit, ce n'est pas à leur état moderne qu'il faut d'abord regarder : elles ont un passé dont une inconsciente philosophie d'Aufklârung peut faire méconnaître la richesse ; c'est ce passé qui a servi à leur élaboration. Et une des raisons d'être les plus certaines de l'histoire, c'est de restituer où elle le peut — et autant qu'elle le peut — ces états anciens où se laissent le mieux apercevoir des créations humaines : travail d'investigation psychologique au premier chef. Entre toutes, la notion de valeur peut mériter l'enquête. Dans l'état où nous la connaissons, la quantification, universelle comme elle est et nécessaire, en fait une notion abstraite par excellence. Dans des états qu'on qualifie, vaille que vaille, d'archaïques ou de primitifs, il en va tout autrement : l'estimation qui porte sur des objets de possession ou de consommation y est dominée par des idées et des sentiments multiples, la pensée y a toutes sortes d'accointances et de résonances. Il y a là un champ d'observation qui peut d'abord dépayser : raison de plus pour qu'il retienne. La notion de valeur qu'on y rencontre reste une notion globale : elle participe de ce qui est objet de respect, 1. Journal de psychologie, t. XLI, oct.-déc. 1948, pp. 415-462.

voire de crainte révérentielle, principe d'intérêts, d'attachement ou d'orgueil, motif de cette admiration dont Descartes faisait la première « passion primitive ». Elle suppose aussi bien, ou elle signifie, un tonus psychologique à la fois plus élevé et plus diffus que dans notre humanité à nous ; et nous avons affaire à de véritables complexes, c'est-à-dire à des formes où sont également intéressées et s'enchevêtrent les « facultés » classiques : des attitudes, mentales et corporelles, y sont associées à l'idée même de valeur où parfois s'équilibrent une tendance à l'appréhension et le recul devant la chose dangereuse ; des règles de conduite comme celle du don réciproque la qualifient et la rehaussent ; les éléments affectifs dont elle est pénétrée s'accompagnent d'images, dont le rôle et la nature même sont à considérer ; et l'on voit intervenir, enveloppées sans doute, mais tout de même avec l'efficacité de principes directeurs, ces représentations générales qui appartiennent à une société, qui contribuent à la définir et qui constituent pour elle le cadre nécessaire de toute pensée. Ce sont là, est-il besoin de l'ajouter, des conditions particulièrement favorables à l'étude de la fonction symbolique. L'expérience n'a sans doute que plus d'intérêt si elle porte sur le stade qui touche déjà, chronologiquement, à l'âge « positif » de la valeur et où ne s'en prolongent pas moins des formes psychologiques qui relèvent d'une très vieille tradition. Cette expérience nous est offerte, et c'est la raison des quelques notes qui suivent, par une civilisation ancienne à propos de laquelle ce genre de questions se pose un peu partout. 1 Le problème de l'origine de la monnaie se pose particulièrement pour la Grèce ancienne2 où s'est répandu pour la première fois dans l'histoire humaine l'usage de la monnaie stricto sensu, de la monnaie titrée. Un des aspects de ce problème est le suivant : si l'on convient de distinguer le symbole et le signe3 en ce que le premier demeure lesté de significations immédiates et affectives tandis que la réalité du second s'épuise ou paraît s'épuiser dans sa fonction même, il est clair que ce qu'on appelle l'origine de la monnaie, c'est le passage du premier au second ; on n'ignore 2 . C f . B . LAUM, H e i l i g e s G e l d , 1 9 2 4 . 3. S u r l'impossibilité d ' u n e d é f i n i t i o n u n i v e r s e l l e m e n t v a l a b l e I. M e y e r s o n , L e s f o n c t i o n s p s y c h o l o g i q u e s et l e s œuvrC8, 1 9 4 8 , p p . 7 5 et a u i v .

pas, en effet, que dans beaucoup de sociétés qui ne pratiquent pas la monnaie proprement dite, il y a des manifestations typiques de la valeur qui remplissent des fonctions plus ou moins analogues, mais qui, par comparaison, apparaissent essentiellement concrètes4. On peut remarquer qu'un développement parallèle se dessine dans le droit, où le rite précède et prépare la procédure. Et si le rapprochement vaut d'être fait, c'est qu'il est justement instructif de le faire en Grèce, à propos d'une institution dont l'importance sociale est manifeste, celle des jeux publics : dans les concours légendaires où l'épopée a trouvé un de ses thèmes favoris (athla), les comportements et les attitudes auxquels donne lieu l'appropriation individuelle des récompenses préludent aux actes et aux gestes réglementés qui caractérisent le droit archaïque5 ; en particulier, on peut y constater un antécédent de mancipatio6. Ce geste de la main-mise est en rapport avec la chose sur laquelle il s'exerce. Dans une espèce de cas limite, où il consiste à saisir par la corne le bœuf obtenu en prix, il est la continuation directe d'un acte proprement religieux ; et la chose — qui, en principe, est la matière d'un sacrifice — a une valeur religieuse. Pour être de signification évidemment plus profane, les autres objets donnés en récompense n'en sont pas moins des objets qualifiés : la notion de la propriété qu'on acquiert sur eux est inséparable de celle de la valeur qu'on y attache ; la représentation de ces objets, la conception du droit qui s'y applique, les conduites que commande l'acquisition ou la défense de ce droit, tout cela est en relation réciproque. Or les objets en question, récompenses coutumières, annoncent déjà la monnaie : on peut dire que, dans les Jeux funèbres de l'Iliade par exemple, nous sommes à même distance de la monnaie que de la procédure. Il y a toujours intérêt à marquer ce genre de connexions. En effet, les choses données en prix — notamment coupes, trépieds, bassins, armes, etc. — sont de l'ordre des « signes prémonétaires » sur lesquels le travail de Laum a attiré l'attention7. Ces objets sont fréquemment nombrés : les rançons, les 4 . S u r c e s f o r m e s p r i m i t i v e s d e l a m o n n a i e , cf. M . MAUSS, E s s a i s u r l e d o n , i n A n n é e S o c i o l o g . , n o u v . s é r i e , 1 9 2 3 - 4 , p p . 6 2 et s u i v . , 1 1 9 et s u i v . ; F . S I M I A N D , L a m o n n a i e , r é a l i t é s o c i a l e , i n A n n a l e s S o c i o l o g . , s é r i e D , 1 9 3 4 , e t l a d i s c u s s i o n à. l ' I n s t i t u t f r a n ç a i s d e S o c i o l , i b . , p p . 5 9 et suive 5 . D E V I S S C H E R , É t u d e s d e d r o i t r o m a i n , p . 3 5 3 et s u i v e 6 . G E R N E T , i n R e v u e h i s t o r . d u d r o i t , 1 9 4 8 , p . 1 7 7 et s u i v . = D r o i t et s o c i é t é d a n s l a G r è c e a n c . , p . 1 2 et s u i v . 7 . B . L A U M , o . L, p p . 1 0 4 et s u i v e

cadeaux d'hospitalité comportent des chiffres qui attestent des traditions, des normes. Dans une coutume comme celle des jeux homériques où tous les concurrents sont récompensés, une hiérarchie des valeurs existe par hypothèse entre les prix. Aussi bien plusieurs de ces objets sont en relation immédiate avec les débuts de la monnaie. Au ve siècle encore, en Crète, les amendes sont évaluées en trépieds et en chaudrons : dût-on entendre par là, car on en discute, des marques de monnaie, la marque même et la désignation n'en resteraient pas moins instructives. Les faucilles de fer données en prix dans les jeux de Sparte ont été parfois identifiées par les modernes comme monnaie Spartiate. D'autre part, les types agonistiques sont fréquents dans les anciennes monnaies, lesquelles furent parfois émises à l'occasion des jeux. Les objets donnés en prix appartiennent à une catégorie assez large, mais assez définie. On les retrouve, eux ou leurs analogues, dans plusieurs séries parallèles — cadeaux coutumiers, présents d'hospitalité, rançons, offrandes aux dieux, part du mort et objets déposés dans des tombes de chefs. Dans l'ensemble, ce sont ceux qui font la matière d'un commerce noble. Une classification implicite les oppose à un autre ordre de biens, inférieur et fonctionnellement différent : si on pouvait transposer ici la terminologie du droit romain — mais le droit romain, dans une civilisation de substance paysanne, formule la distinction à un tout autre plan, — on dirait que ce sont, par excellence, les res mancipi. Corrélativement, dans le régime de la propriété, elles forment un domaine spécial : c'est le domaine de la propriété individuelle au sens strict du mot. Pour une certaine classe qui est une classe guerrière telle qu'on l'entrevoit dans l'épopée, il se définit en fonction de ses moeurs et de ses coutumes, et en opposition à d'autres domaines juridiques ou quasi juridiques (propriété de la terre, propriété des troupeaux). Le droit de disposition qui s'y applique est absolu ; il s'atteste éminemment dans l'institution de la part du mort : les objets en question suivent le chef dans sa tombe. Enfin, cette notion spécifique se traduit dans le vocabulaire où la désignation de ktèmata s'applique par préférence à cette catégorie de biens ; le mot met l'accent sur l'idée d' « acquisition », acquisition à la guerre, dans les jeux, par des dons, — mais jamais, en principe, dans un commerce mercantile8. 8. Sur le domaine de la propriété strictement individuelle et sur les représentations qui y règnent, cf. E. F. BRUCK, Totenteil und Seelgerat im griechi8chen Recht, 1926, pp. 39-74.

Cet ensemble de préférences, d'exclusives et de normes définit un domaine particulier de la valeur. Dans une perspective historique oû il est assez indiqué de s'attacher aux objets qui sont par excellence signes prémonétaires, on retiendra ceux qui présentent une double caractéristique : d'être des valeurs circulantes — au lieu que la « monnaie » en bétail a dû fonctionner surtout comme monnaie de compte9 ; et d'être des produits de l'industrie humaine — de l'industrie du métal notamment (à l'occasion, du textile). Cette délimitation de la valeur est intentionnelle. Les notions relatives au bétail, à sa valeur proprement religieuse, à son utilisation rituelle, ont fourni à Laum le thème de son essai sur la « monnaie sacrale » et la base d'une théorie sur les origines religieuses de la monnaie laïque. Il n'est pas question de discuter cette théorie, mais il apparaît qu'en dehors de la zone cultuelle — et même, en principe, sacrificielle — où très légitimement elle se tient, il y a toute cette série d'objets que Laum n'a pu y intégrer sans artifice et qui sont justement ceux dont on a rappelé la nature et les fonctions : dans une recherche des origines de la monnaie, c'est une série qui a sa place ; dans une étude des jugements de valeur, elle doit être considérée à part.

Bien entendu, il s'agit de la valeur économique ou du moins de ses antécédents. Mais nous tenons à dire, assez couramment, valeur tout court. Dès lors qu'on parle de valeur économique, on tend à éliminer la valeur elle-même en substituant l'idée de la mesure, d'ailleurs essentielle, à l'idée de la chose mesurée. Or il s'agit non pas de la valeur « banale » et abstraite, mais d'une valeur préférentielle incorporée à certains objets, qui préexiste à l'autre et d'ailleurs la conditionne. Il n'y a plus à se justifier de traiter comme une réalité homogène les différents domaines de la valeur : on peut y reconnaître une « intention » qui leur est commune, ils supposent également un processus d'idéalisation. En l'espèce, celui-ci est attesté sur divers plans de psychologie sociale. Dans l'usage linguistique d'abord. Il y a un mot qui, dans ses plus anciens emplois, implique la notion de valeur, c'est le mot agalma. Il peut se rapporter à toutes sortes d'objets — même, à l'occasion, à des êtres humains en tant que « précieux ». Il 9. LAUM, o. L, pp. 10 sq. Cf., d u p o i n t de v u e r o m a n i s t e , H . LÉVY-BRUHL, N o u v . rech. s u r le très ancien droit r o m a i n , p. 99.

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e x p r i m e le p l u s s o u v e n t u n e i d é e d e r i c h e s s e , m a i s s p é c i a l e m e n t d e r i c h e s s e n o b l e ( d e s c h e v a u x s o n t d e s a g a l m a t a ) . E t il e s t i n s é p a rable d'une autre idée suggérée par une étymologie qui y reste p e r c e p t i b l e : l e v e r b e a g a l l e i n d o n t il d é r i v e s i g n i f i e à l a f o i s p a r e r et

honorer.

Or

il

s'applique

particulièrement

à

la

catégorie

d ' o b j e t s m o b i l i e r s q u i n o u s i n t é r e s s e n t . Il n ' e s t p a s i n d i f f é r e n t d ' a j o u t e r q u ' à l ' é p o q u e c l a s s i q u e , il s ' e s t f i x é d a n s l a s i g n i f i c a t i o n d'offrande a u x Dieux, spécialement de cette forme d'offrande que représente la s t a t u e de divinitélo. D a n s l ' o r d r e t e c h n i q u e e t é c o n o m i q u e , il f a u t s o u l i g n e r q u e , si l e s o b j e t s q u e n o u s a v o n s e n v u e s o n t d e s o b j e t s i n d u s t r i e l s , il s'agit d'une industrie que nous qualifierions de luxe. U n t é m o i g n a g e indirect de la v a l e u r é m i n e n t e et singulière qui est en e u x , c ' e s t l ' i m i t a t i o n q u ' o n e n fait e n série, E r s a t z d e m a t i è r e v u l gaire d o n t l ' e m p l o i à t i t r e d' « a n a t h è m e » est c o m m e u n s y m b o l e de symbole : l'archéologie en a fait connaître des quantités. E n c o n t r e - p a r t i e , elle a f a i t c o n n a î t r e a u s s i la r e p r i s e s i g n i f i c a t i v e d e la p r o d u c t i o n e t d u c o m m e r c e de l'orfèvrerie à l ' é p o q u e p r o t o h i s t o r i q u e . A u s u r p l u s , les c o n s i d é r a t i o n s d e K . B ü c h e r s u r c e r t a i n caractère de l'industrie grecque g a r d e n t leur bien fondé p o u r la période dite archaïquell. S u r le p l a n r e l i g i e u x , o n a r a p p e l é q u e les a g a l m a t a s o n t p a r t i culièrement désignés pour être objets d'offrande : chez H o m è r e où le m o t n ' a p a s e n c o r e le s e n s p r o p r e d ' o f f r a n d e , il s ' a p p l i q u e ( c h o s e plus instructive) a u x « objets précieux » qui sont spontanément u t i l i s é s d a n s c e t t e f o n c t i o n . Il y a l à u n e f o r m e d e c o m m e r c e religieux qui, p o u r nous, est de particulier intérêt : en m ê m e t e m p s q u e l'idée d e v a l e u r s'y t r o u v e r e h a u s s é e — e t spécialisée12 — ,

10. S u i v a n t u n e c o n c e p t i o n p l u t ô t e s t h é t i q u e e t t positive », p a r o p p o s i t i o n à u n e a u t r e , égéenne d'origine, q u i v o i t d a n s la s t a t u e cultuelle le siège d e v e r t u s « m y s t i q u e s » ; m a i s n o n , d'ailleurs, s a n s q u e la n o t i o n d ' u n e chose m y s t é r i e u s e m e n t v i v a n t e n ' a f f l e u r e parfois d a n s le m o t a g a l m a : o n r e l è v e r a à cet é g a r d , u n c u r i e u x d é v e l o p p e m e n t à b a s e de m é t a p h o r e d a n s PLATON, Lois, X I , 930 E et suive 11. K . BÛCHER, D i e Entsteh. der Volkswirtsch., pp. 50 sq., m o n t r e c o m m e n t u n e p r o d u c t i o n q u ' o n se r e p r é s e n t e t r o p f a c i l e m e n t à l ' i m a g e d ' a u t r e s m i l i e u x h i s t o r i q u e s s'adresse, e n réalité à u n e clientèle n o b l e e t r e s t r e i n t e , e t q u e les j e u x , n o t a m m e n t , o n t e u u n g r a n d rôle d a n s l a r e n o m m é e de c e r t a i n s articles. 12. L a p r a t i q u e de l'« a n a t h è m e » a p p a r a i t à u n c e r t a i n n i v e a u d e v i e religieuse, r e l a t i v e m e n t r é c e n t (LAUM, O. l., pp. 86 sq.) : LAUM l a m e t e n r a p p o r t a v e c l a n o t i o n d ' u n e p e r s o n n a l i t é p e r m a n e n t e chez les Dieux, p a r o p p o s i t i o n à la c o n c e p t i o n des A ugenblicksgtJtter a u x q u e l s c o n v i e n n e n t les o f f r a n d e s c o n s o m p tibles ; o n p e u t se d e m a n d e r si le r a p p o r t n ' e s t p a s i n v e r s e : e n fait, il y a p r o g r è s d e l ' o b j e c t i v a t i o n s u r les d e u x p l a n s à l a fois, celui d e la p r a t i q u e cultuelle e t celui de l a r e p r é s e n t a t i o n des êtres divins.

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nous l'y voyons associée à celle de générosité somptueuse, voire de générosité aristocratique puisqu'un Aristote l'attribue encore à une

classe

pour

d'autre part, dieux,

reste

qui

noblesse

oblige13.

Nous

n'oublierons

pas,

q u e ce g e n r e de richesses, en t a n t q u e p r o p r i é t é des une

catégorie

bien

définie

à

l'époque

classique

: en

d r o i t c r i m i n e l , le s a c r i l è g e ( ( e p o o u M a ) e s t a u t r e c h o s e q u e le v o l o u d é t o u r n e m e n t d e deniers a p p a r t e n a n t à la divinité, spécial et irrémissible ; c'est sur

une

espèce

celui

c'est u n délit

q u i consiste à p o r t e r la main14

plus vénérable de « biens sacrés » où on n'aura pas

d e m a l à r e c o n n a î t r e la série m ê m e des a g a l m a t a — t r é p i e d s , vases, joyaux,

etc.

II

M a i s il y a e n c o r e u n a u t r e p l a n o ù l ' o n p e u t o b s e r v e r l ' a c t i v i t é mentale

q u o i la v a l e u r se constitue,

par

c'est-à-dire

s'objective

:

c ' e s t celui d e la r e p r é s e n t a t i o n m y t h i q u e 1 5 . Nous

constatons

légendes et m ê m e

que

les

objets

précieux

figurent

dans

q u ' i l s y t i e n n e n t , si l ' o n p e u t d i r e , u n

des

rôle cen-

t r a l , c a r ils n e l a i s s e n t p a s d ' y ê t r e a n i m é s d ' u n p o u v o i r p r o p r e . O n s a i t q u e c e n ' e s t p a s l à u n e s p é c i a l i t é d e l a G r è c e . M a i s il e s t r e m a r q u a b l e q u e ce m o d e d ' i m a g i n a t i o n soit p a r t i c u l i è r e m e n t a t t e s t é a u niveau m ê m e

où n o u s p r e n o n s la n o t i o n de valeur, c'est-à-dire a u

stade prémonétaire qui précède immédiatement un état de pensée abstraite.

I l y a p e u t - ê t r e u n e n s e i g n e m e n t à t i r e r d e l à : il y

a en

t o u t cas u n e matière à analyser. Il

n'y

a

pas

de

« méthode

histoires, simplement. certaines

attitudes

» pour

l'analyser.

Mais des histoires

humaines

Il

supposent

: il c o n v i e n t

d'y

avoir

faut

lire

des

ou suggèrent égard

si o n

v e u t l i r e c o m m e il f a u t . E t u n e h i s t o i r e e n e n t r a î n e u n e a u t r e : il y

13. ARIST., E t h . N i e . , I V , 1 1 2 3 a, 5. E n c o n t r e - p a r t i e , il e s t à r e m a r q u e r q u e PLATON, q u i l i m i t e à l ' e x t r ê m e l a r i c h e s s e d a n s l a c i t é d e s L o i s , r e s t r e i n t é g a l e m e n t le l u x e d e s o f f r a n d e s , p r i v é e s e t p u b l i q u e s . 14. L a n o t i o n d e délit o b j e c t i f (se p r o l o n g e e n c o r e p l u s o u m o i n s à ce p r o p o s , j u s q u e d a n s l ' A t h è n e s d u IVE s i è c l e ( d ' a p r è s l ' é t a t d e c a u s e d u C o n t r e A r i s t o g i t o n d u pseudo-DÉMOSTHÈNE). 15. O n n e c h i c a n e r a p a s s u r le m o t : m ê m e si o n q u a l i f i e p l u s s p é c i a l e m e n t d e m y t h e s u n c e r t a i n o r d r e d e r é c i t s , d i f f é r e n t d e c e l u i q u i n o u s o c c u p e , il y a u n m ê m e m o d e de représentation, avec des thèmes parfois c o m m u n s a u x différents é t a g e s d ' i n v e n t i o n q u e d é s i g n e n t les t e r m e s c o n s a c r é s d e m y t h e , c o n t e , l é g e n d e . E t a u p o i n t d e v u e p s y c h o l o g i q u e , il n ' y a q u e c e l a q u ' o n a i t à r e t e n i r , ici d u moins.

a des similitudes qu'il est bon de ne pas laisser échapper a priori par phobie du rapprochement arbitraire. Au fond, on ne demande qu'une permission, qui est d'admettre qu'une mythologie est une espèce de langage. On sait comment les « signifiants » fonctionnent dans une langue16 : en s'inspirant quelque peu de la leçon des linguistes, on dira que nous avons à tenir compte, d'une part, des connexions qui existent entre les éléments ou les moments d'une même histoire (et qu'on peut présumer parfois d'autant plus profondes que la raison d'être n'en apparaît pas du premier coup et semble même parfois échapper aux conteurs) ; d'autre part, des associations en vertu desquelles un épisode, un motif ou une image évoquent une série similaire. Connexions et associations aident à comprendre — dans un certain sens du mot. Mais il ne faut pas être pressé. LE TRÉPIED DES SEPT SAGES Il sera commode de prendre d'abord une histoire qui se donne pour de l'histoire, qui en effet met en scène des personnages historiques, qui par hypothèse n'est pas antérieure au vie siècle, et qui au surplus affecte une allure raisonnable et édifiante qui sent son époque. A peine si on voudrait reconnaître la fiction pour une légende : le conte paraît simplement inventé pour illustrer un idéal de sagesse. Elle reste légende néanmoins par la persistance qu'on peut y reconnaître de certaines notions ou images traditionnelles, et par le fond mythique qu'elle retient plus ou moins docilement suivant les auteurs, mais sans lequel l'affabulation perdrait le minimum d'intérêt affectif ou poétique qui ne laisse pas de lui appartenir. Elle invite du moins à relever dès maintenant certains traits, certains éléments qu'on a chance de retrouver plus tard : introduction tout indiquée. Elle nous est connue surtout par Diogène Laërce, qui n'a pas craint d'en énumérer un assez bon nombre de versions17. Il apparaît que, dans une tradition qui remonte d'ailleurs assez haut, les variantes ont proliféré jusqu'à une date assez basse : la plupart des auteurs que cite nommément Diogène sont du IVe siècle ; mais les éléments qu'ils utilisent paraissent anciens et, seraient-ils inventés pour les besoins de la cause, ils le sont dans le fil de l'imagination 1 6 . C f . F . D E SAUSSURE, C o u r s d e l i n g u i s t i q u e g é n é r a l e , p p . 1 7 0 et s u i v . (* r a p p o r t s s y n t a g m a t i q u e s e t r a p p o r t s a s s o c i a t i f s »). 17. DIOG. LAÊBCE, I , 2 7 - 3 3 ; P L U T . , S o l o n , 4.

légendaire : cela nous suffit. — En gros, il s'agit d'une récompense à attribuer « au plus sage » et qui est successivement obtenue par chacun des Sept dont le « catalogue » plus ou moins variable s'est transmis pendant toute l'Antiquité. Cette récompense est tantôt un trépied, tantôt une coupe ou un gobelet d'or. Le plus souvent, elle est d'abord adjugée à Thalès ; Thalès la cède à un autre qu'il reconnaît comme plus sage ; celui-ci la cède à un troisième, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'objet, des mains du septième, fasse retour à Thalès — qui le consacre au dieu Apollon. Quant à l'entourage, on dirait presque l'éclairage, il faut d'abord souligner le fait que, plus ou moins expressément et sans que la donnée générale le nécessitât, le trépied ou le vase sont considérés comme un prix décerné en suite d'un concours — concours de « sagesse », voire de « bonheur »18, (par transposition de l'idée fondamentale de rivalité). Un schème s'applique spontanément, c'est celui des jeux dont nous savons qu'ils sont un des cadres préférés où se situe, socialement, l'image de l'objet précieux. Il y en a un autre, de suggestion sociale lui aussi, car il compose comme il peut avec le précédent. Il y a donations successives, l'objet passe de main en main : pour les usagers et la morale du don, le texte de Plutarque est particulièrement riche : les termes de « cession » (de cession qui implique un certain respect), de « générosité noble », de « circulation », sont à retenir. On retiendra notamment l'expression concrète, pléonastique chez Plutarque, de transmission circulaire. Les Sept forment un groupe (leur nombre même est significatif) ; la tradition les associe, par ailleurs, en un « banquet » : le banquet — qui, dans les mœurs de la légende, est un lieu d'élection pour les générosités, les contrats ou les défis — le banquet est, par excellence, le cadre d'une circulation, circulation de la coupe et, avec elle, des « santés » qui sont des offres19. Dans l'histoire du trépied des Sept Sages, il y a une représentation traditionnelle qui reste latente. L'objet lui-même a une valeur singulière qui s'apparente à la valeur religieuse : finalement (et comme si cette valeur s'était accrue du fait de la circulation), le trépied est consacré à un Dieu. Dès avant, dans une version assez remarquable20, il figure comme 18. Cf. K. Kuiper, Le récit de la coupe de Bathyclès, in Rev. Ét. Gr., X X I X , 1916, pp. 404 et suiv. 19. Cette série d'usages et de représentations a été étudiée dans une civilisation voisine, mais à propos d'un texte grec bien suggestif, par Marcel Matjss, in Rev. Et. Or., XXXIV, 1921, pp. 388 et suiv. 20. Diog. LAËRCE, I, 33.

un objet religieux d ' u n t y p e connu : un oracle a r e c o m m a n d é de l ' e n v o y e r « d a n s l a m a i s o n » d ' u n sage21 — ce q u i f a i t s o n g e r à l a p r a t i q u e c u l t u e l l e d e la d é t e n t i o n s u c c e s s i v e d e s a c r a e n t r e les m a i n s de tels et tels personnages qualifiés. Ces a r r i è r e - p l a n s e t ces r a p p r o c h e m e n t s f o n t p r e s s e n t i r u n e r e p r é s e n t a t i o n m y t h i q u e . L'objet, d a n s plusieurs versions, a u n e h i s t o i r e , p r e s q u e u n é t a t civil, c o m m e il a r r i v e s o u v e n t c h e z H o m è r e p o u r les o b j e t s d e p r i x : il e s t d i v i n a u p o i n t d e d é p a r t , puisqu'il a été fabriqué p a r Héphaistos — i n v e n t i o n banale et qui e s t p r e s q u e u n lien c o m m u n d a n s la S a g a . M a i s il y a a u s s i d e s élém e n t s p l u s t o p i q u e s . Q u a n d l ' o b j e t e s t u n t r é p i e d , la d o n n é e c o u r a n t e e s t q u ' i l a é t é t r o u v é d a n s la m e r : il a é t é r a m e n é d a n s u n f i l e t d e p ê c h e u r . O r il y a ici u n r a p p r o c h e m e n t à f a i r e , q u i a d é j à é t é f a i t , e t q u i s ' i m p o s e : n o n s e u l e m e n t , la m e r e s t l ' é l é m e n t q u i a p p o r t e o u q u i r e j e t t e le d i e u , le m o r t p r o m u h é r o s , le h é r o s e n f a n t e t e n p a r t i c u l i e r le coffre o ù il a é t é déposé22 ; m a i s c ' e s t d a n s u n filet de p ê c h e u r q u e sont découverts ou sauvés m i r a c u l e u s e m e n t d e s ê t r e s d i v i n s o u d e s o b j e t s d ' e f f i c a c i t é m a g i q u e : a i n s i le j e u n e P e r s é e e t sa m è r e D a n a è d a n s le coffre o ù ils a v a i e n t é t é exposés23 ; p a r e i l l e m e n t e t d a n s u n e l é g e n d e p a r a l l è l e T é l é p h o s e t sa m è r e AUgè24 ; a i n s i l ' o m o p l a t e d e P é l o p s , p a r t i e n o t a b l e d e s o s s e m e n t s h é r o ï q u e s q u i a v a i e n t é t é r e q u i s p o u r la p r i s e d e Troie25 ; a i n s i e n c o r e t e l l e s t a t u e a n i m é e , t o u r à t o u r m a u d i t e e t i m p o s é e à la d é v o t i o n populaire26. — O n r e l è v e r a e n o u t r e q u e , d a n s n o t r e histoire, c e t t e i m a g i n a t i o n m y t h i q u e est en r a p p o r t avec u n e autre, en contre-partie d ' u n e autre, du moins s u i v a n t u n e version q u i e s t p l u s é t o f f é e q u e la t r a d i t i o n p r é s e n t e 2 7 : le t r é p i e d , o r i g i n a i r e m e n t c a d e a u d e n o c e s d i v i n , t r a n s m i s à ce t i t r e d a n s l a famille des Pélopides, d é t e n u finalement p a r Hélène, a été j e t é p a r celle-ci à la m e r « c o n f o r m é m e n t à u n a n c i e n o r a c l e » ; e t c ' e s t à

21. C u r i e u s e m e n t qualifié c o m m e « sage * d ' a n c i e n modèle, en l'espèce c o m m e d e v i n inspiré. 22. E x e m p l e t y p i q u e d a n s PAUS., I I I , 24, 3 (coffre de D i o n y s o s e t de Sémélé). P o u r le t h è m e général, cf. H . USENER. Sintfluthsagen, pp. 138 sq. ; F. PFISTER, Der Reliquienkult im Altert., I, p. 215. 23. Ils s o n t recueillis p a r le p ê c h e u r Dictys, d o n t le n o m a été r a p p r o c h é d e celui d u filet (cf. l a déesse D i c t y n n a , s a u v é e é g a l e m e n t d a n s u n filet) ; C. ROBERT, D i e griech. Heldensage, I, p. 232. 24. G. GLOTZ, L'ordalie d a n s la Grèce primitive, p. 51. 25. P A u s . , V, 13, 5-6. 26. PAUS., V I , I I , 8. 27. C'est celle q u ' a r e t e n u e PLUTARQUE, l. 1. : la d o n n é e de P l u t a r q u e e s t parallèle à celle de DIOG., I, 32 et suive ; il y a l à d e u x v a r i a n t e s d ' u n e m ê m e v e r s i o n qui s ' i n d i q u e c o m m e a y a n t é t é p a r t i c u l i è r e m e n t e n crédit.

l'expiration d ' u n temps prévu qu'il a été miraculeusement retrouvé. Les orientations mythiques de l'objet précieux se dessinent donc immédiatement et comme s p o n t a n é m e n t dans l'histoire moralisante qu'est celle des Sept Sages. Or l'objet n'en est pas moins conçu comme recélant cette valeur positive et comme comp o r t a n t cette utilisation sociale qui caractérisent la phase prémonétaire. Trépied et coupe sont parmi les exemplaires les plus typiques de la série qu'on a observée. Interchangeables, ils sont équivalents dans la représentation légendaire ; seulement, au lieu que le trépied s'est chargé p a r préférence des associations mythiques, une autre direction s'indique plus volontiers à propos de la coupe d'or. Elle n ' a p p a r a î t pas seulement comme l'objet de rareté qui est signe privilégié de richesse dans un milieu d'économie continentale encore pauvre28 : dans la version d ' E u d o x e de Cnide29, l'initiative du roi de Lydie qui organise le concours annonce l'utilisation de ce genre d'objet, et spécialement de la coupe30, aux débuts du mercantilisme contractuel. L'histoire du « trépied » des Sept Sages ferait voir qu'il y a en quelque sorte deux pôles dans la représentation légendaire de l'agalma.

La revue ne serait pas complète des significations mythiques qu'on peut trouver à même l'histoire si l'on ne signalait un élément en apparence adventice. Avant d'être attribué à l'un des Sages, le trépied est généralement l'objet d'une dispute qui tourne en guerre entre des cités. Cet épisode n'est pas nécessaire ; la donnée générale pourrait s'en passer. Et pourtant, il fait corps avec l'histoire, comme l'indique un détail assez révélateur31 : Hélène, en jetant le trépied à la mer, a prédit qu'il serait l'enjeu de combats. Par quoi il apparaît doué d'une efficacité mystérieuse : il exerce, au sens précis du mot, une influence néfaste. On peut penser que si le thème, inutile à

28. Cf. KUIPER, O. I., p. 424. 29. DIOG. LAËRCE, 1 , 2 9 ( l ' i n t e r m é d i a i r e est l ' u n des « a m i s s d u roi : i n s t i t u t i o n orientale). 30. A u d é b u t d u ive siècle encore, u n e coupe d'or, « symbolon t e n u d u R o i », f o n c t i o n n e c o m m e l e t t r e de c r é d i t : LYSIAS, X I X , 21. 31. DIOG. LAËIICE, I, 32.

l'histoire, n'en a pas moins été obstinément retenu, c'est qu'il appartient à la notion même de l'objet précieux. Il y a autre chose, qu'on se bornera également à noter. En l'espèce, c'est toujours du trépied qu'il s'agit : les versions où figure la coupe ne comportent pas cet élément. Il y aurait donc une affinité spéciale entre le symbolisme qui s'attache au trépied et un attribut essentiel de la notion mythique de valeur. En fait, le thème de la « dispute du trépied » est illustré, pour lui-même, par une légende fameuse qui met aux prises Héraclès et Apollon. Le trépied en question est celui de Delphes : la possession d'un agalma peut donc être en rapport avec l'établissement ou la revendication d'un pouvoir religieux. On s'attend bien à ce qu'elle puisse avoir, du même coup, une signification « politique » : un trépied que les Argonautes ont remis aux Libyens ou aux Hylléens assure à ces populations la paisible propriété de leur territoire32. Les symbolismes d'une même image ont beau avoir — pour nous — des directions différentes : dans la représentation mythique, ils adhèrent entre eux. LE

COLLIER

D'ÉRIPHYLE

Il y a d'autres rencontres où s'indiquent de pareilles connexions à propos de l'objet de valeur, dans l'imagination légendaire à laquelle il donne le branle. Parmi les choses offertes en prix suivant la tradition des jeux les plus anciens, récompenses substantielles et très positives à leur façon, on voit figurer quelquefois des armes ; non pas comme « valeurs d'usage », bien entendu : ces objets appartiennent à la catégorie, assez connue en ethnographie, des « armes de parade ». L'exemple le plus notable en est fourni par le « bouclier d'Argos » qui avait donné son nom à l'un des concours de la grande fête d'Hèra : Pindare emploie comme expression synonyme celle de l' « airain d'Argos », marquant ainsi cette valeur de l'objet métallique qui est au premier plan de la représentation. — Mais il y a des arrière-plans. Le bouclier dont il s'agit était mis en rapport avec celui que le roi Danaos, après l'avoir porté au temps de sa jeunesse, avait consacré dans le sanctuaire de Hèra33 : c'est de ce bouclier-là que les récompenses annuellement décernées appa-

32. HÉROD., IV, 179 ; APO:LL. RH., IV, 532 sq. ; DIOD. SIC., IV, 56. 33. C. ROBERT, Die griech. Heldensage, I, p. 273.

raissent comme une façon de monnayage34. Or, dans la donnée légendaire, l'objet a un caractère de talisman, il figure à propos d'une installation et d'une transmission de pouvoir royal : à la mort de Danaos, son gendre détache le bouclier et le remet à son propre fils (celui-ci étant le représentant qualifié de son aïeul maternel). D'autre part, le même objet conserve, au service de la cité à qui le sanctuaire appartient, une vertu protectrice qui se manifeste miraculeusement dans la guerre : la vue du bouclier de Danaos suffit à mettre des ennemis en fuite35. Nous rejoignons le thème des armes magiques qui réapparaît juste sous la même forme dans l'histoire du bouclier d'Aristomène, également consacré et qui, placé sur un trophée qu'on avait érigé en vue de l'ennemi, fit gagner aux Thébains la victoire de Leuctres36.

Mais l'ambivalence de l'objet précieux s'atteste en particulier à l'occasion de certains comportements sociaux. Il y a dans l'Agamemnon d'Eschyle, et presque au sommet de la tragédie, une scène qui garde encore pour nous toute la puissance étrange de son effet. Agamemnon, qui rentre à Argos, vainqueur de Troie, va être assassiné par sa femme Clytemnestre. Mais Clytemnestre ruse : elle accueille son époux avec une hypocrisie emphatique. Et voici le schéma de la scène. Agamemnon est invité instamment par Clytemnestre à s'avancer sur un riche tapis de pourpre pour pénétrer dans le palais ; il hésite, il a peur ; il cède enfin, et quand la porte du palais s'est refermé sur lui, nous savons qu'il est condamné37. Dans les propos qu'échangent les deux personnages, on retrouve des thèmes anciens et étonnamment vivaces : on les voit transparaître en rappels allusifs, à une cadence rapide où la discontinuité apparente du dialogue est justement l'indice de l'implication réciproque des idées. Ce que Clytemnestre demande au roi, c'est de manifester sa puissance divine38. Le Roi ne doit point poser le pied directement à terre —tabou connu. Mais aussi bien l'étoffe somptueuse qu'il va fouler est la matière d'un rite positif : c'est par le 34. Cf. A. J . REINACH, i n Rev. H i s t . Bel., L X I , 1910, p. 221. 35. SERV. A d Æ n . , I I I , 286. 36. PAUSAN., IV, 32, 5-6. 37. ESCH., A g a m . , 905-949. 38. L ' i m a g e s ' i n d i q u e de l a déesse q u i f a i t e s c o r t e a u R o i : c ' e s t u n e image, c o n n u e par, ailleurs, de scénario de t r i o m p h e .

pied posé sur une peau de victime, sur un tombeau, sur un sol héréditaire qu'on réalise une qualification religieuse, une prise de pouvoir, une prise de possession. Ici encore la chose foulée a sa vertu propre. Mais une vertu redoutable. Ce qui trouble Agamemnon, ce qui lui interdit au premier moment d'accéder au désir de sa femme, c'est la pensée des forces hostiles qu'il peut susciter par une pompe aussi exceptionnelle — réprobation des dieux à qui sont réservés de pareils cortèges et qui s'irriteront d'une usurpation d'honneurs, « envie » qui se manifestera par le « blâme des mortels », mais dont on sent bien qu'elle est le numen impersonnel, tout puissant à certaines heures, qui émane tour à tour à la fois des dieux et des hommes, et qui se concrétise un moment dans la notion magique du mauvais œil. Mais ce qui imprime leur direction à toutes ces notions enchevêtrées, c'est une idée de richesse : la chose à quoi s'attachent des qualifications de puissance et de danger, c'est une chose précieuse, un bien, dont il s'agit de savoir si on le dilapidera —exactement, si on le piétinera — ou non. Car, d'une part, la richesse est, comme telle, objet de respect religieux (aidôs) ; d'autre part, elle peut être sacrifiée intentionnellement, et Clytemnestre fait reconnaître à Agamemnon que, dans des circonstances critiques où on doit courir le risque des offrandes inouïes, lui-même aurait pu faire le vœu d'une telle offrande. La perfidie de la femme triomphe : Agamemnon consomme sa propre perte en s'assimilant aux Dieux, en acceptant la consécration sinistre que réalise le contact avec l'étoffe de pourpre39 ; et si son dernier mot, avant de s'avouer vaincu, est pour exprimer la honte de voir gâcher un tel luxe, il y a là, si l'on veut, le témoignage d'une avarice bourgeoise, mais il y a aussi tout autre chose.

La geste thébaine comporte une affaire du collier où l'on trouve l'exemple le plus typique de la puissance malfaisante de l'objet précieux40. Pour rétablir dans ses droits Polynice, un fils d'Œdipe que son frère Étéocle avait évincé, sept chefs argiens entreprirent contre Thèbes une guerre fameuse. L'un des sept, Amphiaraos, n'y 39. L e m ê m e p r o c é d é d ' a u t o - c o n s é c r a t i o n e s t utilisé d a n s le r i t u e l d u «g r a n d s e r m e n t » à S y r a c u s e : cf. GLOTZ, i n D i c t . d e s A n t i q . , a r t . J u s j u r a n d u m , p . 7 5 2 . 4 0 . C . R O B E R T , D i e g r i e c h . H e l d e n s a g e , I I I , p p . 9 1 5 s q . ; cf. D i e O i d i p u s s a g e , p p . 2 0 8 et 8 u i v .

participa qu'à son corps défendant. Pour obtenir son adhésion, il fallut recourir à l'intermédiaire de sa femme Ériphyle qui reçut à cet effet un péplos et un collier d'or. Une série de catastrophes s'ensuivit. Amphiaraos périt dans l'expédition. Son fils Alcméon le vengea et tua sa mère ; souillé du sang maternel, il eut lui aussi un destin tragique ; autour de lui, les objets (dont il fit don à deux épouses successives) causèrent mort d'hommes. Et la malédiction se poursuivit jusqu'en pleine époque historique ; quand les Phocidiens eurent pillé le temple de Delphes, la femme d'un général voulut se parer de ces joyaux, qui y avaient été consacrés : elle périt brûlée. Il n'est pas mauvais de marquer, dans la donnée de base, certaine attache avec la réalité sociale. Le collier et le péplos venaient de loin : ils avaient été donnés à Harmonia, aïeule des rois thébains, lors de son mariage avec Cadmos ; ils s'étaient transmis, eux aussi, dans la famille royale jusqu'à Polynice (lequel suivant une donnée isolée, mais remarquable, les avait obtenus dans le partage de succession, en contre-partie de la royauté qu'il cédait d'abord à Étéocle41). Ils appartiennent donc, en principe, à cette catégorie de présents nuptiaux qui rentre elle-même dans la série des cadeaux coutumiers et qui, comme telle, est soumise à une espèce de protocole ; on constate qu'ailleurs aussi, ils vont par paires semblables : dans la tragédie de Médée, la fille du roi de Corinthe reçoit de sa rivale une couronne et un péplos (et la même association, une couronne en or et un péplos de pourpre, se recommande encore, au Ier siècle ap. J.-Ch., pour une offrande impériale à Delphes42) ; Thésée reçoit d'Amphitrite, plus ou moins à l'intention de sa future épouse Ariadne, une couronne et une tunique ; Alcmène reçoit de Zeus, qui a pris la figure de son époux,

un

Nous ceux

qui

collier et u n e

constatons sont

faits

coupe43.

que à

certains l'occasion

dons du

coutumiers, mariage,

se

n o t a m m e n t transmettent

h é r é d i t a i r e m e n t . E t o n p e u t dire q u e t o u t se passe, a u m o i n s d a n s notre

histoire,

Polynice

c o m m e

inaugurait

si la

pour

déviation

les a g a l m a t a

qui

se

une

carrière

produit

du

fait

de

de désastres.

41. HELLANICUS, fr. 12. 42. PAUSAN., I I , 18, 6. 43. S u r c e t t e coupe, d ' u n e f o r m e e t d ' u n e d é s i g n a t i o n spéciales, ATH., X I , 474 F , 498 A-B ; MACR., Sat., V, 21, 4. L e s dons en q u e s t i o n o n t le sens p a r t i c u lier de p r e t i u m concubitus ( p o u r q u o i s o n t a t t e s t é s aussi la c o u r o n n e , cf. HÉROD., VI, 69, e t l ' a n n e a u , d o n t o n signale dès m a i n t e n a n t la v a l e u r m y t h i q u e : il figure c o m m e t a l i s m a n à l ' i n t e n t i o n d u fils d a n s l a légende h i s t o r i q u e a u s s i b i e n q u e d a n s la légende t o u t c o u r t : JUSTIN, X V , 4, 3).

Mais il y a lieu de considérer comment leur puissance, à ce tournant décisif, est déclenchée. Pourquoi Amphiaraos dut-il partir pour l'expédition ? La tradition légendaire sur ce point est à la fois incertaine et compliquée. Tour à tour y apparaissent les termes de « persuasion » et d' « obligation ». Mais la donnée constante, c'est qu'Amphiaraos, quand il part, est informé de ce qui s'est passé et n'en doit pas moins partir. Quant à la nécessité qui s'imposerait à lui, on a recouru pour en rendre compte à un droit d'arbitrage qui aurait été reconnu d'avance à son épouse, mais dont les philologues observent qu'il rend inutile la donnée du présent corrupteur44. L'obligation reste inexpliquée ; la persuasion est inopérante ; et les deux sont en contradiction. Il apparaît qu'au moment où la légende s'est constituée dans la poésie épique à laquelle nous reportent nos témoignages, on a essayé de justifier par des inventions laborieuses cet élément central qu'on ne comprenait plus bien, mais qui est, en effet, le véritable élément d'explication et qui s'indique parfois, fugitivement, comme se suffisant à lui-même : quand nous voyons, dans les représentations figurées, la scène du départ d'Amphiaraos où Ériphyle se tient devant son mari furieux ostensiblement parée du collier fatal45, quand il nous est dit qu'Amphiaraos, justement pour ne pas partir avait

défendu

q u a n d

à sa f e m m e

n o u s lisons dans

d e r e c e v o i r les c a d e a u x

H o m è r e

par des « présents féminins » —

q u e la p e r t e d u

de Polynice46,

héros fut causée

expression qui fut de bonne heure

obscure, m a i s qui, e m p l o y é e encore dans u n autre contexte, réfère à u n

thème

mentale

de

de légende47 —, la

« force

nous reconnaissons

contraignante

s ' e x é c u t e r d è s lors q u e le d o n

du

la

notion

fonda-

don » : Amphiaraos

doit

e s t e n t r é chez lui.

L ' i d é e de la p u i s s a n c e r e d o u t a b l e i n h é r e n t e à l'objet d o n n é inséparable

en

que,

une

dans

L'origine moins

et

la

effacées

représentation

principe

de

légende

cette

typique

raison

d'être

déjà

mais

;

notion-là48

du le

d'agalma, thème

thème

: il e s t elle

s'en

mythique mythique

est

remarquable détache.

sont

plus

subsiste,

et

ou la

de l'objet de valeur ne saurait s'en passer.

Il a d ' a u t r e s a s p e c t s , a u s s i b i e n : d ' a u t r e s f o r m e s d e l ' i m a g i n a t i o n se définissent d a n s certaines séries légendaires.

44. Cf. C. ROBERT, D i e Oidipussage, p. 208. 45. Ainsi s u r u n c r a t è r e c o r i n t h i e n d u vie siècle, q u i r e p r o d u i t l a m ê m e d o n n é e q u e le coffre de Cypsélos (PAUS., V, 17, 7-8). 46. A p o l l o d . , I I I , 61. 47. Od., X V , 247 ; X I , 521. 48. M. M a u s s , E s s a i s u r le d o n , in A n n é e Sociol., n o u v . série, I, 1925, pp. ci5 et s u i v . , 153 et 8uiv.

III L'ANNEAU DE POLYCRATE La richesse, objet de respect religieux, peut-elle être détruite ? Elle doit l'être à l'occasion : on l'a vu dans la scène de l'Agamemnon — où l'on a vu aussi que le vœu même de la détruire est l'acceptation d'une épreuve périlleuse. Polycrate est un tyran de la seconde moitié du vie siècle : la légende qui s'est attachée à son nom n'en comporte pas moins des thèmes instructifs. Dans la forme qu'elle revêt chez Hérodote, elle a été naturellement accommodée aux intentions d'une piété moralisante du genre qu'Hérodote illustre volontierS49 : Polycrate, dont le bonheur sans mélange est une provocation à la jalousie des dieux, reçoit le conseil de se dépouiller d'une part de sa richesse — exactement, « de l'objet qui a le plus de valeur pour lui ». Il jette donc à la mer, au cours d'une véritable cérémonie50, le fameux anneau qui est l'objet auquel il tient le plus. Mais l'anneau, contre toute attente, se retrouve. La renonciation qu'avait consentie Polycrate n'a pu s'accomplir, il est désormais condamné : une ruine totale peut seule expier une prospérité trop continue. Pour avoir commandé l'ordonnance de l'histoire, la conception métaphysique de la némésis n'a pas fait trop de tort, somme toute, à des éléments traditionnels que l'intrusion même de motifs de « conte » n'empêche pas d'apercevoir. On a essayé de les définir par des rapprochements qui ne sont pas sans pertinence, mais qui restent trop indéterminés pour être vraiment explicatifs : ainsi quand on a rappelé la cérémonie du mariage du doge avec l'Adriatique, symbole d'une revendication de l'empire de la mer. Il est plus indiqué de traiter le mythe comme tel, d'en retenir les composantes et de relever les associations qu'il suggère dans la tradition légendaire des Grecs. D'abord, il est notable que le jet de l'anneau à la mer figure aussi dans la légende de Thésée. Il est vrai que le contexte est assez 49. HÉROD., III, 40-43. 50. Semblable à celle qui figure, à une occasion différente (mais cultuelle), à de l'Hélène d'EURIPIDE. On rapprocherait aussi un rite de marin qui comporte, dans les mêmes conditions de lieu, le jet d'une coupe à la mer (ATHÉNÉE, XI, 462 b-c).

d i f f é r e n t : il p e u t d ' a u t a n t m i e u x n o u s f a i r e p r é s u m e r le c a r a c t è r e r i t u e l d u g e s t e . D a n s la t r a v e r s é e d u n a v i r e q u i t r a n s p o r t e e n C r è t e les v i c t i m e s p r o m i s e s a u M i n o t a u r e , u n e d i s p u t e s u r g i t e n t r e M i n o s e t T h é s é e , d o n t p e u i m p o r t e ici l a m o t i v a t i o n , c a r i n d é p e n d a m m e n t de cette m o t i v a t i o n , d'ailleurs oubliée d a n s la s u i t e , elle a p p a r a î t , e n e l l e - m ê m e , c o m m e u n e l u t t e d e p r e s t i g e e n t r e les d e u x rois. M i n o s o b t i e n t d e s o n p è r e Z e u s u n s i g n e f a v o r a b l e q u i c o n f i r m e sa f i l i a t i o n d i v i n e : T h é s é e d o i t o b t e n i r l ' é q u i v a l e n t d e s o n p è r e P o s e i d o n ; e t il l ' o b t i e n t e n effet, a p r è s a v o i r p l o n g é d a n s les flots. M a i s c e t t e é p r e u v e d u s a u t à la m e r , b i e n c o n n u e p a r a i l l e u r s e t q u i p o u r r a i t se suffire, e s t j u s t f i é e d a n s l'histoire p a r u n e r e q u ê t e singulière de Minos qui n ' é t a i t pas i n d i s p e n s a b l e , q u i l ' é t a i t si p e u q u ' i l n ' e n s e r a p l u s q u e s t i o n c h e z notre principal conteur, et qui s'impose d ' a u t a n t plus à l ' a t t e n t i o n : M i n o s l a n c e s o n a n n e a u à la m e r e t s o m m e s o n r i v a l d e l ' a l l e r chercher51. L e r ô l e d e l ' a n n e a u d a n s u n é p i s o d e q u i e s t u n contest d e r o y a u t é est u n premier élément à retenir : l'épreuve, unilatérale d a n s le c a s d e P o l y c r a t e , e s t b i l a t é r a l e d a n s celui-ci ; m a i s il y a é p r e u v e d a n s les d e u x , c ' e s t la p u i s s a n c e d ' u n t y r a n q u i e s t e n j e u c o m m e u n e l é g i t i m i t é r o y a l e q u i e s t e n c a u s e , c ' e s t le m ê m e g e s t e , e t le m ê m e o b j e t e s t la m a t i è r e d ' u n r i t e . Mais c'est une a u t r e histoire d ' a n n e a u merveilleux qui p e r m e t d e p r é c i s e r l a v a l e u r d u s y m b o l e d a n s la b i o g r a p h i e d u t y r a n : l ' h i s t o i r e d e l ' a n n e a u d e G y g è s , d a n s la f o r m e o ù P l a t o n le p r e m i e r l ' a r a p p o r t é e 5 2 . G y g è s , b e r g e r a u s e r v i c e d ' u n roi d e L y d i e , pénètre dans un souterrain par une ouverture qui s'était formée s o u d a i n e m e n t ; il y d é c o u v r e , à l ' i n t é r i e u r d ' u n c h e v a l d e b r o n z e , u n c a d a v r e n u q u i p o r t a i t s e u l e m e n t u n a n n e a u a u d o i g t . Il p r e n d l ' a n n e a u e t s ' e n v a . Il s ' a p e r ç o i t q u ' e n t o u r n a n t le c h a t o n p a r d e v e r s lui, il d e v i e n t i n v i s i b l e . Il e n p r o f i t e p o u r t u e r le r o i e t s'emparer du trône. L ' a n n e a u , ici, e s t l ' i n s t r u m e n t d e la c o n q u ê t e d ' u n e r o y a u t é , d a n s u n e h i s t o i r e q u i g a r d e , c h e z P l a t o n l u i - m ê m e , ses c o m p o s a n t e s les p l u s t r a d i t i o n n e l l e s ( m e u r t r e d u p r é d é c e s s e u r e t m a r i a g e a v e c la reine). M a i s d a n s ce r o y a u m e d e L y d i e , q u i p a s s e q u e l q u e -

51. L e r é c i t le p l u s c i r c o n s t a n c i é e s t c e l u i d e BACCHYLIDE, X V I I . — I l e s t b o n d e r a p p e l e r q u e la l é g e n d e d e T h é s é e , s o u s la f o r m e o ù n o u s la c o n n a i s s o n s , d o i t s ' ê t r e c o n s t i t u é e a u VIe s i è c l e . 52. PLATON, R é p . , I I I , 3 5 9 D s q . — L ' é p i s o d e a é t é t r a i t é , d e s o n p o i n t d e v u e , p a r P . - M . SCHUHL, L a f a b u l a t i o n p l a t o n i c i e n n e , l ' p . 7 9 et s u i v .

fois pour avoir émis les premières monnaies53 et où l'aventure même est censée avoir lieu à l'époque quasi historique qu'est le viie siècle, l'élément à retenir est celui qui fait la singularité du roman. De cet anneau de Gygès, on observe que le chaton est la partie essentielle. C'est celle qui enferme le sceau54 : et l'anneau de Polycrate —même celui de Minos à l'occasion —est dénommé sceau. L'anneau assorti d'une pierre gravée est un objet d'importance en Grèce depuis les temps mycéniens, il est de l'espèce qu'un chef emporte dans sa tombe55. L'antiquité relative de l'usage du sceau — bien connu dès les premières époques des civilisations orientales — est par là présumable en Grèce ; ce qui est certain en tout cas, c'est que le sceau est en rapport direct avec les plus anciennes monnaies, où il est l'antécédent de la frappe56 : il est une attestation ou plus précisément une marque de propriété — pourvu,

à ce titre,

C'est dans u n u n

« t r é s o r », q u e

mique

d'une

vertu

souterrain, Gygès

primitivement magique57.

q u e les Grecs se r e p r é s e n t e n t c o m m e

a trouvé

son anneau,

instrument

de richesse et de pouvoir ; sous une forme

rationaliste condensé

fait

de et

possession

paraître

richesse au

finalement

que

service

assez

l'anneau

d'un

de

tyran.

naïve,

Polycrate

Or

ce

qui

dyna-

que l'ambiance c'est

c o m m e

apparaît,

qualifie

en

l'objet

précieux dans l'histoire samienne, c'est qu'il peut être risqué dans u n p a r i é n o r m e o ù t o u t e la p u i s s a n c e de s o n possesseur est e n j e u : P o l y c r a t e le j e t t e à la m e r — « de m a n i è r e qu'il n e puisse p l u s r e v e n i r c h e z l e s h o m m e s », f a i t d i r e H é r o d o t e à s o n c o n s e i l l e r . L a q u e s t i o n e s t d e s a v o i r si l e d o n s e r a a g r é é : il n e l ' e s t p a s , P o l y c r a t e n'obtient

pas

la g r â c e

ou

l'investiture

qu'il

requiert.

L a

légende

n'a pas eu de m a l à interpréter ce refus c o m m e une manifestation de

némésis

L'épreuve

: dans

le p r i n c i p e ,

s'apparente

à

la

il e s t

la

conclusion

divination58

:

pour

d'une la

ordalie.

divination

53. S u r l'office p r é m o n é t a i r e des a n n e a u x d'or, cf., d ' a p r è s B a b e l o n e t R i d g e w a y , P . N . URE, The origin of tyranny, pp. 145 et suiv. 54. Voir m a i n t e n a n t l ' a r t i c l e s u g g e s t i f d ' E l e n a CASSIN, L e s c e a u : u n f a i t de civilisation d a n s la M é s o p o t a m i e a n c i e n n e , in Annales, j u i l l e t - a o û t 1960, p p . 742-751. 55. E . F. BRUCK, Totenteil u n d Seelgerat i m griech. Recht, p. 8. 56. G. MACDONALD, Coin types, their origin a n d development, p p . 46-52. 57. P . N . URE, o. I., pp. 149 sq. e t , p o u r l'histoire de l ' a n n e a u de Gygès, p. 151. Cf. B. LAUM, O. L, pp. 140 et suive 58. Cf. P . SAINTYVES, d a n s s o n i n t e r p r é t a t i o n d e l a légende de P o l y c r a t e , in Rev. H i s t . Rel., L X V I , 1912, p. 70. — I l n ' e s t p a s i n t e r d i t d ' i n d i q u e r , d a n s u n e t o u t a u t r e civilisation, u n r a p p r o c h e m e n t s u g g e s t i f : cf. E . MESTRE, Monnaies m é t a l l i q u e s e t v a l e u r s d ' é c h a n g e e n Chine, in A n n a l e s 8ociol. D, 2, 1937, p p . 46 et auiv.

(où s'est conservé l'emploi de l'anneau), lorsqu'un objet immergé ne va pas au fond — lorsqu'il est « renvoyé » —, c'est un présage funeste59.

Naturellement, l'ordalie s'apparente aussi au sacrifice. On peut se borner à mentionner pour mémoire qu'à un moment religieux qui en est comme l'équivalent, la pratique de l' ex-voto sous forme de monnaies jetées dans une source a persisté dans le culte des héros guérisseurs. Mais ce qui est significatif présentement, c'est l'usage, qui apparaît comme proprement royal, de jeter à la mer en sacrifice un de ces objets typiques que sont les coupes d'or et autres vases précieux. C'est celui dont témoigne l'histoire d'Alexandre6o. Parvenu aux bouches de l'Indus, Alexandre s'avance en pleine mer61, et, après avoir immolé des victimes, lance dans les flots la coupe d'or avec laquelle il a fait une libation, et des cratères, également d'or. Le même rite est attribué par Hérodote à Xerxès, lors de la traversée de l'Hellespont62 : une coupe d'or, après libation, est précipitée dans la mer ; avec elle, un cratère

d'or,

u n

cimeterre63.

L'analogie,

très

étroite,

est à

souli-

g n e r : il e s t t o u t à f a i t i m p r o b a b l e q u ' A l e x a n d r e a i t i m i t è X e r x è s . O n

notera

qu'en

pareil cas,

une

théorie

du

sacrifice,

entendue

c o m m e justification intellectualiste de l'action religieuse, serait en défaut.

L a

divinité

bénéficiaire

peut

être

indéterminée

: Xerxès

il e s t v r a i , p a s s e p o u r s ' ê t r e a d r e s s é a u S o l e i l e n v u e d e l ' h e u r e u x de

succès s'il y

a

la

eu

en

campagne

d'Europe

effet « consécration

offrande à l'Hellespont que repentant,

il

aurait

voulu

Xerxès faire

; mais » au

Hérodote

Soleil,

avait un

et

« don

la c o u p e et des cratères à l'Océan — a p r è s animal,

et

sans

rapport

avec

d e m a n d e pas

plutôt

fait fouetter et auquel,

A l e x a n d r e , lui, i m m o l e d e s t a u r e a u x à P o s e i d o n

sacrifice

se

non

»

compensatoire. ; mais l'envoi de

u n e l i b a t i o n q u i s u i t le

lui



est

un

acte

qui

p a r a î t se suffire. L a fin assignée à l'offrande reste m a l définie, n o n s e u l e m e n t d a n s le c a s d e X e r x è s , m a i s d a n s le c a s : d ' A l e x a n d r e o ù

5 9 . Cf. PAUSANIAS, I I I , 2 3 , 10, s u r l a t e c h n i q u e o r a c u l a i r e e n u s a g e d a n s u n sanctuaire de Laconie. 6 0 . ARRIEN, A n a b . , V I , 19, 5. 61. M ê m e f o r m e c é r é m o n i e l l e q u i a é t é r e l e v é e à p r o p o s d e l ' h i s t o i r e d e P o l y c r a t e , s u p r a , p. 109. 62. HÉROD., V I I , 54. 63. C o n s i d é r é ici e n t a n t q u ' o b j e t p r é c i e u x : c ' e s t le m ê m e q u i e s t o f f e r t p a r X e r x è s c o m m e c a d e a u e x c e p t i o n n e l , HÉROD., V I I I , 120.

il est question, au même moment, d' « actions de grâces » pour l'heureuse issue d'une expédition et de « prières » pour la réussite d'une autre. Dans la mesure où l'action est réfléchie, on dira seulement que la réflexion justifie a posteriori — et avec incertitude — une pratique à laquelle la légende de Polycrate attribuait le sens d'une épreuve royale : la consécration totale, par immersion, d'un objet précieux. En tant que les rites rapportés par Hérodote et par Arrien sont à considérer comme sacrificiels, ils ne se situent pas au niveau du sacrifice ordinaire, qui est un acte contractuel : et de même que la représentation n'y a pas les contours définis qu'on trouve en celuici, l'attitude à laquelle ils répondent est autre. C'est celle dont peut donner l'idée, sur le plan cultuel, toute une série de pratiques où les agalmata, à l'occasion, sont comme spontanément attirés. Il y a en effet des sacrifices où la consommation de la chose abandonnée est totale, où elle s'opère — et, dans des cas qu'on peut dire ostensifs, s'opère exclusivement — par le feu ou par l'eau, et dont la caractéristique essentielle, c'est qu'on y perçoit, plutôt qu'une idée de tradition ou même d'élimination, un besoin intense de destruction. Or la destruction y a pour objet non pas seulement les victimes animales, mais parfois spécialement, et comme intentionnellement, des choses précieuses et des symboles de richesse. Ainsi dans un des rites qui se rattachent à la pratique des « feux annuels »64 : dans une fête phocidienne de printemps, on précipitait dans les flammes des bêtes de troupeau, des vêtements, de l'or et de l'argent, des images des Dieux65. Des rites de précipitation dans la mer peuvent être relatés dans le même sens : ce sont des attelages qui sont la matière du « sacrifice »66, c'est-à-dire le signe par excellence d'une richesse privilégiée —le char dont il suffit ici de signaler la valeur mythique, les chevaux (quelquefois pourvus de leur harnachement) qui ne figurent plus que dans ces sacrifices d'une singularité reconnue à l'époque classique, mais qui, magnifiés dans la légende, y sont désignés pour les immolations les plus fastueuses67. Qu'il s'agisse de sacrifices somptuaires à forme exaspérée ou de l'envoi à la mer de l'anneau, de la coupe, du trépied, que le sacri64. S u r c e t e n s e m b l e , cf. M.P. NILSSON, D e r F l a m m e n t o d des H e r a k l e s , in Arch. f. Religionswiss., X X I (1922), pp. 310 et suive 65. PAUSAN., X , I, 6 ; cf. M. P . NILSSON, Griech. Feste, p. 222. 66. FESTUS, October equus ; P A u s . , V I I I , 7, 2 ; SERVIUS, à Virg. G., I, 12. 67. E . g. PAUSAN., I I I , 20, 9 ; I l i a d e X X I I I , 171. D e la m y t h o l o g i e d u c h a r e t des c h e v a u x de char, les c o n s é c r a t i o n s é c l a t a n t e s de l ' u n e t des a u t r e s s o n t l a contre-partie.

fice aspire à être total ou qu'il se concentre sur un objet singulier et symbolique, c'est une destruction de richesse qu'il signifie dans toute une veine de rites et de légendes. Mais on pressent que, dans le plan mythique, le terme de destruction ne peut avoir qu'une valeur provisoire. Ce qu'il signifie entre autres choses, c'est que l'acte n'a pas nécessairement d'adresse : on peut même avancer qu'il ne comporte pas en principe la représentation d'une divinité donataire ; dans la légende du moins, il en exclut l'idée presque par hypothèse : il n'en est pas question dans le cas extrême de Polycrate68, et pas davantage dans l'histoire du trépied d'Hélène. Mais, si l'acte n'a pas d'adresse, il a une direction. C'est ici que la pensée mythique, comme telle, sera le plus saisissable.

L'anneau de Polycrate ne devait plus revenir dans le monde des humains ; mais au monde des humains s'oppose un autre monde : on peut même dire qu'il le suppose. Qu'une destruction puisse ne pas être anéantissement, c'est un thème constant de pensée religieuse. Bien entendu, c'est dans ses applications concrètes qu'il est à considérer : pour notre présent objet, une curieuse histoire d'Hérodote aurait au moins valeur de suggestion. Elle appartient encore, notons-le, à une légende de tyran : à la légende de Périandre de Corinthe69. Périandre a consulté un oracle des morts (il n'est peut-être pas indifférent que ce soit au sujet d'un dépôt, dont l'endroit ne se retrouve pas) ; Mélissa, l'épouse défunte de Périandre, est apparue, mais refuse de révéler la cachette parce qu'elle a froid et qu'elle est nue : car les vêtements qui ont été enterrés avec elle ne lui servent de rien, n'ayant pas été brûlés. Sur quoi Périandre convoque les femmes de la ville, parées de leurs plus beaux atours, en un sanctuaire où elles se rendent « comme à une fête » : là il les fait dépouiller par ses gardes. Tous les vêtements sont brûlés, et le spectre de Mélissa fournit le renseignement demandé. Le point de départ pour l'imagination, le récit l'indique luimême. Nous savons que l'institution de la part du mort n'a pas été abolie par le procédé funéraire de l'incinération ; voire, pour que le mort reste pourvu des objets qu'il emporte parce qu'ils sont de ses

68. Cf. P . STENGEL, Griech. K u U u s a l t e r t . , p . 113. 69. IIÉROD., V , 92.

« appartenances

», i l f a u t

qu'ils

soient

brûlés

avec

lUi70 : d u

fait

m ê m e q u ' i l s s o n t d é t r u i t s p a r le feu, ils lui s o n t a s s u r é s . M a i s d a n s l'histoire d'Hérodote,

c e t t e p e n s é e se t r a n s p o s e q u e l q u e p e u

: elle

prend u n e signification assez nouvelle, plus indéfinie q u a n t à son orientation,

plus

particulière

surtout

quant

à

la

matière

de

l'offrande. Sans doute Mélissa est bénéficiaire de l'opération ; m a i s l e s a c r i f i c e — s a c r i f i c e m o n s t r e , c o m m e il c o n v i e n t d ' u n tyran,

et

dirigé,

s o m m e

cause

d'ailleurs

au

qu'une

premier

unité.

l'histoire



disproportionné

toute, E t

vers

m o m e n t

apparaît

matière

pour

lequel les a t o u r s

trop.

P a r

ils

Mais être

ces

des

excellent

biens,

et

consumés

le

u n

particulièrement

l'intention d'un autre monde.

qui de

l'épouse

les

ces

n'est

l'essentiel de

de

cité ne

grands

qui

a

richesse

et

sont pas de

rassembleurs

biens

objets

est

seul en

holocauste

une

de



était

c'est

caractérisés

sont

si l e u r



immense

s'approprier

efficacement

immédiate

spectre

de toute

tyrans à

fin

elle-même

symboles

féminins les

sa

des m o r t s

dont

en

c o m m e

spéciale

définition,

propriété,

et

l'opération

pour

à

ce m o n d e

de de

destruction

leurs prix,

de

sujets.

peuvent

magnifique

est

à

Périandre a de qui tenir : un tyran

de légende ne p e u t être que d a n s la ligne d ' u n e pensée m y t h i q u e . Cette

pensée

avons

nous thème

des

se

repère

d'autres choses

voies non

reconnaître sa portée Cyrène. s'agit

Il n e

d'un

s'agit

objet

petit

à

pas

dont

d'un

la

A

consumées,

originelle d a n s pas

petit,

d'approche. la

agalma,

vertu

au un

fil

des

tout

mais

histoires

autre

plan,

englouties,

laisse

préhistoire légendaire d'un

magique

signe

épuise

de

la

: le

valeur

de : il

signification.

Mais cet objet, aussi bien, est en relation quasi fonctionnelle avec u n

agalma

caractérisé.

Les Argonautes, a u cours de leur périple, t o u c h è r e n t à l'Afrique du Nord.

Ils y f u r e n t accueillis p a r le d i e u m a r i n T r i t o n , à q u i ils

remirent u n trépied71 —

dans u n e autre version,

un

cratère d'or.

M a i s il e s t d i t a u s s i q u e T r i t o n , l u i , r e m i t à l ' u n d ' e u x , E u p h a m o s , une

motte

d'abord

de

terre

(bôlos)72.

indépendamment

l'une

Ces

deux

de

l'autre,

données mais

apparaissent

l'une

et

l'autre

é g a l e m e n t a u t o r i s é e s d a n s u n e t r a d i t i o n a n c i e n n e : si d a n s l a s u i t e n o u s t r o u v o n s les p r e s t a t i o n s associées e t e n c o r r e s p o n d a n c e 7 3 , ce

70. P o u r le m o n d e h o m é r i q u e , E . P . BRTJCK, o. L, p. 28 et suiv. Cf. E . WEISS, Griech. Privatrecht, I, p p . 146 sq. ; cf. C. W . WESTRUP, I n t r o d . to early r o m a n e law, I I , p p . 167 et suiv. 71. HÉROD., I V , 179. 72. PIND., Pyth., IV, 28 et suiv. 73. APOLLON. RH., Argon., I V , 1547 et suiv.

ne doit pas être sans raison ; don et contre-don, elles sont en rapport de réciprocité. Le trépied, dont les affinités psychologiques sont suggérées par le cratère d'or qui en est l'équivalent, figure ici comme un gage d'immunité pour le pays où le donataire l'installe74. L a

bôlos ( p e u t - ê t r e p a r a l l è l e m e n t d a n s l ' i n t e n t i o n d e la

légende) g a r a n t i t à q u i la reçoit u n droit d e p r o p r i é t é s u r la t e r r e d ' o ù elle a é t é t i r é e : o n la r e t r o u v e e n G r è c e a v e c c e s e n s b i e n connu

dans

plusieurs

histoires



il y

a le s o u v e n i r

d'un

rite

de

traditio per glebam75. Dans l'histoire d'Euphamos, elle recèle un mana au service de son détenteur. Or, pour actualiser sa vertu, on jette la bôlos à la mer76. Pindare précise77 : l'échéance de la possession a été retardée par l'étourderie des compagnons d'Euphamos qui ont laissé tomber la motte de terre dans les flots, à un endroit qui n'était pas le bon : ils auraient dû la jeter auprès

du

cap

Ténare,

dans

une

bouche d'enfer78.

Q u a n d on j e t t e u n o b j e t m a g i q u e à la m e r , on sait ce q u ' o n fait. L e

thème

agalmata

est il

tenace

n'a

imaginations

pas

:

pour

besoin

se de

qui l'ont d'abord

prolonger garder

le

environné.

la

légende

des

souvenir

dans

concret

des

Il s u f f i t q u ' u n

schème

imaginatif subsiste. Sa vertu m y t h i q u e va nous apparaître encore dans une espèce de contre-partie.

L'anneau

de Polycrate revient

: motif

de conte,

c'est entendu,

s o u s l a f o r m e p a r t i c u l i è r e o ù l ' h i s t o i r e p r é s e n t e le m o t i f .

Toutefois

il n ' e s t p a s i n t e r d i t d e p r é s u m e r i c i a u t r e c h o s e q u ' u n e

invention

fortuite accordée à une pensée d'ordalie : car nous retrouvons cette donnée-là garantit unique.

dans

que, On

un

dans

tout

autre

ensemble

la r e p r é s e n t a t i o n

s a i t q u e le t r é p i e d

devait revenir plus tard

; et

le

légendaire,

rapprochement il n ' y

a

qu'Hélène avait jeté dans

: elle-même

l'entendait bien

pas

sens

les flots

ainsi.

Il e s t

74. S u p r a , p. 104. 75. M . P . NILSSON, i n Arch. f. Religionswiss., X X (1920), pp. 232 et s u i v . 76. APOLL. RH., I V , 1756. 77. L. l., 45. 78. C o m m e association, n o t o n s q u ' u n sacrifice de t a u r e a u x p a r p r é c i p i t a t i o n d a n s u n e source a lieu, p r è s de S y r a c u s e , à l ' e n d r o i t o ù H a d è s a p l o n g é d a n s les enfers a p r è s le r a p t de P e r s é p h o n e (DIOD. SIC., IV, 23, 4) ; u n sacrifice de chev a u x par précipitation à la m e r s'accomplit en Argolide a u voisinage d ' u n G é n é t h l i o n (PAUS., V I I I , 7, 2), d ' u n « lieu de n a i s s a n c e s » ( c ' e s t - à - d i r e o ù les â m e s v i e n n e n t se r é i n c a r n e r ?) : chez PINDARE, la bôlos e s t * l ' i m m o r t e l l e semence de l a v a s t e L i b y e t.

revenu en effet : il a été « trouvé » à la manière dont sont trouvés des objets mythiques. Les agalmata peuvent provenir directement de l'autre monde : u n e l é g e n d e n o u s en m o n t r e u n q u e la m e r , d ' e l l e - m ê m e , a rejeté79.

Lesbos fut colonisée par sept rois qui, en un point défini de la côte, durent accomplir un sacrifice prescrit par un oracle. C'était un sacrifice de fondation, il comportait une victime humaine : la fille d'un des rois fut jetée à la mer. Un jeune homme qui l'aimait, Énalos, plongea avec elle. Il reparut assez longtemps après : il raconta que la jeune fille vivait chez les Néréides et que lui-même paissait les chevaux de Poseidon. Puis il se laissa enlever par une vague, mais il émergea bientôt avec une coupe d'or, « si admirable que l'or des hommes, par comparaison, n'était que cuivre ». Le conte peut bien avoir été mis en forme par quelque Alexandrin. Mais le motif « érotique » n'empêche pas d'y reconnaître des éléments fondamentaux. Des connexions d'abord sont à signaler. Dans la version, plus complète sur ce point, de Plutarque, il n'y a pas seulement sacrifice humain : un taureau est également précipité ; et cette forme d'offrande totale, en particulier quand elle se suffit à elle-même (sans être précédée d'immolation), est caractéristique, nous l'avons vu, de certains rites isolés mais persistants, parallèles à celui de la précipitation des chevaux80. Aussi bien n'est-ce pas imagination arbitraire si le rappel de ceux-ci contribue à illustrer la fin de l'histoireS1 : l'entourage fait penser à certains ensembles déjà constatés. Au surplus, la jeune fille est précipitée avec de riches vêtements et des bijoux d'or. D'autre part, le principal personnage, Énalos, porte un nom transparent qui le désigne comme héros marin. Il appartient à la même espèce qu'une figure d'ailleurs plus fréquente, celle de Glaucos dont le nom est à peu près synonyme et qui est associé au rite du saut dans la mer — associé particulièrement, semble-t-il, à un souvenir de « prophètes » spécialisés dans la plongée rituelle : Glaucos a conquis magiquement l'immortalité. Le fait est qu'une représentation de paradis marin, pour être moins attestée chez les Grecs que chez les Celtes, s'indique au moins dans l'histoire d'Ënalos comme d'ailleurs dans celle de Thésée : l'idée d' « immor7 9 . A n t i c l e i d è s (NIE s i è c l e a v . J . - C . ) a p . A T H É N . , X I , 4 6 6 C ; P L U T A R Q U E , B a n q . des S e p t Sages, 163 B. 80. S u p r a , p. 113. 81. L e s c h e v a u x o n t r a p p o r t , ici c o m m e s o u v e n t , a v e c P o s e i d o n , s p é c i a l e m e n t c o n s i d é r é c o m m e d i e u m a r i n . M a i s ils o n t r a p p o r t a u s s i a v e c H a d è s , d i e u d e s e n f e r s : cf. STENGEL, i n A r c h . f. B e l i g i o n s w i s s . , V I I I , 1 9 0 5 , p p . 2 0 3 et s u i v .

talité » ne laisse pas d'être suggérée par la présence des Néréides82 dans l'une et l'autre, et spécialement par le rôle qu'elles jouent dans la première. Or Thésée, descendu au fond de la mer dans les circonstances qu'on a vues, reçoit d'Amphitrite, Néréide épouse de Poseidon, deux agalmata éclatants : un vêtement de prix et une couronne qui a des destinées ou des significations diverses dans la légende théséenne, mais qui, en l'espèce, est imaginée comme un joyau somptueux. Dans cette série, où nous voyons se concrétiser la représentation de l'autre monde, nous le voyons particulièrement figuré comme lieu d'origine de l'agalma. L'histoire d'Énalos et de la coupe d'or que ramène la vague illustre la notion d'un don gratuit émané de l'au-delà. Cette suggestion, dans la légende, n'est pas isolée. Elle se produit sous une autre forme, en deux rencontres, et d'ailleurs avec un parallélisme d'autant plus notable que les objets diffèrent. Pour faire partie de ce qu'on appelle communément l'histoire, la « seconde guerre de Messénie » n'en est pas moins matière de mythe : Aristomène, le héros national, est connu à travers une tradition de chants populaires. On a vu que son bouclier, devait exercer plusieurs siècles après sa mort un pouvoir destructeur sur des ennemis. Cette arme a son histoire. Aristomène l'avait perdue dans une bataille, mystérieusement (par le fait des Dioscures). L'oracle de Delphes lui conseilla, pour la recouvrer, de descendre au sanctuaire (souterrain) de Trophonios. Et Aristomène y recouvra en effet son bouclier, avec lequel il accomplit de plus hauts faits d'armes que jamais83. Trophonios est un héros oraculaire. Comment se figurait-on son intercession ? Dans un épisode de la légende de Bellérophon — à propos d'un agalma, cette fois — la même question pourrait se poser. Pindare raconte que le héros, après de vains efforts pour dompter le cheval Pégase, reçut de Pallas un frein d'or ; et immédiatement après, il est question d'un songe, mais d'un « songe-réalité », où la déesse lui remettait cet objet84. En fait, il y a, à l'endroit où la chose s'était passée, un sanctuaire d'Athèna Chalinitis (chalinos = frein) dont cet épisode est comme la légende de fondation85 ; et d'autre part, le cas de Bellérophon est considéré comme une histoire de songe divinatoire. Mais ce n'est pas seulement une indication ou une 82. CIII, 83. 84. 85.

S u r c e t t e s i g n i f i c a t i o n d e s N é r é i d e s , cf. C h . P I C A R D , i n R e v . H i s t . R e l . , 1931. P A U S . , I V , 1 6 , 7. P I N D . , OZ., X I I I , 6 3 et a u i v . PAUS., I I , 4, 1.

révélation que fournit la déesse : elle fournit l'objet lui-même. Ce qui pouvait paraître équivoque dans l'histoire d'Aristomène s'éclaire par là : Aristomène « a retrouvé son bouclier chez Trophonios » ; le don de la divinité s'opère directement. L'objet provient d'un au-delà qui est aussi bien, alternativement, le royaume des songes et le souterrain d'un héros oraculaire. Pour Bellérophon, il s'agit d'un objet dont les vertus sont proportionnées à sa fonction merveilleuse. Mais le harnachement du cheval, en particulier mors et têtière, est une des pièces les plus significatives d'une richesse de guerrier ; une tradition millénaire veut qu'on l'enterre avec son possesseur ; à Olympie, on en retrouvait des échantillons en creusant la terre ; Cimon l'Athénien, « chevalier » qualifié, en fit sur l'Acropole l'offrande solennelle et symbolique à la veille de Salamine86. Comme d'autres objets mythiques dont la représentation côtoie la leur, mais avec une espèce de prédilection, les objets de prix, symboles coutumiers de richesse, sont en relation nécessaire avec cet autre monde que postule la pensée religieuse : tour à tour ils y descendent et ils en proviennent. IV LA TOISON D'OR Intentionnellement, on s'en est tenu jusqu'ici à des histoires plus ou moins récentes ou à des morceaux de légende qui avaient pour nous l'intérêt de montrer l'imagination mythique à l'œuvre dans le moment même qui précède l'avènement d'une pensée dite positive. On sent qu'il faudrait pouvoir remonter à des formes plus anciennes, autrement étoffées et où les conceptions éparses qu'on a relevées chemin faisant se trouveraient accordées à la notion générale, mais plus profondément mythique, de richesse. De celle-ci, l'image de la toison d'or pourrait être une illustration assez typique. Elle apparaît sous des expressions équivalentes87, avec des entourages passablement différents, dans deux fonds

86. PAUS., V, 20, 8 ; PLUT., Cimon, 5, 2. 87. Si l'on p a r l e p l u t ô t d e l ' a n i m a l (1' « a g n e a u d ' o r ») à propos des Pélopides, certaines i n d i c a t i o n s r é f è r e n t à l a t o i s o n c o m m e o b j e t i n d é p e n d a n t . E t l'inverse a p p a r a î t d a n s l ' h i s t o i r e d i t e de la « T o i s o n d ' o r ».

légendaires qui n'ont pas de rapport l'un avec l'autre : dans l'histoire des Argonautes et dans celle des Pélopides. La seconde comporte un drame, délimité comme tel : par la même, plus transparent peut-être. Nous le trouvons dans Euripide, un des rares poètes anciens qui se soient intéressés à la légende, et particulièrement dans une évocation lyrique de [' Éleclre88. Disons en passant que ce peut être une bonne fortune de trouver une matière mythique traitée par le lyrisme. Le lyrisme grec procède par rappel, suggestions ou « instantanés » de scènes ou fragments de scènes qui peuvent avoir ainsi leur valeur propre et qu'au besoin le poète (Pindare notamment) fait succéder sans égard à la chronologie. Il y a une allure différente, c'est celle de la narration continue : en l'espèce, c'est Phérécyde, un des plus anciens mythographes, qui nous en offre à travers son dérivé Apollodore un exemplaire de type classique. Les deux manières ont chacune leur intérêt. Il va de soi que la seconde comporte toujours à quelque degré une reconstruction, mais dont les joints ne sont pas à l'entière discrétion du narrateur ou de ses sources littéraires : une tradition peut s'y reconnaître, et jusque dans des connexions qui seraient inventées. Seulement, c'est par la vision dramatique qu'il convient de commencer quand on le peut, et nous revenons à l'Électi-e. Un agneau merveilleux, un agneau d'or, est né chez Atrée, candidat à la royauté de Mycènes. Descendu des monts d'Argos, le dieu des troupeaux l'escorte aux sons de son chalumeau. Le héraut, sur la pierre de l'agora, convoque le peuple à l'assemblée pour contempler l' « apparition », présage d'un règne bienheureux. Par toute la cité, l'or brille, et l'éclat du feu sur les autels ; la flûte et les hymnes se font entendre. Brusquement, il apparaît que l'agneau d'or a été dérobé par Thyeste, le frère d'Atrée, qui se prévaut de sa possession devant l'assemblée. C'est alors que Zeus changea la course lumineuse du soleil et des astres. Il est entendu qu'un poète a le droit de procéder par allusions ; mais il est remarquable qu'Euripide, si elliptique que nous sommes obligés de suppléer certaines données, si peu soucieux de motivation narrative ou psychologique, en revanche retienne d'abord des éléments spectaculaires et essentiellement des images de pompes. Consciemment ou inconsciemment, c'est un scénario qu'il restitue. La place de l'agneau d'or dans ce scénario est

88. EuR., El., 699 et suiv. ; a u t r e s passages, é g a l e m e n t lyriques, Oreste, 812 et sniv., 996 et suiv.

d'ailleurs assez claire : il s'agit d'un talisman qui constitue pour son possesseur un titre à la royauté, parce qu'il est un gage de prospérité pour le peuple ; comme tel, il est produit au cours d'une fête89 — et l'incohérence même de ce qu'on peut à peine nommer un récit ne fait que souligner l'importance de cette donnée. C'est le premier acte. Le second, et plus encore le troisième, sont indiqués sommairement. La question peut se poser de savoir s'ils ne sont pas, eux aussi, un souvenir de scénario. Elle se pose en tout cas de savoir quel est le lien entre les deux miracles successifs. La narration suivie que nous lisons chez Apollodore90 explicite la donnée que le chœur d'Électre présente à l'état synthétique. Atrée a fait vœu de sacrifier le plus bel animal qui naîtrait dans ses troupeaux ; sur quoi « apparaît » l'agneau d'or. Motif dont on retrouve l'analogue dans la légende de Minos auquel ses frères contestent le droit à la succession royale et qui sollicite expressément, comme un signe péremptoire en sa faveur, l'apparition miraculeuse d'un animal qu'il promet de sacrifier91. L'un et l'autre roi sont infidèles à leur serment (et d'ailleurs sans que leur droit en soit affecté) : l'agneau d'or est étouffé par Atrée et enfermé par lui dans un coffre (larnax). Mais il est dérobé par Thyeste92, et Thyeste se présentant à l'assemblée fait décider que la royauté sera attribuée à celui qui possède l'animal merveilleux ; et il produit en effet l'agneau d'or. Instance d'Atrée qui fait admettre par Thyeste lui-même une revision du procès : la royauté lui fera retour si le soleil change le sens de sa course. Et le miracle s'accomplit. Si artificiel que soit le raccord entre les deux épisodes — et justement parce qu'il l'est —, il est assez visible que le second est l'homologue et la contre-partie du premier. Peut-être ne serait-il pas trop aventureux d'y voir les deux moments d'un cérémonial d'investiture : en tout cas, ils représentent deux manifestations successives d'un pouvoir royal. Le pouvoir sur les éléments est un des attributs essentiels, bien connu dans la mythologie grecque en 89. Le souvenir d'une fête d'investiture royale avec chœurs et sacrifices ne 8 était pas effacé dans la Sparte du ve siècle : cf. THUCYD., V, 13, 6. 90. APOLLOD., Épit., 2, 10 et suiv. 91. APOLLOD., III, 8 : la donnée légendaire laisse reconnaître encore ici un drame d'intronisation royale (avec la môme « opposition » des frères : elle est classique). 92. Lequel a séduit pour cela (comme chez Euripide) la femme d'Atrée : le rôle de la femme comme agent de transmission du talisman ou de l'objet précieux est un thème dont on se bornera à signaler l'importance.

particulier, des « royautés magiques » : dans notre cas, sous une forme et avec des associations que nous n'avons pas à analyser, il s'exerce sur la marche du soleil et des astres. D'où vient l'espèce de synthèse que la légende atteste entre ce pouvoir et celui que signifie et que fonde la possession du talisman ? Euripide le suggère quand il rappelle d'un mot, à propos de l'agneau d'or, le thème traditionnel des royautés bénéfiques et enrichissantes. Les deux manifestations sont de même ordre. Mais la signification du talisman s'enrichit — ou se développe — dans le mythe qui est à la base de la légende des Argonautes. Il est plus complexe, en effet, que celui de l'histoire des Pélopides ; ou plutôt il a plusieurs moments et, en corrélation, plusieurs aspects. La toison d'or est celle du bélier qui sauva Phrixos menacé d'être immolé à la suite des intrigues de sa marâtre : celle-ci avait provoqué une famine qui ne pouvait cesser que par un sacrifice de roi ou de fils de roi ; Phrixos, fils de roi, avait été désigné comme victime : le bélier d'or, apparu miraculeusement, l'emporta dans les airs. La motivation, dans la légende, est trop bizarrement compliquée pour ne pas révéler une connexion nécessaire entre l'animal merveilleux et les réalités cultuelles que la légende même laisse transparaître : pour produire la stérilité93, la marâtre a persuadé aux femmes du pays de faire griller le blé des semences ; selon une variante suggestive, elle leur remet elle-même des semences grillées. En fait, il y a là le souvenir de très anciens rites agraires ; le souvenir aussi de cérémonies que la coutume a perpétuées dans certaines fêtes où le Roi, comme ici la Reine, figure en distributeur de grains. La contre-partie de la bienfaisance royale, c'est la responsabilité du roi qui peut être sacrifié, ou qui est obligé de sacrifier son fils, si la prospérité générale est en péril. C'est dans ce milieu, institutionnel et mythique, que la légende elle-même situe l'image du Bélier d'Or. En fin de compte, le bélier — qui, dans l'histoire, ne tarde pas à être sacrifié — fait figure de victime de substitution94 : victime magnifiée sous les espèces de l'animal merveilleux, en rapport tout ensemble avec la divinité qui le fait « paraître » et avec la personne royale dont il est le vicaire. 93. S u r la n o t i o n m y t h i q u e de Stérilité — a n t i t h é t i q u e , e t p a r c o n s é q u e n t homogène, à celle d e Richesse — voir l ' i m p o r t a n t e é t u d e de Marie D e l c o u r t , Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques, Liège-Paris, 1938. 94. U n s y m b o l e d r a m a t i q u e d e s u b s t i t u t i o n a p p a r a î t d a n s u n e espèce d e c o r r e s p o n d a n t : cf. HÉROD., V I I , 197, a u s u j e t des p r a t i q u e s ( c e n s é m e n t d e sacrifice h u m a i n ) qui é t a i e n t en u s a g e d a n s u n e localité de Thessalie o ù o n s i t u a i t parfois l a légende.

