Anne de Bretagne 9782213707990

Depuis, le xve siècle, l’histoire de la duchesse Anne de Bretagne s’est peu à peu transformée en mythe. Il est temps de

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Anne de Bretagne
 9782213707990

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Du même auteur
Avant-Propos
Chapitre 1 - Une enfance au château de Nantes
Chapitre 2 - Orpheline et duchesse à onze ans
Chapitre 3 - L'affaire du mariage français
Chapitre 4 - Un mariage de raison : Charles VIII
Chapitre 5 - Enfin reine de France : Louis XII
Chapitre 6 - La dot de la reine Claude
Chapitre 7 - Requiem pour une grande reine
Chapitre 8 - Naissance d'un mythe
Conclusion
Chronologie
Bibliographie
Index
Crédits des illustrations
Remerciements
Table des matières
Cahier hors-texte

Citation preview

En couverture : Anne de Bretagne, par Jean Bourdichon, miniature des Grandes Heures d’Anne de Bretagne, détail, v. 1503-1508 © Bibliothèque nationale de France Création graphique : Antoine du Payrat Cartographie : Philippe Paraire ISBN : 978-2-213-70799-0 © Librairie Arthème Fayard, 2020.

DU MÊME AUTEUR

Les paradoxes de l’Histoire, Le Cherche Midi, 2010.

Avant-Propos Le nom d’Anne de Bretagne brille toujours au firmament de l’histoire de France. Comme Aliénor d’Aquitaine, femme de Louis VII de France puis d’Henri II Plantagenêt d’Angleterre, elle a éclipsé pour la postérité le nom des deux rois dont elle fut l’épouse, Charles VIII et Louis XII. Comme Catherine de Médicis, femme d’Henri II, elle fait partie des reines de France les plus célèbres. Mais Anne dispose d’une place à part. Au contraire de Catherine de Médicis liée à la Saint-Barthélemy, son souvenir n’est entaché d’aucun massacre, d’aucun poison, d’aucune vilenie. Et au contraire d’Aliénor d’Aquitaine, l’opinion n’a jamais jugé sa conduite scandaleuse. Comment le souvenir d’une reine à la réputation sage et pieuse a-t-il pu perdurer ? Comment une vie aussi courte – Anne est morte à trentesix ans – a-t-elle pu imprimer durablement notre mémoire ? L’utilisation de son personnage par les défenseurs de l’identité bretonne y est sans doute pour beaucoup. Devenue au XIXe siècle plus qu’une duchesse ou qu’une reine, le symbole d’un mouvement politique, sa transfiguration la fit alors accéder au rang de mythe. Mais la duchesse intéresse son pays d’adoption, la France, tout autant que sa patrie bretonne. Sa vie intense et fascinante, ses décisions disséquées et réinterprétées à loisir, ses revers de fortune à tout âge, ses deux époux royaux, ses quatorze enfants morts et survivants, ses voyages et ses pèlerinages symboliques, tout est sujet à discussion. Depuis deux siècles,

chacun réinvente le personnage selon son point de vue, français, breton, indépendantiste, folkloriste. Pourtant, celle qui allait devenir le porte-drapeau de la nation bretonne n’était pas bretonne elle-même. Son père, François II, était seigneur d’Étampes, une cité située au sud de Paris, et avait grandi dans le Val de Loire au sein de la cour du roi de France. Sa mère, Marguerite de Foix, était originaire des Pyrénées et issue de la lignée des rois de Navarre et d’Aragon. La duchesse ne parlait pas breton. Certes, elle est née au château de Nantes, mais cette ville n’est guère bretonnante puisqu’on y parle le gallo, une langue d’oïl proche du vieux français et mâtinée de mots bretons. De plus, à la cour ducale, cour lettrée et raffinée, on pratiquait le français comme dans beaucoup de cours européennes. Grande dame de la noblesse, Marguerite de Foix n’a pas élevé elle-même sa fille. Elle a laissé ce soin à une nourrice. Parmi les candidates qui se pressèrent pour cette charge prestigieuse, on retint finalement une certaine dame Eon, femme d’un lieutenant du duc et originaire de Rennes. Mais Rennes est en pays gallo, la nourrice ne parlait pas breton. L’enfant n’apprendra donc pas cette langue. Si Anne a toujours fait figurer son rang de duchesse dans sa titulature, elle fut avant tout reine de France, titre beaucoup plus prestigieux aux yeux de chacun. Sa capacité à gouverner, à prendre des décisions difficiles en toute circonstance, à ne jamais renoncer face à l’adversité de la guerre ou du deuil, à supporter les épreuves avec constance, fait d’elle un personnage de premier plan à l’égal des rois qui n’ont pas l’habitude de s’effacer devant leur reine. À de multiples reprises, elle donna la preuve d’un caractère bien trempé. Devenue duchesse à seulement onze ans, qu’il lui eût été facile de renoncer, de remettre sa vie et ses biens entre les mains du roi de France comme celui-ci l’espérait et comme toute l’Europe s’y attendait. Mariée à un grand seigneur, elle serait devenue une épouse effacée et obéissante. Vingt fois, sans doute, elle fut tentée de suivre cette voie, quand ses caisses étaient vides ou qu’elle était

chassée de son château par des intrigants. Mais, contre toute attente, elle choisit de continuer la guerre commencée sous le règne de son père et tint tête à la France pendant plus de trois années avant de s’unir au roi en personne. Cette décision incroyable amena Charles VIII à épouser son ennemi de la veille, non pas une jouvencelle désignée sur une liste de princesses jeunes et fécondes comme c’était l’usage, mais un seigneur en jupons clamant haut et fort ses droits sur son héritage. Il est temps de s’éloigner du mythe pour rendre à cette histoire deux éléments trop souvent oubliés et pourtant essentiels : le premier, c’est qu’Anne fut une femme d’un temps qui ne se souciait guère des femmes, et dut être à la fois femme dans sa vie privée et homme de pouvoir dans ses apanages. Elle dut en même temps donner des héritiers à la couronne de France et se faire obéir sur ses terres convoitées par de grands seigneurs. La tâche était ardue. Le second élément, c’est qu’Anne régna sur une nation très diverse : Breton des champs n’est pas Breton des villes, gens de terre ne sont pas gens de mer, et si la duchesse eut un tel destin, c’est bien parce que, grâce à sa population et à sa situation géographique, sa terre natale valait de l’or au XVe siècle. L’appauvrissement progressif du duché au e XIX siècle ne doit pas faire oublier qu’au Moyen Âge la Bretagne tirait des richesses presque inépuisables de ses littoraux, de ses champs et de l’activité de ses marchands. En témoigne aujourd’hui encore son patrimoine médiéval exceptionnel. Des remparts de Guérande à la cathédrale de Quimper en passant par les châteaux de Josselin, de Vitré ou de Nantes, les ruelles de Dinan ou d’Auray et les splendides enclos paroissiaux de Basse-Bretagne, le fantôme de la duchesse Anne est partout présent.

CHAPITRE 1

Une enfance au château de Nantes

Malheur, c’est une fille ! Le 25 janvier 1477, la vieille forteresse de Nantes retentit de clameurs. Enfin, la duchesse Marguerite va donner naissance à un héritier ! Chacun prie en son for intérieur car Marguerite n’est pas bien vaillante. On n’imaginait plus la voir enceinte au bout de cinq années de mariage. En se remariant, le duc de Bretagne a épousé une des parentes du fameux Gaston Phébus, une fille de sang royal par sa mère qui flattait ses ambitions, mais a hypothéqué la venue au monde de ses descendants. Marguerite de Foix était réputée stérile : mariée à vingt-quatre ans au duc, elle n’est tombée enceinte qu’à vingt-huit ans. L’héritier s’est fait attendre avec d’autant plus d’empressement que le duc François II a déjà perdu un fils de sa première union. Les conditions de l’accouchement sont difficiles, comme bien souvent au XVe siècle. On accouche chez soi, bien sûr, avec l’aide des sages-femmes et de Dieu. Accoucher chez soi ne relève pas d’un privilège de la noblesse. Les hôpitaux sont rares et servent surtout à accueillir les pauvres, les vagabonds, les vieillards sans famille. C’est dans le nid familial qu’on voit le jour, au milieu des familiers – famille, serviteurs, femmes de bonne volonté, lingères, servantes, vieille nourrice de la duchesse Marguerite qui remplace sa mère restée dans les Pyrénées. Les hommes ne

sont pas accueillis dans la chambre de l’accouchée. La séparation des sexes est absolue, à l’exception de la venue éventuelle d’un médecin, cette profession n’étant pas ouverte aux femmes. Les hommes attendent de savoir si l’enfant sera fille ou garçon. Pour un héritier mâle, le duc peut faire tonner le canon en signe de contentement ; pour une fille, il faudra se montrer plus discret. Le moment de la naissance est délicat à la fois pour la mère et l’enfant. Les moyens d’asepsie étant inconnus, on accouche le plus naturellement possible, en espérant qu’aucune plaie ne se formera. En cas de déchirure ou de césarienne, l’infection est fréquente. L’hygiène telle que nous la concevons est méconnue. On se fonde sur des connaissances médicales qui remontent à l’Antiquité grecque, au médecin Galien et à son système des humeurs : une femme rougeaude est réputée sanguine, une femme pâle lymphatique. Les microbes sont encore invisibles – il faudra attendre plusieurs siècles que Pasteur les découvre grâce au microscope – et la formation des infections est interprétée comme une punition divine. Les fièvres puerpérales sont si communes qu’une grande partie des mères meurent en couche. On préfère sauver l’enfant quand cela est possible. Mais c’est au petit bonheur la chance. Il n’est pas rare que le nouveau-né suive la mère dans la tombe quelques semaines après sa naissance. Le petit Jean, le premier fils légitime du duc François, né le 29 juin 1463, est mort le 25 août suivant. Pourtant, les bébés nés l’été ont plus de chances de survie que les autres. Les maladies liées au froid – grippes, refroidissements, rhumes – ne les touchent pas. C’est dire qu’en naissant au mois de janvier Anne place la barre très haut dans le château glacial de ses parents ! Cette survivante est probablement dotée d’une solide constitution. Sa mère est la seconde épouse de son père. Les hommes sont souvent mariés puis veufs deux ou trois fois dans leur vie du fait de la forte mortalité en couches. S’ils ont des enfants d’une première union, le remariage est d’autant plus

rapide qu’il faut s’occuper des bambins. Une marâtre est la meilleure garantie de maintenir les enfants en vie. La première épouse du duc s’appelait aussi Marguerite, Marguerite de Bretagne. Elle est morte en 1469, six ans après le petit Jean, le seul fils auquel elle a donné naissance. L’histoire s’intéresse peu aux duchesses : on ne connaît ni la date de naissance de Marguerite ni la raison de sa mort, mais il y a fort à parier que sa disparition est liée à une grossesse. C’est elle qui aurait dû être l’héritière directe du duché de Bretagne par son père François Ier, duc de Bretagne. Cependant le traité de Guérande de 1365 a institué que les filles ne pouvaient hériter, une mesure qui sera plusieurs fois remise en cause au cours de cette histoire. La Bretagne n’est pas la France où la loi salique s’applique depuis le règne de Philippe V, excluant définitivement les filles de l’accession au trône. En Bretagne, elles héritent, n’héritent pas… tout dépend des circonstances, mais être une fille rend la tâche bien plus ardue. François II, cousin de Marguerite, est héritier indirect, par sa mère. Le mariage en 1455 de François et Marguerite a donc résolu toutes les difficultés successorales grosses de conflits armés : cette union est la garantie que la Bretagne restera dans la famille de Montfort dont sont issus les deux cousins et empêche une guerre civile. Le mariage est souvent plus efficace que la guerre pour conquérir des territoires ou pour les conserver à l’intérieur d’un clan. Sans doute pourrait-on s’inquiéter de la consanguinité des deux époux. La mort de leur héritier en serait-elle la conséquence ? En réalité, la consanguinité est très fréquente à cette époque : dans la noblesse, on se marie entre soi pour éviter la dispersion des héritages. Dans le peuple, comme on ne voyage guère, on s’unit à quelqu’un du village, probablement apparenté à un degré plus ou moins lointain. Le mélange est l’exception, car l’étranger suscite la méfiance. On rencontre d’ailleurs peu d’étrangers au cours d’une vie ordinaire, les transports étant lents et hasardeux.