Quant à la toison d'or, elle apparaît dans une autre fonction mythique, et d'ailleurs en corrélation avec le symbolisme de l'animal merveilleux. Qu'elle soit conçue comme talisman royal, c'est une espèce de postulat de la légende des Argonautes, puisque Jason qui revendique la royauté s'est vu imposer la quête de la toison d'or comme une condition. Mais la donnée apparaît aussi sous une forme autrement concrète. Parvenu au pays extrême-oriental de Colchide — pays du Soleil —, Phrixos a remis au roi Aiétès la peau de l'animal qui l'avait sauvé et qu'il a sacrifié. C'est à Aiétès que Jason la réclame. Des images dramatiques auxquelles donne lieu cette revendication, la plus nette est celle que fournit Pindare95. La toison d'or est l'enjeu d'une épreuve à laquelle le demandeur est soumis : il s'agit d'atteler à une charrue deux taureaux redoutables et de labourer avec eux une pièce de terre. Aiétès exécute d'abord lui-même cet exploit : Jason qui l'exécute à son tour se qualifie, dans les conditions du jeu, pour la possession de l'objet précieux. C'est tout ; mais, pour que cette courte composition dramatique se suffise à elle-même chez Pindare, il faut que Pindare se conforme à une imagination traditionnelle en associant comme par une synthèse nécessaire ces deux éléments de fabulation : l'épreuve héroïque du labourage et la toison merveilleuse. — La tradition des Athéniens a perpétué la pratique des labourages sacrés qui étaient le monopole de gentes religieuses : c'étaient des labourages de semailles (comme celui qui est imposé à Jason) ; et dans les cérémonies qui accompagnaient les semailles figurait la peau d'un bélier sacrifié qui s'appelait la peau de Zeus. La transposition mythique montre également associées la qualification éminente pour les œuvres agraires et la possession d'un talisman qui est en principe la peau d'une victime.

Les deux légendes considérées - - et confrontées --attestent un rapport entre le symbole de richesse et des thèmes d'habilitation ou d'investiture royale. Elles laissent voir aussi, dans l'imagination mythique, le fonctionnement de ce symbole. Il est associé, dans l'histoire des Pélopides, à la vertu magique d'une royauté qui se qualifie par son pouvoir sur le Soleil. Il est associé, dans l'histoire de Jason, à la prospérité de la terre que garantit 93. Pyth., IV, 221 et suive

l'exercice d'un monopole religieux. Et il est associé, par l'intermédiaire de ces histoires, à tout un fonds mythique et rituel où apparaît l'idée d'une concentration efficace de la richesse agraire et pastorale aux mains et à la charge du roi : les rites persistants du Boucoleion à Athènes, de l'Étable aux Bœufs auprès de laquelle se célèbre annuellement le mariage de Dionysos et de la Reine, les vertus qui sont attribuées aux troupeaux sacrés, la valeur éminente — et les implications de toutes sortes — qu'on peut reconnaître dans l'image du champ sacré ou royal (qui est celui même où s'accomplit le labour d'Aiétès). tout cela témoigne d'une pensée qu'on se bornera à signaler parce que la question qui se pose est la suivante : si la représentation de l'agneau d'or ou de la toison d'or adhère étroitement à un thème de richesse agraire qui est aussi un thème de responsabilité royale, n'y a-t-il dans cette représentation que l'embellissement spontané et gratuit d'un objet rituel qui fait partie intégrante des scénarios ? Le caractère composite de l'image même est assez indicatif. Qu'est-ce que cette toison, et à plus forte raison, cet animal d'or ? Les incertitudes ou les contradictions de la légende n'ont pas à être relevées : ce qu'il faut retenir, c'est la synthèse de deux éléments significatifs de richesse, la richesse en troupeaux et la richesse en métaux précieux —les mêmes éléments qui composent le thème mythique étudié jadis par Usener, et dont Usener signalait, dans la légende d'Atrée et dans celle de Phrixos, le rapprochement et la fusion96. L'image est assez docile aux suggestions d'une pensée directrice pour s'exempter de la délimitation et de la cohérence que son autonomie nécessiterait : elle vaut à l'intérieur d'un système de représentations et d'intentions dont elle n'est pas isolable. Suivant la pente de la pensée mythique elle ira dans un sens ou dans un autre. Atrée enferme l'agneau d'or dans un coffre, comme il ferait d'un objet en métal ; dans la représentation de la toison d'or, c'est aussi le métal précieux qui semble prévaloir. Inversement, c'est la nature animale qui est au premier plan lorsque le talisman de royauté est spécialement conçu comme faisant partie des troupeaux royaux. Mais en vérité, ces deux éléments, dans la toison d'or, sont inséparables. Il est curieux d'observer dans un avatar du mythe antique — un conte moderne d'Épire97 — comment, par voie plus ou moins inconsciente, la suggestion de l'or et de sa vertu propre se glisse dans

96. H. USENER, SinJfluthsagen, pp. 183 et suive 97. A.B. Cook, Zeus, I, pp. 412 et suive

un ensemble à l'ordonnance duquel elle pourrait sembler étrangère. Une fille de roi est enfermée dans un palais souterrain : il faut la découvrir pour l'épouser ; un jeune homme qui s'est fait envelopper dans une peau de mouton, vendu comme mouton au roi, réussit à avoir accès auprès de la fille. La peau dont il s'enveloppe est une toison d'or : le rappel, ou la réminiscence, pourrait paraître plaqué Mais la fille du roi est enfermée à la façon de Danaè et Zeus avait pénétré dans la retraite de Danaè sous forme de pluie d'or ; puisqu'il s'agissait de toison dans le conte, sans doute était-ce une toison d'or; et une toison d'or va naturellement dans un souterrain, puisqu'un trésor y est à sa place. Dans une imagination même qui ne travaille plus que pour le plaisir, les associations traditionnelles continuent à fonctionner. En vérité, l'expression d'image composite n'est qu'une étiquette. Il n'y a pas des images différentes qui confluent, il y a des significations multiples d'une représentation qui est, au sens propre, aussi « plastique » qu'il le faut. Il ne s'agit pas ici d'analyser toutes ces significations ; mais il faut au moins les indiquer sommairement, parce que c'est le moyen de savoir de quoi « participe » l'idée de l'agalma qui est à la pointe extrême de l'imagination de la toison d'or.

Le point de départ est très lointain : un des cultes les plus caractérisés par leur archaïsme est celui d'un Zeus du Pélion — tout près du pays de Phrixos98 — dont les officiants montaient annuellement en procession au sommet de la montagne, enveloppés de peaux de béliers fraîchement immolés ; le rite s'accomplissait au moment du lever de Sirius, date critique qui n'est pas dans ce seul cas l'occasion d'une magie météorologique. Dans le plan cultuel, la peau de l'animal sacrifié a d'éminentes vertus, et de toutes sortes99 ; mais la toison merveilleuse a spécialement rapport à une catégorie d'objets mythiques dont l'orientation se laisse assez bien reconnaître. L'arme défensive que constitue la peau de l'animal est une arme magique quand c'est la fameuse égide : aux mains de Zeus, elle déchaîne la panique comme une force surnaturelle. Mais aux mains de Zeus également, qui l'agite à 98. Le rapprochement a été fait depuis longtemps ; cf. NILSSON, Griech. Feste, P. 12. 99. J . PLEY, De lanae i n a n t i q u o r u m r i t i b u s u s u , 1911.

la façon d ' u n rain-maker d'Arcadie100, elle a effet sur le ciel et l'atmosphère. Elle a aussi, même détenue par Athèna, des vertus fécondantes. L'égide est une peau de chèvre : la chèvre Amalthée qui a nourri Zeus est le plus souvent u n animal bienfaisant ; sa corne est devenue la corne d'abondance (et fournit une désignation m y t h i q u e à d'autres symboles de richesse agraire) ; mais l'animal est parfois horrifiant, et il l'a fallu « cacher » : sa peau a servi d ' a r m e à Zeus q u a n d il entreprit contre les Titans la guerre célèbre à l'issue de laquelle il institua un nouvel ordre monarchique101. Mais la Chimère, l'animal m o n s t r u e u x d o n t triompha Bellérophon, est également, de p a r son nom, la Chèvre : il apparaît que, dans son pays de Lycie, la Chimère a été un blason102. L'agneau des Pélopides peut en avoir été un103 : il y a v a i t un bélier de pierre sur une tombe d'Argolide que l'on connaissait comme la « tombe de Thyeste »104. Ces quelques notes peuvent du moins replacer dans une certaine zone de représentations : l'idée d'efficace « royale » que nous avons vu associée à l'image m y t h i q u e de la toison y a p p a r a î t multiple et à ramifications quasi indéfinies. Elle n'en a pas moins, dans u n fonds préhistorique, une espèce d'unité que laisse apercevoir à l'occasion la plasticité même du symbole. E n t r e l'or et le Soleil — qui par ailleurs donne aux puissances royales une consécration singulière — l'association est particulièrement étroite dans la légende d'Aiétès, roi d ' u n Orient m y t h i q u e : elle a p p a r a î t d'une autre façon, à la fois plus détournée et plus suggestive, dans l'histoire d'Atrée. Mais, aussi bien, la toison n'est pas toujours « d'or » ; elle est parfois de pourpre : dans la tradition divinatoire des Étrusques, l'apparition d ' u n animal de cette couleur dans un troupeau est l'annonce d ' u n nouveau règne qui sera u n âge de fécondité105. A travers la variante imaginative, cette donnée, qui nous reporte à un héritage de croyances « égéennes », concorde, jusque dans la lettre, avec celle qui s'indiq u a i t d'emblée dans la chronique légendaire de Mycènes.

100.

Cf. VIRG., Æ n . ,

101.

[ERATOSTH.], Calastér., ( R o b e r t ) ,

102.

L . RADERMACHER, M y t h o s u. S a g e bei d e n

Bellerophon,

in Jahrb.

103.

J.

104.

PAUSAN., II,

105.

MACU., Sat., I I I ,

VIII,

3 5 1 el s u i v . 13.

des deulschen archâol. I m i . ,

Griechen, p. 97. Cf. MALTEX, XL,

1926,

G. FRAZER, P a u s a n i a s ' s Descr. o f Greece, I I I , p. 187. 1 8 , 1. 7, 2.

pp.

1 2 5 et

suiv.

Mais voici un remarquable infléchissement. Un de nos témoins qui o n t le sens m y t h i q u e au plus h a u t degré, Pindare, évoque « la toison rutilante a u x franges d'or »106. Les « franges d'or », c'est le détail que retient Homère dans une description de l'égide d'Athèna107 : il en sait le nombre et il en sait le prix. C'est la description d'une parure rituelle que nous avons là ; porté p a r la déesse elle-même, cet objet concentre toutes sortes de vertus, parmi lesquelles la beauté et la valeur. La représentation m y t h i q u e évolue vers une image d'agalma t o u t en conservant, si l'on peut dire, sa substance. Ce glissement de l'imagination conditionné par une certaine permanence du symbole, c'est un fait assez général : on en constate l'analogue à l'égard d'objets réels ou à l'occasion de pratiques effectives. Les rois de la légende ou de l'épopée portent un sceptrel08 qui n'est pas seulement le signe, mais l'instrument de leur autorité : dans le langage d'Homère, il contient quelque chose de la puissance de Zeus, source de puissance royale. E n fait, il y a un lien nécessaire entre le port du sceptre et le pouvoir d'émettre les themistes, ordonnances et jugements, qui sont de l'espèce des oracles : l'antécédent certain est le bâton du prophète, lequel est taillé dans un arbre spécial par quoi la faculté divinatoire est infuse. Mais le sceptre royal est devenu le produit d ' u n travail d'artisan : celui que Zeus t r a n s m i t aux Pélopides, c'est Hèphaistos, le dieu forgeron, qui l'avait fabriqué. Et, bien entendu, c'est finalement un sceptre d'or. Mais dans l'objet de métal — et de prix — subsiste une vertu parente de celle qui était d'abord contenue dans une autre matière. — La pratique de l'offrande, d ' a u t r e part, indique parfois une continuité fonctionnelle où peut s'observer le même passage : à l'offrande consomptible se substitue l' « a n a t h è m e » qui en est la représentation en métal précieux. L'exemple typique est celui des gerbes d'or qui furent consacrées à Delphes par plusieurs cités109 (dont l'une, Métaponte, devait conserver le symbole sur ses monnaies). Voire, c est de l'animal de sacrifice qu'est mentionnée la représentation, spécialement en or : et il est caractéristique que la légende retienne incidemment pareille substitution à propos de l'agneau d'or des Pélopidesllo. 106. PIND., P y t h . , IV, 231 ; r e t e n u p a r APOT.T,. BH,, IV, 1143. 107. Il., I I , 447 et 8uiv. 108. Cf. L. DEUBNER, Die B e d e u t . des K r a n z e s im kl. Alt., in Arch. f. Religionswiss., X X X , 1933, p. 85. 109. PLUT., Pyth. orac., 16 ; cf. W . H . D . ROITSE, Greek Votive Offering*, PP. 66 et suiv. 110. ANTICLEIDÈS, fr. 10 (Script. r e r u m Alex., D i d o t , p. 149).

Tout cela témoigne de ce que, faute d'un meilleur terme — puisqu'en fait il y a continuité —, on désignera par celui de transfert : les mêmes représentations, à l'occasion les mêmes dispositions affectives et les mêmes attitudes, sont commandées ou suggérées par un objet qui est censé le même, et qui n'en comporte pas moins des éléments fondamentalement nouveaux. Or nous voyons s'opérer ainsi le passage à la notion propre de valeur : la légende en témoigne pour un des objets qui fonctionnent dans le commerce religieux, et qu'on voit figurer dans un commerce humain à titre d'agalma, avec le genre d'accointances qu'on a repéré dans le thème de la toison d'or ; et ce n'est certes pas le plus attendu. Dans des inventaires de temples, on trouve parfois mentionnée une « vigne d'or ëll : la transposition est la même que, par exemple, pour les épis en métal précieux. Le cep de vigne, comme tel, apparaît dans une série de rites et de mythes, elle-même rattachée à un ensemble très riche qui a pour centre le motif de l'arbre fruitier qu'un dieu ou héros a planté ou fait surgir ; et tout cet ensemble est en rapport avec des mythes de royauté, voire avec des souvenirs de scénarios qui se perpétuent à travers des rituels tenaces. Ce complexe de représentations se prolonge dans l'objet correspondant en or. Un cep d'or permet la reconnaissance de deux héros, fils de l'Argonaute Jason et petits-fils de Thoas qui a reçu cet objet de Dionysos, le dieu de la vigne. Cet objet, qu'il s'agit à un moment critique de « montrer », de « faire paraître », fonctionne comme talisman héréditaire112. — Mais voici d'autre part le même objet à à l'état d'agalma caractérisé. Une des illustrations les plus manifestes de la force contraignante du don est celle que fournit un épisode de la fin de la guerre de Troie : Priam, pour obtenir l'assistance militaire de son neveu, fils de sa sœur, envoie à celle-ci une vigne aux feuilles d'or et aux grappes d'argent, travail d'Héphaistos qui avait servi antérieurement de rançon pour l'enlèvement de Ganymède113. Exemplaire typique du thème des « présents féminins »114 : et l'histoire se présente en même forme que celle du collier d'Ëriphyle. L'objet travaillé qui représente la chose pénétrée de vertus magiques et qu'on voit remplir une fonction de talisman est le même, ici, en qui la valeur économique .se trouve résider. 111. Bull. de Corr. hellén., 1882, p. 146 (Délos). 112. Anih. Pal., III, 10 ; EURIP. in Oxyrh. Pap., VI, 852 ; cf. C. ROBERT, in Hermes, XLIV, 1909, pp. 376 et suiv. 113. ROBERT, Heldensage, III, 2, pp. 1222 et suiv. 114. Od., XI, 5 ; cf. supra, p. 108.

De la notion idéale de l'autre monde il y a comme une projection sur le plan de l'humain : le trésor est une réalité sociale, on peut dire une institution ; mais il est, aussi bien, une réalité mythique. La légende de la toison d'or a été justement rapportée par Usener au thème du trésor. Et de fait, lorsque la double signification de talisman et de valeur s'y accuse, l'objet est gardé par Aiétès dans son palais, enfermé par Atrée dans un coffre. Le symbole de richesse est par définition chose plus ou moins cachée : sa vertu est inséparable de son caractère plus ou moins secret. Sans doute, elle exige qu'il soit « produit » à certains moments, à la différence des palladia, ultra-secrets : ils ne s'en rapprochent pas moins des objets protecteurs qui ont même fonction que les palladia et dont la représentation légendaire, inversement, évoque à l'occasion l'image d'un mobilier de trésor. L'hydrie d'airain qui contenait une boucle de cheveux de la Méduse, gage de sécurité pour une ville royale115, évoque toute une série d'associations où l'idée de richesse alterne ou conflue avec celle de puissance magique. Les objets précieux sont souvent sous terre : un trésor de Delphes, miraculeusement découvert, avait été enfoui. Mais c'est en terre que sont enfouies les choses qui recèlent une efficace tour à tour « politique » et religieuse : le couteau qui a servi au sacrifice d'un traité116, la flèche d'Apollon cachée chez les Hyperboréens et qui est d'or, mais qui est un signe de reconnaissance aussi bien pour le prophète Abaris117, le trépied des Argonautes, la chèvre Amalthée, la foudre de Zeus qui lui est remise à son avènement comme symbole et garantie de son pouvoir118. Les orientations mêmes du mot trésor (thésauros) sont indicatrices. Le plus ancien thésauros est le silo. Il est resté un dépôt, où s'entassent, avec les provisions, les joyaux et vêtements précieux. Le terme se spécialise d'autre part dans la sphère religieuse, mais, chose remarquable, en se « sécularisant » plus ou moins, car l'idée du dépôt secret finalement s'y évanouit ; pourtant, une des espèces du thésauros de sanctuaire est à retenir, c'est celle où, devenu tronc à offrandes, il se présente comme une excavation

115. 116. 117. 118.

APOLLOD., II, 144. EURIP., Suppl., 1205 sq. [Eratosth.], Cateat., 29 (Robert) ; cf. M. DELCOURT, o. l., p. 89. HÉsIODE, Théog., 504 et miv.

dans la pierre, surmontée d'un couvercle ; la même forme, la même disposition est connue pour d'autres emplois : elle sert à garder des instruments du culte, objets hautement sacrés d'une religion archaïque119 ; elle sert, dans la légende, à cacher des objets d'investiture12o. La chambre où sont conservés les anciens trésors de chefs s'appelle thalamos (il est notable que le mot s'applique aussi à l'appartement de la femme ou de la fille). On se le représente volontiers comme souterrain, et l'histoire de Danaè nous en a indiqué les accointances mythiques. Les mêmes se retrouvent expressément à propos du thalamos d'Aiétès121, détenteur de la toison d'or : pour Mimnerme122, c'est un thalamos d'or « où reposent les rayons du Soleil ». Et Euripide parle du thalamos où le roi, père putatif de Phaéthon, a son or enfermé et où le corps de Phaéthon lui-même, en réalité fils du Soleil, est déposé à la fin de la tragédie123. La Reine, dit Euripide, en a les clefs ; mais pareillement, Athèna, la fille de Zeus, a les clefs du trésor où la foudre de Z e u s est enfermée124. L'idée

du

trésor

royal,

dépôt

de

richesses,

dépôt

d'agalmata,

s'articule s u r celle des sacra p r o t e c t e u r s e t efficaces q u e g a r d e , e n un

réduit

sûr,

un

Roi

de légende,

.

un

Dieu

souverain.

V

O n s ' e x c u s e d ' u n c h e m i n e m e n t qui, d a n s le d o m a i n e d e s l é g e n d e s , risque toujours de paraitre un peu vagabond. s'il a

pu

permettre

d'apercevoir

des

Il n ' é t a i t p a s i n u t i l e

parallélismes

et

m ê m e

cer-

t a i n e s c o n s t a n t e s p l u s o u m o i n s e x p l i c a t i v e s . E t il é t a i t i n é v i t a b l e , p u i s q u ' a u s s i b i e n les r e p r é s e n t a t i o n s d e v a l e u r e t d ' o b j e t p r é c i e u x se

produisent

qui

pourrait

l'épreuve

à

l'occasion

aller

dans

une

de

soi,

de

comportements

mais

rien

ne

civilisation donnée,

vaut voire

sociaux c o m m e c o m m e

— d'en

vérité faire

ici d a n s

un

arrière-fonds préhistorique de civilisation : pratique d u d o n à tels m o m e n t s

de

la vie

sociale,

dépense

richesse à des fins d e prestige,

119. 120. 121. 122. 123. 124.

et

au

besoin

destruction

de

d'investiture ou d'expiation, fonc-

PAUSAN., V I I I , 15, 3. P i e r r e de Thésée : PLUT., Thésée, 3, 4-5. Cf. PIND., Pyth., IV, 160. F r . 11, 5 sq. (Diehl). E u r i p . , fr. 781. EscH., E u m . , 826 ; cf. RADERMACHER, Mythua u. Sage, p. 277 et suive

tionnement d'une autorité dont la vertu obligatoire est de promouvoir « magiquement » la prospérité générale : sans les principes qui ordonnent les conduites, sans les formes mêmes de ces conduites, on ne saurait comprendre l'exaltation mythique des objets qui sont à la fois la matière et l'instrument d'un commerce humain et religieux, dans un milieu d'idées qui est à restituer. Or, si la légende aide à le restituer, son témoignage est multiple par hypothèse, et capricieux : c'est aux variétés concrètes qu'il fallait avoir égard, aux implications de chaque histoire qu'il fallait s'arrêter, même si l'on se voulait moins attentif aux contenus institutionnels qu'aux mécanismes psychologiques. Si une notion ancienne de la valeur se trouve illustrée par la tradition légendaire, il y a une bonne raison à cela : elle est mythique elle-même quant au mode de pensée. Ce qui signifie d'abord que des fonctions différentes — ou plus exactement ce qui apparaît dans la suite comme fonctions différenciées - y est plus ou moins confondu : elle tend à être totale, elle intéresse tout ensemble économie, religion, politique, droit, esthétique. Il n'est p a s i n t e r d i t p o u r a u t a n t d ' y r e c o n n a î t r e u n e espèce d e pensée125, puisqu'on y a reconnu, au fur et à mesure, des directions. O n p e u t essayer

de

préciser

en rapport,

trouve

avec

quelles

et dans

notions

l'idée

de

l'aqalma

se

quel rapport.

Il y a u n m o t g r e c q u i p e u t ê t r e s u g g e s t i f , p a r c e q u ' i l e s t q u e l uefois e m p l o y é pensée

à

à propos des objets qu'on

laquelle

d'imagination

il

qui

induit

nous

est

a vus

et parce que

reconnaissable

intéresse

:

c'est

le

dans

m o t

le

la

fonds

téras126.

E n

première approximation, on dira qu'il répond à une idée d'exceptionnel,

de

doublet

pélor

Gorgone,

mystérieux

et,

désigne

après



souvent

chez

H o m è r e

c o m m e

H o m è r e

un

tel,

d'effrayant

monstre,

qui emploie plutôt

: le

c o m m e

téras d a n s

la

le s e n s

plus indéfini d'apparition merveilleuse, c'est dans cette valeur que téras l u i - m ê m e

se spécialise assez f r é q u e m m e n t .

m o t est associé — ancien



à l ' i d é e d e « s i g n e » : e t il f a u t

cuirasse (où, en culière ou

f a i t , il e s t

monstrueuses qui

celle d e

s'indique présage,

: on

entre d'une

souvent

notera des part,

au

parlé

et

des

arme,

la

c o m m e images

ce « signe »

connexion celle de

le

bouclier ou

de la r e p r é s e n t a t i o n

passage

notions

part,

l ' u s a g e le p l u s

ajouter que

fait parfois penser à celui qui a p p a r a î t sur u n e bêtes

D'autre

on peut dire n o r m a l e m e n t dans

de

blason

de

parti-

monstre d'autre

125. S u r c e t t e f o n c t i o n d e la m y t h o l o g i e , cf. H . USENER, in Arch. f. Religionswissensch., 1904, pp. 6 et suive 126. É t U d e de OSTHOFF, in Arch. f. Religionsunssensch., 1905, pp. 52 et suiv.

part). Enfin l'étymologie est en l'espèce une donnée essentielle : elle a permis à Osthoff de retrouver, derrière le concept de merveilleux, celui de zauberisch : la racine (qwer) est celle qui, en indo-européen, exprime l'idée de « faire », mais spécialement au sens magique. Il y a en somme, dans cet ensemble, une pensée, latente ou expresse, mais centrale, d'efficacité surnaturelle rapportée à un signe, l'idée d'une force religieuse qui peut se concentrer dans la chose spécialement désignée par le mot téras. Or il est caractéristique, mais non pas inattendu, que l'agneau d'or soit désigné lui aussi comme téras127, et que le soit également le mors que Bellérophon reçoit de la déesse128 et qui est qualifié par la déesse elle-même de « charme » (philtron). En fin de compte, c'est bien l'idée de force religieuse qui peut être reconnue comme fondamentale dans la transposition mythique de l'agalma. Plus encore, c'est avec le domaine du sacré que celui-ci se trouve normalement en rapport. C'est même suivant des schèmes de pensée religieuse qu'il est représenté. L'image du trésor étant en quelque sorte équivoque, l'idée de la chose cachée se modèle pour les objets précieux sur celle que suggère la pratique du culte. Le va-et-vient qui leur est imprimé dans la légende entre le monde des hommes et l'autre monde, c'est celui dont la vie religieuse impose constamment la notion, et le parallélisme est parfois marqué à souhait : ainsi dans un culte béotien où les victimes qui avaient été précipitées dans des excavations étaient censées reparaître à Dodone129, — interprétation concrète et naïvement spatiale d'une pratique bien connue dans la religion « chthonienne ». — D'autre part, l'image de l'agalma est souvent au contact des choses proprement religieuses ; elle peut être associée à celle des instruments du culte, et elle tire de cette association une part de son prestige. La coupe, qui reparaît si facilement dans la légende, y est ordinairement désignée comme phialè — c'est la coupe à libation. Les étoffes tissées, qui figurent parmi les agalmata, ont un destin cultuel qui remonte haut : il est possible que les jeux pour lesquels elles servent parfois encore de récompenses à l'âge historique soient les lointains héritiers de joutes tribales, et en tout cas les échanges de vêtements entre les sexes qui sont restés une particularité de certaines fêtes sont un archaïsme instructif ; l'offrande du péplos à des déesses, qui semble une pratique très anciennement organisée, 127. EURIP., Or., 1000 ; cf. El., 716. 128. PIND., 01, X I I I , 73. 129. PAUS., IX, 8, 1.

est celle aussi où la spécialisation cultuelle de l'objet est des plus marquée13o. Il y a donc comme une qualification d'ordre religieux qui s attache à l'objet précieux en général. Mais l'imagination des agalmata est orientée dans un sens défini : il y a en elle un principe de sélection et, si l'on veut, de liberté. Elle a un domaine propre, en ce que les objets qui s'évoquent dans la représentation mythique sont tout de même des objets qu'on manie couramment et qui, plus ou moins, circulent. Une idée singulière de la valeur — où prédomine, il faut le dire, un élément esthétique — s'y accuse : dans une histoire comme celle d'Énalos, elle passe au premier plan. Des « transferts » y ont aidé. Le mythe les a laissé reconnaître à l'occasion ; la pratique sociale permet quelquefois d'en constater le mécanisme et la vertu : au don de nourriture, principe de communion entre pairs ou entre chef et « compagnons », le don d'agalmata se surajoute (une coupe d'or est le complément magnifique d'une « santé ») et il peut même en être le substitut131. — D'autre part, le rapport avec les choses religieuses s inverse : ce n'est pas seulement parce qu'un objet est d'usage religieux qu'il a une valeur, c'est parce qu'il est précieux qu'il peut être objet de consécration132. D'où l'emploi, dans le mythe, de certaines images qui sont, au point de départ, des symboles de richesse et rien d'autre. La larnax, ce coffre où Atrée enferme 1 agneau d'or, c'est le meuble qui sert à conserver les vêtements et les objets précieux ; or c'est l'instrument typique des « expositions » de héros enfants ou même de dieux133. — Il n'apparaît pas que le trépied ait eu d'abord, par lui-même, des significations cultuelles. Il est essentiellement agalma au sens le plus ancien : donc, objet de don ; par suite, objet d'offrande : c'est secondaire-

130. N o u s i n d i q u o n s ici d ' u n m o t t o u t u n f o n d s « p r i m i t i f » d e religion q u i intéresse le tissage — t e c h n i q u e réservée a u x f e m m e s . 131. A cet égard, c ' e s t encore u n t é m o i g n a g e p e r t i n e n t q u e celui q u ' o n t r o u v e , & p r o p o s d ' u n f e s t i n de confrérie religieuse, d a n s u n c u r i e u x f r a g m e n t des Mémoires d e P t o l é m é e V I I (ATHÉNÉE, X I I , 549 E ; cf. IV, 128 A sq. ; X I , 466 B-C). 132. S u r l a p r a t i q u e de l ' o f f r a n d e à l ' é p o q u e classique, s u r les « o f f r a n d e s s y m boliques s, s u r le f a i t q u e la p l u p a r t des vases consacrés « n e se d i s t i n g u e n t q u e P a r l a dédicace e t le lieu... de c e u x q u i s e r v e n t a u x usages d o m e s t i q u e s *, cf. BOMOLLE in Dict. des A n t . , a r t . D o n a r i u m , pp. 368 sq., 372 et suive 133. GLOTZ, L'ordalie, p. 45. — I l y a i n t é r ê t à n o t e r aussi q u e c ' e s t d a n s la l a r n a x q u ' e s t e n f e r m é le t i s o n q u i est u n e gage d e vie » p o u r le héros Méléagre (BACOHYL., V, 140).

ment134 qu'il a dû être associé au pouvoir prophétique d'Apollon et que, symbole attitré du dieu, il a pu poursuivre sa carrière m y t h i q u e dans l'iconographie divine135. Dans ce plan de pensée, c'est un indice menu mais suggestif, que l'usage de l'adjectif iimèeis qui est, par exemple, l'épithète homérique du collier d'Ériphyle : à propos d ' u n objet qui est un objet caractéristique de légende, la notion multiforme de timè (honneur, prérogative sociale, vertu religieuse) se fixe sur l'idée spécialisée et quasi banalisée du « précieux ». Là se dessine un tournant : les mêmes objets qui, jusque dans une pseudo-histoire, restent chargés de potentiel m y t h i q u e figurent ce que nous appellerions les signes extérieurs de la richesse. Notion d'ailleurs bien moins positive qu'on ne serait disposé à le croire : par ses origines et par ses affinités persistantes, elle dénonce un é t a t de pensée où la richesse n'est pas seulement signifiée par lesdits objets, mais un mystérieux pouvoir incorporé en eux ; et il n'est pas indifférent que les habitudes de thésaurisation à l'époque classique indiquent encore des complaisances traditionneIles136. VI On essaye de faire le t o u r d'une notion mythique. Mais le caractère essentiel de la pensée mythique, est que non seulement c'est une pensée qui s'accompagne d'images, mais que les images en sont l'instrument nécessaire : en l'espèce, il est possible de reconnaître à l'imagination elle-même une fonction propre. La légende des objets précieux a, pour ainsi dire, une matière première : plus ou moins directement, elle dérive de thèmes de royauté magique. La vertu inhérente à l'agalma est au premier chef celle d ' u n « pouvoir » social : les plus anciennes représentations de l'autorité apparaissent comme le fond où s'alimente l'imagination. Cette survivance est-elle un fait b r u t de tradition et faut-il n ' y voir q u ' u n remploi ? Elle doit avoir sa raison d'être, car nous pouvons constater qu'elle se prolonge dans l'inconscient bien au-delà de l'âge mythique.

134. Cf. REISCH, in Real-Enzyklop., V, 1087 ; K . SCHWENDEMANN, in Arch. J a h r b . , X X X V I , 1921, pp. 169 sq. ; P . GUILT,ON, Les trépieds dit ptoion, 1943, pp. 90 et suiv. 135. L e t r é p i e d c o m m e véhicule ailé d u dieu : A. B. C o o k , Zeus, I, pp. 33-1 et suiv. ; I I , p. 205. 136. Cf. ATH., X I , 465 c et suiv.

L'idée de valeur spécialement rapportée a u x objets en métal précieux est en r a p p o r t avec la notion la plus ancienne de « richesse » et, comme elle, tend vers un centre idéal. Dans la représentation m y t h i q u e de la royauté, dans les scénarios qui la suscitent et la soutiennent, le roi, responsable de la vie du groupe et facteur de prospérité agraire et pastorale, est aussi le détenteur privilégié de cette espèce de richesse que signifie la toison d'or. La possession du trésor est le témoignage et la condition d ' u n pouvoir bénéfique comme le sont celles du champ sacré, de l'arbre sacré, du troupeau sacré avec lesquelles elle reste en contact. Cette représentation d ' u n centre où l'objet talismanique — m o n n a y é dans un certain sens déjà, en objet précieux — a p p a r a î t à la fois comme expression et comme garantie de la valeur, elle persiste à sa manière dans la Grèce de l'histoire. Un trésor de dieu qui est aussi trésor de cité, réserve pour la cité, comme l'est celui d'Athèna à Athènes, ne comprend pas seulement les espèces titrées qui sont à la disposition de l ' É t a t emprunteur en cas de besoin : le cœur de la défense, ce sont des biens a u t r e m e n t sacrés, le cosmos ou parure de la déesse et t o u t le matériel précieux dont la politique financière d ' u n Périclès et, cent ans après, d ' u n Lycurgue a ménagé la suprême ressourcel37. Or l'expression mythique de cette pensée ne laisse pas d'affleurer plus t a r d encore. L ' h y m n e à Déméter de Callimaque se termine sur une litanie où le poète formule, suivant une symétrie édifiante, les symbolismes qu'il attribue à la procession liturgique qui lui sert de thème : les quatre chevaux qui portent la corbeille de la déesse p r o m e t t e n t les bénédictions de l'année et de ses quatre saisons ; le costume des officiantes signifie le vœu de la santé ; et enfin : « comme les canéphores portent les corbeilles pleines d'or, ainsi l'or nous soit donné sans compter ». Dans cette monarchie ptolémaïque où une pensée politico-religieuse passablement artificielle n'en reste pas moins enracinée dans un fond préhistorique, le dilettantisme d ' u n poète de cour retrouve le sens des somptuosités royales associées à t' n culte impressionnant : l'étalage des objets d'or est le signe d'une efficace dont la communauté bénéficie et qui s'exerce justem e n t dans le même sens que la vertu des royautés mythiques. La mémoire sociale qui fonctionne dans la légende des agalmala ne fonctionne pas gratuitement : dans une notion de la valeur qui est en passe de devenir autonome, une imagination traditionnelle assure la continuité avec l'idée magico-religieuse de mana.

137. THUCYlJ., IJ, LI>, -1-5 ; [I'LUT.], X Oral., 852 B-C.

Dans l'histoire sociale, à l'âge le plus ancien où nous atteignons directement, le symbolisme cesse déjà plus ou moins d'être polyvalent. Il est sans doute instructif d'observer que, lorsque Homère décrit ou évoque tel joyau comme il le fait si volontiers, la valeur soit attachée à des objets dont les appartenances religieuses ou légendaires soient marquées par le poète lui-même ou faciles à suppléer pour ses auditeurs138 ; mais on relèverait aussi bien que telle pièce de harnachement qui peut faire penser à la geste de Bellérophon — et qui, en fait, doit à un arrière-fonds de légende sa vertu de suggestion poétique — est essentiellement, chez Homère, un échantillon de production industrielle, exposé comme tel pour

son prix marchand139.

Cette orientation sur

lesquelles,

mais

dont

à

on

de

vrai

la p e n s é e

dire,

nous

suppose sommes

des

conditions

maigrement

entrevoit qu'elles favorisent une

sociales

renseignés,

certaine diffusion

des « signes extérieurs de la richesse » : p a r c e qu'ils ne s o n t plus la possession privilégiée d ' u n e classe en qui se p r o l o n g e n t l'héritage des

royautés mythiques

et la

vertu

de

leurs

symboles,

la v a l e u r

é c o n o m i q u e t e n d à s'imposer, p o u r elle-même, à la r e p r é s e n t a t i o n ; à

l'âge prémonétaire

gent

fait

l'homme

dans

l'histoire

révolution le

m o d e

de

d'examen, cette

du

que

a

trépied

pensée,

pu

des à

Sept la

mutation

pu

méconnaître

de

fameux

c o m m e

Sages140. A i n s i

fois

l'avènement

pas inutile

de

intéressés ont

s ' a p p l i q u e r le m o t

revient justement,

détermine,

il n ' e s t

espèce

déjà

» qui

dans

de

la

tous

vie

ce qui

d'une

« l'ar-

sourdine,

se p r é p a r e

sociale

monnaie.

rappeler

brusque,

la

en

et

Mais

en

témoigne,

continuité

la

dans fin dans

que

les

les p r e m i e r s .

S a n s doute, c'est à u n e n o t i o n a b s t r a i t e de la v a l e u r q u e l'invent i o n de la m o n n a i e p e r m e t de fonctionner. A l ' é t a t n o u v e a u correspond

l'usage

d'un

phique

du

mot,

Platon

et

à

mercantile,

instrument

pourrait

Aristote, de

faire

monnaie-convention.

dont

sembler

d'ailleurs la

théorie

Théorie

la

matière,

indifférente mal de

disposés la

logique,

au

sens philoso-

: il a p p a r t e n a i t pour

monnaie-signe puisque

à

l'économie

aussi

et

de

la

bien

la

138. P a r exemple, Il., X V I , 225 sq. ; X I , 632 et suiVe 139. Il., IV, 141 sq. (le c h a n g e m e n t de sens de thalamos, d e v e n u u n « m a g a sin », est à n o t e r ; a u s s i bien, p a r u n e c o n t r a d i c t i o n i n s t r u c t i v e , l' « a g a l m a », chez H o m è r e , est r é s e r v é à u n « roi »). 140. DIOG. LAËRCE, I, 31.

fonction d'échange et de circulation est seule retenue par les philosophes (qui oublient ou méconnaissent le fait que la monnaie métallique avait trouvé un de ses plus anciens emplois dans un commerce religieux où elle sert à acquitter les obligations d'action de grâces, d'offrande coutumière ou d'expiation). Et il est certain que l'instrument une fois créé se prête admirablement à cet office de circulation qui s'est généralisé si tôt, en Grèce même. Mais dans le milieu historique où le signe est apparu d'abord, c'est un certificat d'origine que les symbolismes religieux, nobiliaires ou agonistiques que retiennent ses premiers échantillons : jusqu'au point même où la création en a été possible, une pensée mythique s'est perpétuée. Ce qui peut laisser entendre que, dans la valeur et donc dans le signe même qui la représente, il y a un noyau irréductible à ce qu'on appelle vulgairement la pensée rationnelle.

2 La cité future et le pays des morts1 A l'époque hellénistique, il semble que l'utopie sociale ait fleuri. Il y a eu, dans le stoïcisme ancien, une conception de la cité idéale ; elle s'est affirmée à l'occasion chez certains stoïciens qui se sont prêtés, personnellement, à des expériences de socialisme ou de communisme. Il y a eu d'autre part une littérature prétendue ethnographique, où la description de pays lointains et fabuleux était prétexte à la description d'une humanité égalitaire et bienheureuse. Il y a un rapport entre ces manifestations intellectuelles : et M. Bidez indiquait récemment que ce qui leur donne une certaine unité, c'est l'imagination d'une Cité céleste, que les stoïciens — d'origine orientale — ont

introduite

dans

le m o n d e

grec2.

Cependant, il y a intérêt à montrer que l'utopie sociale, même à ce moment-là, reste dans la ligne que lui traçait une longue tradition. Si M. Bidez a raison de rappeler3 qu'il doit y avoir plus qu'une similitude de mots entre les Héliopolitains du roman de Iamboulos et l'État du même nom qu'Aristonicos prétendit fonder avec les esclaves du royaume de Pergame4, 1. Revue des É t u d e s grecques, t. X L V I , 1933, pp. 293-310. 2. J . BIDEZ, L a Cité d u M o n d e e t l a Cité d u Soleil chez les Stoïciens ( e x t r a i t des Bulletins de l'Acad. roy. de Belg., Cl. des Lettres, etc., 5e série, t. X V I I I , PP. 244-291), P a r i s , Les Belles-Lettres, 1932. 3. ID., ib., p. 49. Cf. KROLL, in P a u l y - W i s s o w a , Realenc., a r t . Iamboulos, 684. 4. DIOD., fr. d u liv. X X X I V . — O n n e s a u r a i t dire, a u surplus, si le r o m a n de l a i n b o u l o u s est a n t é r i e u r o u p o s t é r i e u r à c e t t e t e n t a t i v e : cf. KROLL, a r t . cité, 8. f.

il convient de rappeler aussi que le roman en question se place à la fin de toute une série romanesque à laquelle Rohde a consacré un chapitre de son ouvrage classique5. Faisons un pas de plus : il suffit de rétablir le lien entre cette série elle-même et les fables de l'Élysée et de l'âge d'or6 pour saisir, ce qui paraît essentiel,

la

Parmi

continuité

les

Iamboulos

a

de

droit

une

à

laquelle

nous

qui

a p p a r e m m e n t

fut

s'adressant

sommes

d'ailleurs

Oriental8 —

profonde

utopies

ou un

place

le

plus

un

le m y t h e :

:

et

grec,

H e l l è n e q u i se d o n n e

est

ait

pour

r o m a n

de

l'œuvre

sur

c'est

il

elle

l'utopie7. le

c'est

renseignés ;

neuve

public

et

hellénistique,

d'honneur

mieux

la à

entre

l'époque

celle

aussi

notable

pour

que,

auteur

un

Oriental.

N o u s la c o n n a i s s o n s p a r u n e x p o s é assez d é s o r d o n n é d e D i o d o r e , II,

55-60.

O n Il

chapitres. description sous

épargnera suffit

d'îles

l'équateur —

Ceylan.

Il y

de

au

lecteur

savoir

que

fortunées

situées

un

pays

avait

vague

force

détails

une

analyse

l'essentiel

du

quelque

de

suivie r o m a n

part

dans

Taprobane,

d'histoire

de

ces

était le

autrement

naturelle

et,

la

Sud, dit

dans

le

n o m b r e , d e s d é t a i l s p r é c i s e t p l u s o u m o i n s l o c a l i s a b l e s ; il y a v a i t aussi, pas en

en

fait

d'ethnographie,

être

des

inventions9.

principe,

faveur le

peuple

m ê m e obéit

un

toujours a

la

littérature

Alexandre10.

des

est

présent On

à

après

des

Bref, de

Mais

indications une

ce

qui

œ u v r e

Voyages, n'est



qui

vit

dans

un

pays

produit

fantaisie.

Ce

genre

à

des

la

directives

: quelles

devaient rattache,

naturellement

qu'un

Héliopolitains de

ne se

alibi de

: en

rêve,

en fait,

et

lui-

d'imaginations

sont-elles

dans

le

cas

? cru

constater

que

stoïciennes.

C'est

possible.

n o m

m ê m e

de

la

Cité

imaginaire,

et,

plus

du

encore,

l'auteur Il

est

Soleil, la

avait

subi

possible, qui

religion

est

des

appliqué

qui

influences

notamment, lui

est

à

ce

que

le

peuple

attribuée

et

5 . E . R O R D E , D e r g r i e c h . R o m a n , 2E p a r t i e , c h . 3 . 6 . C f . P . CAPELLE, i n A r c h . f . R e l i g i o n s w i s s . , X X V , p p . 2 4 5 et s u i v . 7. C e t t e c o n t i n u i t é e s t n e t t e m e n t a f f i r m é e p a r R O H D E , P s y c h e , t r a d . f r a n ç . , p . 2 5 9 , n . 3. 8. S u r l a n a t i o n a l i t é d e l ' a u t e u r , cf. K r o l l , l. 1. 9. M o d e d e f u n é r a i l l e s , DIOD., I I , 59, 8 ; d i s p o s i t i o n v e r t i c a l e d e s c a r a c t è r e s d e l ' é c r i t u r e , id., 5 7 , 4. 1 0 . Cf. F . SUSEMIHL, G e s c h . d e r g r i e c h . L i t t e r . i n d e r A l e x a n d r i n e r z e i t , I , p. 649 sq. — L a P a n c h a ï e d ' E v h é m è r e , d o n t R o h d e t r a i t e j u s t e m e n t d a n s le m ê m e chapitre, r e n t r e bien e n t e n d u d a n s cet e n s e m b l e ; e t ce n ' e s t pas p o u r rien, d ' a u t r e p a r t , q u ' É r a t o s t h è n e la r a p p r o c h a i t de la Méropis d e T h é o p o m p e e t d e s H y p e r b o r é e n s d ' H é c a t é e ; cf. W I L A M O W I T Z - M Õ L L E N D O R F F , D e r G l a u b e der Hellenen, II, p. 270.

qui consiste essentiellement dans l'adoration des puissances célestes, aient quelque rapport avec le stoïcisme et sa conception du cosmos : l'indice le plus caractéristique que je verrais en ce sens — bien qu'assez menu — ce serait peut-être ce terme de περιέχoν qui paraît en bonne place dans le résumé de Diodore pour désigner le ciel divin, et qui appartient, d'autre part, au vocabulaire du Portiquell. Mais qui dit influence ne dit pas inspiration essentielle : pour une part, les rapprochements qu'on a faits sont assez vagues12 ; pour une autre, ils ne sont pas topiques : on a déjà indiqué13 que la communauté des femmes et des enfants, dans le roman de Iamboulos, ne dérive pas nécessairement des écrits des stoïciens, mais peut s'expliquer par les enseignements du cynisme — et du platonisme14. En tout cas, même en faisant la part des spéculations contemporaines, nous avons à tenir compte d'une tradition ancienne qui n'est pas une tradition dogmatique. Pour cela, il convient de ne pas séparer le pays et ses habitants : dans le résumé de Diodore, la description du premier tient au moins autant de place que celle des seconds. Or le pays des Héliopolitains se définit avant tout comme un pays exotique — entendons : aux extrêmes du monde, et, pour tout dire, hors du monde15. Il est pratiquement inabordable : Iamboulos n'a Pu y aborder qu'après des aventures singulières et quasi miraculeuses ; et il n'a pas pu y rester, ayant été jugé indésirable. 11. ARNIM, F r a g m . Stoic. uet., I, p. 33 (n° 115). 12. ROHDE ( Gr. Rom., p. 240 sq.) e t d ' a u t r e s à sa s u i t e f o n t valoir q u ' a u P a y s d u Soleil, il n ' e s t q u e s t i o n ni de famille, ni d ' o r g a n i s a t i o n de l a justice, ni de temples, ni de j e u x publics — b r e f de r i e n de ce qui c o n s t i t u e l ' É t a t p r o p r e m e n t hellénique, e x p r e s s é m e n t c r i t i q u é p a r Zénon. T é m o i g n a g e n é g a t i f : o n p o u r r a i t e n dire a u t a n t de descriptions c o m m e celle de T h é o p o m p e q u i n ' e n s o n t p a s m o i n s a n t é r i e u r e s a u stoïcisme. — S u r le suicide des infirmes, voir plus loin. ' D'ailleurs, p o u r ce q u i est de l a Π o λ ι τ ε ί α de Zénon, d o n t n o u s s a v o n s a u j o u r d nui qu'elle r e m o n t e a u x d é b u t s de sa carrière p h i l o s o p h i q u e , o n n e v o i t g u è r e que, s a u f u n cosmopolitisme plus c o n s c i e n t — o u plus a c t u e l —, elle c o m p o r t e d a u t r e s é l é m e n t s q u e c e u x de la t r a d i t i o n cynique. N o u s y relevons d ' a u t r e p a r t (PLUT., De Alex. fort., I, 329 B) c e t t e c o m p a r a i s o n de l a société a v e c u n t r o u p e a u , q u i est u n v i e u x s y m b o l e de ce q u ' o n p o u r r a i t a p p e l e r l a m y t h o l o g i e p o l i t i q u e des philosophes (cf. A. ESPINAS, Les orig. de l a technol., pp. 239, 284 sq.). P o u r Chrysippe, cf. E. BRÉHIER, Chrys., p. 53. 13. ROHDE, l. l. ; KROLL, art. cité. 14. Ce q u e d i t I a m b o u l o s là-dessus e s t sans d o u t e de ce q u e d i s e n t Z é n o n e t C h r y s i p p e (ARNIM, F r a g m . Stoic. uet., I, p. 62, n. 269 ; I I I , p. 183, n. 728), m a i s P e u t - ê t r e plus encore de PLATON, Rép., V , 462 A sq. (cf. DIOG. L., V I I , 131 ; ROHDE, o. I , p. 231, n. 2). 15. DIOD., I I , 55, 3 ; 6.

Ce pays est bien du même ordre que le pays des Hyperboréens qu'Hécatée d'Abdère remettait à la mode dès le début de la période hellénistique16, ou, si l'on remonte un peu plus haut17, que le pays fantaisiste décrit par Théopompe18 et situé au-delà de l'Océan, en des parages ignorés où les Hyperboréens ont du reste leur place. Regardons-y de plus près, nous verrons des accointances remarquables entre lamboulos et Théopompe — sans qu'il faille conclure pour cela que le premier procède du second. Dans le pays de Théopompe, les hommes sont deux fois plus grands que chez nous ; ils vivent deux fois plus longtemps. Dans le pays de Iamboulos, ils ont une taille extraordinaire, et ils vivent cent cinquante ans, ce qui peut être considéré comme le double d'une bonne vie humaine19. Il va sans dire que ces hommes-là ne conn a i s s e n t , n i les u n s n i les a u t r e s , la m a l a d i e 2 0 . M a i s ils o n t , les u n s e t les a u t r e s , u n e f a ç o n d e m o u r i r q u i est assez particulière. D a n s la

Méropis

qui

appartient

au

continent

imaginaire

de

Théopompe21, il y a un lieu dit Anostos arrosé par deux fleuves, le fleuve de la Douleur et celui de la Joie ; des arbres poussent au voisinage de ces deux fleuves ; qui goûte les fruits des uns est consumé par le chagrin ; les fruits des autres ont un effet contraire et, chose encore plus admirable, il suffit de les con16. F . H . G., I I , p. 365. Cf. ROIIDE, o. L, p. 208 et suiv. ; CAPELLE, l. l. 17. U n e c o n d i t i o n f a v o r a b l e a été la t e n d a n c e , q u i r e m o n t e h a u t d a n s l ' h i s t o i r e de l a p e n s é e g r e c q u e , à i n v e n t e r des c o n s t i t u t i o n s idéales ; p o u r les Ve-IVe siècles, cf. ROBIN, L a pensée gr., p. 239 sq. ; G. MATHIEU, Idées polit. d'Isocr., p. 129. 18. ÉLIEN, H i s t . var., I I I , 18 = JACOBY, o. l., 115, n ° 75 c. C e t t e d e s c r i p t i o n f a i t p a r t i e des Θαυμάσια, recueil de M i r a b i l i a q u i f i g u r a i t a u livre V I I I des P h i l i p p i q u e s de T h é o p o m p e : il n ' y a p a s lieu de penser, en effet (voir le C o m m e n t a i r e de J a c o b y , p. 365), q u e les E)augàcrta soient u n o u v r a g e p a r t i c u l i e r qui a u r a i t é t é c o n s t i t u é a v e c des e x t r a i t s de T h é o p o m p e à l ' é p o q u e a l e x a n d r i n e — ce q u i p a r a î t ê t r e l ' o p i n i o n de Susemihl, o. L, p. 478 sq. ; m a i s ce q u e n o u s s a v o n s d u c o n t e n u de c e t t e digression considérable (où il é t a i t q u e s t i o n de l a d o c t r i n e des mages, de l a légende d ' É p i m é n i d e , de la légende de P y t h a g o r e ) est assez r é v é l a t e u r d ' u n c e r t a i n e s p r i t e t de c e r t a i n e s curiosités d u ive siècle — à v r a i dire, d ' u n ive siècle d é j à a v a n c é . 19. Cf. ÉLIEN, I I I , 18, 2 : DIOD., I I , 56, 2 (qui, si l'on c o m p r e n d ὑπεράγειν Toùç x é x x a p a ç π ή χ ε ι ς a u sens de « s u r p a s s e r de q u a t r e coudées [les h o m m e s de chez nous] », f o u r n i t e x a c t e m e n t la m ê m e donnée) ; — ÉLIEN, ib. : DIOD., I I , 57, 4. 20. ÉLIEN, l. L. § 4 (Oyieîç Kal avocroi) ; DIOD., ib. (àvÓcrouç). S u r l a c o n t r a d i c t i o n q u ' o f f r e ici I a m b o u l o s , v. infra. 21. Elle y a p p a r t i e n t , sans q u ' o n puisse b i e n voir, à t r a v e r s Élien, quels s o n t ses r a p p o r t s a v e c les a u t r e s p a r t i e s d u c o n t i n e n t ; d u reste, ce q u i c o n c e r n e la Méropi8 e s t ce qu'il y a de plus m y t h i q u e d a n s la d e s c r i p t i o n de T h é o p o m p e : s u r le n o m m ê m e , voir plus loin.

sommer pour oublier tout ce qui était objet d'attachement et pour remonter le cours de la vie en redevenant successivement jeune homme, enfant, nouveau-né, après quoi on n'a plus qu'à disparaître22. Nous reviendrons là-dessus : ne retenons pour l'instant qu'une certaine image de la mort. Que voyons-nous chez Iamboulos ? Au pays du Soleil, il pousse, paraît-il, une plante spéciale, merveilleuse 23 ; celui qui a terminé le cours normal de son existence va se coucher sur cette plante et s'endort doucement dans la mort. Il y a ici des similitudes qu'on ne saurait négliger. Et ce qui n'est guère contestable, c'est une certaine affinité générale : pour comprendre le romanesque de Iamboulos, il est bon de considérer la fantaisie de Théopompe. Qu'elle soit faite de souvenirs mythiques, nous n'avons pas a en douter. L'auteur lui-même nous avertit en quelque sorte, dans le passage épisodique où il est question de la cité des Guerriers, M ά χ ι μ o ι Malgré certains traits particuliers25, ces Guerriers sont le pendant de la « quatrième race » de la poésie hésiodique, ils correspondent aux héros de la légende, comme l'indique un trait significatif, celui de l'invulnérabilité ; plus précisément, ces hommes-là ne peuvent être blessés par le fer ; les pierres et le bois seulement peuvent en venir à bout : souvenir très net de légendes comme celle de Kaineus26. D'autre part, les hommes de l'autre cité, de cette cité des , qui offre des analogies assez frappantes avec l'utopie de Iamboulos, meurent joyeux et riants. C'est là un trait qu'on retrouve, a propos des Hyperboréens, chez Pomponius Mela, et que cet auteur nous permet d'interpréter comme le souvenir confus d'usages préhistoriques : car, chez les Hyperboréens, il s'agit d'un suicide rituel, et on connaît la coutume à laquelle a rapport

22. ÉLIEN, l. L, §§ 7-8. 23. DIOD., II, 57, 5. Le texte traditionnel donne διϕυῆ βoτάνην ; l'adjectif est bizarre, bien qu'on ait essayé de le justifier (ROHDE, o. l., p. 230, n. 1) : la correction ἰδιoϕυῆ, indiquée par Rohde lui-même, avait déjà été adoptée avant lui (à l'époque hellénistique, des recueils de Mirabilia, un en particulier qui était attribué à Orphée, sont intitulés 'Iδιoϕυῆ : cf. Susemihl, o. l., I, p. 465). 24. ÉLIEN, l. L, § 5. 25. Ainsi la surabondance, qu'on remarque chez eux, de l'or et de l'argent : c est là d'ailleurs un trait qui les apparente aux races légendaires. 26. Sur la légende de Kaineus que les Centaures ensevelirent sous les troncs de pins et les quartiers de rocs, cf. C. ROBERT, Die griech. Heldensage, p. 10 ; O. BERTHOLD, Die Unverwundbark. in Sage u. Abergl. der Gr. (Religionsge8chichtl. Vers. u. Vorarb., Giessen, XI, 1), p. 17 et suiv.

la locution proverbiale de « rire sardonique »27. Or ce suicide lui-même, Théopompe ne le mentionne pas ; mais il est vraiment curieux que lamboulos, par une contradiction dont il ne s'est pas trop gêné28, en ait précisément fait une loi pour ceux des Héliopolitains qui sont atteints d'une infirmité quelconque. Nouveau témoignage sur les ramifications souterraines par quoi le roman de Iamboulos se relie aux vieilles traditions. Mais la continuité de tradition, la persistance des représentations mythiques, il faut les voir avant tout dans la géographie imaginaire que comporte ce genre d'histoires. Chez Iamboulos même, la localisation d'ailleurs très vague du pays des Héliopolitains ne peut pas nous tromper : on serait surpris d'apprendre que, situé sous l'équateur, ce pays jouit par là même d'un climat tempéré29 si le nom même de la ligne équatoriale, îarmépivoç, n'était le rappel d'une donnée traditionnelle, celle de l'égalité des jours et des nuits au Pays des Bienheureux30. Et, de fait, il n'y a rien de plus certainement mythique que toutes ces prétendues topographies : la notion des pays situés aux extrémités du monde — à l'un ou à l'autre des quatre points cardinaux31 — des pays où l'on ne peut accéder que par miracle, car ils sont proprement inaccessibles32, c'est en réalité la notion

2 7 . POMPON. MELA, I I I , 5. — S u r les t r a d i t i o n s c o n c e r n a n t l a m i s e à m o r t d e s v i e i l l a r d s e t d e s m a l a d e s , cf. R O H D E , o. l., p . 3 3 0 ; A . P I G A N I O L , E s s a i s u r les o r i g . d e R o m e , p . 1 4 9 et s u i v . 28. Les h a b i t a n t s d u P a y s d u Soleil é c h a p p e n t à la m a l a d i e , o n l'a v u ; p o u r i n t r o d u i r e le t h è m e d u suicide des infirmes, l ' a u t e u r est obligé d ' a j o u t e r g a u c h e m e n t q u e la règle n ' e s t pas sans exception. On a cru t r o u v e r dans ce passage u n a u t r e s o u v e n i r d e l a m o r a l e s t o ï c i e n n e ; m a i s il s ' a g i t d ' u n s u i c i d e i m p o s é , e x a c t e m e n t d u m ê m e t y p e q u e c e l u i d o n t p a r l e P o m p o n i u s M e l a (cf. ROHDE, o. L , p . 2 3 0 , n . 1, p o u r l a t r a d i t i o n l é g e n d a i r e ) . 2 9 . D I O D . , I I , 5 6 , 7 ( P o u r ε ὐ κ ρ α τ ό τ α τ o ν , cf. H É C A T É E a p . D I O D . , I I , 4 7 , 1 , s u r les H y p e r b o r é e n s ) . 3 0 . Cf. P I N D . , 01., I I , 6 7 s q . ( e t T h r . , f r . 1 P u e c h ) . 31. L e s m ê m e s r e p r é s e n t a t i o n s s o n t p a r f o i s d é p l a c é e s , n o n s e u l e m e n t e n r a i s o n d u r e c u l q u i a p u r é s u l t e r d e s p r o g r è s d e la g é o g r a p h i e ( p o u r le p a y s d e s H e s p é r i d e s , p a r e x e m p l e , cf. W I L A M O W I T Z , H é r a J c l . 2 , I I , p . 9 7 ) , m a i s p a r c e q u e les r é g i o n s d e l ' e s p a c e s o n t à l ' o c c a s i o n i n t e r c h a n g e a b l e s : c ' e s t a i n s i q u e les I l e s d e s B i e n h e u r e u x o n t é t é s i t u é e s u n p e u p a r t o u t , e t q u e le p a y s d e s Hyperboréens lui-même, qui paraîtrait voué a u Nord, a été parfois transporté à l ' O u e s t , v o i r e i d e n t i f i é a u J a r d i n d e s H e s p é r i d e s ( c f . CRUSIUS, d a n s l e L e x i c o n d e R o s c h e r , I , 2 8 1 5 et s u i v . ) . 32. L a d o n n é e q u i est c o m m u n e à T h é o p o m p e e t à I a m b o u l o s — e t q u i r e l è g u e ë Ç © TOUTOU TOC KÔGjiOU, c o m m e d i t l e p r e m i e r , l e u r p r é t e n d u e g é o g r a p h i e — s ' e x p l i q u e c o m m e u n r a p p e l de la d o n n é e m y t h i q u e q u ' o n t r o u v e p a r e x e m p l e , à p r o p o s des Hespérides, d a n s EURIP., H i p p o l . , 744.

de l'autre monde33. Il n'y a pas lieu ici — je me contente de renvoyer, notamment, à Usener34 — de marquer la parenté intime, ou plutôt l'identité profonde, entre les représentations du pays des Dieux, du pays des Morts, du pays des fruits merveilleux — et aussi, naturellement, de l'âge d'or35. Or c'est bien ce genre d'imaginations qu'on retrouve dans une fantaisie comme celle de Théopompe et, par-delà, dans une description comme celle de Iamboulos36. Non seulement, en ces contrées exotiques où les hommes ne connaissent pas plus la maladie que le besoin37, la terre produit d'elle-même38, plusieurs fois l'an39, et fait naître les fruits merveilleux comme au Jardin des

Hespérides ;

mais

dans

la

description

de

la

Méropis40,

et dans un passage que nous avons rapproché du roman de Iamboulos, on reconnaît le souvenir de certains détails topiques du Pays des Morts. Si les fruits qui poussent auprès de la rivière de la Joie41 donnent l'oubli à qui les goûte — et s'il est frappant 33. L e n o m m ê m e q u e T h é o p o m p e d o n n e à c e r t a i n e p a r t i e de l a Méropis, le n o m Ἄ ν o σ τ o ς (c d ' o ù l ' o n n e r e v i e n t p a s ») le d é s i g n e r a i t d é j à c o m m e P a y s des Morts. L a m ê m e n o t i o n se r e t r o u v e d a n s l a Grèce m o d e r n e (cf. B. SCHMIDT, D a s Volksleben der N e u g r . , I, p. 235). 34. Sintfluthsagen, p. 197 et suiv., 214 et s u i v . ; Rh. M u s . , 1902, p. 181 et s u i v . Le J a r d i n des D i e u x est parfois a u N o r d (cf. DEETERICH, Nekyia*, p. 20) o u à l ' O u e s t (EURIP., H i p p o l . , 742 et suiv.). 35. Cf. ROHDE, Psyché, t r . fr., p. 88, n. 1 ; p. 259, n. 3. 36. L e p a y s o ù l a m b o u l o s e t s o n c o m p a g n o n d o i v e n t a b o r d e r e s t a n n o n c é e n ces t e r m e s c a r a c t é r i s t i q u e s (DIOD., I I , 55, 4) : fjîjeiv y à p aÔTOÙÇ ete; v f l a o v . 37. V. s u p r a , pp. 142-143. 38. ÉLIEN, O. I., I I I , 18, 4 ; DIOD., I I , 5 7 , 1 (xpcxpàç αὐτoμάμάτoυς πλείoυς x&v tKav&v). P o u r l ' i d é e e t l'expression, cf. HÉSIODE, Tr. et J . , 117 sq. N o t e r chez T h é o p o m p e l ' i n d i c a t i o n spéciale γ ε ω ρ γ ε ῖ ν 8è Kat σ ε ί ρ ε ι ν oùSèv a ô x o t ç ë p y o v Etvat, q u i se laisse r a p p r o c h e r aussi b i e n de la d e s c r i p t i o n d u p a y s des b i e n h e u r e u x chez PINDARE, 01., I I , 69, q u e d e celle d ' u n p a y s f a b u l e u x s i t u é à l ' E s t d u m o n d e chez u n a u t e u r a n o n y m e d u ive siècle ( t r a d u c t i o n l a t i n e d a n s MttLLER, Geogr. m i n . , I I , p. 514). 39. DIOD., I I , 58, 7 ; p o u r les H y p e r b o r é e n s , ID., I I , 47, 2 : cf. H É s . , Tr. et J . , 173. 40. L e n o m m ê m e des M έ ρ o π ε ς q u i h a b i t e n t c e t t e t e r r e e s t significatif — qu'il s o i t d û à T h é o p o m p e l u i - m ê m e o u q u ' i l l ' a i t t r o u v é d a n s la t r a d i t i o n . C ' e s t un. n o m p r é h e l l é n i q u e e t q u i chez H o m è r e , o ù il est t r è s s o u v e n t e m p l o y é m a i s 1 est plus compris, s ' a p p l i q u e a u x h o m m e s . P a r l à il é t a i t p r é d e s t i n é à d é s i g n e r des h o m m e s m y t h i q u e s , c o m m e celui de Mcncapeç. A u x M έ ρ o π ς e t a u x MÚKapEe; c o r r e s p o n d e n t d e u x h é r o s d e légende, Mérops e t M a c a r (ou M a c a r e u s ) q u i n e s o n t p a s sans analogie : n o u s y r e v i e n d r o n s . 41* Ici n o u s r e n c o n t r o n s des t h è m e s à l a fois m y t h i q u e s e t rituels. P l i n e n o u s fait s a v o i r q u ' i l y a v a i t près de Célènes u n e source KÂaÍcov e t u n e s o u r c e Γ ε λ ῶ ν (Bist. nat., X X X I , 19) q u i c o r r e s p o n d e n t , d a n s l e u r d é n o m i n a t i o n m ê m e , a u x d e u x rivières de T h é o p o m p e . L e s d e u x espèces d ' a r b r e s opposées l a i s s e n t p e n s e r

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d e r e t r o u v e r c h e z I a m b o u l o s l ' i d é e e t le m o t : λ ε λ η θ ó τ ω ς ... ciç Ü1tVOV κ α τ ε ν ε χ θ ε í ς — n o u s n e n o u s r a p p e l l e r o n s p a s s e u l e m e n t le c o n t e d e s L o t o p h a g e s q u i p e u t ê t r e la t r a n s p o s i t i o n d e la m ê m e donnée mythique42 : nous savons qu'il y a a u x Enfers u n lieu d é n o m m é L é t h è ( O u b l i ) , p a r t i c u l i è r e m e n t u n e s o u r c e d e l'Oubli ; q u ' a v a n t de p é n é t r e r a u P a r a d i s orphique, on passe auprès d ' u n e source (ombragée d'un cyprès blanc) qui a toutes c h a n c e s d ' ê t r e u n e s o u r c e d e l'Oubli43 — ce q u i c o n f i r m e r a i t a u b e s o i n le t é m o i g n a g e d e P l a t o n 4 4 ; e t q u e c e t t e i m a g e , b i e n p l u s a n c i e n n e e n v é r i t é q u ' o n n e p a r a î t le dire45, e s t e n r e l a t i o n avec des rites q u e c o n t i n u e n t des rites de m y s t è r e s c o m m e c e u x q u i s ' a c c o m p l i s s e n t d a n s le c u l t e d e T r o p h o n i o s 4 6 . R e t e n o n s , e n m a r g e , le t r a i t f i n a l d e T h é o p o m p e : q u a n d o n a g o û t é d u f r u i t d e l a J o i e , o n r e c o m m e n c e sa v i e e n sens i n v e r s e . Cette idée d ' u n e m a r c h e r é t r o g r a d e de l'existence a p p a r a î t d a n s u n m y t h e p l a t o n i c i e n q u i c o n c e r n e l ' â g e d e C r o n o s , celui d u P o l i t i q u e , 2 7 0 D sq. L e r a p p r o c h e m e n t se f a i t d e l u i - m ê m e , et on a d m e t à juste titre que T h é o p o m p e procède de Platon47. M a i s il y a ici u n e a u t r e q u e s t i o n q u e d e p u r e philologie. Si T h é o p o m p e a repris p o u r con c o m p t e cette imagination bizarre, c'est qu'elle s ' a d a p t e à t o u t u n ensemble m y t h i q u e e t q u e

q u ' o n a c o n n u en Grèce u n m y t h e a n a l o g u e à celui q u e F r a z e r r e c o n n a î t d a n s le r é c i t de l a Genèse (Le Folklore d a n s l'Anc. Test., t r a d . fr., p. 16). Chez l a m b o u l o s , il n e s ' a g i t plus d ' a r b r e , m a i s d ' h e r b e : le t h è m e de l ' h e r b e m a g i q u e e s t i n d i q u é p a r APOLLOD., I, 35 (cf. Hés., Théog., 640 ; v. FRAZER, Apollod. Libr., I, p. 42). 42. LAMER, in P a u l y - W i s s o w a , Lotophagen, p. 1514, r e c o n n a î t q u e l ' é p i s o d e est essentiellement de l ' o r d r e d u c o n t e ; u n e philologie t r o p r a i s o n n e u s e l ' e m pêche d ' a d m e t t r e q u ' i l soit, c o m m e d ' a u t r e s é l é m e n t s de l a légende d'Ulysse, u n s o u v e n i r de Voyage d a n s l ' a u t r e m o n d e : e n fait, si la n o t i o n de l'oubli n ' e s t p a s d a n s la l e t t r e d u t e x t e h o m é r i q u e , elle a p p a r a î t b i e n d a n s les expressions p r o v e r biales o ù figure le « f r u i t des L o t o p h a g e s s (Cf. JESSEN, in Lexicon de Roscher, s.v.). — S u r le lotos, il y a u r a i t p o u r n o u s à r e l e v e r q u e l q u e s - u n e s des i n d i c a t i o n s de A. B. COOK, Zeus, I I , p. 772 et suiv. 43. KERN, Orphie. f r a g m . , n ° 32, a, b. — L a pensée m y s t i q u e , qui vise à u n s y s t è m e cohérent, a n a t u r e l l e m e n t t r a v a i l l é s u r ces n o t i o n s : d ' a p r è s les t a b l e t t e s « o r p h i q u e s », c e t t e source est à éviter, c ' e s t à celle de Mémoire q u e le m o r t d o i t s'abreuver. 44. Rép., X , 621 c : le r a p p o r t e n t r e l'eschatologie d u r é c i t d ' E r e t les m y t h e s d u t y p e o r p h i q u e a p p a r a î t assez p a r t o u t le reste. 45. PRELLER-ROBERT, Griech. Mythol., I, p 827 ; ROHDE, p. 260, n. 2 (qui r e c o n n a î t d u m o i n s q u ' A r i s t o p h a n e , le p r e m i e r qui m e n t i o n n e l a « plaine de L é t h é », ne p e u t q u e « faire allusion à u n e i n v e n t i o n a n c i e n n e »). 46. PAUSAN., I X , 39, 8. Cf. J . E. HARRISON, Prolegom. to the S t u d y of Gr. Bel., p. 574 sq. ; Themis, p. 511 et suive 47. ROHDE, Kl. Schriften, I I , p. 22 et suiv.

Platon ne l'a pas précisément inventée48. D'une façon générale, le mythe cosmologique ou eschatologique, chez Platon49, a ses sources — qui sont des mythes plus ou moins populaires et plus ou moins rebrassés. Celui-ci comporte deux éléments principaux. D'une part, la notion — qui n'apparaît plus chez Théopompe, mais qui est la raison d'être du mythe platonicien — des périodes successives et antithétiques du monde : car chez Platon, la régression est subie par tous les hommes à un moment donné de la révolution céleste ; à l'époque classique, en dehors de la philosophie qui l'utilise parfois à des fins spéculatives, cette idée des périodes cosmiques est en quelque sorte refoulée ; mais elle reparaîtra plus tard50 et, ranimée par des théories d'origine orientale, elle aussi entretiendra, dans certain millénarisme, l'espoir d'un renouveau bienheureux de l'humanité 51. D'autre part, le mythe du Politique ne peut être disjoint de toute la série des mythes platoniciens — on en connaît le substrat mythique — qui, concernant la mort, concernent par là même la renaissance : dans le monde qui est au-delà des temps, symétrique à celui qui est au-delà de notre espace, les âmes en disponibilité sont prêtes pour les réincarnations, scilicet immemores supera ut conuexa reuisant52 (d'où vient qu'aux Enfers virgiliens, on ne rencontre pas seulement le passé, ce qui est ordinaire, mais on voit l'avenir, ce qui peut surprendre). Or, si les hommes de la Méropis redeviennent nouveau-nés, on peut dire qu'il y a dans l'image de ces larves humaines le souvenir obscur des âmes qui vont rentrer dans l'existence. Sans le vouloir peut-être, Théopompe a précisé le caractère infernal du lieu : l' "Avocrcoç53, cet endroit que hantent des êtres de rêve, ressemble à un abîme (χάσμα) sur lequel s'étend la brume — la brume qui règne aussi au pays des Cimmériens 54. 4 8 . S u r l e s é l é m e n t s a n c i e n s q u e c o m p o r t e l e m y t h e d u P o l i t i q u e , cf. P . FRUTIGER, L e s m y t h e s de P l a t o n , p. 2 4 1 s q . L a d o n n é e q u i n o u s i n t é r e s s e p a r t i c u l i è r e m e n t i c i e s t c e l l e q u e f o u r n i t H É S I O D E , T r . et J . , 1 8 1 (il n a î t r a d e s h o m m e s avec des cheveux blancs). 49. I l e s t à r e m a r q u e r q u e , c h e z P l a t o n p r é c i s é m e n t , le m y t h e e s t v o l o n t i e r s l ' u n e t l ' a u t r e à l a fois. 5 0 . D é j à , s e m b l e - t - i l , a u n e s i è c l e , a v e c Z é n o n d e R h o d e s (cf. B I D E Z , o. 1., p . 2 8 9 , n . 4) d a n s l a p a r t i e m y t h i q u e d e l ' h i s t o i r e d e s a p a t r i e . 51. C ' e s t c e t é l é m e n t e s s e n t i e l d e l a I V e É g l o g u e d e V i r g i l e q u i a é t é m i s e n r e l i e f p a r M . J . CARCOPINO, V i r g i l e et le m y s t . d e l a I V e É g l . , 1 9 3 0 . 52. S u r le m a t é r i e l d ' i d é e s religieuses q u e V i r g i l e a é t é le p r e m i e r à m e t t r e e n o e u v r e c h e z l e s R o m a i n s , cf. N O R D E N , P . V e r g i l i u s E n e i 8 B u c h V I , p . 2 9 5 . 5 3 . Cf. s u p r a , p . 1 4 5 , n . 3 3 54. L e r a p p r o c h e m e n t e s t f a i t a u s s i p a r GiRiNGER i n P a u l y - W i s s o w a , X V , 1058. O n v e r r a q u e l c o m p r o m i s a a d o p t é T h é o p o m p e p o u r s a u v e g a r d e r t o u t

On voit de quel genre d'imaginations Iamboulos se trouve avoir hérité, puisqu'aussi bien, du mythe de l'autre monde à la fantaisie de l'historien, de la fantaisie de l'historien à l'utopie du romancier, la continuité est avérée : elle l'est d'autant plus que le pays de Taprobane, auquel Iamboulos a pensé de façon plus ou moins précise, a dû être considéré expressément comme Ile

des

Bienheureux55.

Mais

nous

trouvons

une

confirmation

s u p p l é m e n t a i r e là o ù o n n e la c h e r c h e r a i t pas. Ce q u i a p u p a r a î t r e le

plus

neuf

chercher lations d'une

de

la

tances

qu'il y avons —

par

Le

Pays été

le

taine

part,

de

chercher

quoi

la

les

Nord,

c'est

Apollon. quand en

Sud-Est57.

Le

Soleil,

que

Iamboulos,

de

cette

qui

a

incité

dans

les

spécu-

la

à

conception

m ê m e

on

celui

relation,

en

le

nous

données

ou

prou,

le m y t h e

suprême

Soleil,

à

a

points

été



dieu

géographique,

avec

de

qui

pas

accoin-

Hyperboréens,

relation

n'était

les

quatre

corrélativement,

divinité

région58,

dire

aux

des

peu

dans

était

certaines

peut

situés

Apollon,

il

dans

lui

utilement.



imaginaires

est

décrit

aussi,

compléter

il

habitants

c'est

symétries

Pays du

ce

sans vouloir nier cette inspiration,

particulièrement

particulièrement

D'autre ou

les

Iamboulos,

hellénistique,

signalé

excellence

s o l a i r e : il l ' a et

de

de

philosophico-religieuse

Or,

a lieu

entre

cardinaux. règne

Soleil.

tradition,

Nous

le r o m a n

inspiration

l'époque

Cité du

croyons de

dans

une

la

sont

le

avec

Nord56. le

région

Sud loin-

consacrés

tellement

fait

les

pour

d é p a y s e r d e s G r e c s . E s t - c e u n h a s a r d si, p a r d e u x f o i s , l e n o m b r e apollinien,

le

Iamboulos

est

pour

une

pays59 ;

nombre resté

expiation chose

non

sept

sept ans

collective moins

apparaît chez

les

qu'il

dans

l'affabulation

Héliopolitains avait

caractéristique,

été les



envoyé Iles

et

?

c'est

dans

ce

Fortunées

e n s e m b l e l a r e p r é s e n t a t i o n « h o m é r i q u e » de l ' H a d è s e t l'image d u m o n d e des m o r t s b i e n h e u r e u x . I l e s t é v i d e n t , u n e fois d e plus, q u e n o u s a v o n s affaire à u n c o n f l i t de t r a d i t i o n s : l ' a n t i q u i t é de l a s e c o n d e n e p e u t ê t r e en q u e s t i o n , e t s a p e r s i s t a n c e n ' e n e s t q u e plus r e m a r q u a b l e . 55. Cf. s u p r a , p. 145, n. 36. — ROHDE, Gr. Rom., p. 239, n. 2, signale que, d a n s u n p a s s a g e de P a l l a d i u s ap. P s . Callisth., I I I , 7, 8, où T a p r o b a n e e s t d é c r i t e a v e c des t r a i t s r e m a r q u a b l e m e n t s e m b l a b l e s à ceux d u r o m a n de I a m b o u l o s , l a t r a d u c t i o n l a t i n e d ' A m b r o s i u s p o r t e , p o u r oi λεγόμενoι , illi q u i t u s Beatorum nomen est, ce q u i suggère u n e l e c t u r e c o m m e oi λεγόμενoι M α κ ά ρ ι o ι . 56. Cf. G. H . MACURDY, T h e H y p e r b o r e a n s , in Class. Rev., 1916, p. 180 sq. 57. EURIP., Phaéth., fr. 781, 14 ; cf. ViRa., AUn., I V , 143 sq. e t SERVIUS a d l. 58. DIOD., I I , 59, 7. P a r e i l l e m e n t les H y p e r b o r é e n s d ' H é c a t é e s o n t consacrés à A p o l l o n : I d ., I I , 47, 2. 59. DIOD., I I , 60, 1 ; cf. 55, 3. — C ' e s t p a r t i c u l i è r e m e n t d a n s les rites d e p u r i f i c a t i o n collective, consacrés à Apollon, q u e le n o m b r e s e p t j o u e u n rôle : cf. W . H . ROSCHER, Die Sieben-u. N e u n z a h l i m K u l t . u. M y t h . d. Gr. (Abhandl. d.

elles-mêmes sont au nombre de sept60. —Mais ce qu'on peut faire valoir surtout, c'est une considération générale : avec ou sans Apollon, l'autre monde est toujours un Pays du Soleil — en même temps qu'il est Pays des Morts, ou du moins qu'il en est proche : il n'y a pas loin de l'île de Circé61 au rivage des Cimmériens62. Les trois derniers travaux d'Héraclès comportent une même donnée fondamentale, celle d'un Voyage dans le Pays de l'audelà : car, d'une part, le thème d'une descente aux Enfers s'est superposé à l'épisode des Hespérides par quoi pouvait se clore, a

logiquement,

d'irrécusables

Hadès un

la

carrière

similitudes

et la quête chez

pays

du

Soleil65,

d'Ërytheia,

est

un

du

héros63,

motifs

de

et,

entre

Géryon64. Mais le p a y s

et le n o m rappel

de

m ê m e la

de

m ê m e

d'autre

part,

l'expédition

il y chez

des Hespérides est

l'île d e

Géryon,

donnée66.

Il

est

le n o m curieux

que, p a r un compromis assez gauche, mais révélateur, T h é o p o m p e accorde

les

deux

heurter

dans

une

des Grecs : la dans la

l'oubli

lumière

ἐρύθημα, le p a y s

de

représentations tradition

b r u m e

qui

est quelque et

dont

recouvre chose

l'obscurité, le n o m

Géryon.

elle

nous

Mais

qui

pouvaient

passablement le

emmêlée

mélangée

rappelle

se

celle

x ^ a i x a o ù la vie s ' é v a n o u i t

d'intermédiaire, est

paraître c o m m e

à

propos

nous de

dit-il,

cette

celui

qui

entre

rougeur, désigne

a u s s i b i e n , q u a n d le p a y s d e s M d i c a p e ç ,

philol.-histor. X l . d. kôn. siichs. Gesellsch. d. Wiss., X X I V , 1), p. 10 sq. Or, I a m b o u l o s e t s o n c o m p a g n o n (ils s o n t d e u x , c o m m e les ϕ α ρ μ α κ o ὶ d e s Thargélies) f o n t office, p o u r les É t h i o p i e n s , de boucs émissaires. 60. DIOD., I I , 58, 7. Les c a r a c t è r e s f o n d a m e n t a u x de l ' é c r i t u r e s o n t é g a l e m e n t a u n o m b r e de s e p t (57, 4). — I l y a 7 H é l i a d e s chez Z é n o n de R h o d e s . 61. S u r les p a r a g e s s e p t e n t r i o n a u x o ù l ' o n s i t u a i t c e t t e île e t s u r leur r e l a t i o n a v e c u n m y t h e d u Soleil, cf. ROSTOVTZEFF, I r a n i a n s a n d Greeka i n South Ruaaia, p. 62. — L e p a y s d'Aiètès, p è r e de Circé, est d ' a u t r e p a r t u n p a y s de l ' O u e s t (MIMNERME, fr. 11), « o ù r e p o s e n t les r a y o n s d u soleil t. 62. Cf. WILAMOWITZ, H omer. TJntersuch., p. 165. I l v a s a n s dire que, d a n s la r e p r é s e n t a t i o n h o m é r i q u e , le m o n d e des m o r t s e s t u n m o n d e s é p a r é e t t é n é b r e u x : le r a p p r o c h e m e n t s p a t i a l a v e c u n p a y s d u Soleil e s t d ' a u t a n t Plus significatif ; il y a ici, c o m m e s o u v e n t chez H o m è r e , des t r a d i t i o n s hétérogènes. 63. E n fait, il v i e n t g é n é r a l e m e n t le d e r n i e r (ordre i n t e r v e r t i d a n s APoLLOD., I l , 122). S u r l a n a t u r e d e ces d e u x épisodes considérés c o m m e e d o u b l e t s t, v. P . NILSSON, The M y c e n a e a n orig. of Greek Mythol., p. 203 sq., 214 sq. 64. Cf. ROBERT, Heldensage, p. 465 et suive 65. MIMNERME, fr. 11, 8. N a t u r e l l e m e n t , les f r u i t s d u j a r d i n des H e s p é r i d e s s o n t à r a p p r o c h e r de c e u x d e l ' . a r b r e d e vie » (cf. s u p r a , p. 145, n. 41). 66. ROBERT, O. L, p. 467. E r y t h e i a est aussi le n o m d ' u n e des H e s p é r i d e s (HÉSIODE ap. SERV. Æ n . , I V , 484). — O n s a i t de r e s t e q u e , p o u r aller a u p a y s de G é r y o n , H é r a c l è s a e m p r u n t é l a c o u p e d u Soleil.

q u i s o n t les m o r t s e t les b i e n h e u r e u x 6 7 , e s t v u à t r a v e r s le m y t h e le p l u s ancien, n o u s s a v o n s q u e c'est u n p u r soleil q u i l'illumine68. P a y s d u S o l e i l : il y a c h e z H é r o d o t e ( I I I , 1 8 ) u n e l é g e n d e b i e n s i g n i f i c a t i v e e n c e q u ' e l l e n o u s r a p p e l l e r a i t a u b e s o i n les lointaines origines de t o u t cet ensemble de m y t h e s et de contes. P e u n o u s i m p o r t e qu'elle figure d a n s l'histoire d ' u n roi oriental : les légendes exotiques, e t s p é c i a l e m e n t chez Hérodote69 — q u a n d elles n e s o n t p a s s i m p l e m e n t g r e c q u e s , — s o n t d ' u n t y p e f a m i l i e r a u x Grecs, et on y reconnaît u n schème traditionnel70. H é r o d o t e , donc, nous rapporte que Cambyse envoya une expédition en É t h i o p i e — d a n s c e t t e E t h i o p i e q u i est u n des lieux favoris de la géographie mythologique71 — p o u r savoir, entre autres choses, ce q u ' i l e n é t a i t d e la f a m e u s e T a b l e d u Soleil. Il n e j u g e p a s à p r o p o s , e t n o u s l ' e n t e n o n s q u i t t e , de n o u s a p p r e n d r e q u e l f u t le r é s u l t a t d e c e t t e e n q u ê t e . M a i s « voici ce q u ' o n d i t d e la T a b l e d u Soleil.

Il y

a, d a n s le f a u b o u r g ,

une

prairie où l'on t r o u v e

en

a b o n d a n c e des viandes bouillies de toutes sortes de q u a d r u p è d e s . C e u x q u i o n t a u t o r i t é d a n s la ville o n t p o u r f o n c t i o n d ' y d é p o s e r ces v i a n d e s c h a q u e n u i t ; le j o u r , f e s t o i e q u i v e u t . L e s g e n s d u p a y s a s s u r e n t q u e c ' e s t la t e r r e e l l e - m ê m e d o n s , c o n t i n u e l l e m e n t ».

qui produit

ces

P r e s q u e t o u s les m o t s d e ce t e x t e a p p e l l e r a i e n t u n c o m m e n t a i r e . P o u r c o m m e n c e r , l a d é n o m i n a t i o n m ê m e d e T a b l e . Il n ' y a p a s de t a b l e , d u m o i n s e x p r e s s é m e n t : o n festoie d a n s la p r a i r i e . M a i s le m o t I r a p e z a 7 2 , q u i à l ' é p o q u e c l a s s i q u e d é s i g n e

67. P o u r l'emploi des m o t s de c e t t e famille c o m m e a y a n t r a p p o r t a u x m o r t s , cf. ROHDE, Psyche, p. 254, n. 4 (sur les dérivés d a n s la Grèce m o d e r n e , B. SCHMIDT, in Arch. f. Religionswiss., X X V , p. 58). — Il est à p r o p o s d ' o b s e r v e r q u e le h é r o s M a c a r ( e u s ) (cf. SCHIRMER in Roscher, Mythol. Lex., I I , 2288 sq.) e s t fils d ' H é l i o s e t de R h o d o s . E t , si les M έ ρ o π ε ς de T h é o p o m p e s o n t parallèles a u x MÚKapEç ( s u p r a , p. 145, n. 40), o n p e u t r a p p e l e r q u ' o n a t r o u v é , à Mérops aussi q u i e s t d ' u n p a y s voisin de R h o d e s , des a c c o i n t a n c e s a v e c le Soleil (PATONHICKS, The inscript. of Cos, p. 360 sq.). D ' a u t r e p a r t , d a n s EURIP., Phaéthon, fr. 771, M é r o p s e s t u n roi d ' É t h i o p i e , père p u t a t i f de P h a é t h o n , d o n t Hélios est le p è r e divin. 68. PIN D., Thr. 1 P u e c h , 1 sq. ; ARISTOPH., Gren., 454. S u r la r e p r é s e n t a t i o n en général, cf. DIETERICH, N e k y i a l , p. 20 et suiv. 69. P a r e x e m p l e, celles qui c o n c e r n e n t l'origine d e la p u i s s a n c e s c y t h e ( I V 5 sq.) o u l ' e n f a n c e de Cyrus (I, 108 et suiv.). 70. S u r celle-ci, cf. HOW-WELLS, Comment. on Herod., I, p. 261. 71. E s s e n t i e l l e m e n t p a y s d u Soleil : MIMNERME, fr. 11, 9 ; EURIP., fr. 771. — C ' e s t d ' É t h i o p i e q u ' I a m b o u l o s est p a r t i p o u r s o n v o y a g e a u x Iles d u Soleil. 72. Il est d o u t e u x q u ' i l désigne d ' a b o r d u n m e u b l e : l ' é t y m o l o g i e c o u r a n t e ( = τετραπεζα, à q u a t r e pieds : cf. BOISACQ, Dict. étymol., s. v.) est t r è s s u j e t t e à c a u t i o n : cf. M. MURKO, Das G r a b aIs Tisch, in W Õrter u. Sachen, I I , p. 115 et suive

un objet rituel73, a pu s'appliquer au début à toute surface plane, par exemple à ces pierres plates sur lesquelles on a continué à faire bombance — dans le culte des morts notamment74. De toute façon, il évoque ici, par lui-même, l'idée d'un festin collectif. Les prairies sont, dans les plus anciens usages, un lieu naturel pour ces festins75. Or ce n'est pas un hasard si elles le sont aussi pour les Héliopolitains de Iamboulos76 : l'image a été régulièrement retenue dans les peintures de l'autre monde77. Que la prairie, chez Hérodote, soit dans un faubourg, la chose est à noter : on trouve une indication exactement semblable dans un des fragments de Pindare où est décrite la vie des bienheureux78. Les mets, aussi, sont remarquables : les Grecs ne consomment pas, en général, de viandes bouillies ; et la pratique religieuse ne les admet pas non plus normalement ; mais, signalées d'ailleurs aussi par Iamboulos79, on les trouve par exception dans un rituel qui doit être fort ancien80 : il y a tout lieu de penser que la légende conserve le souvenir d'un usage préhistorique8!. Par ailleurs, et en des traits caractéristiques — abondance des nourritures qui ont été préalablement déposées82, participa73. L a t r a p e z a e s t n e t t e m e n t d i s t i n c t e de l ' a u t e l : o n y dépose les offrandes q u i n e s o n t p a s brûlées e t qui, adressées a u x Dieux, s o n t à l'occasion consommées p a r le p r ê t r e (cf. L. ZIEHEN, Leges sacrae, I I , n08 24, 9 8 , 1 1 8 e t le c o m m e n taire). P a r ailleurs, le m o t s ' a p p l i q u e a u x t a b l e s s u r lesquelles f e s t o i e n t les fidèles (Schol. Luc. a d Dial. mer., éd. R a b e , p. 280). 74. P o u r les dérivés de cet usage, q u i s ' e s t p e r p é t u é n o n s e u l e m e n t d a n s l ' a n t i q u i t é gréco-romaine, m a i s chez les Slaves des B a l k a n s où le m o t trapeza c o n t i n u e à désigner u n f e s t i n f u n é r a i r e e t aussi le g r o u p e t r è s large des « p a r e n t s » q u i y p a r t i c i p e n t , cf. MURKo, o. l. p. 79 sq. 75. E x e m p l e d a n s u n u s a g e d ' É p h è s e e t d a n s l a légende q u i s ' y r a p p o r t e : E t y m . M a g n u m , s. v. Daitis. 76. Diod., I I , 57, 1 : TOÙTOI)Ç 8 ' è v x o ï ç λειμῶσι διαζῆν, rcoM-à xfjç χώρας è x o û a r i ç n p ô ç διατρϕήoν 77. Od., IV, 563 ; cf. ROHDE, Psyche, p. 86 (M. Bidez a f a i t de s o n côté le rapp r o c h e m e n t , o. L, p. 282, n. 3) ; Orphie. f r a g m . , éd. K e r n , n° 222, 3 ; 32 f, 6. 78. Thr., fr. 1, 2 : (poivitcopôSoiç 0' èvi λειμώνεσσι n p o â c r n o v aùxc&v. 79. DIOD., I I , 59, 1. Il est q u e s t i o n ici d e v i a n d e s bouillies e t rôties. Les m ê m e s v i a n d e s ? Il n ' e s t p a s i n t e r d i t de le p e n s e r e t de r a p p e l e r à ce p r o p o s q u ' u n r i t e de m y s t è r e , q u i ne n o u s e s t c o n n u q u e p a r l ' i n t e r d i c t i o n q u i e n est faite, c o m p o r t a i t à la fois l ' u n e t l ' a u t r e m o d e de cuisson (S. REINA CH, Cultes, mythes et religions, V, p. 61). 80. PHILO CH., ap. ATH., X I V , 656 A. S u r l ' a n t i q u i t é q u ' o n a t t r i b u a i t à c e t t e p r a t i q u e sacrificielle, cf. A. TRESP, D i e F r a g m e n t e der griech. Kultschriftst., p. 71. 81. É v i d e m m e n t u n de ceux q u i c a r a c t é r i s e n t u n e civilisation : l a Grèce primitive, en c e t t e m a t i è r e c o m m e en d ' a u t r e s , a d û e n c o n n a î t r e d e différents s u i v a n t les régions e t s u i v a n t les é l é m e n t s e t h n i q u e s . 82. P o u r la valeur, sociale e t religieuse, d u m o t τιθέναι, cf. s u p r a , p. 50.

tion

de toute

la

société et

liberté

de

festoyer

pour

qui

veut,

i d é e i m p l i c i t e d u m i r a c l e p a r q u o i se r e n o u v e l l e n t les a g a p e s 8 3 — le t a b l e a u d ' H é r o d o t e n o u s r e p r é s e n t e à sa m a n i è r e u n e d e ces eùco%lai q u i Grèce,

appartiennent au

passé

le

plus

lointain

de

la

q u i f i g u r e n t o b l i g a t o i r e m e n t d a n s la vie des Mâicapeç84,

e t d o n t les H é l i o p o l i t a i n s , m a l g r é la I a m b o u l o s , n e se p r i v e n t point85. M.

sobriété que Saintyves, à

leur prête propos du

t h è m e de la m u l t i p l i c a t i o n des pains, de la c o r n e d ' a b o n d a n c e , etc., a b i e n m o n t r é l ' i n t é r ê t d e ce texte86. A v r a i dire, c'est u n e i n t e r p r é t a t i o n u n p e u c u r s i v e q u e celle q u ' i l f o r m u l e e n ces t e r m e s : « il s ' a g i t . . . l à d ' u n f e s t i n r i t u e l : o n o f f r a i t a l o r s à l a T e r r e e t a u Soleil des v i a n d e s , des g â t e a u x e t des fruits, d e m ê m e q u e d a n s l a v i e i l l e E u r o p e . . . ». L ' i n t u i t i o n , d u m o i n s , p a r a î t t r è s j u s t e : d a n s la d o n n é e u n p e u c o n f u s e d ' H é r o d o t e — m a i s c e t t e c o n f u s i o n e s t i n s t r u c t i v e — n o u s r e t r o u v o n s , s o u s le t h è m e d u d o n seigneurial de n o u r r i t u r e , le s o u v e n i r des rites saisonniers où la c o n s o m m a t i o n des b i e n s de la terre, p r o v e n a n t des o f f r a n d e s collectives, é t a i t censée d u e à la g é n é r o s i t é d e la Terre.

S u r ces u s a g e s e t ces c r o y a n c e s p r é h i s t o r i q u e s ,

sur leur

r a p p o r t à la c o n c e p t i o n d ' u n m o n d e idéal q u i est l ' a u t r e m o n d e , o n a i n s i s t é ailleurs. Ce q u i e s t p a r t i c u l i e r à n o t r e l é g e n d e , ce q u i p e r m e t de reconnaître à son point de d é p a r t l'utopie d u P a y s d u Soleil, c ' e s t q u e le Soleil, p r é c i s é m e n t , e s t ici le p r i n c i p a l personnage mythique. Ainsi n o u s c o n s t a t o n s u n e fois de p l u s l ' a n t i q u i t é e t la persistance d'un m y t h e de l'au-delà — séjour des Dieux, séjour des morts, pays merveilleux. E t nous constatons du m ê m e coup, d a n s ce m y t h e , la p r é s e n c e é g a l e m e n t a n c i e n n e e t c o n t i n u e d ' u n é l é m e n t « s o l a i r e », p a r q u o i l e s r ê v e r i e s s o c i a l e s d e l ' é p o q u e h e l l é n i s t i q u e se r e l i e n t a u x i m a g i n a t i o n s d e s p l u s v i e u x â g e s d e l a G r è c e . D e q u e l l e G r è c e , c ' e s t u n e a u t r e q u e s t i o n : il v a u d r a i t sans doute m i e u x parler d'un fonds gréco-oriental, expression qui ne précise pas, mais qui autoriserait l'hypothèse d ' u n e t r a d i t i o n é t r a n g è r e e t a n t é r i e u r e a u x H e l l è n e s ; e t ce n ' e s t p a s

83. A rapprocher, quant au thème de certains miracles des fêtes annuelles (Hégés. ap. ATH., IV, 334 E ; PLUT., De Pyth. orac., 409 A ; PLINE, H. N., II, 231 ; PAUS., VI, 26, 1-2). 84. Malcaprov eùooxfo, ARISTOPH., Gren., 86 et schol. 85. DIOD., II, 59, 6 (même mot gixDXia). 86. P. SAINTYVES, Études de folklore biblique, p. 265.

la première fois que cette hypothèse est suggérée à propos de cet ensemble mythique87. Nous qui

avons

n'est

voulu,

peut-être

d'autre

pas

très

part,

insister

neuve,

mais

sur

une

qu'il

y

observation

avait intérêt à

faire d a n s u n cas défini. Cette o b s e r v a t i o n porterait taine condition favorable a u x m o u v e m e n t s sociaux. U n e

donnée

quasi

siècles

c o m m e

un

lointains

mondes justes

: cela

impliqué

dans

habitants, ne

et

vivent

d u

m y t h e

et

c'est

sein de

utopie.

leurs

Nord

E t

de

revient

cela, de

la

monde, et

croire

le

était les

l'oisiveté,

D'où

que

des

c o m m e dont

de

les des

sont

H o m è r e

société réelle.

faut

travers

naturellement,

l'autre

cer-

grecque

habitants

chez

l'abondance

Il

à

conception

que

mythique

les h e u r t s en

la

du

Hécatée. au

qui

dans

peuples

notion

connaissent pas

position

des

chez

la

qui

motiv

idéaux,

est vrai

Hyperboréens

des

nécessaire,

leit

sur

la

trans-

terrain

s'y

p r ê t a i t à l ' é p o q u e h e l l é n i s t i q u e e t qu'il y a e u d a n s les consciences humaines, part

le

à

lieu

révoltes

ce

moment-là,

du

bonheur

serviles o n t

l'exemple

de

été

Sertorius

ce m o u v e m e n t

et

des de

velléités

la

justice

utilisées en en

quête

d'idées a pu

de

ce sens,

des

retrouver

: nous

Iles

quelque que

des

e t il p a r a î t r a i t ,

par

des

savons

Bienheureux,

affecter l'ensemble du m o n d e

que

gréco-

r o m a i n . A u x e n v i r o n s d e l ' è r e c h r é t i e n n e , il f a u d r a a u t r e c h o s e — promesse

dans

le t e m p s ,

à des fins nouvelles, exploité ; des

et non

le m ê m e

images

de

l'âge

plus

filon, d'or

perspective

aussi bien, revivront

dans

l'espace

:

continuera à être dans

la

quatrième

Bucolique88. D a n s t o u t cela, n o u s v o y o n s des é t a t s s e n t i m e n t a u x qui

sont

ou

telle f o r m e

plus moins de pensée.

propices,

E t

tout

suivant

cela,

sans

les é p o q u e s , doute,

n'a

à

telle o u

pas été bien

loin et, m ê m e à l ' é p o q u e h e l l é n i s t i q u e , n ' a g u è r e q u i t t é le d o m a i n e d u r ê v e . S e u l e m e n t , d a n s c e r t a i n s c a s , il y a u r a l i e u d e c h e r c h e r l e substrat nous guerre

mythique

: il e s t

très

l'activité

des

révolutions

frappant d'un

sociales.

constater

dans

M ê m e la

« mysticisme »



se

images différentes

de

celles

conceptions

et

vues, mais anciennes.

étrangement

des

de

analogues

et

sans

non

Russie

loin

retrouveraient que

doute

de

d'avant des

nous

avons

non

moins

87. L . MALTEN, E l y s i o n u. R h a d a m a n t h y s , i n J a h r b . d. deustch. A r c h . I n s t . , X X V I I I , 1 9 1 2 , p . 3 5 s q . Cf. M . P . N I L S s o N , M i n o a n - M y c e n a e a n R e l i g i o n , p . 5 4 2 sq. 88. L ' é b r a n l e m e n t d e s e s p r i t s s ' e s t p r o l o n g é u n c e r t a i n t e m p s d a n s la l i t t é r a t u r e : l e t h è m e d e s S a i u r n i a r e g n a (cf. POHLENZ i n P a u l y - W i s s o w a , X I , 1 9 9 9 , 2007) e s t u n t h è m e f a v o r i des p o è t e s d u siècle d ' A u g u s t e .

3 Dolon le loup Le Rhésus est comme qui dirait à la mode. On vient de lui restituer un état civil - - date de naissance et paternité très probable2. C'est sur l'intérêt historique de la pièce que la brillante campagne de MM. Goossens et Grégoire a porté l'attention. Je voudrais montrer que le Rhésus a aussi son intérêt mythologique. Mais ce n'est pas de Rhésus lui-même que nous nous occuperons, c'est de Dolon. On sait que l'affabulation du drame est empruntée à la Dolonie. En général, Euripide se tient près d'Homère. Il n'y était pas asservi pour autant ; or, quand il s'écarte de son modèle ou qu'il y ajoute, il peut très bien puiser à d'autres sources3 ; et il y a des chances pour que l'épisode de Rhésus ait été traité dans le Cycle4. En tout cas, nous n'avons pas à considérer, en principe, comme une libre adjonction du poète5 les détails caractéristiques qui, dans notre tradition, lui sont 1. A n n u a i r e de l'Institut de Philologie et d'Histoire orientales et slaves, t. IV, Bruxelles, 1936 (Mélanges F r a n z Cumont), pp. 189-208. 2. R . GOOSSENS, L a d a t e d u « R h è s o s », d a n s L ' A n t i q u i t é Classique, I, 1932, pp. 93 sq. ; H . GRÉGOIRE, L ' a u t h e n t i c i t é d u « R h é s u s » d ' E u r i p i d e , ibid., I I , 1933, pp. 91 sq. — Des m ê m e s circonstances historiques, q u i s o n t i n v o q u é e s p a r M. Goossens, j ' a i c r u p o u v o i r tirer, sans m e référer à sa thèse, u n indice chronologique a u s u j e t d u Tèreus de Sophocle (Mélanges N a v a r r e , pp. 207 sq.). 3. On s a i t que, p o u r la filiation m ê m e de R h é s u s , E u r i p i d e s u i t u n e a u t r e t r a d i t i o n q u ' H o m è r e (C. ROBERT, D i e Heldensage, p. 1171), — celle d ' H o m è r e n ' é t a n t d'ailleurs p a s n é c e s s a i r e m e n t « la plus a n c i e n n e ». 4. Cf. A. SEVERYNS, .?e cycle épique d a n s l'école d'Aristarque, p. 417. 5. Cf. WILAMOWITZ-MÔLLENDORPF, Homer. Untersuch., p. 413.

p r o p r e s : ils p e u v e n t j u s t e m e n t f a i r e s a i l l i r l e s e n s p r i m i t i f d ' u n e l é g e n d e d o n t les s u b s t r a t s m y t h i q u e s e t r i t u e l s s o n t , c o m m e il a r r i v e , p l u s o u m o i n s m é c o n n u s d ' H o m è r e . Il e n e s t a i n s i d u c u r i e u x p a s s a g e o ù n o u s e s t d é c r i t l ' a c c o u t r e m e n t d e D o l o n ( v . 2 0 8 et s u i v . ) . L ' a u t e u r d u X e c h a n t d e l ' I l i a d e avait mentionné, presque en passant, mais du reste en termes précis, q u e , p o u r s o n e x p é d i t i o n n o c t u r n e , D o l o n se r e v ê t d e la p e a u d ' u n l o u p gris ( K 334). U s e n e r a souligné c e t t e d o n n é e : j u s t e m e n t p r é o c c u p é d e s « o r i g i n e s r e l i g i e u s e s » d e l ' é p o p é e , il a bien v u q u ' u n pareil trait pouvait être révélateur6. Seulement, il e n t r e p r e n d l à - d e s s u s u n e d e c e s c o n s t r u c t i o n s m y t h o l o g i q u e s u n p e u a é r i e n n e s a u x q u e l l e s il se p l a i s a i t 7 : le p l u s s o u v e n t , ce genre d ' i n t e r p r é t a t i o n ne p e u t rien d o n n e r p a r c e qu'il d o n n e t o u t c e q u ' o n v e u t . Il f a u t c h e r c h e r a u t r e c h o s e , e n r e s t a n t p l u s p r è s d e la d o n n é e c o n c r è t e , c ' e s t - à - d i r e r i t u e l l e . E t c ' e s t ici q u e le texte d'Euripide nous est précieux. Ce qui aurait p u passer p o u r une

bizarrerie

vestimentaire

d e v i e n t , d a n s le R h é s u s , u n v é r i t a b l e d é g u i s e m e n t . Il e s t i n s i s t é là-dessus : le C h œ u r , q u i s ' e n t r e t i e n t a v e c Dolon en vers ïambiques,

s ' a m u s e v i s i b l e m e n t à le f a i r e p a r l e r .

Et

il o b t i e n t

t o u s l e s d é t a i l s ( v . 2 0 8 et s u i v . ) : « S u r m o n d o s , j ' a t t a c h e r a i u n e p e a u d e l o u p ; s u r m a t ê t e , j e m e t t r a i la g u e u l e o u v e r t e de la b ê t e 8 ; à m e s b r a s j ' a d a p t e r a i les p a t t e s d e d e v a n t , e t à m e s j a m b e s les p a t t e s d e derrière. M é c o n n a i s s a b l e a u x e n n e m i s , j ' i m i t e r a i la m a r c h e d u l o u p q u a d r u p è d e e n m ' a p p r o c h a n t d e s fossés e t d u rempart

q u i p r o t è g e les v a i s s e a u x

; q u a n d je m ' a v a n c e r a i

sur

u n t e r r a i n désert, je m a r c h e r a i s u r m e s d e u x pieds. Voilà la r u s e que j'ai combinée. » L'excellent Patin trouve une couleur comique à cet intermède, e t il a r a i s o n . Il le j u g e e n m ê m e t e m p s u n p e u é t r a n g e , e t il n ' a p a s t o r t . O n a s u p p o s é , il e s t v r a i , q u e le R h é s u s , c o m m e l ' A l c e s t e , a u r a i t t e n u la p l a c e d ' u n d r a m e s a t y r i q u e 9 ; m a i s l ' h y p o t h è s e n e se r e c o m m a n d e guère10 ; et, p o u r l'accréditer, ce s e r a i t t r o p peu qu'un

tel passage,

a u s s i bref, a u s s i isolé. P r e n o n s

donc

le

6. H . U S E N E R , D i e h e i l i g e H a n d l u n g , i n A r c h . f. R e l i g i o n s u s i s s . , I V ( 1 9 0 1 ) = K l e i n e S c h r i f t e n , I V , p . 4 4 7 et s u i v . 7. I l y a t o u t e f o i s à r e t e n i r , c o m m e o n le v e r r a , u n e i n t u i t i o n d ' U s e n e r : c'est q u e l'être m y t h i q u e r e p r é s e n t é p a r le L o u p est t o u r à t o u r v a i n q u e u r e t vaincu. 8. x ô c r j a a G r j p ô ç : n o t o n s q u e l ' e x p r e s s i o n f a i t s o n g e r t o u t d e s u i t e à l a c o i f f u r e d u g é n i e é t r u s q u e d e l a m o r t (cf. A . B . COOK, Z e u s , I , p . 9 8 , f i g . 7 2 e t 7 3 ) . 9 . H y p o t h è s e d e G . M u B B A Y : cf. H . G R É G O I R E , O. I., p . 1 1 8 . 1 0 . C f . I I . G R É G O I R E , O. L , p . 1 2 3 et s u i v

Rhésus pour une tragédie ordinaire. Qu'Euripide s'amuse, c'est bien certain : cela lui arrive, en cours de route. Mais de quoi s'amuse-t-il ? Y a-t-il là une intention de parodie à l'égard d'Homère ? Mais Homère n'y prêtait pas : il mentionne seulement une peau de loup qui sert de manteau à Dolonll. Comme, d'autre part, le développement qu'Euripide aurait donné à cette simple indication ne rentre certainement pas dans la catégorie des innovations è1ti rô πιθανώτερoν il faut bien que le poète ait eu en tête une tradition plus explicite que celle d'Homère. Or, ceci n'est presque plus une hypothèse, car on peut en appeler à l'archéologie : avant Euripide, nous avons sur une coupe d'Euphronios l'image d'un Dolon qui est entièrement revêtu de peau de loup13. Euripide lui-même nous fournit un indice supplémentaire. On sait qu'il y a plusieurs traits d'union entre le Rhésus et l'Hécube qui en est contemporaine14 : l'un des plus curieux est que l'Hécube contient une allusion à un déguisement animal de Polymestor tout à fait semblable à celui de Dolon15. C'est une image qui hantait l'esprit d'Euripide à ce moment-là, parce qu'elle lui était imposée par le sujet du Rhésus. D'où vient cette histoire d'un homme qui se déguise en loup ?

Il serait oiseux et, pour notre objet, inopérant de colliger tous les mythes où figure le loup. Il n'en manque pas16. Pour l'instant, je rappelle simplement la principale légende, celle qui a rapport au culte arcadien de Zeus Lycaios17. Que le nom 11. Le casque de Dolon, chez Homère, est fait de la peau d'un autre animal (v. 335 : KTlÔ£T|V KUVÉllV). 12. C'est ainsi qu'on explique ailleurs les divergences entre Homère et le Rhésus : cf. R. GOOSSENS, o. L, p. 103, n. 54. 13. Cf. ROSCHERS Lexikon, art. Dolon, I, 1195. Au reste, Dolon, dans cette peinture, porte un casque métallique. Euripide, lui, insiste sur la coiffure animale. 14. Ils ont été examinés par M. GRÉGOIRE, o. l., p. 125 et 8uiv. 15. Comparer Rhés., 255 et Hée., 1058 : le rapprochement est fait par R. GOOSSENS, o. l., p. 132. 16. Voir R. DEBLOCK, in Rev. de l'Instr. publ. enbelg., X X (1877), p. 227 et suiv, et surtout le travail, cité plus loin, de W. H. ROSCHER sur la Kynanthropie. Cf., pour la mythologie divine, les témoignages recueillis par M. W. DE VISSER, Die nicht mensehengestaltigen GÕtter der Griechen. 17. Les textes qui le concernent sont rassemblés dans W. IMMERWAHR, Die Kutte u. Mythen Arkadiens, I, pp. 1-12 ; cf. COOK, o. l., I, p. 63 sq. ; Fr. SCHWENN, Die Mensehenopfer bei den Griechen u. Rômern (Religionsgesehichtl. Ver8uche u. Vorarb., XV, 3), p. 20 et suive

même de la divinité doive ou ne doive pas s'expliquer par le du loup18, peu nous importe ici. Ce qu'il y a de certain, c est que le Lycaon de la légende, après avoir sacrifié un enfant, était devenu un loup, et que, selon une croyance bien établie, a l'époque historique encore, celui qui avait accompli le sacrifice humain que le culte continuait de requérir devenait, lui aussi, un loup. Sans que nous ayons besoin de considérer toutes les données mythiques de ce culte — car elles sont assez complexes — est permis d'admettre19 qu'il y a ici, entre autres choses, le souvenir d'un rite de confrérie20 : le nouveau promu, à la suite

18. L a p r e m i è r e opinion est e n c o r e la. plus p r o b a b l e , m ê m e a p r è s l'exégèse d e Cook q u i a l o n g u e m e n t repris l a t h é o r i e d ' u n d i e u d u Ciel o u p l u t ô t d e l a Lumière. L ' a r g u m e n t linguistique, d o n t o n a b e a u c o u p usé, n ' e s t p a s t r è s I m p r e s s i o n n a n t : il y a u n e c e r t a i n e c o n t r a d i c t i o n à r e c o n n a î t r e , d ' u n e p a r t , q u e ®loup j o u e u n rôle essentiel d a n s les m y t h e s cultuels d u L y k a i o n e t à s u p p o s e r , d a u t r e p a r t , q u e le D i e u r e p r é s e n t e u n e n o t i o n t o u t e différente : e n général, d a n s 68 cultes anciens, ce n ' e s t p a s l a p e r s o n n a l i t é d u dieu q u i est a u p o i n t d e d é p a r t , c e s t d u culte l u i - m ê m e q u e le dieu t i e n t s o n être. E n d ' a u t r e s t e r m e s , ce q u i ^ à e x p l i q u e r ici, ce n ' e s t p a s s e u l e m e n t le n o m AÚ1Catoç o u AUKOÛOÇ, c est aussi e t s u r t o u t le n o m AU1Carov, celui d u h é r o s q u i e s t d e v e n u u n loup. Λ υ κ ά ω ν n e f a i t ni plus ni m o i n s de difficulté q u e Λ υ κ α ῖ o ς (on s a i t d ' a i l l e u r s q u e les n o m s p r o p r e s en -arov c o n s t i t u e n t u n g r o u p e à p a r t : P . CHANTRAINE, L a formation des noms en grec ancien, p. 162 sq.) ; m a i s il s e r a i t p e r m i s de le r a p p r o c h e r d e Λύκας, n o m d ' u n d é m o n q u e n o u s v e r r o n s t o u t à l ' h e u r e e t q u i e s t c e r t a i n e m e n t u n loup. P o u r ce q u i e s t de AUKOÛOÇ, il est v r a i que, s u i v a n t u n e d é r i v a t i o n « correcte *, il le f a u d r a i t r a t t a c h e r à u n *λυκᾶ (XUKT)) e t q u e ce n o m féminin de l a L o u v e (qui n e s e r a i t p a s d u t y p e « i n d o - e u r o p é e n s, m a i s q u i p o u r r a i t ê t r e a n c i e n t o u t d e m ê m e : cf. MEILLET, Linguist. histor. et linguiste génér., p. 212) n ' e s t p a s a t t e s t é i s o l é m e n t (encore l'est-il d a n s le c o m p o s é M o ρ μ o λ ύ κ η q u i désigne u n m a s q u e ) . Mais u n m o t λύκη « l u m i è r e » (cf. COOK, o. L, p. 64), n ' e s t g u è r e m i e u x a t t e s t é . E t u n e d é r i v a t i o n « correcte » n e s ' i m p o s e n u l l e m e n t : rien n ' e m p ê c h e q u e Λ υ κ α ῖ o ς se r a t t a c h e à XÛKOÇ, é t a n t d o n n é le c a r a c t è r e c o m p o s i t e d u g r o u p e c a r a c t é r i s é p a r le suffixe -atOç ; cf. ClIANTRAINE, O. L, p. 46 sq. o ù l ' o n v o i t q u e d e s cas s e m b l a b l e s n ' o n t r i e n d e x c e p t i o n n e l (il f a u d r a i t s e u l e m e n t é c a r t e r Xïivatoç, q u ' o n n e d o i t p a s faire d é r i v e r d e ληνóς). — M ê m e e n a d o p t a n t c e t t e étymologie, o n p e u t t r è s b i e n a d m e t t r e e t c o m p r e n d r e q u ' i l y a i t des é l é m e n t s « n a t u r i s t e s » d a n s l a r e p r é s e n t a t i o n de Zeus L y c a i o s . 19. J ' i m a g i n e q u e c e t t e i n t e r p r é t a t i o n s ' e s t d é j à p r é s e n t é e s p o n t a n é m e n t à plus d ' u n e s p r i t : j e la r e t r o u v e a p r è s coup chez G. MURRAY, Anthropology a n d the Classics, p. 72 sq. — Cf. les " A v p i o i 8EOÍ, s u r q u o i COOK, O. l., I I P- 971. 20. D a n s la d o n n é e t r a d i t i o n n e l l e , le sacrifice h u m a i n , t e l q u ' i l c o n t i n u e à r e o f f e r t d a n s le culte, e s t offert p a r le m e m b r e d ' u n e gens qualifiée (PLINE, •H., V I I I , 34), e t o n a p u p a r l e r à c e t t e occasion de priestly clan (COOK, O. 1., » p- 73 sq.). I l e s t q u e s t i o n , d ' a u t r e p a r t , des t congénères » a v e c lesquels nouveau loup s'en v a vivre.

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d'une sacralisation21, quitte la société humaine et s'en va vivre en « loup » ; il suspend ses habits à un arbre, traverse un lac, et il est alors soumis, pendant une période définie, à cette ségrégation qui est nécessaire à un initié22. Ajoutons, pour préciser l'hypothèse, que plusieurs données nous permettent en effet d'entrevoir de véritables confréries de Loups. Les Luperques latins en sont un exemplaire bien caractérisé23. On a montré que les Luperques ont dû avoir, à un âge préhistorique, « quelque rapport avec le pouvoir politique »24. Lycaon, ancêtre sans doute du clan ou de la confrérie des Anthides, est le type du roi mythique, et il a

fondé

une

ville

d é n o m m é e

d'après

le

loup,

Lycosoura 25 ; s u r

les flancs du Parnasse, il y a une ville qui s'appelle Lycoreia, nom de même famille ; la fondation de cette Lycoreia, dont le mythe est remarquablement parallèle à la précédente, est

21. O n p e u t s o u p ç o n n e r q u ' i l y a ici, d a n s u n e v e r s i o n q u i est e s s e n t i e l l e m e n t légendaire, u n e confusion e n t r e l ' a u t e u r e t la v i c t i m e d u sacrifice. I l e s t m ê m e p e r m i s d ' ê t r e s c e p t i q u e s u r la réalité d u sacrifice h u m a i n à l ' é p o q u e classique (sans nier p o u r cela q u e le s o u v e n i r d ' u n c a n n i b a l i s m e r i t u e l se s o i t a c c r o c h é à l a légende). Le n o u v e a u L o u p d o i t n é c e s s a i r e m e n t s u b i r des é p r e u v e s q u i s o n t censées le faire p é r i r : c ' e s t chose n o r m a l e , e n p a r t i c u l i e r d a n s les a u t r e s sociétés d e loups (cf. FRAZER, B a l d e r le M a g n i f i q u e , t r a d . fr., I I , p. 237 sq.), e t n o u s a v o n s e n Grèce u n e a u t r e h i s t o i r e de c a n n i b a l i s m e , celle de T a n t a l e - P é l o p s , q u i p a r a î t b i e n d e v o i r s ' i n t e r p r é t e r p a r u n r i t e s e m b l a b l e (F. M. CORNFORD, ap. J . E . HARRISON, Themis, p. 243 etsuiv.). 22. Ce q u ' o n e x p r i m e e n d i s a n t q u e l ' h o m m e t r a n s f o r m é e n loup n e p e u t r e p r e n d r e s a f o r m e p r e m i è r e q u ' a u b o u t de n e u f a n s (PAUS., V I I I , 2, 6 ; VI, 8, 2 ; VARRON ap. AUGUST., Civ. D., X V I I I , 17 ; PLINE, 1. 1.). D a n s les histoires de loups g a r o u s q u e n o u s v e r r o n s a p p a r t e n i r a u m ê m e fonds, il y a é g a l e m e n t u n e d u r é e définie (sept ans) p e n d a n t laquelle o n d o i t r e s t e r loup g a r o u (cf. FRAZER, o. L, I, p. 353, n. 761). 23. Le n o m , de t o u t e façon, se r a t t a c h e à l u p u s ; p o u r l ' é t y m o l o g i e , l ' h y p o t h è s e de M. CARCOPINO, in Bull. de l'As8oc. G. Budé, 1925, p. 16 (lupus + hircus) p a r a î t t r è s s é d u i s a n t e (bien q u ' o n p û t s ' a t t e n d r e à voir m a i n t e n u , en s y l l a b e fermée, l'i de l a seconde p a r t i e d u m o t ; l ' a s p i r a t i o n ne s a u r a i t faire difficulté puisqu'elle a d i s p a r u d e t r è s b o n n e h e u r e d a n s certains parlers). R i e n n ' e m p ê c h e d u r e s t e q u e l a seconde p a r t i e signifie é g a l e m e n t loup : e t l a d u a l i t é d e s m o t s p o u r r a i t ê t r e r a p p r o c h é e de l a d u a l i t é des collèges. E n t o u t cas, les R o m a i n s v o y a i e n t d a n s le F a u n u s des L u p e r c a l e s u n I l à v A u K a ï o ç (cf. G. WISSOWA Rel. u. Kult. der Rômer, p. 209, n. 1). — N a t u r e l l e m e n t , il f a u d r a i t j o i n d r e a u x L u p e r q u e s , b i e n q u e c e t t e analogie a i t é t é c o n t e s t é e (ID., ib., p. 559, n . 1), les H i r p i S o r a n i d o n t M a n n h a r d t e t F r a z e r o n t t r a i t é à u n a u t r e p o i n t de v u e , et, d o n t la légende aitiologique est t r è s p a r l a n t e (SERV., a d Aen., X I , 785). 24. G. DUMÉZIL, Le problème des Centaures, p. 219 et suiv. 25. PAUSAN., V I I I , 2, 1. — U n d e s c e n d a n t de L y c a o n h a b i t e u n e ville d é n o m m é e Λυκoσώρα (ID., V I I I , 4, 5).

naturellement en rapport avec une histoire de loups26. (Il arrive par ailleurs que des corporations mythiques participent à la fondation de cités). Même thème pour Athamas qui, avant de fonder une ville de son nom, a aussi affaire à des loups qui lui donnent l'« hospitalité »27. En ce qui concerne la Grèce, il doit y avoir de bonnes raisons pour que ces loups se soient appelés des loups. Le conte de la métamorphose du sacrifiant arcadien appartient à toute une série bien connue. Sur le chapitre des loups garous, les Grecs du ve siècle n'auraient sans doute pas tous professé le scepticisme d Hérodote28. Et ce thème folklorique offre des similitudes éclatantes avec la légende arcadienne29. Or l'interprétation persuasive de M. Dumézil permet de reconnaître, dans toute une série de démons animaux que nous offre la Grèce entre autres PaYs, une tradition indo-européenne de déguisements animaux qui ont lieu à une certaine période de l'année. Il paraît légitime d admettre, notamment, des déguisements en loups30 : parmi les démons (Kallikantzaroi) qui perpétuent, dans le folklore de la Grèce moderne, le souvenir de l'usage préhistorique, les démonsloups figurent en bonne place, sous l'appellation de λυκoκάνÇapot ou même parfois, tout court, de ÀÚKOt31. Et ce qui peut fortifier l'hypothèse sur ce point, c'est que, dans le folklore l'Allemagne du Sud, les loups-garous circulent justement dans cette période des Douze Jours, de Noël à l'Épiphanie, qui est la période des Kallikantzaroi et qui correspond au moment de l'année où M. Dumézil situe la pratique « indo-européenne » des déguisements32.

26. PAUSAN., X , 6, 2. P o u r le r a p p r o c h e m e n t de Zeus L y c a i o s e t Zeus Lycoreios, cf. IMMERWAHR, o. L, p. 22. L e p a r a l l é l i s m e s ' a c c u s e d u f a i t q u e l a f o n d a t i o n de L y c o r e i a est mise en r a p p o r t a v e c le déluge, e t q u e l'histoire d u déluge f a i t p a r t i e de la légende de L y c a o n ( p o u r la f o n d a t i o n m ê m e de Lycosoura, u n e i n d i c a t i o n à r e t e n i r d a n s PAUS., V I I I , 38, 1). 27. ApOLLOD., 1, 84. 28. HÉROD., IV, 105, Ù, p r o p o s des Neures, p e u p l a d e s c y t h e (ou t h r a c e ) , chez q u i l a « l y c a n t h r o p i e » se p r o d u i s a i t u n e fois p a r an, p e n d a n t q u e l q u e s jours. 29. S u p r a , p. 156, e t infra, n. 33. 30. DUMÉZIL, o. L, p. 174 sq. 31. J.C. LAwsoN, M o d e m greek folklore a n d ancient greek religion, p. 203 sq., 239 sq. ; le m o t λυκάνθρωπoς, qui e x p r i m e plus d i r e c t e m e n t la n o t i o n d ' h o m m e c h a n g é en loup, p a r a î t a v o i r été r e m p l a c é p a r celui de λ υ κ o κ ά ν τ ζ α ρ o ς (P- 241, cf. p. 384). — Il n ' e s t p a s sans i n t é r ê t de c o n s t a t e r q u ' i l a eu p o u r s y n o n y m e le n o m c o m m u n λυκάων (PAUL D ' E o . , I I I , 16). 32. Cf. FRAZER, o. l., I I , p. 354.

Mais, avec tout cela, nous n'avons pas, en Grèce, le témoignage direct de déguisements en loups. Tout au plus, la légende du sanctuaire arcadien permettrait d'en induire ou d'en supposer, pour ce sanctuaire, l'usage rituel : le sacrifiant, après avoir sacrifié, quitte ses vêtements — et ceci nous rappelle la fameuse histoire de loup-garou qui est dans Pétrone33. La donnée circonstanciée d'Euripide peut nous offrir mieux. Elle nous offrira mieux si nous admettons, comme un postulat qu'il est difficile de contester34, que des thèmes mythiques ou rituels ont pu être transposés dans l'épopée ; si nous admettons, en l'espèce, qu'un épisode

qui

a été gauchement intercalé dans

la geste troyenne35

avait pu se constituer autour d'une vieille image qui a été retenue pour son pittoresque, avec les souvenirs confus et plus ou moins cohérents d'une pratique de « primitifs ». Ce n'est pas la première fois que le noyau d'une histoire homérique devrait être reconnu dans des textes postérieurs à Homère. Dans la Dolonie, y a-t-il des traits qui doivent s'expliquer par des réminiscences ? Il y en a, je pense, un certain nombre qu'Euripide, à l'occasion, nous aidera à déceler. Au demeurant, on ne s'attend pas à pouvoir reconnaître par transparence, dans un récit incorporé à une histoire légendaire, une série complète et ordonnée de thèmes rituels. Elles sont nécessairement multiples et entremêlées, les images qui ont été retenues par une mémoire collective passablement capricieuse.

La donnée fondamentale, celle qui a servi de point de départ au récit épique, c'est celle de l'expédition nocturne. Dolon se dispose à accomplir un exploit. Et cet exploit, ce ne doit pas être seulement un espionnage réussi, comme le représente Homère ; Euripide est ici fort instructif : Dolon se flatte de rapporter la tête d'Ulysse ou du fils de Tydée (v. 219 sq.). Il y a beaucoup de 33. PÉTRONE, Satir., 62, 5. F r a z e r n o t e à ce p r o p o s l ' i n t é r ê t d u m o t uersipelli8 q u i désigne e n l a t i n le loup g a r o u . 34. Cf. en d e r n i e r lieu, M. P . NILSSON, The mycenaean o r i g i n of greek mythology, p p . 75, 170, 203. 35. Cf. P . CAUER, Grundzüge der Homerkritiks, pp. 526 sq., 658 sq. O n s a i t que, d a n s l ' a n t i q u i t é , o n a d é j à cru le c h a n t X u n e a d j o n c t i o n plus o u m o i n s t a r d i v e ; chez les m o d e r n e s , l a t h è s e des pluralistes y t r o u v e u n a r g u m e n t . N o u s n ' a v o n s p a s besoin de p r e n d r e p a r t i : il est d ' a i l l e u r s d o u t e u x q u e n o t r e Dolonie a i t existé d ' a b o r d s é p a r é m e n t e t q u ' e l l e n ' a i t p a s é t é rédigée p o u r ê t r e i n t é g r é e à l ' I l i a d e (cf. WAGNER, in Pauly-Wi880wa, V, c. 1288).

têtes coupées dans cette histoire ; il y aura finalement, chez Homère, celle de Dolon lui-même ; mais en attendant, le chœur de la tragédie se demande, tout à l'allégresse après le départ de Dolon, sur qui vont tomber les coups du πεδoστιβὴς aÀ,oyia, « c o n v e n t i o n o r a l e » ( l e q u e l d e v a i t fournir à l'époque romaine une traduction t o u t indiquée pour s t i p u l a t i o ) : le c a r a c t è r e d ' e n g a g e m e n t e x p r e s s i s verbis y e s t s o u l i g n é n o n a u p o i n t d e v u e d e la p r e u v e , m a i s a u p o i n t d e v u e d e la validité328. L e s e c o n d fait, isolé, e s t à n o t r e g r é d é c i s i f : H é r o d o t e indique formellement, dans l'histoire romancée du m a r i a g e d e M é g a c l è s , l ' é c h a n g e d e certa verba q u i e s t u n é q u i v a l e n t q u a s i e x a c t d e la s p o n s i o r o m a i n e e t p a r q u o i le c o n t r a t , n o u s d i t l ' h i s t o r i e n , se t r o u v e d é f i n i t i v e m e n t p a s s é , a d é s o r m a i s s o n p l e i n e f f e t ( ἐ κ ε κ ύ ρ ω τ o ) : le b e a u - p è r e p r o n o n c e è y y u œ ; e t le g e n d r e r é p o n d ἐγγυῶμαι. L ' u n e e t l ' a u t r e v o i x d u v e r b e o n t s u b s i s t é d ' a i l l e u r s d a n s l ' u s a g e c o u r a n t . — A u t o t a l , m ê m e souci, m ê m e i n s i s t a n c e d a n s le d r o i t a r c h a ï q u e d e s G r e c s q u e d a n s l ' a n c i e n d r o i t r o m a i n ; et, p o u r ce cas p a r t i c u l i e r , m ê m e c r é a t i o n j u r i d i q u e . Il y a d e s r a i s o n s à c e t t e c o n v e r g e n c e . L e g r o u p e de m o t s a u q u e l a p p a r t i e n t spondeo a u n emploi a n c i e n q u i se p e r p é t u e à l ' é p o q u e c l a s s i q u e , m a i s q u i y a p e r d u s o n i m p o r t a n c e : il s ' a p p l i q u e a u « c o n t r a t d e f i a n ç a i l l e s ». D ' a u t r e p a r t , c ' e s t le m ê m e g r o u p e q u i a f o u r n i s o n v o c a b u l a i r e a u c a u t i o n n e m e n t : le s p o n s o r , c ' e s t le g a r a n t ; e t le t e r m e s p o n s i o s ' a p p l i q u e s u r t o u t à l ' e n g a g e m e n t verbis d e la caution329. Ce s o n t e x a c t e m e n t les d e u x a p p l i c a t i o n s d e l'èyyûri : l ' ἐ γ γ ύ η a p p a r a î t c o m m e l ' a c t e c o n s t i t u t i f d u m a r i a g e (et n o u s a v o n s d e s r a i s o n s de p e n s e r q u ' e l l e a é t é a n c i e n n e m e n t c o n t r a t d e f i a n ç a i l l e s ) ; elle e s t a u s s i , e t s a n s r a p p o r t d i r e c t a v e c ce p r e m i e r e m p l o i , c o n t r a t d e c a u t i o n n e m e n t . E l l e a ces d e u x a p p l i c a t i o n s , e t elle n ' e n a p a s d ' a u t r e ; le p a r a l l é l i s m e e s t a u m o i n s c u r i e u x . A v r a i dire, s p o n s i o e n l a t i n a e n c o r e u n a u t r e e m p l o i s p é c i a l i s é , e t c ' e s t p e u t - ê t r e celui q u i é c l a i r e t o u t : d a n s l ' o r d r e i n t e r n a t i o n a l , le m o t d é s i g n e u n e

327. Loi de Gort., I X , 34 et suiv. ; cf. s u p r a , p. 253, n. 323. 328. Le sens é t y m o l o g i q u e (idem dicere), s o u v e n t explicité d a n s l ' u s a g e c o u r a n t , est p a r t i c u l i è r e m e n t accusé d a n s u n t e x t e législatif p a r PLATON, Lois, X I , 920 D ; cf. 953 E . 329. L e m o t stipulatio, sous lequel est le plus s o u v e n t désigné le c o n t r a t verbal, r e t i e n t le s o u v e n i r d ' u n s y m b o l i s m e d'ailleurs obscur, m a i s c e r t a i n — e t r e m a r q u a b l e m e n t oublié.

espèce de traité, de nature et de portée inférieures à celles du fœdus, mais qui, de quelque façon qu'on interprète un épisode fameux de l'histoire romaine330, met en jeu des responsabilités collectives. — Or le contrat de fiançailles, en principe, faisait intervenir des groupes familiaux. Et le cautionnement (où la similitude de vocabulaire à Rome est peut-être le souvenir d'une indifférenciation primitive entre garant et « débiteur principal ») suppose en tout cas des solidarités traditionnelles, familiales ou autres. Ces formes contractuelles seraient donc issues, en fin de compte, d'un régime d'accords entre groupes. La garantie sociale, elles la possédaient en quelque sorte par hypothèse quand elles sont entrées dans le droit. L'élément d'engagement expressis verbis peut dès lors se suffire à lui-même : pour certaines séries, il répond, lui tout seul, à cette exigence de garantie sociale que satisfait par ailleurs l'intention plus ou moins directe de la collectivité. Car le droit, même quand il recueille l'héritage des solidarités anciennes, les dépasse. Dans un milieu nouveau apparaît un nouveau type de rapports, celui justement où peut s'individualiser le contrat. Les phénomènes de prédroit que nous avons pu déceler, au hasard de la documentation et par suite à des niveaux différents, ont au moins ceci de commun qu'ils relèvent d'organisations sociales qui ont été supprimées ou absorbées par la cité. Il semble qu'ici nous tenons le passage : entre les débuts du droit proprement dit et la création d'une forme de société, il y a corrélation. Le fait éclatant, c'est l'établissement de la cité où s'impose la notion de cette souveraineté du groupe dont participe l'efficacité juridique. Dans ce monde antique que nous avions en vue, l'apparition d'un mode de pensée est le témoignage d'une révolution.

Quelle signification humaine lui attribuer ? C'est la question à laquelle aboutit une étude de préhistoire comme celle qu'on a esquissée ; et c'est peut-être celle qui la justifierait. Sous l'aspect le plus apparent, l'opposition entre droit et prédroit est une antithèse absolue. En gros et par comparaison, nous dirions que la pensée juridique est une pensée abstraite et 330. Sponsio des F o u r c h e s c a u d i n e s : cf. H . LÉvY-BRUHL, o. l., p. 116 et suiv.

positive, qu'elle ait pour objet des choses, des personnes ou des relations. Dans une espèce où le droit obéit pourtant à un souci religieux, il prononcera que l'obligation de sépulture incombe à ceux qui ont appréhendé Tà χρήματα, la succession conçue comme « biens »331 ; rà xpîmata, l'expression est traditionnelle ; c'est celle qu'emploient déjà la loi solonienne, la loi de Gortyne. La notion de xpfma est la notion économique type332 : il n'y est fait état ni de qualification religieuse, ni d'efficacité spécifique. L'acquisition de l'hérédité est encore dénommée, dans certains cas, embateusis : ce n'est plus qu'un mot, le pouvoir d'investiture de la terre ou du tombeau n'est plus représenté. La « valeur » singulière de tels ou tels objets — armes, vêtements, pièces de bétail — s'efface (tout au plus, la notion des res mancipi pourraitelle en figurer le souvenir, ou la transposition). La pensée qui anime la traditio per glebam, telle que la légende grecque nous la rend présente dans sa nature authentique, la Grèce l'a si bien oubliée qu'elle n'en offre même plus le dérivé dans un état de formalisme 333 ; et si on retrouve la trace d'une pensée semblable dans le sacramentum in rem des Romains, c'est seulement la trace qu'il peut y avoir dans un symbolisme de pure forme334. — Pareillement la puissance religieuse d'un parens, telle qu'elle se manifeste dans une malédiction à effet de sacratio, ne fonctionne plus. Celle d'un mort qui a le privilège d'emporter dans sa tombe les objets qui sont de ses « appartenances » disparaît d'elle-même. Le pouvoir de disposition testamentaire qui sera accordé au défunt — quand il aura pu être dégagé de l'opération entre vifs — est d'une tout autre nature que celui de l'imprécation qui accompagne les dernières volontés et qui n'apparaît plus, isolément, qu'en survivances nettement reconnaissables comme telles. En contraste, la capacité juridique, active ou passive, est chose qui se définit abstraitement, et, même quand le droit consacre une distinction de statuts comme le fait la loi de Gortyne, c'est en différences quantitatives qu'il la résout (tarifs de composition). C'est justement dans le droit que commence à s'affirmer une

331. Loi ap. [DÉM.], X L I I I , 58. 332. N o t i o n d o n t l ' a u t o n o m i e s ' a f f i r m e p l e i n e m e n t p a r l a g é n é r a l i s a t i o n de l a m o n n a i e : cf. ARiST., Éth. N i e . , IV, 1119 b 26, définition des χρήματα ; p o u r le r a p p o r t a v e c l a p e n s é e s p é c u l a t i v e , HÉRACL., fr. 90 Diels. 333. O n signale u n r i t e c u r i e u x de s e r m e n t d a n s lequel u n e m o t t e de t e r r e e s t prise en m a i n p a r le r e v e n d i q u a n t ( P a p . Grenf., I, 11) ; m a i s il s ' a g i t probablem e n t d ' u n e f o r m e é g y p t i e n n e (cf. E . WEISS, Griech. Privatrech , I, p. 228). 334. GAIUS, Inst., I V , 17 ; cf. AULU-GELLE, N . A., X X , 109.

idée

abstraite

de

la

personne335.



Enfin

la

notion

de

lien

j u r i d i q u e s ' o p p o s e à celle des c r é a t i o n s d'état336 o u des c h a n g e ments d'état c o m m e en réalisait une pratique magico-religieuse. Elle s'y oppose p a r certain caractère d'idéalisme : m ê m e à travers tes f o r m e s q u a n d l e f o r m a l i s m e s u b s i s t e , c e s o n t d e s r e p r é s e n t a tions h u m a i n e s et des volontés h u m a i n e s qui apparaissent c o m m e les v r a i e s c o n d i t i o n s d ' u n p o u v o i r o u d ' u n d e v o i r ; m ê m e la sponsio

romaine,

pour

ne

pas

parler

de

l'ôno^oyla

grecque,

e s t le t é m o i g n a g e d e c e t t e p e n s é e . Si u n t y p e é q u i v o q u e c o m m e le nexum d o n t la Grèce a connu l'équivalent a été éliminé assez t ô t chez l'un e t l'autre peuple, c'est sans d o u t e que,

p a r le q u a s i -

a s s e r v i s s e m e n t q u i l e s a n c t i o n n a i t , il n ' é t a i t p l u s c o m p a t i b l e avec la s t r u c t u r e sociale de la cité ; m a i s o n p e u t dire aussi q u ' i l é t a i t c o n d a m n é d ' a v a n c e p a r s a n a t u r e a b e r r a n t e p u i s q u e , p a r la v e r t u d u r i t u e l d ' e n g a g e m e n t , il r é a l i s e d a n s l ' i m m é d i a t u n e « s u j é t i o n r é e l l e » q u i e s t a u t r e c h o s e q u e le lien d u c o n t r a t 3 3 7 . T e l e s t le p r e m i e r a s p e c t . E t o n v o i t t o u t d e s u i t e l ' i n t e r p r é t a tion q u ' i l p e u t suggérer. U n e fois a t t e i n t l'âge d u droit, assez v i t e d u m o i n s , n o t r e p e n s é e se t r o u v e d e p l a i n - p i e d a v e c les m o n u ments

qu'il

a laissés —

témoin

le singulier

prestige

du

droit

R o m a i n à t r a v e r s les siècles : t o u t se p a s s e c o m m e si la p e n s é e J u r i d i q u e é t a i t le p r o d u i t d ' u n e r a i s o n h u m a i n e q u i n ' a t t e n d a i t p o u r se m a n i f e s t e r q u e d ' ê t r e libérée d e l ' h y p o t h è q u e d e la « r e l i g i o n » e t d e l ' e m p i r e d e s p r é j u g é s « m y s t i q u e s ». — I l y a a u s s i bien la c o n c e p t i o n inverse. P o u r p e u q u ' o n soit sensible à l'hist o i r e , c ' e s t s u r le c h a n g e m e n t s o c i a l q u ' o n m e t t r a l ' a c c e n t : la pensée j u r i d i q u e n e ferait q u e « refléter » la d o n n é e n o u v e l l e , celle d ' u n e s o c i é t é o r g a n i s é e s u r le t y p e d e l a c i t é o u d e l ' É t a t . — Mais en vérité l'un et l'autre schémas sont en défaut. Il n ' y a p a s l i e u d ' i n s i s t e r s u r le p r e m i e r . L e d r o i t n e se p r o d u i t Pas à la m a n i è r e d ' u n e r é v é l a t i o n ; m ê m e d a n s ses f o r m e s archaïques, on p e u t constater t o u t de suite des dissimilitudes qui

335. Cf. M. MAUSS, U n e catégorie de l ' e s p r i t h u m a i n , in J o u r n . of the R o y a l -Anthrop. I n s t . , 1938, p. 275, s u r le f a i t r o m a i n . 336. L a q u e l l e se p r o l o n g e p a r f o i s à l ' é p o q u e h i s t o r i q u e d a n s le c o n c e p t de ce Qu'on p o u r r a i t a p p e l e r les d r o i t s virtuels. U n e proxénie, c'est-à-dire u n lien h é r é d i t a i r e d' « h o s p i t a l i t é s a b e a u ê t r e dénoncée, elle r e n a î t s p o n t a n é m e n t d a n s la P e r s o n n e d ' u n d e s c e n d a n t (cf. G. DAUX, in Mél. Desrousseaux, p. 117 sq.). L a p a t r i a potestas (créée p a r u n r i t e religieux lors de la naissance) n ' e s t é t e i n t e q u a p r è s trois v e n t e s successives d u fils. 337. Of. N o AILLES, o. L, p. 113. I l est c u r i e u x de voir les X I I T a b l e s (VI, 1) a c c u s e r i n t e n t i o n n e l l e m e n t d a n s le n e x u m u n c a r a c t è r e d ' a c t e j u r i d i q u e q u i c o n t i n u e à lui ê t r e é t r a n g e r p o u r u n e p a r t .

sont en rapport manifeste avec des différences de structure ; et le thème de la relativité du droit n'est pas d'hier puisque les Grecs déjà s'en étaient avisés. Faut-il ajouter que c'est dans une histoire sociale que la pensée du droit se dessine, dans une histoire qui ne s'est pas faite toute seule ? C'est sous le signe de Pouvoir et de Force qu'Eschyle a mis le règne de Zeus, en ses débuts. —Mais ce qu'à l'inverse il est impossible de méconnaître, c'est que la pensée du droit est une pensée constructive : au monde de la représentation magico-religieuse elle substitue un autre monde, qui en est à la fois l'homologue et l'antithèse. C'est ainsi qu'à la fides ancienne que la tradition symbolise par les exemplaires mythiques de serment ou par l'institution du roi Numa338, une autre fides succède, une « bonne foi » qui a le même nom, mais qui en diffère339, et que le droit, aussi bien, n'incorpore pas immédiatement340. Rien de plus révélateur en effet que ce que nous appellerions les faiblesses ou les tâtonnements du droit commençant : il lui a fallu édifier ses notions ; il lui a fallu organiser un système nouveau qui a ses catégories à lui, où la causalité et le temps prennent une signification inédite341. Aussi bien les solutions diffèrent-elles d'un droit à l'autre : la notion de droit subjectif, l'administration de la preuve, la formation du lien contractuel ne sont pas les mêmes en Grèce et à Rome. Mais les différents modes de vérité auxquels le droit atteint, il y atteint à 338. L e grec mcJTlÇ qui s ' a p p l i q u e avec u n e p r é d i l e c t i o n t r a d i t i o n n e l l e a u s e r m e n t , e s t e x a c t e m e n t parallèle à fides. ( S u r l ' é v o l u t i o n de celui-ci, cf. E . F r â n k e l , in Rhein. M u s . , 1916, p. 187 et suiv. ; s u r s a v a l e u r p r i m i t i v e de s u b s t a n t i f v e r b a l c o r r e s p o n d a n t à credo, MEILLET, Mém. Soc. Ling., X X I I , p. 218 : or, l ' é l é m e n t s u b j e c t i f q u i a p p a r t i e n t à l a n o t i o n , i n d o - e u r o p é e n n e , de credo est p r o p r e m e n t l a confiance d a n s l'efficacité d u rite : cf. G. D u m é z i l , M i t r a - V a r u n a , p. 35 et suiv.). 339. L a Ttîcmç, « confiance » de n a t u r e idéale, s ' o p p o s e à l ' a u t r e , celle q u e m a t é r i a l i s e n t , si o n ose dire, les rites d u s e r m e n t ; il e s t r e m a r q u a b l e q u e la d o u b l e v a l e u r puisse a p p a r a î t r e s i m u l t a n é m e n t , a u risque d ' u n e c o n t r a d i c t i o n q u i n e c r a i n t p a s de s ' a c c u s e r d a n s la l e t t r e : EuRrp., Médée, 731 et suiv. 340. A v e c l a t r a d i t i o n d ' u n e π ί σ τ ι ς - r e m o n t a n t à l a n u i t des t e m p s il y a u n c o n t r a s t e saisissant d a n s le f a i t q u ' à R o m e la n o t i o n de fides en m a t i è r e c o n t r a c t u e l l e n ' a t r o u v é place q u ' a s s e z t a r d (cf. la r e c o n n a i s s a n c e encore plus t a r d i v e d u fidéicommis), e t q u ' e n Grèce, il y a encore des législations q u i n ' a c c o r d e n t p a s d ' a c t i o n a u créancier q u i s'en est remis à la πίστις d e s o n d é b i t e u r ( T h é o p h r . ap. STOB., Ecl., IV, 20 ; AmsT., Éth. Nic., 1164 b 13). 341. S u r l'emploi d u f u t u r d a n s les f o r m u l e s d ' e n g a g e m e n t , cf. H u v e l i n , Études, p. 291, n. 3 ; c o m p a r e r , avec le f o r m u l a i r e d u s e r m e n t d a n s Il., I I I . 281 et suiv., celui d u s e r m e n t de l ' é p o q u e h i s t o r i q u e où le f u t u r e s t de règle, L e d é v e l o p p e m e n t de la catégorie linguistique est en r a p p o r t , ici c o m m e en d ' a u t r e s cas, a v e c l ' é v o l u t i o n i n s t i t u t i o n n e l l e .

l'intérieur de ce monde dont l'établissement de la procédure a imposé la représentation 342. Monde étonnant — ni plus ni moins que celui qui le précède — où une création de la pensée apparaît comme réalité objective, où le droit, qu'il s'appelle jus ou δ ί κ α ι o ν continue d'affirmer, par cet élément irréductible qu'est l'exigence de réalisation, l'idée d'une force qui est autre que la force.

On a fait grief à Huvelin de « ne pas distinguer la magie religieuse de la magie juridique »344. Peu importe la formulation : dans cette remarque tient toute la question qui nous intéresse. Le très ancien droit romain illustre la notion d'une force qui ne procède pas de la contrainte matérielle, mais de la vertu du rite. Ce droit est pourtant déjà du droit : l'efficacité en est subordonnée à des conditions et à des règles qui sont instituées par la cité et qui, par là, en définissent la notion. La force qui l'anime à tous ses moments est une force spécifique : ce n'est plus celle qui est immanente au rite religieux en tant que tel. Mais entre celle-ci et celle-là, il n'y a pas seulement opposition, il y a continuité : sans la première, la seconde ne se serait pas produite dans la représentation des intéressés. La portée de l'expérience romaine, en effet, a paru élargie par une autre expérience, celle que fournissent des sociétés voisines et de développement à certains égards parallèle. A vrai dire, les deux diffèrent ; mais elles se complètent. Le passage lui-même est attesté à Rome ; il l'est moins en Grèce où nous n'avons guère de témoignage d'un droit vraiment archaïque. En revanche, la Grèce a conservé, dans sa mythologie surtout, quelque souvenir d'un ancien état que les faits romains permettaient de postuler, mais seulement de postuler : celui où des forces religieuses fonctionnent à des fins que le droit réalise plus tard par ses moyens propres. 342. Cf. WOLFF, o. I., p. 84 : « Once a m a c h i n e r y for t h e supervision of selfhelp was devised..., i t b e c a m e possible... to build, b y limiting t h e scope o f liabilities, a l a w of obligations ». 343. L e j u s a p p a r a î t t o u t e n s e m b l e c o m m e c r é a t i o n de la cité e t c o m m e a t t r i b u t d ' u n s u j e t (sens o b j e c t i f e t s u b j e c t i f d o n t il y a c o m m e u n e s y n t h è s e d a n s la f o r m u l e meum esse ex j u r e Q u i r i t i u m aio). Le grec accuse d a n s la n o t i o n de δίκαιoν l ' é l é m e n t de « j u s t i c e » — e t p a r suite, d a n s le p l a n spéculatif, de r e v e n d i c a t i o n morale. 344. HÂGERSTRÔM, o. l., p. 601. — Toutefois, HUVELIN, Magie, p. 27, p a r l e de la t force j u r i d i q u e » c o m m e c a r a c t é r i s a n t l ' é t a t p o s t é r i e u r à celui de la t m a g i e ».

Cette constatation n'a-t-elle qu'un intérêt d'histoire ? C'est un fait que la notion de force juridique ne peut se réduire à des éléments positifs : c'est également un fait que le droit ne peut s'en passer. D'où il l'hérite, c'est ce qu'on a cru apercevoir. Le droit est une conquête majeure : il a permis de formuler en termes de raison une multitude de rapports toujours inédits ; mais s'il est vrai — c'était la leçon d'Emmanuel Lévy — que la pensée n'y est pas seulement représentation, mais anticipation, c'est qu'il garde encore quelque chose, en ses états les plus récents, du « mysticisme » qui se constate à ses origines.

2 Le temps dans les formes archaïques du droit On considérera ici quelques aspects de la notion du temps à des stades anciens de la fonction juridique. Notre objet se trouve doublement défini : quant au problème et quant à la matière de l'observation. Une question très générale dans l'histoire des sociétés est celle de la prise que l'homme exerce sur le temps. Dans quelle mesure peut-il ou croit-il restituer le passé pour l'utiliser à des fins diverses ? Dans quelle mesure prétend-il maîtriser l'avenir en se donnant, pour telles échéances, la garantie d'un événement ou d'un état ? Il est clair que la question se pose dans bien des espèces et à bien des moments d'histoire : on rappellerait au besoin qu'une idée comme celle de la planification est une idée récente. — Il est clair aussi que le droit est un lieu privilégié pour l'enquête. A date récente, des nouveautés du même ordre ont pu y apparaître : exemple une opération comme l'assurance sur la vie, dont la légitimité restait en cause il n'y a pas si longtemps et que les rédacteurs du Code civil jugeaient encore immorale : immorale, c'est-à-dire qui ne rentrait pas dans une structure traditionnelle. Mais aussi bien il y a des raisons particulières pour que le droit nous intéresse : c'est un problème qui lui est essentiel de savoir comment et en quel sens il s'appuie sur un passé ou vise un avenir. Et pour l'analyse psychologique il offre un avantage certain : c'est que les faits intellectuels y sont en relation expresse avec des situations sociales et avec une action humaine ; on ne sera pas 1. Journal de Psychologie, t. LUI, juillet-sept. 1950, pp. 379-406,

t e n t é d e les c o n s i d é r e r d a n s l ' a b s t r a i t , ce q u i r i s q u e r a i t d e les fausser. N o u s a v o n s e n v u e u n d r o i t a r c h a ï q u e e t la p e n s é e q u ' o n p e u t y reconnaître. Mais l ' é p i t h è t e est p a r elle-même bien vague, et nous p r é c i s o n s t o u t d e s u i t e : il s ' a g i t d e s p l u s a n c i e n s é t a t s d u d r o i t d a n s le m o n d e m é d i t e r r a n é e n : la G r è c e e t R o m e . E t c e t t e a n t i q u i t é n ' e s t p a s i n d é t e r m i n é e : elle se d é f i n i t p a r r a p p o r t à u n f a i t capital e t q u e nous m e t t o n s a u centre de n o t r e étude : l'apparition d u j u g e m e n t p r o p r e m e n t d i t , d u j u g e m e n t p e r ç u c o m m e a c t e de souveraineté collective ; innovation qui n ' e s t pas rigoureusement d a t a b l e , m a i s q u e nos données nous laissent apercevoir c o m m e p l u s o u m o i n s c o n t e m p o r a i n e d e la c i t é e l l e - m ê m e . L e s « p l u s a n c i e n s é t a t s d u d r o i t », p o u r n o u s , ce s o n t c e u x q u i a p p a r a i s s e n t à ce m o m e n t o u q u i e n d é r i v e n t : c ' e s t à u n t o u r n a n t q u e n o u s n o u s plaçons. A ce m o m e n t , o n p e u t p a r l e r , p o s i t i v e m e n t , d e p r o c é d u r e . A u s e n s l a r g e , la p r o c é d u r e e s t l ' e n s e m b l e d e s r i t e s e f f i c a c e s q u i s o n t s p é c i a l i s é s d a n s la t e c h n i q u e d u d r o i t ; c ' e s t à elle, s o m m e t o u t e , q u e l ' o n a a f f a i r e d a n s u n e a n t i q u i t é o ù le d r o i t e s t e s s e n t i e l l e m e n t a c t i o n . A u s e n s r e s t r e i n t , elle e s t la p a r t i e d e c e t e n s e m b l e q u i a r a p p o r t a u p r o c è s : les i n t e n t i o n s d u d r o i t c o m m e n ç a n t n e p e u v e n t q u e s ' y a c c u s e r , e t c ' e s t elle q u i d o i t n o u s r e t e n i r d ' a b o r d . LES PARADOXES DE LA FORMULE VINDICATOIRE P a r bonne fortune, et d'après un texte unique mais d'autorité i n c o n t e s t a b l e ( G a i u s , I n s t . , IV, 16), n o u s s a v o n s ce q u i se p a s s a i t d e v a n t le m a g i s t r a t r o m a i n à l a p l u s a n c i e n n e é p o q u e , q u a n d o n r e v e n d i q u a i t à l'encontre d ' u n adversaire la propriété d ' u n e chose. Il s ' a g i t d e r e v e n d i c a t i o n m o b i l i è r e : u n e s c l a v e e s t p r i s c o m m e e x e m p l e d e m e u b l e . Celui q u i r e v e n d i q u a i t 2 t e n a i t u n e b a g u e t t e en 2. Q u i u i n d i c a b a t festucam tenebat ; deinde i p s a m rem adprehendebat, ueluti hominem, et ita dicebat : « hune ego hominem ex iure Q u i r i t i u m meum esse aio : secundum s u a m c a u s a m sicut dixi ecce tibi u i n d i c t a m i m p o s u i » ; et s i m u l h o m i n i festucam imponebat. A d u e r s a r i u s eadem similiter dicebat et faciebat. C u m uterque uindicauisset, praetor dicebat : « mittite ambo hominem ». I l l i mittebant ; q u i p r i o r u i n d i c a u e r a t dicebat : « postulo a n n e dicas q u a ex c a u s a u i n d i c a u e r i s » ; ille respondebat « ius feci sicut u i n d i c t a m i m p o s u i »... N o u s t r a d u i s o n s aussi littéralem e n t q u e possible, n e serait-ce q u e p o u r n e faire rien p r é j u g e r de la v a l e u r de t e r m e s o u d ' e x p r e s s i o n s qui, d a n s u n a u t r e c o n t e x t e , p o u r r a i e n t ê t r e i n t e r p r é t é s a u sens d u « d r o i t s u b j e c t i f » (comme ex j u r e Quiritium) ou d u t t i t r e » ( c o m m e q u a ex c a u s a o u ce secundum s u a m causam q u e n o u s a v o n s d û laisser en blanc, m a i s q u e n o u s c o m p r e n o n s c o m m e P . NOAILLES, F a s et j u s , p. 66 et suiv.).

main, et il appréhendait l'esclave en disant : « J'affirme que cet homme m ' a p p a r t i e n t , d'après le droit des Quirites ; ainsi que j'ai dit... voici que je t ' a i imposé la vindicte »3. E t , en même temps, il appliquait la b a g u e t t e sur l'homme. L'adversaire disait les mêmes choses et faisait les mêmes gestes. Quand ils avaient revendiqué l'un et l'autre, le préteur disait : « Lâchez tous les deux l'homme. » Ils le lâchaient. Le premier revendiquant disait : « J e demande si t u peux dire d'après quelle cause tu as revendiqué » L ' a u t r e répondait : « J ' a i fait le droit ainsi que j'ai imposé la vindicte. » — Sur quoi les deux parties, en formules similaires, se « provoquaient » à fin de jugement « pour avoir revendiqué à tort ». Il n ' y a pas bien longtemps q u ' o n a tiré de ce texte, apparemm e n t bizarre, l'enseignement qui nous intéresse. Traditionnellement, on voyait dans la première phrase l'affirmation d'un * droit de propriété », lequel ne pourrait se fonder que sur un fait ou sur un é t a t de choses antérieur. Mais alors on s ' a t t e n d r a i t à ce que l'adversaire fût tenu de produire son titre ; or, au m o m e n t où il semble, en effet, qu'il soit sommé de le faire, il répond de façon déconcertante en se justifiant p a r le seul fait qu'il a accompagné le rite de la vindicta : ce qui a bien l'air de répondre à la question p a r la question. — Si nous n ' a d m e t t o n s pas que nos données sont absurdes, il f a u t les comprendre telles qu'elles se présentent : il y a là un ensemble qui v a u t p a r lui-même. Dans l'affirmation qui est au point de départ, le meum esse ne s'autorise d'aucun passé, il est bien un présent4. E t on peut ajouter que le « temps » est le même, en définitive, pour t o u t l'ensemble. Il y a Un m o u v e m e n t sans doute, et qui subit plusieurs inflexions, mais dont la continuité est sensible. L'emploi du « parfait », qui est constant dans ce qu'on peut dire la partie substantielle du dialogue, doit être entendu suivant sa valeur linguistique, qui n'est pas celle d ' u n passé : le perfection latin indique quelque chose qui vient de s'accomplir et qui se présente comme acquis, au plein sens de l'actuel (« j'ai dit », « j'ai imposé la vindicte »...). La succession même ne fait que réitérer, avec un effet, qu'on dirait voulu, de piétinement. — Donc, référence au seul présent, et 3. L a vindicta e s t en s o m m e le rite, gestuel o u verbal, considéré c o m m e acte : elle a donc u n sens à d e m i « a b s t r a i t », p a r c o m p a r a i s o n a v e c festuca, « b a g u e t t e », q u ' o n a eu t o r t d e c o n f o n d r e avec elle (cf. NOAILLES, o. 1., p. 52 et suiv.) ; m a i s la festuca est l ' i n s t r u m e n t obligé de la vin dicta qui en q u e l q u e s o r t e s ' i n c o r p o r e en elle, d ' o ù le d o u b l e emploi de imponere. 4. H . LÉVY-BRUIII,, Quelques problèmes d u très ancien droit romain, p. 100 et suiv. cf. NOAILLES, 0. L, p. 74.

presque à la notion idéale de l'instantané. Mais on voit aussi avec quoi cette notion est en rapport. Gestes et verba sont l'envers l'un de l'autre : il y a de la vertu dans les seconds comme il y a du langage dans les premiers. Cette « vindicte » dont on constate qu'elle est acquise (cum uterque vindicasset ; qua ex causa vindicaveris), ce n'est pas la « revendication » avec son déroulement à venir : elle consiste dans le rite de l'appréhension accompagné de la formule réglementaire. Il n'y a pas seulement affirmation, il y a r é a l i s a t i o n , il y a c r é a t i o n 5 . L e m o t y e s t : j u s feci6. Mais hune

l'observation

ego

hominem

revendication7.

doit

être

m e u m

Elle

est

esse

élargie. aio

également

dans

le

des Si

soit

par-devant

procès

espèces elle

a

de

le

magistrat

liberté

;

elle

généralité

d'application,

signifier

sa finalité apparente.

elle-même

identiquement droits.

l'est

la

m ê m e

la

pour

: qu'est-ce qui est de l'ordre du

est

efficient,

magistrat,

l'acte

?

Le

apparaît

mais

sans

c o m m e qu'il

y

acte

un ait

la qui

procès

l'est une

lui

parfois

n'est

pas

semble

est

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nous

dirions

ou

et

pour

des

la

inter-

qu'est-ce qui est

l'adoption, tronqué

contestation,

encore.

qu'elle

qui

procès, de

Elle

qu'elle

l'acquisition

indécision

dernier

de

dans

ailleurs

justice

vertu

férences

de

une

actes

langage moderne,

des

type



c'est

en

défense du

De

:

E n

des

cessio).

peut-être

demande

déborde

est

par

la

formule

cas

probablement

cette

d'abord qu'elle

l'est

;

pour

dans

la

au

soit d a n s le p r i v é ( m a n c i -

l'adoption

faite

de

limité

(in j u r e

de

précisément

elle

pas

prononcée

équivalent à u n transfert de propriété, patio),

L'emploi

n'est

:

on

celui devant

réclame

qui le (ou

p l u t ô t o n a f f i r m e ) u n d r o i t d e p a t e r n i t é s u r le fils a d o p t i f , c o m m e tout à l'heure un

d r o i t d e p r o p r i é t é s u r l'esclave. L ' i n j u r e cessio,

q u i , t o u j o u r s s o u s la g a r a n t i e d e la m ê m e f o r m u l e , fait a c q u é r i r u n bien dans

une instance par-devant

interprétée saire

par

déclarerait

s'y t r o m p e r situation.

les m o d e r n e s forfait

: il y

a

; à

bien,

le m a g i s t r a t ,

c o m m e tort,

en

fin

un

procès

semble-t-il de

compte,

a longtemps fictif o ù

; mais une

on

été

l'adverpouvait

similitude

de

5 . C f . N o AILLES, o. L, p . 8 6 et s u i v . 6. I l y a i n t é r ê t à s i g n a l e r q u e , p a r s o n « a s p e c t » q u i s ' o p p o s e à 1' « a s p e c t d u r a t i f » d e a g o , f a c i o « e x p r i m e l ' a c t i v i t é p r i s e s u r le f a i t d a n s u n c e r t a i n i n s t a n t » (ERNOUT-MEILLET, D i c t i o n n a i r e étymologique de la l a n g u e latine, v ° ago). 7. D ' o ù l ' e x p r e s s i o n « f o r m u l e v i n d i c a t o i r e » q u i e s t a d o p t é e p a r M. LÉVYB R U H L , o. l., p . 9 6 . I l n e f a u t p a s l ' e n t e n d r e e n c e s e n s q u ' u s i t é e d ' a b o r d d a n s l e procès, son emploi se serait étendu ensuite à des actes de droit : sa v e r t u est a n t é r i e u r e à la procédure.

Qu'y a-t-il de commun à cette série ? Le cas de la mancipation Peut servir d'exemple typique. A l'époque classique, la mancipation est conçue comme un « mode d'acquisition dérivé » : on acquiert d'un autre, l'acquisition suppose aliénation. Mais ni le rituel ni le formulaire de l'opération n'indique cela. Dans ce qui serait pour nous un transfert, l'aliénateur ne paraît pas ; il est présent, mais on ne dit même pas qu'il le soit. Le seul acteur en scène — avec les témoins, il est vrai, mais ce sont des personnages muets —, c'est l'acquéreur. Pour que la propriété passe entre ses Plains, il faut la vertu d'un rite spécial, l'« acte par l'airain et la balance ». Mais tout le mécanisme de l'opération est déclenché par les paroles et le geste du nouveau propriétaire, lequel appréhende la chose — comme le revendiquant — et prononce hune ego hominem... — comme le revendiquant. Or, c'est dans les actes de Ce type que nous saisissons la raison du comportement et la pensée très ancienne dont il procède. Ce que nous appelons le prédroit — l'état antérieur au droit organisé et qui, à vrai dire, suppose la garantie sociale des « témoins », mais non pas le contrôle actif de la cité comme telle — est un état qui se caractérise par la multiplicité des actes d'appréhension, d'interdiction, d'exécution où s'affirment à la fois une puissance autonome et une vertu rituelle qui fut d'abord magico-religieuse8. L'idée de création, ou au moins de novation, est au premier plan : l'action s'exerce dans l'immédiat, elle ne renvoie pas au temps : prises de Possession9, saisies, mainmises, etc., ce sont des actes qui valent Par eux-mêmes — qui sont efficaces par eux-mêmes — sans référence à une « cause » ou à un « titre » dont la notion serait anachronique. Revenons à la procédure proprement dite : elle doit nous permettre de voir le point où apparait l'idée spécifique du droit et comment la représentation du temps en sera affectée. Ce prédroit que nous venons d'évoquer, on peut dire qu'il est mimé — obligatoirement mimé — dans les rites du procès. Il faut que les prétentions opposées aient un caractère d'absolulo. Elles l'ont, en effet, mais dans une hypothèse singulière où la contradiction est trop visible pour ne pas être en quelque façon 8. Cf. A n n é e sociologique, 3e série, 1951, p. 76 et suiv. [ = s u p r a , p. 222 sq.]. 9. P o u r l'idée d u c o m m e n c e m e n t a b s o l u d a n s la réalisation de la « p r o p r i é t é » e t p o u r l a n o t i o n idéale q u i la f o n d e — celle d ' u n e o c c u p a t i o n de res nullius —, Droit et société d a n s la Grèce ancienne, p. 12 et suiv. 10. D ' o ù la f o r m e l a p l u s a n c i e n n e d u procès s u r l a p r o p r i é t é , o ù les d e u x Parties s o n t mises s u r le m ê m e p l a n ; elle p e r s i s t e en Grèce à l ' é p o q u e classique.

voulue. Le aio signifie bien encore une autonomie ; mais son efficace provisoire est une valeur qu'on sait d'avance usurpée chez l'une des parties au moins. Tout se passe comme si le jugement avait besoin, pour pouvoir être rendu, de l'expression la plus intense, mais la plus rituelle aussi, du conflit qui le nécessite. Et, en même temps que l'antagonisme des parties, le jeu procédural manifeste leur subordination au magistrat : au centre de la scène, le mittite ambo hominem est un symbole assez expressif. Nous touchons là, évidemment, à un fait historique : on ne risque guère en avançant que les rites du procès sont contemporains de l'institution du procès. Il faut voir les significations psychologiques de celle-ci, telles justement qu'elles sont conditionnées par l'histoire. D'une part, la nouveauté est assez radicale pour que la pensée collective soit désormais orientée. Car le jugement n'a pu sortir par une « évolution » continue, et « à la longue » de l'arbitrage bénévole et consentill. Il correspond à une mutation : il signifie une intervention souveraine de la cité. Par lui, et par delà un régime qu'on dirait grossièrement de self-help, le jeu devient triangulaire : une vérité d'un autre type s'affirme, où se produira la notion d'un temps socialisé. Mais l'effet n'est pas immédiat : les conditions où est apparue la nouveauté l'interdisent. On ne s'est pas mis à juger du premier coup les « causes » de meurtre, les « causes » de propriété, etc. Sur cette préhistoire que les données romaines ne peuvent éclairer, nous avons du moins le témoignage de la Grèce, en particulier celui de la poésie homérique : le jugement est requis, d'abord, dans les cas où la partie qui allait subir une exécution normalement licite peut exciper d'une violation des règles coutumières, — celles qui président, par exemple, à la vengeance du sang ou à la poursuite privée du vol. C'est en fonction du système ancien, d'un système d'exécutions autonomes, que le jugement intervient pour commencer. Les conséquences en seront durables, au moins pour le droit grec où nous voyons, en pleine époque classique, qu'un débat qui porte « au fond » sur la propriété peut se produire obligatoirement sous la forme d'une action délictuelle sur le point de savoir si une saisie est valable. Or, dans la notion typique du droit de propriété, c'est bien un passé qui justifie, qui 11. P o u r la critique de c e t t e conception, e t s u r le c a r a c t è r e spécifique d u j u g e r m e n t , H . J . WOLFF, T h e origin o f litigal j u d i c a t i o n a m o n g t h e Greeks, in Traditio, IV, 1946, p. 31 et suiv. Thèse accueillie p a r certains r o m a n i s t e s d a n s leur secteur.

confère le « titre ». Mais il n'est pas question, anciennement, de droit : le terme latin le plus ancien, c'est mancipium, lequel désigne un pouvoir de domination12 qui ne peut exister qu'en s'actualisant. La pensée « abstraite » du droit est postérieure : c'est celle qui comporte le temps — dans les deux sens de la dimension temporelle. Au moment historique qu'elle nous révèle, la situation judiciaire a donc quelque chose d'ambigu : la modestie qui s'impose à la justice rétrécit d'abord sa vision. LES MÉCANISMES ANCIENS DE LA PREUVE Il faut voir les modalités de la preuve dans la ligne même que dessine le comportement procédural. Nous pouvons reconnaître, dans le jeu de l'institution judiciaire à ses débuts, la notion d'une vérité qui s'impose, plutôt qu'elle ne se démontre : autrement dit, on n'atteint pas en lui-même le passé, on ne remonte pas. Il convient de mettre à part — mais en vedette — une série significative qui est celle du flagrant délit ; antérieure au droit, elle joue un rôle considérable dans le droit commençant. Il semblerait, à vrai dire, qu'elle ne dût pas nous intéresser, puisqu'en pareil cas le jugement de culpabilité est dispensé de toute induction relative au passé, et qu'il y a coïncidence par hypothèse entre le délit même et la certitude du délit. Les choses ne sont pas si simples. La flagrance par laquelle se caractérisent certains délits priYésl3, notamment le vol et l'adultère, ne doit pas être considérée comme un moyen de preuve privilégié ; de fait, dans un système où l'idée de preuve est devenue centrale, on voit disparaître sa vertu propre ; en revanche, dans le système le plus ancien, entre les délits qu'elle qualifie et les délits matériellemeut identiques d'où elle est absente il y a une différence du tout au tout, quant aux formes de la poursuite et quant au degré de la répression14. La flagrance appartient à la notion même du délit ; 12. Cf. F. DE VISSCHER, M a n c i p i u i u e t res mancipi, in S l u d i a et duculltcnta ^istoriae et iuris, I I I , 1936, p. 264 et suiv. 13. D a n s le d r o i t p é n a l public — passionnel e t coercitif q u a n t a u f o n d — l a Procédure g a r d e çà e t là son emploi, e t la n o t i o n sa v e r t u ; c o r r é l a t i v e m e n t , c'est a u s s i l a n o t i o n de délit o b j e c t i f q u i s ' y c o n t i n u e (cf. DÉM., X X V , H y p . ) , j u s t e c o m m e d a n s l ' e n s e m b l e q u ' o n v a voir. 14. Cf. F . DE VISSCHER, Le « f u r m a n i f e s t u s », in Études de droit r o m a i n , P- 184 et s u i v . — L a n o t i o n j u r i d i q u e de vol n o n f l a g r a n t est p o s t é r i e u r e à celle de vol f l a g r a n t .

d'un délit qui est objectivé par elle et qui, du fait de sa présence, suscite une exécution immédiate (mise à mort ou réduction en esclavage). Cette continuité est essentielle : on ne poursuit pas, on n'exécute pas après coup : le drame dont la flagrance est la condition présente une unité concentrée ; on peut apercevoir ici — et mieux saisir à la suite des analyses de Fauconnet — certain idéal du droit criminel : c'est que la sanction fasse corps, sans interstice, avec le fait délictueux. Tout est du présent, et on peut dire tout à la fois : l'idée d'un passé même récent n'a pas où se prendre. La vertu de la notion n'est pas de satisfaire à une exigence de vérité au sens où la vérité pourra être entendue judiciairement15 : elle est de réaliser le délit16 dans une situation qui exclut l' « administration de la preuve ». Aussi bien cette analyse doit-elle être complétée. La société, jusqu'ici inaperçue, doit être réintégrée. Elle est là, elle est nécessaire : parents, voisins, témoins convoqués ; magistrat même, dont le rôle, uniquement confirmatoire, n'en est pas moins obligé. A leur regard, il y a une espèce de vérité. Ils n'ont pas assisté, normalement, au délit lui-même. On le leur montre. Le leur montre-t-on, en effet ? La conception (tardive) du vol flagrant comme étant celui quod deprehenditur dum fit ne saurait entrer dans ce contexte : en fait, il y a flagrant délit quand le voleur est pris avec la chose voléel7, — et c'est la chose volée que désigne proprement le mot furtum (avant qu'il ne signifie « abstraitement » le vol lui-même). Il n'est pas question que les témoins — qui sont, au vrai des participants — soient « convaincus » en suite d'un raisonnement même implicite sur ce qui s'est passé. Nous sommes dans le domaine du délit objectif : le furtum, la chose tenue en main, est nécessaire et suffisant ; il n'est pas un indice de délinquance, il est un symbole de délit. — L'élément de conventionnel est encore plus marqué dans une des espèces de la flagrance. Le droit archaïque assimile au flagrant délit qu'on pourrait dire immédiat celui qui est rendu « manifeste » par la découverte de l'objet volé à la suite d'une perquisition domiciliaire. Cette fois, il y a comme un décalage, puisque ce n'est pas

15. Dès lors que le prétendu coupable est admis à « contester » (cf. Arist., Const. d'Ath., 52, 1), on entre dans un autre système et dans un autre plan de vérité. 16. Sur la flagrance comme élément du délit, cf. U. E. P a o l i , Il reato di adulterio in diritto attico, in Studia et documenta, XVI, 1950, p. 123 et suiv. 17. F. DE Visscher, art. cité. L'idée essentielle est celle du contact : le voleur tient la chose, ou il la porte (cf. Mélanges E. Boisacq, p. 391 et suiv.).