La première épouse de François II, Marguerite de Bretagne, héritière légitime, a disparu en 1469. Veuf, François est allé chercher une jeune fille de haut rang. Il s’est remarié avec Marguerite de Foix. Par sa mère, la petite Anne qui est en train de voir le jour en ce matin de janvier 1477 a des ascendances royales : Éléonore, reine de Navarre, est la grand-mère d’Anne. La fillette ne la rencontrera jamais puisqu’Éléonore disparaît deux ans après sa naissance. Cette maîtresse femme n’a pas hésité à aider son père à usurper la couronne de Navarre. Audace et ténacité sont les qualités cultivées par toute l’aristocratie européenne pour accéder au pouvoir et s’y maintenir. Ce sang d’exception qui va couler dans les veines de la petite duchesse a des origines variées venues de tous les horizons : un peu de Navarre, un peu de Foix, un peu de Bretagne et d’Île-de-France par son père. Anne n’est pas uniquement bretonne, elle est le fruit d’alliances matrimoniales labyrinthiques qui s’expliquent par des calculs politiques. C’est pourquoi sa naissance est plus qu’attendue. Cette enfant est un enjeu pour de nombreuses dynasties européennes. Enfin retentissent les cris de l’enfant nouveau-né. Malheur, il s’agit d’une fille ! François II est plongé dans un abîme de perplexité. Cette enfant va-t-elle vivre ? Elle est son unique héritière légitime. Pourra-t-elle recueillir le titre de duchesse ? Le maudit traité de Guérande pourrait bien l’en empêcher. Et la scène va se reproduire presque deux ans plus tard quand Marguerite va de nouveau accoucher d’une fille, Isabeau. Anne a une petite sœur. Elle est peut-être la seule à s’en réjouir.

D’encombrants bâtards C’est qu’en effet la naissance de ces filles légitimes ne vient que rendre plus complexe un problème préexistant : le duc a déjà des enfants. François II aime les femmes. Et la perspective de plaire à un duc ne laisse aucune de ses conquêtes

indifférente. Séduire un grand personnage est une manière d’espérer changer d’existence. Lui donner un enfant équivaut à se l’attacher définitivement. C’est pourquoi, de ses liaisons adultérines, François a quelques descendants qui ne sont pas ses héritiers devant Dieu et les hommes. Ils sont trois demifrères et demi-sœur qui graviteront toujours dans l’entourage de la petite duchesse. L’aîné porte le prénom de son père. François, « le Bâtard de Bretagne », est né en 1462. Il a quinze ans au moment où la naissance d’Anne le prive des espérances un peu folles qu’il pouvait entretenir sur le trône de son père. Il entre dans l’âge adulte, celui où les jeunes chevaliers combattent déjà les armes à la main. Sa mère est la vicomtesse de La Guerche, Antoinette de Maignelais. Un fils aîné, voilà de quoi faire rêver le duc. Est-il si sûr que les bâtards ne peuvent hériter du trône de leur père ? Guillaume le Conquérant s’appelait bien Guillaume le Bâtard avant de devenir duc de Normandie par héritage, faute d’enfant légitime, puis roi d’Angleterre par la conquête. C’est un précédent glorieux, mais assez unique. Et nous ne sommes plus au XIe siècle. Les coutumes importées en Normandie par les peuples vikings sont tombées en désuétude. Désormais, la naissance d’héritiers suppose un mariage chrétien préalable. Pour protéger les mères, les mariages sont devenus – théoriquement – indissolubles et les aventures extra-conjugales ne peuvent perturber la bonne marche des familles et la transmission des héritages. Pour le duc, ce fils bâtard dont la mère n’est pas d’assez haute naissance est donc un regret plus qu’un obstacle aux droits de sa fille. Ce regret se multiplie à la naissance de chacun des fils que lui donnera Antoinette, même si la plupart de ces enfants meurent jeunes. Le dernier enfant d’Antoinette est une fille. Aucune haute position n’est prévue pour cette bâtarde. Tout juste Françoise pourra-t-elle tenir lieu de dame de compagnie à Anne, jusqu’à sa mort à l’âge de vingt-cinq ans.

Quel peut être l’avenir des trois enfants illégitimes survivants – François, Françoise et Antoine Dolus – nés avant Anne ? De naissance ducale, ils ne peuvent être ignorés. Il semble d’ailleurs que le duc les ait accueillis avec joie. Avoir des enfants est toujours une bénédiction du ciel dans les sociétés traditionnelles. Il leur faut une éducation qui soit à la hauteur de leur naissance : s’ils ne sont pas préparés à exercer le pouvoir, ils vivent cependant au château de Nantes et partagent les jeux des deux héritières. Nul ne sait ce qu’en pense Marguerite de Foix, l’épouse légitime. Si les écarts des hommes sont publics, ceux des femmes restent d’autant plus discrets qu’on ne peut savoir qui est le véritable père. Les conjectures tiennent lieu de test ADN. La petite bâtarde Françoise reçoit une éducation digne d’une dame de la noblesse : danse, chant, broderie, conversation. Mais elle est tenue éloignée des matières sérieuses que l’on dispense à sa petite demi-sœur Anne, future duchesse. Quant aux garçons, nobles ils sont. Par conséquent, leur métier sera celui des armes. Dans la société d’Ancien Régime, la noblesse justifie ses privilèges par le sacrifice éventuel de sa vie pour défendre les autres. Les aînés de l’aristocratie pratiquent le métier des armes, les cadets servent Dieu. Les garçons deviennent donc le plus souvent chevaliers. Ils montent à cheval, manient l’épée et la lance de tournoi, ils n’ont pas peur des engagements et de la bataille. C’est bien sûr l’avenir qui attend le petit François et son frère Antoine jusqu’à ce que la mort emporte ce dernier à l’adolescence. En attendant l’âge adulte, l’aîné est pourvu de titres : François Ier d’Avaugour est comte de Vertus, de Goëllo, baron d’Avaugour et seigneur de Clisson, le château où est né son père. Il devient gouverneur de la place forte de Saint-Malo, un poste considérable quand on sait que Saint-Malo est la tête de pont majeure de la Bretagne face aux Anglais, tantôt alliés, tantôt ennemis du duché. Quelles décisions prendra-t-il face à l’éventualité de l’héritage ? Pourra-til si facilement renoncer à un pouvoir qui va se retrouver très opportunément à portée de main ?

Revenons un instant sur la mère des bâtards : Antoinette de Maignelais. Cette femme n’est pas seulement fort jolie, elle a aussi la tête bien faite. En effet, Antoinette n’est autre que l’ancienne favorite du roi de France Charles VII, le père de Louis XI, contemporain de François II de Bretagne. À dire vrai, c’est le jeune Louis XI qui l’avait placée dans le lit paternel pour en faire une espionne à sa solde. Le père et le fils n’étaient pas en bons termes, comme on l’aura compris. Antoinette avait succédé à la belle Agnès Sorel, maîtresse en titre du roi de France. Agnès a sans doute contribué à rendre courante l’habitude d’afficher ses maîtresses dans l’aristocratie européenne. En effet, loin de la cacher, Charles VII n’a cessé d’exhiber cette femme d’une beauté exceptionnelle. Il a fait réaliser plusieurs fois son portrait et a reconnu les trois filles qu’elle lui avait données. Une fois son père disparu, Louis XI devenu roi ne se sépare pas d’Antoinette de Maignelais. Cette femme à sa dévotion l’a fidèlement servi. Il décide habilement de la pousser dans le lit de l’un de ses ennemis : le duc de Bretagne. Il parvient à faire d’elle ses yeux et ses oreilles auprès de François II ainsi que la mère de trois de ses enfants, position idéale pour une espionne !

La dame de Châteaubriant Pour l’heure, les seuls enfants légitimes du duc sont deux filles. En attendant la naissance hypothétique d’un fils, il n’est pas question de négliger l’éducation que va recevoir l’héritière potentielle, l’aînée des filles, Anne. Aux soins du corps, la nourrice venue de Rennes pourvoira. La dame Eon est choisie pour cette noble mission car les dames de l’aristocratie n’allaitent pas. En effet, pendant l’allaitement, une femme est stérile. Or les épouses doivent donner le plus grand nombre possible d’enfants à leur époux. Marguerite se fait donc remplacer par une femme

du peuple qui a accouché à peu près en même temps qu’elle. Cette femme simple qui va tenir Anne sur son sein dès son plus jeune âge va prendre une grande place dans le cœur de l’enfant et rester à ses côtés. En 1502, la dame Eon est toujours présente à la cour de France. Pour l’esprit, il faut une autre dame, capable de trouver les meilleurs professeurs, une dame qui par son exemple distillera chez la fillette l’amour de la religion et des bonnes mœurs. Une grande dame qui sera suffisamment lettrée pour vérifier l’état d’avancement des connaissances de sa protégée et qui sera un modèle de discernement et de comportement pour elle. La perle rare existe. Elle s’appelle Françoise de Dinan. Cette héritière d’une fortune considérable est baronne de Châteaubriant depuis l’âge de huit ans par la mort de son père. Elle est à la tête de la plus importante seigneurie de Bretagne et se fait une haute idée des charges et responsabilités que doit endosser une femme de son rang. Anne risque de se trouver dans la même situation qu’elle à la mort du duc. C’est pourquoi Françoise de Dinan décide de l’armer moralement et intellectuellement pour cette tâche. Elle en fera une femme de tête étonnamment précoce, une fine politique et développera chez elle l’autorité dont elle aura besoin pour gouverner. Leur proximité est telle que la fillette fait souvent des séjours dans l’hôtel particulier de la baronne à Nantes, l’hôtel de Briord, ainsi que dans sa forteresse de Châteaubriant, à soixante-dix kilomètres au nord de la capitale ducale. La certitude d’être appelée à un destin hors du commun caractérise avant tout les enseignements auxquels se plie Anne. En tout lieu, en toute chose, quelle que soit la matière enseignée, la dame de Châteaubriant veut convaincre Anne qu’elle se doit à son rang de duchesse. Sa tenue, son air, sa manière de marcher, le ton de sa voix, le choix des mots employés, tout est sujet à s’exercer en vue du pouvoir. Enfant, Anne possède déjà un sceau semblable à celui des ducs ses ancêtres : pour sceller ses lettres, elle utilise une marque qui la représente assise sur

un trône, de face, l’épée à la main. Dès son plus jeune âge, la petite duchesse se prépare. Présente aux grands événements aux côtés de son père, elle est très tôt associée au pouvoir. Ses sujets doivent la connaître, ce qui explique qu’elle doit être visible et identifiable à son vêtement par ceux qui l’observent de loin. Joutes, tournois de chevalerie dans la cour du château, festins et même supplices publics, rien ne lui est épargné. Plus encore que les autres enfants de son époque, elle est mêlée à la vie des adultes afin de consolider son avenir.

Une enfance d’exception Sous la houlette de Françoise de Dinan, de nombreux personnages concourent à l’éducation de la fillette. Sa mère et son père sont près d’elle au premier chef : la famille ducale a

toujours passé du temps dans les murs du château de Nantes où Marguerite a pu voir très souvent sa fille, avant de mourir à l’âge probable de trente-sept ans. François II a forcément accru ses conseils auprès de l’enfant à mesure que l’espoir de voir naître un fils s’amenuisait, et encore plus après la mort de son épouse Marguerite. Par la charge qui lui revient, Anne doit recevoir plus qu’une bonne éducation, une formation à la vie politique et un entendement particulier des choses du pouvoir. Son père est un exemple pour elle au cours des multiples péripéties qui émaillent sa vie de duc. Si les parents d’Anne ne l’élèvent pas directement, laissant cette tâche à sa nourrice et à ses professeurs, ils sont ses familiers au quotidien, ce qui n’est pas si fréquent dans l’aristocratie. Anne bénéficie de leur présence. Anne se trouve donc dans une situation particulière : non seulement bien peu de filles reçoivent une éducation aussi complète en cette fin de Moyen Âge, mais bien peu de garçons également, même dans les plus grandes familles. Il n’est pas rare à cette époque d’être illettré dans le monde de la noblesse et de l’aristocratie où les apprentissages essentiels se résument aux travaux d’aiguille pour les filles et à l’art du combat pour les garçons. Anne reçoit des leçons dignes de celles que reçut Aliénor d’Aquitaine qui vécut trois siècles avant elle, seul exemple comparable de femme lettrée ayant exercé le pouvoir au Moyen Âge. Les professeurs se succèdent toute la journée auprès de l’enfant. Ses premières leçons sont en latin. C’est certes la langue des gens d’Église mais, malgré la place de plus en plus importante prise par le vieux français, elle demeure la langue qu’il faut maîtriser dans les cercles éclairés par les lumières de la culture. Dans l’Europe du Moyen Âge, le latin est parlé et surtout écrit par tous les lettrés. C’est aussi la langue de la diplomatie et des relations internationales par-delà les langues vernaculaires. La Bretagne ne fait pas exception à la règle. Le breton n’est de toute façon pas une langue écrite. Qui prétend être cultivé a donc des bases de latin. Anne fait mieux que cela. Elle sait

déchiffrer tout un texte, ce qui lui sera souvent utile pour comprendre les nombreux documents et traités qu’elle recevra au cours de sa vie politique. Non seulement elle n’aura pas besoin de truchement pour prendre connaissance des missives qui lui seront remises, mais surtout on ne pourra pas la tromper sur le contenu des documents officiels sur lesquels elle apposera sa signature, contrairement à son premier époux, Charles VIII, dont l’éducation a été moins poussée. Aucune nuance des textes ne lui échappe. Pour ce qui est du français, Anne le parle au quotidien et l’écrit couramment, à la plume d’oie et à l’encre. Parallèlement, on juge utile de l’initier également à l’anglais. Les relations sont telles avec le voisin britannique qu’il est préférable d’entendre son langage. Le roi d’Angleterre prendra une place considérable dans l’existence de la duchesse, lui qui fut déjà un partenaire de premier plan du duc son père. La lecture, en latin ou en français, est un loisir apprécié de l’enfant, mais elle n’a que peu de volumes dans lesquels s’exercer. En cette fin du XVe siècle, la plupart des livres sont encore écrits à la main, recopiés mot après mot dans les scriptoria des monastères par des hommes d’Église, parfois enluminés de superbes miniatures et toujours protégés par des reliures solides et durables. Il faut environ trois ans pour recopier un volume. Posséder des livres est un signe de pouvoir et de grande richesse. Si Gutenberg fait progresser la reproduction imprimée des livres à partir de 1452 et la sortie de sa Bible imprimée, la diffusion de son invention est très lente et les premiers incunables sont fabriqués dans le royaume de France seulement sept années avant la naissance d’Anne, en 1470. Au départ, le procédé demeure rare et quasiment aussi cher que les copies manuelles. Devenue reine, Anne sera pressée de faire fabriquer quelques livres pour son usage personnel par des artistes de grand talent. C’est à la fois son plaisir et sa fierté. Au même titre que les joyaux, les parures, les vêtements de fourrure ou de soie, les harnachements de grand prix exhibés dans les fêtes publiques, la bibliothèque d’Anne va

bientôt concourir à sa renommée. Cette femme savante aura l’une des bibliothèques les plus fournies d’Europe, un total de 1 140 livres, parmi lesquels une majorité d’ouvrages pieux. Une quinzaine de volumes lui vient de son père, lui-même versé dans la littérature. Jamais la reine ne se privera de montrer sa culture à ses visiteurs, les recevant volontiers dans la pièce où elle entrepose ce trésor. C’est une princesse qui vit à l’époque charnière entre le Moyen Âge et la Renaissance et sa culture est déjà teintée d’humanisme. La petite duchesse n’est pas seulement exceptionnellement lettrée. Elle a aussi des connaissances en mathématiques, ce qui lui sera très utile au cours de sa vie. Les finances du duché vont en effet être mises à rude épreuve par les guerres qu’elle va devoir mener ou dont elle sera le témoin privilégié. Anne devra souvent avoir recours à l’emprunt ou calculer la solde des gens de guerre, que ce soit comme duchesse de Bretagne ou comme reine de France. Elle peut rendre grâces à la dame de Châteaubriant d’avoir pensé à cet aspect de sa formation. Mais le fondement de son éducation reste la religion, comme l’illustre le contenu de sa bibliothèque. Pour gouverner, elle aura besoin de l’appui des autorités ecclésiastiques. Son père le sait. Il ne néglige donc pas ce domaine malgré des mœurs souvent dissolues, on l’a vu. On sait que la fidélité conjugale n’est pas le point fort du duc. Par ailleurs, la religion est, à cette époque, la garantie de donner aux filles une morale irréprochable. Les enfants que portera Anne devenue adulte seront héritiers d’un duché. Ils doivent donc être de haute naissance, c’est-à-dire de naissance légitime. Pas question pour elle de batifoler. On voit que le père applique à sa fille des règles auxquelles il déroge luimême. À cette époque, tous les princes d’Europe, quels que soient leur rang et leur titre, sont conscients que la religion chrétienne et l’autorité du pape font partie de la construction mentale qui les place au sommet de la société. Aucun d’entre eux ne repousse pour l’instant cette évidence puisque le protestantisme n’apparaîtra qu’au siècle suivant. Tous les princes

sont catholiques et se soumettent à Rome en ce qui concerne les questions spirituelles. Les querelles du Vatican avec le roi de France et l’empereur sont provisoirement apaisées, et Luther ne soutiendra ses nouvelles thèses qu’en 1517. Anne apprend donc à appliquer les règles de la sainte religion : elle prie plusieurs fois par jour, elle a son propre oratoire et, comme tous ses contemporains, elle respecte la liturgie. Elle se plie au jeûne du carême, partage les réjouissances de Pâques et de Noël ainsi que les grandes fêtes des saints bretons, saint Patern, saint Samson ou saint Brieuc. Sans doute assiste-t-elle avec plaisir aux processions, aux pardons, créés au XVe siècle avec le développement des indulgences, et aux mystères, ces spectacles religieux retraçant la passion du Christ qui se tiennent sur le parvis des églises au moment de Pâques. Elle recueillera avec foi le symbole que le duc François Ier – le père de Marguerite de Bretagne – a adjoint à ses armes : la cordelière de saint François d’Assise. Anne en fera un de ses emblèmes, visible dans sa tenue comme dans la décoration de ses demeures – sur les cheminées des châteaux d’Amboise et de Blois par exemple. Cette simple corde, symbole de la pauvreté de François, est l’emblème de la foi sincère qui habite le cœur de la duchesse. Pour elle, les richesses des plus grands seigneurs ne sont rien à côté du paradis qui se cache derrière cette simple cordelière. Le jeudi saint qui précède Pâques, elle se prête régulièrement à la cérémonie du lavement des pieds : on fait venir au château quelques pauvres hères auprès desquels elle s’agenouille en grande cérémonie pour leur laver les pieds comme le Christ le fit avant elle. Après la cérémonie, elle donne aux heureux élus une belle pièce d’argent pour montrer que les puissants doivent pratiquer la charité. L’imitation de Jésus-Christ ne sera jamais un vain mot pour la duchesse devenue reine. Cette éducation très intellectuelle néglige quelque peu les exercices du corps. L’entraînement aux armes est réservé aux garçons dont le destin se différencie de celui des filles à partir de l’âge de sept ans. La petite enfance est mixte, puis les sexes

apprennent séparément ce que la vie attendra d’eux. Les seuls exercices auxquels s’adonne la duchesse sont la danse et l’équitation. Elle apprend à monter en amazone car elle doit pouvoir participer aux chasses qui sont l’apanage de la noblesse. Il lui arrivera, une fois adulte, d’accompagner son mari lors de grandes parties de chasse dans les forêts des bords de Loire. Maîtriser la monture, être capable de suivre une proie au grand galop, cela s’apprend dès l’enfance, en même temps que l’on apprend à marcher. Lors de ses voyages, Anne n’est pas toujours en litière. Il lui arrive de chevaucher, ce qui lui sauvera la mise en certaines occasions. En situation de danger, la duchesse sait qu’elle peut s’échapper promptement et sans cérémonial si cela est nécessaire. Il est évident qu’Anne est bonne cavalière tout autant que lectrice assidue.