« au moment même » que le constat peut avoir lieu : l'identité de la notion n'en est que plus remarquable. Le temps intermédiaire ne compte pas, le mécanisme se déclenche (dirions-nous) à retardement : il suffit qu'une responsabilité soit fixée par une flagrance socialement reconnue comme telle. La réflexion — le recul dans le temps — n'a pas à s'opérer : le furtum fait écran. La preuve, quel que soit l'archaïsme de ses formes, représente Un autre moment de pensée : dans le jugement, une distance s'introduit, si petite soit-elle, entre un signe considéré comme valable et la décision qu'il autorise ou qu'il commande. Mais l'idée du signe peut être différente suivant les niveaux : au stade le plus ancien, l'objet de la preuve n'est pas d'établir ce que nous appellerions une vérité historique — la restitution d'un passé en tant que passé. Sur ce point, à défaut de Rome, qui, au moment Où nous la connaissons, semble déjà parvenue à une théorie « moderne » des preuves, la Grèce offre une matière assez abondante. On rappellera sommairement une notion fondamentale qu'illustre au mieux la loi de Gortyne, celle des preuves décisoires18. La loi fixe limitativement les cas où on recourra tantôt au témoignage, tantôt au serment. L'un ou l'autre détermine mécaniquement la sentence : le juge est tenu de s'y conformer, il prononce « selon » l'un ou l'autre ; et le verbe δίκάζειν « juger » ne signifie pas autre chose. Il y a décision de justice en ce sens que l'enregistrement de l'autorité est nécessaire et qu'il a valeur constitutive ; mais la passivité du juge est de son office. On voit Par là comment fonctionne l'institution judiciaire au stade où nous nous sommes placés d'abord. Le procès est une lutte (àyrov) où l'une des parties, d'après les règles du jeu, est admise à utiliser contre l'autre telle ou telle arme : la preuve est une arme. Vaincre et convaincre sont tout un ; et c'est l'adversaire que l'on convainc19 (il est d'ailleurs curieux que ce sens soit resté au mot français). De là une première vue nous est ouverte sur la fonction de la preuve. Pour le juge, il n'y a que le drame judiciaire, et il se joue dans le présent ; il n'y a pas d'arrière-plan temporel. Mais les deux modes de preuve qu'on vient de voir doivent être considérés en eux-mêmes. On dit couramment que le serment est une espèce d'ordalie. Il faut voir en quel sens il l'est. Il n'agit pas comme ordalie : on ne 18. K . LATTE, Heiliges Recht, p. 40 sq. Cf. Droit et société d a n s l a Grèce Ancienne, p. 63 et suiv. 19. Cf. EscH., I I , 87 ; LATTE, l. 1.

s'attend pas que celui qui le prête soit frappé par le feu du ciel ; il agit comme preuve : comme moyen défini à l'intérieur d'une technique sociale ; ce qui, du reste, oriente ses destinées et commande à plus ou moins long terme son déclin. Mais c'est bien avec sa nature religieuse — et à cause d'elle — qu'il s'introduit dans le droit. Nous savons en quoi elle consiste20. Le terme de « jugement de Dieu » ne conviendrait nullement. Il ne s'agit pas de faire intervenir comme caution du passé une divinité conçue comme homme suréminent et spécialement informé. Le mot ôpKOÇ désigne d'abord non le serment au sens abstrait, mais une matière, une « substance sacrée » — normalement ou occasionnellement sacrée — avec laquelle se met en contact celui qui jure. Jurer, c'est donc entrer dans le domaine des forces religieuses, et bien entendu des plus redoutables. C'est ici qu'on voit se prolonger la pensée la plus archaïque : car ce pari total que signifie un changement d'état ou, pour parler plus juste, un déplacement de l'être, c'est bien l'essentiel de l'ordalie dans sa notion la plus authentique ; et si l'ordalie est sans rapport avec la notion positive de preuve, c'est qu'elle fait sortir du temps humain aussi bien que de l'espace humain21. — Que cette conception nous apparaisse déjà

passablement

contaminée,

il n ' y

a rien là

que

d'attendu22

:

ce qui est remarquable, au contraire, c'est que les rites, les coinportements, la langue la dénoncent encore comme fondamentale. En vérité, ce n'est pas l'idée évoluée — celle qui nous est familière, celle qui suppose le ministère des dieux « témoins » et révélateurs — qui peut expliquer le recours au serment, puisque le moment où elle s'épanouit est celui de la déchéance du serment. L'efficacité de celui-ci résulte de la situation d'ambivalence qui est celle du jureur : un texte précieux23 nous dit qu'il est ἐναγής, 20. Voir l'article f o n d a m e n t a l de E. BENVENISTE, L ' e x p r e s s i o n d u s e r m e n t d a n s l a Grèce ancienne, in r e v u e de l'Histoire des Religions, 134,1948, p. 81 et suiv. 21. E . CASSIN, D a n i e l d a n s la fosse a u x lions, i n Revue de l'Histoire des Religions, 139, 1951, p. 129 et s u i v . D a n s ce cas e x t r ê m e , q u i est celui de l'ordalie j u s t i f i a n t e , n o u s s o m m e s à u n p l a n de v é r i t é o ù le f a i t h i s t o r i q u e d e v i e n t totalem e n t indifférent : le * c r i m e » a é t é c o m m i s e n effet, e t s a n s conteste, m a i s il n ' e n est plus d u t o u t q u e s t i o n , il e s t en q u e l q u e s o r t e volatilisé. 22. L e « plus a n c i e n t é m o i g n a g e » est le t é m o i g n a g e h o m é r i q u e : il est r e m a r q u a b l e p a r u n e espèce d ' é q u i v o q u e e n t r e d e u x n o t i o n s d u s e r m e n t (cf. P . STENGEL, D i e griech. Kultusalt., p. 123). S u r la p e r s i s t a n c e d e l a n o t i o n f o n d a m e n t a l e ( d u c o n t a c t avec la chose sacrée), ID., Opferbrâuche der Oriechen, p. 78 et suiv. 23. SOPH., Œ d . roi, 656. Cf. P . CHANTRAINE e t 0 . MASSON, S u r q u e l q u e s t e r m e s d u v o c a b u l a i r e religieux des Grecs, in Festschr. A . D e b r u n n e r , 1954, p . 89.

exactement dans l'agos — d a n s un sacré qui est l'espace inhumain des puissances terribles —, en même temps qu'il indique, contrepartie de l ' é t a t de maudit, l'espèce de respect qu'il commande chez les assistants. Si le serment a pu avoir autorité, c'est d'abord p a r là : le plan de pensée n'est point celui de l'enquête. Dans un droit déjà technique, certaines applications du serment sont bien significatives. Il y a encore des témoignages de cojuration en Grèce : ils confirmeraient le sens de cette institution très répandue et qui ne doit pas être considérée comme une excroissance ou un artifice : t o u t au contraire, elle a valeur de cas typique. Dans les matières qui intéressent la famille n o t a m m e n t , elle a pu aller de soi : la famille fait corps. On ne saurait voir dans les cojureurs des garants même précaires de « vérité », des informateurs t a n t soit peu valables sur un fait passé. Leur office ne le comporte pas : le plus souvent, ils n ' o n t pas connu le fait. Aucune interprétation « intellectualiste » ne peut rendre compte du caractère essentiel de cet office, qui est d'être collectif, ou pour mieux dire communautaire : la cojuration est une affirmation de solidarité qui v a u t au regard de la justice par la force religieuse que lui confère le serment. Les droits définissent les cas où elle aura effet : elle ne peut avoir d'effet qu'absolu. L'espèce la plus remarquable peut-être est celle où le juge prête serment — entendons par là un serment dont la sentence ellemême s'accompagne à peine de nullité. Il s'agit d'une pratique dont les prolongements s'aperçoivent en Grèce classique, mais que nous connaissons directement dans le droit de Gortyne. On a vu qu'à Gortyne le serment de la partie ou le témoignage qu'elle produit ont un effet déterminant. Mais, si le premier n'est pas prescrit ou si le second n'est pas possible, la décision — qui est nécessaire, qui est même formellement obligatoire p o u r le juge — ne peut être obtenue que p a r une espèce de coup de force. Il faut une garantie à la décision : il est significatif que ce soit la même qui, en droit commun, est fournie p a r la partie elle-même. Le serment en question ne peut être qualifié ni promissoire ni déclaratif24 : il est un moyen consécrant par lequel le juge donne autorité à sa sentence en engageant sa personne. De fait, la décision qui lui est imposée revêt parfois un aspect d'arbitraire. A la limite, il crée la vérité en la définissant ; et, ce passé auquel nous dirions que le juge se réfère, il n'est pas question qu'il y accède

24. Cf. Droit et société d a n s la Grèce ancienne, p. 64.

dans une hypothèse où les « modes de preuve » font justement défaut. Par comparaison le témoignage ferait figure de preuve « rationnelle ». Dans le principe, il n'est ni plus ni moins rationnel que le serment, auquel il n'y a pas lieu de le croire postérieur suivant une prétendue loi d'évolution. Ce qui est vrai, c'est qu'à la différence du serment, qui ne peut dépasser ses possibilités primitives et qui perd à la fois sa vertu et sa raison d'être quand s'est altérée sa nature religieuse, le témoignage se prête à une utilisation positive, c'est-à-dire qu'il pourra permettre au juge et à la société un contrôle plus ou moins effectif et leur donner prise sur un temps qui se qualifierait par là même de social. On n'en est pas là pour commencer. Le passage est même assez long à se faire : il est instructif de constater, dans un droit aussi avancé que celui de l'Athènes classique, un état encore indécis, un conflit qui n'est pas encore résolu entre deux conceptions qu'on a pu formuler dans les termes suivants : le témoignage comme devoir envers la justice, le témoignage comme obligation vis-à-vis de la partie qui le produit25. Bien des traits de l'institution révèlent encore le principe d'une partialité nécessaire et avouée, — la persistance d'une solidarité (qui jouerait à un autre plan que la cojuration) entre la partie et le témoin. Que la notion de vérité y soit intéressée, on le voit bien ; nous signalerons seulement un incident normal de procédure. Lorsqu'un témoin est cité — ce témoin qui peut être appelé à jurer si l'adversaire le requiert et s'il consent à rester dans le jeu —, il n'a pas d'autre moyen de se récuser dans l'hypothèse inverse que de prêter ce qu'on appelle (à juste titre) un serment d'ignorance26. Cette exomosia, qui est au sens plein un désaveu, ne peut porter sur le fait historique : elle est essentiellement négative ; le témoin est tenu de jurer qu'il ne sait pas ce qu'on veut lui faire dire. Le plus souvent, il « saura » autre chose et peut-être le contraire ; mais il n'est pas au pouvoir de la justice d'utiliser une connaissance qui est, pour ainsi dire, en dehors de son champ de vision. C'est que les destinées du témoignage ont été durablement influencées par les conditions primitives de son emploi. Une donnée d'histoire est suggestive : les témoins que nous voyons figurer dans la loi de Gortyne, c'est ce qu'elle appelle les témoins de droit, ceux que nous appellerions des témoins instrumentaires,

25. E. LEISI, Der Zeuge im attischen Recht, p. 38. 26. Of. J. H. LIPSIUS, Das attische Recht und Rechtsverfahren, p. 878 et suiv.

ceux qui ont assisté auparavant à la réalisation d'un acte ou au constat d'un fait. Et dans les droits archaïques en général, qu'il s'agisse d'un transfert de bien ou de la dénonciation d'un délit, les témoins sont d'abord ceux dont l'assistance (au double sens du mot) a conféré à l'acte ou au fait sa vérité juridique. Ils peuvent être appelés à faire office de témoins dits probatoires ; ils « témoigneront » devant la justice. C'est là une fonction secondaire, puisqu'elle suppose l'organisation du jugement : comment s'exercera-t-elle et dans quelle intention ? En réalité, les témoins restent des assistants, devant le juge ils continuent à en faire office, ils transportent en quelque sorte avec eux une certitude qui s'impose. Ils sont, dans leur désignation même, ceux qui « savent »27 ; mais ce savoir est enfermé en eux. La communication d'un passé ne pourrait se faire que par la discussion du témoignage : on ne le discute pas. Cette notion s'accuse encore dans une procédure dont l'archaïsme se prolonge jusqu'en plein IVe siècle. La diamartyrie28 est Un témoignage qui a la vertu de barrer une action en justice, notamment au bénéfice de l'héritier sien qui oppose le droit de sa saisine à une pétition d'hérédité. Vertu qui peut rester théorique : en fait, comme le témoignage peut être attaqué, on revient par un détour à un débat proprement judiciaire : l'action « en faux témoignage » est ici, quant au fond, une action successorale. Mais il apparaît qu'il a fallu composer avec l'archaïsme, et la maladresse de l'adaptation dénonce la coexistence de deux notions du témoin : l'une, moderne, celle du témoin judiciaire, qui ne peut prétendre qu'à une autorité relative et sous bénéfice d'inventaire — celui-là atteste des faits ou une situation, c'est-à-dire du passé ; l'autre, celle du garant dont l'intercession a plein effet par elle seule et dont le statut est de même ordre que celui du vindex romain29 — celui-là interdit plutôt qu'il n'atteste ; et, devant le magistrat, le contenu de son témoignage est significatif : il n'apporte même pas, à l'appui d'un titre, la connaissance d'une situation « acquise », il énonce ce fait négatif qu'il n'y a pas lieu à attribution judiciaire. — Retour à un prédroit dont il a bien fallu que le droit commençant accepte les données de base. La valeur de la preuve ne réside pas dans une induction : elle ne se fonde pas sur l'hypothèse d'une crédibilité relative ou revisable. Elle est institutionnelle, c'est-à-dire qu'elle dérive d'un système 27. Sur les désignations du « témoin s, cf. LEISI, o. 1., p. 3 et suiv. 28. Cf. Droit et société dans la Grèce ancienne, p. 83 et suiv. 29. Sur la notion du vindex et de son pouvoir, cf. NOAILLES, 0. L, p. 54 et suiv.

de conventions où le signifiant tend à absorber le signifié. Pour autant que le signifié est du passé, la preuve n'est pas faite pour mettre le juge en rapport immédiat avec lui. — Tel est l'état archaïque dont le droit se dégage, — mais ne se dégage pas du premier coup. CRÉANCE ET ANTICIPATION

La question qu'on aborde maintenant est, au plus large sens du mot, celle du crédit. Et le mot est, en effet, assez parlant, car il s'agit de savoir quelles croyances portant sur l'avenir — quelles « attentes » — apparaissent valables. Pour employer une expression anachronique, nous dirons que c'est le droit des obligations30 qui est en cause. Ce qui est statutaire est d'un autre ordre : dans un droit archaïque, c'est beaucoup. Une famille, plus précisément une maison, transcende la durée, elle est proprement éternelle : c'est cette nature que reflète la double technique de la filiation légitime et de l'adoption de l'hérédité « testamentaire » au stade le plus ancien. Le temps, ici, ne fait rien à l'affaire ; c'est dans le « contrat » qu'il apparaît. Pour fixer les idées, rappelons d'un mot ce qu'est la conception moderne, qui est d'ailleurs une conception romaniste, celle que le droit romain a formulée à la fin de la République pour la catégorie du « contrat consensuel » : le propre de celui-ci, c'est que, dès le moment où il est conclu et par le seul fait de l'accord, il entraîne pour un temps à venir des obligations exécutoires. Psychologiquement, la certitude d'une sanction (par voie d'action en justice) et le sentiment de déterminer le futur (par l'assurance d'une prestation différée) sont en relation réciproque. Il n'en est pas de même pour d'autres humanités et dans d'autres conditions historiques. Qu'une prestation — chose ou acte — puisse être assurée d'avance, des sociétés dites inférieures l'admettent ; mais, 30. D a n s ce d r o i t des obligations, a p r è s t o u t , e n t r e r a i t u n d o m a i n e d o n t n o u s ne t r a i t o n s p a s ici : celui d u d r o i t i n t e r n a t i o n a l — t r a i t é s e t e n g a g e m e n t s qu'ils c o m p o r t e n t . E t , en dehors, il y a u n a u t r e d o m a i n e q u i d o i t intéresser, c'est celui d u « d r o i t public » : la loi, p a r définition p o u r r a i t - o n dire, s t a t u e p o u r le f u t u r ; n o t i o n c a r d i n a l e d a n s la cité a n t i q u e , e t q u i y est parfois considérée c o m m e f o n d a n t le d r o i t d a n s s o n ensemble, e t p a r c o n s é q u e n t la v a l i d i t é des s i t u a t i o n s e t des a c t e s d a n s la durée. I l y a u r a i t , d u reste, à voir d a n s q u e l sens — e t a v e c quelles t i m i d i t é s à l'occasion — les lois les plus a n c i e n n e s p o r t e n t s u r l ' a v e n i r . Mais n o u s s o m m e s l à d a n s l ' o r d r e t p o l i t i q u e s p l u t ô t q u e * jurid i q u e *.

n a t u r e l l e m e n t le p e n s e n t à l e u r f a ç o n . Ce s o n t les s o c i é t é s q u ' a v a i t e n v u e l ' E s s a i s u r le d o n ; o r , e n t r e M a u s s e l D a v y , u n e c u r i e u s e o p p o s i t i o n se d e s s i n e u n i n s t a n t : le s e c o n d , p r é o c c u p é d e s a v o i r C o m m e n t se f a i t la s o u d u r e e n t r e « les d e u x m o m e n t s d u t e m p s » ; l ' a u t r e é c a r t a n t le p r o b l è m e e t s e d o n n a n t d ' e m b l é e , p a r c e q u ' i l l a t r o u v e chez les sujets, la n o t i o n d e crédit31. Ce n ' e s t p a s n o t r e affaire d'en discuter. Mais l'occasion nous est fournie d'insister à n o u v e a u s u r u n e s i n g u l a r i t é d e l' « h i s t o i r e d e s f o n c t i o n s » : l e p r o g r è s n ' e s t p a s l i n é a i r e , il p e u t y a v o i r d e s r é g r e s s i o n s a p p a r e n t e s . E n e f f e t , il n ' e s t p a s d o u t e u x q u e , d a n s u n e m e n t a l i t é p r é j u r i d i q u e b i e n a t t e s t é e p o u r la Grèce32, u n e certaine n o t i o n d u c r é d i t a l a r g e m e n t f o n c t i o n n é : c'est celle qui, à b a s e d e générosité, c o m m a n d e les g é n é r o s i t é s c o m p e n s a t o i r e s , — celle q u i se p r o l o n g e , a u s s i b i e n , d a n s u n e e s p è c e c a r a c t é r i s t i q u e d e l' « a m i t i é » s e l o n A r i s t o t e ( É t h . N i e . , 1 1 6 2 b - 1 1 6 4 b ) . O r , le d r o i t c o m m e n ç a n t n e r e c o n n a î t p a s la d e t t e d a n s ce sens e t n e p o u r r a l ' a p p r é h e n d e r d a n s u n a u t r e q u ' à la suite de t o u t u n t r a v a i l m e n t a l ; le droit, système de sanctions judiciaires, ne sanctionne pas d'abord l ' e n g a g e m e n t p o u r le f u t u r , o u n e le s a n c t i o n n e q u e d a n s d e s c o n d i t i o n s o ù la p e n s é e d u t e m p s c o m m e tel n ' a p a s sa place. S u r le p r e m i e r p o i n t , c'est la Grèce, c o n n u e à d a t e p l u s a n c i e n n e et d'ailleurs plus a r c h a ï q u e à sa façon, qui nous fournit des données. L o r s q u e A r i s t o t e a t t r i b u e à l ' o p é r a t i o n m ê m e « m e r c a n t i l e » u n c a r a c t è r e « p l u s l i b é r a l » si e l l e a l i e u s î ç X p Ó v o v , il i n d i q u e p a r l à q u ' à la limite elle s o r t d u c h a m p d u « légal » (c'est-à-dire d u judic i a i r e ) , e t il p e n s e d é j à à l ' é t a t j u r i d i q u e q u ' i l s i g n a l e p l u s l o i n c o m m e se p e r p é t u a n t d a n s c e r t a i n e s cités g r e c q u e s d e son t e m p s . Ce d e r n i e r t é m o i g n a g e , c o r r o b o r é p a r celui d e T h é o p h r a s t e q u a n t a u droit positif e t p a r celui d e P l a t o n q u a n t a u droit idéal, est d'un intérêt majeur longtemps faveur des d e t o u s les Ttlcmv, a u

: il e s t a v é r é q u e ,

pendant

plus ou moins

e t s u i v a n t u n e c o n c e p t i o n assez t e n a c e p o u r g a r d e r la philosophes, on n'a pas admis l'exécution en justice c o n t r a t s « o ù l ' u n e d e s p a r t i e s s ' e s t f i é e à l ' a u t r e » (KOtià s e n s b i l a t é r a l d e la b o n n e foi d u d é b i t e u r e t d e la

c o n f i a n c e d u c r é a n c i e r ) . C r é a n c e , c r é d i t — a n t i c i p a t i o n : la m a c h i n e d u d r o i t n ' a p a s p r i s e s u r le t e m p s . E n t r e t o u s , le c a s d e la v e n t e e n G r è c e p e u t n o u s r e t e n i r , c a r p l u s q u ' u n a u t r e i l e s t d e d r o i t p u r ; il a é t é d u r a b l e ; i l e s t d ' a u tant

plus

significatif

qu'il

ne

s'agit

pas

d'une

opération

très

31. M. MAUSS, Sociologie et anthropologie, p. 200 ; G. DAVY, L a foi jurée, P. 207, cf. p. 109. 32. Cf. A n n é e sociol., 3e série, 1951, p. 27 et suiv. [supra, p. 180 et 8uiv.].

ancienne ; et il a l'intérêt de nous offrir comme une expérience différentielle, par comparaison avec le droit romain sensiblement plus « évolué » et où la vente est justement devenue le type du contrat consensuel. Que les deux parties aient convenu d'ajourner leur prestation, nous dirions qu'il y a obligation de livrer pour le vendeur, obligation de payer pour l'acheteur : en droit grec, il n'y a d'obligation ni de part ni d'autre. C'est le principe, du moins : dans un état complexe de vie sociale, il a fallu s'arranger ; outre que l'obligation commence à s'affirmer isolément, et tardivement, dans la zone du droit commercial, il y a des moyens latéraux pour assurer l'exécution et qui, empruntés à une pratique traditionnelle, n'en fournissent pas moins dans un nouveau climat juridique l'équivalent d'une traite sur l'avenir. Mais la conception négative est bien au point de départ ; et il est remarquable qu'en théorie — il y a toujours théorie dans le droit, au moins implicite — elle se soit prolongée à travers les siècles33. Aristote ne craint pas d'étendre à l'ensemble de la vie contractuelle (TCOV ἐκoυσίων ) ce qu'il dit de la carence systématique des droits anciens ; et si on l'entend, comme il l'entendait sans doute, du contrat au sens moderne, son témoignage est précieux dans sa lettre même : la vente en donne d'ailleurs une assez bonne illustration. Il y a pourtant, très anciennement, des opérations bilatérales qui semblent bien comporter pour les parties spéculation sur le futur et auxquelles le droit commençant ne marchande pas son concours ni ses rigueurs : Shylock est de la partie. Il faut voir dans quelles conditions le droit intervient, et dans quelle perspective. Les moyens par lesquels est réalisée la situation de « débiteur » ou plutôt d' « obligé » au stade préjuridique sont apparemment des symboles efficaces, comme il s'en est perpétué en droit romain. Leur effet propre, sans référence explicite à l'avenir et sans rapport avec la notion psychologique d'une obligation ou d'une satisfaction future, c'est de produire un changement d'état chez le partenaire. En cela consiste la vertu opératoire du « contrat », celle qui permet l'exécution consacrée par le magistrat. Une première forme, brutale, c'est l'asservissement. Elle a été éliminée plus ou moins, et plus ou moins tôt, en Grèce et à Rome, mais, aux temps anciens de l'une et de l'autre, la condition des serfs de la dette est célèbre : juridiquement distincte de l'esclavage proprement dit, elle peut qualifier une véritable classe dont 33. F. PRINGSHEIM, The greek law of sale, 1950.

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l'état d'infériorité à la suite d'un engagement formel a peut-être eté favorisé par une différence initiale de statut. Pour notre propos, et en dépit des discussions infinies dont il a été l'objet, le nexum romain fournit des informations pertinentes. Il est bien une opération juridique : il ne peut pas pour autant être qualifié contrat ; d'abord parce que son efficacité réside dans un rite proprement dit — l'acte « par l'airain et la balance » — suivant une pensée qui reste celle du prédroit ; mais aussi parce qu'il n'anticipe pas véritablement sur l'avenir. Son effet est immédiat : On a pu le définir une mainmise sur la force de travail de l'obligé34 ; le rite crée une condition inférieure, qui pourra permettre dans la Suite les mesures d'exécution les plus féroces, mais en vertu d'un « engagement » au sens le plus concret et qui s'opère par l'acte même. Cette forme était destinée à ne pas durer : une autre, plus plastique en l'espèce, est justement remarquable par la transition qui s'y indique. C'est celle du serment. Les anciens reconnaissent que le serment a d'abord été un mode très général de la « promesse ». Or, qu'il soit promissoire ou déclaratif, son mode d'action est exactement le même dans le principe : il porte le même nom, il exige les mêmes rites, le même procédé réalise un changement d'état. Sous un régime de droit, la pensée s'est naturellement usée, dans la fonction contractuelle comme dans la fonction probatoire. Il en reste quelque chose à la limite, témoin la sponsio romaine qui retient dans son nom même l'idée de la « libation » comme élément efficace de l'opération sacramentaire : malgré son extrême simplicité qui réduit l'acte à la plus petite expression, puisqu'il consiste en l'échange de verba très brefs, il est toujours senti comme foncièrement différent des actes « sans forme » dont il est pourtant si voisin ; souvenir de cette vertu du serment qui lui fut d'abord immanente et qui agissait dans l'immédiat. Au demeurant, une ligne d'évolution se dessine dans le sens d'une représentation temporelle : la plus ancienne formule (spondesne ? spondeo) exprime au présent un état du débiteur qui est l'état d' « engagement » ; des formules plus récentes comme dabisne ? dabo, au futur, suggèrent cette avance sur l'avenir qui est essentielle au contrat moderne35. Il y a une autre série de fait : il y a le chapitre de ce qu'on appelle la garantie — « réelle » dans le gage ou « personnelle » avec

34. NOAILLES, o. L, p. 110 et suiv. 35. Cf. P . HUVELIN, Études d'histoire d u droit commercial r o m a i n , p. 291, n. 3.

la caution. A un niveau plus ou moins récent de pensée juridique, l'idée de garantie est celle d'un moyen « accessoire », donc extérieur à l'opération contractuelle, et qui fournit une assurance supplémentaire d'exécution ; elle est, par définition, tournée vers l'avenir. Dans un état ancien dont nous avons le témoignage direct ou indirect, la notion est tout autre : la garantie n'y est pas accessoire, elle est constitutive d'opérations qui n'auraient pas de vertu sans elle, l' « obligation » est véritablement incorporée en elle. Le créancier se satisfera sur le gage, il exécutera la caution : en dehors de l'un ou de l'autre, il n'a pas où se prendre. Ce qu'il acquiert d'abord, c'est un pouvoir, une mainmise : il l'acquiert dans le présent ; le centre de référence ne peut être le contrat en tant qu'il signifie anticipation. Le cas de la « garantie personnelle » appellerait certaines remarques : nous sommes en présence d'une notion très large et qui offre l'intérêt de nous montrer la corrélation, dans une unité vivante, de l'institution, de l'état de société et d'un type de représentation — on dirait volontiers d'une optique. Il y a dans les droits archaïques un personnage multiforme, et dont les espèces sont d'ailleurs distinguées dans le vocabulaire, mais qui doit la généralité de son office à une situation préjuridique et précontractuelle qui est à définir d'abord : dans toute une série d'hypothèses, le lien entre deux parties ne peut se constituer d'emblée et tout seul : il y faut le ministère d'un tiers ; de même que certaines situations (par exemple quand il y a mainmise sur un individu qui n'a pas qualité pour se défendre) peuvent se résoudre par un coup de force, qui est encore l'intervention autorisée d'un tiers. Un de ces tiers est la caution proprement dite36. Le cautionnement paraît bien avoir lieu d'abord, comme fait de solidarité familiale ou quasi familiale, dans les cas où la coutume admet le rachat d'un coupable soumis en principe à la vengeance privée : tel l'adultère pris en flagrant délit. L'office du garant est, pour le moment, de libérer d'une mainmise de l'offensé celui qui va devenir un « débiteur ». Cette intercessio est le fait fondamental. Mais elle oblige le garant, et il faut voir en quel sens. Le garant ne promet aucune prestation de son chef, même pour le cas d'insolvabilité du débiteur. Sa plus ancienne obligation, c'est, faute de paiement, de remettre le débiteur au créancier à fin d'une exécution provisoirement suspendue : le rôle qu'il assume est un 36. Cf. J . PARTSCH, Griechisches Bûrgschaftsrecht, 1909.

rôle de gardien — assez tard encore il arrive qu'il tienne le cautionné en chartre — pendant le court délai qui est celui d'un sursis. Il est soumis d'avance à l'exécution sur sa propre personne ; il l'est seul : s'il l'est seul, c'est qu'il crée dans le moment même Une situation qui est d'ores et déjà une « satisfaction » ; moyennant l'autorité qui lui appartient, il est un lien vivant, il incarne la vertu de l'accord. L'idée d'une garantie personnelle peut se présenter sous un autre aspect. L'auctor romain est celui qui « donne son fondement à une situation juridique »37 nécessitant par hypothèse 1' « accroissement » que le mot signifie dans son étymologie : ainsi le tuteur qui peut confirmer valablement un acte passé par le pupille. P. Noailles, après avoir étudié les variétés et applications multiples de l' auctoritas, constate que, « comme toutes les puissances du droit archaïque..., [elle] était primitivement conçue sur le type du droit pur et simple, sans obligation ni sanction ». Ce qui veut dire que, nécessaire pour donner valeur juridique à un acte ou à Une situation, elle ne comporte aucune référence à un avenir en fonction duquel l'auctor assumerait une responsabilité. Pareils états, qui relèvent encore du prédroit, sont ceux auxquels le droit organisé a d'abord affaire. Deux observations sont également instructives. L'une, c'est que le changement qui tend vers la notion moderne — et, par excellence, temporelle — de la garantie ne s'est pas accompli intégralement ; en Grèce du moins où certaines formes de cautionnement ont maintenu leur archaïsme et où le concept du cautionnement comme «sûreté accessoires n'a pu s'élaborer. L'autre, c'est que, dans un cas au moins --mais c'est un exemple privilégié —, nous voyons sortir de l'auctoritas primitive une autre auctoritas qui vise par définition l'avenir en ce qu'elle crée une responsabilité : et c'est un cas où le fonctionnement de l'institution judiciaire apparaît cause déterminante. Il s'agit de la garantie contre l'éviction qui a été exigée, assez tôt du reste, de l'aliénateur dans la mancipation : personnage dont la présence muette donne « autorité », en effet, à l'acte d'appréhension et de maîtrise du nouveau propriétaire, - mais sans qu'il assume d'abord, vis-à-vis de celui-ci, l'obligation de le défendre en justice le cas échéant ; l'obligation ne s'impose que postérieurement, et c'est le jeu de la procédure qui l'a fait émerger38 ; mais, dès lors, la mancipation a cessé d'être un acte dans le présent. 37. NOAILLES, o. l., p. 274. 38. NOAILLES, op. cil., p. 223 et suiv.

D'autres évolutions, naturellement, s'offriraient à l'analyse39. Histoire multiple, ondoyante, diverse suivant les plans et suivant les droits. Mais, si le dessin général fait apparaître dans la notion de l'avenir une contre-partie à la notion du passé, il n'y a pas là une symétrie tout extérieure ; à l'occasion, nous saisissons le joint : le rôle du « témoin instrumentaire » fait penser à celui de l'auctor ; les fonctions primitives sont homologues, les destinées sont comparables — dans les deux directions opposées. L'intégration du passé et l'intégration de l'avenir sont complémentaires : par comparaison avec l'état archaïque, elles correspondent à un autre type de vérité. LES SÉQUELLES D'ARCHAÏSME Si, au moment où s'instaure une justice proprement dite, le juge n'est qualifié ni pour pénétrer dans le passé ni pour sanctionner une emprise sur le futur, cette attitude négative ne saurait être considérée abstraitement. D'une part, l'institution judiciaire est orientée vers une pensée « objective » du temps et de l'enchaînement temporel. D'autre part, celle-ci suppose son antithèse : la technique du droit, à ses débuts, trouve en face d'elle toute une série d'action humaine qui s'adosse, si l'on peut dire, à un temps que nous qualifierions de mystique. Il est possible, en effet, de repérer dans les conduites juridiques les plus anciennes les témoignages ou les survivances de conceptions qui s'apparentent à celles que H. Hubert définissait sous le titre de représentation religieuse du temps. Si menus qu'ils soient, ils ne sont pas seulement matière à curiosité : ils ont le double intérêt de nous montrer les formes du temps qui ont eu à être dépassées et de nous 39. Celle des arrhes p a r exemple. L ' é t a t ancien, d o n t on a p e r ç o i t des survivances, est celui d u g a g e e t de sa v e r t u p r o p r e d'obligation (le m o t à p p a Ç w v est u n m o t e m p r u n t é à u n e l a n g u e s é m i t i q u e ; on ne le c o n n a î t d ' a i l l e u r s q u ' e n h é b r e u ; m a i s le t e x t e où il figure, Gen., 38, e s t b i e n significatif : c ' e s t l'histoire de J u d a e t de T h a m a r ) . D a n s le c o m m e r c e c o n t r a c t u e l , n o u s v o y o n s les a r r h e s utilisés, p a r t i c u l i è r e m e n t d a n s la v e n t e , p o u r créer l a t é r a l e m e n t e t p a r t i e l l e m e n t l ' o b l i g a t i o n q u e la v e n t e n e c o m p o r t e p a s p a r elle-même. E m p l o i q u a s i concerté d a n s le p r i n c i p e : e t o n reste t o u j o u r s d a n s le p r é s e n t . Mais l a généralité m ê m e d u p r o c é d é d e v e n u t e c h n i q u e favorise c e t t e psychologie c o m m e r c i a l e p o u r laquelle l a v e n t e à t e r m e , quelle q u e s o i t l a l e t t r e d u droit, e s t b i e n u n e o p é r a t i o n v a l a b l e s u r le f u t u r . A u delà, il y a encore u n a u t r e é t a t , m a i s s e u l e m e n t en d r o i t r o m a i n : les a r r h e s n ' o n t plus q u ' u n e v a l e u r p r o b a t o i r e , p a r r a p p o r t à u n c o n t r a t d o n t la v e r t u a n t i c i p a t i v e est a s s u r é e d ' e l l e - m ê m e ( a r g u m e n t u m emptionis uenditionis contractae).

faire constater l'inflexion qu'elles subissent dans le moment où le droit les accueille plus ou moins et comme à son corps défendant. La notion de période, comme d'une partie concrète de temps hétérogène aux autres moments de la durée, appartient, en Grèce comme ailleurs, à la sphère proprement religieuse ; elle eut aussi son rôle dans une organisation préhistorique de la souveraineté, et le traditionalisme de Sparte perpétuait encore, au Ille siècle av. J-C., l'usage de consulter tous les neuf ans les signes célestes, pour savoir si le roi devait être maintenu en fonction. Quelque chose de cette pensée « primitive » affleure encore, isolément du moins, dans des pratiques qui intéressent le droit. L'idée qu'une dette s'éteint Par l'expiration d'une certaine durée qui en est indépendante et qui lui impose son rythme, cette idée qu'illustre bien l'usage ou la théorie de l'année sabbatique, se retrouverait dans une curieuse disposition de la loi Spartiate : « Après la mort d'un roi, son successeur libère, au début de son règne, tous les Spartiates qui avaient une dette envers le roi ou envers l'État. »40. La donnée est assez complexe ; l'idée de joyeux avènement, le caractère personnel de la dette « intransmissible activement », le jumelage du roi et de cette entité abstraite qu'est le δημόσιoν : tout cela interfère avec une notion que justement la « dette envers l'État » permet d'avérer, à savoir celle d'une durée sui generis qui ne peut outrepasser la durée de l'être royal. — Une conception analogue du temps rythmé est encore présente, dans une pensée « politique » plus élaborée, à Athènes même et à la faveur d'un formalisme persistant : lors de son installation, l'archonte « fait proclamer par voix de héraut que chacun reste maître et possesseur, jusqu'au terme de sa magistrature, des biens qu'il possédait lors de son entrée

en

c h a r g e »41.

D'autres notations seraient de portée plus large : certaines catégories juridiques ne laissent pas de prolonger, dans une continuité naturellement inconsciente, une notion concrète et réaliste du temps : il est permis de reconnaître, dans leur fond, l'idée d'une vertu du temps, véritable vis a iergo dont l'efficace est la même quand, venue du passé, elle agit sur l'actuel, ou lorsque, orientée vers l'avenir, elle se manifeste comme productive. Nous nous contenterons d'une allusion à la coutume, parce que le droit coutumier ne semble pas faire office de catégorie dans l'Antiquité classique : c'est plutôt dans le domaine religieux qu'elle pourrait

40. HÉROD., V I , 59. 4 1 . A R I S T . , C o n s t . d ' A t h . , 5 6 , 2.

retenir l'attention42 ; il reste que la coutume elle-même est une réalité juridique et que l'autorité qui est reconnue à la tradition comme telle43 implique la notion active d ' u n temps qui justifie et qui consacre. La même notion, sous un aspect un peu différent, n'est sans doute pas étrangère à une institution d'ailleurs très positive : la prescription, dans ses différentes espèces, peut apparaître comme un a v a t a r juridique ; le temps « consolide » une possession — fonde une propriété —, le temps protège en s'interposant, il interdit une action, c'est-à-dire dans le principe une poursuite. L'idée motrice pourrait bien être celle de libération, — et les antécédents lointains s'aperçoivent : pour la pensée religieuse, le temps a, concrètement, une puissance d'usure (« m a souillure s'est usée », dit l'Oreste d'Eschyle), et qui s'exerce au long d'une durée définie par des nombres sacrés. Bien entendu, la transposition a été assez complète pour rejeter dans l'oubli les raisons primitives : ce qui est plus remarquable, c'est le rationalisme inopérant qui tente de justifier après coup une institution qui ne se justifie pas rationnellement44 ; c'est aussi, de la p a r t du droit, une certaine liberté dans l'usage d'une notion d o n t il ne peut se passer en effet, mais qu'il a d a p t e à ses fins propres45. A côté des modèles temporels d o n t on peut se demander si, a v a n t d'être admis dans la mentalité juridique, ils n ' o n t pas eu à se constituer dans une autre zone, il en est un pour lequel la question ne se pose pas, et d o n t la destinée est assez remarquable : il s'agit du fonctionnement de l'intérêt, du « produit » de la richesse. Le modèle de l'intérêt, c'est dans u n procès de la nature qu'il est à voir : non pas, à vrai dire, dans les productions de la terre (la dîme des céréales est chose d ' u n autre ordre), mais, spécifiquement, dans le croît du bétail (qui m a r q u e une 42. E n quoi consiste l a v e r t u d u t e m p s ? Chez SOPHOCLE, Atii., 450 et suiv., la q u e s t i o n n e se pose p a s : l a règle religieuse d o n t il s ' a g i t s ' o p p o s e a u temporel. Ailleurs, o n s e r a i t plus voisin de la n o t i o n spécifique de l a c o u t u m e , mais l'ironie d'EURIPIDE d a n s les Bacchantes (où l a n o u v e a u t é de l a religion dionys i a q u e est justifiée p a r le r e s p e c t d ' u n passé i m m é m o r i a l ) o r i e n t e vers u n fait t r è s g é n é r a l p e u t - ê t r e e t q u ' o n n e p e u t q u e signaler : le t e m p s — « d u t e m p s s est u n é l é m e n t nécessaire ; m a i s o n ne le chiffre p a s (à moins de t o m b e r d a n s u n e c a s u i s t i q u e puérile), e t il p e u t être, en fait, assez court. 43. Sensible n o t a m m e n t d a n s les p a t r i a de gentes religieuses q u i o n t le d é p ô t d ' u n c e r t a i n d r o i t sacré, — m a i s sous bénéfice d ' i n v e n t a i r e p o u r l a cité. 44. Of. DÉM., X X X V I , 26 et auiv. ; Cic., P r o Caec., 26, 74. 45. P a r a l l è l e m e n t à ce q u e n o u s i n d i q u i o n s d e l a c o u t u m e (cf. n. 42), c ' e s t « le t e m p s » q u i est, en effet, utilisé, m a i s o n s a i t q u e d a n s les d r o i t s a r c h a ï q u e s les délais de l a p r e s c r i p t i o n acquisitive, telle l ' u s u c a p i o n romaine, s o n t , p a r nécessité empirique, t r è s brefs.

date dans le calendrier religieux). Le témoignage de la langue est formel : fenus en latin, rÔKOf; en grec assimilent l'intérêt de l'argent à la procréation animale. Et l'intérêt est certainement tout autre chose qu'une rémunération pour service rendu ou qu'une indemnité pour privation temporaire d'un bien ; ce que c'est, Varron nous le dit au mieux, dans une note étymologique dont tous les mots seraient à souligner46 : il s'agit bien de gestation et reproduction. — Toutefois, un problème se pose. Tant qu'on parle de troupeaux ou choses du même ordre, il n'y a pas de difficulté, et la pensée profonde est facile à reconnaître : c'est une pensée d'identité — l'igname, dans l'histoire de Leenhardt, est toujours la même47. Mais quand on passe à l'argent ? On comprend très bien que l'appétit du lucre et le désir de domination aient trouvé leur compte à une métaphore ; mais la métaphore, procédé artificiel de pensée, n'explique rien. Il a fallu que fût retenue, dans la transposition, l'idée d'une efficace du temps48. E t la t r a n s p o s i t i o n ne s'est p a s faite s a n s u n e résistance mentale. raisons

Aristote de

morale,

condamne

l'intérêt

d'humanité

ou

;

ce

n'est

d'économie

pas :

pour

c'est

des

parce

que l'intérêt est « contre nature49 ». Il l'est en deux sens : il n'y a pas, dans l'argent, une vertu « naturelle » de reproduction ; et, la fin de l'argent étant l'échange, l'office de « multiplication » qu'on lui assigne est contraire à son concept. Mais Aristote rappelle aussi l'analogie que dénonce le vocabulaire lui-même ; on sent qu'il y a ici un seuil : d'où les hésitations ou le refus. Tout cela n'a pas empêché l'usure comme institution : le droit la limite par intermittence — et généralement la consacre ; mais, avant qu'une mentalité mercantile pût faire apparaître l'intérêt comme « rationnel », il a fallu un travail de l'esprit sur la notion de temps, à partir de la donnée archaïque. On signalerait encore une série de faits très particuliers, mais assez caractéristiques de ce que nous appelons le tournant —et des procédés plus ou moins volontaires, plus ou moins retors, auxquels il peut donner lieu. C'est au très ancien droit romain que nous les empruntons : les Romains sont des spécialistes. Il 46. De ling. lat., I I I , ap. GTELL., N . A., X V I , 12, 7 : fenus... a fetu et quasi a f e t u r a quadam pecuniae p a r i e n t i s atque increscentis. 47. S u r c e t t e histoire q u e n o u s r a p p e l o n s e n m a n i è r e d ' i l l u s t r a t i o n , cf. 1. MEYERSON, in J o u r n a l de Psychol., 1955, p. 380. 48. D o n t la plus a n c i e n n e m e s u r e , d e m e u r é e n o r m a l e p o u r l ' i n t é r ê t , est l a d u r é e c o n c r è t e d u mois l u n a i r e (cf. ARISTOPH, Nuées, 16 et suiv.). 49. ARIST., Pol., I, 1258 b 2-8.

s'agit des actes triples, des actes qui doivent être accomplis trois fois p o u r a v o i r l e u r effet. L'obvagulatio — i n j u r e s rituelles à la p o r t e d u t é m o i n défaillant — doit être renouvelée trois jours. — L e créancier, a v a n t d ' e x é c u t e r s o n d é b i t e u r , e s t t e n u d e le p r é s e n t e r à t r o i s m a r c h é s successifs. — L a f e m m e m a r i é e t o m b e sous la m a n u s de son m a r i (c'est-à-dire qu'elle est soumise à u n régime matrimonial particulier) au b o u t d'une année, à moins qu'elle n'ait interrompu cette espèce de prescription en d é c o u c h a n t trois nuits de suite. L e fils d e f a m i l l e q u i a é t é a l i é n é t r o i s fois p a r m a n c i p a t i o n e s t libéré de la p u i s s a n c e p a t e r n e l l e . — Ces q u a t r e dispositions a p p a r t i e n n e n t t o u t e s à la loi des X I I Tables. Malgré

la

diversité

d'intention

qu'on

y

aperçoit,

elles

ont

q u e l q u e c h o s e d e c o m m u n . O n s a i t q u e le n o m b r e , m a i s s p é c i a l e m e n t le n o m b r e 3, c o n f è r e u n e e f f i c a c e à l ' a c t i o n h u m a i n e : q u a n d c e t t e p e n s é e r e l i g i e u s e d é b o u c h e d a n s le d r o i t , elle y e x i g e l a t r i p l i c i t é . M a i s il y a q u e l q u e c h o s e d e p l u s : l e s « t r o i s f o i s » d o i v e n t ê t r e c o n s é c u t i v e s ; or, l ' i d é e a p p a r a î t ici d ' u n e c o n c e n t r a tion du

t e m p s à des fins d'opération j u r i d i q u e : la d u r é e plus

ou moins v a g u e m e n t conçue, mais sentie c o m m e nécessaire à u n a c c o m p l i s s e m e n t , se t r o u v e à la fois s y m b o l i s é e e t a c t u a l i s é e d a n s u n c o u r t e s p a c e t e m p o r e l e t p a r la v e r t u de la triple répétit i o n . U n e p u i s s a n c e p a t e r n e l l e q u i s u b i r a i t u n e u s u r e p a r le f a i t d'aliénations renouvelées a u cours du t e m p s t o m b e définipar le f a i t d e trois aliénations immédiatement tivement consécutives 50. U n e b r è v e p é r i o d e d e trois n u i t s , é g a l e m e n t consécutives, a l'effet inverse, mais analogue, de r o m p r e d ' u n coup et parfois au dernier durée de prescription.

moment

ce

qu'allait

réaliser

une

L a vertu opératoire d ' u n symbolisme temporel n'est certes pas quelque chose d'inouï : à un tout autre niveau, et dans l'ordre d'une

technique religieuse d'agronomie,

Maurice Leenhardt

en

5 0 . C f . H . L É V Y - B R U H L , i n N o u v . É t . s u r le t r è s a n c . d r o i t r o m a i n , p . 8 0 e t s u i v . I l a p p a r a î t que, très t ô t — et peut-être l'intention d u législateur était-elle d é j à dans ce sens — la règle a permis d e réaliser e n u n t r a i t de t e m p s et de façon q u e nous d i r i o n s f i c t i v e o u artificielle les c h a n g e m e n t s d e s t a t u t q u e s o n t l ' é m a n c i p a t i o n e t l ' a d o p t i o n d ' u n fils d e famille. O n c r o i r a i t v o l o n t i e r s qu'il y a à la b a s e u n e disposition c o u t u m i è r e d ' a p r è s laquelle la puissance paternelle s'éteignait après trois m a n c i p a t i o n s (accomplies a u cours d ' u n t e m p s indéfini) : le m o m e n t qui n o u s i n t é r e s s e , c ' e s t celui o ù les t r o i s o n t é t é s o u d é e s , e n v u e d ' o p é r a t i o n s juridiques déterminées.

signale un exemple admirable chez ses Mélanésiens 51. Ce que l'ancien droit romain offre de particulier, c'est qu'en vue d'une efficience proprement juridique, il utilise en la transposant une pensée ancienne52 dont il accentue presque ostensiblement les significations. Mais c'est au moment où sa fonction commence à s'affirmer : notion concrète du temps, valeur des schèmes numériques — sa désinvolture le libère déjà de cet archaïsme.

L'histoire des droits antiques peut être retenue pour une étude positive de la notion de temps ; la direction générale s'aperÇoit assez : une conception abstraite se dessine, puis s'impose plus Ou moins dans tous les domaines. Sans doute, on n'aurait pas de mal à montrer que l'allure de cette histoire n'est pas la même à Rome et en Grèce : d'un côté, l'innovation a quelque chose de plus précoce et de plus décidé ; de l'autre, la pensée paraît moins dégagée de ses antécédents, et, qu'il s'agisse de la preuve ou qu'il s'agisse du contrat, témoigne parfois d'une sorte de répugnance à franchir le pas. Mais la comparaison reste valable : il y a un vecteur parce qu'il y a une orientation au point de départ, qui est l'apparition du jugement au sens propre. A vrai dire, une étrange contradiction nous est apparue. Pour le juge, dans les conditions initiales du procès, le temps n'est pas de la partie. S'il y a quelqu'un qui peut en avoir la charge — dans un tout autre sens que celui du « jugement objectif » —, c'est ce personnage du tiers, auctor, vindex, διαμαρτυρῶν, cojureur, etc., dont l'intervention est en principe décisive ; mais la justice et, par conséquent, la société qui s'exprime en elle n'assument d'abord le temps. — Refus provisoire, et qui fait partie de la règle du jeu ; mais on pressent dans quel sens va se faire la conquête : abstraction et objectivation vont résulter d'un changement de perspective. Par chance, une institution hellénique nous permet d'observer l'avènement, dans le droit, d'une fonction sociale de la mémoire : 51. M. LEENHARDT, Do Kamo, p. 105. Un chef s'aperçoit que le rythme des cultures du commun était ralenti parce qu'on ne pouvait planter avant qu'il n'ait nettoyé ses champs en brûlant la brousse ; d'où un retard dommageable. * Ce chef résolut donc de rendre ce mois au commun, en préfigurant dès son début l'incendie par un feu symbolique ». 52. L'une de ces dispositions a un antécédent, dans la loi religieuse : parmi les tabous qui enserrent la vie du flamine de Jupiter, il y a la défense de s'absenter de Rome trois nuits de suite.

c'est celle du mnèmon. Le mnèmon est le personnage qui garde le souvenir du passé en vue d'une décision de justice. L'office que signifie littéralement son nom est celui qu'on retrouve dans une désignation fréquente du témoin 53 ; mais, public cette fois et, par hypothèse, neutre, il indique un déplacement de la notion. De fait, il amorce, en Grèce même, les institutions caractéristiques d'un droit moderne que sont celles des archives et de l'enregistrement ; au demeurant, si l'appellation s'est transmise aux magistrats chargés de la conservation d'écrits54, il n'est pas douteux qu'on n'ait d'abord fait fond sur la fidélité d'une mémoire individuelle : le droit de Gortyne, qui ne connaît point l'écrit, connaît les mnèmons qui sont attachés, « records » vivants, aux magistratures. — De l'office lui-même, un double enseignement est à retenir. D'abord, il y a eu transposition — et d'ailleurs parfaite laïcisation — d'une pratique religieuse : sous le même nom de mnèmon, la légende n'a pas oublié, et elle en a même tiré un motif de conte, le personnage du « serviteur de héros », sorte de clerc apparemment, dépositaire des avertissements divins qu'il devait rappeler au moment voulu55. C'est donc d'abord dans un modèle liturgique que nous apparaît, pour la mémoire collective, un élément d'obligation qui lui soit nécessaire et essentiel. Mais à quel moment la transposition se fait-elle, dans quelles conditions l'enregistrement du passé prend-il une valeur sur le plan juridique ? — Un texte est révélateur : il n'est d'ailleurs pas tellement ancien, et c'est tant mieux car l'archaïsme s'y manifeste par la superposition de deux pensées. C'est une loi d'Halicarnasse du début du ve siècle56 qui réglemente la revendi-

53. R a p p e l o n s q u e le m o t grec le plus c o u r a n t , (jàpruç, a p p a r t i e n t à la racine smer, q u i est celle d e lat. memor. — L ' i d é e expresse d u s o u v e n i r a p p a r a î t encore à u n n i v e a u q u ' o n p e u t dire i n t e r m é d i a i r e , où n o u s v o y o n s le « t é m o i n solennel » h a u s s é à u n office d é j à public : THÉOPHRASTE, d a n s le passage q u e n o u s a v o n s cité, relève c e t t e disposition de la loi de T h u r i u m q u e les trois plus proches voisins d u fonds v e n d u r e ç o i v e n t u n e pièce de m o n n a i e « en v u e de souvenir e t de témoignage », μ ν ή μ η ς ëvEKa Kai (iapxupiaç. 54. M a g i s t r a t u r e assez générale a u t e m p s d'ARISTOTE (Polit., V I , 1321 b 31 ; 1322 b 34). — L a c o n t i n u a t i o n m ê m e d u m o t n e signifie p a s c o n t i n u i t é p a r f a i t e a u p o i n t de v u e psychologique. D e l à u n e q u e s t i o n assez g r a v e : o n p e u t se d e m a n d e r si, a u s t a d e de l'écrit, la fonction de m é m o i r e c o m m e telle n ' e s t p a s q u e l q u e p e u en régression, a u bénéfice d ' u n e t e c h n i q u e q u i n ' a plus à faire é t a t d u p a s s é représenté. C o r r é l a t i v e m e n t , o n r a p p e l l e r a i t la n o t i o n de l'écrit oblig a t o i r e p a r lui-même et v a l a n t contra f idem veritatis. 55. PLUT., QU. gr., 28 ; cf. EUSTATHE a d Od., p. 1697, 54 ; W. R . HALLIDAY, The Greek questions of Plutarch, p. 137. 56. Inacr. j u r . gr., n° 1 = Syll. Inscr. graec.3, no 41.

cation d'immeubles après une période de troubles civiques : les victimes de confiscations sont admises à faire valoir leurs droits à l'encontre de ceux qui les ont dépossédés. Le point capital, semble-t-il d'abord, c'est de savoir laquelle des deux parties aura la préférence pour le serment : p e n d a n t u n certain délai, c'est l'ancien possesseur ; le délai expiré, c'est le nouveau. On pourrait croire la question tranchée ; mais la loi ajoute : « Ce qui est à la connaissance des mnèmons décidera de l'attribution ». Il est clair que le serment n'a pas plus de portée pratique que s'il était introductif d'instance ; mais le fait qu'il n'est accordé qu'à l'une des parties — q u e l'action judiciaire est suspendue à sa prestation et que la question de la préférence est d'abord au premier plan — indique la persistance d'une ancienne conception du procès où le jeu des preuves décisoires entre les seules parties permet et impose un règlement. La maladresse de la rédaction est suggestive : le droit effectif a p p a r a î t en surimpression — c'est celui qui subordonne la solution d ' u n litige au témoignage d ' u n passé publiquement retenu et consigné. Deux niveaux de vérité juridique. La catégorie du temps a donc eu à se constituer dans le droit. Le « temps abstrait et quantitatif », c'est ici le cadre où s'affirment, à des fins d'action et de règlement, la notion d ' u n passé qui v a u t comme tel, la notion d ' u n avenir qui est assuré comme tel — deux faces d ' u n même processus de pensée qui ne peut paraître « naturel » qu'une fois qu'il est acquis. On entend bien que l'avance ne s'est pas faite isolément et comme g r a t u i t e m e n t dans la fonction sociale que nous avions en vue : le droit tient à t o u t un ensemble historique qui est celui de la cité, c'est-à-dire d'une organisation nouvelle de vie humaine. Mais il est secteur central et particulièrement sensible. Le changement ne s'y inscrit pas sans heurt. Si les premières démarches du droit accusent un souci a p p a r e m m e n t exclusif du présent, ce parti pris et cette espèce de raidissement dénoncent la brusquerie du tournant. Ce qui se perçoit dans les rites du procès le plus ancien, c'est le fait nouveau de l'institution judiciaire, organe de souveraineté collective auquel le champ est d'abord mesuré : dans le principe, le juge s'interdit de déborder la réalité actuelle des conflits ; mais, p a r le fait qu'il se les soumet, il crée les conditions d ' u n contrôle qui signifie maîtrise du temps et auquel des techniques spéciales — procédure, commerce monétaire, usage de l'écrit — p e r m e t t r o n t de fonctionner de plus en plus sûrement. Travail continu, et qui ne fut pas sans tâtonnements ni cautèles ; mais, a v a n t l'élaboration qui fut indispensable, il y a eu la m u t a t i o n qui l'a rendue possible.

3 Quelques rapports entre la pénalité et la religion dans la Grèce ancienne Les observations que je présente ici concernent une question générale dont il n'est pas besoin de souligner l'intérêt : la peine comporte en principe un certain formalisme, nous pouvons même dire un certain symbolisme, qui s'est perpétué très tard chez nous et qui est naturellement plus marqué dans les formes de société plus anciennes. Il n'est jamais oiseux de se demander quelle est la signification des rites qui l'accompagnent ou par lesquels elle s'accomplit : on peut pressentir qu'il n'y a rien de plus instructif qu'une promenade au jardin des supplices. Inutile d'avertir que la présente contribution est très modeste : tout ce que je dirai sera comme en marge d'un texte de Platon. Au IXe livre des Lois, 855 c, il est question, entre autres peines qui doivent être appliquées dans la cité nouvelle, de l'« exposition infamante des délinquants, assis, ou debout auprès des sanctuaires, à la frontière du pays »2. En fait de dispositions législa1. L'Antiquité classique, t. V, 1936, p. 325-339. Communication au sixième Congrès de l'histoire des religions (Bruxelles, septembre 1935) : elle paraît ici avec les développements que l'exposition orale ne permettait pas. 2 ... il tivaç ànôpcpouç ëSpaç il στάσεις ^ παραστάσεις de; tepà t1ti Tà Tfiç %rf)paç ëcrxaxa. Une traduction littérale n'est pas très facile : quelle différence y a-t-il entre στάσεις et παραστάσεις, et comment les derniers mots se rattachent-ils au reste de la phrase ? J e crois que les deux questions n'en font qu'une — grammaticalement. La glose de Timée à παραστάσεις (marne; 1tapa Ttva) n'est qu'une tautologie de lexicographe et ne nous instruit pas ; mais παραστάσεις étant suivi d'un complément répondant à la « question quo t, il y *

tives, Platon n'invente guère : il n'a pas imaginé cette forme de châtiment, il l'avait vu pratiquer dans sa nation. On peut le commenter par des témoignages historiques. A Athènes même, il y avait l'équivalent du pilori : certains coupables, notamment les coupables de vol, étaient exposés sur la place publique emprisonnés dans des entraves3. Hors d'Athènes, la peine de l'exposition4 est mentionnée pour différentes catégories de délinquants — banqueroutiers et débiteurs insolvables, adultères, sycophantes, déserteurs... 5. Le condamné subit cette peine debout — c'est le cas le plus fréquent — ou assis. L'exposition est précédée parfois d'une promenade ignominieuse, que Glotz6 a eu l'idée de comparer à celle des KdGapjioi, ces boucs émissaires humains qui, dans plusieurs cités, à certaines fêtes, étaient conduits à travers les rues, puis chassés de la ville dont ils avaient drainé les impuretés. Il est à remarquer, d'autre part, que cette forme de pénalité comporte parfois un matériel qui a dû présenter lieu de voir d a n s le préfixe u n e idée de m o u v e m e n t , ce q u e confirme u n e x e m p l e d'ARISTOTE (Polit., V, 1308 b 19) o ù le m o t se r a p p o r t e à u n b a n n i s s e m e n t (cf. μετάστασις). D ' a u t r e p a r t , le d o u b l e t (στάσεις-παραστάσεις p a r a î t bien m a r q u e r que, d a n s les d e u x cas, la p o s t u r e d e b o u t est imposée, p a r le m o d e m ê m e de la p é n a l i t é , a u x d é l i n q u a n t s : s e u l e m e n t , d a n s le p r e m i e r , il y a u r a i t d ' a b o r d u n e p r o m e n a d e ignominieuse — n o u s en v e r r o n s des e x e m p l e s — j u s q u ' a u x lieux o ù ils d o i v e n t s u b i r leur peine. D'ailleurs, si les m o t s giç î e p à 1CTX. n e se r a t t a c h e n t g r a m m a t i c a l e m e n t q u ' à παραστάσεις, il est p e r m i s de les r a t t a c h e r aussi, l o g i q u e m e n t , à e S p a ç e t à στάσεις. — I l y a u n e dernière q u e s t i o n q u ' o n p e u t p o s e r : n e s'agit-il q u e des s a n c t u a i r e s q u i s o n t a u x f r o n t i è r e s d u p a y s ? L ' i n t e r p r é t a t i o n q u e le t e x t e suggère s ' a c c o m m o d e m a l d u texte lui-même : on a t t e n d r a i t a u moins u n article avec îepà, et m ê m e u n e p h r a s e c o m m e Tà î e p à Tà t1tl KxX,. N e serait-il p a s plus n a t u r e l de v o i r ici, a u lieu d ' u n c o m p l é m e n t s y n t h é t i q u e , deux c o m p l é m e n t s , e t de lire — ce q u e n ' i n t e r d i t p a s l a s y n t a x e de P l a t o n — elç î e p à ἐ π ί 〈 τ ε 〉 τ ὰ xfjç xdbpaç ? Ce n ' e s t q u ' u n d é t a i l : l ' i n t e r p r é t a t i o n de l ' e n s e m b l e n ' e n e s t p a s affectée. 3. L o i citée e t c o m m e n t é e p a r LYSIAs, X , 16 e t DÉM., X X I V , 105 (cf. 103). P o u r le carcan, POLL., X , 177, c i t a n t CRATINOS ; L e x . de P a t m o s , I, P- 143 sq. ; S u m . , a.u. κύϕων ; cf. ARISTOPH., P l u t . , 465 ; ARIST., Polit., V I I , 1306 b 3. 4. Cf. GLOTZ, a r t . Poena, d a n s le Diet. des Ant., IV, p. 531. 5. ELIEN, H i s t . var., X I I , 12 ; DIOD., X I I , 12, 2 ; NIE. DAM., F r . hist. gr. J a c o b y , 9 0 , 1 0 3 ; HÉSYCH., s.r. à K p î c m o ç . L e s peines ignominieuses de cet o r d r e o n t été étudiées r é c e m m e n t p a r K . LATTE, in Hermes, 1931, p p . 154 et suiv. L e scepticisme de L a t t e s u r l a v a l e u r d e certains r e n s e i g n e m e n t s n ' a q u ' u n e p o r t é e r e l a t i v e : si n o s t é m o i n s p e u v e n t ê t r e i n e x a c t s s u r q u e l q u e p o i n t , ils n ' o n t p a s i n v e n t é ces f o r m e s de p é n a l i t é . Q u a n d , p a r exemple, D i o d o r e n o u s d i t q u e , d a n s l a loi de C h a r o n d a s , le « s y c o p h a n t e e é t a i t p u n i de l'exposition, o n p e u t b i e n d o u t e r q u ' u n tel délit a i t figuré d a n s u n d r o i t a n c i e n ; m a i s n ' e s t - c e p a s a u s s i q u e l q u e délit a n c i e n c o m m e celui des « m a u v a i s e s p a r o l e s t q u i se c a c h e sous ce nom moderne ? 6. Solidar. de l a f a m , d a n s le dr. crim., p . 25.

primitivement un sens religieUX7 ; à Gortyne, l'adultère est exposé couronné de laine — et l'on sait la vertu « cathartique » de la laine ; dans la législation de Charondas, le sycophante, également exposé, est couronné de tamaris — et le tamaris est infelix arbor8. Le texte de Platon doit donc être replacé dans un certain milieu historique. Inversement, il peut nous éclairer sur un mode de pénalité qui restait plus ou moins en usage dans ce milieu. Or deux choses s'y indiquent tout de suite, et qui ne sont certes pas en désaccord avec nos données historiques. D'abord, à l'arrière-plan tout au moins, une certaine conception religieuse de la peine. Le fait que les coupables soient exposés auprès des sanctuaires est assez significatif, même si Platon l'a imaginé. Le fait qu'ils soient relégués à la frontière du pays ne l'est pas moins ; ce détail, rapproché du précédent, s'explique par des idées du même ordre : une des tendances qui se manifestent dans la pénalité à sens religieux, c'est la tendance à l'élimination, et plus particulièrement — car le mot doit être pris avec sa valeur étymologique — à l'expulsion hors des frontières ; on expulse ainsi les ossements de sacrilèges et, dans une procédure religieuse bien connue que Platon n'a eu garde d'omettre9, l'objet inanimé ayant causé mort d'homme, ou le cadavre de l'animal homicide. C'est ce qui se dit u7i£popiÇeiv : la peine prévue par Platon est un symbole d'ὑπερoρισμός. On observera en second lieu que Platon insiste sur la posture imposée au condamné, qui est assis ou debout. Il est évident qu'elle est considérée comme une chose d'importance, comme une chose significative. Il n'y aurait pas eu lieu de l'indiquer en termes exprès si elle n'était pas un élément substantiel de la peine, dans l'idée que Platon se faisait de la peine elle-même. C'est justement cela que nous essayerons de comprendre : quelles conceptions restaient obscurément impliquées dans cette forme de châtiment ?

Pour le savoir, nous recourrons à une espèce de grossissement. Nous admettrons comme un postulat assez plausible par lui7. Cf. GERNET, P l a t o n , Lois, Livre I X , p. 80. 8. Cf. LATTE, o. L, d ' a p r è s PLINE, H . N . , X I I I , 116, X X I V , 68. 9. Lois, I X , 873 D - E . I l est à r e m a r q u e r q u e c e t t e p r o c é d u r e a p p a r t i e n t à la fois a u d r o i t (actions d ' h o m i c i d e r e l e v a n t d u P r y t a n e i o n ) e t à la religion (rituel des B o u p h o n i e s ) .

même, mais dont nous aurons bien entendu à nous justifier, que ces peines temporaires et relativement bénignes peuvent être considérées comme des adoucissements ou des symbolisations de la peine de mort : nous irons donc d'emblée à l'extrême de la pénalité, à l'exécution capitale. Car il est clair que, si nous trouvons dans quelque forme de l'exécution capitale la donnée caractéristique qui nous intéresse, nous serons mieux en état d'interpréter celle-ci. Il y a justement un supplice auquel on ne peut pas ne pas penser, c'est l'ἀπoτυμπανισμός. Il a fait l'objet, en 1923, d'une étude de Kéramopoullos10 qui paraît bien avoir donné l'explication qu'on attendait encore. Je rappelle pour mémoire que, traditionnellement — et somme toute arbitrairement — on voyait dans l'ἀπoτυμπανισμός une exécution à coups de bâton : Kéramopoullos a établi, par des arguments archéologiques, puis linguistiques et philologiques, qu'il consistait à fixer le condamné à l'aide de crampons sur un poteau dressé en terre, et à l'y laisser jusqu'à ce que mort s'ensuive. En somme, un procédé analogue à la crucifixionll. — A quel genre de condamnés s'appliquait-il ? J'ai posé la question naguère, à propos du travail de Kéramopoullos12, et j'ai cru pouvoir conclure que, dans le principe, il s'agissait d'une exécution sommaire des criminels qu'on dénomme KaKoùpYOt, c'est-à-dire des voleurs pris en flagrant délit, détrousseurs, perceurs de murailles, bandits de grands chemins... L'ἀπoτυμπανισμός apparaît donc d'abord comme une peine brute, une pure réaction de défense et de vengeance. Il s'oppose aux formes de la pénalité qui sont religieuses en elles-mêmes et au premier chef, qui ont pour objet l'élimination d'une souillure ou qui supposent une certaine idée de devotio, de consécration du coupable que la communauté abandonne, pour se libérer 10. A . K ε ρ α μ o π o ύ λ λ o ς , ' 0 ἀπoτυμπανισμός, σ υ μ β o λ ὴ ἀρχαιoλ o γ ι κ ὴ CiÇ Tf)v { c x o p i a v xoO πoινικoῦ 01KaÍou Kai TT)V Â.aoypacpÍav, A t h è n e s , 1923. 11. L a différence e n t r e les d e u x m o d e s d e s u p p l i c e n e p o r t e q u e s u r les détails ; elle n ' e s t d ' a i l l e u r s p a s s a n s i n t é r ê t p o u r n o u s : d a n s l'ἀπoτυμπανισμός, il n ' y a p a s de b a r r e t r a n s v e r s a l e , e t les b r a s sont m a i n t e n u s le long d u corps. I l y a d'ailleurs, c o m m e n o u s le v e r r o n s , des v a r i a n t e s possibles. E n général, ce q u ' o n d o n n e p o u r des e x e m p l e s de crucifixion e n Grèce — q u a n d il n e s ' a g i t p a s de supplices o r i e n t a u x o u à l'orientale ( p a r ex. PLATON, Gorg., 473 c ; Rép., I I , 362 A) — c'est en f a i t l'ἀπoτυμπανισμός (ainsi d a n s HÉROD., I X , 120 ; PLUT ARQUE, Périclès, 28 ; DÉM., X X I , 105 : p o u r la v a l e u r d u m o t π ρ o σ η λ o ῦ ν d a n s ce d e r n i e r passage, cf. KÉRAMOPOULLOS, o. L, p. 29 et suiv.). 12. S u r l ' e x é c u t i o n capitale, in Rev. des ét. gr., 1924, p p . 261 et s u i v . [ = infra, p. 302 et suiv.].

elle-même, aux puissances divines (par exemple la précipitation, qui est à certains égards une ordalie). Peine « laïque » d'un côté, peine religieuse de l'autre : le résultat, quant à l'ἀπoτυμπανισμός, peut paraître décevant pour notre enquête. Mais l'antithèse que je viens d'indiquer nous révèle surtout, dans la psychologie de la vengeance collective, une diversité de tendances : on ne doit pas en conclure que le symbolisme religieux reste radicalement étranger à la peine proprement laïque13. Il y a au moins deux faits qui peuvent suggérer le contraire. Nous constatons d'abord que, dans une autre civilisation méditerranéenne — chez les Romains — la crucifixion des malandrins a pu prendre en certains cas un sens religieux ; il s'agit de la peine infligée, dans les Douze Tables, à une catégorie de fures, à ceux qui moissonnent nuitamment le champ d'autrui : l'arbre sur lequel ils sont crucifiés est consacré à Cérès14. En second lieu, le supplice de l'ἀπoτυμπανισμός existe dans le mythe : Prométhée en est un témoignage éclatant15. Étant données les relations nécessaires entre l'imagination religieuse et la pratique cultuelle, nous sommes amenés à nous demander s'il ne s'est pas produit ici une association plus ou moins immédiate entre la représentation du supplicié et celle d'une victime. On a souvent interprété la peine de mort, dans certains cas du moins, comme un sacrifice humain. A vrai dire, les deux institutions ne se confondent pas, même dans ces cas extrêmes : elles se distinguent avant tout par leurs fonctions ; et s'il est un domaine de la criminalité où elles se distinguent nettement, c'est bien celui que nous avons en vue16. Mais il suffit d'admettre, pour orienter une hypothèse, que la passion de vengeance collective peut trouver dans l'image du sacrifice 13. D a n s l ' a r t i c l e précité, j ' a i laissé de côté c e t t e q u e s t i o n : cf. p. 291. [ = infra, p p . 327-328]. 14. PLINE, H . N . , X V I I I , 3, 12 = X I I TAB., V I I I , 9 (Girard, Textes, p. 18). Cf. HUVELIN, É t u d e s s u r le f u r t u m , I, p. 61 et s u i v . ( P o u r la v a l e u r d u m o t suspendere, Cic., P r o R a b i r . , 13 ; cf. SAGLIO, i n Diet. des Ant., I I , p. 1575). 15. Cf. KÉRAMOPOULLOS, o. L, p. 62 sqq., o ù o n t r o u v e r a u n c o m m e n t a i r e d' ESCHYLE, P r o m . , 52 sqq. (cf. HÉSIODE, Théog., 521 sq.) e t le relevé des t e r m e s c a r a c t é r i s t i q u e s de l'ἀπoτυμπανισμός d a n s LUCIEN, P r o m . e t Dial. des dieux, 1. S u r les m o n u m e n t s figurés, plus p r è s quelquefois de la d o n n é e réelle e t e x e m p t e des d é v i a t i o n s q u ' a d û se p e r m e t t r e Eschyle, n o u s a u r o n s occasion d e revenir. — P o u r la signification de l'aigle, cf. KÉRAMOPOULLOS, o. l., pp. 80, 83. 16. I l e s t clair que, si c e t t e espèce de crucifixion a v a i t é t é a p p l i q u é e d a n s le d o m a i n e d e l a c r i m i n a l i t é religieuse, l'assimilation e n t r e v i c t i m e e t supplicié se c o m p r e n d r a i t d ' e m b l é e . Mais j u s t e m e n t il n ' e n e s t p a s ainsi : ce q u i f a i t l ' i n t é r ê t d u cas, c ' e s t q u ' i l n o u s m o n t r e l ' e x t e n s i o n s p o n t a n é e d u s y m b o l i s m e .

de

quoi

s'entretenir

et

se

justifier

elle-même



à

condition

qu'il y ait en l'espèce u n t y p e de sacrifice a u q u e l l'imagination ait p u s'accrocher. Or u n pareil type existe : dans u n rituel d o n t On s i g n a l e l e c a r a c t è r e a b e r r a n t 1 7 , m a i s q u i d o i t r e m o n t e r à u n e haute

antiquité18,

l'animal

est

attaché

à

un

arbre

ou

à

une

colonne p o u r être immolé. D e s m o n n a i e s d'Ilion19, q u e l q u e s m o t s d'Homère20, u n e description de sacrifice, d a n s l ' A t l a n t i d e d e Platon, qui ne p e u t pas avoir été inventée21 — bornent nos renseignements allusions très précieuses.

: très

peu

c ' e s t à q u o i se

d'allusions,

mais

des

L e r a p p o r t q u e n o u s suggérons, est-il t é m é r a i r e d e l ' a d m e t t r e ? L ' A j a x d e S o p h o c l e f o u r n i t la r é p o n s e . N o u s y v o y o n s le h é r o s d a n s s a f o l i e a t t a c h e r u n b é l i e r à u n e c o l o n n e : il s ' a p p r ê t e à le m e t t r e à m o r t a p r è s l ' a v o i r flagellé, c r o y a n t a v o i r affaire à U l y s s e s u r q u i il a s s o u v i r a i t s a v e n g e a n c e 2 2 . S a p a s s i o n a d o p t e l e s f o r m e s d ' u n s u p p l i c e i n f a m a n t : d a n s l'Odyssée, le t r a i t e m e n t i n f l i g é à M é l a n t h i o s o f f r e u n c a s a n a l o g u e 2 3 ; il y a d ' a u t r e s e x e m p l e s à l ' é p o q u e classique24. E t e n m ê m e t e m p s , A j a x se t r o u v e p r o c é d e r c o m m e avec une victime vouée à l'immolation. Sa passion a d o p t e les f o r m e s d ' u n sacrifice t y p i q u e . T o u t l ' é p i s o d e , a u s s i bien, est m a r q u é d ' u n a m b i g u ï t é v o u l u e — le p r o c é d é est f r é q u e n t d a n s la tragédie — entre d e u x notions é g a l e m e n t é m o u v a n t e s ,

17. Cf. M. P . NILSSON, Griech. Feste, p. 235 ; P . STENGEL, Opferbrauche der Griechen, p. 124 et suiv. 18. Cf. J . E . HARRISON, Themis, p. 163 et suiv. 19. V. FRrrZE, in Arch. J a h r b . , X V I I I (1903), p. 58 et s u i v . (culte d ' A t h é n a Ilia ; r e p r é s e n t a t i o n s a n a l o g u e s s u r des g e m m e s mycéniennes). Cf.Dict. des Ant., a r t . Sacrificium, p. 968, fig. 5999. — P o u r le rôle de l ' a r b r e e t de l a colonne (Pilier) d a n s l'ἀπoτυμπανισμός primitif, cf. KÉRAMOPOULLOS, o. l., p. 66. 20. Y , 403 sq. (rituel de P o s e i d o n Héliconios) : cf. STENGEL, 1.1. 21. PLATON, Critias, 119 E. — S u r u n e source possible de t o u t le p a s s a g e o ù figure la description, Ch. PICARD, i n Acrop., 1933, p p . 3 et 8uiv. 22. A j a x , 106 sq. Gaveîv 1 à p a ô r ô v ou Tt 1tCO 0éA,co... îtpiv &v δ ε θ ε ὶ ς π ρ ὸ ς K i o v' éPKEÍOO στέγης... Cf. KÉRAMOPouLLOS, p. 30. L a f u s t i g a t i o n s ' a j o u t e c o m m e on s a i t a u supplice r o m a i n de l a croix. P a r ailleurs elle a u n sens religieux s u r lequel n o u s r e v i e n d r o n s . J e n ' e n t e n d s p a s s o u t e n i r qu'elle s e r a i t ici u n élém e n t de sacrifice ; elle e s t p r a t i q u é e d a n s le r i t e s u r le fidèle (culte d ' A r t é m i s O r t h i a à S p a r t e , Skiéreia d'Aléa, r i t e de Délos), v o i r e s u r le d i e u ( P a n e n Arcadie) : j e n e s a c h e p a s qu'elle le soit s u r u n e victime. 23. X, 173 et s u i v . (... Kiov' à v ' ὑψηλὴν ἐρύσαι... dbç KSV 8fioa Çœôç è à v χαλέπ᾽ dXyea nâa%r\). 24. C'est u n p r o c é d é de v e n g e a n c e t r a d i t i o n n e l q u e n o u s t r o u v o n s encore d a n s LYSIAs, fr. X V I I , 2 (coll. des U n i v . de F r . , I I , p. 264) e t ESCHINE, I, 59 ( f u s t i g a t i o n aussi d a n s les d e u x cas) ; a u t r e s t e x t e s cités p a r JEBB, édit. d ' A j a x , n. a u v. 108. O n n o t e r a le d é t a i l c o n s t a n t de l a colonne (Ttpôç T Ô V 1 d o v a d a n s L y s i a s e t E s c h i n e ) ; p o u r l a d é s i g n a t i o n q u ' e n d o n n e Sophocle, cf. JEBB, l. 1.

celle du sacrifice où la victime serait un animal, celle du supplice où le patient serait un homme : dans la description quasi technique des châtiments imaginaires que le héros inflige à ses ennemis, Stengel a retrouvé les détails et les termes qui qualifient le sacrifice, qui qualifient même des espèces définies du sacrifice23. Il a p p a r a î t donc qu'une certaine image de la peine de mort a pu se prêter dans le subconscient à quelque interprétation religieuse. Le fait est d ' a u t a n t plus notable qu'il s'agit d'une espèce de la pénalité étrangère, par ses tendances propres, à toute idée de piaculum. Or c'est la même image qui nous a déjà semblé26 commander certaines variétés caractéristiques de la pénalité « infamante » : dans l'exposition temporaire debout, on retrouve comme le dessin projeté de notre quasi crucifixion. Aussi bien l'exécution capitale peut-elle être précédée de cette promenade ignominieuse27 que suggère le texte de Platon28 et qui, dans le cas de Cinadon à Sparte, utilise un matériel qui fait penser à celui de l ' ἀ π o τ υ μ π α ν ι σ μ ό ς Inversement, le châtiment du pilori infligé à certains coupables de vol a p p a r a î t comme une dégradation, à l'usage du furtum nec manifestum, de ce supplice réservé au « vol manifeste »30. E t si nous sommes moins instruits qu'on ne le souhaiterait des formes concrètes de l'exposition, nous connaissons sous le nom de Çu>,ov, nom qui s'applique aussi au poteau de l'ἀπoτυμπανισμός, un i n s t r u m e n t qui lui ressemble de façon saisissante et qui est un instrument de pilori31. Le carcan (KÙ(p(ov), en a d m e t t a n t même qu'il ait étée mployé seul, rappellerait encore une des pièces maîtresses du supplice capital32. Quand un Aristophane parle de ces formes de la pénalité infamante, il

25. STENGEL, o. L, pp. 95, 120 ( n o t a m m e n t p o u r les v. 298 sq. oil s o n t indiquées les d e u x espèces les plus f r é q u e n t e s d u sacrifice). 26. Rev. des ét. gr., 1924, p. 286. [ = infra, pp. 323-324]. 27. J e r a p p e l l e qu'elle p r é l u d a i t a u supplice de la, croix chez les R o m a i n s . 28. S u p r a , p. 289. 29. XÉNOPHOX, Hellén., I I I , 3, 11 : δεδεμένoς Kai xcb XEipE Kdi TÔV τ ρ ά χ η λ o ν èv KX,OIÛ) (les c a r a c t é r i s t i q u e s j u s t e m e n t de l'ἀπoτυμπανισμός) μαστιγoύμενoς (cf. n. 23 e t 24) Kat κεντoύμενoς a ù t ô ç i e Kai o i μετ᾽ aùxoO K a t à xriv nàXxv π ε ρ ι ή γ o ν τ o . 30. LYS., X , 16 ; DÉM., X X I V , 105 : il s ' a g i t des v o l e u r s c o n t r e lesquels on a r e c o u r u à la ÔÍKll e t n o n à l'àjtaycoyri ; or l'àrtaycoyri s ' a p p l i q u e a u cas de f l a g r a n t délit e t a p o u r o b j e t l ' e x é c u t i o n p a r l'ἀπoτυμπανισμός. 31. L e τετρημένoν ξύλoν d'ARISTOPH., Lysistr., 680, t r a d i t i o n n e l l e m e n t compris c o m m e « c a r c a n » d o i t ê t r e r a p p r o c h é d u πεντεσύριγγoν l;úÂ-ov de Caval., 1049, lequel est u n e d é s i g n a t i o n , m a i s n o n explicite, d u supplice c a p i t a l 32. Cf. KÉRAMOPOULLOS, o. l., p. 30 e t fig. 16 (p. 108).

en parle volontiers avec des équivoques sinistres qui font songer à l'atroce destin d'un condamné au « poteau »33. On se représenterait mal que, dans l'Athènes classique où de pareilles formes se perpétuaient, elles eussent communément gardé ce halo de pensée religieuse qui avait pu environner l'image de l'ἀπoτυμπανισμός. Il n'en faut pas tant pour concevoir que, même alors, elles aient dû leur puissance émotive à d'anciennes habitudes de l'esprit et comme à l'obsession d'un passé méconnu : autour du condamné debout dans son infamie, les Lois de Platon, avec la note pénitentielle qui leur est propre, raniment un instant des pensées endormies.

Considérons maintenant la posture assise. Qu'elle fût en usage dans certains modes de la pénalité, Platon suffirait à nous en assurer ; mais le fait est qu'elle est très peu attestée. On peut se demander toutefois si elle n'a pas été pratiquée, anciennement, dans l'exécution capitale elle-même. En ce sens, il y a plusieurs indices que je retiendrais. D'abord, le mythe de Thésée aux Enfers, sur lequel nous aurons à revenir : on sait que Thésée et Peirithoos, qui sont punis de leur tentative sacrilège, restent assis — Peirithoos éternellement, Thésée jusqu'à sa délivrance. — Ensuite, parmi les variantes qui paraissent avoir existé de l'ἀπoτυμπανισμός, il y en a une assez curieuse qui concerne le supplice de Prométhée : les représentations figurées nous montrent assez souvent un Prométhée enchaîné dans une posture accroupie34. — On peut invoquer encore un texte d'Aristote. Avant d'exposer les attributions du Conseil, Aristote rapporte dans quelles circonstances il perdit le pouvoir de prononcer 33. Cf. n. 3 ; P l u t u s , 476. 34. C e t t e p o s t u r e , telle q u e n o u s la connaissons p a r des p e i n t u r e s de vases e t u n relief a r c h a ï q u e ( p a r exemple, Dict. des Ant., IV, p. 682, fig. 5802, 5803) p a r a î t m ê m e l a plus ancienne. E t u n e o b s e r v a t i o n i m p o r t a n t e , c'est q u e c e t t e imagerie a des a n t é c é d e n t s préhelléniques (pierre g r a v é e ibid., fig. 5801 ; cf. I, p. 1574, fig. 2081). C e t t e filiation, o u t r e qu'elle n o u s f a i t p r é s u m e r la t r è s h a u t e a n t i q u i t é d u supplice — e t de c e t t e f o r m e d e supplice — , n o u s suggère u n e fois de plus q u e les r e p r é s e n t a t i o n s figurées d ' é p o q u e égéenne o n t p u s e r v i r de s u b s t r a t à l ' i m a g i n a t i o n m y t h i q u e postérieure. — P a r m i les t e x t e s littéraires, la p l u s a n c i e n n e d e s c r i p t i o n d u supplice (HÉs., Théog., 521 et suiv.) est, d a n s le détail, d ' i n t e r p r é t a t i o n délicate e t d i s c u t é e (cf. KÉRAMOPOULLOS, o. L, pp. 6263) : j e m e d e m a n d e si le m o t μ έ σ o ν a u v. 522, n e d e v r a i t p a s ê t r e r a p p o r t é à P r o m é t h é e , n o n p a s p o u r lui faire signifier le supplice d u pal, m a i s p o u r y voir u n e allusion à la p o s t u r e accroupie.

des condamnations à mort (Const. des Ath., 45, 1) : un certain Lysimachos venait d'être livré par lui au bourreau — la suite indique que le mode d'exécution prévu était l'ἀπoτυμπανισμός quand une intercession opportune fit renvoyer l'affaire devant un tribunal35. Le texte précise : le condamné était déjà assis (καθήμενoν) pour subir sa peine. Je ne sache pas que ce mot καθήμενoν qui était assez inattendu quand on croyait à une exécution à coups de bâton, ait jamais été bien expliqué. On pourrait songer maintenant à une correction assez légère '• καθήμενoν se serait substitué à un καθη(λω)μένoν, participe d'un verbe qui serait tout à fait en place à propos d'ἀπoτυμπανισμός et qui pourrait se justifier par plusieurs emplois du verbe très voisin π ρ o σ η λ o ῦ ν Mais il est toujours mieux d'économiser une correction ; en somme, καθήμενoν peut très bien s'admettre : d'après ce qu'on a vu, il indiquerait un détail caractéristique de l'exécution. Ainsi, dans ce cas comme dans celui de la station debout, une forme définie de la pénalité infamante pourrait procéder d'une forme définie de l'exécution capitale. De toute façon, puisqu'il est avéré que le condamné, dans certains procédés d'« exposition » analogues au pilori, est obligé de rester assis, nous devons nous demander, d'après le texte de Platon, quelle peut être la signification ancienne de cet usage. — Ici, une remarque s'impose tout de suite, ne fût-ce que comme point de départ : la posture assise est, dans bien des circonstances, une posture rituelle. Nous n'avons à en parler que relativement au problème qui nous intéresse, mais cela seul nous commande une digression. Ce que nous retiendrons d'abord, c'est que cette posture est un des rites, et un rite essentiel, de la supplication. Inutile d'insister sur le fait : on renverra, au besoin, aux textes rassemblés par Latte37, en avertissant que la liste pourrait être sensiblement allongée. J'ajouterai seulement, pour mieux marquer la signification émouvante du « geste », qu'il y a là un motif tragique38 35. K a i A u a i n a x o v aùxfjç àyayoúcrllç ffiç tÓV δήμιoν, καθήμενoν iloll μέλλoντα ἀπoθνήσκειν E ὐ μ ε λ ί δ η ς ô ᾽Aλωπεκῆθεν ἀ ϕ ε ί λ ε τ o — Il y a u r a i t q u e l q u e i n t é r ê t à s a v o i r l a d a t e de l ' é v é n e m e n t ; m a i s o n m a n q u e de d o n n é e s ; il est assez p r o b a b l e qu'elle est t a r d i v e — p o s t é r i e u r e à l ' a r c h o n t a t d ' E u c l i d e (cf. P . CLOCHÉ, in Rev. des E t . gr., X X X I I I , p. 3). 36. DÉM., X X I , 105 ; LUCIEN, Dial. des Dieux, I, 1 ; P r o m . 1. 37. K . LATTE, Heiliges Recht, p. 106 e t n. 17. 38. D a n s celui-ci, le s y m b o l e d e m o r t s o u v e n t s u i v i d ' u n s y m b o l e d e résurr e c t i o n p e u t n ' ê t r e p a s s a n s r a p p o r t a v e c u n s c h è m e de l u d u s sacer (cf. G. MURRAY, i n J . E . HARRISON, Themis, pp. 341 et 8uiv.).

dont l'importance et la fréquence n'ont peut-être pas été assez remarquées39 : près de l'autel ou sur le tombeau qui souvent sont au centre de la scène, souvent c'est un suppliant qu'on voit dans cette attitude, et sa supplication est au centre du drame. Or la fonction caractéristique du rite, dans son usage social, c'est, pour celui qui l'accomplit, de devenir l'« homme » de celui auquel il s'adresse. Une des lois religieuses de Cyrène s'applique précisément à ce cas40 ; et ce cas est en vérité bien plus général qu'on ne s'en aviserait, car, dans un bon nombre d'exemples, le suppliant demande asile — et protection. Si c'est à un dieu, il Se consacre au dieu ; si c'est à un être humain, il se donne aux Puissances religieuses de la maison, il se donne au foyer sur lequel ri se tient : le rite est substantiellement le même. Il est permis de dire, en première approximation, que la posture assise — fréquemment prostrée41 — est un symbole de deminutio capitis. — Seulement, ce n'est là qu'un aspect négatif : tout le monde sait que la supplication met en jeu une puissance redoutable — e t qui, bien entendu, agit par elle-même. Le spectacle du suppliant assis évoque tout de suite l'idée de cette force contraignante42. Or nous voyons très bien en quoi elle consiste dans les cas extrêmes : les cas extrêmes, ce sont ceux où la supplication va Jusqu'au suicide du suppliant. Ainsi dans le dhârna — le suicide 39. E n fait, c ' e s t d a n s u n g r a n d n o m b r e des t r a g é d i e s conservées q u e n o u s t r o u v o n s c e t é l é m e n t essentiel. Ce q u i p e u t le faire m é c o n n a î t r e d a n s certains cas, c ' e s t l a t r a d u c t i o n i n e x a c t e q u ' o n d o n n e c o u r a m m e n t des m o t s significatifs c o m m e , p a r exemple, ë 8 p a e t π ρ o σ ῆ σ θ α ι a u d é b u t d ' Œ d i p e - R o i . — P o u r E l e c t r e a u t o m b e a u d ' A g a m e m n o n , cf. C. ROBERT, B i l d u n d Lied, p. 169, et, P o u r l a signification d u r i t e en p a r e i l cas, S. EITREM, Opferritus u n d Voro fer, P- 414 et suiv. P o u r l a s u p p l i c a t i o n de T é l é p h o s e t s o n r a p p o r t a v e c u n r i t e défini (THUC., I, 136, 3), cf. L. SÉCHAN, E t . s u r l a trag. gr. d a n s ses r a p p o r t s avec la céramique, p. 136. 40. Celui d e l'EJiaKTOÇ tKEcrtOÇ, SOLMSEN-FRANKEL, I n s c r . gr. ad illustr. dial. 8el., p. 60, § 5 ; cf. WILAMO WITZ-MÔLLENDORF, in Sitzungsberichte d. preuss. Akad., 1927, p. 157 ( J e n o t e que, d a n s u n a u t r e cas de s u p p l i c a t i o n , § 7, la p o s t u r e assise est e x p r e s s é m e n t indiquée). Cf. EURIP., Héc., 249, δoῦλoς rov èuôç. 41. H . BOLKENSTEIN, Theophrastos' Charakter der D e i s i d a i m o n i a (Religionsgesch. Vers. u. Vorarb., X X I , 2) a é t u d i é de p r è s les t e r m e s , q u i c o n c e r n e n t s o u v e n t l a p o s t u r e d u s u p p l i a n t , de πρoσπίπτειν, (καθ)έζεσθαι, (καθ)ῆσθαι, etc. I l a p u m o n t r e r que, d a n s u n c e r t a i n n o m b r e de cas a u moins, ces v e r b e s i n d i q u e n t u n e espèce d ' a g e n o u i l l e m e n t ; m a i s l ' i m a g e essentielle, telle qu'elle est soulignée p a r p r e s q u e t o u s — e t p a r le s u b s t a n t i f s 8 p a — e s t é v i d e m m e n t celle d e la p o s t u r e assise qui, d a n s le r i t e c a r a c t é r i s t i q u e a u p r è s d u t o m b e a u ou d u foyer, p a r a î t b i e n se suffire à elle-même. 42. Cf. ESCHYLE, S u p p l . , 365 et suiv. ouxoi καθῆσθε δωμάτων ἐ ϕ έ σ τ ι o ι ἐμῶν - tÓ KOIVÔV 8' s i μιαίνεται itôXaç, ...

par jeûne du créancier43 — institution bien connue en Inde et en Irlande, et dont il y a plus que des traces en Grèce44. Ainsi, avec toute la netteté qu'on peut souhaiter, dans les Suppliantes d'Eschyle, où le Roi — c'est le tragique de sa situation, un tragique qu'on pressent d'abord, et puis qui éclate — est sous la m e n a c e d u suicide des D a n a ï d e s assises s u r les a u t e l s des Dieux45.