Le château natal En plus de ces heures passées à monter, de ces cours auprès des meilleurs professeurs, de ses moments de prière intense et de l’observation de la politique de son père, Anne partage la vie de cour du château de Nantes. Comme tous les enfants d’alors, elle apprend beaucoup au contact des adultes car les enfants n’ont pas d’espace ou d’activité réellement différenciés de ceux des adultes. C’est François II qui a installé la cour ducale à Nantes. Mais elle reste en partie itinérante à l’imitation de la cour de France, avec une prédilection pour le château de l’Hermine à Vannes. S’y est déroulée la cérémonie du premier mariage de François II avec Marguerite de Bretagne en 1455 alors que la promise avait douze ans et que le futur duc, qui n’était encore que comte d’Étampes, en avait vingt. Parcourir ses terres permet à François II de se montrer, somptueusement accompagné de toute sa suite, de surveiller ses sujets afin de garantir leur fidélité, mais également de vivre et se nourrir sur les récoltes de telle ou telle campagne, et de financer son train de

vie par un impôt exceptionnel quand il séjourne dans une ville. Il n’est pas rare de voir le premier des bourgeois quitter sa demeure et l’aménager richement pour laisser temporairement sa place au duc. Cette dépense ostentatoire est bonne pour les affaires et le commerce ! Pourquoi le duc décide-t-il donc de fixer sa résidence officielle à Nantes ? Comme toutes les villes d’importance, elle est située sur un fleuve. Si la Loire fournit l’eau dont la population a besoin pour boire, se laver, faire la lessive, tanner le cuir, ce fleuve exceptionnellement long – plus de mille kilomètres – est aussi la voie d’entrée en Bretagne pour toute une partie de la France et même de l’Europe. À cette époque, il est plus sûr et plus facile de circuler en bateau qu’à pied tant les routes sont médiocres. Si bien que les marchandises transportées sur le fleuve viennent s’entasser dans le port atlantique à bord de barques, de gabarres et autres embarcations. Nantes est à soixante kilomètres de l’océan et l’embouchure de la Loire est particulièrement large. Une série de cinq ponts enjambent le chapelet d’îles sablonneuses qui émergent des eaux et permettent de passer de la rive nord bretonne à la rive sud poitevine. Sur ces îles, les péages sont très lucratifs et remplissent les caisses du duc. En effet, vers 1470, Nantes n’est pas seulement le débouché des zones rurales de l’intérieur. C’est aussi un port de très grande importance à l’échelle européenne. Entre la Méditerranée byzantine et musulmane au sud, et la Baltique et la Manche hanséatiques au nord, Nantes est une escale obligée du littoral atlantique où se mêlent toutes sortes de marchandises. Y arrivent en premier lieu les produits venus du continent qui repartiront vers les autres provinces par cabotage, la navigation côtière, comme les blés de Beauce, les vins de Loire, et même une partie des denrées italiennes et orientales transitant par la ville de Lyon et descendant la Loire. Mais on y trouve aussi des marchandises venues par voie de mer de tout le monde connu : Espagne, Proche-Orient, Constantinople, Scandinavie, îles britanniques. Par le port de Nantes peuvent

entrer en France les bois scandinaves, les poissons salés du Grand Nord, la fourrure et l’ambre de la Baltique, considérée comme une pierre magique aux vertus guérisseuses. Reliée à de nombreuses destinations, c’est une ville cosmopolite où les marchandises de luxe ne sont pas rares, telles que les pièces d’orfèvrerie, les épices et les rouleaux de soie. Se trouve d’ailleurs dans la cité une importante communauté de marchands espagnols qui organisent les échanges avec leur patrie. On achète en Espagne le fer et le salpêtre nécessaires aux armées. Quant aux familles italiennes, elles y pratiquent les activités bancaires nécessaires au négoce comme dans la plupart des grandes villes européennes. Dotée de sa forteresse où siègent le grand conseil ducal et la chancellerie, Nantes devient logiquement la capitale du duché, même si les ducs continueront à se faire couronner dans la cathédrale de Rennes. François II fait reprendre les fortifications de la ville qui sont tombées en déshérence. La nouvelle enceinte délimite ce qu’on appelle la nouvelle ville : la superficie totale de la cité protégée est doublée. François est un bâtisseur qui renforce à la fois Rennes et Nantes, mais le château ducal focalise son attention : il est le siège du pouvoir politique et militaire alors que Rennes est plus éloignée de la dangereuse frontière avec la France. Un autre élément préside au choix du duc : il n’est pas vraiment breton lui-même. Né sur les marches de Bretagne, à Clisson, il a grandi auprès de la cour royale de France, dans le Val de Loire, après la mort de son père lorsqu’il avait trois ans. Il est familier des coutumes et paysages liguriens. S’installer à Rennes où il a été couronné, en plein cœur du duché, l’éloignerait de ses terres d’origine. Il est devenu duc par son mariage et entend bien exercer sa souveraineté sur un vaste territoire, mais fondamentalement, il ne connaît guère les Bretons et leur culture. La région littorale de Nantes à l’embouchure de la Loire lui offre un horizon plus dégagé que la cité de Rennes, enfermée dans l’intérieur des terres.

Quand François II prend possession du château de Nantes, c’est l’austère bâtisse dont on peut encore voir les bases de schiste gris aujourd’hui. Le bâtiment relève d’un dispositif de défense mis en place autour de la ville dès le XIIIe siècle et appuyé sur les vestiges de l’ancienne muraille gallo-romaine. François fait améliorer la résidence ducale pour disposer d’une demeure selon son cœur. Grand seigneur élevé à la cour royale, François veut un cadre élégant. Au siècle précédent, le château de Nantes était un simple donjon, une tour fortifiée. Sous François II, il doit certes garder sa vocation militaire en cas d’attaque mais aussi devenir un logis digne d’un prince. À partir de 1466, de ce château médiéval, François II décide de faire naître une merveille de tuffeau blanc, à grandes fenêtres, qui n’a rien à envier aux résidences du roi de France qui parsèment les rives de la Loire. Passé le pont-levis, on découvre à l’intérieur de la cour un palais de style gothique tardif magnifique en grand et bon appareil. L’architecte de la cathédrale de Nantes, Mathelin Rodier, est chargé d’édifier ce Grand Logis. Sur la rive droite de la Loire, le mur est percé de tours dont la plus récente est la porte Poissonnière près du Bouffay. Côté couchant, la façade s’orne de quatre grosses tours élancées, la tour des Espagnols aujourd’hui disparue, les tours jumelles du Pied-de-biche et de la Boulangerie, et la tour des Jacobins avec ses vingt mètres de diamètre. Ce système de fortifications doit résister aux progrès que connaît l’artillerie à la fin du Moyen Âge (CHT fig. I). Par ailleurs, la bâtisse médiévale souffrait souvent des inondations dues aux variations du niveau de la Loire. En rehaussant le niveau du sol de 3,50 mètres, même les salles basses qui accueillent les cuisines et les salles des gardes seront désormais protégées de ces crues. La Loire ne forme un obstacle naturel qu’au sud de la forteresse. Sur ses autres faces, des douves sont donc creusées et pour renforcer cette protection naturelle, le duc fait édifier le long du fleuve la tour du Port dans l’angle sud-ouest et celle de la Loire car il est toujours possible de traverser une

rivière nuitamment pour surprendre l’ennemi. Le duc s’attelle surtout au suivi de la fameuse tour du Fer à Cheval de conception nouvelle. Ce bastion totalement arrondi sur l’extérieur est une forme de réponse au développement de l’artillerie de siège puisque les boulets de canon sont censés riper sur le mur dessiné en courbe. François II ignore que c’est derrière ces murs que sa fille va trouver refuge quelques années plus tard, quand elle devra à son tour mener la guerre contre le roi de France. Si François ne voit pas la fin des travaux, Anne travaillera à finaliser l’ensemble en faisant construire le puits dont l’armature en fer forgé et doré reproduit le dessin d’une couronne. Cette couronne est fermée, comme l’est celle du roi de France. En commandant une couronne fermée et non ouverte sur le dessus, la duchesse exposera clairement qu’elle est souveraine en son pays et non seigneur par la volonté du roi de France. Les ducs se considèrent comme les égaux des rois. De cette conviction naîtra la querelle avec la France.

Une cour du sud de la Loire En attendant, Nantes surclasse Paris à bien des égards. La cour du duc est raffinée, élégante, fastueuse : Anne y apprend le chant, la danse, la musique, la poésie, le dessin. La musique est présente à la cour et, une fois devenue reine, Anne continuera toute sa vie à s’entourer de musiciens. En plus des deux chantres Prégent Jagu et Ivon Le Brun qui interviennent au moment des messes, elle aura pour habitude d’accorder des gratifications à tous les musiciens qui viendront jouer devant elle. C’est un usage probablement acquis auprès de son père, très amateur. Toute sa vie, la duchesse pratiquera le chant en s’accompagnant d’un luth à ses heures perdues.

Le duc fait également venir près de lui des Florentins et des Lyonnais qui fabriquent soieries et tapisseries pour orner ses demeures. Nantes se rattache aux cours du sud de la Loire. Alors que le vieux Louvre, résidence du roi de France à Paris, est un donjon sinistre et humide, à Toulouse, à Forcalquier, à Foix, le luxe et les loisirs culturels font partie de la vie de château. Les troubadours, les jongleurs, les musiciens sont nombreux et les grands seigneurs s’essaient à versifier, à vocaliser, à jouer d’un instrument. À la cour ducale, le poète Jean Meschinot écrit pour le plaisir des gentilshommes et des gentes dames et pour leur édification. Son livre, le premier imprimé à Nantes en 1493 sur l’ordre d’Anne, curieusement intitulé Les Lunettes des Princes, encourage les puissants à mieux observer le monde afin de gouverner avec sagesse : Dame Raison aide le poète à déchiffrer le livre de la morale en lui proposant des lunettes, objet rare à cette époque. Le livre de Meschinot connaîtra un tel succès qu’il sera imprimé vingt-deux fois entre 1493 et 1539. D’autres érudits divertissent le duc et sa suite. Pierre Le Baud fait œuvre d’historien, et Alain Bouchart narre à travers ses chroniques les exploits du duc et de ses armées. Nous les retrouverons sous le règne de la duchesse. En 1460, le duc de Bretagne prend une décision assez unique : la création d’une université à Nantes dans le quartier de la Psallette, à côté de la cathédrale. La France dans ses frontières actuelles ne compte alors que dix-sept universités. Outre la vieille Sorbonne fondée à Paris en 1253 sous Saint Louis et la faculté de médecine de Montpellier qui lui est contemporaine, on en trouve à Toulouse, Orléans ou Angers, mais aussi à Orange, à Aix ou à Dôle qui ne font pas partie du royaume de France. Autant dire que la constitution de l’université de Nantes est un geste fort et la marque d’un intérêt supérieur pour la connaissance. C’est donc de son père qu’Anne tient la curiosité insatiable dont elle fera preuve pour la culture et le savoir livresques. À ces nobles considérations, il faut ajouter que

la création d’une université nantaise répond également à une préoccupation politique : elle permettra de former les élites bretonnes en Bretagne et non plus à l’étranger, renforçant ainsi leur attachement à cette terre et à son seigneur. Les doctes personnages ne seront plus des hommes inféodés au roi mais au duc. En installant sa cour à Nantes, François II fait de cette ville la capitale politique de son duché. C’est au château de Nantes qu’Anne et Isabeau verront le jour, dans la demeure habituelle de leurs parents. François est un homme de son siècle et de son ordre, la noblesse. Il aime jouir des femmes – on l’a vu – et de la vie. Alors que la plupart des grands seigneurs de son temps arborent une devise guerrière, la sienne est plus épicurienne : « Il n’est de trésor que de liesse. » Son goût de la fête est inscrit dans la vie quotidienne du château et les réjouissances continuelles qui l’animent. Raffiné, François II danse à merveille et se parfume à la poudre de violette, ne supportant aucune mauvaise odeur en un temps où l’odorat est souvent malmené, même dans le grand monde. Plusieurs éléments illustrent le train de grand seigneur que mène le duc. Ses résidences d’abord, dans lesquelles il profite de tous les loisirs qui s’offrent à lui, négligeant quelque peu ses devoirs politiques. Le duc se rend plus souvent à Suscinio ou à Vannes qu’au conseil ducal où il ne siège que trois fois entre 1459 et 1463. À ses passions, François II adjoint la chasse qui lui garantit l’entraînement nécessaire aux campagnes militaires. Car la guerre est fréquente. À Nantes, une ménagerie princière est en outre installée près du port Communeau. Des fauves offerts comme présents diplomatiques y sont regroupés : des lions, des loups, des lynx. Anne, enfant, possède une lionne à titre personnel. Cette existence fastueuse est décrite par l’écrivain Alain Bouchart dans ses Grandes Chroniques de Bretagne.

Un duché prospère Ce train de vie conforme à celui de toutes les élites de la fin du Moyen Âge est facilité par la prospérité de la Bretagne qui est alors l’une des régions les plus riches d’Europe. Le duché est peuplé d’un million et demi de sujets, un nombre loin d’être négligeable face à un royaume de France qui en compte environ treize millions. Le duc est à la tête d’un territoire qui lui rapporte d’énormes revenus, environ un sixième de ceux du roi de France. La France, voisine, et l’Angleterre, de l’autre côté de la Manche, aimeraient bien mettre la main sur cette manne. Telle est la raison de leurs incursions fréquentes dans le duché. Sa première richesse est le produit de la pêche. La Bretagne possède un littoral d’environ deux mille sept cents kilomètres de long. La pratique de la pêche côtière remonte à des temps immémoriaux. Les gens de mer sont particulièrement courageux au Moyen Âge puisqu’ils ne disposent généralement pas de boussole avant la fin du XVe siècle. Ils veillent à rester près des côtes pour ne pas se perdre. On navigue de préférence le jour pour éviter les accidents. Les caps rocheux sont redoutés sur cette côte très accidentée et qui fait de nombreuses victimes. La grande pêche existe également, qui emmène des bataillons entiers de pêcheurs à travers l’Atlantique nord, à la poursuite des bancs de poissons d’eau froide, les morues en particulier. Il est d’ailleurs probable que, du vivant d’Anne, des marins bretons ont déjà mis le pied sur le continent américain sans le savoir. Mais ils n’ont pas compris qu’il s’agissait d’un continent inconnu. Si l’armor – le pays de la mer – vit au rythme des campagnes de pêche parfois lointaines, l’argoat – le pays des bois – recèle lui aussi des richesses. En effet, la grande forêt est dotée de trésors : le bois est utilisé pour la construction et la fabrication d’outils ainsi que pour le chauffage. Les fabriques de verre et les forges, si voraces en bois de chauffe, sont installées au cœur même des massifs, comme dans la petite paroisse de Coglès près de Combourg. On coupe, on ramasse jusqu’à la moindre

brindille. L’hiver correspond à la période du fagotage. Les ajoncs et les genêts sont nécessaires à la fabrication des toitures et des balais. La forêt regorge également de gibier où chacun puise selon sa condition. Aux nobles gens les animaux de grande taille, du sanglier au cerf et au chevreuil. Aux paysans les perdreaux, les blaireaux et les lièvres de la forêt de La Guerche dont les peaux et la fourrure sont revendues aux artisans des villes pour confectionner vêtements, sacs ou parchemin. Dans les forêts de chênes comme dans le pays de Châteaubriant, la glandée est une manne tombée du ciel : on construit à l’automne de petits enclos de branchages où l’on place les pourceaux qui vont se repaître de glands avant d’être tués pour fournir la cochonnaille en abondance dont on se nourrira tout l’hiver. Cependant, cette richesse s’épuise car la grande forêt n’est pas replantée. Dès le milieu du XVe siècle, elle va s’amenuiser progressivement du fait de sa surexploitation, jusqu’aux grandes campagnes de reboisement entreprises par Colbert au XVIIe siècle. Toutes les interdictions de couper du bois et de le brûler resteront sans effet car l’habitude est prise de puiser sans limite dans le giron d’une nature apparaissant comme infiniment généreuse. En revanche, les terres cultivées sont assolées afin de fournir des récoltes abondantes : le repos des parcelles à intervalle régulier leur permet de se régénérer et de demeurer fertiles. La Bretagne, bénéficiant d’un climat océanique doux, n’est pas en butte aux grandes froidures qui peuvent détruire des récoltes entières dans le Bassin parisien lors des hivers rigoureux. Seul l’hiver 1479 fut en Bretagne aussi rude qu’ailleurs, entraînant à sa suite son cortège de maladies et de disette. Le reste du temps, la Bretagne de la fin du Moyen Âge est l’un des greniers de la France en ce qui concerne les céréales. Cette prospérité favorise les échanges. Le commerce bat son plein le long des routes entre le duché et le royaume de France. Les deux grands atouts commerciaux de la Bretagne sont le lin et le chanvre. Ces fibres textiles alors très précieuses sont cultivées en grande quantité. Avec la laine, ce sont les principaux

textiles utilisés dans une Europe qui ignore l’usage du coton, plante tropicale. Les draps, les chemises, les mouchoirs sont faits de lin. Les manteaux sont fabriqués en laine souvent bouillie pour la rendre imperméable. Le chanvre, quant à lui, est la matière première nécessaire à la fabrication des voiles et des cordages. Le chanvre breton, une fois broyé et filé, parfois même déjà travaillé, est exporté dans toute l’Europe. On en retrouve jusqu’en Hongrie, à près de deux mille kilomètres de la péninsule. Une quarantaine de bourgeois de Vitré s’enrichissent par le commerce de la toile et des bas de fil. Avec ceux de Rennes, ils assurent la diffusion des toiles qui sont tissées dans les villages, regroupées dans les villes avant de partir par convois terrestres ou maritimes vers des contrées lointaines. Ces marchands ont des accords avec les armateurs des meilleurs ports bretons et des correspondants en Angleterre, en Espagne, en Flandre ainsi que dans les provinces limitrophes du duché. Le commerce est fructueux avec la Normandie et le Poitou voisins. Exportateurs de produits textiles, ces marchands se font importateurs de fer, de laiton ou encore de noix de Galle utile pour les teinturiers. Les navires sous pavillon breton sont nombreux à Bordeaux et à Rouen. On dit qu’en 1468 c’est un vaisseau breton qui a apporté à Bruges la première cargaison de sucre de Madère. La Bretagne est bien située au centre d’un système de commerce intense. Le travail de ces générations de Bretons de mer et de terre est transmué en édifices spectaculaires par la grâce de l’impôt. Nombre de ces bâtiments sont parvenus jusqu’à nous puisque la Bretagne était suffisamment éloignée du front de la Première Guerre mondiale pour échapper aux destructions de 1914-1918. Les châteaux de Vitré, de Fougères, de Josselin témoignent de l’époque faste où la Bretagne faisait rêver les conquérants. Les cathédrales de Quimper, de Tréguier, de Saint-Pol-de-Léon, de style gothique flamboyant, sont bâties en granit dur. Seules les parties ornées sont occasionnellement faites de calcaire importé de Normandie, plus facile à sculpter, comme c’est le cas à Dol-

de-Bretagne. Les remparts de Guérande attestent la nécessité de fortifier les cités aux frontières du duché afin de protéger et conserver l’une des richesses bretonnes les plus convoitées : le sel. Plus spectaculaires encore, les innombrables enclos paroissiaux, entièrement sculptés avec leurs jubés extérieurs comme autant d’arcs de triomphe séparant le siècle vivant du monde des morts, nous plongent dans la mystique médiévale, cette foi inébranlable qui habitait les habitants du duché. Les bombardements de la Seconde Guerre mondiale ont surtout touché les zones portuaires stratégiques occupées par les Allemands. Les remparts de Saint-Malo détruits en 1944 étaient si précieux aux yeux des Bretons qu’ils ont été reconstruits à l’identique. Ailleurs, les merveilles de la Bretagne médiévale s’étalent toujours sous nos yeux ébahis, cinq siècles après le règne de François II.

La querelle avec la France Cette prospérité attise logiquement les convoitises extérieures. Si le roi de France s’intéresse tellement au duché, c’est que Nantes est au débouché naturel par la Loire de tout le royaume de France. Il serait si pratique que la cité devînt un port français. Mais dans un premier temps, la querelle reste toute féodale, ancrée autour de la question de l’hommage. En cette fin de e XV siècle prévaut toujours la logique seigneuriale : celui qui combat et conquiert des terres devient le maître d’une maind’œuvre paysanne à la campagne, bourgeoise et commerçante en ville, une main-d’œuvre qui travaille pour lui. Les grands ancêtres dont on cultive la mémoire et les hauts faits d’armes ont obtenu leurs titres à la pointe de leur épée. Le seigneur défend ses sujets contre les agressions d’autres chefs de guerre. Il récolte en échange les impôts qui lui permettent d’entretenir une armée, de construire des places fortes comme Guérande ou