La deminutio capitis que nous disions serait-elle une mort virtuelle ? Nous n'aurions pas encore le droit d'attribuer cette signification à la posture assise des suppliants, si la posture assise ne faisait partie, aussi bien, des rites du deuil et des rites de l'initiation. Les faits, là encore, sont assez connus. Dans le culte des morts46, le terme KaGéôpa est un terme technique47. Par cette attitude, les vivants s'associent et s'assimilent aux morts : les morts sont représentés comme assis48 — très vieille représentation dont nous allons voir qu'elle survit dans le mythe de Thésée et dont on peut se demander, je pose seulement la question, si elle n'a pas pour point de départ certaine pratique funéraire. Ce qui apparaît du moins, c'est l'association nécessaire, dans telle circonstance, entre la posture rituelle et la représentation de la mort49 ; autrement dit, c'est la contagion forcée avec la mort 43. Cf. P . HUVELIN, M a g i e et droit individuel, i n A n n é e sociol., X , p. 22. 44. L ' h i s t o i r e de Charila (PLUT., QU. gr., X I I , p. 293 D sq.), q u ' o n ne considère g é n é r a l e m e n t q u ' a u p o i n t d e v u e d u r i t e d o n t elle est l ' a i t i o n (cf. W . R . HALLIDAY, The Greek Quest. of P l u t . , p. 72) a é t é t r è s h e u r e u s e m e n t r e t e n u e e t i n t e r p r é t é e p a r G. GLOTZ, L a solidar. de l a f a r n . d a n s le dr. crirn., p p . i x e t 64. N o u s relèverons q u ' u n e des d o n n é e s q u i o n t s u r v é c u d a n s l a t r a n s p o s i t i o n m y t h i q u e est celle d ' u n siège à l a p o r t e d e celui q u ' o n sollicite (îrpôç TCtÇ θύρας... IKÉXEUOV) : o n l a r e t r o u v e , plus o u m o i n s a d o u c i e , m a i s c o m m e u n e i m a g e p e r s i s t a n t e , d a n s c e r t a i n s rites, usages o u expressions (Vie d ' H o m . , 475-6, [HOM.], E i p . , 12 et suiv., SOPH., E l . , 109, ARISTOPH., Nuées, 466, etc.). 45. ESCH., S u p p l . , 345, 462 sq. ; n o t e r le t e r m e μιαίνεσθαι q u i é v o q u e sous u n e f o r m e c a r a c t é r i s t i q u e l'idée de l a force c o n t r a i g n a n t e d u rite. 46. Cf. SITTL, D i e Gebârden der Gr. u. Rôm., p. 65 ; EITREM, o. Z., p. 400. 47. Th. KLAUSER, D i e Cathedra i m Totenkult der heidn. u. christl. Antike, p. 13 et suiv. 48. On s a i t q u e les plus a n c i e n n e s r e p r é s e n t a t i o n s d u « b a n q u e t des héros » n o u s m o n t r e n t ces derniers assis. I l v a sans dire qu'il p e u t y a v o i r t o u t a u t r e chose d a n s c e t t e i m a g e q u e le s o u v e n i r m y t h i q u e e t r i t u e l qui n o u s intéresse ; m a i s l'idée d ' u n e a s s o c i a t i o n a v e c le m o r t d a n s le r i t e de la καθέδρα est suggérée p a r le f a i t que, d a n s les r e p a s f u n é r a i r e s , ce s o n t les m o r t s q u i s o n t censés recevoir les v i v a n t s : MALTEN, in Mitteil. d. arch. Inst., R . A . , 1923, p. 301. 49. D a n s la N η σ τ ε ί α des T h e s m o p h o r i e s (cf. L. DEUBNER, Ait. Feste, p. 55) où les f e m m e s j e u n e s κ α θ ή μ ε ν ι (PLUT., I s i s et Os., 69), ce r i t e qui, en lui-même, a v a i t u n e a u t r e signification (cf. EITREM, o. L, p . 47 et suiv.) a été i n t e r p r é t é p a r association d ' i d é e s c o m m e u n e p a r t i c i p a t i o n a u deuil d e D é m é t e r i n v a r i a b l e m e n t imaginée, d a n s le m y t h e e t d a n s les r e p r é s e n t a t i o n s figurées, c o m m e assise (cf. J . E . HARRISON, Proleg. to the S t u d y of Gr. Ret., p. 127 et suiv.).

dans le cas t y p i q u e du deuil où cette posture est adoptée. — Un autre cas typique est celui des mystères : la posture assise est attestée parmi les rites d'initiation50 ; or le schème de l'initiation est fourni par l'idée d ' u n e renaissance qui est naturellement précédée d'une m o r t rituelle. R e v e n a n t m a i n t e n a n t aux rites de la supplication, nous trouverons révélateur le rapprochement, voire l'identification, entre le symbole de m o r t réalisé par la posture du suppliant et la conception m y t h i q u e de la m o r t elle-même : relever (ἀνισάναι) un suppliant, c'est lui octroyer le salut en lui accordant sa demande ; relever un mort, c'est le ressusciter : le nom ἀνάστασις a pris n a t u rellement le sens de résurrection ; le verbe àviGxdvai désigne le geste d'Héraclès51 qui, en relevant Thésée assis aux Enfers, le délivre de la mort52. Le cas de Thésée est double, et p a r là suggestif. Thésée n'est pas seulement le m o r t qu'on ressuscite ; il fait figure de damné53 : sa posture indique son supplice. Les notions que nous avons rapprochées forment bien un cOlnplexus. Dans le mode de pénalité que nous avons en vue, la posture assise est manifestement un symbole. Lequel ? Nous dirons qu'elle est un symbole de mort, Un symbole d'annihilation du coupable, m y t h i q u e m e n t expulsé du domaine de la vie dans le même m o m e n t et de la même façon qu'il est expulsé du territoire de la société. Deux procédures qui peuvent être identiques : devotio, èÇopicjiôç ; le t e x t e de P l a t o n suggère assez l'une et l'autre.

Comment peut-on rendre compte de ces représentations ? 50. E. ROHDE, Psyche, t r a d . fr., p. 108, n. ; A. DIETERICH, Ki. Schr., p. 118 sq. ; cf. Mithraslit., p. 157 et suiv. ; H . DIELS, Sibyll. Bl., p. 48, 1. 51. Geste efficace, aussi bien d a n s l ' o r d r e m a g i q u e q u e p o u r l'accueil d ' u n s u p p l i a n t (XaPôjiEVOÇ xfjç %eipôç, APOLLOD., I I , 124). 52. APOLLOD., l.l. : θεασάμενoι 8è . HpaKÂÉa Tàç x e î p a ç œpeyov wç ἀναστησóμενoι 8 i a τ ῆ ς ÈKSÍVOU p i a ç - ô 56 O n a s a |ièv ... ^ y e i p s , Π ε ι ρ ί θ o υ ν 06 ἀναστῆσαι βoυλóμενoς... P o u r l'emploi de ἀνιστάναι a u sens de « ressusciter », Il., X X I V , 1 5 1 ; ESCHYLE, Ag., 1361; SOPH., E l . , 130-139 ; ἀνάστασις d a n s u n emploi é g a l e m e n t ancien, ESCHYLE, E u m . , 648. P o u r àviCTlàvai à p r o p o s de s u p p l i a n t s , THUC., I, 126, 11 ; 128, 1 ; 137, 1 ; I I I , 27, 2 ; 75, 4 ; 5, etc. 53. S u r c e t t e c o n c e p t i o n f o n d a m e n t a l e e t les d é v e l o p p e m e n t s m y t h i q u e s e t m y s t i q u e s qu'elle a c o m p o r t é s , A. DIETERICH, Nekyia, p. 91 sq. ; cf., à p r o p o s d e la n o t i o n d ' u n e p e i n e éternelle, E . NORDEN, P . Vergilius M a r o Aeneis B u c h V I , p. 260. — Les r e p r é s e n t a t i o n s figurées a c c u s e n t l'idée de la c o n d a m n a t i o n (cf. Dict. des Aut., V, p. 233).

Il y a des formes d'exécution capitale où le symbolisme est, si l'on peut dire, immédiat : ce sont des formes proprement religieuses, où la peine de mort tend à se confondre avec le sacrifice humain. Il en est où le symbolisme est secondaire et procède d'une association d'idées : nous avons cru reconnaître ce cas dans l'ἀπoτυμπανισμός. Parce qu'elle est une institution, la peine de mort, si diverses qu'en soient les origines, est l'objet d'une notion plus ou moins une ; même dans les formes qu'on pourrait qualifier de laïques, l'image du châtiment est attirée dans une zone de pensée religieuse. La mort n'est pas la mort tout court, elle n'est pas une réalité purement physique : elle est précédée, accompagnée, illustrée d'une mort rituelle, d'une mort au sens religieux. C'est ce qui apparaît à l'évidence dans les modes germaniques de l'exécution capitale, où les symboles utilisés — étrangement semblables, parfois, à ceux de l'initiation —représentent le condamné comme livré au monde infernal54. Nous voyons maintenant en quel sens les peines infamantes peuvent être dites des succédanés ou des dégradations de la peine de mort. Platon, à propos de l'emprisonnement du débiteur — et dans le passage même qui nous intéresse — parle des πρoπηλακισμoί, des sévices outrageants qui pourront être des peines accessoires. La pénalité ignominieuse, en général, consiste en πρoπηλακισμoί. Ce mot se rattache à toute la série, particulièrement instructive, des termes désignant l'outrage. Certes, ils sont le plus souvent bien décolorés à l'époque classique ; mais qu'il s'agisse de l'injure réelle (aiida), de l'injure verbale (KaKTlyopÍa), de l'outrage en lui-même tel qu'il est exprimé par des mots évocateurs comme λώβη, λυμαίνεσθαι, etc., tout ce domaine du vocabulaire porte la même marque : les actes outrageants ont été d'abord ceux qui étaient mystiquement efficaces, comme le μασχαλισμός qu'on faisait subir au cadavre de l'ennemi et qui a été une forme typique d'aÎKia55. C'étaient essentiellement des procédures de vengeance. L'esprit pouvait donc s'en retrouver dans certaines formes de la pénalité : la notion d'infamia, Huvelin l'a suffisamment montré, est dans le principe une notion magicoreligieuse. Il s'agit de déprimer et, à la limite, de supprimer dans 54. L. WEISER-AALL, in Arch. f. Religionswiss., 1933, p. 217. 55. L e v e r b e αἰκίζεσθαι e s t e m p l o y é à p r o p o s de l ' a c t e d ' A j a x (SOPH., A j a x , 111). I l i m p l i q u e en p a r t i c u l i e r la f u s t i g a t i o n o u l a f l a g e l l a t i o n q u i f a i t p a r t i e des sévices c a r a c t é r i s t i q u e s a c c o m p a g n a n t certaines f o r m e s de l'exécut i o n capitale (KÉRAMoPOULLOS, o.l., p. 30 et suiv.) — m a i s q u i e s t aussi u n u s a g e r i t u e l (EITREM, o. l., p. 378).

l ' i n d i v i d u u n e f o r c e « m y s t i q u e », c e q u i f a i t s o n ê t r e e t s a v a l e u r d'être, ce q u ' o n appelle en grec sa τιμή. L a pénalité infamante, qui procède d ' u n e pareille pensée, a d û a v o i r a n c i e n n e m e n t u n l a r g e c h a m p . A l ' é p o q u e c l a s s i q u e , il n ' y e n a p l u s q u e d e s t é m o i g n a g e s isolés, p r e s q u e e n m a r g e d u d r o i t : o n d i t c o u r a m m e n t q u ' e l l e a é t é é l i m i n é e e n g r a n d e p a r t i e s o u s le r é g i m e d e la cité56 ; ce q u i e s t v r a i , m a i s ce q u i e s t à i n t e r p r é t e r . L e besoin de symbolisme, la prolifération d u symbolisme est la c a r a c t é r i s t i q u e des sociétés a n t é r i e u r e s à l ' i n s t a u r a t i o n de la rcôXiç : o n l e c o n s t a t e r a i t d a n s t o u s l e s d o m a i n e s d u d r o i t , j u s q u e d a n s la p r a t i q u e d u c o n t r a t . O n n ' i n s i s t e r a j a m a i s t r o p s u r le changement radical et l'espèce de m u t a t i o n brusque qu'a produits l ' a p p a r i t i o n d ' u n e n o u v e l l e f o r m e sociale. L e s y m b o l i s m e religieux t e n d à ê t r e éliminé. M ê m e d a n s le d o m a i n e d u d r o i t criminel, la c r é a t i o n de la m o n n a i e p e r m e t de lui en s u b s t i t u e r u n a u t r e , q u i e s t p a r excellence u n s y m b o l i s m e p r o f a n e : la p e i n e p r i n c i p a l e d e v i e n t l ' a m e n d e . Q u a n t a u x p e i n e s n o n p é c u n i a i r e s , elles subissent des c h a n g e m e n t s significatifs : l'exécution capitale est dépouillée de ses i n t e n t i o n s p r i m i t i v e s ; l ' a t i m i e d e v i e n t d é c h é a n c e civique. L a régression de la pénalité i n f a m a n t e est u n a u t r e aspect du m ê m e processus. — N o t o n s que, dans l'ensemble, cette élimination des symbolismes anciens paraît avoir été plus c o m p l è t e et plus p r o f o n d e en Grèce q u ' à R o m e , o ù l'on sait les r a p p o r t s d u fas e t d u ius, e t la s u b o r d i n a t i o n p l u s d u r a b l e d e celui-ci à celui-là.

56. GLOTZ, a r t . P o e n a , d a n s le Dict. des Ant., p. 31 ; LATTE, in Hermes, 1931 p. 154.

4 Sur l'exécution capitale : A propos d'un ouvrage r é c e n t ..... U n d a u c h a n d e r S t r a f e i s t so viel F e s t l i c h e s ! F . N i e t z s c h e , Z u r Geneal. d. Mor., I I , 6.

Un certain nombre d'allusions attestent l'existence, en Grèce ancienne, d'un mode d'exécution capitale dénommé à7coTU(X7raνισμός. autre

M.

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Elle m é r i t e q u ' o n fasse p l u s q u e d e la signaler : elle est m a t i è r e à réflexion. 1

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1. Revue des Études Grecques, t. 37, juillet-sept. 1924, p p . 261-293. 2. " O ἀ π o τ υ μ π α ν ι σ μ ό ς , ἀ ρ χ α ι o λ o γ ι κ ὴ FiÇ tT¡v i c r t o p Í a v TOC) πoινικoῦ δικαίoυ icai XTJV Xaoypacplav ( TFJÇ èv 'A9i¡vatç ἀ ρ χ α ι o λ o γ ι κ ῆ ς éxaipevaç), ' E v 'A9i¡vatç, 1923. 3. LIPSIUS (Das ait. Recht u. Rechtsverf., p. 77, n o t e 101) r e p r o d u i t l ' o p i n i o n t r a d i t i o n n e l l e en t r a d u i s a n t : « T ô t u n g m i t d e r K e u l e ». — THALHEIM (art. Ἀ π o τ υ μ π α ν ι σ μ ό ς d a n s la Realencyclopâdie de P a u l y - W i s s o w a ; H e r m a n n ' s

sont pas précisément explicites : ils ne font guère que la nommer. Par Lysias (XIII, 56, 67, 68), par Démosthène (VIII, 61 ; IX, 61 ; XIX, 137), par Aristote (Const. des Ath., 45, 1 ; Rhétor., II, 5, 1382 b ; 6, 1385 a)4, nous voyons seulement que l'ἀπoτυμπανισμός est un procédé couramment employé pour la mise à mort des criminels. L'un des deux textes de la RhétoriqueS aurait pu toutefois fournir une indication plus précise (il suppose un supplice prolongé) ; mais on ne s'y arrêtait pas. Faute de mieux, on s'en fiait aux « témoins » sur lesquels il faut souvent se rabattre : aux lexicographes. D'après eux, le mot Tùlinavov (qui, rattaché à τύπτω, aurait une valeur active) désigne une espèce de massue avec quoi les condamnés sont exécutés : d'où le terme en question6. La vérité, c'est que les lexicographes sont d'une époque où l'on ne pouvait plus guère recourir qu'à la conjecture, les textes antérieurs n'étant pas très explicites et n'ayant pas besoin de l'être pour les contemporains : quelques vagues souvenirs ont pu se glisser dans leurs articles, où ils sont en général si diligents à se copier ; mais, dans l'ensemble, ils font ce que nous aurions fait : ils raisonnent sur les mots, vaille que vaille7. N'empêche que les modernes étaient à peu près d'accord pour voir dans l'ἀπoτυμπανισμός une exécution à coups de bâton. A la suite d'une découverte archéologique, M. Kéramopoullos propose de voir les choses autrement. Des fouilles entreprises sur le site de l'ancien Phalère ont exhumé en deux fois (1911 et 1915) un cimetière8. Or dans le groupe des tombeaux découverts en 1915 et qu'on peut dater, par la céramique qui s'y trouve, de l'époque présolonienne — probablement du VIle siècle — il y en a Griech. Recht8aUert.4, p. 141, n. 5) a v a i t v o u l u la corriger : d ' a p r è s lui, le τύμπανoν e s t u n e « M a s c h i n e » s u r laquelle le c o n d a m n é est lié p o u r ê t r e e x é c u t é à coups de b â t o n . 4. D e l ' e x c l a m a t i o n tb τύμπανα Kat κύϕωνες q u e n o u s t r o u v o n s d a n s ARISTOPH., P l u t u s , 476, il n ' y a rien à tirer, a u p r e m i e r a b o r d d u moins. 5. I I , 5, 1382 b : OÙK oÍOVtat Of: 7ta0eîv iiv... o u ï e oi ftÔll πεπoνθέναι ÇÓIlEVOt ἤδη... Cf. KÉRAMOPOULLOS, o. L, p. 24. 6. Cf., en p a r t i c u l i e r , HÉSYCHITTS, s. V. τυμπανίζεται ; Anecdota de BEKKER, I, p. 438, 12. Si l'on t r o u v e chez Suidas : τύμπανα... ÇOXa, èv OIÇ ἐτυμπἀνιζoν, il e s t bien possible q u e èv o l ç a i t ici s i m p l e m e n t u n e v a l e u r « i n s t r u m e n t a l e ». E n r e v a n c h e , il y a c o m m e des bribes de vérités d a n s l'article assez confus de Schol. Aristoph., P l . 476. 7. Ce q u i se r e c o n n a î t a u s s i à u n e r e c o n s t r u c t i o n t o u t e f a n t a i s i s t e de l ' h i s t o i r e de l a p é n a l i t é : cf. BEKKER, Anecd., l.l. : To y à p 7taÀ,atôv ξύλoις à v f i p o u v TOÙÇ KaxaKpixouç, ὕστερoν δ ' ἔ δ o ξ ε t41 ÇÍCPEL. 8. 'ApxatOÀ.. Ἐ ϕ η μ . , 1911, 246 et suiv. ( K o u r o u n i o t i s ) ; Ἀ ρ χ α ι o λ o γ . ∆ ε λ τ ί o ν , 1916, 13 et suiv. (Pélékidis).

un bien remarquable ; c'est un tombeau commun, où l'on a retrouvé, sans autres objets, dix-sept cadavres portant un carcan de fer autour du cou, et des crampons autour de chacune des mains (abaissées) et de chacun des pieds. Certaines observations amènent à conclure que les squelettes proviennent de suppliciés qui, avant d'expirer, étaient maintenus sur des planches (des restes de bois adhèrent encore aux crampons). Il ne s'agit pas d'esclaves soumis à la torture : la mort a été le résultat intentionnel du traitement infligé aux dix-sept individus. Il ne s'agit pas non plus d'innocents qui auraient été victimes de la cruauté raffinée de brigands analogues à nos « chauffeurs » : c'est un roman qui a contre lui les vraisemblances et même les possibilités. Il ne peut être question que d'une forme d'exécution capitale. Or, si l'on procède par élimination, seul, des modes d'exécution attestés, l'ἀπoτυμπανισμός peut être retenu. Reste à justifier l'hypothèse, et c'est à quoi M. Kéramopoullos s'applique très heureusement. Il note que le terme τύμπανoν, par ailleurs, n'a jamais la signification qu'on lui attribue et qu'aussi bien il possède, de par sa formation même, une valeur passive et non active ; en outre il relève les emplois du latin tympanum9 qui laissent voir une synonymie possible entre τύμπανoν et oaviç, et il retrouve justement la aavlç dans un supplice très caractéristique, mentionné par Hérodote, VII, 33 et IX, 12010, par Plutarque, Périclès, 2811, et surtout par Aristophane, Thesm., 930-946, 1001 sq., où il est décrit avec une a b o n d a n c e d e d é t a i l s q u i n e l a i s s e r i e n à d é s i r e r 1 2 . O r il s ' a g i t l à d e 9. T y m p a n a o s t i o r u m (VITRUVE, I V , 6, 4), t y m p a n a a u s e n s d e r o u e s p l e i n e s (VIRG., Géorg., I I , 444), e t c . 10. S u p p l i c e infligé a u P e r s e A r t a y k t è s p r i s p a r les A t h é n i e n s e t l i v r é p a r e u x à f i n d e v e n g e a n c e a u x h a b i t a n t s d ' É l é o n t e : 1tPOç c r a v Í Ô a δ ι ε π α σ σ ά λ ε υ σ α ν ; . 11. Il s ' a g i t d ' u n e h i s t o i r e q u e P l u t a r q u e d é c l a r e , d e s o n chef, i n v r a i s e m b l a b l e , e t q u ' i l r a p p o r t e d ' a p r è s D o u r i s d e S a m o s : a p r è s q u e les S a m i e n s e u r e n t é t é r é d u i t s p a r Périclès, celui-ci e n a u r a i t fait a t t a c h e r à des p l a n c h e s (σανίσι 7tpoaSr|aaç) u n certain nombre, qui restèrent dans cette situation p e n d a n t d i x j o u r s ; après q u o i o n leur brisa la tête. — M. K é r a m o p o u l l o s d o n n e de bonnes raisons p o u r ne pas a d m e t t r e l'opinion négative de Plutarque. 12. S u r l ' o r d r e d u p r y t a n e , q u i e s t v e n u c o n s t a t e r le f l a g r a n t d é l i t d ' i m p i é t é d e Mnésiloque, celui-ci est « a t t a c h é à la p l a n c h e » p a r u n a r c h e r s c y t h e (931-2 : SfjCTOV... èV Tfj σ α ν ί δ ι ) . S u r l ' i n s t r u m e n t , cf. 1 0 0 3 ( χ ά λ α σ o ν TÔV f j X o v ) , 1 0 1 3 (πάντως S'èjioi Tà δ έ σ μ ' ὑπάρχει), d ' o ù la c o m p a r a i s o n avec A n d r o m è d e , q u i se p o u r s u i t d a n s t o u t e l a s c è n e ) , 1 0 3 1 ( è v π υ κ ν o ῖ ς δ ε σ μ o ῖ σ ι ν ἐ μ π ε π λ ε γ μ έ ν η ), 1 0 5 4 ( λ α ι μ ό τ μ η τ ' â / T l ) ; n o t e r le m o t K p e n à Ç e i V (v. 1028, 1053, 1110). S u r l ' o b j e t m ê m e d u s u p p l i c e , 9 4 3 ( x o ï ç K Ô p a Ç l v ἑ σ τ ι ῶ ν ) , 1 0 2 8 s q . ( K Ó p a ç l ÔEÎTtvov) — indications q u e M. K é r a m o p o u l l o s r a p p o r t e p a r t i e l l e m e n t a u m o m e n t de l ' a g o n i e (cf. 8 6 6 - 8 6 8 ) .

condamnés qui sont maintenus indéfiniment sur une planche ou un poteau auquel ils restent fixés à l'aide des mêmes crampons que l'on a retrouvés à Phalère. Et par là s'éclaire une allusion d'Aristophane, Cav., 1037-1049, qui devient du même coup une confirmation : le πεντεσύριγγoν çúÂov, « l'instrument de bois à cinq trous » auquel est voué Cléon selon l'exégèse du Charcutier, c'est l'instrument même de ce supplice13. — Il faut renvoyer à l'ouvrage (en particulier, pp. 21-36) pour toute cette enquête, qui entraîne la conviction14. Des témoignages archéologiques et littéraires ressort une image très nette de l'ἀπoτυμπανισμός. C'est un supplice atroce. Le condamné, nu, est attaché par cinq crampons à un poteau dressé sur le sol15 ; défense d'approcher pour lui apporter secours ou allègement en quoi que ce soit16 : on attend que mort s'ensuive. Traitement qui n'est pas sans rapport avec celui de la crucifixion : seulement, dans cette dernière, les mains et les pieds sont cloués, et la perte de sang qui en résulte est de nature à abréger le supplice ; de plus, une des pièces essentielles du τύμπανoν, c'est le carcan qui comprime la mâchoire inférieure et qui, par le poids du corps, ajoute à la souffrance un élément fort appréciable. On imagine ce que pouvait être l'agonie du patient, prolongée pendant plusieurs jours17. Qu'un tel mode 13. Les cinq t r o u s c o r r e s p o n d a n t a u x c r a m p o n s q u i e n s e r r e n t le cou, les pieds e t les m a i n s . — O n p o u r r a i t encore v o i r d a n s d ' a u t r e s t e x t e s des allusions à l'ἀπoτυμπανισμός, ainsi d a n s ARISTOPH., Cav., 367, 705 et, s i n o n d a n s PLAT., Républ., I I , 362, d u m o i n s d a n s DÉM., X X I , 105 (πρoσηλῶσθαι) où il s ' a g i t d ' u n supplice a t h é n i e n . 14. A v o u o n s p o u r t a n t q u ' u n e difficulté p a r a î t e n c o r e subsister, q u a n t à la c o m p o s i t i o n d u m o t : celle-ci est p e u t - ê t r e plus s a t i s f a i s a n t e q u e d a n s l ' i n t e r p r é t a t i o n t r a d i t i o n n e l l e , le préfixe n ' e s t t o u t de m ê m e p a s celui q u ' o n a t t e n d r a i t . Mais il n e p a r a î t p a s t r o p h a r d i de d o n n e r à à n 6 la m ê m e v a l e u r q u e d a n s ἀπάγειν, s u r t o u t si l'on t i e n t c o m p t e des r a p p o r t s q u e n o u s v e r r o n s e n t r e l'ἀπoτυμπανισμός e t l'ἀπαγωγή). 15. P o u r l'exigence de la n u d i t é , M. K é r a m o p o u l l o s l a d é d u i t i n g é n i e u s e m e n t a contrario, d'ARISTOPHANE, Thesm., 940 et s u i v . où le cas de Mnésiloque, exposé a v e c t o u s ses a t o u r s , a p p a r a î t exceptionnel. P o u r la position d u p a t i e n t , dressé v e r t i c a l e m e n t , elle est assez a t t e s t é e p a r les récits d ' H é r o d o t e e t d e P l u t a r q u e e t P a r l a scène d ' A r i s t o p h a n e . H é s y c h i u s d e v a i t a v o i r conservé q u e l q u e v a g u e d o n n é e s u r l'ἀπoτυμπανισμός, c a r il emploie à p r o p o s de ce supplice (s. v. τυμπανίζεται) le v e r b e KpéjiaTOU a p p l i q u é a u p a t i e n t . 16. P e n d a n t t o u t e la scène des Thesmoph., l ' a r c h e r m o n t e la g a r d e a u t o u r d e Mnésiloque : ϕύλαττε Kal πρoσιέναι μηδένα ë a rcpôç aùxôv, lui a e n j o i n t le P r y t a n e (932 et suiv.). 17. A p r è s la m o r t , il p e u t r e s t e r e x p o s é a u x b ê t e s — il l'est m ê m e a v a n t qu'elle n e soit consommée. L e xû^ncavov des S a m i e n s e s t r e s t é érigé p e n d a n t d i x j o u r s (PLUT., 1. 1.).

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d'exécution ait été pratiqué chez les Athéniens, cela n'est pas sans modifier quelque peu nos idées sur leur droit pénal ; or il a été pratiqué pendant toute la période classique : héritage d'un passé lointain, admis vraisemblablement par Dracon (p. 106 et suiv.) dont la législation criminelle lui devrait son renom sinistre18, on peut suivre sa trace jusqu'à la fin du IVe siècle. On comprend qu'il ait fortement influencé l'imagination collective. M. Kéramopoullos le montre en détail de façon curieuse. Ainsi il constate qu'Eschyle, en représentant le supplice de Prométhée d'une manière sensiblement différente de celle d'Hésiode, s'est conformé, pour des traits essentiels, à l'image traditionnelle et nationale de l'ἀπoτυμπανισμός Il étudie certaines formules ou certains gestes d'imprécation où il voit une allusion au supplice de l'ἀπoτυμπανιζόμενoς, certains procédés de la magie comme l'emploi des statuettes enchaînées20 qui ont pour but de la provoquer. Ce n'est pas notre objet de suivre l'auteur dans tout cet exposé, où il cède peut-être parfois un peu trop à sa verve. Nous nous contentons d'en signaler le double intérêt : non seulement, il confirme l'importance du supplice en question ; mais il montre une fois de plus, et d'après un exemple topique, que le droit pénal est un des fonds où s'alimentent volontiers les représentations magico-religieuses. Ce qu'on voudrait retenir ici, c'est proprement la contribution à l'histoire au droit pénal en tant que tel : elle suggère certaines observations à la suite desquelles on pourrait n'être pas tout à fait d'accord avec l'auteur.

18. C'est s u r t o u t p o u r le vol, d o n t D r a c o n s ' e s t o c c u p é p a r t i c u l i è r e m e n t , q u e n o u s a d m e t t r i o n s l ' i d é e de l ' a u t e u r : e n t e n d o n s q u e le législateur a u r a i t a d o p t é c o m m e m o d e d ' e x é c u t i o n légal u n p r o c é d é t r a d i t i o n n e l e t c o u t u m i e r (voir plus loin, I I I ) ; sans p r é c i s é m e n t i n n o v e r , il c o n s a c r a i t : c ' e n s e r a i t assez p o u r j u s t i f i e r s o n r e n o m de c r u a u t é . — Q u a n t à savoir si l'ἀπoτυμπανισμός é t a i t la p e i n e p r é v u e p a r D r a c o n p o u r le m e u r t r e volontaire, c ' e s t a u t r e chose : l ' a f f i r m a t i o n de M. K é r a m o p o u l l o s n o u s p a r a î t ici u n p e u a r b i t r a i r e . I l e s t v r a i q u ' u n t e x t e d'EscHiNE, I I , 181 et s u i v . (où y à p ô Oâvaxoç δεινὸν, àÀÀ' f| rcepi ἐπεγγελῶντoς, Kai xoîç (bai "Crov ὀνειδῶν ÙKoéaai) ; s ' a c c o r d e r a i t assez b i e n a v e c le supplice en q u e s t i o n e t p o u r r a i t ê t r e i n v o q u é si o n d e v a i t le r a p p o r t e r a v e c GLOTZ ( S o l i d a r p . 309) à l a p u n i t i o n d u m e u r t r e : m a i s rien n ' i n d i q u e q u ' o n d o i v e l ' y r a p p o r t e r (le r a p p r o c h e m e n t a v e c Dém., X X I I I , 69, s e r a i t insuffisant). S u r l ' e x é c u t i o n d u m e u r t r i e r , n o u s r e s t o n s d a n s u n e i g n o r a n c e t o t a l e . 19. O. L, pp. 61-66. L ' a u t e u r a d m e t q u e P r o m é t h é e supplicié n e p o u v a i t ê t r e représenté que par un mannequin. 20. Cf. D u g a s , in B C H , 1915, p. 416 et suit,.

II Il ne s'agit pas du supplice lui-même : là-dessus, encore une fois, l'enquête de M. Kéramopoullos donne satisfaction. Il convient d'ailleurs de relever — il y a quelques indications en ce sens dans notre ouvrage — que l'ἀπoτυμπανισμός, tel qu'il a été décrit, ne constitue pas un type rigoureusement isolé et fixé ne varietur : le condamné a pu être attaché au poteau, primitivement du moins, avec des cordes21 ; il a pu y avoir dans certains cas flagellation22 ; il a pu y avoir des variantes locales dans la disposition du patient23 ; il y a enfin, comme nous l'avons noté à la suite de M. Kéramopoullos, une parenté probable entre l'ἀπoτυμπανισμός et la crucifixion. On verra l'intérêt que peut présenter cette remarque préliminaire. L'ἀπoτυμπανισμός n'en reste pas moins un supplice bien défini, au moins pour Athènes — en principe, c'est à la seule Athènes que M. Kéramopoullos veut s'attacher — du VIle au IVe siècle. Et la question peut se poser de savoir quelle est sa place dans l'ensemble du droit criminel. S'il y a d'autres modes d'exécution capitale, y a-t-il un principe qui ait présidé à la répartition des cas ? — Mais y a-t-il seulement d'autres modes ? M. Kéramopoullos, en fin de compte, le nie. Pour l'Athènes classique, nous connaissons, il est vrai24, l'empoisonnement par la ciguë ; et nous croyons connaître la précipitation dans le Barathron. Mais le premier n'apparaît que tardivement — à la fin du ve siècle : en sorte que nous pouvons le laisser provisoirement 21. O. l., p. 68. Cf. S. REINACH, Répert. des vases, I I , 48, 1. 22. O. L, p. 30 et s u i v . Cf. SOPH., A j . , 108 sq. 23. D a n s le r é c i t d'ARISTOTE ('AS. lloÂ.., 45, 1), il y a u n m o t q u i r e t i e n t l ' a t t e n t i o n : c ' e s t le m o t καθήμενoν ( A u o i u a x o v . . . καθήμενoν f i â n μέλλoντα ἀπoθνῄ σκειν). On p e n s e a u sedet aeternumque sedebit... Y a-t-il là u n e i n d i c a t i o n qui se r a p p o r t e r a i t a u supplice l u i - m ê m e e t à l a disposition d u p a t i e n t ? On n ' y s o n g e r a p o i n t , si l ' o n v o i t d a n s le « supplice > de Thésée le simple s o u v e n i r de l ' i c o n o g r a p h i e infernale (cf. PAUS., X , 29, 9) — d ' a u t a n t q u e le d é t a i l r e s t e r a i t m y s t é r i e u x . P e u t - ê t r e convient-il p o u r t a n t de poser d u moins un point d'interrogation. 24. N o u s n e p o u v o n s p a s a f f i r m e r q u ' i l n ' y e û t p a s d ' a u t r e s m o d e s encore : c'est u n f a i t q u e , bien s o u v e n t , les t e x t e s n e d i s e n t rien de l ' e x é c u t i o n ; il s e r a i t excessif d ' e n conclure qu'elle s ' o p è r e t o u j o u r s p a r l ' u n des procédés q u i n o u s s o n t a t t e s t é s d a n s certains cas. N o u s a v o n s c o n s t a t é q u ' o n ne s a v a i t rien de l ' e x é c u t i o n d u m e u r t r i e r . D ' a u t r e p a r t , n o u s v o y o n s le Çltpoç ( a t t e s t é à S p a r t e , ZÉNOB., VI, 11) employé, a u m o i n s occasionnellement, p a r les A t h é n i e n s (LYS., X I I I , 78).

de côté. Nous pouvons même être plus radical, à cet égard, que l'auteur : nous n'avons qu'à rappeler que l'empoisonnement ne constitue pas, à proprement parler, un mode d'exécution, mais qu'il faut le concevoir comme un suicide par tolérance, d'ailleurs réglementé25. Quant à la précipitation dans le Barathron, l'opinion de M. Kéramopoullos est résolument négative : il considère qu'il n'y a pas là un mode d'exécution indépendant, et il admet simplement que, les condamnés ayant d'abord été mis à mort, leurs cadavres étaient rejetés sans sépulture dans un endroit qu'on doit localiser, hors de la ville, entre la porte du Pirée et les Longs Murs (p. 36 sq.)26. Il ne resterait donc plus qu'un seul vrai mode d'exécution : l'ἀπoτυμπανισμός. — Le problème que nous posions il y a un instant serait donc éliminé, et, du même coup, l'ἀπoτυμπανισμός prendrait une importance plus grande encore qu'il n'apparaissait ; là même où il n'est pas nommé, M. Kéramopoullos n'hésite pas à dire qu'il est certainement sous-entendu : par exemple, que, dans le procès des généraux des Arginuses, où Euryptolémos propose au peuple de choisir entre la loi sur les traîtres et les sacrilèges et le décret de Cannonos (XÉN., Hell., I, 7, 20-22), la pénalité prévue, quoique non exprimée dans les textes législatifs, serait dans les deux cas l'exposition

sur le p o t e a u

(p. 97

et SUiV.)27.

A l'encontre de l'auteur, nous pensons qu'il y a diversité entre les modes d'exécution capitale — et que cette diversité a un sens. Nous considérons d'abord deux points qui ont leur intérêt : sur le premier — la question du Barathron — il semble que la thèse de M. Kéramopoullos prête directement à la critique ; sur le second —la question de la sépulture permise ou refusée aux condamnés à mort — la difficulté qu'il éprouve à un certain endroit nous fournirait un argument. On pourrait dire, avec une concision familière, que l'auteur « ne croit pas » au Barathron. Il n'est pas le premier, aussi 25. GLOTZ, a r t . K ô n e i o n d a n s le Dict. des A n t . Cf. PLAT., Lois, I X , 873 C. — N o u s c o n t i n u o n s à e m p l o y e r l a d é n o m i n a t i o n t r a d i t i o n n e l l e de « c i g u ë ». 26. D ' a p r è s PLAT., R é p . , 439 E . C ' e s t à cet e n d r o i t q u ' o n s i t u e d ' o r d i n a i r e le Barathron. 27. M. K é r a m o p o u l l o s n o u s p a r a î t a t t r i b u e r u n e p o r t é e excessive a u d é c r e t de C a n n o n o s : il e s t disposé à le faire r e m o n t e r t r è s h a u t d a n s le passé, e t il le v o i t encore d o m i n e r le d r o i t d u ive siècle. I l s ' a g i t e n r é a l i t é d ' u n a c t e législatif a n a l o g u e a u d é c r e t de D i o p e i t h è s e t d e s t i n é c o m m e lui à faire j o u e r d a n s c e r t a i n s cas la p r o c é d u r e de l ' ε ἰ σ α γ γ ε λ ί α . O n n e v o i t p a s p o u r q u o i o n l'assimiler a i t (p. 98) à l ' à p x u i o ç V Ô Jl o ç d o n t p a r l e DÉM., X X , 135 à p r o p o s d'àrcàTT| TO0 81ÍJlou.

bien : Thonissen28 s'était déjà payé le luxe d'un scepticisme radical. Mais Thonissen n'est pas précisément une autorité, et on ne le cite plus guère. La question est engagée sur nouveaux frais ; car il est couramment admis qu'à Athènes, certains condamnés à mort étaient précipités dans cette excavation, comme à Rome certains condamnés à mort étaient précipités de la roche Tarpéienne — et que c'est justement en cela que consistait leur supplicium. Que d'ailleurs il soit incertain si ce procédé resta en usage après le ve siècle, ou qu'il puisse y avoir telles obscurités au point de vue topographique29, ce sont là, pour l'instant, questions accessoires : l'essentiel, c'est le procédé lui-même. A l'opinion traditionnelle — traditionnelle depuis les scholiastes anciens, mais ce n'est tout de même pas une raison pour la rejeter — qu'oppose M. Kéramopoullos ? Il lui oppose une argumentation assez dispersée et pas très directe. Il commence par écarter la question, sauf à s'en justifier plus tard, mais en sous-entendant sa thèse négative (p. 20). Puis, à l'occasion de plusieurs témoignages qui se trouvent avoir rapport au Barathron, il représente celui-ci comme le lieu où l'on rejetait les cadavres des condamnés exécutés (p. 36 sq). Puis il croit avoir lieu d'affirmer30 que l'ἀπoτυμπαισμός est le seul mode d'exécution en usage avant l'emploi de la ciguë, sur quoi il s'autorise par avance de ce qu'il démontrera plus tard, à savoir que la « précipitation dans le Barathron » n'est pas un procédé de mise à mort (p. 47). Mais cette démonstration attendue ne laisse pas de se dérober : lorsque l'auteur y arrive, son siège est fait ; en fixant sa pensée sur 28. J . J . THONISSEN, Droit p é n a l de la républ. athén., p. 94, p. 98 et suiv. P o u r la critique, v o i r GLOTZ, Ordalie, p. 91 et suiv. Cf. H . HAGER, J o u r n a l of Hell. Stud., V I I I (1877), p. 6 s q q . 29. D ' a p r è s les Anecd. de BEKKER, I, 219, le B a r a t h r o n é t a i t s i t u é d a n s le d è m e de K e i r i a d a i ; PLUTARQUE, Thém., 22, p a r a î t le localiser d a n s le d è m e de Mélitè ; d ' a u t r e p a r t , le scholiaste d'ARISTOPH., P l u t . , 431, n o u s p a r l e d ' u n ὄρυγμα qui f u t comblé, p e u t - ê t r e a u ve siècle. THALHEIM (in P a u l y - W i s s o w a , s-v. PdpaGpov) e t JUDEICH (Topogr. der St. Ath., p. 375) s ' e n t i r e n t c h a c u n à leur manière. N o u s a d m e t t r i o n s à la r i g u e u r q u e le n o u v e l ÕpuY/la, celui d u ive siècle, d i s t i n c t de l'ancien, celui d u ve, n e s e r v a i t plus q u e de lieu de d é p ô t p o u r les c a d a v r e s des c o n d a m n é s : l a p r é c i p i t a t i o n n ' e s t plus m e n t i o n n é e e x p r e s s é m e n t a p r è s 406, e t l ' i n t e r p r é t a t i o n g r a m m a t i c a l e d e DINARQUE, I, 62 ( τ ε θ ν ᾶ σ ι . . . παραδoθέντες T Lysias nous apprend que, de son temps déjà, ce terme de ποδοκάκη était tombé en désuétude et qu'on employait ordinaired'une part, est un ment, en pareil cas, celui de çúÀov. Or équivalent possible de τύμπανον ; d'autre part, il est également usité comme synonyme de κύϕων, carcan 91. Nous ne pouvons nous figurer au juste le traitement qui était infligé au voleur ; nous ne pouvons décider s'il était enchaîné, au moins tour à tour, par plusieurs parties du corps et affirmer que la ποδοκάκη ait pu être aussi κύϕων ; mais on se rend compte que ces désignations évoquent une image affaiblie de l'ἀποτυμπανισμός : nous devons nous représenter un instrument en bois sur lequel le patient était maintenu par des crampons92. Il y a plus : l'emploi du Kù(pcov qui, même s'il est indépendant de la ποδοκάκη, lui est évidemment apparenté, et qui est spécialement attesté à propos de certains délinquants qui ne sont pas sans rapport avec les κ λ έ π τ α ι indique une exposition du coupable94. En admettant que le 88. LYS., X , 16 ; DÉM., X X I V , 105 (cf. 103). 89. Le t e x t e de D é m o s t h è n e (à l a différence de Lysias) a j o u t e TÔV πόδα q u i f a i t l'effet d ' u n e glose ; qu'elle r e m o n t e à l ' é p o q u e classique o u qu'elle soit de b a s s e é p o q u e , elle c o n f i r m e l ' i n d i c a t i o n de L y s i a s : le t e r m e 7tOSOKaKll d e v a i t dire plus, d a n s le principe, q u e ce q u e p o u v a i t enseigner i m m é d i a t e m e n t la composition d u mot. 90. ARISTOPH., Cav., 1049, cf. 1040 ; 367 ; 705 ; ALEXIS d a n s ATH., I V , 134. 91. ARISTOPH., Lysistr., 680. 92. L e t e x t e d'ARISTOPH., Lysistr., 680 sq., f o u r n i t u n e i n d i c a t i o n précieuse : x a ç xouxovi tÓV aÙXÉva. L a 1tOSOKaKTl, q u e L y s i a s d é n o m m e ÇûXov n e doit p a s ê t r e c o m p r i s e c o m m e u n e n t r a v e e n bois, m a i s c o m m e u n e p l a n c h e à laquelle s o n t a d a p t é s des A l o i (Les Ttéôai s o n t é g a l e m e n t a u t r e chose : cf. PLAT., Phédon, 59 E ; 60 B). 93. POLL., V I I I , 107 ( d ' a p r è s C r a t i n o s ) ; Lex. de P a t m o s , i n B . C. H . , I, P143 sq. (cf. DÉM., X V I I I , 209) ; ARIST., P o l , V I I , 6, 1306 b ; PLUT., Nie., 11 ; cf. ARISTOPH., P l u t . , 476 ; 606. C ' e s t p a r t i c u l i è r e m e n t a u x délits c o m m i s s u r le m a r c h é q u e p a r a î t s ' a p p l i q u e r l a p e i n e d u KÛcptOV (POLLUX e t Lex. de P a t m o s ) ; or o n p e n s e v o l o n t i e r s p o u r e u x à l'unaymyf) (ALEXIS, cité p a r ATH., I I , 226 A-B), e t u n e loi d u IER siècle a m ê m e e x p r e s s é m e n t s o u m i s à la loi des KaKoOPYOl l ' i n d i v i d u q u i est pris κακουργῶν è1ti Tà JlÉtpa Kal Tà σταθμά ( I I , n° 476, 1. 55 sq.). 94. L a p e i n e est s u b i e s u r l ' a g o r a (ARIST., 1. 1. ; cf. POLL. e t Lex. de P a t m o s , 1. I ). — PLATON, Lois, I X , 855 C p r é v o i t d a n s le c a t a l o g u e des p é n a l i t é s les ἀμόρϕους e S p a ç il a x à a e i ç (cf., u n p e u plus h a u t , S e a n o ï ç Te χρονίοις Kai ἐμϕανέσι Kai τισι π ρ ο π η λ α κ ι σ μ ο ῖ ς ) . C'est l a m ê m e p e n s é e q u i p r é s i d e à la p r a t i q u e d u pilori, à l ' é g a r d d e s d é l i n q u a n t s d ' u n e c e r t a i n e espèce.

ftpocTijiiov en question consiste en cette exposition infamante, on c o m p r e n d r a m i e u x la r a i s o n d ' ê t r e d ' u n c h â t i m e n t d o n t les m o d a l i t é s e t l a b r i è v e t é s ' i m p o s e n t t o u t d e s u i t e à l ' a t t e n t i o n : il apparaît, à l'égard des voleurs qui ne subissent pas l'ἀποτυμπαVKyjiôç, c o m m e u n e r e p r é s e n t a t i o n a d o u c i e d e c e s u p p l i c e . N o u s a d m e t t r o n s d o n c , f i n a l e m e n t , q u e , p a r m i les s y s t è m e s d ' a b o r d p l u s o u m o i n s isolés e t i n d é p e n d a n t s q u i se s o n t i n t é g r é s d a n s le d r o i t p é n a l d e c i t é , il e n e s t u n q u i c o m p r e n d l'àlrOTUgπανισμός

comme

mode

d'exécution

spécifique : c'est celui q u e

c a r a c t é r i s e n t t o u t e s ces n o t i o n s , e l l e s - m ê m e s s p é c i f i q u e s e t q u i s ' a p p e l l e n t l ' u n e l ' a u t r e , κακοῦργος, tiC αὐτοϕώρῳ, ἀπάγειν, c'est celui q u i c o n c e r n e les v a r i é t é s p r i m i t i v e s d u vol. E t p u i s q u ' i l s'agit d ' u n e p e i n e t r è s a n t i q u e , d o n t les origines p e u v e n t r e m o n t e r a u x premières civilisations méditerranéennes, on conçoit q u ' o n en t r o u v e l ' é q u i v a l e n t d a n s la c r u c i f i x i o n q u i e s t infligée, d ' a p r è s les X I I T a b l e s , à u n e c a t é g o r i e d e fures95, à c e u x d o n t le d é l i t c o n s i s t e à m o i s s o n n e r n u i t a m m e n t le c h a m p d ' a u t r u i o u à y f a i r e p a î t r e s o n bétail96. Ce q u i e s t p o u r n o t r e h y p o t h è s e u n e c o n f i r mation que nous ne croyons pas négligeable. T o u t e f o i s , le r a p p o r t e n t r e l ' ἀ π ο τ υ μ π α ν ι σ μ ό ς e t s o n d o m a i n e propre d'application peut nous paraître encore extérieur : n'y a-t-il p a s ici u n lien p l u s p r o f o n d — c ' e s t - à - d i r e p l u s i n t e l l i g i b l e ?

IV Nous

avons

fait

allusion

à

la

diversité

d'origines

du

droit

p é n a l : o n n ' y s a u r a i t t r o p i n s i s t e r . S a c r a t i o o u m i s e h o r s l a loi, vengeance du sang, m a n u s iniedio et exécution sommaire en fait de

vol



sans

parler

du

droit

disciplinaire

et

d'une

espèce

de police collective d a n s les a s s e m b l é e s religieuses97 — voilà a u moins régime

trois

types

unitaire

dont

qui

nettement

distincts

croyances,

des

est à

la

singularité tend

celui

de

l'origine,

sentiments,

des

la ont

à

justice

s'effacer

d'État,

d'abord

réactions

fait

sous

mais jouer

spécifiques.

le

qui, des Cette

d i v e r s i t é s ' a f f i r m e j u s q u e d a n s l ' e x é c u t i o n d u d é l i n q u a n t . Si la m i s e à m o r t é t a i t u n e solution p u r e m e n t m a t é r i e l l e a u p r o b l è m e de

la

responsabilité

et

pas

autre

chose

que

la

manifestation

95. V o i r HUVELIN, o. l., p. 61 sq. 96. PLINE, H . N . , X V I I I , 3-12. (cf. P . F . GIRARD, Textes de droit r o m a i n , X I I Tables, V I I I , n ° 9). 97. Cf. 8. REINACH i n R E G (1906), p. 356 et 8uiv.

brutale d'une passion quasi instinctive, le tour du jardin des supplices n'aurait guère qu'un intérêt de curiosité ; mais il n'en est pas ainsi ; et il nous est bien permis maintenant de souligner un contraste entre deux types d'exécution capitale. L'un des deux serait représenté par des procédés caractéristiques dont nous connaissons surtout deux en Grèce98 : la lapidation99 et la précipitation. Ici, la peine de mort fonctionne comme moyen d'élimination d'une souillure. Ce type d'exécution est essentiellement de droit interne et il a, en lui-même, un caractère religieux. C'est qu'il s'applique précisément à la criminalité religieuse, laquelle est d'abord très vaste ; le nom le plus significatif du crime, dans ce domaine, est celui d'èiyoçl00. Passionnelle à coup sûr, l'exécution capitale y est pourtant le plus éloignée d'être un fait de pure passion : justement parce qu'elle est dominée par une pensée religieuse, on est loin de la définir comme il faut quand on la définit par la tendance psychologique qui vise simplement à l'anéantissement d'un coupable. D'abord, c'est un élément d'ordre religieux qu'elle cherche à écarter, elle se manifeste au premier chef comme ἀ ϕ ο σ ί ω σ ι ς comme libération purificatoire du groupe parmi lequel la responsabilité d'un nouveau sang versé se dilue parfois et s'évanouit'02 ; ensuite, l'expulsion violente, l'expulsion dans la mort du membre indigne et maudit s'accompagne d'une idée de deuotiol03. D'une part en effet, la mise à mort apparaît comme un acte pie : qu'on se rappelle ces dispositions du droit antique où il est spécifié que le meurtre du hors la 9 8 . V o i r a u s s i GLOTZ, O r d a l i e p . 3 0 et s u i v s u r l e κ α τ α π ο ν τ ι σ μ ό ς . 99. HIRZEL, D i e S t r a f e d e r S t e i n i g u n g ( i n A b h a n d l . d e r p h i l . hist. K i . d e r k. s a c h s . G e s e l l s c h . d . W . , X X V I I , 7) a é t a b l i q u e l a l a p i d a t i o n e n G r è c e n ' a p a s é t é s e u l e m e n t u n e m a n i f e s t a t i o n d e la loi d e L y n c h , m a i s q u ' e l l e a f o n c t i o n n é anciennement c o m m e une véritable institution pénale. 100. Cf. O . SCHRADER, R e a l l e x . , p . 9 0 5 , a v e c q u e l q u e s e x e m p l e s c a r a c t é r i s t i q u e s d o n t o n p o u r r a i t a l l o n g e r la liste. Il s ' a g i t d e c r i m e s c o n t r e la divinité, d ' i n c e s t e , d e t r a h i s o n , d ' a t t e i n t e à l a p e r s o n n e s a c r é e d u c h e f , e t c . P o u r le g r o u p e m e n t d e s e s p è c e s , cf. T A C . , G e r m . , 1 2 , s u r l e d r o i t g e r m a n i q u e ( à r a p p r o c h e r d e L i v . , I , 5 1 : cf. C . F E R R I N I , D i r i t t o p e n . r o m . , p . 2 4 4 ) . 1 0 1 . Cf. P L A T O N , L o i s , I X , 8 7 3 B . — L e d r a m e d e l a p é n a l i t é s e j o u e d a n s l e p l a n religieux : B o u p h o n i e s , p o u r s u i t e des (papudKOi a u x Thargélies, etc. 102. Ce p e u t ê t r e d u m o i n s le cas d a n s la l a p i d a t i o n . 1 0 3 . T o u t e c e t t e c a t é g o r i e p é n a l e a r a p p o r t , d ' u n c ô t é à l ' i m p r é c a t i o n (cf. R . VALLOIS, i n B C H , 1 9 1 4 , p . 2 5 0 s q . ) , d ' a u t r e p a r t à l ' o r d a l i e ( c f . , s u r l a d e u o t i o , GLOTZ, O r d a l i e , p . 7 , 3 3 , e t c . ) . D ' o ù l a d é s i g n a t i o n d u c o u p a b l e c o m m e è n â p a x o ç , c o m m e ἁ μ α ρ τ ω λ ό ς s u i v i d u n o m d e s D i e u x a u g é n i t i f . Cf. l ' e m p l o i d u m o t à v à 0 8 | i a e n g r e c m o d e r n e , d ' a p r è s K é r a m o p o u l l o s , p. 53 sq. ( r a p p o r t a v e c l a l a p i d a t i o n ) . — A l a limite, la deuotio p e u t s ' a c c o m p l i r s a n s i n t e r v e n t i o n active de la société — s a n s qu'il y a i t peine, p a r c o n s é q u e n t (cas d u parjure).

loi ne fait pas t o r t à la puretél04, ou cette prescription du droit germanique qui fait d'un pareil m e u r t r e un devoir105 — antithèse frappante avec les sentiments que provoque le bourreau, à jamais m a r q u é d'une éclatante horreurl06. D ' a u t r e part, c'est Une véritable fonction religieuse que l'exécuté lui-même r e m p l i t en pareil cas ; une fonction qui n'est pas sans analogie avec celle des rois-prêtres q u ' o n exécute égalementl07, et qui se témoigne assez dans la désignation du criminel comme homo sacer à Romel08, comme (papjiaKÔç en Grèce'09. C'est la même pensée de deuotio qui explique que, par un paradoxe au premier abord déconcertant, l'exécution puisse ne pas aboutir à la m o r t dans certains cas extrêmes qui n'en sont pas moins prévus110 et que, notamment, le condamné qui n ' a v a i t pas péri après avoir été précipité de la roche tarpéienne eût la vie sauve111 : ce qu'on a abandonné a u x puissances divines, l'eussent-elles laissé, on n'a pas droit de le leur reprendre. — Même pensée enfin à l'égard du cadavre : dans le cadavre, il y a encore de la vie, il y a du pouvoir malfaisant, a u t r e m e n t dit du « sacré » — il y a un objet possible de deuotio : par son expulsion hors des frontières, p a r la destruction 104. ANDOC., I, 96 ; DÉIII., I X , 44 ; LYc., C. Léocr., 125. L a p e n s é e e s t d é j à p e u a t t é n u é e d a n s la définition d u sacer de F e s t u s . 105. S u r le d e v o i r de t u e r le friedlos, cf. BRUNNER, Deutsche Rechtsgesch., I I , P. 472. 106. L e δήμνος qualifié d ' ἀ λ ι τ ή ρ ι ο ç i m p u r : ATH., X , p. 420 B ; EUST., ad Od. X V I I I , 1, p. 1833, 54. L ' i n s t i t u t i o n d u b o u r r e a u ne r e m o n t e s a n s d o u t e p a s à u n e t r è s h a u t e a n t i q u i t é (cf. K é r a m o p o u l l o s , p. 107). R a p p e l o n s que, chez les G e r m a i n s , les p r ê t r e s p a ï e n s en faisaient l'office. 107. C'est ce q u e suggère l ' i n s t i t u t i o n des ϕαρμακοί à A t h è n e s ( d u m o i n s à l ' é p o q u e ancienne), en Asie Mineure, à Marseille, e t des sacrifices h u m a i n s à R h o d e s : les s u j e t s d u rite, p o u r lequel s o n t choisis des criminels, s o n t parfois t r a i t é s a v e c des h o n n e u r s s p é c i a u x . 108. S u r le sens p r i m i t i f de l ' i n s t i t u t i o n , cf. JHERING, E s p r i t du droit r o m a i n , I. p. 282. — D a n s le m ê m e sens, r a p p e l o n s l ' e m p l o i d u t e r m e s u p p l i c i u m (contre l ' é t y m o l o g i e c o u r a m m e n t a d m i s e , o n a r é c e m m e n t élevé des d o u t e s q u i De n o u s p r a a i s s e n t p a s justifiés : C. JURET, Domin. et résist. d a n s la phon. lat., P- 41 et suiv.). 109. [Lys.], VI, 53 (avec le s o u v e n i r t r è s n e t d u cpapJlaKÓç des Thargélies) ; ARISTOPH., Cav., 1045 ; [DÉM.], X X V , 80. Cf. l ' e m p l o i a n a l o g u e d e i c à 0 a p g a : DÉM., X X I , etc. — S u r la n o t i o n d u ϕαρμακός chez les R o m a i n s , cf. DEN. HAL.,, A. R. I I , 68. 110. Cf. GLOT7, Ordalie, p. 50 sq., p. 92 sq. — Les analogies g e r m a n i q u e s s o n t connues : en p a r t i c u l i e r GRIMM, Deutsch Rechtsalt., p. 701. P o u r les r a p p r o c h e m e n t s e t h n o g r a p h i q u e s , cf. H . POST, Grundr. der ethnol. J u r i s p r . , I I , pp. 268, 269, 273. 111. S u r la signification d u f a i t e t s u r le c a r a c t è r e de l a p e i n e elle-même, cf. A. PIGANIOL, E s s a i s u r les orig. de Rome, p. 149, q u i a le g r a n d m é r i t e de p o s e r n e t t e m e n t le p r o b l è m e des m o d e s d ' e x é c u t i o n .

complète de ses restes, par le vent, l'eau et le feu, on s'efforce de l'anéantir, non pas dans un sentiment de rage pure, non pas même dans une pensée de précaution ou de défense et pour empêcher un retour offensif112, mais à la manière d'un piaculum113. Ainsi s'explique l'interdiction de sépulture qui, dans une conception religieuse du crime et du criminel, n'a plus rien d'anormal : la représentation ordinaire du cadavre, qui nécessiterait les mesures rituelles de l'ensevelissement, ici n'a plus où se prendre ; cette pensée religieuse est en quelque sorte bloquée par une autre. Tout différent le cas du KaKoupyoÇ. Cette fois, nous avons affaire à une réaction pénale qui, en elle-même et au premier moment du moins114, ne comporte pas d'éléments religieux — pas plus que la notion délictuelle à quoi elle correspondu5. Dans une civilisation paysanne, comme celle qu'il faut se représenter ici, le voleur et ceux qui lui sont assimilés — ainsi, chez les Romains, l'individu qui coupe les moissons d'autrui — suscitent 112. C o m m e le c o m p r e n d M. K é r a m o p o u l l o s , p. 105. 113. L a f o n c t i o n de l'ὑπερορισμός a p p a r a î t n e t t e m e n t d a n s l ' i n s t i t u t i o n d u P r y t a n e i o n , o ù il e s t a p p l i q u é a u x a n i m a u x e t a u x o b j e t s i n a n i m é s . — Même psychologie d a n s le r i t e d e l ' a b a t i s de m a i s o n . 114. A R o m e , u n é l é m e n t religieux s ' e s t i n t r o d u i t d a n s la p e i n e de l a crucifixion m e n t i o n n é e plus h a u t : l ' a r b r e q u i s e r v a i t p o u r le s u p p l i c e é t a i t consacré à Cérès ; m a i s le sens p r i m i t i f d e l ' e x é c u t i o n a p p a r a î t encore d a n s l'obligation a l t e r n a t i v e de l ' a b a n d o n n o x a l (qui p e u t p o r t e r s u r le c a d a v r e : p a r a p h r a s e de Gaius d a n s les F r a g m e n t s d ' A u t u n , 82) o u d u p a i e m e n t de l a c o m p o s i t i o n : cf. HUVELIN, o. I., p. 63, n. 3. — Il v a sans dire, d'ailleurs, q u e des p r o c é d é s m a t é riellement analogues ont p u être employés dans u n esprit très différent suivant les civilisations : la peine de l ' a r b o r infelix d a n s L i v . , I, 26 e s t s p é c i f i q u e m e n t religieuse, c o m m e l'est l a p e n d a i s o n chez les G e r m a i n s . — P o u r ceux-ci, cf. K . v. AMIRA, Die germ. T o d e s s t r . (in Abh. d. B a y . A k . d. W . , philos-philol. u. hist. K l . , X X X I , 3, 1922), o ù les m o d e s d ' e x é c u t i o n s o n t t o u s considérés c o m m e des f o r m e s diverses de sacratio (pp. 198-235) — et, p a r m i e u x , n o t a m m e n t , celui d u v o l e u r (p. 201 etsuiv., cf. p. 182 etsuiv.). N o u s ne s a u r i o n s n o u s e n g a g e r ici d a n s u n e discussion de d r o i t c o m p a r é : disons s e u l e m e n t q u ' i l est n a t u r e l q u ' u n p r o c é d é p é n a l d ' a b o r d i n d é p e n d a n t de t o u t e r e p r é s e n t a t i o n religieuse, en v i e n n e à r e v ê t i r , de p a r l a p a r t i c i p a t i o n de l a société, u n c a r a c t è r e f o r m e l l e m e n t religieux. E n Grèce, n o u s ne v o y o n s p a s q u e ce processus se soit a c c o m p l i : c ' e s t ce q u i n o u s le f a i t croire secondaire. — D a n s le m ê m e o u v r a g e d ' A m i r a , o n n o t e r a (p. 170 et suiv.) ce q u i c o n c e r n e le supplice de l a roue, s a t e c h n i q u e e t s o n a n t i q u i t é : il n ' e s t p a s s a n s analogies a v e c l'ἀποτυμπανισμός (cf. p. 109), d o n t l ' a u t e u r le r a p p r o c h e e x p r e s s é m e n t . 115. S u r le c a r a c t è r e essentiellement p r o f a n e d e l a r é p r e s s i o n d u KaKoúpy n n a , voir les réflexions significatives d'ANTIPHON, V, 10. D a n s le s y s t è m e juridico-religieux de l ' é p o q u e classique, le m e u r t r e d u KdKoOpyoç n ' e x i g e a u c u n e p u r i f i c a t i o n , à la différence d ' a u t r e s m e u r t r e s é g a l e m e n t i m p u n i s (PLAT., Lois, I X , 874 C, 865 A). T o u t cela n e signifie p a s q u ' i l n e puisse y a v o i r des é l é m e n t s magiques dans la « poursuite d u voleur » : mais c'est là u n e a u t r e question.

une réaction féroce ; mais ce n'est pas du tout la même réaction que dans le cas de l'impie ou de l'inceste. Comment elle s'est constituée en Grèce, nous l'entrevoyons : elle a pour prototype certaine forme plus ou moins définie de la vengeance purement privée, dont le souvenir revit dans certaines scènes bien connues d'Homère et de Sophocle116 ; l'ἀποτυμπανισμός en a conservé quelque chose. Non pas que la réaction pénale ne soit organisée d'une certaine manière et qu'elle ne se conforme à un schéma obligatoire : les exigences relatives au flagrant délit et la nécessité des rites juridiques le montrent assez ; mais, si elle aboutit à la mort du coupable, c'est à une autre mort que celle de l'homo sacer, et dont le type, également fixé, comporte une signification différente. Ici, le besoin de faire souffrir se contentera singulièrement parce qu'il est pur : les cruautés légitimes ont le champ libre. On s'attend d'ailleurs à ce qu'étant proprement social et, par conséquent, défini d'avance, le mode d'exécution implique aussi une pensée particulière, qui dépasse ce qu'il y a d'individuel dans la rancune exaspérée des victimes. Seulement, c'est une pensée profane : le patient de l'ἀποτυμπανισμός est exposé, comme un objet public d'indignation et de risée atroce ; il l'est aussi comme un exemple117 — car une agonie est plus convaincante qu'un cadavre. — Mais l'agonie est enfin terminée : que fera-t-on du cadavre ? Nous ne dirons pas précisément qu'il a droit à la sépulture : ce n'est pas d'elle-même que s'arrêterait la passion de ses ennemis, et elle pourrait bien franchir la mort. Mais ici, la représentation ordinaire s'interpose, car on n'est plus du tout dans le plan de la sacratio : il faut qu'un minimum de rites au moins s'accomplisse. Si étrange à première vue, l'inhumation des suppliciés de Phalère n'a rien que de conforme au mécanisme attendu des représentations. Le sentiment de la vindicte sociale, dans son principe, est chose complexe et chose multiple ; il déconcerte une psychologie superficielle qui le traite en réaction brute et élémentaire : il y a en lui de l'institution ; et, suivant le sens où il est orienté, il obéit à des associations d'idées également nécessaires, mais très diverses. 116. Od., X X I I , 173 et suiv., 187 et suiv. : M é l a n t h i o s a t t a c h é à u n e colonne d u θάλαμος ( n o t e r 177 : ç KFV δηθὰ ÇOÙÔÇ È(bv χαλέπ' àXyea n â a x r \ ) - — SOPH., A j . , 105 sq., o ù il s ' a g i t d u s u p p l i c e q u ' A j a x croit infliger à Ulysse, SeGeiç n p à ç t d o v ' ÉpKeÍou στέγης. 117. Ce s o n t les p r a t i q u e s p é n a l e s de c e t o r d r e q u i s o n t à l a base de la concept i o n , f r é q u e n t e e n Grèce, de l'« e x e m p l a r i t é » de la peine : cf. K é r a m o p o u l l o s , p. 41, n. 2.

IV

Institutions sociales

1

Les nobles dans la Grèce antique1 Ce qu'on appelle couramment la noblesse grecque, c'est une classe qui exerce le pouvoir dans bien des cités à l'époque archaïque, c'est-à-dire à un stade où il y a déjà un État, mais un État dont les fonctions sont encore peu développées et sont accaparées par ladite classe (exemple de ces fonctions, la justice : la phase de l'arbitrage est dépassée, il y a des juridictions obligatoires ; mais, dans la Béotie d'Hésiode, c'est la noblesse qui les détient et, en Attique, c'est seulement sous Pisistrate, semble-t-il, qu'elle achève de les perdre). Du reste, il doit s'agir ici non pas du rôle « politique » de la noblesse, mais de sa place dans la société et de sa nature de classe. On ne saurait oublier que, même pour la décrire, nous sommes bien démunis. Notre information est d'ailleurs inégale suivant les régions de la Grèce. Et nous n'avons pas le droit d'admettre a priori que la noblesse a eu le même développement partout. On la considérera d'abord à Athènes, au moment où la révolution solonienne va la dépouiller d'une grande part de sa puissance.

Cette révolution elle-même est mal connue. Ce n'est pas le lieu de reprendre les discussions dont elle a été l'objet. Mais nous retiendrons une donnée essentielle quant à l'état de société qu'elle suppose. 1. Annales d'Histoire économique et 8ociale, Paris, 1938, pp. 36-43.

L'Attique, dans la période qui précède l'archontat de Solon (594), est un pays très troublé : il y a une opposition aiguë entre ceux qu'Aristote appelle tantôt les notables, tantôt les riches, et ceux qui constituent le « peuple ». On ne fait pas difficulté d'identifier la classe dominante à celle des eupalrides (les bien-nés, « fils de nobles pères »). Quant au « peuple », il porte, chez Aristote et chez d'autres, différents noms qui sont évidemment des noms de ce temps-là : pélatai, hectémores, thètes. Le terme de thètes s'applique, chez Homère et après lui, à des ouvriers agricoles qui sont des ouvriers libres, mais de condition misérable et assez voisine de la servitude. Celui de pélatai signifie proprement « qui habitent auprès » — qui vivent à l'ombre d'un puissant —et c'est par lui que le grec traduit clientes. Celui d'hectémores veut dire « sixeniers ». Faut-il entendre que ceux-ci payaient une redevance de 1 /6 ou de 5 /6 ? On revient maintenant à la première interprétation, qui est le bon sens même. Mais ces hectémores constituent une véritable classe ; et bien qu'Aristote parle de « loyer » à leur sujet, il ne s'agit pas ici du contrat de louage au sens moderne et individualiste. D'une manière générale, si les questions historiques sont mal posées en l'espèce, c'est qu'on s'évertue à penser en termes de « droit » : on parlera de location, ou de propriété, ou d'hypothèque, comme si ces notions étaient immédiatement utilisables pour une société qui ne connaît pas la monnaie depuis longtemps et qui la connaît encore peu, pour une société où le commercium ne saurait s'exprimer dans les catégories juridiques que la monnaie justement rendra possibles. En fait, quelle structure sociale entrevoit-on ici ? Aristote répète qu'à l'époque la plus ancienne la terre était en un petit nombre de mains. Nous pouvons l'en croire, car la richesse des gentes nobles est certainement une richesse foncière et de ces gentes nous connaissons déjà au bas mot une cinquantaine. Une partie seulement des terres est objet d'exploitation directe (la main-d'œuvre servile est encore peu développée). Pour les autres, comment expliquer cette double donnée : qu'elles appartiennent aux eupatrides, et qu'à la suite des réformes de Solon elles ont été « libérées » en faveur de ceux qui les cultivaient ? Il y a là un type de rapports sociaux dont le précaire romain, dans un état économique d'ailleurs plus avancé, peut donner quelque idée. On a parlé de servage : le terme est sans doute trop spécialisé dans l'usage historique pour n'être pas inexact ici ; mais la société antérieure à Solon comporte une subordination personnelle et réelle, dont l'engagement du débiteur est seulement une forme accentuée et qui explique, dans la réforme de Solon, la solidarité

du problème des dettes et du problème du statut foncier — qui explique aussi la présence, sur les terres des tenanciers, de ces horoi dont on a tant discuté et que nous voyons à l'époque classique employés comme bornes hypothécaires. La seisachtheia (« rejet du fardeau ») qu'a réalisée Solon a été la suppression des « dettes » au sens le plus large du mot : elle a été, en particulier, l'abolition du régime des hectémores dont il n'y a plus trace dans la suite. On aura à revenir sur les circonstances de cette révolution. Mais il convenait d'abord de préciser une interprétation de la seisachtheia dont l'idée remonte à Fustel de Coulanges et qui nous apparaît plus solide que jamais. On brouille les faits quand on veut ne voir dans la subordination de la classe « asservie » que le résultat de l'exécution pour dettes. En d'autres termes, au-delà de la crise, il faut voir ce que la crise suppose : elle suppose la relation fondamentale de la clientèle. C'est là un régime qui, certes, n'est pas nécessairement anomique ; et, chez les anciens, on a eu le sentiment qu'il remontait haut : la bourgeoisie athénienne (Isocrale) a recueilli une tradition bien pensante sur la fonction de patronat exercée, pendant des siècles de l'histoire athénienne, par une classe dominatrice.— D'où cette classe tire-t-elle son prestige social ?

La noblesse est organisée en génè. Et il faut se débarrasser une fois pour toutes des faux-sens et des fausses assimilations : en grec, quand le mot génos se rapporte à un groupe, c'est toujours à un groupe noble. A l'époque classique, il nous apparaît comme une corporation familiale. On ne voit pas qu'à ce moment les individus qui en font partie aient tous entre eux des liens de parenté personnelle. Cela ne nous autorise pas à nier que le génos ait pu, dans le passé, être une maison noble ; le débat sur sa nature primitive risque d'être ouvert longtemps. Quoi qu'il en soit, tout génos se qualifie, à notre connaissance, par une activité religieuse : il ne s'agit pas seulement d'un culte familial, mais du monopole de certaines liturgies. Or ce monopole est très ancien : il préexiste à la cité qui ne l'a certainement pas conféré ; et les noms de plusieurs génè — non seulement des noms « professionnels », mais des noms « patronymiques » — attestent le privilège d'une fonction rituelle ou magique. Tel est le premier élément que nous apercevons, et que nous apercevons comme fondamental : l'importance en est confirmée par la

tradition historique qui concerne les eupatrides des plus anciens temps et qui les caractérise par leur privilège religieux. Puisque ce privilège s'exerce à l'intérieur d'un groupe plus étendu, on peut dire que la formation d'une noblesse a eu pour condition première une division du travail religieux à forme hiérarchique (la hiérarchie peut d'ailleurs s'entrevoir aussi à l'intérieur de la noblesse elle-même). Mais comment se représenter, ici, la préhistoire ? Dans le brassage de populations qui s'est opéré aux siècles obscurs, nous n'avons aucun moyen de repérer les traditions sociales qui ont pu se perpétuer, les infléchissements et utilisations qui ont pu s'en faire, le rôle qu'il faut attribuer à l'évolution ou à la conquête. On entrevoit que la séparation de la noblesse aura quelquefois et partiellement correspondu à des différences ethniques (par exemple en Thessalie ; en Attique même, la noblesse « ionienne » qui, avant les guerres médiques, se distinguait encore, au témoignage de Thucydide, par son costume, peut représenter une vague d'invasion). Mais on admettra volontiers qu'à la faveur des symbioses qui ont dû se produire entre autochtones et immigrés, les ancêtres de la noblesse grecque ont bénéficié d'un héritage : la constatation que nous avons faite d'abord nous invite à penser que cette noblesse prolonge une tradition très antérieure et qui peut être, en partie, égéenne (la Crète revient souvent dans la légende des eupatrides ; le nom de « roi », qui n'est pas d'origine indo-européenne, est porté ici ou là par des représentants éminents de la noblesse, et toute famille d'eupatrides se targue d'être de souche « royale »). Au reste, le phénomène même de la noblesse n'a pas eu partout le même aspect (ce sont de véritables serfs que les nobles de Thessalie ont en face d'eux, à la différence des nobles d'Attique) ; et le développement en a été inégalement favorisé suivant les régions et suivant l'histoire (il y a sans doute des familles nobles à Sparte, et aussi bien les rares que nous connaissons se qualifient, elles aussi, par un prestige religieux ; mais leur importance, réserve faite des deux maisons royales, ne paraît pas comparable à celle des eupatrides). On comprendra qu'il y a du moins une théorie que nous ne serions pas disposé à adopter : c'est celle qui représente la noblesse comme un fait relativement tardif, résultat mécanique d'une inégalité croissante de richesse. On ne songe pas à nier pour cela que la puissance économique d'une classe nobiliaire n'ait été développée par des procédés qui sont de l'ordre de l'accaparement : exploitation privée de terrains communaux ; bornage au bénéfice des familles riches en bétail ; pratique des formes

anciennes de l'« hypothèque ». Et il faut faire état du renouvellement continu de la classe : le temps et la prescription peuvent faire des nobles, on l'entrevoit au moins à Athènes. Il reste que les éléments nouveaux se fondent dans un ensemble : ils n'existent comme nobles que parce qu'ils participent à une singularité traditionnelle.

Il faut donc admettre que la notion de noblesse a un noyau très ancien. C'est justement pourquoi l'ensemble des caractères sociaux auxquels se reconnaît la noblesse elle-même atteste bien autre chose que la domination économique d'une classe possédante : l'existence d'un ordre nobiliaire, séparé et spécifié, est un fait essentiel de structure. Cette séparation même est requise par la discipline de l'ordre : les Bacchiades de Corinthe, nous apprend Hérodote, avaient pour règle de se marier entre eux ; plus tard, Théognis proteste âprement contre les alliances de nobles et de roturiers. Le premier caractère qui définit la noblesse, c'est naturellement le nom qu'elle porte — parfois celui qu'on lui donne. Il est naturel que ce nom fasse allusion à la naissance, comme pour les eupatrides : les arbres généalogiques resteront dans la tradition des génè. Certaines désignations, des plus anciennes et des plus parlantes, se rapportent à la richesse (dans plusieurs cités, les nobles sont les « gras ») — et spécialement à la possession du sol (les géomores). Mais, en bien des endroits, les nobles s'appellent aussi les « chevaliers » ; Aristote a fort bien noté l'intérêt que présente ce nom-là pour l'histoire sociale. La noblesse est un ordre militaire : la possession d'un cheval au moins, en vue de la guerre, est la condition du statut. Il y a là un fait de tradition, qui a été lié d'abord à une certaine technique militaire, celle du combat de chars. Mais il est remarquable qu'il ait survécu à cette technique et qu'à l'époque qui nous intéresse le cheval ait perdu beaucoup de son importance à la guerre : on ne combat plus avec des chars, on ne combat pas encore avec de la cavalerie. Le cheval est essentiellement un signe. La possession de chevaux (qui détermine une hiérarchie à l'intérieur de la classe : il y a les « maisons capables d'entretenir un quadrige ») suppose en Grèce la richesse foncière. Celle-ci apparaît bien comme l'assise économique de la noblesse, ce qu'atteste déjà la désignation de géomores. Il faut joindre aux cultures les troupeaux : la richesse en bétail, celle qui qualifie les nobles de

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Sicyone à l'occasion d'un épisode révolutionnaire, mériterait une considération spéciale. Ce n'est pas à dire que la noblesse ne vive que de la terre. Mais, à propos de son activité économique, on a donné beaucoup dans la fantaisie. On a cru reconnaître en certains endroits une noblesse commerçante : si on entend par là une classe proprement mercantile, il faut en rabattre. L'ouvrage de Hasebrœck sur l'« histoire économique et sociale de la Grèce avant les guerres médiques » marque à cet égard une réaction nécessaire. Aussi bien l'ère de la noblesse est-elle antérieure, pour une bonne part, à l'introduction de la monnaie : il en est ainsi pour l'époque des Bacchiades à Corinthe. Ces Bacchiades font parfois figure, chez les historiens. modernes, de corporation d'armateurs et de négociants ; on ne sait pas trop pourquoi : ce qui est vrai, c'est que la classe gouvernante du pays, d'après les indications précises de Thucydide et de Strabon, percevait une dîme sur les marchandises qui passaient par l'isthme. D'autre part, les entreprises de course, qui relèvent de la guerre et du pillage, ont pu se transformer en une activité plus pacifique où la noblesse a trouvé le moyen d'opérations fructueuses ; opérations occasionnelles là où nous sommes renseignés, ou activité momentanée : il n'y a pas de raison de penser que le mépris du noble homérique pour le marchand professionnel ait disparu. Ce n'est pas pour rien que la peinture de vases représente toujours les nobles en « chevaliers » ; même à Corinthe, même en Asie Mineure et dans les colonies, il s'agit d'une classe qui, essentiellement terrienne, tire un supplément de ressources, parfois considérable, du commerce maritime — mais de celui-ci seulement, et dans la mesure où il ne se qualifie pas comme roturier. Par ailleurs, la délimitation est tranchée : ce n'est pas seulement la noblesse de Thessalie qui manifeste son opposition à l'activité mercantile (jusque dans le plan des villes) ; c'est celle de Mégare sicilienne qui, par la voix de Théognis, invective contre la roture enrichie. Pour cette raison très simple que l'activité mercantile n'est pas compatible avec la vie noble. Les cadres de cette vie sont multiples : les groupes interfèrent, et la cohésion de la noblesse est faite pour une part de cet entrecroisement. Le génos lui-même manifeste hautement son unité religieuse ; ce qu'on appelle le culte gentilice est, en vérité, quelque chose d'assez complexe et qu'il y aurait lieu d'analyser avec plus de précision qu'on ne le fait communément : il y a le culte du héros éponyme, il y a aussi des cultes locaux de divinités qui sont desservis par telles familles, parfois associées en un système ; il y a des « foyers » de génè ; dans la vie religieuse de la

noblesse, il y a des formes stéréotypées qui se retrouvent, par définition, dans chaque génos : cultes de Zeus Herkeios et d'Apollon Patrôos — de Dionysos aussi. Mais la société noble n'est pas faite de génè cloisonnés : entre gens qui ont des patronymes différents, il y a des associations plus ou moins stables, plus ou moins libres, mais également coutumières : le groupe de la vengeance du sang ne coïncide pas avec le génos, on le voit par la loi de Dracon ; pas davantage le groupe de « ceux qui ont même sépulture » (or la possession de tombeaux est un critère de noblesse) ; les groupements de compagnonnage, traditionnels, subsistent : ces « hétairies » prendront figure de sociétés politiques, mais resteront autre chose que des partis. Dans les préoccupations nobiliaires, la famille tient une grande place. Peut-être la parenté personnelle a-t-elle achevé de se constituer dans la noblesse : on entrevoit une opposition avec les groupes paysans où, d'après une indication de Thucydide (II, 16), la grande famille indivise pourrait avoir eu une vie tenace. Et c'est dans les maisons d'eupatrides que la succession a dû être d'abord une chose d'importance : elle est assurée par des procédés que le droit législatif a tantôt généralisés (adoption), tantôt simplement tolérés (substitutions vulgaire et pupillaire), tantôt exclus (fidéicommis). La filiation elle-même doit être assurée : elle l'est par une forme de mariage solennelle, l'èyyuri, qui au point de vue juridique est un contrat verbis. A partir de Solon, on voit l'èyyuTj, elle aussi, généralisée par le droit de la cité : elle est la condition théorique du mariage ; mais il est également remarquable que le nom continue de s'appliquer à l'union légitime et que la chose ait perdu son caractère propre et sa vertu obligatoire : en tant que forme matrimoniale, l'èyyuri apparaît comme une institution nobiliaire. Plus encore que par ses cadres et par son droit, une classe se définit par son mode de vie. Les nobles sont des gens de la ville : dans l'ancienne Athènes, le mot &arot, « citadins », est synonyme d'eupatrides. Ce qui ne signifie pas qu'ils ne vivent aussi sur leurs terres, qu'ils n'aient des attaches tenaces avec tel ou tel canton ; mais, par leur établissement urbain, ils sont au centre de l'existence « politique » et de la religion commune. Par là d'abord, ils se distinguent des paysans (et même des ouvriers, « démiurges », qui habitent les bas quartiers ou les faubourgs). Ils se distinguent par leur costume : on a marqué l'intérêt que présente l'indication de Thucydide relative au costume « ionien » (tunique de lin et chignon retenu par des « cigales d'or ») ; en opposition, le costume spécial des paysans est mentionné à Athènes et à Sicyone.

La richesse permet la dépense. Le luxe, dont il y aurait lieu de définir les domaines, répond à une tendance maîtresse ; mais aussi la morale du don qui se prolonge encore dans les milieux d'eupatrides : c'est la survivance des mœurs nobles qui peut faire comprendre les « liturgies » de la cité, avec leur double caractère de générosité et d'obligation. Pour une bonne part, les occasions de dépense sont définies : sacrifices occasionnés par les fonctions religieuses des eupatrides, mariages, funérailles, participation aux grands jeux, en vue desquels on entretient les quadriges — témoignage persistant de noblesse. Il est instructif que le régime de cité, qui encourage dans certains domaines la dépense noble, la restreigne en d'autres, et par la législation même : en matière de mariage et surtout de funérailles. Il ne s'agit pas d'une législation somptuaire au sens banal du mot : de la part de la cité, il y a là une opposition organique à une moralité spéciale qui contribuait à maintenir l'unité des maisons, le commerce entre elles et le prestige de l'ordre. Par leur existence, les nobles se qualifient comme les « bons », les « meilleurs » (ûpicrtoi) — c'est encore ces noms qu'ils portent. Ils sont les meilleurs, avant tout, parce qu'ils sont les guerriers. Mais à tous les moments de leur vie sociale se manifeste le souci de « primer » (àpioTEUEtv) : à la guerre, dans les fêtes, dans le commerce individuel, l'élément agonistique est constant. On ne le comprendrait pas si on ne le mettait en rapport avec une notion qui est au centre de la morale noble, celle d'« honneur », de τιμή. Le mot retient encore chez Pindare, bon témoin en la matière, l'idée ancienne du pouvoir religieux qui qualifie un génos de noblesse. Il retient aussi, bien entendu, celui du privilège qui s'attache à ce pouvoir, des obligations qu'entraîne le maintien et la défense d'une richesse morale conune l'intégrité d'une famille ou une alliance chevaleresque : la Tijicopia, proprement la « garde de la nuf) », c'est la vengeance du mort et c'est aussi le secours obligatoirement prêté. La τιμή a dû avoir ce qu'on appelle des symboles : sur une institution aussi essentielle, nous sommes mal renseignés ; on admet que des armoiries figurent sur les premières monnaies attiques ; la légende héroïque peut-être instruirait là où elle conserve le souvenir des blasons et des instruments d'investiture. En certaines régions, et notamment en Attique, la domination économique de la noblesse a donné lieu à la crise dont on a parlé. Il importe d'en définir la nature et l'origine. On ne voudra pas

s'en tenir à la banalité de la formule « lutte de classes ». Et il convient d'utiliser le témoignage de la poésie contemporaine, celle de Solon. Poésie moralisante ; mais ce que Solon dénonce avec insistance, c'est un état d'anomie, et l'aspect moral dans l'anomie est essentiel. Les esprits, sous l'influence de la richesse, sont poussés hors de leur voie, ils subissent une espèce de vertige ; l'üPptç domine qui est à la fois violence, surcroît et aveuglement fatal ; et avec l'u pptç est en rapport le KÓpOÇ, littéralement « satiété ». Sous l'idéologie on peut entrevoir la réalité sociale : psychologie orientée vers le gain, le profit ; possibilité, qu'elle suppose, d'une utilisation économique des excédents ; accroissement de richesse et de puissance par la pratique, sans mesure, de la violence exécutoire. Il n'y a qu'un fait de l'histoire économique et sociale qui puisse rendre compte de la crise, c'est l'avènement de la monnaie. En Attique au moins, elle procède d'abord de la noblesse elle-même : les plus anciennes monnaies sont des monnaies de génè. Elles sont, dans le principe, manifestation et instrument de prestige : elles peuvent servir à renforcer, à étendre des clientèles ; mais leur fonction économique passe au premier plan, par la faculté qu'elles donnent à qui les émet — et, en les émettant, les investit — de s'« intéresser » à des entreprises rentables, de rendre les avances productives : le mot « avance » (rcpôeaiç, primitivement abandon, voire profusion) restera un terme essentiel dans le vocabulaire relatif au commercium ; on trouve encore, à ce propos, chez Isocrate une tradition qui recèle un noyau de vérité historique. Mais c'est la monnaie qui sera fatale à la noblesse. Elle permet, elle autorise les ruptures d'équilibre. L'eunomie, suivant la valeur étymologique du mot vô|xoç, c'est justement l'équilibre. Dans l'état ancien, on ne peut se représenter les génè, bénéficiaires de prestiges locaux et de sacra attachés au sol, que faisant corps avec les « dèmes » qui portent souvent le même nom qu'eux ; or on les voit, à la fin du vie siècle, étrangement dispersés sur le territoire de l'Attique. Les positions sont brouillées ; le jeu n'est plus régulier ; on peut aspirer à un rôle illimité de προστάτης, de « patron » : d'aucuns se posent en « patron du peuple ». Mais le προστάτης toO δήμου, c'est le tyran : le phénomène de la tyrannie a été rendu possible par une économie nouvelle à travers laquelle sont à la fois perpétuées et déviées les valeurs anciennes ; c'est de ce point de vue qu'il faut interpréter les faits présentés sous une couleur anachronique par Ure (« The origin of the Tyrannis »).

D'autre part, la noblesse se trouve nécessairement compromise par le progrès d'une économie abstraite qui ne fait pas acception de personnes : « l'argent fait l'homme », assure un dicton qui remonte à un moment de crise. Cela veut dire, dans l'ordre politique, que les constitutions censitaires apparaissent. Les modernes les font volontiers coexister avec un vrai régime de noblesse dont elles sont la négation : ils feraient remonter très haut celle d'Athènes que le témoignage d'Aristote, confirmé par toutes les vraisemblances internes, attribue formellement à Solon. En réalité, il y a là l'avènement d'un nouveau principe.

La Grèce qui s'est faite alors est celle des cités enfermées dans leur individualité. C'est en vertu d'une tendance profonde qu'on en viendra à n'accorder le droit de cité qu'à ceux qui sont nés d'un citoyen et d'une citoyenne. Et, à partir du moment où il y a un droit au sens moderne, le droit réalise l'homogénéité dans le cercle restreint de la polis. A cet égard, il y a antinomie entre la nature de la cité et celle de la noblesse. La noblesse est chose hellénique : entre ses membres, il y a des liens de pays à pays ; un génos comme celui des Égides a des établissements dans plusieurs à la fois ; il y a des contrats héréditaires d'hospitalité et de « proxénie » ; les alliances matrimoniales sont fréquentes. Pour qui veut comprendre la fonction historique de la noblesse grecque, cette considération est fondamentale. A aucun moment, la Grèce n'a été plus unifiée moralement qu'à l'âge archaïque ; elle l'est même par le régime des guerres qui participent de l'esprit agonistique, qui ne sont pas encore une institution de droit international et un instrument de domination au service d'États. Et on peut dire que c'est la classe nobiliaire qui a fait cette communauté de civilisation — y compris la culture athlétique et « musicale ». Aussi bien la noblesse n'a-t-elle pas péri entièrement : il s'en faut. Ce qu'on veut rappeler par là, ce n'est pas seulement sa vitalité dans une région excentrique comme la Thessalie ; ni la persistance isolée du type à l'époque classique (un Cimon est encore un exemplaire assez pur) ; ni le fait qu'à Athènes même le prestige des familles de noblesse leur a valu des préférences prolongées, et qu'il n'y a peut-être pas eu d'homme d'État roturier avant Cléon, à la fin du ve siècle ; ni le souci et la vanité de la naissance qui se manifestent encore dans certains cercles athé-

niens, au moment des révolutions oligarchiques de 411 et de 404. L'essentiel, en vérité, est ailleurs. La révolution même qui a mis fin à la puissance de la noblesse n'a pas supprimé totalement l'idéal et la conception de l'existence qui avaient été les siens : elle en a plutôt permis comme la diffusion. Il y a chez le citoyen une qualité d'orgueil humain qui peut le faire comparer au noble ; on la reconnaîtrait jusque dans certains partis pris durables comme le mépris du mercantile. Et la notion de noblesse se prolonge, dans la littérature et la philosophie, par la conception des « meilleurs » que distinguent leur genre de vie et leur comportement, voire même par la spéculation sur une « nature » morale qui est aussi la « naissance » (la notion de (pûaiç est orientée de façon caractéristique). Le type de vertu qui apparaît dans l'éthique descriptive d'Aristote retient beaucoup d'un idéal ancien, au sein même de la cité égalitaire. Dans la formation du Grec de l'âge classique, l'héritage d'un passé noble a certainement été de conséquence.

2 Mariages de Tyrans En hommage à celui qui aura beaucoup fait pour orienter l'histoire vers l'étude des états ou des moments de civilisation — et par conséquent des psychologies diverses et imprévisibles qu'on y voit jouer —je voudrais présenter quelques observations sur une série de faits concernant ce qu'on peut appeler la politique matrimoniale des tyrans grecs. Faits menus où, pour un peu, on ne verrait d'abord que de l'accidentel et de l'arbitraire, autrement dit de l'historique brut ; mais significatifs peut-être : on essayera de montrer en quoi. Le phénomène de la tyrannie en Grèce a pour ainsi dire deux faces. La tyrannie représente une notion de l'État comme d'un pouvoir sui generis, et il n'est pas douteux qu'elle ait fortement installé cette notion dans la réalité de l'histoire et dans la pensée politique : elle inaugure une solide tradition occidentale de positivisme et d'amoralisme. Mais, novateur, le tyran procède naturellement du passé, ne fût-ce que dans la recherche des prestiges qui le qualifient et qui sont des prestiges familiers à sa nation. Sa démesure a des modèles dans la légende, qui reflète un état antérieur à la cité ; lui-même a sa légende par quoi son type s'accommode à certains héritages de pensée. Le jeu d'équilibre entre puissances « féodales », il le fausse parfois, et toujours il y met fin ; mais il y a égard. C'est dans ce cadre de conduite qu'il faut situer les alliances matrimoniales. En elles-mêmes, elles sont

1. E x t r a i t d e H o m m a g e à Lucien Febvre, P a r i s , 1954, p p . 41-53.

un instrument de politique — elles le sont restées puisqu'elles étaient encore, il n'y a pas si longtemps, une des beautés de l'histoire diplomatique. Mais chez le tyran, on y reconnaît des intentions ou des suggestions qui ne s'expliquent pas par une politique abstraite et, comme qui dirait, à l'état pur. Tout son fait peut être d'une désinvolture admirable : il témoigne aussi d'un archaïsme involontaire.

Nous ne craindrons pas de commencer par un exemple relativement tardif —les données en seront d'autant plus frappantes. La tyrannie de Denys l'ancien s'est établie à Syracuse dans les dernières années du ve siècle. Au reste, il n'y a pas lieu de faire une place à part aux tyrannies siciliennes comme y invitait P.N. Ure qui, dans un livre d'ailleurs suggestif, les opposait, comme plus spécialement militaires, à celles des V I I siècles qui auraient un caractère plus proprement économique : nous avons affaire à un phénomène « total » qui présente l'un et l'autre aspect, et d'autres encore par surcroît. Les tyrans de Syracuse sont des tyrans authentiques ; or les mariages de Denys lui-même et des siens nous intéressent immédiatement par une singularité voulue, scandaleuse quand il le faut, mais qui n'est pas non plus absolument arbitraire. Denys avait d'abord épousé, ce qui se comprend mais n'a rien de spécialement notable, la fille d'un « démagogue » bien connu dans l'histoire, Hermocratès. Ayant perdu la tyrannie et sa femme, il s'installa de nouveau au pouvoir et, tout de suite, paraît-il, se remaria. Il épousa deux femmes à la fois : l'une était de Locres, l'autre de Syracuse, filles de personnages « du premier rang

». I l l e s é p o u s a ,

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contre-partie.

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2. P L U T . , D i o n , 3, 2. I l v a s a n s d i r e , ici c o m m e a i l l e u r s , q u e l a « l é g e n d e » n o u s i n t é r e s s e a u m o i n s a u t a n t q u e l' « h i s t o i r e » : ce q u i i m p o r t e s o u v e n t , c ' e s t ce q u ' o n a cru, l'idée q u ' o n s'est faite d ' u n c o m p o r t e m e n t d e t y r a n e t de certaines f o r m e s d e m a r i a g e . — A u t r e p r é s e n t a t i o n d e s faits a p . DIOD., X I V , 44, 3.

Syracusaine eut deux filles, qui furent appelées Tempérance et Vertu (deux noms édifiants, à consonnances politiques d'ailleurs, de beaux noms pour des filles de tyran) : Denys maria la première à son fils Denys, issu de l'autre lit ; la seconde à son frère à lui. Et celui-ci étant mort, sa veuve fut épousée par Dion, qui était le frère de sa mère. Deux ordres de faits retiennent ici l'attention : les mariages de Denys lui-même ; et ceux auxquels il préside ou plutôt qu'il ordonne, et qui sont des mariages intrafamiliaux. En Grèce, la polygamie n'était pas un cas pendable. Mais dans l'organisation de la cité, on ne voit pas qu'il fût possible d'avoir deux femmes « légitimes » à la fois. En revanche, un concubinat parallèle au mariage a été anciennement reconnu par la loi, et il ne semble pas avoir jamais cessé de produire des effets juridiques. Aussi bien, ce n'est pas ce qui nous intéresse présentement, mais les réalités plus anciennes dont procède un état de droit où il y a toute raison de voir une survivance plus ou moins adaptée. Il arrive que des héros de la légende aient plusieurs unions simultanées — et plusieurs descendances qualifiées parfois. Naturellement, l'histoire les représente comme n'ayant qu'une épouse véritable. Mais qu'en était-il ? Il est curieux que les versions de biographies héroïques soient assez souvent en désaccord sur l'identité de la femme. De plus, nous connaissons des cas où un personnage est tenté, ou pourrait être tenté, par un double mariage ; et nous connaissons un héros au moins, Alcméon, qui est certainement bigame. Tout cela à titre d'indication ; mais il arrive que différents niveaux historiques s'éclairent réciproquement, et nous en venons à l'histoire d'un autre tyran, non pas seulement parce qu'elle fournit un autre exemple au moins vraisemblable, mais parce que, à travers celui-là, on peut apercevoir certaine forme du double mariage et les conditions qui président à une coutume. La carrière matrimoniale de Pisistrate a toujours causé beaucoup de perplexité aux historiens3. Pisistrate a été marié (au minimum) trois fois : avec une Athénienne anonyme ; avec une Argienne, 'Timonassa ; avec la fille de Mégaclès, son adversaire. Encore que les textes — qui se contredisent — qualifient parfois d'illégitimes les enfants de Timonassa, il n'est pas permis de croire que l'union de Pisistrate avec cette personne de haut rang n'ait pas été un 3. E n t r e a u t r e s : F . CORNELIUS, D i e T y r a n n i e i n Athen, p. 41, 45, 78 e t suiv., e t s u r t o u t SCHACHERMEYER, a r t . P e i s i s t r a t i d e n in PAULY-WISSOWA, col. 151 et suive

mariage « régulier ». On fait alors l'hypothèse, que rien ne nous oblige à faire, qu'avant de contracter son troisième mariage, Pisistrate avait rompu le second, et qu'il avait pu contracter le second parce que la première femme était morte ou avait été répudiée. Seulement, il y a les enfants : à force d'arithmétique on s'évertue pour que les fils de l'Athénienne et les fils de l'Argienne n'aient pas été aussi contemporains qu'il le paraît. Ne serait-il pas plus simple d'admettre que Pisistrate fut bigame comme le fut cent-cinquante ans plus tard un autre tyran ? Ce sont là jeux de prince. Il est vrai que l'hypothèse peut paraître gratuite puisque les deux historiens du siècle suivant, Hérodote et Thucydide, ne nous disent rien de tel ; mais ils n'auraient eu à en parler que si Pisistrate — chose énorme apparemment — eût été l'époux de deux Athéniennes à la fois. Et il est assez révélateur qu'Hérodote et Aristote considèrent comme bâtards des fils certainement issus d'une union légitime : ils nous aident à reconnaître dans le cas de Pisistrate la pratique de deux mariages qui peuvent être simultanés, mais qui doivent être, je ne dis pas de rang inégal, mais de vertu différente4. Des deux épouses --de Pisistrate comme des deux épouses de Denys, l'une est « indigène », l'autre est étrangère. Or si Denys, avec une impudence qui fait partie de son personnage plutôt que de sa profession, a installé les deux femmes ensemble dans sa propre maison, Pisistrate, lui, a dû être un bigame plus conformiste —je veux dire qu'il aura pratiqué, à l'égard de l'une des femmes, un type de mariage dont la légende témoigne suffisamment : à côté des nombreux héros qui, accueillis par un roi, en épousent la fille et en héritent la royauté, la légende connaît des héros itinérants qui font souche dans un pays où ils ne s'établissent pas, mais où leurs fils sont élevés (Thésée a été élevé à Trézène, chez son aïeul maternel, et il n'aurait tenu qu'à lui d'y rester et de succéder, comme d'autres le font, à son grand-père : le cas de Thésée est un cas illustre de fosterage, et il apparaît que le fosterage a été en rapport avec cette pratique matrimoniale). Les fils de Pisistrate et de Timonassa sont justement restés dans le pays de leur mère : il est assez probable qu'ils n'ont pas compté comme Athéniens ; mais ils ont compté comme Argiens, et non pas parmi les premiers venus : l'un des deux a amené, et peutêtre commandé, une troupe de mille hommes qui combattit à

4. T e x t e s : HÉROD., I, 61 ; V, 94 ; T H u c . , V I , 55, 1 ;ARIST., Const. d'Ath., 17, 3.

P a l l è n e p o u r la c a u s e d e P i s i s t r a t e . L e s « Mille » d ' A r g o s ne s o n t pas des inconnus p o u r nous, c'est la société des jeunes, des guerriers, des « c o m p a g n o n s » au sens quasi homérique5. D a n s une G r è c e q u i n ' a p a s t o u t à f a i t c e s s é d ' ê t r e u n m i l i e u d e « c h e v a l e r i e », u n m a r i a g e e s t v r a i m e n t u n e a l l i a n c e : il l ' e s t a u b e s o i n a v e c d e s c o n s é q u e n c e s m i l i t a i r e s q u a n d il a é t é c o n t r a c t é à l ' é t r a n g e r , et q u a n d bien m ê m e la fenune reste d a n s son p a y s d'origine et les e n f a n t s c h e z l e u r a ï e u l m a t e r n e l . S u r v i v a n c e isolée p e u t - ê t r e a u vie siècle, m a i s s u r v i v a n c e . L e t y p e d e m a r i a g e q u i s ' y perp é t u e e s t i n d i q u é p a r l e s p r é c é d e n t s d e l a l é g e n d e : il p o u r r a i t r e n d r e c o m p t e d e la b i g a m i e p r o b a b l e d e P i s i s t r a t e . R e v e n o n s à l a f a m i l l e d e D e n y s : l ' u n d e ses fils é p o u s e s a p r o p r e s œ u r c o n s a n g u i n e ; u n frère à lui é p o u s e sa nièce ; celle-ci est ensuite épousée p a r son oncle maternel. Le troisième mariage pourrait bien avoir une signification particulière, d ' a u t a n t que ce t y p e d ' u n i o n a p p a r a î t très rare, p o u r ne pas dire plus. Mais n o u s le r é s e r v o n s p o u r n o u s en t e n i r a u x d e u x a u t r e s q u i paraissent inégalement fréquents, mais qui sont également licites. A A t h è n e s , e t sans d o u t e d a n s u n e g r a n d e p a r t i e de la Grèce, on p e u t épouser sa s œ u r de père (mais n o n pas sa s œ u r de mère) : nous en connaissons des exemples6. On p e u t épouser a u s s i s a n i è c e : e n p a r t i c u l i e r le m a r i a g e a v e c la fille d u f r è r e est

non

seulement

admis,

mais

considéré

avec

une

espèce

de

f a v e u r , m ê m e à l ' é p o q u e classique. D a n s les d o n n é e s d e la l é g e n d e , il a p p a r a î t a v e c u n e f r é q u e n c e s i g n i f i c a t i v e . D a n s le d r o i t d e l a f a m i l l e , il a v a l e u r d ' i n s t i t u t i o n : si u n d é f u n t n e l a i s s e q u ' u n e fille, celle-ci, s o u s le n o m d ' é p i c i è r e , e s t n o r m a l e m e n t é p o u s é e p a r le p l u s p r o c h e p a r e n t d e s o n p è r e — c ' e s t le f r è r e d e s o n p è r e q u i e s t le p r e m i e r a p p e l é . Il y a l à u n e n s e m b l e d e f a i t s d'ailleurs

bien

connus

et

qui,

pour

l'histoire

des

institutions

f a m i l i a l e s , e s t d ' u n i n t é r ê t é v i d e n t . U n e s i n g u l a r i t é d e la G r è c e — r e l a t i v e m e n t à R o m e , p a r e x e m p l e — c'est que la notion de l'inceste y est r e s t r e i n t e à u n très p e t i t cercle. L e fait n e d o i t pas ê t r e e x t r ê m e m e n t a n c i e n : il n e p a r a î t p a s y a v o i r e n c o r e u n é t a t r é g l e m e n t é d e l ' é p i c l é r a t d a n s le m o n d e d e l a l é g e n d e , c ' e s t - à dire dans u n e tradition de poésie et de chronique qui n'est pas t e l l e m e n t a n t é r i e u r e à l a c i t é ; c h e z H o m è r e , le m a r i a g e d ' A l k i n o o s a v e c l a fille d e s o n f r è r e m o r t s a n s d e s c e n d a n c e m a s c u l i n e e s t u n a c t e b é n é v o l e , e t d o n t le p o è t e c é l è b r e les h e u r e u x e f f e t s — i n t e n -

5. T h t t o . , V , 67, 81 ; PLUT., Ale., 15 ; s u r t o u t DIOD., X I I , 75. 6. Cf. G. GLOTZ, in Dict. des A n t . , a r t . lncestus, p. 450 et s u i v

]

tionnellement peut-être : la vérité, c'est qu'il a dû y avoir d'abord, à l'égard des unions endogames, une résistance, une hostilité morale dont les Suppliantes d'Eschyle seraient encore le lointain témoignage7. Or la tendance à laquelle répondent ces unions qui sont le fait, dans la légende, de personnages considérables, on a pu la repérer parmi des sociétés diverses8 : dans des milieux de noblesse où les échanges matrimoniaux ne peuvent plus se faire normalement parce que les filles risquent de ne plus trouver d'établissement — sauf mésalliance ou « exportation » ou svayamvara : et la légende grecque témoigne de tout cela — on en vient à « garder les filles » et ce sont des parents qui les épousent. A l'échelon individuel, et à une date bien postérieure à celle où la coutume avait pu rencontrer les conditions les plus favorables à sa diffusion, l'histoire de la famille de Denys a presque la valeur d'une expérience : ce qu'elle a de particulier, ce n'est pas que les unions de ce genre aient un caractère aberrant — en elles-mêmes, elles n'ont rien d'exceptionnel : on pourrait d'ailleurs se demander pourquoi elles continuent à être pratiquées — c'est bien plutôt ce qu'il y a de systématique dans la politique familiale de Denys. Or, si nous considérons la situation d'un tyran comme lui, dans un monde où il ne peut pas reconnaître de supérieurs ni d'égaux, nous voyons qu'il n'a guère non plus de partenaire avec qui mener un jeu d'alliances : les filles sont réservées à la parenté. Le cas de Denys reproduit historiquement un comportement matrimonial qui aura été celui des « temps légendaires ». \

" Ces enseignements, il est possible de les élargir. D'une manière générale, la pratique des tyrans peut se comprendre en fonction d'un passé où nous reconnaissons, tout ensemble, les situations que la tyrannie contribue à bouleverser et les procédés qu'elle réédite sur son mode à elle. Il est curieux que l'histoire — légendaire — des origines de la tyrannie de Corinthe9 indique un rapport entre l'innovation politique et la rupture d'un système matrimonial. L'ancienne aristocratie, celle des Bacchiades, observait quelque chose comme une endogamie de caste entre les deux cents familles qui la cons7. E . BENVENISTE, in Rev. de l'hist. des rel., C X X X V I (1949), p. 129 et suive 8. Cf. LÉVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de l a parenté, p. 567 et suiv. 9. HÉROD., V , 92.

tituaient. Une fille ne put être placée parce qu'elle était boiteuse : entendons qu'elle n'épousera pas un autre Bacchiade — elle épousa un Lapithe, ce qui n'était déjà pas mal (on peut même se demander si le rapport n'a pas été inversé entre le mariage et la prétendue claudication que désigne le nom de Labda : ayant été mariée hors série, la fille aura été appelée « la Boiteuse »). Cette Labda fut la mère de Cypsélos qui fonda la tyrannie. Le régime des Bacchiades, qui assure à la fois l'exercice alterné d'un privilège politique et — à l'intérieur d'un système clos, déjà anormal — la régularité des échanges matrimoniaux, la tyrannie en est la double antithèse : dans la perspective de la légende, elle ne peut être issue que d'un mariage perturbateur. Mais il faut bien que les tyrans eux-mêmes, dans leur cadre, réalisent des solutions à un problème du même ordre que celui qui se posait aux oligarchies. Il y a d'autres solutions que celle de l'endogamie dont nous n'avons qu'un exemplaire, et dans les conditions spéciales qu'on a vues : les tyrans des générations antérieures à celle de Denys ont eu d'autres facilités que lui. Ils ! sont souvent réduits à leur monde, mais ils peuvent du moins l'utiliser : il est fréquent, et quasi de règle, qu'ils épousent les filles les uns des autres. L'idée pouvait s'indiquer, d'elle-même, d'une alliance à la fois politique et matrimoniale entre maisons de tyrans. Malgré la pénurie de nos renseignements, nous en connaissons un cas, et il est assez instructiflO. Au début du ve siècle, la tyrannie la plus puissante dans l'occident grec est celle de Gélon et des siens à Syracuse ; au second rang, mais surclassant les autres, celle de Théron à Agrigente. Gélon épouse une fille de Théron ; après la mort de Gélon, son frère Polyzalos l'épouse à son tour ; Hiéron, autre frère de Gélon, épouse la nièce de Théron (fille du frère) ; Théron, de son côté, épouse la fille de Polyzalos. Il y a là, de toute évidence, une volonté continue, tout un système qui, sans doute, ne put garantir une paix constante, mais dont la raison d'être et le résultat furent au moins d'assurer un certain équilibre. Le caractère systématique s'accentue dans certaines singularités dont aucune, prise à part, n'est scandaleusement anormale, mais dont l'ensemble affirme, au bénéfice de l'alliance obstinément recherchée, la liberté d'esprit et d'allure qui pouvait régner dans ce monde-là : les hommes épousent toujours des femmes de la génération suivante ; la même fenune est successivement l'épouse de deux 10. TIMÉE, Fr. hist. gr. Jacoby, 84, 124 ; DIOD., XI, 48, 5 ; SCHOL. PIND., Isthm. II, imcr.

frères ; deux personnages se trouvent être à la fois gendre et beau-père l'un de l'autre. Sans doute des tentatives de ce genre — il a bien dû y en avoir d'autres — ne pouvaient-elles se fixer en institution ; la portée en était précaire : les tyrannies n'ont pas eu la vie longue, et leur état congénital de rivalité anarchique eût empêché la formation de systèmes stables. Il est d'autant plus remarquable de constater, dans les relations matrimoniales des dynasties de Syracuse et d'Agrigente, les linéaments d'organisations que ni l'une ni l'autre n'a inventées et vers lesquelles les orientaient, à leur insu ou non les suggestions du passé. La tendance qui finalement prévaut est dans le sens d'un commerce exclusif et réciproque entre les deux maisons. A vrai dire, il est dommage que nous ne soyons pas mieux renseignés sur la chronologie ; car il se pourrait que le caractère bilatéral ne soit apparu qu'à la fin et que le parti-pris se soit d'abord accusé dans un sens unique. En tout cas, deux choses sont certaines : le rôle de « donneur de femmes » tendait bien à se fixer dans le groupe de Théron (remarquons-le en passant : c'est celui que le rapport des forces indiquerait comme un vassal possible) ; mais, d'autre part, on a éprouvé — une fois — un besoin de réciprocité. Or les deux « formules » auxquelles correspondrait cette pratique tâtonnante, mais significative, nous en avons l'illustration dans un état préhistorique qui est lui-même déjà un état instable. On trouve dans la légende le souvenir, qui n'est pas trop brouillé, de ce système d'alliance entre deux lignées dont l'une reçoit des femmes sans en donner et l'autre en donne sans en recevoir. Ce qui confirme la valeur de témoignage des allusions diverses qu'on peut colliger, c'est que nous constatons la persistance d'une notion bien connue qui suppose justement le système en question et qui a du reste à l'occasion son expression linguistique : celle de la lignée maternelle (des « parents par le fuseau » suivant l'expression germanique), des μήτρωες en regard des πάτρωες. On a même le sentiment, par la lecture de Pindare en particulier, que les Grecs n'ont pas dû renoncer facilement à cette notion. Mais le fait est qu'à l'« époque légendaire », elle ne peut déjà plus fonctionner dans l'institution matrimoniale : en raison de la même tendance qui aboutit à l'endogamie, et dans les mêmes milieux précisément, on observe une pratique d'« échange simple » — ou tout au plus à trois termes, mais dont l'association représente, parallèlement, un régime d'intermariage et une « royauté » en nom collectif ; il en est ainsi à Argos et ailleurs.

Les relations matrimoniales des tyrans ont quelque similitude avec ce passé légendaire ; mutatis mutandis, c'est le même dessin : il y a le souvenir d'une certaine préférence pour le système des lignées différenciées, et la solution qui pourtant s'impose du commerce réciproque entre deux dynasties plus ou moins isolées des autres. Ressemblance qui peut paraître extérieure, mais qui ne l'est pas tellement dans la pensée profonde des tyrans : la pratique de certaines « maisons » et la mythologie qu'elles se construisent révèlent des hantises assez curieuses. A l'occasion du mariage fameux sur lequel nous reviendrons, entre la lignée yde Pisistrate et celle des Alcméonides (qui sont des ennemis de la tyrannie, mais qui sont tout de même entrés dans le jeu), on a accommodé les généalogies en les faisant dériver de deux fils de Nestorll : c'est le schème de rigueur dans le mythe des dynasv ties royales conjuguées. Entre les Cypsélides de Corinthe et les A Philaïdes d'Athènes, génos d'un Miltiade qui fut lui-même un tyran — au moins un tyran pour l'exportation — il y a des relations matrimoniales qui passent pour traditionnelles et qui s'autorisent de précédents légendaires12.

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Si loin que soient les tyrans des aménagements qu'on observe dans 1'« histoire » des vieilles royautés, il reste donc que leur comportement n'est ni aussi gratuit ni aussi neuf qu'on pourrait le croire. La grosse différence, c'est que les tyrans représentent par vocation une pensée résolument agnatique et la notion d'une dynastie qui ne voudrait rien devoir à personne, alors que les aménagements en question supposent justement une pensée dualiste : on mesurera tout de suite la distance si l'on considère un cas extrême comme celui de la royauté légendaire de Thèbes où les deux lignées — et par la vertu même d'un système d'intermariage — bénéficient d'un pouvoir alterné. Pourtant, le monde des tyrans n'a pas été étranger à certaines préoccupations qui sont encore des témoignages d'archaïsme et qui ont deux objets naturellement connexes : le rôle de la ligne féminine et l'importance, reconnue bon gré mal gré, à la fenune. On a vu comment Denys en avait usé avec la descendance de l'épouse syracusaine. Les fils ne comptent pas ; mais on sent le

11. Cf. O. GRUPPE, Griech. Mythol. u. Religionsgesch., p. 24, n. 6. 12. Cf. H . BERVE, Miltiades (Hermes, Einzelschr., I I , 1937), p. 3.

besoin de neutraliser, en quelque sorte, la descendance féminine : les filles sont mariées au fils et au frère de Denys. Au second moment, et quand il s'agit de remarier la seconde, c'est une notion à'la fois différente et apparentée qui joue ; la fille épouse son oncle —non pas, comme il est de coutume, son oncle paternel, mais le frère de sa mère : c'est le moyen de renforcer l'alliance que Denys avait lui-même contractée pour son compte ; c'est aussi l'affirmation d'une valeur spéciale de la lignée maternelle par le moyen d'un épiclérat à rebours ; ce peut être l'amorce de combinaisons futures si la suite de cette lignée, toute désignée pour fournir des épouses aux « masculins », permettait à la maison de Denys de continuer à se suffire. D'un bout à l'autre, il apparaît que la lignée de la Syracusaine, qui n'était pas faite pour donner des princes, était bonne pour donner des princesses. Tout se passe comme si Denys accommodait aux fins d'un égoïsme dynastique rigoureusement calculateur une pensée latente et contenue avec laquelle il est obligé de composer et dont on pourrait dire qu'il la respecte en l'éliminant : c'est celle de l'ascendance maternelle. Pensée qui se trouve avoir, tout d'un coup, une portée redoutable dans l'histoire même des tyrans — mais d'ailleurs à une date bien plus ancienne13. Périandre, tyran de Corinthe (fin du viie siècle et début du vie), a tué sa femme sans le faire tout à fait exprès. Ses deux fils, au moment de leur adolescence, sont reçus et régalés par leur grand-père maternel qui est un autre tyran, Proclès d'Ëpidaure (épisode dont la signification est avérée : c'est un substitut symbolique de fosterage) : Proclès incite ses petits-fils à la vengeance. L'un d'eux, Lycophron, rompt avec son père, qui use de tous les moyens pour le ramener à lui. Finalement, il lui dépêche sa fille, sœur du jeune homme, qui s'emploie à le convaincre en lui débitant, s'il faut en croire Hérodote, tout un chapelet de sentences (elle avait de qui tenir : Périandre fut un des Sept Sages). Et voici une de ces sentences, celle qui est probablement la plus pertinente : « Bien des gens, pour s'être attachés à leurs mètrôa, ont perdu leurs patrôa ». Il n'est pas dit expressément, ce que suggère l'alternative, que Lycophron voudrait hériter de son grand-père maternel : l'essentiel, c'est l'opposition entre le « côté » du père et celui de la mère — d'où, à l'occasion, des conséquences juridiques comme la possibilité de succession dans l'une ou l'autre ligne. Tout cela n'est intelligible qu'à la lumière 13. HÉROD., I I I , 50-53.

d'un passé où nous voyons s'affirmer la notion d'un lien spécial avec l'aïeul maternel — et prédominer parfois la succession à cet aïeul. Nous touchons là à un ensemble de faits préhistoriques où, naguère, on se plaisait à relever des témoignages de descendance utérine, alors qu'il s'agit non pas d'organisation de la parenté, mais de régimes matrimoniaux : on aurait pu s'aviser que la descendance utérine n'a rien à faire ici puisque ce sont des mâles qui continuent leur aïeul (et qui, dans la légende, font généralement souche de descendance agnatique). Mais nous touchons aussi à un fait plus général et bien antérieur au concept juridique de la succession. Qu'on puisse concevoir pour un Lycophron, à la limite, une option entre les deux branches, c'est un accident certes, mais révélateur : dans le monde des tyrans, il a fallu une circonstance dramatique pour qu'un primat se dessine, fugitivement, en faveur des « maternels ». Nous avons du moins le témoignage que, même dans ce monde, l'antique notion se prolonge ou peut se réveiller : et ce qui donne au témoignage toute sa portée, c'est que nous avons la notion en toutes lettres, dans un dicton. II pourrait paraître bien oiseux de rappeler à ce propos les valorisations religieuses de la Mère si on ne les retrouvait pas, précisément, dans la légende d'un tyran qui est d'ailleurs Périandre lui-même : pour Périandre a été réédité le thème mythique (et onirique) de l'inceste avec la mère14. Cette mère s'appelle Krateia : ce n'est pas un nom que celui-là ; mais c'est mieux puisque Krateia veut dire Souveraineté. Et on sait ce que « signifie » la mère en l'occurence : la mère, c'est la Terre. Nostalgie d'un pouvoir qui procède de l'une et qui émane de l'autre.

Mais des profondeurs de l'histoire — qui sont aussi, à la rencontre, celles de la psychanalyse — revenons à cette politique très positive qui tient en effet, de la combinazione, mais dont les démarches et même la manœuvre dénoncent parfois des soucis très spéciaux. En rapport avec les conceptions que nous venons d'évoquer, celle de la valeur de la femme en tant qu'épouse doit être

14. DIOG. LAERTE, I, 96. Cf. M. DELCOURT, Œdipe ou la lég. du conquér., p. 195 et suive

soulignée. Elle aussi s'est concrétisée, en Grèce même, sous des espèces très « primitives » ; mais jusque dans le monde déjà historique qui est celui de l'époque archaïque, elle continue à jouer efficacement. A vrai dire, il y a comme un postulat sans lequel on ne peut comprendre ces pratiques d'endogamie qu'on a eu l'occasion de rappeler ; la crise de l'institution matrimoniale, le « blocage » des échanges à un certain moment, il y a là seulement une condition du phénomène : si les filles sont gardées, c'est qu'elles sont un bien précieux. Et cette pensée se continuera jusque dans le fonctionnement de l'épiclérat classique où la femme, minorisée, est pourtant l'objet d'un respect formel. Dans l'histoire de la tyrannie sicilienne, on a pu relever au passage, épisodique mais suggestive, l'apparition d'un certain mode matrimonial. Un frère de Gélon épouse la veuve de Gélon : plus exactement, celui-ci lègue à son frère sa femme Damaréta et le commandement militaire15 (association dont il est curieux que la légende offre encore l'analogue, pour le gendre successeur). A vrai dire, le cas est particulier. Le legs de la femme par le mari est plusieurs fois attesté à l'époque classique, mais dans un milieu très différent : il se peut bien qu'il procède d'un usage archaïque dont l'histoire de Gélon fournirait accidentellement un exemplaire, mais cette histoire doit être replacée à son niveau, qui est celui de l'aristocratie et d'une pensée dynastique. Elle doit être comprise aussi dans son contexte. Wilamowitz a fait jadis cette observation16 que les pouvoirs tyranniques sont parfois des pouvoirs de groupes familiaux et que, pour la famille qui nous intéresse, il est question des Dinoménides — des fils de Dinoménès — autant que des personnalités individuelles. Il y a plus : ces Dinoménides offrent l'exemple anachronique, mais incontestable, d'une institution que nous entrevoyons ailleurs, et que nous pourrions croire bien oubliée à l'époque de Gélon : celle de la succession de frère à frère17. On sait que, suivant une conception fortement ancrée dans la légende, c'est un complément ou un titre à la succession que d'épouser la femme de son prédécesseur (au besoin celle de son père) : dans un système successoral comme 15. TIMÉE a p . SCHOL. PIND., 01., I I , 29. P o u r le r a p p o r t e n t r e P o l y z a l o s e t Gélon a u s u j e t de l ' A u r i g e de Delphes, cf. Ch. PICARD, M a n u e l d'Archéol. gr., t . I I , p. 133 et suive 16. H i e r o n u. P i n d a r o s i n Sitz.-ber d. B e r l i n e r A k a d . (1901), 1277 e t s u i v . 17. A p r è s Gélon, r a p p o r t s m a l définis p o u r n o u s , e t q u i f u r e n t difficiles e n fait, e n t r e H i é r o n e t P o l y z a l o s . U n q u a t r i è m e frère succède à H i é r o n . — L a t y r a n n i e p e r s o n n e l l e d e P o l y c r a t e à S a m o s a é t é p r é c é d é e p a r le p o u v o i r collectif de P o l y c r a t e e t de ses d e u x frères (HÉROD., I I I , 39).

celui qu'ont pratiqué les Dinoménides une pareille pensée mène tout droit au lévirat. Il n'est pas facile de dire, ici non plus, si nous avons affaire à une institution qui se prolonge ou à une pratique qui serait en quelque sorte réinventée : sauf cette référence expresse, le lévirat ne nous est connu en Grèce que par de fugitives allusions18 ; et on comprend très bien qu'il n'eût pas laissé de trace dans la mémoire historique, car le mode d'hérédité qui pouvait le favoriser a été généralement éliminé, et d'autre part il y a des raisons profondes pour que le mariage de l'époque historique l'exclue. Notons que cette Damaréta que Gélon lègue à son frère fut en son temps une femme en vue. Elle était fille et épouse de tyrans éminents ; elle fut quelque peu personnage historique ; elle tient sa place dans les annales. Et il est bien possible que subsiste ou renaisse dans ce milieu princier quelque chose de la dignité ancienne de la femme, dignité dont la Grecque à la mode de Périclès est si remarquablement déchue. Ce que révèle du moins notre exemplaire de lévirat, c'est l'intérêt dynastique qu'il peut y avoir à conserver à titre d'épouse une femme de haut rang, alors que le maintien de l'alliance pourrait s'accommoder d'autres solutions. Mais cette valeur de la femme, la notion en est singulièrement active dans la formation même du mariage. A ce moment peut être mené un jeu subtil où les volontés de puissance s'affrontent : une tradition de pensée préhistorique s'y perpétue étrangement. Nous avons pu sentir qu'à un certain niveau, il y a une antinomie dans le commerce matrimonial ; elle tient tout simplement à la dialectique du don : on peut donner une femme, c'est-à-dire une chose précieuse, en signe et à fin de vassalité ; mais faire le don, on le sait de reste, peut être aussi la marque d'une supériorité et le moyen d'une domination. Dans certaines de nos histoires cette ambivalence se perçoit : Hérodote, dont l'intérêt est inépuisable, est encore ici un excellent témoin. Nous avons de lui, magnifique de splendeur et d'humour, le récit romancé des noces d'Agaristè, fille de Clisthène19. Clisthène est le tyran de Sicyone ; pour marier sa fille, il institue un véri18. I l s ' i n d i q u e , u n m o m e n t , d a n s l a légende d u législateur L y c u r g u e . (On r e l è v e r a i t , d a n s le m ê m e o r d r e d'idées, q u e p o u r l a succession à l a r o y a u t é Spartiate, c ' e s t u n t i t r e s u p p l é m e n t a i r e , p o u r u n frère, q u e d ' a v o i r épousé la fille d e s o n prédécesseur.) — L e sororat, chose curieuse, e s t m i e u x a t t e s t é ; m a i s il p a r a i t le f a i t d ' u n é l é m e n t e t h n i q u e p a r t i c u l i e r (t t h r a c e *). 19. HÉROD., V I , 126-130.

table concours : thème mythique et épique d'épousailles. Dans la liste des prétendants, dûment dressée, tous les pays de Grèce ou peu s'en faut sont représentés. Le maître du lieu les « met à l'épreuve » (rivalités gymniques et musicales, témoignages de « bonnes manières », « propos de table » — où serait tout indiqué le jeu d'énigmes) ; et, pendant une année entière, il les éblouit de sa richesse et de sa générosité. Son choix se porte finalement sur Mégaclès d'Athènes, un Alcméonide — et c'est ainsi, nous dit Hérodote, que les Alcméonides devinrent illustres. La formule de la dation en mariage est remarquable : la fille est accordée « suivant les lois athéniennes ». De fait, la législation de Solon sur la matière existait déjà ; mais il y a peut-être plus ici qu'une référence strictement juridique, il y a l'acceptation d'un régime spécial pour l'épouse. Celui-là était possible : un autre ne l'eût-il pas été ? On a vu comment était mariée Timonassa, femme de Pisistrate — et la condition de ses fils. Mais Clisthène est un grand prince : c'est assez pour lui qu'une manifestation de faste qui vaut au regard de tous les prétendants — et avant tous, de celui qui a été agréé — comme l'affirmation irrécusable d'un prestige. D'autres attitudes se dessinent ailleurs. La pensée profonde de l'alliance apparaît avec tout le relief qu'on peut désirer dans une autre histoire de type plus moderne à certains égards, mais si archaïque en vérité que la légende en était le vêtement obligé. Nous avons laissé Pisistrate au seuil de ses troisièmes noces. Ce mariage avec la fille de Mégaclès ne réussit pas, et il se trouve que c'est une raison de plus pour qu'il nous intéresse20. Il avait pourtant été négocié de la bonne façon. Mégaclès, par vocation d'Alcméonide, était adversaire de l'apprenti tyran qu'il avait contribué à faire exiler ; mais brouillé avec son propre « parti », il se rapprocha de l'ennemi de la veille : les deux articles du traité furent que Pisistrate épouserait sa fille et reviendrait au pouvoir. Qu'une réconciliation entre chefs soit assortie d'une alliance matrimoniale — ou plus exactement, que celle-ci soit un instrument de la paix — toute une tradition le suggère aux intéressés : c'est ainsi qu'Agamemnon avait voulu éteindre sa querelle avec Achille21, et le monde grec n'a jamais perdu le souvenir ni même

20. HÉROD., I, 60 ; ARIST., Const. d'Ath., 14, 4. P o u r l a signification psychologique, il n e f a u t p a s négliger ARISTOPH., Nuées, 46 et suive 21. O n o b s e r v e que, si Achille a c c e p t e f i n a l e m e n t d ' a u t r e s dons, il n ' e s t p l u s q u e s t i o n de celui d e l a fille.

la pratique du « mariage à fin de composition »22. Mais l'épisode est de plus riche enseignement. Les deux articles ne sont pas juxtaposés, ils sont en relation réciproque : Hérodote dit que Mégaclès fit des propositions solennelles d'accord, comme quoi Pisistrate épouserait sa fille èrci xrj τυραννίδι, « pour la tyrannie » : ÈnÍ est équivoque, il peut signifier « en vue » ou « à condition » ; mais l'un revient à l'autre (Aristote, qui suit ici Hérodote mot à mot, a justement renversé l'ordre des termes : « à condition qu'il épouserait la fille ») : le mariage est compensatoire de l'assistance qui permettra, au bénéfice du gendre, le rétablissement de la tyrannie. Qu'est-ce à dire ? Notons que, jusqu'au bout, Mégaclès paraît bien le meneur du jeu23. Un cérémonial de « rentrée » et de restauration est imaginé pour Pisistrate : Hérodote s'étonne que les Athéniens, « le peuple le plus intelligent de la terre », s'y soient laissé prendre ; mais la vérité est qu'il est admirable : on fait monter sur un char, costumée en déesse Athéna, une fille de la campagne, de belle prestance, dont les hérauts proclament qu'elle ramène Pisistrate dans sa bonne ville. Une fille d'Alcméonide est trop bien élevée pour pouvoir tenir sa place dans une scène qui tourne au carnaval ; mais le symbolisme est transparent. Dans le mythe, le char est tout ensemble char de triomphe et char de mariage : c'est celui où figure Pélops aux côtés d'Hippodamie. Pisistrate, qui lui non plus ne peut pas trop se commettre, est au moins présent par voix de héraut. Il est le Roi qu'agrée la déesse du pays, et sa royauté est proclamée à l'occasion et par la vertu de son mariage. Pour la pensée mythique, les deux choses sont liées ; et c'est la femme qu'on épouse qui confère la royauté. Le metteur en scène est un homme désintéressé : il faut donc qu'il gagne à l'opération. N'y gagnerait-il pas d'avoir barre sur son gendre, d'affirmer une suzeraineté, et peut-être des droits sur la descendance ? Ce qu'il y a de sûr, c'est que Pisistrate n'a pas voulu de cette descendance-là : Hérodote, qui sait bien des choses, sait que Pisistrate se refusait à avoir des rapports normaux avec sa femme ; d'où la rupture. C'est que, dit-il, il redoutait pour les enfants à venir la « souillure » des Alcméonides — lesquels étaient maudits pour avoir commis jadis des meurtres sacrilèges ; mais cette vieille histoire, qu'on a sortie périodiquement pour les besoins de la politique, nelparaît pas avoir beaucoup 22. G. GLOTZ, La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, p. 130 et suiv. 23. Cf. ARIST., L.L.

gêné les alliances de la maison ; et Pisistrate aurait pu s'en aviser plus tôt, étant le premier intéressé. Le même Hérodote rappelle plus opportunément qu'il avait déjà des fils adolescents : il risquait de les voir évincer24 au profit d'une descendance qui eût été, au moins autant que la sienne, celle de Mégaclès. En fait, une situation analogue, mais inverse, se retrouve plus tard dans sa propre famille. Son fils Hippias donna sa fille au fils du tyran de Lampsaque : Thucydide note le fait sur un ton dédaigneux, et il est évident que la fille est mariée à un étage inférieur. Pour une fois cependant, l'affaire ne fut pas si mauvaise : Hippias y gagna une alliance profitable et d'être introduit auprès du Grand Roi ; mais aussi bien ses petits-fils ont fait figure de Pisistratides et, sur leurs monnaies — symbole irréfutable — l'olivier d'Athéna que leur bisaïeul avait fait frapper sur les siennes resta l'attribut nécessaire de leur lignée. Il faut croire qu'un Pisistrate, pour qui la partie était de conséquence, avait des raisons de se méfier : il a toujours passé pour un homme prudent ; et comme il avait plus d'un tour dans son sac, il a repris le chemin de l'exil. Il est tout de même assez curieux qu'on retrouve dans cet épisode le souvenir d'une notion qui s'atteste dans un état bien antérieur : celle de l'ambivalence du gage qu'est la femme dans le commerce matrimonial.

Il y a de l'anachronisme dans toutes nos histoires. Aux fins d'un jeu qui, à la limite, est presque un jeu gratuit, la tyrannie prolonge ou réédite des conceptions et des pratiques qui, dans le système de la cité, ont perdu leur sens. Car la cité, qui fait régner ici comme ailleurs une pensée abstraite, a institué un régime communautaire et égalitaire de libre circulation des femmes entre les domus qui lui appartiennent. Il est possible que le mariage y ait perdu pour l'esthétique. Les tyrans y réintroduisent un style. Mais on n'est jamais aussi novateur qu'il paraît.

24. Cf. G. GLOTZ, Hist. gr., t. I, p. 447.

3 « Horoi » hypothécaires Le savant italien à qui nous sommes redevables de pénétrantes études sur l'hypothèque grecque était tout désigné pour recevoir l'hommage de la présente note. La question qui en fait l'objet n'est d'ailleurs pas neuve ; mais elle est quelque peu rajeunie par des travaux récents2. C'est celle du rapport qu'il peut y avoir entre les ôpoi de l'époque présolonienne et ceux de l'époque classique. On rappelle que le mot Õpoç, qui signifie couramment une borne-limite, désigne aussi à partir du ive siècle une « borne »3 qui, également plantée en terre, atteste par une inscription qu'un fonds est hypothéqué. D'autre part, nous savons par le témoignage même de Solon qu'avant sa réforme, des ôpoi étaient plantés en bien des endroits de l'Attique et qu'en les arrachant il a libéré la Terre qui, jusque là, était serve (fr. 24, 3 sq. Diehl). —La signification des Õpm de l'époque classique est assez claire à première vue ; celle de leurs devanciers a besoin d'être élucidée. 1. E x t r a i t des S t u d i i n onore di Ugo E n r i c o P a o l i , 1955, pp. 345-353. [sous le t i t r e « H o r o i »]. 2. JOHN V. A. FINE, H o r o i . S t u d i e s i n m o r t g a g e , r e a l s e c u r i t y a n d l a n d t e n u r e i n a n c i e n t A t h e n s , H e s p e r i a , S u p p l . I X , 1951 ; MOSES I. FINLEY, L a n d a n d Credit i n ancient Athens, 500-200 B . C., The H or os-Inscripiion8, R u t g e r s U n i v e r s i t y P r e s s , s. d. [1952]. C'est s u r t o u t le p r e m i e r de ces o u v r a g e s q u i n o u s i n t é r e s s e p r é s e n t e m e n t : n o u s lui d e v o n s b e a u c o u p , e t si n o u s le c r i t i q u o n s s u r u n p o i n t q u i est d'ailleurs d ' i m p o r t a n c e , c ' e s t p o u r r é s o u d r e u n e c o n t r a d i c t i o n q u ' i l nous paraissait présenter. 3. O n s ' e x p r i m e ainsi brevitatis c a u s a : s u r c e r t a i n e v a r i a n t e cf. FINE, p. 45 (pierre e n c a s t r é e d a n s u n m u r de maison).

Il n'est pas facile de se faire une idée cohérente de la réforme solonienne4. Les anciens nous disent généralement qu'elle a consisté dans une abolition générale des dettes, et Solon parle lui-même, en termes pathétiques, d'une libération des débiteurs qui avaient été vendus comme esclaves à l'étranger ou réduits sur place à une condition servile : libération qui valait pour l'avenir, puisque l'esclavage pour dettes fut désormais interdit. Dans l'interprétation qui prévaut chez les modernes, tel est le sens fondamental — et le double objet5 — de la réforme. — Sur quoi on se demandera en quoi a consisté la libération de la terre que Solon se fait honneur d'avoir accomplie : implicitement ou expressément, il est admis qu'ayant été « engagée » en quelque manière pour la garantie de prêts d'argent, la terre bénéficia de l'abolition générale des dettes. Mais dans cette hypothèse, Solon, qui légiférait pour l'avenir en supprimant l'engagement de la personne — et qui favorisait donc indirectement l'emploi des sûretés réelles — n'aurait rien fait pour empêcher le renouvellement de l'état de choses auquel il avait mis fin en « arrachant les bornes » : la révolution eût été sans lendemain. C'est une première aporie. Ce n'est pas la plus grave. Convenons qu'il était tentant et presque inévitable de rapprocher, à la faveur de l'homonymie et d'une analogie manifeste, les plus anciens ÕpOt et les plus récents. Mais en définitive toutes les difficultés viennent de là ; si la terre peut servir de gage — de quelque façon qu'on se représente le gage — c'est qu'il est permis d'en disposer : est-ce concevable pour l'Attique du vije siècle ? Lorsque Swoboda posait en principe que la « propriété individuelle » du sol est d'antiquité immémoriale en Grèce, il faisait bon marché des longues persistances de propriété familiale et de ce que laisse reconnaître le plus ancien régime de succession ; au moins n'était-il pas gêné pour décrire le fonctionnement de tout un système de garanties comportant les variétés de l'hypothèque stricto sensu et de la vente sous condition de rachat : la thèse était logique, moyennant le postulat. Mais le postulat ne

4 . Ce n ' e s t p a s n o t r e o b j e t de d i s c u t e r ici le p r o b l è m e d a n s s o n ensemble. P o u r f i x e r les idées, disons q u e n o u s d i s t i n g u e r i o n s e n t r e le m o m e n t de crise ( c o n s é c u t i f à l ' a v è n e m e n t d ' u n e économie m o n é t a i r e ) q u i a é t é l'occasion de la r é f o r m e e t u n é t a t de société a u q u e l la r é f o r m e a m i s fin en m ê m e t e m p s qu'elle r é s o l v a i t la crise. 5. Cf. G. GLOTZ, H i s t . gr., I, p. 431 et suive

paraît pas recevable; or, si on le récuse, comment comprendre l'engagement de la terre avant Solon ? Pour Glotz, une partie essentielle de l'œuvre de Solon réside dans l'« affranchissement de la propriété » — entendons dans la « mobilisation » du sol : donc, avant Solon, il ne pouvait être question d'une libre disposition, ni par conséquent d'« hypothèque ». On n'en continue pas moins à penser à l'hypothèque, et Glotz tout le premier6 : la suggestion est la plus forte. M. Fine est encore plus radical sur le principe, puisqu'il ne voit l'« affranchissement » que bien après Solon : et c'est justement lui qui a eu le sens le plus vif de l'antinomie ; mais il tient à sauvegarder la notion d'un engagement conventionnel de la terre comme garantie de la dette. De là une construction juridique qui est à peu près la suivante7. La terre, il est vrai, est inaliénable, et l'exécution ne peut pas porter sur elle, elle porte bien — nous disent nos sources — sur la personne. Mais au moment où le débiteur va être réduit en esclavage, une transaction peut intervenir : le débiteur cèdera sa terre sans la céder, c'est-à-dire qu'il la transmettra, mais non pas à titre définitif, au créancier (qui percevra désormais une part des fruits) ; ce transfert aura lieu sous la forme la plus effective, qui est celle de la vente — mais d'une vente sous condition (indéfinie) de rachat ; le débiteur n'en reste pas moins en possession : ceci contrairement à l'idée qu'on peut se faire de la plus ancienne « vente à réméré » (πρᾶσις È1ti λύσει) — mais justement, il ne s'agit pas de πρᾶσις È1ti λύσει au sens d'un droit proprement hypothécaire, il s'agit d'une « fiction » qui a pour objet de « tourner » le principe de l'inaliénabilité8. Il semble vraiment difficile d'accepter une interprétation aussi compliquée, aussi conjecturale, qui postule un concept de la vente singulièrement affiné, et qui utilise d'un bout à l'autre une notion aussi suspecte, pour une époque très ancienne, que celle de fiction juridique. Et pourtant, c'est bien à une interprétation de ce type qu'on sera toujours condamné : on ne gagne rien à souligner que le débiteur ne peut être dépossédé, si les Õpm attestent une charge qui pèse sur sa terre du fait de la dette et qui le réduit à un état de quasi possesseur en vertu d'une aliénation consentie par lui. On ne sortira pas du dilemme : 6. Ibid., p. 411. 7. O. l., p. 181 et suive 8. Il convient d'ajouter que l'auteur a un sentiment très juste des difficultés que laisse subsister le dualisme d'une exécution sur la personne et d'une prétendue exécution sur la terre (p. 184, n. 52).

ou la terre est inaliénable, ou elle ne l'est pas ; si elle l'est, il ne peut y avoir d'hypothèque, ce qu'on reconnaît ; mais il ne peut y avoir non plus quelque chose qui serait du même ordre, et qu'on suppose. Seulement, je ne craindrai pas de dire que toute l'ingéniosité qu'on a dépensée est gratuite. Sans doute Fustel de Coulanges, qui paraît bien avoir vu clair quant à l'essentiel, a-t-il eu tort de nier l'existence des dettes et leurs effets : il y a les dettes. Mais il y a autre chose9. Par Aristote et par Plutarque, nous connaissons, pour l'ancienne Attique, la catégorie sociale des ἑκτήμοροι. Ces gens-là payent une redevance, comme leur nom l'indique (on traduit couramment hectémores par « sixeniers »). Ce sont eux, dans l'opinion générale, qui ont consenti ces « hypothèques » qu'attesteraient les ôpoi. En fait, les ôpoi sont bien sur des champs détenus par des hectémores, on ne peut pas se représenter les choses autrement : entre la condition juridique des uns et le régime foncier que symbolisent les autres, il y a réciprocité ; et les uns et les autres ont disparu du même coup. Si les hectémores ne sont pas des débiteurs hypothécaires, reste qu'ils soient une classe — une classe qui, apparemment, existait avant la crise qu'a dénouée SolonlO. Il est évident qu'ils ont une espèce de statut : le fait même d'une redevance uniforme s'accorderait mal avec l'hypothèse d'un régime plus ou moins anarchique de transactions individuelles. Ce statut est en rapport avec une structure sociale qui est suffisamment attestée en Grèce dont une notable partie, « dorienne » ou autre, l'a conservée : c'est celle que caractérise le dualisme d'une classe militaire noble — les « chevaliers » — et d'une classe paysanne qui entretient l'autre. Schématisme, bien entendu ; mais il suffit qu'il traduise une part essentielle de la réalité sociale pour qu'on puisse donner un contenu intelligible à la formule d'Aristote : Solon « a fait cesser l'esclavage du peuple » — du « peuple » en tant que tel (Pol., II 1273 b 37).

9. La confusion qui devait se produire dès l'antiquité entre les deux ordres de faits transparaîtrait dans un texte comme ARIST., Const. Ath., 6, 1 : Kai xpecbv ἀποκοπἁς èrcoiriae ( Solon) Kai tOOV lôicov Kat xcov δημοσίων. En tout cas, Platon, un des Athéniens de son temps qui a pu avoir le plus de clartés sur ce passé, indique bien les deux choses à propos d'une révolution de type solonien : remise de dettes et abandon de terres (Lois, V, 736 d) —^elui-ci conçu comme un « partage » (cf. n. 11). 10. ARIST. (Const. Ath., 2, 2) la décrit dans une phase notablement antérieure à Solon, et avant de parler des dettes.

La signification de l'ôpoç présolonien s'ensuit : il marque bien ce que Fustel appelait le « domaine éminent de l'eupatride »u.

Nous retrouvons les ÕpOt près de deux siècles plus tard, comme « bornes hypothécaires ». Précisons : les ÕpOt qu'on a découverts ne r e m o n t e n t pas plus h a u t que le ive siècle ; ce qui n'interdit pas d'admettre, et ce qui peut même faire supposer, que l'usage en a u r a i t commencé à la fin du ve : c'est j u s t e m e n t au dernier q u a r t du ve siècle que nous r e p o r t e n t les plus anciennes allusions littéraires. La valeur chronologique de celles-ci serait légitimem e n t récusable ; celle des ÕPOt, non. Car nous en avons mainten a n t un nombre assez élevé (plus de deux cents, dont la grande majorité provient de l'Attique), notre documentation a été plus que doublée depuis un demi-siècle — et toujours le même terminus a quo s'impose. C'est bien u n cas où l'on peut ce qui s'appelle dater, au moins a p p r o x i m a t i v e m e n t et avec une probabilité appréciable. Ce témoignage archéologique est de singulière importance. Car nous ne pouvons guère a d m e t t r e qu'on n'ait recouru qu'après coup à u n mode de publicité p l u t ô t grossier et médiocrement opérant ; a u t r e m e n t dit, que l'hypothèque eût déjà un long passé q u a n d la pratique des ôpoi s'institua. Ce qu'il est raisonnable de supposer, au contraire, c'est que le début de l'une et le début des autres furent contemporains. Présomption assez troublante, puisque la conséquence qu'on peut en tirer est absolument contraire à l'opinion traditionnelle d'après laquelle l'hypothèque était en usage bien a v a n t la fin du ve siècle. Opinion traditionnelle, mais quasi instinctive et qui, somme toute, n'a jamais donné ses raisons. C'est j u s t e m e n t celle que

11. P o u r n o t r e o b j e t , l a f o r m u l e suffit. O n n e p r é t e n d p a s r e s t i t u e r concrètem e n t u n e n s e m b l e h i s t o r i q u e q u i a p u ê t r e assez c o m p l e x e : e n p a r t i c u l i e r les r a p p o r t s de clientèle, d o n t F u s t e l f a i s a i t é t a t , o n t p u i n t e r f é r e r a v e c u n e s i t u a t i o n générale d e d é p e n d a n c e sociale. A u d e m e u r a n t , il c o n v i e n t d e préciser l a signification d e l ' ô p o ç e n r a p p o r t a v e c u n e o p p o s i t i o n de classes : il e s t (ou il est d e v e n u ) a u v i i e siècle u n e m a r q u e différentielle ; il vise q u e l q u e chose c o m m e des « t e n u r e s de serfs », d i s t i n g u é e s d ' u n e « r é s e r v e » à laquelle s'intéresse d é s o r m a i s u n e « noblesse s q u e l ' é v o l u t i o n é c o n o m i q u e f a i t p a s s e r d u s t a d e d u « s e i g n e u r » à celui d u gentleman farmer. O n s a i t b i e n q u e les E u p a t r i d e s o n t c o n t i n u é à p o s s é d e r p a s m a l d e t e r r e s : celles q u ' i l s o n t a b a n d o n n é e s s o n t celles q u e d é t e n a i e n t s p é c i a l e m e n t les sixeniers sous le signe des ÕPOl.

des

travaux

récents

l'hypothèque, n'est

ici

des

qu'un

permettent

encore,

aspects

est

de

réviser12.

solidaire

d'une

autre

du

bien

familial13.

à Athènes

A

celui-ci ? Pas

l'époque

est

avec Solon,

ou de

de

plutôt la

terre

disons, plus exactement,

d'Aristote

inaliénable.

question

autre,

: l'hypothèque

s u p p o s e la libre disposition de la t e r r e — d'endroits,

L a

d'une

encore,

Q u a n d

en tout cas

a-t-il

en

pas

cessé

de

mal l'être

: sa p r é t e n d u e loi t e s t a -

m e n t a i r e , q u ' o n a i n t e r p r é t é e d a n s le sens d ' u n « a f f r a n c h i s s e m e n t de

la

p r o p r i é t é », s i g n i f i e

contraire14.

Entre

tout

l'époque

autre

de

chose,

Solon

et

et

signifie

celle

que

m ê m e

nous

le

avons

i n d i q u é e , o n c h e r c h e d e s t é m o i g n a g e s : il n ' y a r i e n , o u si p e u q u e rien.

Les

plus

anciens

textes

qui

mentionnent

des

ventes

de

t e r r e s s o n t d e la fin d u ve siècle ; les p l u s a n c i e n n e s allusions à la pratique

de

environs

de 425.

à

l'hypothèque

l'argument

ne

Il n ' e s t p a s

ex

silentio.

remontent question,

Mais

pas

bien

d'abord,

plus

haut

entendu,

dans

un

que

les

de recourir

cas

au

moins,

il n ' e s t p a s p r é c i s é m e n t e x s i l e n t i o : d a n s les N u é e s d ' A r i s t o p h a n e , le b o n h o m m e

Strepsiade,

obéré

c o m m e

il e s t ,

et

qui

sait

ce q u e

c ' e s t q u e le g a g e m o b i l i e r e t l ' e x é c u t i o n s u r les m e u b l e s , n e s o n g e pas

un

instant

à

disposer

de

sa

terre

c o m m e

(ni n e p a r a î t en r e d o u t e r la saisie c o m m e Strepsiade

est

comportement

un

nous

type est

de

paysan

intelligible,



de « coutume

» q u e n o u s le r e t i e n d r i o n s 1 6 . ne voit pas

qui

: on

interdise

d'aliéner

le

qu'il y bien

Vieille

c'est

là-dessus

de

crédit

Attique.

c o m m e

Si

son

témoignage

Il f a u t b i e n s ' e n t e n d r e

ait jamais familial ;

m o y e n

procédé d'exécution)15.

si

eu

d e loi a t h é n i e n n e

l'interdiction

fonc-

1 2 . C f . F I N E , o. I., p . 1 8 5 et s u i v . , à l a s u i t e d e W . J . W O O D H O U S E , S o l o n t h e L i b e r a t o r . A s t u d y o f the a g r a r i a n p r o b l e m i n A t t i k a i n the V I I t h c e n t u r y , O x f o r d , 1 9 3 8 . C f . F . P R I N G S H E I M i n G n o m o n , X X I V ( 1 9 5 2 ) , p . 3 5 1 et s u i v . 13. A u d e m e u r a n t , r i e n n ' e m p ê c h e d e c o n c e v o i r l a l i b r e d i s p o s i t i o n d e t e r r e s m a r g i n a l e s , i n d i v i d u e l l e m e n t a c q u i s e s o u o c c u p é e s : il a p u e n ê t r e a i n s i à G o r t y n e (cf. n o t a m m e n t I n s c r . J u r . G r . , I , p . 4 0 2 ) , o ù il e s t i m p e n s a b l e q u e l e K X â p o ç , lui, s o i t i n commercio. P o u r A t h è n e s , n o u s n e c o n n a i s s o n s r i e n d e t e l : il est v r a i q u ' a u b o u t de d e u x générations, u n tel a c q u ê t r e n t r e r a i t d a n s la catégorie des 1tatptpa. 1 4 . C f . R e v . É t . G r . , X X X I I I ( 1 9 2 0 ) , p . 1 2 3 s q . , 2 4 9 s q . [ = D r o i t et s o c i é t é d a n s l a Grèce anc., p p . 121-149]. 15. I l v a s a n s d i r e q u e l ' e x é c u t i o n p u b l i q u e s u r d e s i m m e u b l e s n ' a u r a i t p a s v a l e u r d ' a r g u m e n t ; il r e s t e d ' a i l l e u r s à s a v o i r si elle a p p a r a î t d a n s u n e a u t r e e s p è c e q u e celle d e la c o n f i s c a t i o n , q u i e s t u n e f o r m e d e l ' a t i m i e — d e s t r u c t i o n d ' u n e u n i t é familiale : e x c e p t i o n qui, à sa m a n i è r e , c o n f i r m e la règle. 16. R e l e v o n s q u e ce t é m o i g n a g e e s t à p e u p r è s c o n t e m p o r a i n ( 4 2 3 ) d e c e l u i q u i n o u s fait connaître u n cas d ' h y p o t h è q u e , m a i s u n cas s c a n d a l e u x (voir i n f r a ) : il n ' y a p a s c o n t r a d i c t i o n ; o u p l u t ô t le c o n t r a s t e s ' e x p l i q u e f o r t b i e n : c e n ' e s t p a s le m ê m e m o n d e .

tionne, c'est comme règle de moralité domestique et religieuse17. Reste à savoir quand le principe a pu fléchir. Or nous avons un synchronisme assez remarquable : non seulement les premières attestations de l'hypothèque — et nous allons en voir le ton — sont somme toute de même niveau que le témoignage archéologique ; mais le moment en question correspond justement à une crise sociale et par conséquent morale : celle que la guerre du Péloponnèse a provoquée par ses dévastations, par l'immigration des ruraux dans la ville, par les pertes en vies humaines que la peste de 430 /429 a terriblement amplifiées ; combien de « maisons », à cette époque, ont pu devenir « désertes » ? Il y a un autre élément à considérer : les plus anciennes mentions de l'hypothèque18 témoignent d'une désignation populaire qui est assez curieuse. Un fragment du comique Cratinos (333 Kock ; époque : entre 430 et 420) donne à un certain Callias l'épithète de στιγματίας : οτιγματίας signifie généralement l'esclave marqué au fer19, mais le scholiaste de Lucien (Zeus Trag. 48), qui est notre source, nous avertit que, chez Cratinos, le mot faisait allusion à ce que le personnage en question était couvert de dettes ; la suite du texte parle d'hypothèque et d'inscriptions. Voilà donc un terme infamant appliqué à un débiteur qui a consenti à l'érection d'ôpot sur son fonds. Si le témoignage était isolé, l'injure pourrait venir du poète comique et n'aurait donc pas beaucoup de portée. Mais tout au contraire, la désignation nous est attestée comme usuelle, au moins sous forme négative et appliquée à la terre elle-même : une terre non hypothéquée est un ἄστικτον Xcopiov ; expression qui est restée en usage 17. I l est i n t é r e s s a n t d ' o b s e r v e r q u e c e t t e m o r a l i t é s ' e s t p e r p é t u é e e t m ê m e — a p r è s c o u p — i n d i r e c t e m e n t i n s c r i t e d a n s le droit. I l y a u n e ypatpf) κατεδηSolcévat l à Jiaxpcpa ou, à t o u t le moins, u n e p r o c é d u r e l a t é r a l e (LIPSIUS, A t t Recht, p. 341) dirigée c o n t r e celui q u i a dilapidé — p r o p r e m e n t « m a n g é s — le b i e n p a t r i m o n i a l : elle n ' e s t p a s de m ê m e espèce q u e les ypa(pai à p y l a ç o u Ttapavoiaç qui r e m o n t e n t à Solon e t qui, elles, c o n c e r n e n t l ' a d m i n i s t r a t i o n des revenus de l a p a r t d ' u n p a t e r ; elle d o i t leur ê t r e p o s t é r i e u r e , ce q u i l a r e p o r t e , d a n s le c a d r e de l ' h i s t o i r e législative, à l ' e x t r ê m e f i n d u ve siècle a u plus t ô t . 18. E n d e h o r s d u f r a g m e n t d o n t il v a ê t r e q u e s t i o n , n o u s a v o n s u n a u t r e témoignage d u même temps, mais u n p e u plus récent ; c'est encore u n fragment de c o m i q u e (PHÉRÉCR., 58 K o c K ) : il e s t d ' i n t e r p r é t a t i o n m a l a i s é e à c e r t a i n s é g a r d s (cf. FINE, o.l., p. 171 sq.), m a i s il a p p e r t q u ' i l c o n c e r n e u n cas d ' h y p o t h è q u e , e t q u e le cas est considéré, c o m m e tel, a v e c d é f a v e u r . 19. I l suffit de r a p p e l e r d ' u n m o t les v a l e u r s i n f a m a n t e s (et m a g i q u e s o u religieuses aussi bien) q u i s o n t a t t a c h é e s à l a m a r q u e p a r le fer o u a u t a t o u a g e . D a n s le cas d u d é b i t e u r h y p o t h é c a i r e , il y a, si l ' o n v e u t , u n e m é t a p h o r e , m a i s o n se r e n d c o m p t e c o m m e n t le « t r a n s f e r t *, a u sens p s y c h o l o g i q u e d u m o t , a p u s'opérer.

puisqu'elle é t a i t encore f r é q u e n t e chez M é n a n d r e (εἰώθει λέγειν) a u d i r e d u m ê m e s c h o l i a s t e ; m a i s q u i f i g u r a i t a u s s i c h e z les o r a t e u r s d ' a p r è s H a r p o c r a t i o n (lequel m e n t i o n n e les ô p o i à ce propos, et en contre-partie). Expression qui s'est banalisée p a r c o n s é q u e n t , m a i s d o n t le t e x t e d e C r a t i n o s p e u t f a i r e s e n t i r t o u t e la v a l e u r primitive. D e q u o i n o u s r e t i e n d r o n s d e u x choses. D ' a b o r d , q u e les premières aliénations fiduciaires o n t p u être assez scandaleuses pour

que

le c a s i n d i v i d u e l

d'un

Callias ait été l'occasion d ' u n

s o b r i q u e t i n j u r i e u x : c ' e s t u n e d o n n é e q u i se s i t u e f o r t b i e n d a n s le c o n t e x t e h i s t o r i q u e . E n s u i t e q u ' u n e i d é e c o n c r è t e d e n o t a e s t associée à la p r a t i q u e des p l u s a n c i e n s ô p o i h y p o t h é c a i r e s : c'est u n e d o n n é e d o n t la signification p o u r l'histoire sociale, est à définir. Une

q u e s t i o n p r é l i m i n a i r e est la s u i v a n t e . L e s ô p o i de l'âge

c l a s s i q u e o n t u n e f o n c t i o n d o n t o n n e d i s c u t e p a s : ils s e r v e n t , c o m m e on dit, de m o y e n de publicité ; est-ce à dire qu'ils o n t é t é i n v e n t é s à c e t t e fin ? D a n s les f a i t s h u m a i n s , o n c o n s t a t e s o u v e n t u n décalage entre l'origine historique d'une « institution » e t la f i n a l i t é q u ' o n p e u t lui r e c o n n a î t r e a p r è s c o u p . Ici le d é c a l a g e e s t a s s e z m a r q u é . C a r la f o n c t i o n e s t m a l r e m p l i e , e t le m o y e n e s t r u d i m e n t a i r e : il n ' y a p a s b e s o i n d e r a p p e l e r l ' o b s e r v a t i o n q u e les h i s t o r i e n s d u d r o i t o n t s o u v e n t f a i t e là-dessus. O n i n s i s t e r a s e u l e m e n t sur u n fait caractéristique : à u n e é p o q u e où, d ' a p r è s le t é m o i g n a g e d ' A r i s t o t e e t d e T h é o p h r a s t e , d ' a u t r e s c i t é s connaissent un système d'enregistrement et de transcription, à l ' é p o q u e m ê m e o ù les p e t i t e s îles d e T é n o s e t d e M y c o n o s t i e n n e n t ces registres fonciers sur pierre d o n t des f r a g m e n t s i m p o r t a n t s nous sont parvenus, Athènes, la cité la plus développée au p o i n t de v u e économique, la m i e u x équipée d a n s l'ordre a d m i n i s t r a t i f , la p l u s a v a n c é e d a n s d ' a u t r e s s e c t e u r s d e la vie juridique, s'en tient à une forme insuffisances sont notoires. Sans

de « c r é d i t foncier » d o n t les d o u t e , la q u e s t i o n est p l u s

g é n é r a l e ; m a i s c'est sur la p u b l i c i t é des h y p o t h è q u e s qu'elle p o r t e i m m é d i a t e m e n t : d e t o u t e é v i d e n c e , il y a d a n s l a p r a t i q u e d e s ÕpOt u n f a i t pu s'instituer ?

de

tradition.

Comment

la

tradition

a-t-elle

Dira-t-on20 q u ' i l é t a i t « n a t u r e l » d ' u t i l i s e r les ô p o i , q u i m a r q u a i e n t assez g é n é r a l e m e n t u n e limite, p o u r leur faire signifier

2 0 . Cf. L . BEAUCHET, H i s t . d u d r o i t p r i v é de l a r é p u b l . a t h é n . , I I I , p . 348. — A u r e s t e , n o u s r e c o n n a î t r i o n s u n e c e r t a i n e a f f i n i t é e n t r e les d e u x e s p è c e s d ' ô p O t ; m a i s d a n s u n t o u t a u t r e sens, c o m m e o n le v e r r a .

spécialement la limite d'un champ hypothéqué ? En histoire, le recours au bon sens est souvent le contraire d'une réponse ; dans le cas présent, on ne peut pas ne pas tenir compte de la valeur quasi affective que nous avons pu reconnaître aux premers ÕpOt hypothécaires. Ne pas tenir compte aussi de l'analogie qui était nécessairement perçue avec les ÕpOt du temps de Solon. Et c'est ici qu'un certain paradoxe s'accuse dans la situation. Il s'agit d'une coutume qu'on peut dire spécifiquement athénienne : on la rencontre peu en d'autres cités, et dans des conditions telles (colonisation, ou rayonnement d'ailleurs restreint que nous devons conclure à un de ces faits de géographie juridique qui ne sont pas tellement rares en Grèce : le lieu d'origine comme le lieu préférentiel, c'est l'Attique. Or c'est en Attique, plus qu'ailleurs et peut-être là seulement, qu'on a pu conserver le souvenir plus ou moins net d'une révolution sociale comme celle qui s'était accomplie au début du vie siècle ; d'une révolution qui avait justement supprimé un état de choses où le symbole des ôpoi traduisait un « asservissement » de la terre et n'était donc pas sans rapport avec l'idée d'engagement que les nouveaux ôpoi allaient symboliser à leur façon. Mais le rapprochement vaut explication. On s'est souvent demandé comment aux ÕpOt abhorrés de l'époque présolonienne avaient pu succéder les autres. Ils ne l'ont guère pu de longtemps ; et quand on commença d'y recourir, la mémoire collective dut y être en effet pour quelque chose : « limites » si l'on veut, les pierres hypothécaires devaient être d'abord interprétées, dans la représentation commune et dans celle même des usagers, comme un héritage quelque peu inquiétant. Une idée de sujétion y restait attachée ; spontanément, l'opinion traduisait une pratique encore immorale par un terme réprobateur : la terre même où un ôpoç était planté était marquée d'un « sitgmate ». Que cette signification du symbole se soit effacée très vite21 il n'y a pas à en douter : très vite en effet, une fois lejdéclenchement opéré, la terre entra vraiment « dans le commerce ». Il n'en reste pas moins que, si la pratique des ôpoi hypothécaires s'est introduite dans le droit, c'est à raison d'une valeur sym21. Les troubles civils qui ont suivi la guerre du Péloponnèse ont accéléré le mouvement : le plus ancien témoignage d'orateur qui concerne l'hypothèque se rapporte à l'époque des Trente et indique le besoin qu'on pouvait éprouver de mettre sa fortune à l'abri en la mobilisant (ISOCR., XXI, 2).

bolique de l'ôpoç lui-même. On voit à quel ordre d'étude on serait ici introduit. Nous ne pousserons pas dans cette direction : nous nous contenterons d'indiquer, dans le cadre de nos données, certains thèmes. Le premier est celui des substrats « religieux » qu'on peut reconnaître, à l'époque historique encore, dans une certaine notion de la pierre. Le symbolisme de la pierre plantée dans le sol est universel, et les intentions, bien entendu, en sont multiples. Mais il y a en Grèce une espèce assez définie qui est désignée par le mot Õpoç : les emplois en sont remarquablement divers : borne-limite, borne hypothécaire, signe de propriété, marque de consécration22 ; mais l'unité du mot23 atteste une certaine unité de pensée qui n'est pas une pensée juridique puisqu'elle est justement rebelle à cette exigence d'analyse qui est la caractéristique du droit. Et sur un point au moins, l'idée d'une vertu attachée à l'objet est restée expresse — je veux parler du terminus :un texte de Platon (Lois, VIII 842 e sq.) nous garantit la survivance en Grèce, à l'arrière-plan, du même « complexe » que chez les Romains. Une des significations sociales où la plasticité relative du symbole lui permet de se définir nous a paru être celle de l'ôpoç présolonien. Les valeurs de pérennité et d'ordre infrangible24 se concrétisent dans l'affirmation d'une « propriété » qui est essentiellement une puissance. A l'état de pensée que représente ce moment du symbolisme, ce n'est pas un concept proprement juridique qui peut correspondre : le mot Kpaxeïv (qui est d'ailleurs resté dans la terminologie du droit de propriété et de l'hypothèque elle-même) exprime d'abord l'idée d'un pouvoir, et spécialement d'un pouvoir sur des êtres humains. Nous avons essayé de voir dans quelles conditions historiques s'était institué le symbolisme d'une

« propriété

d ' e u p a t r i d e »25.

22. Cf. FINE, o. L, p. 41. Cette catégorie est d'ailleurs abondamment représentée. 23. Voir les observations pertinentes de F. PRINGSHEIM, in Festschrift H. Lewald, p. 153. 24. Ce symbolisme fondamental (dont les emplois différents se rejoignent à l'occasion : Platon, l. l parle de cptÂÍa ἔνορκος à propos du terminus ce qui évoque la pierre de serment bien connue, notamment sur l'agora d'Athènes), il est remarquable de le voir traduit par un même terme sur les deux plans historiques qui nous intéressent : le mot Kiveïv chez Platon fait référence, d'une part, aux « réformes agraires » du type solonien (III 684 d-e ; V 736 d), d'autre part, à l'inamovilité du terminus (VIII 842 e) — comme d'ailleurs à celle du e trésor s, placé sous l'égide des puissances de la Terre (XI 913 b). 25. Of. p. 364 et n. 11.

Une autre considération porterait sur le mode de signification qui apparaît dans l'ôpoç de l'époque classique et hellénistique. Pour pouvoir durer, il a dû changer de caractère. Il devient signe plus ou moins abstrait, tout en étant signe plus ou moins obligatoire : en d'autres termes, il entre dans la sphère du formalisme. C'est à ce titre qu'il peut être retenu pour l'analyse. D'abord, parce qu'il confirmerait ce qu'on peut présumer des antécédents du formalisme juridique en général, et du passage de la notion de symbole efficace à celle de moyen de publicité. Ensuite, parce qu'il représente comme un cas extrême — on pourrait presque ajouter : un exemplaire de formalisme gratuit. Car, si on peut lui reconnaître une fonction, ce n'est pas assez de dire qu'il la remplit mal : la vérité, c'est qu'il n'est ni nécessaire ni suffisant ; en fin de compte, on pourrait avancer qu'il ne sert à rien26. Seulement, il est censé indispensable27, il accompagne normalement — sinon à peine de nullité — l'opération juridique. Peut-être ce curieux état est-il dû, en l'espèce, aux origines mêmes du signe.

26. L e s j u s t e s o b s e r v a t i o n s d e E . WEISS, Griech. Privatrecht, p. 332 sq., s u r le r é g i m e a t h é n i e n d e p u b l i c i t é d e s v e n t e s , t e l q u e n o u s le f a i t c o n n a î t r e u n t e x t e f a m e u x d e T h é o p h r a s t e , c o n d u i s e n t à c e t t e conclusion assez t r o u b l a n t e q u ' u n c r é a n c i e r p o u v a i t ê t r e forclos en d é p i t de s o n ô p o ç s'il n ' a v a i t p a s f a i t o p p o s i t i o n à t e m p s d a n s le cas d ' a l i é n a t i o n d u g a g e — e t n ' a v a i t q u e faire de l ' ô p o ç , e n r e v a n c h e , s'il p r o c é d a i t à c e t a c t e . 27. Censé i n d i s p e n s a b l e , n o n p a s t a n t à fin d e p u b l i c i t é , m a i s p o u r a f f i r m e r le d r o i t l u i - m ê m e : voir le c u r i e u x p a s s a g e de DÉM., X X V , 69-70, o ù l ' e m p h a s e d e l ' o r a t e u r m a s q u e m a l le c a r a c t è r e s u r é r o g a t o i r e d ' u n i n s t r u m e n t q u ' o n p e u t f a i r e d i s p a r a î t r e a v e c d é s i n v o l t u r e (cf. [DÉM.], X L I X , 12) — e t a p p a r e m m e n t s a n s q u ' u n e s a n c t i o n puisse i n t e r v e n i r .

4 Droit et ville dans l'antiquité grecque On peut constater tout de suite que le droit des cités grecques ne comporte pas de distinction entre un élément urbain et un élément rural : les différences d'habitat n'y ont pas de signification pratique2. Il y a sans doute, en regard des cités de l'Égypte ptolémaïque, une opposition entre ville et plat pays : c'est là un fait proprement secondaire, et qui tient à une structure politique où l'hellénisme traditionnel a été maintenu à l'état d'îlot ; il ne concerne pas le droit spécifiquement grec où nous ne voyons pas qu'une distinction de caractère « personnel » soit jamais faite en fonction de l'habitat. Exceptionnellement, on peut en trouver un de signification « réelle » : d'après la loi de Gortyne (IV 31 sq.), « les maisons de ville et ce qui s'y trouve » sont attribués aux fils dans la succession paternelle alors que pour d'autres biens, apparemment ruraux, les filles entrent en concours avec eux. Singularité très intéressante, et sur le sens de laquelle nous aurons à nous interroger, mais singularité d'un État d'ailleurs archaïque : elle relève, comme on le verra, d'une espèce de préhistoire du

1. E x t r a i t des Recueils de la Soc. J . Bodin, t. V I I I , L a ville, 3e p a r t i e , 1957, p p . 45-57. 2. O n n e sera p a s t e n t é d ' e n a t t r i b u e r u n e à c e t t e disposition, d ' a i l l e u r s i n t é r e s s a n t e , d u d r o i t d ' Æ n o s q u e n o s f a i t c o n n a î t r e THÉOPHRASTE a p . STOB. F l o r . X L I V 22 : les f o r m a l i t é s d u t r a n s f e r t d ' i m m e u b l e s c o m p o r t e n t u n s e r m e n t q u i est p r ê t é a u x a u t e l s de divinités différentes s u i v a n t q u e l ' a c h e t e u r h a b i t e o u n o n d a n s l a ville.

droit grec3, plutôt qu'elle ne concerne le droit grec lui-même où elle est tout à fait isolée. Au total, c'est une réponse simplement négative qu'on serait tenté de faire, pour ce qui est de la Grèce ancienne, à la question qui a été mise à l'ordre du jour du présent Congrès. Toutefois, cette question se rattache à un problème plus général, qui est celui des rapports entre la morphologie sociale et le droit ; et celui-là intéresse l'helléniste, qui le formulerait dans les termes suivants : quel rôle doit-on reconnaître à l'établissement urbain dans la constitution du droit, et comment peut-on s'expliquer que ce facteur n'ait justement commandé aucune discrimination ?