Fougères et donc de protéger ses sujets contre ses voisins belliqueux. La « Guerre folle », comme on l’a appelée, et qui oppose le roi de France Louis XI au duc de Bretagne François II prend ses racines dans des querelles de succession. Au XIVe siècle a eu lieu la guerre de succession de Bretagne qui a porté sur le trône ducal l’ancêtre de François II, issu de la maison de Montfort, un fief situé à une cinquantaine de kilomètres de Paris. La Bretagne a lourdement souffert de la guerre à cette époque. Jean de Montfort avait alors fait alliance avec les Anglais contre le candidat soutenu par le roi de France dans le contexte de la guerre de Cent Ans qui opposait royaumes de France et d’Angleterre. Les ducs de Bretagne ont profité de l’affaiblissement de la France pour accroître leur autorité et reconsidérer leur position de vassal. Il en reste une certaine défiance entre les deux voisins. À l’époque de François II, quels sont les liens de vassalité entre les deux territoires ? Duc n’est point roi. La couronne de Bretagne est incontestablement inférieure à celle de France pour les partisans du roi. Mais le duc entend rester maître sur ses terres : avant lui, les ducs ont toujours eu les attributs de la souveraineté pleine et entière, en particulier la frappe d’une monnaie d’or et la couronne fermée et non ouverte. Voici pourquoi François II refuse de prêter l’hommage complet au roi de France. Pas question pour lui de rendre cet hommage sans épée ni ceinturon, en s’agenouillant devant son seigneur. Il n’est pas son homme-lige et ne plie le genou devant personne. C’est en égal que François II avait salué Charles VII en 1459. Cependant, ces temps sont révolus et Louis XI, le fils de Charles VII, prétend se faire obéir pleinement. François II ne l’entend pas de cette oreille et se lance dans la guerre de Bretagne. Quand Louis XI est devenu roi en 1461, il a en effet rapidement exigé du duc de Bretagne, son cousin, des signes ostentatoires de soumission. Dans sa ville de Tours, il fait rédiger en 1463 les instructions suivantes : il exige que l’hommage rendu

par le duc soit lige et non simple, avec agenouillement public et baiser de paix ; il interdit au duc d’utiliser le protocole pour s’intituler « souverain seigneur par la grâce de Dieu », formule réservée au roi de France ; il l’enjoint de remplacer la couronne ducale de ses armoiries par un simple chapeau ; il lui interdit de battre monnaie et de lever l’impôt sans son autorisation ; il lui interdit également de nommer les évêques sur son territoire, seul le roi en ayant le pouvoir. Cela fait beaucoup d’interdictions pour celui qui s’estime seigneur d’un vaste et puissant territoire. Le fond de la querelle bretonne repose sur la pyramide féodale : qui doit l’hommage à qui ? En acceptant de rendre l’hommage à un seigneur, on admet être son vassal, on dépend de lui, on doit l’aider en cas de guerre et lui verser des impôts. Pour Louis XI, François II lui doit l’hommage puisque la monarchie bretonne est morte avec le dernier roi prénommé Alain, au tournant du e X siècle. Mais le duc n’est pas d’accord : il frappe sa propre monnaie d’or et d’argent. S’il doit s’incliner devant le roi de France, c’est uniquement en tant que seigneur de Montfort, une terre située à la limite du Vexin qui lui est échue par héritage de son père. Le duc n’est pas le seul à être outré de ces instructions renouvelées l’année suivante à Chinon. Les États de Bretagne, assemblée constituée des plus grands seigneurs du duché, le sont tout autant. Ils soutiennent le duc dans sa volonté d’autonomie vis-à-vis des deux souverains voisins : Louis XI en France et Édouard IV en Angleterre, qui reste tapi en embuscade. Et comme le roi de France en use de la même manière avec tous ses autres grands vassaux, une entente ne tarde pas à s’installer entre eux contre lui. François II trouve des alliés qui s’assemblent dans la « Ligue du Bien public » en 1465. Il s’agit essentiellement d’adversaires irréductibles du roi de France : le duc de Bourgogne Charles le Téméraire, les ducs de Lorraine et d’Alençon, les comtes d’Albret, d’Armagnac et de Nemours, et le fidèle Dunois, fils du compagnon de Jeanne d’Arc, qui soutiendra

Anne la fille après avoir accompagné François le père. Les vieilles amitiés du duc joueront plus tard un rôle déterminant dans la destinée d’Anne. Les ligueurs sont épaulés d’environ dix mille hommes, tous mercenaires en quête de quelque succès militaire et d’une bonne solde à l’avenant. Circonstance aggravante en cette fin du XVe siècle : le vieux roi Louis XI meurt en 1483 et son fils, qui devient roi sous le nom de Charles VIII, est trop jeune encore pour régner. Il obéit en tout aux ordres de sa sœur aînée, la régente Anne de Beaujeu, mariée à Pierre de Bourbon. Les Grands du royaume voient dans cette régence une occasion unique de malmener le pouvoir royal et renouvellent leur alliance avec François II. Le duc Louis d’Orléans, premier prince du sang, refuse la tutelle d’Anne de Beaujeu sur le jeune roi et rallie le camp du grand vassal rebelle en 1485, de même que le duc de Bourbon et le duc d’Angoulême. Car Louis ne peut supporter qu’une femme gouverne le royaume. Par ailleurs, il rappelle qu’il est de tradition que la régence revienne au premier prince du sang, celui qui régnerait si l’enfant venait à disparaître. En l’occurrence, luimême. Il n’a jamais été vu dans l’histoire qu’une sœur soit régente de son frère1. La Guerre folle peut commencer. Pourquoi « folle » ? Parce qu’on ne se rebelle point contre son seigneur, encore moins s’il s’agit d’un cousin comme c’est le cas entre le roi de France, le duc de Bretagne et Louis d’Orléans qui se connaissent parfaitement pour s’être souvent vus à des fêtes, des tournois, des parades et de grandes cérémonies. La stratégie des mariages au sein des mêmes familles depuis plusieurs siècles apparente d’ailleurs entre eux tous les princes d’Europe. Cependant, si François compte des alliés à l’extérieur du duché, il ne faut pas imaginer que tous les seigneurs bretons soutiennent leur duc. Qu’ils soient en opposition avec son chancelier Guillaume Chauvin considéré comme un parvenu, ou qu’ils reçoivent de fortes sommes d’argent envoyées par les Beaujeu, certains d’entre eux ont rallié le camp du roi de France.

Tel est le cas du maréchal de Rieux et de Jean de Chalon, prince d’Orange et neveu de François II. Ils acceptent dès 1484 de signer le traité de Montargis avec le roi. Que dit ce traité ? Qu’à défaut d’héritier mâle breton, la Bretagne reviendra à la France. Un enjeu est en train de se nouer autour de la duchesse Anne âgée de sept ans. « Nous jurons et promettons obéissance et service au roi ; […] nous mettrons nos corps et nos biens et emploierons tous nos alliés, amis et sujets et toute notre puissance au service du roi [pour le] faire jouir comme vrai duc et seigneur du duché et pays de Bretagne. » Le serment est explicite. Devant autant d’audace, la réponse du duc ne se fait pas attendre. Il s’empresse de faire reconnaître ses deux filles comme ses héritières. Et tant pis si ce ne sont pas des garçons. Au diable le traité de Guérande de 1365 ! Le 9 février 1486, François II assemble les dignitaires du duché à Rennes en parlement, et exige d’eux un serment en bonne et due forme. Anne sera duchesse. Si elle meurt, ce sera Isabeau. L’aînée vient d’avoir neuf ans, sa cadette en a sept. Parallèlement, François II a créé une assemblée tout à sa dévotion le 22 septembre 1485 : le parlement de Vannes est constitué d’hommes nommés par le duc. Il jugera les affaires propres à la Bretagne sans qu’on puisse désormais en appeler au parlement de Paris. Affaires de France et de Bretagne doivent être nettement séparées. Charles VIII et Anne de Beaujeu sont furieux. Le duché ne tombera pas dans leur escarcelle aussi facilement qu’ils l’avaient espéré. En mai 1487, Charles VIII poursuit les campagnes militaires de son père Louis XI. Le 19 juin, la capitale Nantes est assiégée par le roi de France lors d’un siège de sept semaines qui fera de nombreuses victimes. Installées face au château, de l’autre côté de la Loire, les troupes du roi prétendent faire tomber la redoutable forteresse de schiste. Ravitaillé par voie de terre au nord-ouest, le château subit le siège avec constance, même s’il est très endommagé par les tirs adverses. La chambre du duc est même frappée par un boulet de couleuvrine, un canon à tube

long et fin qui, sans avoir une portée exceptionnelle, peut occasionner des dégâts dans les murs de pierre. François II doit abandonner son palais pour un logis en ville, à l’abri de l’artillerie française. Le duc ne pliera cependant pas devant l’armée du roi. Au mois de juillet 1487, Charles VIII renonce et rappelle temporairement ses troupes.

Les fiançailles multiples La conquête est l’occupation principale des princes, avant même le gouvernement de leur royaume. Rares sont les rois qui se soucient de leur administration, souvent confiée à des roturiers. Nombreux sont ceux qui patientent entre deux guerres en s’adonnant à la chasse avec passion. Mais la conquête n’est pas le seul moyen de conquérir des terres. Autour du roi agissent des conseillers, des diplomates qui œuvrent à l’agrandissement du royaume par un moyen plus pacifique : le mariage. En effet, un des rôles du suzerain est de tenir un compte précis des naissances dans les familles à héritage et de favoriser les unions matrimoniales qui accroîtront son prestige et sa richesse en lui donnant de nouveaux vassaux ou en le faisant seigneur de nouvelles terres. Dans le contexte de querelle entre la France et la Bretagne, le mariage de l’héritière désignée du duché prend une importance considérable. Si Anne n’a pas de frère, sa dot sera constituée du duché tout entier. Son époux aura donc autorité sur ses biens. C’est pourquoi, dès son plus jeune âge, Anne est proposée par son père François II à divers princes européens au gré de ses propres intérêts politiques et militaires. Le roi de France, de son côté, comprend l’enjeu que représente cette fillette dont la dot en fait rêver plus d’un. C’est à l’âge de quatre ans qu’Anne a été fiancée pour la première fois en 1481. Les prétendants se sont avancés, souvent représentés par leurs parents. Si la différence d’âge entre les époux est acceptée – un mari est généralement

plus âgé que sa femme –, les fiançailles enfantines exigent une différence d’âge acceptable, pas plus de dix ans. Le duc cherche donc dans le cercle des mâles de bonne naissance âgés de moins de quinze ans, celui dont l’aide lui sera précieuse dans la guerre contre la France. Le premier fiancé d’Anne est le fils du roi d’Angleterre Édouard IV, le futur Édouard V. Le garçonnet a onze ans. En fiançant son fils à l’héritière de Bretagne, le roi Édouard IV qui peine à se maintenir sur le trône espère recueillir l’alliance militaire du duc de Bretagne. Édouard IV n’est pas en bons termes avec le roi Louis XI. Et comme « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », quoi de plus naturel que de se rapprocher de François II ? On ne peut bien sûr marier Anne immédiatement. Il faut attendre qu’elle soit nubile pour porter des enfants, ou tout au moins qu’elle soit en âge de rencontrer son époux et de s’y habituer, même si l’union n’est pas consommée immédiatement. Combien de temps le promis acceptera-t-il d’attendre que sa femme soit prête ? Cette période d’attente est précieuse pour le duc François. Tant qu’Anne n’est pas mariée, les fiançailles peuvent être rompues sans grande difficulté. Tout juste risque-t-on de vexer la famille du promis. La diplomatie, un dédommagement financier parfois, l’organisation d’une autre union compenseront la perte. Et la fillette constitue une véritable monnaie d’échange. Elle sera promise tour à tour à tous ceux qui présentent un intérêt pour la politique bretonne. Promettre n’engage à rien. D’autant que le premier fiancé anglais disparaît dans des conditions mystérieuses : à la mort de son père, il est proclamé roi à l’âge de treize ans. Mais son oncle révèle au grand jour que le mariage de ses parents a eu lieu alors que son père était déjà marié. L’union ne peut donc être valide : Édouard V, ses frères et ses sœurs sont des bâtards. Le roitelet perd son trône : sitôt la nouvelle connue, il est enfermé à la Tour de Londres. On ne le reverra jamais. En 1483, Anne perd donc son premier fiancé à l’âge de six ans. Savait-elle seulement qu’elle était fiancée ? Il

est probable que oui quand on sait l’éducation très poussée qu’elle a reçue et les leçons de politique qu’on lui assène dès son plus jeune âge. Elle n’ignore rien de l’Angleterre, comme le prouveront ses négociations avec la couronne britannique pour obtenir des renforts militaires quelques années plus tard. D’autres candidats se pressent néanmoins déjà auprès de la petite duchesse. Louis d’Orléans n’est pas seulement rebelle à l’autorité d’Anne de Beaujeu lorsqu’il rejoint le duc de Bretagne. La petite fiancée est à son goût, et sa dot encore plus. Il est l’un des premiers en France à saisir tout l’intérêt que représente cette fillette. Cousin du roi et très grand seigneur, il sait que ses chances de régner sont infimes : Charles est jeune, sorti de la prime enfance où la mortalité est forte, il est en bonne santé, il se mariera et aura des enfants. Cependant, Louis garde le panache d’un premier prince du sang auquel il faut une épouse digne de son rang, et fortement dotée de préférence. En 1476, le roi de France Louis XI a fait au jeune Louis d’Orléans un cadeau empoisonné. Louis XI savait bien que si son propre fils Charles n’avait pas d’enfant, la couronne reviendrait par le jeu de la loi salique au cousin Louis d’Orléans. Or le vieux roi n’envisageait pas de gaieté de cœur la prise du pouvoir par la branche cadette. Mais il avait une arme de taille : sa fille Jeanne. Fille de France, Jeanne aurait dû être un excellent parti. La nature en avait pourtant décidé autrement. En grandissant, Jeanne avait développé un handicap qui faisait d’elle une fillette bossue. Contrefaite, on se doutait en la voyant qu’elle ne pourrait jamais porter d’enfants. Tout juste pouvait-on espérer qu’elle restât en vie. C’est cette enfant que le roi a donnée pour femme au jeune Louis d’Orléans âgé de quatorze ans et bien incapable de refuser ce cadeau royal empoisonné accompagné de cent mille écus de dot. Attrait d’une somme d’argent immédiate, nécessité pour un orphelin de se soumettre à la volonté du roi, impossibilité de refuser une princesse de sang royal, tout a concouru à ces épousailles désaccordées. Car avec le temps, Louis d’Orléans va devenir un bon vivant qui aime les belles

femmes. À la mort de Louis XI, il se sent autorisé à remettre en cause un mariage qu’il présente comme forcé. Preuve qu’un suzerain peut imposer un mariage à un homme tout comme à une femme. La belle dot de Jeanne représente peu de chose en comparaison des revenus réguliers du duché de Bretagne. Louis entreprend donc une première fois une procédure de répudiation de Jeanne auprès des autorités pontificales. Au moment même où François II accepte l’aide de Louis d’Orléans et lui promet la main de sa fille aînée quand il aura réussi à répudier sa femme Jeanne de France, le duc engage également des négociations avec l’autre ennemi de la couronne de France : Maximilien Ier d’Autriche, roi de Germanie et archiduc d’Autriche, veuf de Marie de Bourgogne, héritière de Charles le Téméraire. En 1486, Maximilien est élu roi des Romains, la voie traditionnelle pour devenir empereur par la suite. Ce qui en ferait un gendre bien intéressant même s’il est âgé de vingt-six ans, soit dix-huit ans de plus qu’Anne. Des négociations sont entamées entre Autriche et Bretagne. Par une telle union, la France serait étouffée, prise entre le marteau et l’enclume par ses deux voisins, le duc François et le roi Maximilien, le père et le fiancé d’Anne. Cette configuration géostratégique réjouit bien des cœurs bretons. La fillette a déjà deux promis mais François II n’écarte aucune piste. Pourquoi pas le nouveau roi d’Angleterre ? Pourquoi pas l’infant Dom Juan d’Espagne? Ce projet est soutenu par le roi Ferdinand d’Aragon auprès de François II. Divers pourparlers sont menés pendant qu’Anne grandit au château de son père sous la tutelle de sa gouvernante, Françoise de Dinan. Quant à Henri VII qui a pris le pouvoir en Angleterre, il a longtemps été en exil à la cour de Nantes. Il connaît bien François II. Mais ce mariage ne l’intéresse pas car il préfère épouser une Anglaise pour mettre fin aux guerres de succession qui sévissent outreManche. Cependant, il n’est pas hostile au mariage d’Anne avec Édouard Stafford, duc de Buckingham âgé d’à peine dix ans. Ce serait un bon moyen de conserver l’amitié et surtout l’alliance du

duc de Bretagne. Le candidat Buckingham n’est sans doute pas assez prestigieux pour François II qui ne donne pas suite à la proposition. Idem pour Alain d’Albret, gentilhomme du Sud et parfait bretteur. Par sa naissance, il est le demi-frère de Françoise de Dinan, ce qui explique que la gouvernante d’Anne sera toujours favorable à ce prétendant qui ferait d’elle la belle-sœur de la duchesse. Mais Alain d’Albret est né en 1440. Il a donc trentesept ans de plus qu’Anne. C’est une différence d’âge considérable. Même si chacun sait que ce type de mariage est affaire de diplomatie et non d’amour, cette combinaison extrême se heurtera toujours au refus de la petite duchesse, y compris après la mort de son père. D’autres candidats se présentent également, dans la lignée de la succession bretonne. Prétendant à une partie de l’héritage par la position de leurs ancêtres, ils espèrent rafler l’ensemble de la mise grâce à cette union. Jean de Chalon, prince d’Orange, est le neveu de François II et l’héritier présomptif du duché après Anne et Isabeau. Son marché est clair : si on ne lui donne pas la fille, il réclamera l’héritage qui ne peut revenir qu’à un homme. Le vicomte Jean II de Rohan, autre héritier présomptif, propose avec le soutien du maréchal de Rieux le double mariage de ses fils François et Jean avec Anne et sa sœur Isabeau, mais François II s’y oppose. Ces deux partis bretons sont dangereux car leurs propositions sont assorties d’un chantage : en cas de refus, ils rejoindront le roi de France. Toutefois ils ne sont populaires ni dans l’un ni dans l’autre camp. Les Bretons leur reprochent leurs tractations avec les Français, tandis que les Français se méfient de ces Bretons qui pourraient être agents doubles. En réalité, leurs droits bien réels sur le duché en font des rivaux potentiels pour le roi de France qui va s’employer à les manipuler au mieux de ses intérêts. Charles VIII ne souhaite pas que ces grands vassaux bretons obtiennent satisfaction et épousent Anne, car un tel mariage perpétuerait l’indépendance du territoire. Quant à François II, s’il donne une fille à l’un de ces

prétendants, la dot sortira de la maison de Montfort. Ni le prince d’Orange ni Jean II de Rohan n’obtiendront jamais aucune promesse. Ainsi, depuis 1485, la Bretagne est en rébellion ouverte contre le roi de France. Chaque année, les deux armées s’affrontent. Le duc entend se dégager de la vassalité qui le lie au roi, tandis que le roi veut soumettre ce vassal qui donne un bien mauvais exemple aux autres Grands, ducs et barons, et entretient un foyer de discorde aux frontières occidentales de France. La dernière manche de cette partie qui intéresse toute l’Europe va se jouer pour François en 1488, sur la célèbre plaine de SaintAubin-du-Cormier. Par cette bataille décisive, le sort de la fillette en sera jeté. Anne va se retrouver maîtresse d’un territoire convoité, mais aussi prisonnière d’un lourd serment fait à son père.

CHAPITRE 2

Orpheline et duchesse à onze ans

Saint-Aubin-du-Cormier Dans la querelle familiale que représente la Guerre folle, un personnage joue un rôle d’autant plus remarquable qu’il sera appelé à de hautes fonctions : il s’agit de Louis d’Orléans dont on ne sait pas encore qu’il sera un jour roi sous le nom de Louis XII. Cousin de Charles VIII, Louis a recueilli par son père des apanages qui attestent de sa qualité de prince du sang. Duc d’Orléans, il a des ancêtres communs avec le roi. Saint Louis est son aïeul et la fleur de lys figure sur ses armoiries. Dans une société où le lignage et le sang règlent toute la vie sociale, ce sont des avantages considérables. Lorsque Louis a rejoint les révoltés en 1485 et s’est fait l’allié du duc de Bretagne François II contre le roi, il opérait une trahison en règle. La guerre est l’activité par excellence de la noblesse. N’étant soumis ni au travail ni à la prière qui sont les activités des paysans et des moines, les chevaliers ont pour rôle de protéger leurs hommes et leurs terres contre les prédateurs ennemis, quand ils ne se transforment pas eux-mêmes en prédateurs sur les terres du voisin. Chaque année, entre avril et octobre, s’écrit donc un nouvel épisode de cette Guerre folle qui oppose France et Bretagne. Au printemps, chaque camp fourbit ses armes et repart en guerre, car les combats n’ont lieu qu’à la belle saison.

En hiver, on répare ce qui doit l’être, on fait le tour de ses domaines pour engranger des revenus avant d’entreprendre la prochaine campagne. On l’aura compris, la guerre est une activité estivale pour des raisons de confort, mais pas seulement. Son rythme est en réalité celui des chevaux. Les montures sont les indispensables compagnons des chevaliers. Et pour nourrir les bêtes, il faut disposer de la récolte d’avoine de l’année. Comme le seigneur ne peut pas toujours subvenir aux besoins des chevaliers vassaux qui se sont mis à son service, ses hommes peuvent se payer sur le pays en pillant les champs, les vergers et les basse-cours. Les chevauchées se transforment bien souvent en razzias. Pour les paysans, c’est un complément d’impôt prélevé dans la violence. Le sort des armes est variable d’une année à l’autre. Tantôt la France l’emporte, tantôt la Bretagne. François II a fortifié abondamment ses villes les plus importantes, il a fait construire des remparts. Mais une nouvelle arme s’est invitée depuis peu dans le combat : il s’agit de l’artillerie, qui vient à bout des murailles les plus hautes. Les boulets de canon renversent les pronostics traditionnels, mettant les villes assiégées à la merci de l’ennemi français. Si bien que François a fait doter Nantes et Rennes d’une artillerie : presque trois cents pièces de canon à Nantes, approximativement quatre cents à Rennes, et les projectiles correspondants. Les princes, les rois et la duchesse Anne continueront à se pourvoir en armes à feu à la fin du XVe et au début du XVIe siècle car la guerre est une éventualité perpétuelle. Mais, comme rien n’est simple, on se rend bientôt compte que les villes ne sont pas organisées pour recevoir ce genre de matériel : les ponts de bois sont trop fragiles pour y faire passer de lourdes pièces de fonte, il faut du matériel spécial pour transporter canons et boulets. En 1488, la campagne est menée du côté français par le jeune Louis de la Trémoille. Génie tacticien de vingt-sept ans, il conçoit une stratégie remarquable qui fait tomber dans l’escarcelle du roi de France les places de Marcillé-Robert, Châteaubriant – le fief