Il y a d'abord lieu de rappeler que beaucoup de cités grecques, et en général les plus importantes, n'ont pas eu à être fondées, en Grèce d'Europe du moins : elles continuent des villes préhelléniques. Dans ce moyen âge qu'est le commencement de l'histoire grecque, leur vie a dû être une vie très ralentie. La ville peut avoir dès lors une fonction et comme une personnalité économique, mais nécessairement restreinte ; elle est lieu de marché (pas toujours) ; et à côté d'une industrie domestique et de « démiurges » ambulants, nous apercevons un artisanat urbain. Il n'y a pas là de quoi assurer à une économie citadine cette autonomie et cette initiative qui, en d'autres milieux, ont pu fonder une originalité juridique. Or la suite de l'histoire n'a rien apporté d'essentiellement nouveau. Les éléments en question — artisanat et commerce — se sont plus ou moins développés, mais il est significatif que le droit de cité leur soit refusé assez souvent ; une opinion persistante les tient en médiocre estime. Et il n'y a rien en eux qui leur permette de se faire une place à part dans le droit, car il n'y a rien qui ressemble à des corporations. Aussi bien le progrès économique s'est-il accompli dans une cité déjà constituée en État juridique ; il ne lui a pas préexisté ; Aristote constate4 qu'il a rendu possible — dans l'ordre constitutionnel — l'espèce de démocratie qui est précisément la plus récente : à ce stade, pour Athènes à laquelle il peut penser, le droit était déjà établi 3. D a n s le m ê m e sens, p r o b a b l e m e n t , l ' o b l i g a t i o n d ' a c q u i t t e r u n d r o i t spécial p o u r l ' a c q u i s i t i o n d ' i m m e u b l e s s u r le t e r r i t o i r e des d è m e s a t t i q u e s p a r les citoyens q u i leur s o n t é t r a n g e r s : cf. i n f r a , p. 377, n. 24. 4. Polit., IV, 1292 a.

de longue date. Mais on retiendra surtout, du même Aristote, la théorie fondamentale de la cité, de qui le droit procède : l'être de la cité ne dérive pas de la communauté d'habitat urbain et d'un régime de marché et d'échanges ; il se situe à un autre plan5. Ce n'est pas comme réalité économique que la ville a été facteur de droit. Aussi bien la ville, au sens morphologique du mot, n'apparaît pas comme élément distinct, et à plus forte raison privilégié, ni dans la conception de la cité, ni même dans son administration. Il y a la ville et son territoire — quelquefois exigu, mais toujours indispensable — sans qu'on reconnaisse d'appartenance spéciale. Athènaioi n'est pas le nom des gens d'Athènes, mais de tous ceux de la cité athénienne et par conséquent de l'Attique6. Même entourée de remparts—et il s'en faut qu'elle le soit toujours — la ville n'a pas de signification juridique indépendante. Il peut y avoir une réglementation et des organismes qui l'intéressent particulièrement : il le faut bien pour la voirie, les bâtiments ou la police du marché7 ; mais les magistrats auxquels en incombe le soin (astynomes et agoranomes) sont des magistrats comme les autres, désignés comme ils le sont tous dans l'ensemble des citoyens. Il n'y a pas d'organisation urbaine. Il n'y a pas de municipalité. Aucune différenciation par conséquent qui puisse conditionner, si réduite soit-elle, une hétérogénéité de droit.

Il reste que la ville — fût-ce sous sa plus simple expression — est u n élément nécessaire et essentiel de l'État-cité. Elle ne l'est pas, si l'on peut dire, en t a n t que ville. Elle l'est en t a n t que centre et principe d'unité collective. Dans l'idée de l'appartenance à la cité, elle est u n point de référence t o u t indiqué : le m o t astos signifie étymologiquement citadin, mais, dans la langue du droit public athénien8, il désigne le citoyen, 5. I b i d . , I I I , 1280 b, 11 sq. ; I I , 1260 a, 35. 6. I l y a des t r a c e s d ' u n é t a t plus a n c i e n : les couples I l i o n - T r o y e n s chez H o m è r e , C a d m é e n s e t T h é b a i n s d a n s l a légende. 7. O r g a n i s a t i o n bien c o n n u e À A t h è n e s , m a i s ARISTOTE l a considère c o m m e n o r m a l e p o u r l a cité g r e c q u e (Polit., V I , 1321 b, 18). 8. ARISTOTE, Const. d'Ath., 26, 3 ; 42, 1 ; p o u r le d r o i t public d e Grèce e n général, P o l i t . I I I , 1278 a, 34. L ' a n t i t h è s e 'αστός-ξένος ( c i t o y e n - é t r a n g e r ) a p p a r t i e n t à la l a n g u e c o u r a n t e . P o u r s o n a n c i e n n e t é , cf. MICHEL, nO 3, B . 1. s ( d a n s u n e m a t i è r e p r o c é d u r a l e e n t r e citées locriennes).

eût-il son domicile dans la bourgade la plus reculée. Cela ne veut pas dire que les citoyens auraient d'abord été les seuls habitants de la ville, et que le titre aurait été étendu ensuite aux ruraux : historiquement, on ne voit rien de tel. Cela veut dire que la vie « politique » se concentre dans un établissement urbain, et un seul. C'est justement par là que se réalise l'unité territoriale du droit : elle ne se traduit pas seulement par des réalités matérielles, mais par des représentations très définies et très concrètes. Il y a une définition minima de la ville, qui vaut pour les plus humbles cités9 : c'est le lieu où sont groupés — et exclusivement — les constructions ou emplacements caractéristiques d'une fonction d'ÉtatlO. Ils le sont en général auprès de l'agora — le mot est une désignation ancienne et d'ailleurs persistante de l'assembléell : c'est là que se trouvent les sièges des magistrats, la salle du Conseil, le Prytanée, avec ce foyer commun qui est bien, dans un sens indivisément politique et religieux, le cœur de

cité12.

E t

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régime

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dire

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cité13,

ajouter

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fonction

judiciaire,



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et

ne

en

pour

la viIle14.

9. Car il y a, n a t u r e l l e m e n t , des inégalités t r è s sensibles ; m a i s , r é s e r v e f a i t e d e p a y s e n b o r d u r e c o m m e l ' E t o l i e , il f a u t b i e n a d m e t t r e q u e l a polis la p l u s m i n c e , dès l ' i n s t a n t qu'elle e s t u n É t a t a v e c m a g i s t r a t s e t corps d é l i b é r a n t s , a n é c e s s a i r e m e n t u n c e n t r e ( n o r m a l e m e n t d é n o m m é c o m m e elle) : v é r i t a b l e a g g l o m é r a t i o n , c ' e s t a u t r e chose — a u m o i n s d a n s les cas e x t r ê m e s . 10. Ceci d a n s l ' o r d r e p o l i t i c o - j u r i d i q u e : il c o n v i e n t d ' a j o u t e r q u e l a ville e s t aussi u n c e n t r e religieux, e t q u e les t e m p l e s lui a p p a r t i e n n e n t en m a j o r i t é (ils s o n t c o m p r i s d a n s le p l a n d e l a ville idéale, chez P l a t o n e t Aristote). 11. I l est o p p o r t u n de r a p p e l e r q u e le sens de e m a r c h é t, d e v e n u c o u r a n t p o u r à y o p a , n ' a p p a r a î t p a s d a n s les plus a n c i e n s t e x t e s ; de r a p p e l e r a u s s i q u e , chez les Thessaliens, il y a u n e a g o r a qualifiée de « libre t, lieu d e r é u n i o n e t n o n d ' é c h a n g e s (ARISTOTE, Polit., V I I , 1331 a, 32). 12. Cf. L. GERNET, S u r le s y m b o l i s m e p o l i t i q u e e n Grèce a n c i e n n e : le F o y e r c o m m u n , d a n s Cahiers i n t e r n a t i o n a u x de sociologie, 1951, pp. 21-43. [ = i n f r a , p p . 382-402. 13. P i s i s t r a t e a i n s t i t u é , p a r le m i n i s t è r e des « j u g e s des d è m e s t, u n e délégat i o n de l a j u s t i c e d a n s les c a m p a g n e s : c ' é t a i t p r o b a b l e m e n t le m o y e n d ' é l i m i n e r les r e s t e s d ' u n e j u s t i c e féodale (cf. F . CORNELIUS, D i e T y r a n n i s i n Athen, 1929, p. 58) ; e t l ' i n s t i t u t i o n , sous c e t t e f o r m e , n ' a p a s duré. 14. A A t h è n e s , à l ' e x c e p t i o n d ' u n seul d o n t l ' e x i s t e n c e e s t p l u t ô t s y m b o l i q u e , les t r i b u n a u x p o u r crimes de s a n g a p p a r t i e n n e n t q u a s i p a r d é f i n i t i o n à l a ville : EscHYLE, E u m . , 700 sq. L a j u s t i c e civile e s t r e n d u e a n c i e n n e m e n t p a r les m a g i s t r a t s , d a n s leurs l o c a u x respectifs, et, à p a r t i r de Solon, p a r u n t r i b u n a l désigné d ' u n m o t (héliée) d o n t le c o r r e s p o n d a n t d o r i e n e x p r i m e l'idée de l' t a s s e m b l é e s (cf. R . BONNER e t G. SMITH, The a d m i n i s t r a t i o n of justice f r o m H o m e r to Aristotle, I, p. 157). D a n s u n é t a t aussi a r r i é r é q u e celui d e l a L o c r i d e d u ve siècle, il e s t visible q u e t o u s procès se p l a i d e n t d a n s des c e n t r e s u r b a i n s (MICHEL, n ° 3 B ; I m e r . j u r . gr., n ° X I , B . 1. 7).

D ' a u t r e part, l'esprit communautaire qui caractérise la cité est en r a p p o r t avec une représentation de l'espace social concentré a u t o u r de la ville, mais ne c o m p o r t a n t d'ailleurs aucun p r i m a t pour les h a b i t a n t s occasionnels de celle-ci. Dans un type de démocratie qu'Aristote considère comme le plus stable (Polit. VI 1319 a 6), c'est une règle ancienne et générale, nous dit-il, qu'on ne peut posséder plus d'une certaine étendue de terres, au moins dans un certain rayon à partir de la ville. Ce qui s'atteste remarquablement ici, avec la notion complémentaire d ' u n territoire marginal, c'est l'idée fondamentale de la terre de cité, en relation réciproque avec celle du citoyen lui-même. Mais, à vrai dire, ce binome a p p a r a î t normalement dans la pensée politique. Il f a u t toujours se rappeler que le droit de propriété foncière n'existe en principe que pour les citoyens ; et qu'inversement cette propriété leur a p p a r t i e n t par hypothèse dans certaines constitutions positives comme dans un idéal de philosophes15 ; on peut a j o u t e r que l'activité agricole, valorisée p a r r a p p o r t a u x autres qui sont j u s t e m e n t des activités urbainesl6, a plus d'affinité aussi avec la n a t u r e du citoyen. E n somme, le citadin en t a n t que tel n'a pas de place dans la représentation de la Tto^ixeia. Mais si le citoyen participe essentiellement à cette chose commune qu'est la terrel7, il n'est pas moins vrai de dire que la ville aussi est chose commune — les deux éléments é t a n t en liaison nécessaire : q u a n d on fonde une colonie, qui est à l'image de la métropole, on procède d'emblée et t o u t ensemble à l'érection d'une ville et à la distribution de la terre entre tous les colons-citoyensI8.

Mais derrière cette réalité humaine qu'est la cité, il y a, bien entendu, l'histoire (ou plutôt la préhistoire) : l'unification du droit ne peut être intelligible que par rapport à un passé. Or nous discernons, antérieur à l'empire de la cité —et, dans certains États arriérés, se prolongeant même en marge d'elle — un 15. O n s a i t q u ' à A t h è n e s m ê m e , e t aussi t a r d q u ' à la fin d u ve siècle, u n d é c r e t f u t p r o p o s é qui r é s e r v a i t le d r o i t de cité a u x p r o p r i é t a i r e s fonciers (et qui, d u reste, n ' a u r a i t exclu q u ' u n e m i n o r i t é d ' A t h é n i e n s ) : LYSIAS, X X X I V . 16. A u s u j e t de c e t t e o p p o s i t i o n d a n s l a r e p r é s e n t a t i o n d u t r a v a i l , cf. J . P . VERNANT, T r a v a i l e t n a t u r e d a n s la Grèce a n c i e n n e , in J o u r n a l de psychologie, 1955, p. 23 sq. 17. Cf. ARISTOTE, P o l i t I I I , 1283 a, 31 (f) âè x œ p à κοινόν). 18. L a t r a n s p o s i t i o n m y t h i q u e a p o u r n o u s u n e v a l e u r p a r t i c u l i è r e : Od., VI, 9-10.

état de société pluraliste, et qui est en rapport avec une distinction morphologique entre ville et plat pays. Dans la constitution athénienne, le mot dème désigne une unité territoriale abstraite — politique et administrative : il y a dès lors des dèmes urbains comme il y a des dèmes campagnards. On reconnaît là une terminologie quasi technique, et qui procède d'un parti-pris très significatif ; mais le mot est un très vieux mot : le dème, c'est d'abord un village ; et, dans un emploi ancien qui n'est pas encore oublié au ve siècle, « les dèmes » s'opposent à « la ville »19. L'opposition n'a pas seulement un sens topographique, elle a des valeurs sociales. Et des valeurs qui remontent très haut : les royautés primitives ont eu leur siège dans ces acropoles qu'a d'abord désignées le mot polis lui-même, et leurs talismans se qualifient comme urbains ; l'olivier sacré d'Athènes est l'« olivier de la ville », ἀστὴ è^aia20. A l'époque archaïque21, la ville reste, par une espèce de privilège, résidence de gens bien nés : à ces citadins s'opposent les rustres22 — monde à part, voire

systématiquement

écarté

de

la

ville23.

Antithèse globale, et d o n t l'enseignement resterait superficiel : il y a p e u t - ê t r e p l u s à d i r e s u r l e s é l é m e n t s s o c i a u x d e l ' â g e a n t é rieur

à

la

diversité m o n d e s'agit

cité, des

paysan pas

assez

du

moins

« droits » qui, a

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seulemcnt

pour

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qu'on

séparément, leur

ce droit

sa

agraire

puisse

entrevoir

appartiennent.

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propre.

aux

la Le

Il

ne

plantations,

à l ' u t i l i s a t i o n d e s s o u r c e s , etc., q u i a é t é t r a n s p o s é d a n s la loi d e cité : la p a y s a n n e r i e a d û ê t r e le lieu p r i v i l é g i é d e la j o i n t f a m i l y ; on

les

traces

fonctionné,

aperçoit

des

modes

travers

survivances

des

de

l'organisation

particuliers quasi

matrimoniale

d'échanges

formelles mais

qui

collectifs

révélatrices,

y

a

et,

à

l'exis-

1 9 . H É R O D O T E , I , 6 2 , p o u r l ' é p o q u e d e P i s i s t r a t e . C f . C. H I G N E T T , A h i s t . o f the A t h . const., 1952, p. 135. 2 0 . H É S Y C H I U S , S. v . 21. E t y m . m a g n u m s. v. ε ὐ π α τ ρ ί δ α ι . — D a n s l a s u i t e , l e g r o u p e m e n t d ' h a b i t a t s u b s i s t e p a r f o i s (les o l i g a r q u e s d e C o r c y r e r é s i d e n t p o u r l a p l u p a r t a u v o i s i n a g e d e l ' a g o r a : THUC. I I I 72). 2 2 . T H É O G N I S , 5 3 et s u i v . ( p o p u l a t i o n a u t r e f o i s é t r a n g è r e a u d r o i t ; o p p o s é e a u x ἀ σ τ ο ί , 42). 2 3 . P o u r l a s i t u a t i o n d a n s c e r t a i n e s c i t é s d u P é l o p o n n è s e , cf. W . R . H A L L I D A Y , T h e G r e e k q u e s t i o n s o f P l u t a r c h , p . 3 9 s q . ( Q u e s t . 1). L e s t é m o i g n a g e s s o n t a m b i g u s o u , p l u s e x a c t e m e n t , il s ' a g i t d ' u n é l é m e n t p a y s a n q u i t a n t ô t , m ê m e à d a t e historique, est é c a r t é de la πόλις, t a n t ô t y a été intégré. L ' é t a t a n c i e n e s t a t t e s t é a contrario, d a n s les f ê t e s d e t y p e S a t u r n a l e s q u i signifient le m o n d e r e n v e r s é — celui o ù les p a y s a n s (serfs) o n t accès à la ville (cf. EPHORE a p . ATHÉN., V I , 2 6 3 f).

tence de communautés paysannes24. — Aussi bien est-ce un monde subordonné : la société des guerriers, dont H. Jeanmaire a montré

toute

l'importance

dans

une

structure

archaïque25,

est

entretenue, nourrie par lui. Elle ne vit pas avec lui : organisée dans ses hétairies, groupes de « compagnons », elle réside dans la ville26 où sont notamment les lieux d'exercice dont la fréquentation

qualifiera

encore

au

ve

siècle

le

citoyen

crétois27 ;

et si c'est à la campagne que les jeunes subissent leur entraînement, une institution comme la cryptie lacédémonienne reste un symbole

dramatique

de

leur

opposition

au

m o n d e

paysan28.

Or

ce n'est pas là un milieu propice au maintien de la grande famille, ni même à la vie familiale tout court29 ; il l'est en revanche à l'apparition d'une propriété individuelle d'acquêts fondée notamment sur le pillage et l'activité guerrière30. La propriété familiale elle-même ne laisse pas d'être affectée : si, dans la loi de Gortyne, les filles ont vocation successorale leur droit s'efface devant celui des fils pour toute une partie du patrimoine — notamment pour les maisons de ville21. — Un autre élément se situe assez mal pour nous et n'est peut-être pas présent en tout lieu, mais joue un rôle d'importance manifeste dans un pays comme 24. J e r é s u m e d ' u n m o t c e r t a i n e s i n d i c a t i o n s q u i o n t é t é fournies d a n s « F r a i r i e s a n t i q u e s », in Rev. des É t . gr., 1928, p. 313 sq. [ = s u p r a , p. 21 sq.]. J e précise s u r u n p o i n t : o n d i s t i n g u e , a u ive siècle encore [DÉM.], L, 8), e n t r e les m e m b r e s d u d è m e (δημόται) e t ceux q u i y o n t a c q u i s u n e t e r r e (êYICEKτημένοι), e t n o u s s a v o n s i n d i r e c t e m e n t ( I G I I , 589) q u e ces derniers d e v a i e n t p a y e r u n èyKXTlxlKÔV : indice m e n u , m a i s q u i suggère u n sens p r i m i t i f de l'ἔγκτησις ( d r o i t à la p r o p r i é t é foncière) é t e n d u , sous le r é g i m e de cité, à t o u t le t e r r i t o i r e de l ' A t t i q u e (cf. s u p r a , p. 375). 25. Couroi et Courètes, p. 72 e t suiv. 26. MICHEL, n ° 23, C, 39, D r é r o s d e C r è t e : x a î ç ἑταιρείαισιν ... x a ï ç èjl πόλει ( c ' e s t l a s i t u a t i o n n o r m a l e ) . I n d i c a t i o n i m p o r t a n t e d a n s l ' é t a t l é g e n d a i r e de l ' A t t i q u e d é c r i t p a r PLATON, Crit. 112 a (guerriers installés d a n s l a ville haute). 27. E n Crète, le m i n e u r , q u i n ' e s t d o n c p a s e n c o r e c i t o y e n de p l e i n d r o i t , e s t à ï ï ô ô p o n o ç — il n ' a p a s e n c o r e accès a u x g y m n a s e s p u b l i c s (loi de G o r t y n e , V I I , 35 ; cf. I n s c r . j u r . gr., I, p. 407). S u r l ' e m p l a c e m e n t des g y m n a s e s c o m m e é l é m e n t t y p i q u e de l a ville, ARISTOTE, Polit., V I I , 1331 a, 35). 28. A c e r t a i n s m o m e n t s d u drill des j e u n e s guerriers, les hilotes p e u v e n t être tués impunément. 29. Cf. H . JEANMAIRE, L a c r y p t i e l a c é d é m o n i e n n e , in Rev. des É t . gr., 1913, p. 13 e t suiv. 30. Biens t r a i t é s à p a r t d a n s l a loi de G o r t y n e , V I , 9. S u r l a c a t é g o r i e j u r i d i q u e , cf. E . F . BRUCK, Totenteil u. Seelgeriit i m gr. R., p. 71 sq. 31. O n a p u s ' é t o n n e r d ' u n e d i s p o s i t i o n q u i est à l ' i n v e r s e de l ' e s p r i t t l i b é r a l e q u i p r é v a u t g é n é r a l e m e n t d a n s u n d r o i t u r b a i n ; m a i s l a ville, ici, ç est le lieu o ù s ' a f f i r m e plus i n t e n s é m e n t la classe en q u e s t i o n , a v e c s o n privilège m a s c u l i n .

l'Attique : c'est une noblesse qui a parfois gardé un caractère rural32, mais qui, comme classe gouvernante, a des attaches certaines avec la ville33. Elle vise en particulier à établir ou entretenir des « dynasties » pour lesquelles les systèmes de mariage, les formes de mariage, les procédés de transmission héréditaire ont un intérêt spécial. Le propre de la cité, c'est qu'elle dépasse ces diversités anciennes. Sans doute, il y a différents niveaux de cité : il y a des États comme les États « doriens » où se perpétue le dualisme d'une classe militaire et d'une classe paysanne. Le cas extrême34 serait celui de Sparte où le droit ignore visiblement la seconde, mais où il y a unité, et unité dominatrice, pour ceux qui sont justement qualifiés d'« égaux » ou de « semblables » et qui, résidant le plus souvent à la ville, ne sont pas plus des citadins qu'ils ne sont des ruraux. En Crète, la situation paraît différente, et d'ailleurs assez instructive : de par la loi de Gortyne, l'élément serf, élément paysan, se trouve inclus dans l'ordre juridique —: avec des différences sans doute qui tiennent à des inégalités de statut, mais ne correspondent point à des droits hétérogènes35.

Mais le droit de la cité, dans sa réalisation la plus complète et la plus authentique, c'est à Athènes que nous pouvons l'observer. Il y a été formulé, quant à l'essentiel, dans la législation de Solon. Et une tendance visible de l'œuvre solonienne est à intégrer les éléments de droit préexistants. L'unification du droit familial s'est faite en partie par une espèce de démocratisation de pratiques nobiliaires : forme du mariage (l'egguè désormais étendue à tous), adoption translative de patrimoine — dont l'esprit individualiste se trouve d'autre part sévèrement contenu par le traditionalisme de la grande famille. L'unification de la procédure, et en général de la fonction judiciaire, élimine une 32. P o u r les a p p a r t e n a n c e s c a n t o n a l e s d e c e r t a i n s yévTl d ' A t t i q u e , il s u f f i t d e r e n v o y e r à VAttische Genealogie de J . TÔPFFER. S u r l a s u r v i v a n c e d ' é t a t s t r è s a n c i e n s de société e t d e o d r o i t », h i s t o i r e curieuse d e N a x o s , chez ARIsTOTE, fr. 510 R . (ATHÉN., V I I I , 348 b). 33. L a ville e s t le lieu n a t u r e l des c o m p é t i t i o n s e n t r e lignées n o b l e s a p r è s l ' e f f a c e m e n t d e la r o y a u t é . 34. Mis à p a r t , p e u t - ê t r e , celui de l a Thessalie q u i p a r a î t assez c u r i e u x : u n e vie u r b a i n e p a r a î t s ' y ê t r e d é v e l o p p é e l a t é r a l e m e n t , e n d e h o r s d ' u n e noblesse r e s t é e c a m p a g n a r d e et, n a t u r e l l e m e n t , d u m o n d e des serfs (cf. U. KAHRSTEDT, i n Nachrichten der Gôtting. Gesellsch., 1924, p. 128 et suiv.) Aussi bien, est-il s û r q u e l a Thessalie s o i t p a r v e n u e a u n i v e a u d e la cité ? 35. O n n o t e r a d ' a i l l e u r s q u e les serfs p e u v e n t résider, o c c a s i o n n e l l e m e n t , d a n s l a ville m ê m e : loi d e G o r t y n e , I V , 34.

pratique de justice « féodale » qui appartient encore au monde d'Hésiode36, et par conséquent la diversité sociale à quoi elle correspond. Pour être encore rudimentaire, le droit des obligations, maintenant purgé de la rigueur exécutoire qu'il permettait sur les personnes, est un droit homogène et abstrait. Par la reconnaissance du contrat de société, la pluralité des groupements spontanément constitués dans les milieux différents est comprise dans l'unité d'une forme juridique37. O n

voit

bien,

« o s t e n s i f », efface

à

u n

c o m m e n t

pareil

distinctions

toutes

niveau

et

l'établissement

dans

m ê m e

antérieures

u n du

qui

exemple droit

de

pouvaient

aussi la

cité

être

en

r a p p o r t a v e c l a m o r p h o l o g i e . M a i s il a p p a r a î t a u s s i q u ' u n e l é g i s l a tion c o m m e u n

celle d e Solon, e n t a n t q u e

m i n i m u m

de

circulation,

un

norme abstraite,

certain

degré

de

suppose

mobilité

des

p e r s o n n e s e t d e s choseS38 ; e t c ' e s t ici q u e se révèle, p o u r u n É t a t s u f f i s a m m e n t é v o l u é , le rôle d e la ville d a n s la c o n s t i t u t i o n du droit —

de la ville c o m m e m i l i e u d e vie p l u s individuelle et qui, favorise

notamment, milieu bonne

de

vie

heure,

Facteur

séparation

impose un

notoire,

cristallisé ;

la

contractuelle39

mais

et

plus

des

patrimoines

intense



caractère impersonnel

sans

lequel

facteur

le

droit

d'unité

la

;

c o m m e

monnaie,

de

aux transactions.

législatif

justement,

et

n'aurait non

pas

pas

de

dualisme.

A

vrai

dire,

le

cette perspective, élément ive

siècle

concerne

droit,

tel

qu'on

peut

se

le

représenter

dans

n ' e s t p a s t o u t le d r o i t d e la cité classique.

« s e c o n d a i r e », : c'est le droit essentiellement

mais

d'importance,

commercial. le

négoce

s'y

Entendons maritime,

est par

ajouté

U n au

là celui qui

ἐ μ π ο ρ ί α

; il

est

36. S u r c e t t e f o r m e de j u s t i c e , cf. H . J . WOLFF, T h e origin o f j u d i c i a l l i t i g a t i o n a m o n g t h e Greeks, i n Traditio, 1946, p. 98 et suiv. 37. G a i u s ap. D i g . , 47, 22, 4. 38. R é s e r v e f a i t e d ' i n t e r p r é t a t i o n s c o n t e s t a b l e s , il y a chez GLOTZ (Solidarité de l a famille, p. 325 sq.), u n s e n t i m e n t t r è s j u s t e d e c e t t e v é r i t é h i s t o r i q u e . S u r l a s i g n i f i c a t i o n de l ' œ u v r e solonienne, telle q u ' e l l e a p p a r a î t , en p a r t i c u l i e r , d a n s l a loi s u r le « t e s t a m e n t t, cf. L. GERNET, D r o i t et société d a n s la Grèce anc., p p . 121-149. 39. Signalons a u m o i n s le c o n t r a t d e location, d o n t l a v i e u r b a i n e a s u s c i t é d e b o n n e h e u r e u n t y p e m o d e r n e ( p a r o p p o s i t i o n a u x f o r m e s de louage, e m p h y t é o t i q u e s o u n o n , p r a t i q u é e s p a r les s a n c t u a i r e s ) . 40. I l f a u d r a i t m e n t i o n n e r aussi, c o m m e d e m ê m e t y p e , le d r o i t b a n c a i r e — qui, d u r e s t e , p a r a î t s ' ê t r e d é v e l o p p é e n c o n j o n c t i o n a v e c le c o m m e r c e maritime.

alimenté par un usage qu'on peut dire international et, du fait de sa réception par la cité, il introduit des nouveautés considérables dans tout le domaine des obligations41. Or, il suppose l'existence de places de commerce, et l'activité de celles-ci joue un rôle nécessaire dans la vie hellénique. Il y a lieu de considérer, pour finir, cet aspect particulier du fait urbain. Il est remarquable que, si l'on a eu d'assez bonne heure en Grèce une notion spécifique du commerce maritime — elle se traduit dans l'organisation de la magistrature42 — le droit qui correspond à ce commerce ne comporte, même au stade le plus avancé, aucune administration autonome, ni même distincte : il n'y a rien qui ressemble à une juridiction de la place de commerce, avec des organes particuliers et des normes qui lui soient propres43, rien par conséquent qui situe, dans l'espace de la cité, une singularité juridique 44 ; l'organisation judiciaire est la même pour tous les procès, les « actions commerciales » relèvent des jurys de droit commun. Donnée significative : elle s'accorde, d'une part, avec la structure du droit commercial, d'autre part avec l'attitude de la cité à l'égard du commerce. Le droit en question ne touche que latéralement au droit législatif : les lois qui le concernent ont permis de consacrer certains principes juridiques issus de l'usage professionnel, mais directement elles ne visent qu'à faciliter la procédure dans l'intérêt des commerçants, et indirectement à favoriser l'approvisionnement de la cité et sa richesse collective. La fonction mercantile ne s'impose pas d'elle-même, et elle n'est pas considérée pour elle-même. D'ailleurs, non seulement elle est vue d'assez mauvais œil en général, mais, sous la forme particulière de l'ènTuopia, elle accuse un caractère aberrant, du fait qu'elle est souvent exercée par des étrangers et des métèques. 4 1 . L . G E R N E T , o. l., p p . 5 s q . , 8 9 et s u i v . 42. E n r a p p o r t a v e c la d i s t i n c t i o n e n t r e Kairr|Xeia ( c o m m e r c e i n t r a - u r b a i n ) e t ἐ μ π ο ρ ί α ( c o m m e r c e e x t é r i e u r ) : cf. L r p s i u s , A t t . R e c h t . u . R e c h t s v e r f . , p . 9 4 . 43. L e n o m d u « p o r t » figure à A t h è n e s (et à Milet) d a n s la d é s i g n a t i o n d ' u n o r g a n i s m e d ' a i l l e u r s a s s e z t a r d i f , l e s ἐ π ι μ ε λ η τ α ὶ TOO è(X7lopiou ; m a i s i l s'agit d ' u n e m a g i s t r a t u r e qui exerce l'office d e « surveillance s a s s u m é p a r l ' É t a t , e t q u i a c o m p é t e n c e e n m a t i è r e d ' a c c u s a t i o n s c r i m i n e l l e s c o n t r e les c o m m e r ç a n t s coupables d'avoir transgressé des règlements d'ordre public (ARISTOTE, C o n s t . d ' A t h . , 5 1 , 4 ; [ D É M ] . , X X X V , 51). 44. L ' é t a t des cités grecques à l ' é p o q u e hellénistique n e p a r a î t p a s différent : o n y r e t r o u v e s e u l e m e n t l a d i s t i n c t i o n t r è s a n c i e n n e e n t r e les i n s t a n c e s s u i v a n t q u e les p l a i d e u r s s o n t c i t o y e n s o u é t r a n g e r s ( o r g a n i s a t i o n d ' a i l l e u r s d é p a s s é e à Athènes)



sans

qu'on

puisse

reconnaître,

quoi

qu'en

dise

E.

ZIEBARTH

(Betir. z u r Gesch. des S e e r a u b s u. S e e h a n d e l s i m alten Griechenl., p. 118 sq.), u n e différence substantielle entre d e u x droits.

D'où l'idée d'une fonction qui serait, au plein sens du mot, marginale : elle se traduit dans une curieuse formule d'urbanisme. Aristote45, précisant un desideratum qu'exprime déjà Platon pour la cité idéale, enseigne que le « port », sans être trop éloigné de la « ville », ne doit pas déborder sur elle : il ne faut pas qu'ils occupent le même territoire ; il ne faut pas que la ville — assimilée ici à la TtôÀiç dont elle est le noyau46 — soit contaminée par un mode d'activité qui ne peut être le sien et par un esprit qui doit lui rester étranger : car c'est « pour elle-même » que la cité sera commerçante ; il n'est pas question qu'elle « s'offre comme marché » à l'usage de tous. — Que la pensée d'Aristote soit celle d'un théoricien qui a ses partis-pris, on n'a pas de mal à le reconnaître ; mais elle procède aussi d'une expérience historique47 ; et il n'y a pas de doute qu'en amenuisant à l'extrême la réalité d'un commerce maritime qu'il reconnaît pourtant nécessaire, en l'écartant du moins au maximum et, proprement, en le reléguant à la limite du territoire, Aristote n'obéisse à une tendance profonde de sa nation qui reste fidèle, par une contradiction éclatante, à un idéal persistant d'autarcie. Au regard de la cité maîtresse de son droit, l'ἐμπόριον ne saurait être le lieu d'un droit à part. D'un bout à l'autre, l'enseignement des sociétés grecques est le même. L'économie aurait pu y être facteur de disparité, comme elle l'a été ailleurs dans des conditions comparables : elle ne l'est point ; au niveau de la cité, l'unité territoriale du droit est parfaite.

45. Polit., VII, 1327 a, 3-40. 46. P a r deux fois, 1. 3, 34. 47. L'auteur parle ici d'après son observation personnelle ; on notera même que la situation qu'il décrit est en particulier celle d'Athènes elle-même (dans le même sens, E. B a r k e r , The Politics of Aristotle, p. 294, cf. p. x u n ) .

5 Sur le symbolisme politique : le Foyer commun Il n'y a pas lieu d'insister sur l'intérêt que peut présenter, pour l'intelligence de telle société humaine, l'examen des symboles qui ont rapport à l'unité du groupe : étudier le « signifié » en fonction du « signifiant », c'est étudier une pensée sociale d'autant plus riche parfois qu'elle s'exprime dans un langage autre que le langage proprement dit, et qui n'en est pas moins, à sa façon, une pensée organisée ; à la rencontre, c'est le moyen d'atteindre certaines valeurs historiques que ne laissent plus affleurer d'autres modes d'expression. Dans la Grèce ancienne on peut observer plusieurs symboles de cet ordre qui s'inscrivent par définition dans l'espace, car ils sont des centres. Une tombe de héros peut être un centre ; comme le monde des héros a particulièrement rapport à la cité, cette notion peut apparaître aussi bien toute seule qu'en conjonction avec d'autres symboles. C'est un centre aussi que la pierre de l'agora qui paraît avoir un long passé, et dont les fonctions d'ailleurs assez diverses, ont une valeur juridique également marquée : elle est utilisée pour les proclamations de l'autorité publique, pour le serment d'inauguration des hauts magistrats, la publicité d'actes de droit comme l'adoption, la pénalité de type ancien (exposition des condamnés au pilori), etc. ; on trouve associés ici le souvenir d'une vertu spéciale de l'objet — qui reste pierre d'investiture —, le sentiment de la collectivité qui 1. Cahiers i n t e r n a t i o n a u x de Sociologie. 1952, pp. 22-43 ( d ' a p r è s u n e c o m m u n i c a t i o n à l ' I n s t i t u t de sociologie).

consacre ou homologue, et cette représentation spatiale du groupe qui se traduit par exemple dans le traitement de la femme adultère à Kymè d'Eolide : assise d'abord, à fin d'exposition ignominieuse, sur la pierre, on lui fait faire ensuite tout le tour de la ville à dos d'âne (comme on fait le tour de la ville dans le rite des pharmakoi qui jouent le rôle de boucs émissaires). Un autre symbole qui remonte très haut car il est d'un âge bien antérieur à la cité — et qui, à vrai dire, ne se perpétue à l'époque historique que dans une tradition religieuse où il s'est spécialisé et sans doute appauvri — c'est l'omphalos, renflement de terre ou pierre conique qui est plus ou moins objet de culte. Les valeurs mythiques en restent encore assez accusées. Il appartient au numen de la Terre elle-même ; il est aussi un centre de la terre, celui où, à Delphes, lieu de l'omphalos le plus célèbre, se sont rencontrés les deux aigles qui venaient des deux extrémités du monde (mais la même donnée apparaît, plus qu'implicite, au mont Lycée d'Arcadie, théâtre de rites secrets et hautement archaïques qui passent pour être entachés de cannibalisme). D'autre part, en liaison avec les puissances chthoniennes, l'omphalos, qui évoque une image de tombeau — et qui est donné lui-même pour un tombeau — ne laisse pas de faire songer au mundus latin, à la fois résumé du cosmos et réservoir d'âmes. Il est en rapport aussi avec une activité mantique dont nous savons qu'elle fut exercée jadis à des fins de droit : Thémis, variante delphique de Gê détentrice d'oracle, est particulièrement associée à l'omphalos « aux jugements sûrs », et par ailleurs, c'est le nom de cette « justice » primitive qui nous apparaît administrée par des « rois » du type roi-magicien. Toute une pensée extrêmement ancienne, mais dont l'héritage reste parfois sousjacent à une pensée bien plus moderne ; et au demeurant c'est par une « métaphore » toute naturelle que les poètes désigneront comme omphalos de cité tel point reconnu central, groupement d'autels ou siège d'autorité étatique. Mais le symbole qu'on retiendra présentement est celui qui est caractéristique de la cité par excellence, qui passe pour aussi ancien qu'elle, et qui est au cœur de l'institution politique : c'est le Foyer commun. Par hypothèse, il se rapporte à une création sociale qui a donné ses fondements à l'humanité antique, qui n'est d'ailleurs pas tellement reculée qu'elle se dérobe tout à fait aux prises de l'histoire, et dont certaines significations peuvent être éclairées par cette projection à la fois institutionnelle et, au sens large du mot, mythique.

1. Un texte d'Aristote2 nous indique tout de suite l'importance centrale de ce Foyer (Hestia). Aristote signale comme une fonction religieuse qui relève du gouvernement « celle qui concerne spécialement les sacrifices communs, c'est-à-dire tous ceux que la loi n'attribue pas aux prêtres, mais aux magistrats qui tiennent leur dignité du Foyer commun, et qu'on appelle tantôt archontes, tantôt rois, tantôt prytanes ». Le terme que nous traduisons par « dignité » (timè), et qui en est venu à s'appliquer, entre autres choses, à la fonction publique, désigne fondamentalement un « honneur », prérogative ou privilège, qui est un attribut de nature religieuse ou se rapporte même aux choses de la religion : et il revient au même d'admettre que, dans la conception formulée par Aristote — observateur que le fond même de la croyance laisse plutôt indifférent — la timè du magistrat est sa qualification religieuse ou la magistrature elle-même : les deux sont évidemment en rapport étroit. On peut même se demander si notre texte ne retient pas le souvenir d'un rituel qui habilitait primitivement le magistrat par un lien direct, par un contact, avec le Foyer. En tout cas, nous voyons qu'il y a une association préétablie entre l'Hestia et les organes de l'autorité publique, et même quelque chose comme une relation personnelle qui pourrait avoir une signification historique quant aux origines mêmes de la cité. A lui seul, notre texte nous serait garant que le Foyer appartient par définition à la cité : nos données confirment qu'il s'agit d'une institution très générale, on peut dire universelle3. Le Foyer commun est attesté pour un grand nombre de cités. Il est contenu normalement dans un Prytanée, les deux termes sont en quelque sorte réciproques ; et le Prytanée est un monument qui appartient aussi par définition à la cité : il nous est dit expressément qu'il en est le symbolon. Il y a à ce propos une discussion archéologique qu'il n'est pas inopportun de mentionner parce que la disposition architecturale ne laisse pas d'intéresser indirectement la pensée politique et même le mode de représentation. On a cru longtemps que le lieu du Foyer était une tholos, c'est-à-dire une rotonde, forme de construction 2. Polit., VI, 1322 b, 26 sq. 3. Pour le matériel des faits, A. P r e u n e r , Hestia-Vesta, 1864, p. 95 et suiv. Cf. W. L a r f e l d , Handb. der griech. Epigr., II, p. 778 et suiv.

très archaïque et qui reste en rapport avec la notion persistante des divinités chthoniennes4. On le nie aujourd'hui, et peut-être trop radicalement puisque aussi bien la Tholos de la Marmaria, à Delphes, a été reconnue comme emplacement de Foyer public. En fait, le Prytanée apparaît parfois — à Olympie, à Sicyone — comme un ensemble de bâtiments ; l'Hestia en fait partie : on a pu lui affecter, dans le principe, cette construction dont l'aedes Vestae à Rome perpétue la forme circulaire ; elle a pu tout autant s'en détacher, comme on le constate à Athènes : l'un et l'autre seraient également instructifs. On remarquera qu'en général le Prytanée est dans l'agora — dans la ville basse, par opposition à l'acropole, séjour d'autorités préhistoriques et périmées. On ajoutera que, s'il implique au premier chef une notion spatiale, cette notion a un caractère moins astreignant — à la fois plus libre et plus abstrait — que dans les symboles qu'on a rappelés ; un omphalos, une tombe de héros, une pierre sacrée sont fixés en tel point du sol — ils sont qualifiés par lui en même temps qu'ils le valorisent : un Foyer commun ne l'est pas. Pour achever de décrire cette pensée, relevons qu'elle n'est pas exclusive, qu'elle n'est pas sans ouvertures sur le dehors : en un sens, les Foyers des diverses cités se supposent les uns les autres5 ; l'hospitalité qu'ils procurent à des étrangers est une de leurs manifestations les plus usuelles : et les invitations qui sont faites, par exemple, à des ambassades religieuses sont des invitations « auprès du Foyer commun de la cité », elles s'accompagnent de dons protocolaires où s'attestent à la fois une exigence traditionnelle de générosité et le besoin d'une espèce de communion à distance. L'institution n'est pas seulement un trait de civilisation hellénique : elle est sentie et affirmée comme telle. Au reste, la généralité et l'usage quasi national du symbole sont confirmés par une notable extrapolation ; celle-ci se constate à des moments particuliers — exceptionnels ou périodiques — au bénéfice d'un sanctuaire prestigieux qui prend figure de symbole panhellénique et auprès duquel on « renouvelle le feu » des cités : souillés pour avoir subi la présence des Barbares, les Foyers 4. P o u r c e t t e i n t e r p r é t a t i o n , F . ROBERT, Thymélé, Rech. s u r l a signif. et l a destinai, des m o n u m . circul. d a n s l'archit. relig. de l a Grèce, 1939 ; cf. M. ÉLIADE, Traité d'hist. des relig., p. 320. — S u r l a discussion à laquelle il e s t f a i t allusion, F . ROBERT, op. cil., p. 132. 5. Cf. PLATON, Lois, I, 612 c. — Disons aussi, d ' u n m o t , q u e le F o y e r p u b l i c l u i - m ê m e a p p a r a î t quelquefois associé a u mariage.

furent ranimés à Delphes après la seconde guerre médique ; et au Foyer de Delphes une procession athénienne va quérir tous les ans un feu nouveau. Mais — corrélativement — le Foyer de la cité n'en est pas moins l'expression de l'être personnel de la cité. Il y a une divinité Hestia qui est propre à celui-ci, qui est même la seule qu'il possède en propre. Si l'âge social auquel elle correspond ne favorise pas à l'ordinaire une personnalisation au sens mythique, on y touche, pour ainsi dire, dans un cas limite : Naucratis, colonie hellénique fondée en terre égyptienne, fêtait annuellement la naissance de son Hestia Prytanis6. Ces approches peuvent nous suffire. Reste à définir les significations implicites et, à travers le comportement des intéressés, les articulations d'une pensée sociale. II. Remettons d'abord cette pensée à sa place, dans une perspective historique (ou préhistorique). En principe, le foyer est chose familiale — c'est d'ailleurs la « famille restreinte » qu'il concerne, au moins dans notre expérience, ce qui ne le ferait pas remonter très haut7. On peut même se demander, réserve faite de cérémonies archaïques comme les Amphidromies où le nouveau-né est promené autour du foyer, si la vitalité très relative du numen domestique ne doit pas quelque chose, comme par un choc en retour, à cette Hestia qui est avant tout la projection du Foyer commun. Il reste que c'est à la suite et, si l'on veut, sur le modèle des foyers particuliers que l'idée du Foyer de cité a pu se constituer : elle n'en est pas, pour autant, quelque chose comme un résumé ou une image composite. Il y a plus dans celui-ci que dans ceux-là — par quoi nous est fourni un commentaire imagé de la conception aristotélicienne de la cité. Le Foyer commun est une création par-delà les autres. Il ne se superpose pas à eux : il les domine. Et on ne saurait imaginer, historiquement, un contrat social entre les familles qu'ils représentent. A vrai dire, cette création fait bien présumer une mémoire sociale ; mais le passé qu'elle rappelle et qu'elle transpose est à 6. ATHÉNÉE, IV, 149 D. 7. HÉROD., V , 72 ; I n s c r . j u r . gr., I I , 1. 16 ; a v e c q u e l q u e r é s e r v e ibid., X I , 1. 7.

sa mesure : c'est du Foyer royal qu'elle procède. Réalité préhistorique que l'archéologie atteste — et n'atteste d'ailleurs qu'au niveau

mycénien

—,

l'éminente

valeur

du

foyer

royal8

survit

encore, çà et là, dans le souvenir de la poésie. Mais ce qui est attesté aussi, c'est la continuité qui le relie au Foyer commun : la disposition de certains temples archaïques où par exception s'est instauré et maintenu un Foyer de cité reproduit celle du megaron, résidence royale9, lieu d'une religion attachée à la personne d'un Chef et dont l'Hestia se trouvait être un élément central. Il y a même là un passé dont la tradition légendaire a gardé fidèlement le sens — témoin l'Erichtonios de l'acropole d'Athènes, associé au Foyer (synestios) de la déesse — et dont un Eschyle ne se sent pas tellement éloigné puisque, dans une scène de supplication où le rapprochement même a valeur dramatique, il indique successivement une confusion et une antithèse entre Foyer royal et Foyer de citélo. Il y a eu une mythologie de l' Hestia royale. Elle fleurit parfois encore en images lyriques. Quelques éléments en subsistent, sporadiquement, dans la légende. C'est à son Foyer qu'Agamemnon, dans le songe prophétique où le voit Clytemnestre, plante son sceptre de roi — et il en pousse un rameau, dont toute la terre de Mycènes est ombragéell. Associé à la double image de puissance royale que sont le sceptre et le Foyer, le thème antique du bâton reverdissant est affecté ici d'une valeur singulière : c'est la venue du fils, vengeur et successeur, qu'il signifie. Vie et pérennité, le Foyer — voire le Feu du Foyer — a dû en être avant tout le symbole. En Italie, des légendes où on reconnaît généralement une importation hellénique font naître du Foyer même un futur roi ; en Grèce, l'« âme extérieure » de Méléagre réside dans le tison que les Parques, à la naissance du héros, a v a i e n t d é s i g n é d a n s le Foyer12. S o u v e n i r d e r i t e s r o y a u x , c o m m e le s u g g é r e r a i t la l é g e n d e d ' Ë l e u s i s ; m a i s en

relation

l'Enfant

qui

concrète s'est

avec

souvent

le

Foyer

spécialisée

aussi bien nous voyons

cette

notion

au

bénéfice

mythique des

de

royautés

l é g e n d a i r e s . O r , il e s t a s s e z f r a p p a n t q u e c e s o i t à c e f o n d d ' i m a g e s

8. S u r le r a p p o r t e n t r e H e s t i a e t les r e p r é s e n t a t i o n s religieuses de l ' é p o q u e royale, L. R . FARNELL, Cuits of Greek States, V, p. 353 et suiv. 9. M. GUARDUCCI, L a « e s c h a r a » del t e m p i o greco arcaico, in S t u d i e mater. di storia delle relig., X I I I , 1937, p. 158 et suiv. 10. E s c H . , S u p p l . , 365 sq., 372. 11. SOPH., E l . , 417 et suiv. 12. APOLLOD., I, 65.

traditionnelles que paraisse empruntée, à l'âge historique, une dénomination rituelle qui a rapport au Foyer commun : l'« enfant du Foyer », c'est celui qui représente la cité auprès des divinités d'Éleusis13 ; mais son titre signifie, littéralement, celui qui vient du Foyer, qui en est issu (d ?

C'est également à un Zeus Polieus que s'adresse une fête de Cos où on a reconnu des analogies avec la fête athénienne27, et où figure aussi le Foyer commun, et même la divinité de ce Foyer, Hestia. Nous la connaissons par une inscription plutôt tardive28, mais qui est un fragment de calendrier religieux : les éléments en sont manifestement traditionnels. Avec des contenus différents et un drame autrement construit, l'orientation du symbolisme est la même qu'aux Dipolies. Ce qui est accentué ici, c'est l'idée de l'unité du groupe civique dont les éléments doivent se perdre momentanément dans le tout (c'est un thème de pensée politique comme de pensée religieuse que celui des divisions pourtant artificielles de la cité qui, alternativement, sont représentées dans leur synthèse ou en opposition agonistique). Le choix de la victime est déterminé par un procédé ordalique entre tous les bœufs qui ont été présentés, séparément, par chacune des fractions de chacune des tribus, et qui sont ensuite confondus dans une masse commune. Le bœuf finalement désigné ne sera immolé que le lendemain ; mais il est d'abord « amené devant Hestia », et c'est l'occasion de certains rites. Juste avant, Hestia a reçu elle-même l'hommage d'un sacrifice animal. Foyer et divinité poliade sont en association étroite : ils le restent jusqu'au moment de l'immolation, où des offrandes sont encore déposées « sur le Foyer ». La consécration est réalisée ; encore a-t-il fallu entre temps des pratiques purificatoires et une nuit d'abstinence. V. Cette sécurité morale qui a besoin d'être conquise, on peut en voir un autre aspect. Dans la représentation du Foyer commun, le symbolisme alimentaire tient une large place. Le Foyer en général est naturellement associé à la nourriture : dans l'institution de cité, cette valeur prend un relief assez accusé. On le voit dans le culte romain de Vesta29, qui pourrait bien être de tradition hellénique. Et c'est à des pratiques de ce culte que ferait justement penser un fragment du comique Cratinos30 où il est question de la 27. 28. 29. 30.

Cf. M. P. NILSSOX, Griech. Feste, p. 17 et suiv. V. PROTT, Fasti sacri, n° 8. En particulier G. DUMÉZIL, Tarpeia, p. 100 et suiv. Ap. PLUT., Solon, 25, 1.

cuisson de grains d'orge au foyer même d'Athèna (c'est-à-dire d'une technique d'alimentation dont l'archaïsme se perpétue dans des rituels italiques, mais s'atteste aussi bien dans la légende grecque). Mais on sait de reste que le souci de la nourriture se t r a d u i t de façon vivante au voisinage de l'Hestia. P l u t a r q u e nous fait connaître une cérémonie annuelle qui se célébrait encore de son temps dans sa ville natale de Chéronée31 : c'est l'Expulsion de la Faim, à laquelle procédait chaque m a î t r e de maison de son côté et pour son compte, mais, au Foyer commun, le premier m a g i s t r a t de la cité. On frappait u n esclave avec des branches d'agnus castus (utilisé par ailleurs dans les procédures « apotropéïques ») et on le poussait p a r la porte en prononçant la formule « dehors la Faim, dedans Richesse et Santé » ; la notion antithétique d ' u n daimon à écarter se retrouve à Athènes sous le même nom : à côté du Prytanée, un terrain sacré était affecté à Boulimos (la Faim)32. A v a n t tout, ou du moins le plus souvent, le Prytanée, foyer public, fait penser a u x repas dont il est le lieu. Mais à travers des pratiques où s'étale, avec une banalité apparente, une représentation éminemment concrète, il convient de suivre une pensée d'intentions assez multiples et dont l'autonomie, parmi toutes celles qu'on pourrait confondre avec elle, a besoin d'être soulignée. Hestia est synonyme de manger en commun. Toute une famille de mots a r a p p o r t à l'idée, mais j u s t e m e n t sans que s'évanouisse l'image centrale. On sait ce que c'est que recevoir au foyer, et, qu'il s'agisse d ' u n droit p e r m a n e n t ou héréditaire, d'une invitation occasionnelle ou de la participation obligatoire de magistrats, l'étymologie reste sensible dans les termes apparentés. Dans ses dérivations mêmes, elle n'est pas oubliée : le local où se célèbre un festin religieux est un hestiatorion : dans un entourage particulier, il garde le droit à ce titre, par la qualité de ses membres et par le caractère de la réunion33 ; mais aussi bien il y a un hestiatorion à Olympie (destiné a u x vainqueurs des jeux), situé dans le Prytanée, t o u t contre l 'HestiaZi. Revenons donc à l'idée, qui est fondamentale, de l'Hestia de cité. Bien entendu, celle-ci n'a pas le monopole du symbolisme dont elle est le siège : dans la Grèce ancienne comme ailleurs, et plus qu'ailleurs, l'institution du repas commun 31. 32. 33. 34.

Quaest. conv., 693 F. BEKKER, Anecd., I, 278, 4. HÉROD., IV, 35 ; STRAB., X, p. 487. PAUS., V, 15, 12.

a p p a r a î t à t o u t moment, on pourrait dire à tous les plans ; mais elle a p p a r a î t avec des significations sociales, et même des significations historiques, qui sont assez diverses et qui, en quelque sorte, s'étagent. Un fond très antique, et qu'on peut croire de festivités paysannes quasi « primitives », reste a p p a r e n t dans la religion de la cité où le souvenir au moins d'une consommation rituelle et collective de nourriture35 se survit dans telle pratique expressive q u ' u n e légende était toujours là pour justifier : p a r exemple, a u x Pyanepsies d'Athènes où la bouillie de graines qui est confectionnée lors de la rentrée des fruits de l'automne — dans une m a r m i t e commune — était celle d o n t les compagnons de Thésée avaient dû faire un repas improvisé. Plus proche de la coutume de l'Hestia nous a p p a r a î t un usage quasi fossilisé, mais significatif d ' u n stade politique antérieur à la cité : les parasites, « assistants d ' u n repas » qui relève d ' u n office cultuel, ont dû être anciennement les hôtes privilégiés et obligatoires d'une royauté à fonctions et vertus religieuses36. E t nous ne parlons pas de tous ces groupements ou corporations d o n t les agapes périodiques sont pour ainsi dire l'expression nécessaire : chaque espèce aurait à être située à son rang d'histoire sociale. Mais il y a une institution qui peut nous retenir davantage : les syssities ou repas communs caractérisent un ensemble de cités grecques ; la Politique de P l a t o n et d'Aristote en témoigne l'exigence ou la nostalgie. E t de fait, la réalité sociale dont elles sont l'expression la plus parlante a pu être considérée comme é t a n t à l'origine même de la cité37 : il s'agit de cette organisation archaïque, mais qui a plus ou moins persisté dans un certain type et m o y e n n a n t adaptations, où l'élément essentiel est constitué par une classe militaire d o n t toute une série de traditions ou de comportements accuse à la fois la spécificité et l'homogénéité. Dans ce groupe, la consommation collective n'est plus seulement un symbole : elle est un mode de vie. Le symbolisme de la cité comme telle ne requiert pas cette forme de c o m m u n a u t é permanente : il l'exclurait plutôt (et exclurait en même temps le type d'exploitation sociale qu'elle implique puisque les guerriers sont nourris et ne produisent pas). E t le symbolisme va si bien dans une autre direction q u ' à l'occasion les mots-clefs s'opposent : l'andreion, qui est à la fois l'associa35. Cf. Rev. Ét. gr., 1928, p. 319 sq. ( = s u p r a , p. 26 sq.]. 36. ATHÉNÉE, VI, 234 D et suiv. 37. C ' e s t là u n des a s p e c t s d u r i c h e o u v r a g e de H . JEANMAIRE, Couroi et Courètes, 1939.

tion des guerriers et le local où ils prennent leurs repas, est nettement différent du prytaneion38 ; aussi bien ne voit-on jamais de syssities sous le signe d'Hestia. Dans sa teneur et dans ses significations, la pratique du Foyer commun est donc autre chose que celle des syssities. Par hypothèse, elle comporte seulement quelques bénéficiaires. Dans le privilège qui leur est accordé, c'est tout à tour ou à la fois « l'Un » de la cité qui se manifeste et la totalité des citoyens qui participe par représentation. Que le symbole puisse être d'abord celui de l'appartenance et de l'intégration à l'être collectif, on le discerne encore à Athènes dans le cas singulier des ambassadeurs qui, à leur retour, sont normalement reçus au Foyer : pour les gens du ive siècle, il y a là surtout une marque honorifique ; mais au vrai, la réception n'est pas une récompense puisqu'on ne sait pas encore ce que les ambassadeurs ont fait (il y eut même du bruit une fois à cette occasion) : ils sont reçus au Foyer public, exactement comme l'est à son foyer familial, et moyennant certains rites qui ont valeur tout ensemble de désacralisation et de réintégration, le particulier qui revient lui aussi de l'étranger39. Seulement, dans la cité, l'idée de la collectivité comme puissance spéciale apparaît dominatrice. Nous ne faisons que signaler, parce que nous ne le trouvons pas localisé au Foyer commun (il l'est seulement, pour Oreste aux Anthestéries d'Athènes, dans un bâtiment très voisin qui est le lieu de réunion des thesmothètes), le mythe très suggestif de la réception du héros sous les espèces d'une agape légendaire. Mais il va de soi que, pour les représentants de l'autorité publique, la participation aux repas communs, qui fait partie de leur office, est un droit si l'on veut, mais essentiellement un devoir. Et à l'égard des particuliers qui sont bénéficiaires à titre de récompense ou par concession alternative — car il semble qu'il y ait parfois un espèce de roulement dans l'attribution du droit — le symbolisme est pratiqué avec cette « modération » qui est la marque de la cité. Nous avons le règlement de l'Hestia de Naucratis40 (où on ne mangeait pas trop mal aux jours de fête : en général, la chère est plutôt maigre dans les Prytanées) : il est piquant, et d'ailleurs instructif. Nous avons mieux pour Athènes : le moralisant Plutarque a dû voir juste quand il interprète dans u n

vocabulaire

38. 39. 40. 41.

vraiment

classique

certaine

règle

solonienne41

CI G, 2554, 49. Cf. E. SAMTER, Familienfeste der Griechen u. Römer, p. 2 et suiv. ATHÉNÉE, IV, 149 D. Solon, 24, 3.

:

refuser le repas commun, c'est « mépris » de la cité ; en profiter plus souvent qu'à son tour, c'est « usurpation » (pléonexie). VI Dans ce symbole intentionnellement administré, la pensée qui s'attache au Foyer commun reste une pensée communautaire : ce qui s'exprime d'emblée, et du fait même qu'il y a un Foyer de la cité comme il y en a un de chaque famille, c'est cette solidarité concrète qui fait du bien de tous le bien de chacun, c'est ce caractère constitutif de la cité qui se révèle par échappées, mais à plein, dans la théorie, dans les faits et jusque dans les comportements42. Il y a toujours, au fond, l'idée d'une propriété commune à laquelle tous devraient avoir accès et à laquelle tous, à l'occasion, revendiquent ou obtiennent de participer : le système des fêtes, les distributions, voire l'attrait de la bonne aubaine à partager — bien des choses traduisent cette idée tenace. C'est à elle qu'il faut confronter d'abord, dans l'ordre de l'économie, l'institution du Foyer. Mais à cette pensée s'en oppose curieusement une autre qui est une pensée d'organisation étatique et, sous l'égide de l'État, d'individualisme économique. Opposition ou complémentarité ? Il est de fait que les deux notions antithétiques également rapportées à l'Hestia représentent deux termes extrêmes entre lesquels les sociétés ont toujours eu quelque mal à réaliser un équilibre et dont la cité grecque, qui est tout de même une chose assez complexe, attesterait justement l'alternative. Il n'y a rien d'instructif parfois comme une Clef des Songes. Un spécialiste43, nous apprend ce que signifie Hestia vue en rêve : à savoir, le Conseil de la cité et le fonds des revenus publics. Peutêtre pourrait-on dire que, dans la cité antique, il y a État à partir du moment où il y a trésor d'État. Or, à cette réalité fondamentale l'Hestia est directement intéressée. A Cos, dans le calendrier même auquel nous nous référions, elle porte l'épithète de Tamia : tamias est à vrai dire un vieux mot pour lequel nous entrevoyons un passé de royauté « féodale » et religieuse, mais qui, dans une structure étatique, a fourni la désignation d'ailleurs précoce du « trésorier ». A propos de cette Hestia Tamia, le rituel de Cos 42. K. LATTE, Kollektivbesitz u. Staatschatz in Griechenl., in Gotting. Nachr., 1946, p. 74 et suiv. 43. ART£MID., Oneirocr., II, 37.

c o m p o r t e u n a r t i c l e s u g g e s t i f : u n e fois la v i c t i m e élue, elle e s t a m e n é e dans l'adora ; son propriétaire proclame alors qu'il en f a i t d o n à ses c o n c i t o y e n s e t q u e c e u x - c i d o i v e n t e n a c q u i t t e r le p r i x à H e s t i a . Ainsi, d a n s u n e é c o n o m i e e s s e n t i e l l e m e n t m o n é t a i r e , la v a l e u r d u b œ u f p e u t ê t r e c a p i t a l i s é e p a r u n e H e s t i a q u i , a u s e r v i c e d e la cité, n ' e n e s t p a s m o i n s i n d é p e n d a n t e d e la t o t a l i t é c o n c r è t e d e s c i t o y e n s . Cela g r â c e à la g é n é r o s i t é d ' u n d o n a t e u r ; o n r e c o n n a î t t o u t d e s u i t e en celui-ci u n l i t u r g e : les l i t u r g i e s , c ' e s t - à - d i r e les offices g r a t u i t e m e n t a s s u m é s p a r u n p a r t i c u l i e r ( n o t a m m e n t à l ' o c c a s i o n d e s f ê t e s — e t l ' u n e d'elles, q u i e s t l ' o r g a n i s a t i o n d ' u n f e s t i n , s ' a p p e l l e j u s t e m e n t hestiasis), r e p r é s e n t e n t , d a n s le s y s t è m e d e la cité, u n e a d a p t a t i o n e t c o m m e u n e é t a t i s a t i o n d e la m o r a l e d u d o n q u i e s t a n t é r i e u r e à ce s y s tème, m a i s qui est en q u e l q u e sorte mobilisée à son intention. L a c i t é n ' e s t p a s u n e c h o s e a b s t r a i t e : sa v i e r e l i g i e u s e r é v è l e u n d e s é l é m e n t s d e sa s t r u c t u r e . S a s t r u c t u r e , à t r a v e r s ce c o m p r o m i s m ê m e , a p p a r a î t p o u r t a n t c o m m e celle q u i c o r r e s p o n d à u n e é c o n o m i e « d i s c r è t e », d o m i n é e c h e z les G r e c s p a r le s u u m c u i q u e q u i f o u r n i t p a r f o i s à l e u r s p r e m i e r s m o r a l i s t e s u n e d é f i n i t i o n d e la j u s t i c e . C e r t a i n s t r a i t s d ' u n e terminologie religieuse q u i a r a p p o r t au F o y e r ne laisseraient p a s d ' ê t r e i n d i c a t i f s d a n s ce sens. U n e des d i v i n i t é s q u i s o n t a s s o c i é e s à H e s t i a d a n s son s a n c t u a i r e d e N a u c r a t i s e s t A p o l l o n K o m a i o s ( c ' e s t - à - d i r e d e s « b o u r g a d e s », t y p e d e m o r p h o l o g i e q u i a p r é c é d é celui d e la cité, e t d o n t le n o m r e s t e p a r f o i s a f f e c t é à ses s u b d i v i s i o n s t o p o g r a p h i q u e s ) : il n ' e s t p e u t - ê t r e p a s a c c i d e n t e l q u ' o n r e t r o u v e à ./Enos, c o l o n i e d e T h r a c e , u n A p o l l o n q u i p o r t e j u s t e m e n t ce n o m o u à p e u p r è s , e t q u i , lui, p r é s i d e a u x ventes d ' i m m e u b l e s 4 4 . E t c ' e s t u n e n s e i g n e m e n t h i s t o r i q u e q u e p o u r r a i t r e t e n i r le n o m d ' u n e d i v i n i t é , à T é g é e d ' A r c a d i e : a u t o u r d ' u n F o y e r c o m m u n s o n t groupés des autels sur u n e m p l a c e m e n t q u i e s t d é d i é à Z e u s K l a r i o s 4 5 ; les d e s t i n é e s d u m o t k l a r o s s o n t c o n n u e s : a p p l i q u é d ' a b o r d à u n e e s p è c e d e fief, il d é s i g n e à l'époque classique une propriété v r a i m e n t individuelle, u n patrim o i n e . U n f a i t e s t c e r t a i n , e n t o u t cas, e t son a r c h a ï s m e p r é s e r v é p a r la t r a d i t i o n e s t a s s e z p a r l a n t : le p r e m i e r a c t e de l ' a r c h o n t e d ' A t h è n e s , q u i a u n lien p e r s o n n e l a v e c le P r y t a n é e o ù il a r é s i d é d è s les p r e m i e r s t e m p s , c ' e s t d e f a i r e p r o c l a m e r q u e « c h a c u n

4 4 . T H É O P H R . a p . S T O B . , F l o r . , X L I V , 2 2 et s u i v . 45. PAUS., V I I I , 53, 9 ( l é g e n d e r a p p o r t é e à u n a p p o r t i o n n e m e n t p r i m i t i f ) .

restera, jusqu'à la fin de sa magistrature, possesseur et maître des

biens

qu'il

possédait

avant

son

entrée

en

c h a r g e 4 6 ».

En étudiant dans un fonds indo-européen les représentations mythiques qui ont rapport au fonctionnement de la société, Georges Dumézil a montré l'opposition et l'alternance de deux notions, celle d'une économie « totalitaire » et celle d'une économie « distributive »47 : sous des espèces très définies, et presque à la lumière de l'histoire, le symbolisme de l'Hestia laisse reconnaître l'antithèse de deux notions analogues, et dans cet organisme de la cité — fragile et inquiet comme le sont tous ceux que l'humanité s'est constitués — l'idéal au moins de leur synthèse. VII Voilà des thèmes multiples : l'éminente qualité d'un pareil symbolisme, c'est d'être polyvalent. Au surplus, dans cette matière psychologique qui, à travers les témoignages d'une Grèce déjà classique, nous apparaît presque à l'état d'émiettement, il est permis d'entrevoir les continuités et comment, par exemple, les symbolismes alimentaires peuvent être associés, dans l'atmosphère de la fête, au sentiment de la communauté religieuse, comment ils traduisent aussi une pensée de pérennité, d'unité sociale, voire de discipline et d'ordonnance. C'est ce tout qu'on voudrait ressaisir. Le ressaisir, c'est-à-dire le situer. Mauss observait que si, dans l'étude de l'homme en société, nous n'avions affaire qu'à des « représentations collectives », la « psychologie collective » y suffirait comme chapitre spécial de la psychologie tout court ; mais il y a autre chose : il y a la société elle-même, et par conséquent l'histoire48. Dans le symbole du Foyer commun, il est déjà de haut intérêt qu'une notion de solidarité économique s'affirme spécialement, et s'affirme comme fondamentale. Il l'est plus encore que les directions différentes du symbolisme permettent de repérer un certain niveau : l'âge social que pourrait indiquer la fondation des Foyers, c'est celui où s'intègre dans une unité nouvelle une économie de type individualiste dont l'esprit est plus ou moins exclu par les organisations que nous 46. ARIST., Const. d'Ath., 56, 2 ; cf. 3, 5. 47. M i t r a - V a r u n a , p. 155 et m i v . 48. Sociol. et anthrop., p. 287.

discernions à l'arrière-plan — communautés paysannes, « sociétés d'hommes », royautés bénéfiques, etc. Et ce moment n'est pas celui d'un « chronologie abstraite » : nous avons la bonne fortune d'atteindre ici quelque chose comme un fait historique que la convergence de données littéraires, linguistiques et institutionnelles a pu faire placer, en gros, aux environs de 800 avant Jésus-Christ49. Car c'est de la création de la cité que la fondation des Foyers aura d'abord été le symbole : générale comme elle le fut à une époque archaïque, elle révèle comme un point de maturation. Moment d'histoire dont le Foyer commun reste le seul souvenir concret, justement peut-être parce qu'il fut le signe d'une mutation brusque. D'où, à l'époque classique, une certaine ambiguïté dans sa nature : il garde quelque chose de sa substance religieuse, mais dans un cadre de pensée qui ne peut plus être celui de ses origines. Les résonances que nous percevons dans telles festivités qui sont en relation organique avec lui, cette Stimmung qui est en vérité assoupie dans une tradition de mos maiorum, doivent avoir correspondu, historiquement, à une crise. C'est une effervescence religieuse que nous pressentons autour de la naissance de la cité — et aussi, dans la pénombre des légendes ou des survivances, l'action de certains novateurs, de certaines corporations qui ont dû préluder à une « philosophie » politique dont le pythagorisme par exemple serait une espèce de rejeton50 : ambiance où se sera produite dans toute sa force émotive cette idée obsédante d'homonoia — de concorde civique — dont le Foyer commun apparaît comme l'expression immédiate et impérieuse. Mais peut-être cette nouveauté de l'Heslia doit-elle d'abord à sa nature plus ou moins volontaire certaine marque de mentalité positive. C'est un fait que le symbolisme du Foyer — si peu fécond, de toute évidence, en développements mythiques — nous apparaît dans l'histoire dégagé des contextes anciens, en opposition avec les formes de pensée qui s'avèrent dans les symboles mêmes dont il prend la suite. Les accointances chthoniennes, malgré des voisinages persistants, n'y paraissent plus. Il exclut l'élément de mystère, de gouvernement à base de secret religieux, 49. V. EHRENBERG, When did the Polis rise, in Journ. of Hellen. Stud., 1937, p. 147 et suiv. 50. Détail typique, Zalmoxis, qui appartient au cycle légendaire de Pythagore, a reçu du Foyer commun les lois qu'il donne à ses compatriotes : DIOD. SIC., 1, 94.

dont le souvenir ne s'est pas tout à fait aboli dans une tradition latérale et d'ailleurs anodine. Il est synonyme de publicité. La représentation même de l'espace social qui en est solidaire est une nouveauté elle aussi. Les hommes l'ordonnent à leur gré, aménagement mathématique d'un territoire qui peut être quelconque51

:

u n

déplace

Foyer

se

le

centre à

est

arbitraire52,

volonté,

et

dans

voire la

théorique 53 ;

légende

même 54 ;

les colonies restent fidèles sans doute à la piété qui leur commande d'emprunter le feu des métropoles, mais la colonisation, qui manifeste tout de suite la vitalité civique, accoutume les esprits au vide de l'espace. Et nous constatons que les significations anciennes — qui ne sont pourtant pas tellement anciennes — se sont évanouies. A peine s'entrevoit, dans une tradition isolée, la conception primitive d'un espace structuré en fonction d'un centre : c'est celle de l'omphalos ; mais le seul symbole de centre qui ait signification réelle ne représente plus rien de cet ordre ; pas davantage ne s'y perpétue la pensée — un peu plus tenace dans le mundus italique, voire dans la Vesta romaine — d'un Temps solidaire de cet espace mythique. Et si, dans une libre spéculation, une valeur cosmique est restituée à Hestia55, le nom d'Hestia n'y est plus que l'« exposant » d'une conception géométrique de l'univers. Il faut revenir au principe. Hestia est au contact d'une réalité politique à laquelle les Grecs ont conféré de bonne heure le caractère du rationnel et presque du planifié. Son vrai destin est d'avoir initié à une pensée qui ne l'utilise plus que comme un symbolisme réfléchi. C'est qu'on a cessé d'en avoir besoin dans le fonctionnement même des institutions où s'étaient manifestées ses vertus premières. Dans une pratique mystérieuse de Delphes, certain tirage au sort — de magistrats peut-être — s'accomplit encore auprès du Foyer56 ; mais c'est une pratique isolée, et les significations religieuses du tirage au sort n'ont pas tardé à se 5 1 . Cf. PLAT., L o i s , V , 7 4 5 B . 52. O ù e s t le P r y t a n é e d ' A t h è n e s ? O n a d m e t q u e l ' e m p l a c e m e n t e n a c h a n g é a u cours des t e m p s . 53. S u r l a p u r i f i c a t i o n d e s a s s e m b l é e s p a r les P e r i s t i a — n o m d é r i v é d e c e l u i d u f o y e r — ( I s T R o s a p . S U I D . , s . v . ) , cf. S . E I T R E M , O p f e r r i t u s u . V o r o p f e r d e r G r . u . R ô m . , p . 1 7 7 et s u i v . 5 4 . PAUS., V I I I , 8, 4. 55. D a n s l a t r a d i t i o n p y t h a g o r i c i e n n e : STOB., E c l o g . , I , 4 6 8 , 4 8 8 ; ARIST., D e cœlo, I I , 13. 56. PLUT., S u r l ' E d e D e l p h e s , 16 (cf. R . FLACELIÈRE, i n Rev. E t . a n c . , 1950, p. 319).

diluer. A Athènes, le nom d'un tribunal, le nom d'une formalité introductrice d'instance, tel détail de la législation platonicienne attestent le souvenir d'un lien substantiel entre la juridiction et le Foyer : le souvenir en effet. Symbole religieux par hypothèse, le Foyer reste bien autre chose, sans doute, qu'une métaphore littéraire ; mais il est sur le chemin de le devenir. Il a eu le privilège de traduire, dans le moment d'une crise, ce qui était au principe de la cité ; mais le tournant qu'il signifie engage le Grec dans sa voie propre : très vite s'affirment les innovations capitales de l'hellénisme dont nous voyions parfois, ici même, se dessiner l'esquisse.

v

Philosophie et Société

1

Choses visibles et choses invisibles Une note de M. Schuhl2 attirait l'attention récemment sur une antithèse qu'on voit jouer assez souvent dans la pensée grecque (philosophie, réflexion scientifique, spéculation religieuse) entre choses « visibles » ((pavepd) et choses « invisibles » (àcpavil, ἄδηλα). Cette antithèse se retrouve ailleurs, et M. Schuhl n'a pas manqué de le signaler : elle se retrouve sur le plan juridique où elle se définit comme une espèce de dichotomie entre biens apparents et non apparents (oùcrÍa (pavepà, ouata àcpav1Íç). La rencontre est au moins curieuse. On voudrait dire un mot de cette classification des biens ; car c'est aussi une pensée qui fonctionne dans le droit : elle a ses modes, ou ses « cheminements », qui ne sont pas tout à fait sans rapports — ni peut-être même sans connexions — avec ceux qu'on peut observer dans d'autres zones.

Mais, à fin d'orientation, on se permettrait d'abord quelques remarques sur un secteur qui n'est pas le nôtre. Dans la documentation que M. Schuhl a recueillie, on peut constater des tendances assez diverses. Chez certains penseurs, l'opposition du visible et de l'invisible a plutôt une valeur relative — les deux sont sur le 1. Revue Philosophique, t. 146, j a n v . - m a r s 1956, pp. 79-86. 2. Adèla, i n A n n a l e s publiées p a r la F a c u l t é des Lettres de Toulouse. Homo, É t u d e s philosophiques, I, p. 86-93.

même plan et, dans le second, s'accuserait le sens du négatif et du provisoire. Chez d'autres, elle correspond manifestement à une différence de niveaux ontologiques, le « caché » étant la réalité véritable par opposition à l'« apparent ». On pourrait repérer ici un des thèmes de l'Essai sur les origines de la pensée grecque. — Néanmoins, on peut reconnaître un certain primat à la conception de 1'« invisible » comme réalité absolue. Elle subsiste à l'arrièreplan, même chez les plus « positivistes ». Dans le dualisme qui continue à hanter la pensée grecque, il y a une intention assez marquée ; fût-ce même, à la limite, dans cet agnosticisme provocant qui est celui des sophistes. Le dualisme en question, la philosophie ne l'a pas inventé. Il a des antécédents dans la croyance et dans la pratique religieuses : la divination, quelles qu'en soient les formes, joue sur la possibilité d'une manifestation intermittente du monde invisible ; le thème des choses cachées puis découvertes, apparaît fréquemment dans les rites ; un élément capital des mystères est celui des « choses secrètes » que l'on « montre » au point culminant de l' époptie — et le « hiérophante » porte un nom assez parlant. Comment, historiquement, cette tradition de pensée se prolonge-t-elle dans la philosophie commençante, c'est une autre question : il nous suffit que la philosophie en participe ; et l'hypothèse est permise d'un état archaïque où la révélation aurait précédé l'enseignement. Mais une des mutations les plus éclatantes de l'hellénisme, c'est qu'il a complètement « transposé » la pensée dont il héritait. Ici, en particulier, il en a fait une pensée proprement philosophique : pour Platon, chez qui l'imagination mythique reste un adjuvant, Hadès, interprété comme monde de l'Invisible, est un symbole saisissant3, mais c'est un symbole. A un autre étage — dans une science qui oscille entre l'empirisme et la théorie — la médiation du logos est également garante d'intelligibilité : en permettant l'inférence du connu au non-connu, le procédé de l'analogie assure la communication d'un monde à l'autre. L'antithèse subsiste comme une donnée nécessaire, mais la signification s'en déplace : on est dans une ligne de pensée où pourrait s'inscrire la formule de M. Bachelard, qu'« il n'y a de science que de ce qui est caché ». Une révolution aussi totale, on ne peut pas l'oublier, s'est produite dans un certain milieu humain. D'autres plans idéolo3. Comparer Phédon 79 a et 80 d.

giques n ' o n t pas été moins touchés ; et du même m o u v e m e n t ; et non pas sans qu'il y ait eu des contacts. Marquons un de ces contacts en particulier. On a souvent suggéré que l'éristique judiciaire a v a i t déjà pu fournir comme une ébauche de dialectique : l'observation p a r a î t fondée, mais sommaire. Il y a u n point sur lequel on insisterait. Une notion fondamentale, dans cette pensée philosophique et scientifique dont nous rappelions d ' u n m o t la démarche, c'est celle du τεκμήριον, c'est-à-dire de l'« a p p a r e n t » considéré comme « indice » — en ce sens qu'il permet le passage d ' u n domaine à l'autre à la faveur d ' u n raisonnement implicite4. Or, le τεκμήριον a p p a r t i e n t éminemm e n t au monde des t r i b u n a u x : il est au cœur de cette rhétorique qui est « ouvrière de persuasion » dans le débat judiciaire ou quasi judiciaire5. Et, s'il nous intéresse à ce titre, ce n'est pas précisém e n t parce qu'il autorise la discussion ou la chicane, c'est parce qu'il symbolise à sa manière un tournant, une nouvelle civilisation juridique : dès lors que le système primitif des preuves décisoires a fait place à u n régime de libre administration de la preuve, l'inférence dite rationnelle du « visible » au « non visible » (au fond, celle du fait au droit) est devenue constante et obligatoire. Avec un t o u t autre objet que dans la science commençante, c'est une méthode analogue qui s'atteste sur deux plans de pensée et sous le même nom.

Venons-en à la distinction qui nous intéresse, celle des biens apparents et non apparents. Deux choses sont également frap4. C'est à ce t i t r e q u ' A r i s t o t e l ' é t u d i é d a n s la logique. D a n s la l a n g u e cour a n t e , le m o t e s t e m p l o y é d a n s le sens g é n é r a l de p r e u v e q u e l ' o n t i r e d ' u n e d o n n é e d ' e x p é r i e n c e : ce d é r i v é ( p o s t - h o m é r i q u e ) se d é g a g e t o u t d e suite, dès les plus a n c i e n s exemples, de l a n o t i o n q u i est à l a base e t q u i e s t celle de signe de r e c o n n a i s s a n c e o u de signal (et, à l'occasion, de s y m b o l e efficace, p a r q u o i n o u s t o u c h o n s à l a pensée p r é j u r i d i q u e : n o t e r l ' e m p l o i de T8Kji(op d a n s I l . , I, 526). 5. L a s o p h i s t i q u e judiciaire o p è r e a v e c les n o t i o n s d'£iKÔÇ (vraisemblable), de σ η μ ε ῖ ο ν (indice), de τεκμήριον ( p r é s o m p t i o n ) : le d e r n i e r t e r m e e s t le plus général. C'est A r i s t o t e q u i a d i s t i n g u é e t a n a l y s é à des fins logiques (Premiers Analyt., 70 a-b) : il é t u d i e la t r a n s p o s i t i o n s u r le p l a n de l a plaidoirie (Rhét., I, 1357 a, 34 e t suiv.). L a r h é t o r i q u e des r h é t e u r s n ' a l l a i t p a s si a v a n t ; m a i s t o u t e s ces n o t i o n s chez e u x s o n t , c o m m e on d i r a i t , « laïcisées ». Or, elles n e le s o n t p a s de t r è s a n c i e n n e d a t e : celle d e σ η μ ε ῖ ο ν a p p a r a î t e n c o r e u n e fois chez A n t i p h o n a v e c u n e signification t o u t e religieuse (V, 81 e t suiv. : u n e p r e u v e d ' i n n o c e n c e e s t tirée d u f a i t q u e l ' a c c u s é n ' a p a s c a u s é de n a u f r a g e ni de t r o u b l e d a n s les sacrifices).

pantes. Cette distinction est très usuelle, les plaidoyers s'y réfèrent à tout moment. Mais elle est extrêmement variable, et les modernes ont renoncé depuis longtemps à la fixer6. Il y a là une donnée paradoxale, donc matière à réflexion. Une note d'Harpocration (s.v. à(pavriç oùaîa) donnerait lieu de penser que le premier terme s'applique aux immeubles et le second aux meubles. Et il apparaît, en effet, que des fonds de terre sont, par excellence, biens visibles (ex. Lysias, fr. XXIV, 2). Mais, parmi ceux-ci, nos auteurs ne font pas difficulté de comprendre du mobilier, des esclaves, etc. Les mêmes choses seront à l'occasion rangées sous l'une et l'autre rubrique ; l'argent, par exemple : on y verrait presque, à certains moments, le type des biens « non visibles » (convertir en argent une fortune foncière, ἐξαργυρίζειν, c'est proprement la volatiliser) ; mais même un dépôt bancaire qui fait partie d'une succession pourra être qualifié, dans certaines conditions, de bien « visible » ([Dém.] XLVIII, 22). La distinction ne correspond même pas à celle des « choses corporelles et incorporelles » ; preuve en est ce texte d'Isée XI, 43, où sont énumérés pêle-mêle les éléments d'un patrimoine : terre, maisons, créances, meubles, bétail, denrées, recouvrements de prêts d'amitié — « sans parler du reste, que les adversaires ne déclarent pas (OÛK àTtocpaivoucriv), et pour ne mentionner que la fortune apparente (tà cpavepà), avouée par eux ». C'est un cas extrême ; mais il n'est pas douteux que la double notion ait surtout rapport à la faculté, qu'on a ou qu'on n'a pas, de dissimuler tel ou tel bien : affaire de circonstances. En fait, on la voit utilisée, concrètement, dans des situations bien définies : quand il s'agit d'un héritage, au sujet duquel les ayants droit peuvent être plus ou moins renseignés ou présumer certaines distractions ; quand il s'agit d'impôt sur le capital ou de liturgies, la cité ne pouvant directement atteindre que la fortune ostensible ; ou encore de confiscations, qui ne peuvent guère porter non plus que sur cette espèce de biens. Au total, une distinction aussi peu définie que possible, et essentiellement pragmatique. Mais on peut pressentir qu'elle n'est pas arbitraire dans son principe conune elle l'est dans ses applications, et qu'elle a une autre raison d'être, au fond, que les contingences d'un partage de succession ou les indiscrétions de la fiscalité : l'idée même d'une dichotomie (et cette terminologie 6. E x p o s é c o m m o d e de l a q u e s t i o n d a n s BEAUCHET, H i s t . d u droit privé de la républ. athén., I I I , p. 13-21 ; cf. LIPSIUS, D a s attische Recht u. Rechtsverf., p. 677. Voir aussi E. WEISS, Griech. Privatrecht, p. 173, 464, 491.

r i g o u r e u s e ) le s u g g è r e . A u s u r p l u s , o n r e l è v e r a i t p a r f o i s , d a n s les données

qu'on

conceptions

a

sommairement

juridiques7.

rappelées,

Seulement,

les

des

linéaments

directions

de

de

pensée

s o n t m u l t i p l e s : u n v o c a b u l a i r e t e c h n i q u e t e n d à se c o n s t i t u e r , mais n'y parvient pas ; c'est l'histoire d'une catégorie manquée. Elle n'en a pas moins son intérêt. D ' a b o r d , parce q u e s'y affirme u n m o d e classificatoire ; plus p r é c i s é m e n t , u n e d e ces « o p p o s i t i o n s » b i n a i r e s q u i s o n t f o n d a m e n t a l e s d a n s d i v e r s t y p e s d e p e n s é e , m a i s e n p a r t i c u l i e r d a n s le droit.

On

plusieurs

retrouve,

autant

distinctions

dans

dire des

partout,

une

perspectives

distinction

différentes)

(ou

entre

d e u x e s p è c e s d e b i e n s . O r , il e s t t r è s i m p o r t a n t d ' o b s e r v e r q u e l e s espèces correspondent souvent — et semble-t-il, d ' a b o r d — à des d e g r é s d e v a l e u r : c ' e s t ce q u ' o n e n t r e v o i t , a u x origines d u d r o i t r o m a i n , p o u r les t e r m e s f a m i l i a e t p e c u n i a , v o i r e m ê m e res m a n c i p i et nec mancipi. P o u r saisir la r a i s o n p r o f o n d e d u d u a l i s m e en Grèce, c'est à la n o t i o n de « b i e n s » qu'il f a u t s ' a t t a c h e r . Elle a d e u x pôles. L ' u n n o u s e s t i n d i q u é p a r la f o r m u l e d ' A r i s t o t e , E t h . N i e . IV, 1 1 1 9 b 2 6 : « N o u s a p p e l o n s biens (χρήματα) t o u t e s choses d o n t la v a l e u r est mesurée p a r l a m o n n a i e ». N o t i o n abstraite, quantitative, é c o n o m i q u e . — Il y a u n e série d ' a u t r e s m o t s : ce s o n t d e s m o t s plus ou moins concrets, mais toujours concrets. L ' o ô a i a est q u e l q u e chose de s u b s t a n t i e l et, n o r m a l e m e n t ,

d'individualisé :

dans u n emploi persistant, c'est u n patrimoine. Mais qu'est-ce q u ' u n patrimoine ? D ' a u t r e s t e r m e s sont assez instructifs : OÏKOÇ d é s i g n e a u s s i c e t e n s e m b l e d e b i e n s , e t d é s i g n e e n m ê m e t e m p s l ' u n i t é sociale d e la d o m u s i d é a l e m e n t p e r p é t u é e d a n s la série indéfinie des d e s c e n d a n t s , s u i v a n t u n e c o n c e p t i o n q u e les Lois de P l a t o n explicitent à souhait, mais qu'elles ne f o n t q u ' e x p l i c i t e r : l ' o I K o ç , l a « m a i s o n », c ' e s t à l a f o i s l a f a m i l l e e t le b i e n f a m i l i a l . A c e l u i - c i p e u t s ' a p p l i q u e r s p é c i a l e m e n t le t e r m e d e κ λ ῆ ρ ο ς . T e r m e e n c o r e v i v a n t a u IVe s i è c l e p u i s q u ' i l s i g n i f i e t e c h n i q u e m e n t la succession, m a i s q u i a t o u t e u n e histoire : c a r il a d ' a b o r d d é s i g n é u n « l o t » — e n f a i t , u n e a s s i g n a t i o n d e terres, d a n s des conditions de vie sociale q u i o n t p a s s a b l e m e n t c h a n g é p a r l a s u i t e ; il s ' e s t f i x é d a n s l a n o t i o n d e b i e n f a m i l i a l

7. I l f a u d r a i t signaler aussi — d ' u n m o t — que, d a n s u n e c o u c h e a r c h a ï q u e d e droit, le j e u des n o t i o n s e s t en r a p p o r t a v e c des p r o c é d u r e s définies : o n n e r e v e n d i q u e p a s de la m ê m e f a ç o n des choses a p p a r e n t e s e t des choses n o n a p p a r e n t e s ; e t q u ' o n puisse le faire p o u r les secondes i m p l i q u e u n c e r t a i n progrès de l a pensée a b s t r a i t e , e x a c t e m e n t c o r r é l a t i f à celui de la j u s t i c e organisée.

— du bien « qui ne sort pas de la famille » — et qui, en fait, reste inaliénable, au temps d'Aristote encore, dans une partie de la Grèce ; notion bien dépassée sans doute à Athènes, mais peutêtre pas avant la fin du ve siècle ; notion dont la persistance du mot atteste la survivance théorique. Or, quel en est le contenu ? La plus ancienne « propriété », c'est bien entendu la propriété de la terre ; elle reste la marque — elle peut même être la condition — de la citoyenneté : elle reste en un sens privilégiée parce que c'est celle qui appartient à une famille. Le bien « visible », c'est essentiellement ce bien-là. C'est le seul auquel la législation successorale ait eu égard dans le principe, les autres biens faisant l'objet de « donations » de caractère individualiste — en marge, dans le privé et plus ou moins dans le secret. Pour un patrimoine de pupille, l'idéal est toujours resté de le convertir, si besoin est, en « fortune visible » (Lys. XXXII, 23 ; Dém. XXVIII, 7), car il s'agit d'un OÏKOÇ à perpétuer. Si les confiscations ont porté immédiatement sur le bien visible, c'est qu'on voulait anéantir, avec le coupable, l'unité sociale qu'il représente. Un plaideur arguera que sa famille ne peut plus « répondre » par devers l'État parce que le malheur des temps lui a fait perdre l'honorable tpavepà oùaÍa qu'elle possédait naguère ([Lys. D XX, 22 et suiv.) : ce qui importe ici, ce n'est pas la possibilité d'« évasion » ; et, dans la chose évoquée, c'est beaucoup moins la qualité sensible que le coefficient affectif. Nous parlons encore de « biens au soleil » ; et il va de soi qu'un sentiment qui n'est . a s tout à fait évanoui dans notre humanité peut être autrement vivace pour le Grec, voire pour l'Athénien de l'âge classique : ses résonances religieuses n'ont pas dû s'éteindre partout, ni très tôt. Seulement, cette pensée est très entamée. Nous voyons des patrimoines considérables qui ne comportent guère de biens fonciers ; nous en voyons même qui sont, pour la plus grande part, en créances. Si limité que soit le développement économique, l'économie a fait son œuvre. Elle passe le niveau. La terre même finalement peut s'alinéner. Tout se compte en argent : et Aristote, quels que soient ses partis pris théoriques et ses préférences sentimentales, est bien obligé de définir la richesse comme une matière neutre et homogène. A ce point, il est vrai, on aurait pu concevoir une dichotomie de type proprement juridique — entre meubles et immeubles, propres et acquêts, choses corporelles et incorporelles, droits réels et droits personnels... La pensée s'oriente parfois de ce côté ; mais, en définitive, les Grecs n'ont jamais connu pareilles catégories. Ils ont toujours eu, ins-

tinctivement, le sens d'un certain dualisme ; mais celui-ci ne peut pas se traduire sur le mode conceptuel, parce que les deux termes n'y seraient point du même ordre : entre une propriété au sens vraiment « patrimonial » et une propriété au sens purement économique, il n'y a pas commune mesure. D'où l'incertitude et l'arbitraire d'une terminologie que les Grecs conservent, parce qu'ils sont, à leur façon, des conservateurs, et qu'ils ne songent pas à rationaliser, parce qu'ils ne sont pas des juristes. Toutefois, cette espèce de tension qu'on entrevoit a bien eu un résultat positif ; et de grande conséquence pour l'exercice de la pensée abstraite. Dans la série passablement bigarrée de nos textes, il y a tout de même une antithèse majeure qui se dessine : elle est entre les biens qu'on appréhende matériellement et les créances de tous ordres8 (Isée VIII, 35 ; Isocr. XVII, 7 ; Dém. XXXVIII, 7) ; par opposition aux res corporales9 qui sont le visible, l'invisible devient cette chose idéale, conçue, imaginaire, qu'est le droitlo. Dualisme très significatif, que les Grecs expriment parfois autrement, mais de façon saisissante : une créance qui ne s'appuie pas sur une hypothèque (par quoi elle participerait du solide), une créance qui n'est que créance est chose « en l'air », μετέωρον Et cela ne veut pas dire : inefficace ; mais l'invisible retrouve ici, sur un nouveau plan, une signification positive — et

8. L ' a r g e n t est conçu c o m m e c r é a n c e v i r t u e l l e : déposé chez le b a n q u i e r ( d é p ô t « irrégulier », c ' e s t - à - d i r e q u i n ' e s t p a s a s s u j e t t i à la p r é s e n t a t i o n des m ê m e s « espèces »), il p e u t t r a v a i l l e r ; c o m m e d a n s l a p r a t i q u e m o d e r n e , le b a n q u i e r l ' i n v e s t i t de s o n c h e f (et s o u v e n t aussi de c o m p t e à d e m i a v e c s o n client). — U n e d i s t i n c t i o n accessoire est à signaler, e n t r e biens « t e r r e s t r e s » e t « m a r i t i m e s » : p a r o p p o s i t i o n a u x ë y y e i a ( i m m e u b l e s o u h y p o t h è q u e s foncières : DÉM., X X X V I , 5), les vauTiKà (LYs., fr. 8 a p a r a s . ; [DÉM.], X X X V , 12) s o n t les b i e n s engagés d a n s le c o m m e r c e m a r i t i m e d o n t l ' i n s t r u m e n t essentiel — le p r ê t à la grosse — e s t le t y p e d e l ' o p é r a t i o n aléatoire. 9. R e l e v o n s e n t r e p a r e n t h è s e s , à p r o p o s d u c o n c e p t r o m a n i s t e des « choses corporelles ) e t « incorporelles 1) (GAIUS, I n s t . , I I , 13), u n e d e ces i n t e r f é r e n c e s q u i n o u s i n t é r e s s e n t : l a philosophie stoïcienne a bien p u ê t r e p o u r q u e l q u e chose dans la formulation juridique. 10. L a f o r m e e x t r ê m e de c e t t e o p p o s i t i o n — il est d u m o i n s p e r m i s de le s u g g é r e r — s e r a i t celle d u d u a l i s m e n a g u è r e défini p a r E . L é v y e n t r e le r é g i m e d e l a possession e t celui d e la v a l e u r . A v r a i dire, E . L é v y c o m p r e n d d a n s le p r e m i e r , à côté de l'espèce t y p i q u e de la p r o p r i é t é , la c r é a n c e sous sa f o r m e la p l u s a n c i e n n e ; toutefois, il a j o u t e (Les fondements d u droit, p. 88) : « m a i s q u e l q u e chose d e l a v a l e u r e s t d é j à d a n s le d r o i t [de créance] t. E n t e n d o n s : q u e l q u e chose q u i est de l ' o r d r e d e l' « a t t e n t e », d u r e p r é s e n t é p a r o p p o s i t i o n a u p e r ç u e t a u p o s s é d é ; c o n c e p t i o n q u i s ' a f f i r m e chez les Grecs à l a f a v e u r d e l ' a n t i t h è s e t r a d i t i o n n e l l e d u visible e t de l'invisible. 11. L o i d ' É p h è s e in I n s c r . j u r . gr., n ° v , 1. 42.

même quelque chose de la valeur inquiétante qui s'attache au mot : le monde nouveau où il introduit n'est pas sans mystère. Le personnage qui le symbolise, c'est le banquier, déjà très actif ; le banquier qui est, par vocation et au sens propre du mot, un recéleur (Isée, fr. VIII, 1 ; Dém. XLV, 66). Et tout autant, à l'occasion, un artisan de phantasmes : un amusant passage d'Isocrate (XVII, 7) montre bien comment le jeu des opérations bancaires peut renverser l'« apparence » et « faire voir » dans un créancier réel un débiteur fictif.

Pour finir (mais la transition ne s'indique-t-elle pas ?), on voudrait revenir en peu de mots à la philosophie et poser la question suivante : ce parallélisme que nous constatons entre la spéculation et le droit quant au mode classificatoire et quant à l'expression même, que signifie-t-il — et a-t-il seulement une signification ? Il faut toujours faire une large part aux rencontres accidentelles de vocabulaire ; et, en l'espèce, il serait absurde de penser à une transposition dans un sens ou dans l'autre. Mais il y a peut-être aussi des rapports plus subtils à déceler : entre les significations d'un même mot, fussent-elles singularisées dans des « langues spéciales », il y a parfois des osmoses secrètes. Dans l'un et l'autre domaine, on a pu reconnaître, au fond, un jeu d'opposition entre valeurs. Sans doute, quand on passe de l'un à l'autre, la dialectique du visible et de l'invisible comporte-t-elle une inversion : c'est la fortune visible qui est d'abord la fortune « réelle » (le mot est resté dans le droit), au lieu que c'est l'être invisible qui est l'être véritable. Mais l'essentiel, c'est toujours la valeur et l'opposition. Et il y a un autre mot qui est à retenir, c'est le mot oùaia, qui justement désigne la fortune elle-même. Le mot ouata appartient aussi, de façon tout à fait indépendante, à la langue philosophique. Pas très anciennement, semble-t-il ; et il est probable que l'emploi juridique — déjà bien établi au milieu du ve siècle, témoin Hérodote — est antérieur à celui-là. Mais, dès Platon, en tout cas, il en est fait un large usage. Or, le Sophiste donne lieu à une observation assez curieuse. Le mot y apparaît fréquemment ; il y figure, alternativement avec Tà ôv, comme désignation substantive de l'Être. Le sophiste lui, symbolise le non-être. Exactement, il en vit. Et parmi les essais de définition d'un personnage aussi fuyant et insaisissable, il y en a trois, c'est-à-dire la moitié, qui ont rapport à l'activité

mercantile. A l'égard de celle-ci, le cas du sophiste représente même un passage à la limite : car le sophiste trafique d'une marchandise qui est illusion et néant. Il est symbole sur les deux plans. Il n'est pas besoin de rappeler, chez Platon, une attitude qui n'a jamais varié dans l'ordre du social, et qui est d'opposition décidée aux formes modernes de l'économie. Lorsqu'il passe de l'utopie de la République à l'idéal des Lois, c'est pour constituer la propriété familiale — le κλῆρος — en unité indivisible, inaliénable et perpétuelle. Elle est la vraie propriété, en face de laquelle les autres biens font figure accessoire. Elle est proprement substance. D'ailleurs, il n'y aura pas de véritable monnaie dans la cité des Lois : la fonction commerciale, au sens le plus large du mot, en est bannie ; nous savons de reste que, pour Platon, elle est « du côté » de l'cntsipov. Il y a comme un reflet d'ontologie dans la représentation du social. Mais ne peut-on pas dire aussi bien que, de part et d'autre — dans l'ontologie elle-même et dans la « sociologie » — il y a des exigences analogues et des oppositions de valeur comparables ? De fait, le terme privilégié quant à la propriété, c'est celui dont la valeur est, pour tout dire, d'essence religieuse, alors que les autres « biens » sont de l'ordre du profane et donc du sensible. A travers la philosophie platonicienne, c'est un certain parallélisme qu'on peut reconnaître. Dans une autre perspective, il y a une correspondance très générale dont on s'aviserait peut-être. Ces notions du visible et de l'invisible, la pensée, somme toute, a travaillé pas mal sur elles : sur les deux plans, elles tendent à s'intellectualiser. Sur celui de la philosophie, nous nous en rendons compte en observant d'où l'on est parti : à savoir, d'une idée d'intuition brute —immédiatement donnée dans l'« apparent » mais susceptible d'être fournie dans le « caché » moyennant révélation12. Avec Anaxagore, avec Démocrite, avec Platon, le jeu est devenu autrement subtil. Mais, pareillement dans un autre ordre de pensée, le travail a beau rester inconscient et passablement anarchique : il est orienté dans le même sens. Nous avons trouvé un repré12. O n p e u t r e c o n n a î t r e encore q u e l q u e chose de cet é t a t d a n s l'ontologie de P a r m é n i d e o ù la d o n n é e m a j e u r e e s t celle d ' u n e a d h é r e n c e q u a s i matérielle e n t r e la pensée e t l'être. (Mais il y a aussi u n e f o r m e a n c i e n n e de la pensée j u r i dique, o ù le d r o i t ne se d i s t i n g u e p a s de son o b j e t : elle subsiste à l ' é g a r d d u d r o i t réel p a r excellence — de la « p r o p r i é t é *, qui se confond a v e c l a chose possédée).

sentant de l'« invisible » dans la conception même du droit comme chose idéale, distincte de son objet, reconnue conune un rapport : à la faveur d'une antithèse traditionnelle, on voit affleurer cette idée de relation, impersonnelle et abstraite, qui est au cœur de la pensée juridique. Et s'il y a lieu d'admettre que l'avènement de cette pensée marque une des avances de l'hellénisme, il n'est pas indifférent d'observer la même ligne de développement dans les deux domaines, d'ailleurs si différents, auxquels s'est appliquée la distinction du visible et de l'invisible13.

13. Ces q u e l q u e s r e m a r q u e s o n t f a i t l'objet, en p r e m i è r e a p p r o x i m a t i o n , d ' u n exposé à l ' É c o l e des H a u t e s É t u d e s . E n p a r e i l cas, o n e s t t o u j o u r s r e d e v a b l e à s o n a u d i t o i r e : j e remercie en p a r t i c u l i e r M. J . - P . V e r n a n t p o u r les suggestions qu'il m ' a a p p o r t é e s d a n s la dernière p a r t i e .

2 Les origines de la philosophie Le problème des origines de la philosophie grecque est une partie d ' u n problème général, celui de la formation de l'hellénisme lui-même, c'est-à-dire d ' u n élément capital parmi ceux qui ont pu alimenter notre civilisation. E t cette partie du problème présente u n intérêt spécial. D'abord, la philosophie grecque est au point de d é p a r t de ce que nous appelons la philosophie t o u t court, a u t r e m e n t dit de cette activité spirituelle p a r quoi la raison humaine face à elle-même tend à définir, pour a u t a n t qu'il lui appartient, une conception du monde et de la place de l'homme dans le monde : c'est en Grèce d'abord que se sont dessinés les cadres de la réflexion philosophique, et c'est un lieu commun d'observer que la position des problèmes essentiels n'a pas tellement changé depuis. E n outre, q u a n d bien même la spéculation hellénique serait devenue pour nous lettre morte, nous devrions encore lui reconnaître une immense valeur historique, du fait qu'elle a rendu possible la science elle-même, ou du moins une conception assurée de la science. Ce n'est pas un hasard si l'une et l'autre ont été d'abord associées et plus ou moins confondues, si on ne fait pas l'histoire ancienne de l'une sans faire l'histoire ancienne de l'autre : il est permis de penser que les premières imaginations philosophiques, fussent-elles à nos y e u x les plus aventureuses et dussent-elles être b i e n t ô t abandonnées, n'en furent pas moins nécessaires pour donner 1. Bulletin de l'enseignement public du accroc, n° 183, O c t o b r e - D é c e m b r e 1945, p p . 1-12. (Conférence à l ' I n s t i t u t des H a u t e s É t u d e s Marocaines).

consistance et solidité à l'être théorique de la connaissance. La recherche de la vérité scientifique, telle que nous l'entendons depuis les Grecs, a besoin, si l'on ose dire, d'une bonne conscience : la philosophie l'assurait d'elle-même quand elle assignait à l'explication rationnelle une réalité intelligible en droit, par quoi la science pouvait dépasser tout ensemble le pragmatisme des techniques et la subjectivité du rêve. Dans quelles conditions s'est affirmé ce parti pris de l'intelligence ? Nous parlons de raison, de vérité rationnelle, et de pareils mots caractérisent bien en effet l'hellénisme tel que nous nous le représentons en gros. Mais c'est des origines que nous voulons nous occuper ; et les origines, en tant qu'elles sont des antécédents, ne sont justement pas de cet ordre-là. Jadis, on ne les voyait pas, et on n'en supposait guère : on en est resté longtemps, pour l'hellénisme en général, à l'idée implicite d'une espèce de création ex nihilo ; il a fallu des découvertes retentissantes pour faire constater que la Grèce classique avait derrière elle un très long passé. On s'est donc demandé d'où elle venait ; et en particulier on s'est demandé comment la philosophie était née. Je ne rappelle que pour mémoire le livre que Nietzsche avait commencé à écrire sur la « naissance » de la philosophie et qui devait faire pendant à La naissance de la tragédie : d'après ce qui en reste, nous voyons que Nietzsche y traitait somme toute des premières philosophies interprétées par lui sur le mode romantique et schopenhauérien qui était le sien à ce moment-là. En revanche, il y a eu des études positives à fin de définir ce que les conceptions mythiques, la pratique religieuse, les formes mêmes de la société ont pu fournir de schèmes à la philosophie commençante. Mais, dans tout cela, il s'agit des notions mêmes qui sont propres à la philosophie et dont on recherche une explication historique. Pour mon compte —ng sutor ultra crepidam —je ne considérerai qu'un des aspects de la question des origines : nous nous intéresserons au philosophe comme espèce humaine, au comportement de cette espèce dans certains de ses premiers représentants, à l'idée que le philosophe se fait de lui-même et qu'à l'occasion on s'en fait autour de lui.

Chez les présocratiques, c'est-à-dire dans la période qui va de la fin du vne siècle au milieu du ve, la philosophie est déjà, à bien des égards, une philosophie au sens moderne du mot. Cependant, elle se présente parfois sous des formes ou avec des expressions

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qui sont assez déconcertantes pour nous : ce sont justement celles qui, de notre point de vue, peuvent être le plus instructives. Je prendrai pour point de départ le prélude qui nous a été conservé du poème philosophique de Parménide — et Parménide n'est pas d'une date tellement reculée : il n'est pas impossible qu'il se soit entretenu avec Socrate. Il est d'ailleurs remarquable que son œuvre soit en vers : indice, peut-être — nous l'entreverrons dans un autre exemple contemporain — que, pour l'exposé de sa propre doctrine, il n'aura pas voulu se priver d'un procédé traditionnel d'incantation. Ajoutons que la philosophie de Parménide, qui est une philosophie de l'Etre en soi, est une des plus abstraites qu'on puisse rêver : et il y a là un contraste qui donnerait aussi à réfléchir. Mais voyons ce prélude. Le poète raconte qu'il a été emporté dans un char que guidaient les Filles du Soleil, sur la voie de la déesse qui seule dirige l'homme qui sait, jusqu'aux portes où se séparent les chemins de la Nuit et du Jour dont Dikè (la Justice) garde les clefs. Les portes s'ouvrent, la déesse l'accueille avec amitié et lui révèle les voies de la connaissance, aussi bien celle qui mène à la Vérité que celle des opinions illusoires des mortels (lesquelles n'en sont pas moins, dans l'œuvre de Parménide, l'objet d'une partie spéciale et d'un exposé systématique). De cet étrange récit, dont nous avons respecté la lettre, nous retiendrons tout de suite une conception maîtresse : l'aperception de la vérité philosophique y est représentée, dans la forme tout au moins, comme une révélation, et une révélation qui se produit au terme d'un voyage mystique. Est-ce là le produit d'une imagination gratuite et arbitraire ? On peut bien se douter que Parménide n'a pas inventé de toutes pièces. Avons-nous affaire, simplement, à une présentation poétique ? Mais la gravité du philosophe ne laisse guère penser à un procédé purement littéraire. Il n'est pas question de soutenir, bien entendu, que Parménide ait eu réellement et de point en point cette expérience mystique ou, ce qui reviendrait au même, se soit imaginé sincèrement qu'il l'avait eue. Mais, entre la sincérité sans réserve et la littérature qui n'est que littérature, il y a toute une gamme d'états de croyance. La question est de savoir ce que les images, ici, peuvent conserver de vertu affective et pratique. On ne peut y faire de réponse positive sans examiner d'abord s'il y a des précédents à l'imagerie. Il y en a incontestablement. On en a déjà indiqué. Nous savons qu'il a existé à l'époque archaïque toute une littérature d'Apocalypses. Il y a eu, notamment, surtout dans les cercles que nous

qualifions d'« orphiques », le thème d'une Descente aux Enfers avec lequel le prologue de Parménide n'est pas sans présenter quelque analogie. Il y a eu aussi le thème d'un Voyage au Ciel auquel il ferait plus immédiatement penser et qui, très ancien à coup sûr, peut-être influencé secondairement par des imaginations orientales, n'a pas eu une fortune moins durable que l'autre. De savoir si c'est l'un ou si c'est l'autre qu'il faut reconnaître chez Parménide, la question est peut-être vaine puisqu'il peut bien y avoir ici une synthèse d'images. L'essentiel, c'est que l'affabulation n'a pas été créée par le philosophe : elle lui préexiste. Et ce qu'il faut retenir, ce ne sont pas seulement telles représentations mythiques, connues comme telles : le Char, les Portes, les Filles du Soleil, Dikè ; c'est avant tout l'utilisation, l'organisation de ce matériel d'images qui s'est faite dans certains milieux mystiques à la tradition desquels le philosophe obéit certainement. Rien ne le montre mieux qu'une série de représentations par lesquelles on a pu commenter la fameuse allégorie platonicienne des âmes s'efforçant de suivre les chars des Dieux : il s'agit de scènes gravées sur des anneaux d'or d'Ëtrurie, où il est permis de reconnaître l'équivalent d'une vision orphico-pythagoricienne. On pourrait presque dire qu'elles fournissent l'image, et Parménide la légende : elles nous montrent, à la suite de très anciennes illustrations qu'il faut aller chercher dans la Crète minoenne, le voyage d'un bienheureux sur un attelage mythique précédé d'une Sirène, ou accompagné d'une femme qui court auprès de lui, ou d'un démon ailé qui lui montre le chemin. Analogie extérieure ? Certainement non : la parenté de l'imagination dénonce ici quelque chose de beaucoup plus profond ; et ce qu'il importe de constater, c'est comment la tradition mystique qui organise ces images au bénéfice d'une doctrine de salut peut s'infléchir, sans cesser d'être mystique, dans le sens d'une philosophie. Il y a chez Parménide une représentation qui est utilisée à deux fins dans ce seul prélude, c'est celle de la Voie ; on la retrouve ailleurs, non moins obsédante : elle a dû avoir un correspondant réel dans les mystères. Elle est multiple, si on la considère dans tout un ensemble : elle est celle du chemin qui mène à la béatitude, du chemin qui mène à la révélation, du « chemin de vie », du « chemin de recherche ». Une pensée discursive voudrait ici distinguer, analyser. Mais une analyse risquerait de fausser. L'image, qui est par excellence une image de mystère, se rapporte en principe au sort bienheureux qui peut suivre la mort terrestre : elle se rapporte aussi à l'initiation qui assure de ce privilège et qui, dans le symbolisme des

mystères, est présentée et sentie comme une mort suivie de résurrection. Non moins spontanément, elle fait penser à la règle de vie qui, dans les confréries du genre orphique et pythagoricien, est une condition et une garantie du salut. Mais aussi bien, chez l'élu solitaire assuré de sa vérité à lui, l'idée de révélation, associée à l'image du « chemin de recherche », est en train de devenir celle d'une connaissance qui est déjà, proprement, connaissance philosophique : c'est le cas de Parménide. On est amené ainsi à cette hypothèse qu'il y aurait, d'un passé mystique à la philosophie proprement dite, des transpositions. On peut essayer de les définir.

Parménide bénéficie d'une grâce : il y a chez lui la notion du philosophe comme d'un être tout à fait à part, et d'une espèce d'élu. A cette notion est étroitement liée celle d'une révélation qui prélude à ce que nous appellerions une théorie de la connaissance. Celle-ci à son tour implique ce qu'on appelait jadis une psychologie au sens métaphysique ou plus exactement mystique. Or, tout cela peut être reconnu comme une donnée de la philosophie commençante, voire même de toute une tradition philosophique ; et il y a lieu d'en rechercher la signification originelle. Que le philosophe se présente comme un personnage singulier (et supérieur), ce n'est pas seulement un thème que Platon se complaira à développer en divers sens — et notamment pour le mettre en rapport, dans le Phédon, avec une discipline d'ascèse : c'est bien une réalité, je veux dire une croyance assurée de la part des intéressés et quelque chose aussi que confirme l'acceptation ou l'hostilité du milieu social. Cette singularité voulue se prolongera très tard : les adeptes des philosophies post-aristotéliciennes (qui sont un équivalent de religion privée) se doivent de ne pas ressembler à tout le monde. Quant aux plus anciens philosophes, il n'est que de penser à un Empédocle ou à un Héraclite, aux allures fastueuses de l'un, à l'isolement farouche de l'autre, et de se référer en général à la littérature anecdotique, pour se rendre compte qu'ils ont dû rechercher un style de vie bien personnel. Mais en vérité, il y a des constatations plus instructives à faire. A ce qu'on rapporte couramment, le nom même de philosophie a été créé, peut-être à l'encontre d'une autre école de « sagesse », par Pythagore ; la seule réalité historiquement accessible sous le

nom de Pythagore, ce sont les Pythagoriciens, c'est-à-dire une confrérie qui fut d'abord essentiellement mystique : le mot se rapporte pour eux, dans un emploi qu'on peut dire consacré, à un mode de vie ascétique qui est une préparation à la mort. Il est assez curieux, mais bien caractéristique, que le terme même qui devait s'appliquer à la spéculation purement intellectuelle soit né dans une « école » que nous serions presque disposés aujourd'hui à mettre en dehors de la philosophie. Mais c'est un fait que, chez les premiers Pythagoriciens, l'idée de philosophie s'est constituée, en opposition sans doute à celle de la secte religieuse, mais tout autant sur son modèle : les Pythagoriciens n'ont pas de « mystères », il est vrai, mais c'est que la « philosophie » pour eux en est justement un. Aussi bien c'est dans la tradition du pythagorisme que nous trouvons, associées au mot et singulièrement éclaircies dans leurs origines, des notions qui seront assez vite banalisées, on dirait presque laïcisées, mais qui, au point de départ, ne peuvent être comprises que par rapport à une discipline de confrérie. Un lieu commun de littérature pythagoricienne, et qui remonte haut, rappelle la hiérarchie qui était admise entre les membres de l'école suivant leur degré d'avancement (et qui correspondait manifestement aux différents degrés d'initiation dans les mystères) : au sommet de la hiérarchie se trouve celui qui est qualifié, dans le témoignage de Varron, de beatus, la notion de beatus se décomposant en celles de doclus, perfectus et sapiens. Sapiens correspond au terme pour lequel « philosophe » est un euphémisme inspiré par un scrupule religieux. Perfectus traduit certainement le terme grec qui signifie à la fois l'achèvement et l'initiation la plus haute. Doclus concerne la « science » qui peut être déjà, en partie, celle des Nombres, mais une science dont la conception est assez particulière : car elle est transmise à l'intérieur de la secte, sous la discipline du secret, et par initiation justement à une vérité de mystère. Mais le terme de beatus, malgré sa banalité apparente, n'est pas moins intéressant. Celui d'eudaimôn, dont il est l'équivalent en latin, aura dans la philosophie grecque une belle fortune : on sait que les morales grecques sont des morales « eudémonistes », c'est-à-dire qu'elles recherchent le souverain bien qui pour l'individu se confond avec le bonheur. Mais ces concepts, dans des philosophies plus ou moins intellectualistes, nous apparaissent un peu appauvris et comme desséchés quand nous les comparons aux notions qu'ils ont d'abord évoquées dans un milieu où le bonheur, « couronnement de la science », n'est autre chose que la béatitude dans l'immortalité — libération,

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pour certains, du daimôn divin qui est en nous. Et aussi bien nous ne sommes plus déconcertés d'apprendre que la marque du bienheureux pour les Pythagoriciens c'est le don de divination en quoi s'achève la « science ». L'intérêt du pythagorisme, c'est de nous faire entrevoir une tradition de sectes mystiques à laquelle la philosophie a dû non seulement un vocabulaire et des métaphores, mais une direction de pensée à l'origine. Il convient d'ajouter, puisque nous nous attachons spécialement à l'idée d'une grâce d'état, que cette tradition a été recueillie à l'âge archaïque par des isolés porteurs d'une mission qu'ils s'attribuent, des hommes que nous ne connaissons guère qu'à travers la légende, qui apparaissent profondément engagés dans la même veine de pensée religieuse, mais qui sont aussi, à certains égards, des prédécesseurs authentiques du philosophe : car si le philosophe aspire normalement à faire école, c'est-à-dire à reconstituer l'équivalent de la confrérie, c'est d'abord par ses audaces de solitaire qu'il se qualifie. Ce sont les Abaris, les Aristéas, les Epiménide, les Hermotimos — d'autres encore auxquels on pourrait joindre un Phérécyde qui est déjà une façon de philosophe : ce sont des gens qui font office de purificateurs et de devins, mais à qui on attribue aussi un certain enseignement de théologie et de cosmologie. Il est à noter que, dans leur légende même, ils ont plus ou moins des accointances avec Pythagore. En quoi consiste le privilège qu'ils proclament et dont ils s'autorisent ? Il est double et un : ils sont en rapport direct et spécial avec la divinité ; et ce rapport se manifeste par la révélation miraculeuse dont ils ont été gratifiés. La première de ces notions s'accorde parfaitement avec la pensée des sectes mystiques, ou plutôt elle en est l'élément central. Il s'agit pour le moins, par la vertu de certains rites et d'une ascèse particulière, de « se rendre semblable à la divinité ». Mais on vise plus haut encore : pour les vrais élus, le « chemin de vie » est un moyen de divinisation ; « de mortel, tu es devenu dieu » — telle est l'assurance que reçoivent pour l'au-delà les adeptes de certaine confrérie. Or Pythagore est présenté comme une divinité incarnée. Et Empédocle se déclare, lui aussi, « un dieu et non un mortel ». La philosophie postérieure fera écho aux formules de la mystique, chez un Platon, chez un Aristote — et plus tard encore. Appliquées au philosophe, des expressions comme celle de theios anèr, d'« homme divin », conservent encore dans le platonisme quelque chose de la vertu qu'elles tenaient de leur origine.

Une autre expression platonicienne appelle l'attention sur la nature du privilège qui est à la fois la conséquence et la garantie d'une éminente dignité. C'est l'expression de theia moira — proprement « part divine » — qui désigne une espèce d'élection dont le philosophe est l'objet : elle concerne en particulier l'aptitude à la connaissance philosophique, le don qui la rend possible. Or, lorsque Platon veut rendre présente et vivante l'idée de cette connaissance, il recourt à la comparaison avec les mystères : la vérité s'apreçoit dans une espèce d'époptie, c'est-à-dire dans une vision analogue à celle qui est réservée aux mystes du plus haut degré. Et ce n'est pas là une conception isolée : elle fait corps avec le platonisme ; elle inspire des allégories ou des mythes célèbres dans le Banquet et dans le Phèdre ; et dans la première philosophie d'Aristote qui en a hérité, on retrouve en forme une théorie qui rapproche l'intuition de l'initiation et de l'« enthousiasme » : il y a même là un courant de pensée qui va jusqu'au néo-platonisme, bien avant dans l'ère chrétienne. Il n'est pas interdit de le remonter : il n'est pas insignifiant que Platon compare implicitement l'enthousiasme philosophique avec d'autres espèces et notamment avec celle des devins fondateurs d'initiations. Ce que favorise ou produit l'enthousiasme, c'est la vision ; et le don de vision est le propre caractère de ces anciens inspirés dont des philosophes comme Parménide, à travers une affabulation déjà à demi philosophique, avaient pu transmettre l'héritage à peine méconnu. Le détail même a son prix, et la persistance des images est un indice : l'allégorie de la caverne, dans la République, doit quelque chose au souvenir des grottes divines qui avaient été siège de révélations pour de grands voyants. Pythagore avait inauguré sa mission dans celle de l'Ida ; et il n'y a pas une si grande distance entre Pythagore et cet Epiménide qui — dans un antre crétois lui aussi — avait été favorisé d'enseignements divins au cours d'un sommeil d'une durée miraculeuse. Ce qui se prolonge jusque chez Platon, au moins dans le plan du mythe, c'est l'idéal d'une Vision qui est, pour tout dire, la vision d'un « autre monde ». Avec un Parménide, nous l'avons marqué, la transposition philosophique s'opère déjà. Mais chez un Parménide, nous l'avons vu, le mythe de la révélation n'est pas tout à fait devenu poésie? Or, c'est essentiellement le mythe d'un voyage de l'âme. Sous une forme qu'on pourrait dire matérialiste, il a des antécédents manifestes dans la légende de voyants extatiques. L'âme d'Epiménide endormi avait quitté son corps et s'était élevée au ciel. Il est dit aussi qu'elle avait le pouvoir de s'échapper à soir

gré pour aller converser avec les Dieux. Et les âmes d'autres inspirés du même temps sont des âmes vagabondes. Mais on ajoute d'Epiménide qu'il affirmait avoir vécu plusieurs vies, ce qui ne paraît pas non plus, dans ce milieu, une originalité. L'idée des migrations de l'âme s'élargit à la fois et se définit dans celle de ses transmigrations : nous rejoignons là une conception qui pourrait nous apparaître comme une fantaisie arbitraire et isolée, mais qui, en fait, a tenu une très grande place dans toute une spéculation religieuse et joué un rôle très important dans l'élaboration d'une des idées maîtresses de la philosophie. On peut affirmer que la doctrine dite de la métempsychose, dans l'âge qui précède et prépare celui de la philosophie, a été le cadre principal, et. sans doute historiquement nécessaire, où s'est produite une notion de l'âme comme être distinct et indépendant du corps. Non pas, bien entendu, que cette notion « mystique » fût radicalement inédite avant les Pythagoriciens et leurs pareils ; mais par eux s'est accompli un tournant décisif. Quelques mots d'explication là-dessus. Il n'y a pas à douter que les premiers Hellènes eussent hérité de leurs précurseurs ou devanciers une représentation de l' « âme » analogue à celles que l'ethnographie nous fait connaître ; et l'idée du double se perpétue encore chez Homère. Mais Homère témoigne aussi que, dans un certain monde grec — dans celui-là même qui a d'abord donné le ton à l'hellénisme et qui a connu non seulement l'épanouissement d'une poésie, mais les premières tentatives de la science et de la politique — les représentations dites primitives étaient déjà bien dépassées : le vocabulaire homérique qui désigne les fonctions mentales n'a guère de rapport qu'avec une pensée positive ; et dans la représentation homérique, il n'y a aucune mesure entre l'homme vivant et l'« âme » du mort, sorte de néant fantômatique en qui survit à peine une conscience crépusculaire. D'une pareille conception à l'idée platonicienne de l'âme immortelle, il y a une distance énorme. Comment la seconde a-t-elle pu se constituer ? C'est une des questions auxquelles a voulu répondre un livre qui est un des plus beaux produits de la science allemande du xixe siècle, la Psyche de Rohde. A vrai dire, Rohde a surtout insisté, parmi les antécédents de la pensée platonicienne, sur les dérivés de la religion dionysiaque : peut-être convient-il de marquer davantage l'intérêt en quelque sorte professionnel que la spéculation sur l'âme a pu avoir chez toute une catégorie d'inspirés. La théorie de la métempsychose, qui est une partie essentielle de leur enseignement et de leur pratique purificatoire, prolonge et utilise un

mythe de réincarnation qui a dû appartenir à la Grèce préhistorique ; mais le mythe a été singulièrement rebrassé par la théorie : à l'âge archaïque, il faut le comprendre d'abord en fonction d'une ascèse très définie et qui est d'ailleurs dans une relation étroite avec les techniques de divinisation. Le privilège de Pythagore, ce qui fait de lui un être intermédiaire entre l'homme et Dieu, ce n'est pas, bien entendu, que son âme se soit réincarnée plusieurs fois : c'est qu'il ait conservé le souvenir de ses réincarnations successives. Cela suppose une grâce divine ; mais, don gratuit en un sens, le privilège n'en est pas moins une conquête. Plus précisément, il est la récompense de certaines pratiques efficaces que nous discernons ou devinons. C'est après un séjour aux Enfers que Pythagore révèle à l'assemblée de Crotone l'enchaînement de ses carrières terrestres. L'existence infernale est un chaînon obligatoire dans les destinées d'une âme : c'est là une donnée quasi constante dans les différentes variétés de mystique grecque. Et il arrive qu'à cette donnée s'ajoute la notion expresse d'une continuité psychologique, mais d'une continuité qui ne va pas de soi, qui n'est accordée qu'aux élus et qui est le résultat d'un effort : c'est ce que nous voyons dans une doctrine de secte à laquelle fait allusion Pindare : l' Ile des Bienheureux est le paradis réservé à ceux qui, lors d'un triple séjour dans l'un et dans l'autre monde, ont eu l'énergie de garder leur âme pure du mal. Pour se préserver en se continuant, il y a un ensemble de procédés : la purification a un sens particulier dans le cadre des confréries mystiques ; et elle a une histoire dont le point d'aboutissement est le Phédon de Platon où l'idée expressément conservée par Platon, mais dépouillée et intellectualisée, a subi la transposition philosophique (conune, aussi bien, l'idée corrélative de la « réminiscence »). Au vrai, c'est toute une discipline qui s'entrevoit, et où les pratiques positives sont le complément obligé — ou l'envers — de pratiques négatives : nous n'en voulons retenir que ce qui a rapport à l'idée d'un salut de l'âme qui est d'abord celle de son maintien et presque de sa conquête à travers les épreuves de la purification et les aventures mêmes de l'extase. La règle du silence dans les communautés pythagoriciennes et ces exercices de la mémoire à quoi elles sont si attachées font partie intégrante de l'apprentissage « philosophique ». Mais nous sommes encore plus intéressés par des termes comme ceux de tension et de concentration dont la valeur originelle ne se comprend bien que dans une tradition très spéciale. D'Alcméon, qui fut à la fois un naturaliste et un mystique,

nous avons conservé une formule sibylline : « Les hommes meurent, parce qu'ils ne peuvent pas joindre le commencement à la fin ». Il y a p o u r t a n t des élus qui rétablissent au moins une certaine continuité. Pythagore en a été un : c'est probablement à P y t h a g o r e que fait allusion Empédocle lorsqu'il parle de « cet homme qui avait acquis un trésor de savoir et qui, par la tension des forces de son esprit, voyait facilement chacune des choses qui sont en dix, en vingt vies humaines ». D ' a u t r e part, le Phédon rappelle une « tradition antique » selon laquelle la purification consiste à « rassembler l'âme », à la « ramasser sur elle-même de tous les points du corps » pour la saisir dans son être absolu et pour la libérer de la fatalité des morts successives. Cette conception, on a pu la m e t t r e en r a p p o r t avec une théorie orphique, elle-même issue de très vieilles idées, et suivant laquelle l'âme est « dispersée » dans le corps où elle a été apportée par les vents : dans la pensée des sectes, elle avait un sens très concret. Mais très concrète aussi est celle des exercices auxquels elle correspond et que notre m o t ascétisme rappelle dans son étymologie : si, à propos de Pythagore, nous traduisions vaille que vaille « tendre les forces de son esprit », le texte donne le vieux terme de prapides qui signifie proprement le diaphragme. P o u r partielles qu'elles soient, ces indications ne laissent pas d'être convergentes. La notion de l'âme que le platonisme a finalement recueillie avait jadis été associée à quelque chose comme une discipline de shamane. Dans l'idée de la vocation philosophique et dans toute la pensée qui la sous-tend, nous reconnaissons donc un héritage ; nous entrevoyons même des dérivations qui supposent une très longue histoire. Pouvons-nous éclairer quelque peu cette histoire et mieux comprendre ainsi un certain personnage de philosophe ?

Parmi les présocratiques, Empédocle est bien pour nous le plus suggestif qui soit. C'est un des moins mal connus, mais c'est aussi le plus étrange ; et la chronologie accentue cette étrangeté, puisqu'il touche à un « âge de lumière ». Par sa doctrine même, il est une espèce de symbole, car il est à la fois le penseur préoccupé d'explications « rationalistes » et le mystique attaché aux conceptions les plus imaginaires et, comme nous disons, les plus primitives. Mais c'est avant tout sa personne qui retient notre attention, plus exactement le type qu'il réalise et les ambitions qu'il avoue.

Lui-même se présente au début de son poème des Purifications (car c'est un poète comme Parménide son aîné, et plus même que Parménide) : il s'avance parmi ses « amis » comme un Dieu qu'il est, n'étant plus mortel désormais ; dès qu'il fait son entrée dans les villes, on s'empresse autour de lui, on lui rend hommage ; on lui demande des oracles, on lui demande la guérison des maladies. Ailleurs, il promet à son disciple de lui apprendre les remèdes qui gardent de vieillir, l'art d'arrêter les vents et de changer la pluie en sécheresse ou inversement; il lui donnera même le pouvoir de « ramener des Enfers la vie d'un homme mort ». Ajoutons que la légende d'Empédocle — une légende mérite toujours considération — lui attribue des travaux publics étonnants, une opération très réussie pour briser la force des vents étésiens à l'aide de peaux d'âne, la résurrection d'une femme, et, comme couronnement, une mort merveilleuse qui est du type des morts consécrantes. L'ensemble de ces traits rappelle curieusement une figure que l'ethnologie nous a rendue familière : un des principaux sujets du Rameau d'Or est celui des royautés dont le détenteur est responsable de la prospérité matérielle du groupe parce qu'il a le pouvoir de commander aux éléments, parce qu'il est dépositaire d'une puissance magique et finalement qu'il est dieu luimême en sa personne. L'orgueil et l'ingénuité d'Empédocle sont à la hauteur de ce personnage. On voit d'ailleurs quel matériel d'idées ancestrales il utilise plus ou moins inconsciemment lorsque, dans une espèce de catalogue d'élus et suivant une tradition dont on retrouverait la trace chez Pindare, — mais aussi bien chez Platon, — il associe, comme bénéficiaires de réincarnations privilégiées, les devins, les poètes, les médecins et les princes. Après avoir reconnu dans le philosophe le successeur d'un type d'inspiré qui présentait les caractères du voyant extatique — et qui, au surplus, laissait apparaître des ambitions de prophète et de guérisseur — nous y reconnaissons maintenant un souvenir plus lointain, mais éclatant : celui du « Roi Magicien » qui se qualifie et qui s'impose par le gouvernement de la nature, par la science infuse de divination et par les prestiges d'une « médecine » préhistorique. Cette conception mythique est sans doute inattendue dans un pareil contexte ; mais les Grecs, par ailleurs, ne l'ont certes pas ignorée : des survivances cultuelles en sont le dérivé, la légende l'atteste à maintes reprises et le souvenir s'en conserve jusque dans Homère. A vrai dire, c'est, dans Homère, le souvenir

de réalités très anciennes et certainement dépassées de son temps : la ténacité de certains thèmes dans la légende et dans la poésie est quelque chose de très remarquable. C'est donc quelque chose qui demande explication : d'où vient que des images et des croyances qui se rapportent aux âges les plus lointains ont pu traverser les siècles ? Il y a là un problème de préhistoire sociale qu'il ne s'agit pas de traiter ici, mais dont il faut dire quelques mots pour essayer de comprendre l'étrange avatar de « Roi primitif » que propose à notre curiosité le personnage d'Empédocle. A l'aube de l'hellénisme, nous entrevoyons encore des corporations religieuses dont les héritières ont été les gentes de noblesse qui se perpétuent à l'époque historique : car ces gentes retiennent parfois dans leurs noms et sans doute aussi dans leurs activités rituelles le souvenir des magies par quoi elles présidaient jadis à la croissance des espèces végétales ou à la bonne tenue des phénomènes atmosphériques. Qui dit noblesse dit domination sociale : les clans religieux ont dû être une classe dirigeante. Or, avant même l'établissement des démocraties qui l'ont dépouillée de son pouvoir politique, cette classe paraît avoir subi le contrecoup d'un puissant mouvement religieux que symbolise le nom du dieu Dionysos, et qui pourrait bien avoir correspondu à un ébranlement général du Proche-Orient. Il est certain en tout cas que la révolution a profondément transformé les conditions et les cadres de la vie religieuse. Les gentes survivent ; leur ritualisme professionnel se transmet : en fait, leur prestige va se dissoudre dans la cité qui l'utilise. A l'époque archaïque, la vie est ailleurs : dans les mystères, dans les confréries, chez ceux qu'on pourrait appeler les mages de Grèce ; et il y a là un ensemble de nouveautés qui sont plus ou moins solidaires. Mais on pourrait voir, aussi bien, que la tradition la plus lointaine y est rénovée plutôt que rompue : les vocations d'inspirés, surtout, ne sauraient être sans attache avec la notion d'une vertu religieuse que les corporations de Guérisseurs, Chanteurs et Danseurs, Endormeurs des Vents, Hommes de la Vigne ou du Figuier, avaient incarnée dans quelque héros, c'est-à-dire dans quelque Roi du temps jadis. Entre un mythe de « royauté » et leur mythe à eux, il y a comme une analogie fonctionnelle. Il se trouve que leur légende ne l'atteste que partiellement : encore indique-t-elle chez eux une survivance de medicine man. Mais il aura suffi d'un paradoxe de l'histoire pour que la mémoire collective cristallise dans un personnage bien réel, et c'est un philosophe du ve siècle qui ressuscite pour nous le type intégral.

Il nous a fallu remonter plus haut que la philosophie présocratique, plus haut que l'âge archaïque où nous avons cru reconnaître ses prédécesseurs, pour nous expliquer la persistance d'un thème obsédant, celui du Roi Magicien. Il convient d'y voir, en définitive, la projection mythique d'une activité humaine dont il n'est pas besoin de rappeler l'importance dans de très anciennes sociétés. L'homme armé de secrets magiques et pourvu de facultés extraordinaires est habilité à gouverner ses semblables. C'est une conception primitive que celle qui fonde l'autorité sur un savoir privilégié et qui, inversement, attribue à l'homme qui l'exerce des pouvoirs hors de l'ordre commun ; c'est aussi une conception des plus invétérée : il y en a des survivances durables et on en connaît d'étranges retours. Sous une forme particulière, elle est établie dans maintes sociétés plus ou moins parentes de la Grèce préhistorique et qui sont des sociétés « indo-européennes » : en analysant la représentation mythique des diverses activités sociales chez les Latins, chez les Hindous, chez les Iraniens et d'autres encore, on a pu repérer les trois types du guerrier, du magicien, du nourrisseur, — les deux premiers étant à la fois en rapport d'opposition et de collaboration. S'il nous est permis de discerner dans le cas d'Empédocle l'héritage d'une pensée très ancienne et presque la continuité d'une espèce à travers ses mutations, peut-être comprendrons-nous mieux certaine réalité intermittente mais vivace, je veux dire cet impérialisme de l'intellectuel qui, sous des noms divers et parfois renouvelés, a tenu quelque place et, à l'occasion, produit quelque ravage dans l'humanité. On comprendra mieux, en tout cas, certains aspects de la philosophie en Grèce. A propos du philosophe lui-même, nous avons relevé l'expression de theios anèr et ses accointances avec la vieille notion de l'inspiré — par-delà, avec celle de l'initié supérieur des « sociétés secrètes ». Or, voici une rencontre notable : la même expression est employée par Xénophon, à la fin de l'Economique où on ne l'attendrait guère, à propos de l'aptitude non plus à la connaissance, mais au commandement ; elle l'est dans un contexte assez riche et elle implique une pensée très définie que Xénophon était incapable de trouver tout seul. Cette pensée est bien parallèle à la conception du philosophe inspiré : elle prolonge une idée particulière d'initiation — le mot y est — et elle se rapporte à une certaine vertu qui procède d'une élection divine. Mais au fait, Platon ne nous laisse pas ignorer que la theia moira, ce privilège divin qui fait accéder l'homme à la vraie science, le sacre par là-même pour une royauté authentique.

Sans doute, ces considérations valent seulement dans l'ordre de l'idéal. Mais pour quelqu'un qui — sans effet d'ailleurs, mais toute sa vie — fut préoccupé d'action politique, l'idéal est-il absolument irréalisable ? La fameuse formule, que les cités ne seront ordonnées que si les gouvernants deviennent philosophes ou les philosophes gouvernants, atteste une ambition persistante dont la noblesse, chez un Platon, n'est pas douteuse, mais qui obéit aux suggestions d'un inconscient qu'on pourrait presque dire, dans l'espèce du philosophe, atavique. Notons bien qu'ici encore la transposition philosophique a eu lieu ; mais elle est une façon de témoignage. Si nous connaissons fort mal la Politique des premiers philosophes, nous savons qu'en général ils en avaient une ; à l'occasion, on leur attribue un rôle de législateurs. Après eux, la Politique est le couronnement — l'« achèvement » au sens du grec — de toute philosophie : cette tradition impérieuse ne laisse pas de s'éclairer par ses origines. De fait, la revendication que le philosophe héritait d'un passé préhistorique ne s'est guère inscrite dans la cité réelle. D'avance elle était désavouée par le milieu. Les conditions mêmes qui ont rendu possible le tournant philosophique ne pouvaient favoriser l'assentiment quasi religieux qu'aurait exigé la domination des sages. On le voit bien, comme à travers un symbole, dans l'histoire (ou la légende) des communautés pythagoriciennes. L'idéal de sainteté qu'elles portaient en elles ne doit pas avoir été exclusivement, pas plus qu'il ne le sera dans le platonisme, à l'intention de l'individu. Il paraît que, dans plusieurs cités de Grande Grèce, elles gouvernèrent pendant un temps. On racontait, avec des précisions mythiques, que cela finit mal : non seulement les pythagoriciens auraient été renversés, mais ils auraient péri presque jusqu'au dernier. Cela n'empêche pas qu'en un sens l'école ait bénéficié de son échec. Il est remarquable que nous ne puissions guère mettre à l'actif du pythagorisme ancien, de celui qui aurait précédé la catastrophe, la pratique de la science et la spéculation plus ou moins philosohique qui lui furent attribués plus tard, mais qui sont plutôt le fait d'un pythagorisme postérieur. Tout se serait passé comme si une activité qui ne pouvait plus se dépenser dans l'ordre politique avait été dérivée vers une cléricature qui ne trahit pas parce qu'elle n'en a plus la tentation. Il faut bien avouer que nous avons marqué des antécédents plutôt qu'un passage. Et ces vues sont des vues partielles,

bien entendu. De la question présomptueuse que posait notre titre, parce qu'il faut un titre, nous n'avons considéré qu'un aspect : il y en a d'autres, nous l'avons dit. Bien plus, il y a d'autres questions d'origine parallèles à celle-là, dans les domaines les plus divers : et sans doute ne sont-elles pas sans rapports entre elles. Dans une société, tout se tient : le mot d'hellénisme représente un ensemble de nouveautés qui sont forcément solidaires les unes des autres. Doivent-elles nous rester inintelligibles ? La formule du « miracle grec » est commode ; mais c'est une formule. Ce que veut dire miracle, c'est création ; et peut-être que les créations, dans l'histoire de l'homme, ont en elles-mêmes quelque chose de contingent et de gratuit : encore sont-elles préparées et conditionnées. On a vu qu'elles pouvaient avoir une matière première dans des traditions. C'est déjà les comprendre un peu que d'apercevoir dans le nouveau des infléchissements de l'ancien.

BIBLIOGRAPHIE

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d'un

a s t é r i s q u e s o n t repris d a n s le

II.



ARTICLES

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IV.



CONFÉRENCES2

L e d r o i t de famille d a n s les Lois de P l a t o n (11 m a r s 1949). Q u e l q u e s a s p e c t s d u « p r é d r o i t » e n Grèce e t à R o m e (24 f é v r i e r 1950). D r o i t c o m m e r c i a l e t d r o i t civil e n Grèce (17 j a n v i e r 1951). L a s t y l i s a t i o n des a c t e s j u r i d i q u e s e n Grèce (14 m a r s 1952). O b s e r v a t i o n s s u r le m a r i a g e en Grèce (17 a v r i l 1953). Les c o m m e n c e m e n t s de l ' h y p o t h è q u e en A t t i q u e (18 d é c e m b r e 1953). R e m a r q u e s s u r l a p r e u v e e n d r o i t grec (20 j a n v i e r 1955). S u r l a p r o c é d u r e e n d r o i t p é n a l a t h é n i e n (11 j a n v i e r 1957). L a répression de l ' i n j u r e v e r b a l e en d r o i t a t t i q u e (21 février 1958). A s p e c t s d u d r o i t de p r o p r i é t é e n Grèce (6 février 1959).

2. La plupart de ces textes — dont la liste a été communiquée par J. Modrzejewski — peuvent être consultés à l'Institut de Droit Romain sous une forme dactylographiée.

Index A b a r i s : 89 ; 129 ; 421. Achille : 163 e t n . 54 ; 203 ; 216 n. 172 ; 240 ; 357 e t n. 21. a d o p t i o n : 251 ; 264. addicere : 249. ᾰ δ η λ α : 405 (cf. invisible). a f f r a n c h i s s e m e n t : 251. agallein : 98. a g a l m a : 97 ; 98 e t n. 10 ; 99 ; 103 ; 107-108 ; 113 ; 115-118 ; 125 ; 127-128 ; 130-135. A g a m e m n o n : 105 ; 106 ; 161 ; 357 ; 387. A g a r i s t è : 356. â g e d ' o r : 31 ; 61 n. 2 0 4 ; 140 ; 145 ; 153. à y e p j i ô ç : 56 e t n. 184 ; 57. agere : 250. àytoyfi ( S p a r t e ) : 24 n. 12. àyéÕvEÇ : 43-44 (cf. jeux). a g o r a : 374 e t n. 11. A g o r e i a : 36 e t n. 83. fiyoç : 326. A g r i g e n t e : 350 ; 351. A g r i 6 n i a : 36 ; 37 ; 56 ; 167 n. 77. A g r i ô n i o s : 36 n. 83. aidôs : 106 ; 181 ; 182. " A t S o ç KUVFL : 165. Aiétès : 123 ; 130 ; 149 n. 61. aiKva : 300 e t n. 55. a i â p a : 25 e t n. 19. a i t i o n : 25 e t n . 18 ; 34 n. 71 ; 70 ; 167 ; 203 ; 231. A j a x : 197 ; 198 ; 293. ALCÉE : 33 e t n. 66. ALCMAN : 25 n. 22 ; 28 ; 29 n. 43 ; 57. A l c m è n e : 107. A l c m é o n : 107 ; 346. ALCMÉON : 424 ; 425. A l c m é o n i d e s : 184 ; 352.

A l e x a n d r e : 75 ; 77 ; 83 ; 112. ALEXIS : 324 n. 90 e t 93. a l i é n a t i o n : 362 ; 367. Alkinoos : 348. alliance : cf. m a r i a g e . A l t h a i a : 237. A l t h e i m (F.) : 164 n. 59. A m a l t h é e : 126. A m a n d r y (P.) : 71. a m b i g u ï t é : 171 ; 293 ; 400. a m b r o i s i e : 28 n. 41 ; 33. â m e : 12 ; 17 ; 18 ; 418 ; 422-425. A m e l u n g : 226 n. 213. A m i r a (K.v.) : 164 n. 57 ; 328 n . 114. A m p h i a r a o s : 106-108. a m p h i c t i o n i e : 34 e t n. 72. A m p h i d r o m i e s : 386. A m p h i t r i t e : 107 ; 118 ; 200. àvdCTTacnç : 299 e t n. 52. ANAXAGORB : 413. a n c ê t r e : 13 ; 37. ANDOCIDE : 327 n. 104. andreion : 395. A n d r o s : 54. Anecdota graeca : 169 n. 82 ; 303 n. 6 e t 7 ; 309 n. 29 ; 394 n. 32. A n n a P e r e n n a : 42. a n n e a u : 109-119. a v o Õ o ç : 25 n. 23. Anosios : 142 ; 145 n. 33 ; 147. A n t h e s t é r i e s : 28 ; 37 e t n. 89 ; 55 n. 178 ; 65 ; 83 ; 396. Anthestériôn : 30. A n t h i d e s : 158. a n t h r o p o l o g i e : 9-19. a n t i c i p a t i o n : 274-280. ANTICLEIDÈS : 28 n . 41 ; 117 n . 79 ; 127 n. 110. A n t i l o c h o s : 239 ; 241. a n t i n o m i e : 10 ; 87 ; 342 ; 35ft ANTIPHON : 228 n. 222 ; 234 n. 250 ;

318 n. 58 ; 319 n. 63 ; 322 n. 78 ; 323 n. 84 ; 328 n. 115 ; 407 n. 5. ANTONINUS LIBERALIS : 203 n . 94. àraxYXO^évTi : 25 n. 19. ànaytOYfl : 316 ; 317 e t n. 55-56 ; 318 e t n. 60 ; 319 e t n. 62 ; 320 ; 321 ; 322 e t n. 79-82 ; 323 ; 324 n. 93. A p a t o u r i e s : 37 ; 38 e t n. 95 ; 40 e t n. 106 ; 189. ᾰ π ε ι ρ ο ν : 413. A p e l l a i : 36-38. apellaia : 37. à(pavfj : 405 (cf. invisible). à(pocricocrtç : 326 . ἀ π ό δ ρ ο μ ο ς : 377 n. 27. APOLLODORE : 48 n. 152 e t 157 ; 108 n . 46 ; 121 n. 90 e t 91 ; 129 n. 115 ; 145 n. 41 ; 149 n. 63 ; 159 n. 27 ; 162 n. 44 ; 165 n. 60 e t 62 ; 207 n. 116 ; 215 n . 164 ; 232 n. 242 ; 234 n. 251 ; 238 n. 268 ; 299 n. 5152 ; 387 n. 12. Apollon : 10 ; 11 ; 14 ; 33 e t n. 60 e t 64 ; 35 ; 71 ; 75 ; 87 ; 101 ; 104 ; 129 ; 134 ; 148 ; 162 ; 191 ; 339 ; 398. APOLLONIUS DE RHODES : 104 n. 32 ; 115 n. 73 ; 116 n. 76 ; 127 n. 106 ; 200 n. 78 ; 201 e t n . 80 ; 206 n. 113 ; 207 n . 117 ; 211 n. 139 ; 225 n. 206. à1tocpopu : 22 n. 3. ànÔTtupiç : 53 e t n. 174. ἀποτυμπανισμός : 291 e t n. 11 ; 292 ; 294-296 ; 300 ; 302-318 ; 323-325 ; 328 n. 114 ; 329. A r c a d i e : 26. a r c h a ï s m e : 23 ; 24 ; 44 ; 191 ; 201 ; 280-286 ; 345 ; 352 ; 391 ; 398. a r c h é g è t e : 13. ARCHILOQUE : 216 n. 170. A r e i a ( é p i t h è t e d ' A t h é n a ) : 229 n. 229. Areios ( é p i t h è t e d e Zeus) : 229. A r é o p a g e : 229 n. 229 ; 244 ; 246. Arès : 229 n . 229. A r g o n a u t e s : 36 e t n. 80 ; 42 n . 119 ; 45 ; 104 ; 200 ; 203 ; 211. A r g o n a u t i q u e s ( d ' O r p h é e ) : 210 e t n. 132 ; 214 n. 160.

Argos : 37 ; 104 ; 211 ; 351 ; 389. A r i a d n e : 75 ; 107. A r i s t é a s : 421. ÔptCTTOt : 340. A r i s t o m è n e : 105 ; 118 ; 119. Aristonicos : 139. AR,ISTOPHANE : 76 ; 150 n. 68 ; 152 n. 84 ; 204 n . 101 ; 205 n. 103 ; 210 ; 283 n . 48 ; 289 n . 3 ; 294 e t n. 31 ; 295 n. 33 ; 298 n . 44 ; 303 n . 4 ; 304 e t n. 12 ; 305 e t n. 13 e t 15-16 ; 311 e t n. 37-38 ; 315 n. 43 ; 316 e t n . 49 e t 51 ; 319 n. 66 ; 321 n. 73 ; 324 n. 90-93 ; 327 n . 109 ; 357 n. 20 ; 365. ARISTOTE : 14 ; 18 ; 29 n. 45 ; 30 ; 39 n. 101 ; 40 ; 99 e t n. 13 ; 136 ; 183 n. 19 ; 186 e t n. 25 ; 192 n. 57 ; 194 n. 55 ; 232 n. 241 ; 234 n. 254 ; 245 n. 294 ; 256 n. 332 ; 258 n. 340 ; 268 n. 15 ; 275 ; 276 ; 281 n. 41 ; 283 e t n. 49 ; 286 n . 54 ; 288 n. 2 ; 289 n. 3 ; 295 ; 296 e t n . 35 ; 303 e t n . 5 ; 307 n. 23 ; 317 n. 55 ; 318 e t n . 59 ; 322 n. 79 ; 324 n . 93-94 ; 334 ; 337 ; 342 ; 343 ; 347 e t n. 4 ; 357 n . 20 ; 358 e t n . 23 ; 363 e t n. 9-10 ; 367 ; 372 e t n. 4 ; 373 e t n. 5 e t 7-8 ; 374 n . 10-11 ; 375 e t n . 17 ; 377 n. 27 ; 378 n. 32 ; 380 n . 43 ; 381 e t n. 45 e t 47 ; 384 e t n. 2 ; 390 ; 399 n. 46 ; 401 n . 55 ; 407 n. 4-5 ; 409 ; 410 ; 421 ; 422. a r m e s : 104 ; 105. àppagdav : 280 n. 39. ARRIEN : 112 n. 60 ; 113. A r t a m i l i a : 36 n . 83. ARTÉMIDORE : 226 n. 214 ; 397 n. 43. A r t é m i s : 24 ; 25 n. 20 ; 31 ; 39 n. 104 ; 41 ; 44 n. 129 ; 65 ; 86 ; 202 n. 88. a r t i s a n , a r t i s a n a t : 127 ; 372. ascèse : 17 ; 76 ; 419 ; 421 ; 424 ; 425. Asie M i n e u r e : 67 ; 189 ; 338. a s s e r v i s s e m e n t : 276-277. ast08 : 339 ; 373 e t n . 8. a s t r o l a t r i e : 19. ἀστυγείτονες : 22 n. 3.

A t a l a n t e : 43. ἀταϕία : 310. A t h a m a s : 159 ; 163 n. 52 ; 167 n. 77. A t h e n a : 41 ; 118 ; 130 ; 135 ; 165 n. 60 ; 202 ; 211 ; 229 n . 229 ; 244 ; 245 ; 293 n. 19 ; 389. ATHÉNÉE : 25 n. 23 ; 27 n. 29 ; 28 n. 41 ; 36 n . 80 ; 59 n. 199 ; 107 n. 43 ; 109 n. 50 ; 133 n . 131 ; 134 n. 136 ; 189 n . 42 ; 327 n. 106 ; 386 n. 6 ; 395 n. 36 ; 396 n. 40.

B e r t h o l d (O.) : 143 n. 26. B e r v e (H.) : 352 n. 12. B e t h e (E.) : 45 n. 134 ; 190 n. 46. B i d e z (J.) : 139 e t n. 2 ; 147 n. 50 ; 151 n. 77 ; 226 n. 216. B i e n h e u r e u x (île des) : 140 ; 144 e t n. 31 ; 148 ; 424. biens : 407-411. b i g a m i e : 346-348. B l o c k (R. de) : 156 n. 16. B o l b è : 53 ; 54 e t n. 175. B o l k e n s t e i n (H.) : 232 n. 237 ; 297 n . 41.

A t h è n e s : 35 ; 64 ; 193 ; 202 n. 89 272 ; 281 ; 289 ; 295 ; 307 309 ; 314 ; 333 ; 337 ; S39 342 ; 348 ; 367 ; 372 ; 373 ; 378 396 ; 410. A t i e d i i : 36. A t l a n t i d e : 208-210. A t r é e : 120 ; 121 ; 124 ; 238. A t t i q u e : 29 ; 34 n. 70 ; 37 ; 334 336 ; 340 ; 341 ; 360 ; 363 364 ; 368 ; 378. auctorita8 : 249 ; 279. A u g é : 102. AULU-GELLE : 256 n. 334. a u t o m n e : 40 ; 55.

bôlos : 115 ; 116 ; 206 ; 207 e t n. 116. B o n n e r ( R . J . ) - S m i t h (G.) : 219 n. 182 ; 374 n. 14. bouclier : 104 ; 105. Boukoleion : 58 n. 193 ; 124. B o u l i m o s : 394. B o u p h o n i e s : 290 n. 9 ; 391. B o y a n c é (P.) : 18 n. 3. B r a n d : 43 n. 125. B r é h i e r (E.) : 141 n. 12. B r é h i e r (L.) : 243 n. 288. B r u c k ( E . P . ): 96 n. 8 ; 111 n. 55 ; 115 n . 70 ; 235 n. 258 ; 377 n. 30. B r ü c k n e r : 39 n. 102. B r u n e l (J.) : 225 n. 208. B r u n n e r : 327 n. 105. B ü c h e r (K.) : 98 e t n. 11. B u c k (C.D.) : 35 n. 79.

B a c c h a n a l e s : 78. B a c c h a n t e s : 66 ; 70 ; 83. B a c c h a n t s : 81. B a c c h i a d e s : 337 ; 338 ; 349 ; B a c c h o s : 64 ; 68 ; 69. BACCHYLIDE : 110 n. 51 ; 133 n. B a c h e l a r d (G.) : 406. ÇaKxeôeiv : 69. B a r a t h r o n : 307 ; 308 e t n. 309 e t n. 29 ; 310 ; 311 e t n. 314. B a r k e r (E.) : 381 n . 47. BATON DE S i n o p e : 31 n. 50 n. 160. B a y e t (J.) : 207 n. 116 ; 229 n. beatus : 420. B e a u c h e t (L.) : 40 n. 106 ; n . 51 ; 223 n. 195 ; 367 n. 408 n. 6.

; ; ; ;

; ;

350. 133.

26 ; 36 ;

51 ; 227. 193 20 ;

B e l l é r o p h o n : 118 ; 119 ; 126 ; 132 ; 136. B e n v e n i s t e (E.) : 208 n. 124 ; 213 n. 152 ; 216 n. 169 ; 270 n. 20 ; 349 n. 7.

Cabires : 36. C a d m o s : 66 ; 68 ; 107. C a h e n (M.) : 248 n. 305. c a l e n d r i e r ( a t t i q u e ) : 29 ; 30. CALLIMAQUE : 40 n. 109 ; 48 n. 151 ; 135. Capelle (P.) : 140 n. 6 ; 142 n. 16. Carcopino (J.) : 147 n. 51 ; 158 n. 23. carmen : 216 ; 229 ; 233 ; 237. Cassin (E.) : 111 n. 54 ; 270 n. 21. catharsis : 82. Cauer (P.) : 160 n. 35. Céade : 310 e t n. 32-33. Cécrops : 42 n. 121. Celtes : 117 ; 161. C e n t a u r e s : 170. c e n t r e : 382. Cerealia : 33 n. 62. Chalinitis ( é p i t h è t e d ' A t h é n a ) : 118. c h a n t : 44 e t n. 129.

C h a n t r a i n e (P.) : 157 n. 18 ; 161 n . 42 ; 270 n. 23. c h a r : 113 ; 358 ; 417 ; 418. C h a r i l a : 58 ; 231. Charités : 64. C h a r o n d a s : 290. χ ά σ μ α : 147 ; 149. Chéronée : 394. chevaliers : 337 ; 363. c h e v e u x : 39 e t n . 100 ; 51 ; 54 ; 113 ; 117 e t n. 81 ; 190 ; 337. C h i m è r e : 126. Chiton : 202. c h œ u r s cycliques : 72. X p f | | i a : 256 e t n . 332 ; 409. CHRYSIPPE : 141 n . 12. Chthonios ( é p i t h è t e d ' H e r m è s ) : 86. C h y p r e ; 201. χύτροι : 28 ; 57. Ciaceri (E.) : 168 n. 79. CicÉBON : 249 n . 307 ; 292 n. 14. ciguë : 308 n . 25 ; 315 e t n. 46. C i m m é r i e n s : 147 ; 149. C i m o n : 119. Circé : 149. cité : 10 ; 15 ; 22 ; 29 ; 255 ; 257 ; 259 e t n. 343 ; 262 ; 266 ; 301 ; 340 ; 342 ; 344 ; 346 ; 359 ; 378 ; 383 ; 384 ; 386 ; 390 ; 391 ; 395-400 ; 427 ; 429. cité ( f u t u r e ) : 139-153. Cité d u Soleil : 140 ; 148. Clavernii : 36. CLÉARQUE : 42 n . 121. CLEIDÉMOS : 22 n. 4. Clisthène : 356 ; 357. Cloché (P.) : 296 n. 35 ; 316 n. 48. C l y t e m n e s t r e : 105 ; 106. collectivité : 396 ; 397 ; collegia : 87. colonie : 375. c o m é d i e : 73. c o m m e r c e : 53 ; 372 ; 380. c o m m u n i o n : 11 ; 51 ; 209. cômos : 65 ; 81. c o n c e n t r a t i o n : 424. c o n n a i s s a n c e : 419. CONON : 206 n. 113-114. c o n s é c r a t i o n : 59 ; 112 ; 113 ; 199 ; 215 ; 226. c o n t e m p l a t i o n : 19. c o n t r i b u t i o n : 47 ; 48 (cf. Ëpavoç). c o n u b i u m : 38 ; 44.

Cook (A.B.) : 25 n. 23 ; 39 n. 100 ; 51 n. 167 ; 124 n. 97 ; 134 n. 135 ; 146 n. 42 ; 155 n. 8 ; 156 n. 17 ; 157 n. 18-20 ; 163 n. 52-53 ; 229 n. 228 ; 391 n. 25. Corinthe : 349. Cornelius (F.) : 346 n. 3 ; 374 n. 13. CORNELIus NEPOS : 200 n. 77. Cornil (G.) : 179 n. 11. Cornford (F.M.) : 22 n. 5 ; 25 n. 22 ; 158 n. 21 ; 187 n. 30-31 ; 189 n. 37. corps : 12. Corybantes : 80. corybantisme : 69 ; 80. Côs : 35 ; 51 n. 165 ; 393 ; 397. cosmiques (périodes) : 147. C08moa : 10 ; 19. coupe : 103 ; 107 et n. 43 ; 190 n. 45. Courètes : 189. course : 43 ; 44. coutume : 281 ; 282 et n. 42. couvade : 75. CRATINOS : 366 ; 393 et n. 30. créance : 274-280. Crésus : 183. Crète : 35 ; 39 ; 41 n. 115 ; 45 n. 134 ; 96 ; 190 ; 336 ; 377 n. 27 ; 378. Cronos : 31. Crusius : 144 n. 31. cryptie : 377. Cumont (F.) : 75. Cyclopes : 165. Cyllène : 25. Cynthion : 22 n. 3. Cypsélides : 352. Cypsélos : 350. Cyrène : 191 ; 213 ; 297. Dactyles : 31 n. 53. Saiç : 23 et n. 8 ; 24 n. 11 ; 191. Daitia : 23 n. 6 ; 26 n. 24 ; 32 ; 44. Daitô : 22 n. 5. A a u p o i : 22 n. 4. Damaréta : 355 ; 356. damnatu8 : 176. Danaé : 102 ; 125 ; 130. Danaïdes : 43 ; 84. Danaos : 43 ; 104 ; 105 ; 163 n. 52. danse : 44 et n. 129 ; 71 ; 73 ; 202. Daphné : 42 n. 119. δαϕνηϕορία : 57 n. 191. Darius : 182.

D a u x (G.) : 257 n. 336. D a v y (G.) : 177 e t n. 6 ; 188 n. 32 ; 275 n. 31. D a w k i n s (R.M.) : 40 n. 105 ; 57 n. 192. debitum : 179-217. d é g u i s e m e n t : 42 n. 119 ; 155 ; 156 ; 159 ; 161 ; 162. D é i d a m i e : 170. D e i p n i a s : 34. ÔEÏTCVOV : 24 n. 11 ; 36 n. 83. δειπνοϕόρια : 25 n . 18. Aeutvocpôpoi : 23 n. 6. D é j a n i r e : 170 ; 199. D e l c o u r t (M.) : 122 n. 93 ; 129 n. 117 ; 224 n. 203 ; 232 n. 240 ; 354 n. 14. D e l p h e s : 10 ; 13 ; 71 ; 184 ; 383 ; 386. d é l u g e : 55 n. 178 ; 61 n. 204 ; 159 n. 26. d è m e : 34 e t n. 70 ; 44 ; 49 n. 155 ; 60 ; 341 ; 376. D é m é t e r : 23 n. 6 ; 40 n . 107 ; 55 ; 86 ; 298 n. 49. DÉMÉTRITJS DE SKEPSIS : 22 n. 5 ; 24 n. 12 ; 35 n. 74. δ ή μ ι ο ς : 327 n. 106. d é m i u r g e : 339 ; 372. DÉMOCRITE : 413. d é m o n : 18 ; 165 ; 168 e t n. 80 ; 170 ; 171 ; 394 ; 421. DÉMOSTHÈNE : 52 n. 170 ; 67 ; 182 n . 16 ; 212 n. 146 ; 214 n . 162 ; 236 n. 259 ; 267 n. 13 ; 289 n. 3 ; 291 n. 11 ; 294 n. 30 ; 296 n. 36 ; 303 ; 305 n. 13 ; 306 n. 18 ; 308 n. 27 ; 315 e t n. 46 ; 316 n. 52 ; 317 n. 57 ; 318 n . 58 ; 319 n. 62 e t 64 ; 320 n. 67 ; 322 n. 80-81 ; 323 n . 86-87 ; 324 e t n. 88-89 e t 93 ; 327 n. 104 e t 109 ; 370 n. 27 ; 410 ; 411 e t n . 8 ; 412. D é m o t i o n i d e s : 37 n. 92 ; 40 n. 106. D e n y s (l'ancien) : 345 ; 349 ; 353. D e n y s (le j e u n e ) : 345. DENYS D'HALICABNASSE : 45 n. 134 ; 322 n . 79 ; 327 n. 109. D é o n n a (W.) : 225 n. 210. D e r o y (L.) : 389 n. 22. D e S a n c t i s : 168 n. 79 ; 169 n. 82. D e s c a r t e s : 94.

d e s t i n : 10. d e t t e : 180 ; 361-363. D e u b n e r (L.) : 127 n. 108 ; 202 n. 85 e t 88 ; 205 n. 108 ; 298 n. 49 ; 391 n. 25. deuotio : 226 ; 326 ; 327. d e v i n : 421 ; 422. D e Visscher (F.) : 95 n. 5 ; 222 n. 194 ; 267 n. 12 e t 14 ; 268 n. 17. D e Visser (W.) : 156 n. 16. δεξίωσις : 32 n. 58. dhâr/jta : 230 ; 231 ; 297. D h o r m e (E.) : 217 n . 173. d i a m a r t y r i e : 223 ; 227 ; 273. d i a n o m a i : 390. Ôiàtpopa : 46 e t n. 142. d i a s p a r a g m o s : 72 ; 75. DICÉARQUE : 38 n. 94. D i c t y n n a : 102 n. 23. Diels (H.) : 232 n. 239 ; 299 n. 50. D i e t e r i c h (A.) : 51 n. 166 ; 55 n. 179180 ; 57 e t n. 190-191 ; 58 n. 193 ; 73 ; 145 n. 34 ; 150 n. 68 ; 299 n. 50 e t 53. dieu e n f a n t : 66. d i e u x : 10 ; 11 ; 32 ; 33 n. 60 ; 50; 145. o(KT) : 319 n. 62 ; 323 n. 87. D i k è : 417 ; 418. DINARQUE : 309 n. 29 ; 310 n. 34. D i n o m é n i d e s : 355. DIODORE DE SICILE : 41 n. 116 ; 104 n. 32 ; 116 n. 78 ; 139 n. 4 ; 140 e t n . 9 ; 141 e t n . 15 ; 142 n. 19-20 ; 144 n. 29 ; 145 n . 36 e t 38-39 ; 148 n. 58-59 ; 149 n. 60 ; 151 n. 76 e t 79 ; 152 n. 85 ; 188 e t n. 33 ; 251 n. 315 ; 289 n. 5 ; 315 n. 44 ; 322 n. 79 ; 345 n. 2 ; 348 n. 5 ; 350 n. 10 ; 400 n. 50. DIOGÈNE LAËRCE : 100 e t n. 17 ; 101 n. 20 ; 102 n. 27 ; 103 n . 29 e t 31 ; 136 n . 140 ; 141 n . 14 ; 226 n. 216 ; 354 n. 14. D i o m è d e : 162 ; 163. Dionysies : 24 n. 16 ; 25 n. 19 ; 29 ; 34 ; 65 ; 81. d i o n y s i s m e : 11 ; 12 ; 69 ; 71 ; 76-78 ; 80 ; 82-84 ; 87-89 ; 423. Dionysos : 11 ; 14 ; 25 n. 23 ; 26 n. 24 ; 27 ; 58 n. 193 ; 6389 ; 339 ; 427.

Dioscures : 27. Dipolies : 391. d i t h y r a m b e : 72 ; 73. d i v i n a t i o n : 71 ; 111 ; 406. d i v i n i s a t i o n : 421 ; 424. d i v i n i t é : 11 ; 18. doctus : 420. D o d o n e : 132. D o l o n : 154-171. d o n : 46 ; 50 ; 57 ; 101 ; 107 ; 108 e t n. 48 ; 128 ; 182 ; 183 ; 190 ; 197 ; 201 ; 356. DOSIADAS : 35 n. 77. δωτίνη : 50 e t n. 162-163. d o u b l e : 213 ; 423. D o u t t é : 55 n. 178. D o u z e T a b l e s : 233 ; ' 257 ; 284 ; 292 ; 325. D r a c o n : 228 ; 245 ; 306 e t n. 18 ; 339. d r a m e s a t y r i q u e : 73. ôp&V : 22 n. 4. d r o i t : 95 ; 175-260 ; 261-287 ; 342 ; 348 ; 371-381. d u a l i s m e : 162 n. 46 ; 406 ; 409 ; 411. D u g a s (Ch.) : 306 n. 20. D u m é z i l (G.) : 21 n. 2 ; 23 n. 7 ; 26 n. 24 e t 28 ; 32 n. 59 ; 33 e t n. 62 ; 36 n . 81 ; 42 n. 120 ; 45 n. 133 ; 73 ; 81 n. 4 ; 158 n. 24 ; 159 e t n. 30 ; 162 n. 46 ; 164 ; 170 n. 85 e t 91 ; 200 n. 76 ; 258 n. 338 ; 393 n. 29 ; 399 e t n. 47. é c o n o m i e : 399. ë y y e i a : 411 n. 8. èYYÛTl : 204 ; 252 ; 254 ; 339. égide : 125-127. É g i d e s : 342. É g i n e : 199. É g i s t h e : 224. ἔ γ κ τ η σ ι ς : 377 n. 24. E h r e n b e r g (V.) : 34 n. 70 ; 50 n. 163 ; 243 n. 289 ; 400 n. 49. SÎKÔÇ : 407 n . 5. eirési6nè : 57 n . 191 ; 232. ε ἰ σ ϕ έ ρ ε ι ν : 34 n. 69. E i t r e m (S.) : 189 n. 36 ; 215 n . 163 ; 224 n . 201 ; 297 n. 39 ; 298 n. 46 e t 49 ; 300 n. 55 ; 401 n. 53. E k d y s i a : 203. Elaphébolion : 30.

E l e c t r e : 223 ; 297 n. 39. É l i a d e (M.) : 385 n. 4. ÉLIEN : 142 n. 18-21 ; 143 n. 22 e t 24 ; 145 n. 38 ; 168 n. 78 ; 289 n . 5. É l y s é e : 140. embateusis : 223-227 ; 256. EMPÉDOCLE : 17 ; 18 ; 226 ; 419 ; 421 ; 425-428. ἐναγισμός : 53 n. 174. É n a l o s : 117. e n d o g a m i e : 44 ; 349 ; 355. E n d y s i a : 202 n. 88. E n f e r s : 149 ; 187 ; 424 (cf. inferna,l). e n t h o u s i a s m e : 11 ; 70 ; 422. éopxf) : 48. É'phèse : 23 n. 6 ; 24 ; 39 n. 104. ÉPHORE : 190 ; 376 n. 23. É p i d a u r e : 199. É p i m é n i d e : 89 ; 421-423. é p i p h a n i e : 33. ἐ π ί σ κ η ψ ι ς : 234-236. époptie : 422. éraniste.g : 47 n. 144 ; 51 ; 52 ; 194. ë p a v o ç : 47 ; 48 e t n. 150 e t 154 ; 51 ; 191-196. ERATOSTHÈNE : 126 n. 101 ; 129 n. 117 ; 140 n. 10 ; 195 n. 60. E r i n y s : 237. É r i p h y l e : 104-108 ; 199 ; 200. É r y s i c h t h o n : 48 n. 151. É r y t h e i a : 149 e t n. 66. ESCHINE : 247 n. 302 ; 269 n. 19 ; 293 n . 24 ; 306 n. 18 ; 310 n. 32 ; 315 n. 43 e t 46 ; 319 n. 66 ; 323 n. 85. ESCHYLE : 26 n. 25 ; 36 n. 80 ; 39 n . 99 ; 74 ; 105 e t n. 37 ; 130 n. 124 ; 209 n. 130 ; 216 n. 170 ; 223 e t n. 198 ; 224 n. 201 ; 228 n . 223 ; 232 e t n. 236 ; 233 n. 245 ; 238 n. 267 e t 270 ; 244 e t n. 292 ; 245 e t n. 296 e t 298 ; 292 n. 15 ; 297 n. 42 ; 298 e t n. 45 ; 299 n. 52 ; 306 ; 349 ; 374 n. 14 ; 387 e t n. 10. esclave : 26 e t n. 27 ; 251. espace : 227 ; 382. ἐ σ ϕ υ δ ω μ έ ν ο ς ( é p i t h è t e de D i o n y sos) : 27. E s p i n a s (A.) : 141 n. 12. ê a t i a a i ç : 22 n. 3 ; 23 ; 30.

é t é : 29. E t é o c l e : 106 ; 107. É, thiopie : 150 e t n. 67 e t 71 ; 148 n. 59. E t r e : 412 ; 417. É t r u s q u e s : 126. E t y m . M a g n u m : 25 n. 18-19 ; 151 n. 75 ; 376 n. 21. E u c l e i a : 39 n. 100. e u d é m o n i s m e : 420. ECTDOXE DE CNIDE : 103. EUMÉLOS : 66. E u m o l p i d e s : 65. e u p a t r i d e s : 334 ; 336 ; 3 6 i n. 11. E u p h a m o s : 115 ; 116. EURIPIDE : 13 ; 24 e t n. 11 ; 26 n. 26 ; 39 n. 100 ; 48 n. 149 ; 52 n. 170 ; 67-69 ; 81 ; 82 ; 87 ; 109 n. 50 ; 120 e t n. 88 ; 122 ; 128 n. 112 ; 129 n. 116 ; 130 e t n. 123 ; 132 n. 127 ; 144 n. 32 ; 145 n. 34 ; 148 n. 57 ; 150 n . 67 e t 71 ; 154 e t n . 2-3 ; 156 ; 160 ; 161 e t n. 42 ; 163 n. 50-51 ; 166 ; 170 n. 86 ; 195 n. 60 ; 199 e t n. 73 ; 206 e t n. 111 ; 211 e t n. 136 e t 141 ; 214 n. 157 ; 216 n. 170 ; 224 n. 200 e t 202 ; 227 n. 219 ; 237 n. 263 ; 258 n. 339 ; 282 n. 42 ; 297 n. 40 ; 315 n. 43. EUBTATHE : 286 n. 55 ; 327 11. 106. E u t h y m o s : 168 e t n. 81 ; 169. E v l i é m è r e : 140 n. 10. e x é c u t i o n c a p i t a l e : 295 ; 300 ; 302-329. e x o g a m i e : 44. exomosia : 272. extase : 11 ; 67 ; 81 ; 424. ex-voio : 112 (cf. offrande). famille : 339 ; 348 ; 386. P a r n e l l (L.R.) : 25 n. 19 e t 21 ; 26 n. 24 ; 33 n. 67 ; 41 n. 110 ; 44 n. 128 ; 167 n. 77 ; 387 n. 8. F a u n u s : 158 n. 23. Felirle (E.) : 40 n. 107 ; 41 n. 112 ; 43 n. 123. Féliee (Pli. de) : 81. f e m m e : 23 ; 67 ; 70-71 ; 83-84 ; 202 ; 352 ; 354-356 ; 358-359. F e r r i n i (C.) : 326 n. 100. fertilité : 13 ; 81.

FESTUS : 113 n. 66 ; 204 n . 99 ; 233 e t n. 246 ; 249 n. 310. feu : 113 ; 212 ; 214 e t n. 154 ; 388 ; 389. F i n e ( J . V . A . ) : 360 n. 2-3 ; 362 e t n. 7-8 ; 365 n. 12 ; 366 n. 18 ; 369 n. 22. F i n l e y (M.I.) : 360 n. 2. Flacelière (R.) : 401 n. 56. f l a g r a n c e : 267 ; 268 e t n. 16 ; 269 ; 318 ; 320-321. fleuve : 39 ; 41-42 ; 54. folie : 69 ; 80 ; 83 (cf. m a n i a ) . F o r d i c i d i a : 59 n. 198. f o r m a l i s m e : 248 ; 253. F o u c a r t (P.) : 47 n. 145 ; 56 n. 185 ; 388 n. 13. F o w l e r (W.) : 23 n. 7 ; 33 n. 62 ; 167 n. 73. f o y e r : 374 ; 382-402 (cf. H e s t i a ) . frairies : 21-61. F r a n c o t t e : 52 n. 172. F r â n k e l (E.) : 258 n. 338. F r a z e r (J.G.) : 41 n. 113-114 ; 75 ; 126 n. 103 ; 145 n. 41 ; 158 n. 21-22 ; 159 n. 32 ; 160 n. 33 ; 166 n. 67 ; 167 ; 168 n. 80 ; 210 n. 134 ; 215 n. 163 ; 217 n. 173 ; 225 n. 210 ; 226 n. 213 : 126. Kritze (V.) : 293 n. L9. fruges : 58. F r u t i g e r (P.) : 117 n. 18. f u r es : 325. f u r o r : 69 ; 81 ; 83. F u r t w â n g l e r : 170 n. 81. F u s t e l de Coulanges : 335 ; 363 ; 364 e t n. 11. f u s t i g a t i o n : 293 n. 22 ; 300 n. 55. GAIUS : 196 n. 62 ; 240 n. 275 ; 256 n. 331 ; 262 et n. 2 ; 328 n. 114 ; 379 n. 37 ; 411 n. 9. γ α μ η λ ί α : 40 e t n. 106-107. ( i a n y m è d e : 128 ; 191 n. 47. g a r a n t i e : 277-279. W i r t r i n g e n (Hiller v o n ) : 36 n. 83. Hélon : 350 ; 355 e t n. 15. Γ ε λ ῶ ν (source) : 145 n. 41. générosité : 31. genialis hiems : 28 e t n. 42. génie : 12.

genius : 12 ; 18. geno8 : 26 ; 35 ; 38 n. 93 ; 45 n. 134 ; 60 ; 89 ; 335 ; 338 ; 340 ; 390 ; 427. géomore8 : 337. G é r y o n : 149 e t n. 66. G i r a r d ( P . F . ) : 325 n. 96. Giringer : 147 n. 54. Glaucos : 117. Glotz (G.) : 42 n. 117 ; 55 n . 179 ; 102 n. 24 ; 106 n. 39 ; 133 n. 133 ; 164 n. 55 ; 165 n. 60 ; 181 n. 13 ; 184 n. 21 ; 208 n. 124 ; 212 n. 148 ; 214 n. 159 ; 220 n. 187 ; 222 n. 194 ; 229 n. 227 ; 230 n. 231 ; 231 e t n. 233 ; 234 n. 251 ; 240 n. 279 ; 242 n. 284 e t 286 ; 243 n. 291 ; 245 n. 295 ; 251 n. 315 ; 289 n . 4 e t 6 ; 298 n. 44 ; 301 n. 56 ; 306 n. 18 ; 308 n. 25 ; 309 n. 28-29 ; 313 n. 42 ; 319 n . 65 ; 320 n . 68-69 e t 71 ; 321 n. 75 ; 322 n. 80 ; 326 n. 103 ; 327 n. 110 ; 348 n. 6 ; 358 n. 22 ; 359 n. 24 ; 361 n. 5 ; 362 e t n. 6 ; 379 n . 38. Goossens (R.) : 154 n. 2 ; 156 n. 12 e t 15. GORGIAS : 197 n. 64. G o r g o n e : 129 ; 131 ; 192. G o r t y n e (loi d e -) : 42 n. 119 ; 198 e t n. 72 ; 243 n. 290 ; 254 e t n. 327 ; 256 ; 269 ; 271-272 ; 286 ; 377 e t n. 27 e t 30 ; 378 e t n. 35. Graillot : 49 n. 156 ; 56 n. 183. G r a n d e Mère : 56 ; 67. G r a n e t (M.) : 42 n. 120. Ypa