de Françoise de Dinan – Ancenis, Loroux-Bottereau. Devant l’avancée catastrophique des Français, François II demande une trêve afin de rassembler son armée et de mieux s’organiser. On raconte à la cour de France que le duc n’est pas en bonne santé. Il fête ses cinquante-trois ans le 23 juin et son entourage le trouve très fatigué. Il peine à se remettre d’une mauvaise chute de cheval. Grâce à une diplomatie active, il parvient tout de même à rassembler des mercenaires en plus de ses 7 000 Bretons : 800 lansquenets allemands envoyés par Maximilien d’Autriche auquel, on s’en souvient, il a promis sa fille aînée, 3 500 Gascons débarqués à Quimper et emmenés par son vieil ami Alain d’Albret – également fiancé à Anne ! – ainsi que 300 Anglais qui ont réchappé d’une embuscade près de Dinan. Au total, le duc dispose d’environ 11 000 hommes, soit à peu près le même nombre de soldats que l’armée française. Toutefois, les troupes du duc sont plus disparates. Les Bretons sont placés sous le commandement du maréchal de Rieux et du prince d’Orange à la fidélité douteuse. De son côté, le roi de France Charles VIII embauche principalement des soldats étrangers : c’est qu’il rechigne à armer ses paysans. Il ne s’agirait pas de leur faire perdre le goût du labourage pour celui du pillage et de la guerre. Exercer des manants au métier des armes est prendre un trop grand risque pour le gouvernement du pays. Les mercenaires étrangers font bien mieux l’affaire. Le roi s’est donc adjoint les services de mercenaires suisses connus pour leur âpreté au combat et leur courage hors du commun. Enrôlés en masse pour quitter un pays qui est alors l’un des plus pauvres d’Europe, leur goût pour la victoire s’appuie essentiellement sur l’opportunité d’accroître leur solde. Tous fantassins, ils se battent en rangs serrés pour culbuter l’adversaire avec leurs hallebardes et punissent euxmêmes de mort les Suisses qui sortent du rang sous l’effet de la peur. Leurs considérations sont économiques, guère politiques. Ils servent le maître qui les paie bien. Malgré leur solde élevée payée en monnaie étrangère – le florin du Rhin qui ne se

déprécie pas contrairement à la livre tournois qui a cours en France –, les Suisses ne coûtent finalement pas si cher puisqu’on peut les disperser dès qu’on n’a plus besoin d’eux à la mauvaise saison1. Ainsi peut-on économiser le montant des soldes pendant l’hiver. Formant le noyau de l’armée royale, les Suisses sont les derniers représentants des guerres du Moyen Âge car ils ignorent l’usage des armes à feu. C’est à d’autres combattants que le roi confie son artillerie de campagne supérieure à celle du duc de Bretagne. En s’appuyant sur le trésor royal, Charles VIII l’emporte sur François II qui ne peut aligner sur le champ de bataille que cent cinquante canons rouillés d’un modèle dépassé. Il fait beau en ce mois de juillet 1488. La Trémoille profite de la trêve de plus d’un mois demandée par le duc pour rafraîchir ses troupes mais juge déloyal d’attaquer la ville de Rennes, la seconde capitale du duché qui est pourtant à portée de main. Il respecte la trêve car les nouvelles de François II sont de plus en plus alarmantes. Pourquoi hâter une décision qui n’appartient qu’à Dieu ? Si le duc de Bretagne devait mourir, la bataille finale n’aurait plus de raison d’être et l’on s’épargnerait bien de la peine. Or, contre toute attente, François II tient bon. Et le 28 juillet 1488, la trêve prend fin. Le choc frontal se produit à Saint-Aubindu-Cormier, au nord-est de Rennes. La prairie où coule le Riquelon a gardé depuis lors le nom de « Lande de la Rencontre ». Une bataille décisive se joue ici et, contrairement aux années précédentes, François II est clairement défait par son adversaire. Au bout de quatre heures, 6 000 soldats du parti breton ont trouvé la mort face à l’armée du roi conduite par La Trémoille qui n’a perdu que 1 500 hommes. Avec la disparition de ses plus vaillants combattants, toute la noblesse bretonne est durablement décapitée. Seuls monseigneur d’Albret et le maréchal de Rieux parviennent à s’échapper. Tétanisés par l’avancée des Français, les habitants de Dinan et de Saint-Malo se rendent, espérant ainsi se préserver du pillage des troupes.

Quant au duc qui commence à paniquer, il ordonne d’abattre les fortifications de Vannes de peur que la cité ne tombe aux mains de l’ennemi. Les forteresses de Saint-Malo, Fougères et SaintAubin-du-Cormier sont sous le contrôle du roi. Pire, les alliés bretons du roi de France ont mis la main sur Vitré, Châteaubriant, Becherel, Montfort, Malestroit, La Guerche, Clisson. Louis d’Orléans, qui a choisi le mauvais camp contre son cousin, est fait prisonnier et emmené en captivité à Bourges. Et dire qu’il deviendra roi un jour… Dieu ayant rendu son jugement, on prépare un traité au château du Verger près d’Angers. Signé le 19 août 1488 à Sablé-sur-Sarthe, il met fin à la Guerre folle commencée trois ans plus tôt.

Le traité du Verger Par ce texte, François II prend plusieurs engagements. Les soldats étrangers ralliés à sa cause doivent quitter la Bretagne et rentrer dans leur pays ou trouver d’autres engagements. Pourquoi pas d’ailleurs auprès du roi de France ? Les mercenaires n’ont pas de patrie. Deuxième point du traité : le duc accepte de confier plusieurs villes fortifiées à l’armée royale dont, bien sûr, la très convoitée cité de Saint-Malo. Mais la clause principale peut paraître bien surprenante à nos yeux : il ne s’agit pas de mettre la main sur des territoires ou de démanteler des forteresses. En réalité, Saint-Malo, Dinan, Fougères et Saint-Aubin-du-Cormier ne sont occupées par les troupes du roi que pour garantir la mise en application du traité. La clause ultime, la plus importante, concerne deux fillettes. En effet, par le traité du Verger, le duc de Bretagne s’engage formellement auprès du roi de France à le consulter s’il souhaite marier ses deux filles. Il perd ainsi la liberté de contracter une alliance comme bon lui semble et de fiancer Anne à tout-va. Ce traité en dit long sur l’importance que revêt la stratégie matrimoniale de la

famille de Bretagne, comme de toutes les familles régnantes. Car selon l’époux choisi, l’équilibre géopolitique de tout l’ouest de l’Europe peut être modifié. Anne est bel et bien une pièce maîtresse sur l’échiquier politique européen. Cependant, la conclusion de ce pacte signe paradoxalement un aveu d’échec pour le roi : il reconnaît implicitement le statut d’Anne, et à défaut de sa sœur Isabeau, comme héritières du duché puisque leur dot est de la première importance. Si elles ne portaient pas une telle responsabilité, pourquoi s’inquièterait-on de leur futur époux et de la naissance de leurs héritiers ? La réalité de l’héritage est ainsi tacitement acceptée par le texte du traité. Marguerite de Foix est morte en 1486. Le duc ne s’est pas mis en quête d’une troisième épouse. Il a donc renoncé à avoir un fils. Anne est toujours vivante malgré une claudication cachée par une épaisse semelle de bois. Si elle venait à mourir, c’est à une fille également, Isabeau, qu’échoirait la couronne. François II a pris soin l’année précédente de faire reconnaitre ses filles comme héritières par les États de Bretagne réunis à Rennes. Ce qui intéresse désormais l’Europe au plus haut point, c’est l’époux auquel sera remise l’héritière. De ce choix dépendra l’avenir du duché.

Serment sur un lit de mort 9 septembre 1488. Le duc François se sent mal. Le duc François va passer. Dans l’entourage ducal, chacun prend ses précautions pour garantir son propre avenir. Pour la petite Anne qui a eu onze ans au mois de janvier, il est impératif de voir son père qui va mourir, et peut-être lui donner d’ultimes recommandations. Il lui faut bien du courage. Elle a déjà perdu sa mère deux ans plus tôt. Il lui reste sa sœur Isabeau et sa demi-sœur Françoise qui a quatre ans de plus qu’elle. La fragilité de l’existence a poussé son père à l’entourer dès son plus jeune âge de personnes de confiance : il n’est pas rare qu’une héritière

se retrouve orpheline. Françoise de Dinan a fait office de troisième mère – après Marguerite et la nourrice. Son rôle va devenir prépondérant. Mais François II a-t-il fait le bon choix en confiant sa fille à cette grande dame ? Il sent ses forces le quitter et il se rassure en pensant que l’éducation d’exception qu’Anne a reçue lui fournira face à l’adversité les meilleures des armes, celles de l’intelligence. Certes, il n’a pas toujours veillé de près sur cette enfant. Il a fait confiance et a servi d’exemple par son style de gouvernement. Du reste, il n’a jamais vraiment renoncé à avoir un fils. Un remariage après son veuvage ? Pourquoi pas ? Et voilà que la mort le surprend dans la fleur de l’âge. Non, cinquante-trois ans, ce n’est plus la fleur de l’âge. C’est le début de la vieillesse. Les dents, la peau, les os, tout lui manque ou lui fait mal. Comme l’ensemble de sa suite, il sait qu’il va prononcer ses dernières paroles. Il s’agit de bien les choisir pour impressionner durablement l’âme de son héritière. Quel ultime conseil va-t-il lui offrir ? Quel ordre va-t-il lui intimer ? Quelle promesse va-t-il lui arracher ? C’est le moment ou jamais pour lui de se demander ce qui importe vraiment pour le duché de Bretagne. Les circonstances sont celles de la défaite face à la France de Charles VIII. Mais les circonstances doivent-elles guider la conduite à tenir ? François II repasse toutes les possibilités dans sa tête. Lui parler de mariage ? De l’Angleterre ? De ses demifrères ? Son choix s’arrête sur le péril immédiat. Cela fait bien longtemps que la Bretagne n’a pas connu un tel danger. Le royaume de France s’agrandit, se fait des alliés de tous côtés. Le roi Louis XI a mis la main sur le duché de Bourgogne à l’issue de sa lutte contre Charles le Téméraire, mais aussi sur le Maine, l’Anjou, la Provence et Forcalquier, les domaines de la maison d’Armagnac. Sa diplomatie hyperactive et ses guerres de conquête lui ont valu le surnom d’« universelle araignée » car il a tissé sa toile sur une grande partie de l’Europe. Toutes ces conquêtes, il les a transmises à son fils Charles VIII. Qu’en est-il de la Bretagne par comparaison ? Elle ne s’étend plus depuis

longtemps. Ses frontières sont fixes et elle peine à les défendre. Pour François II, il est évident que Charles VIII guidé par sa sœur Anne de Beaujeu est prêt pour l’annexion. Alors, affronter une enfant orpheline… C’est comme si le duché lui revenait en cadeau. Pour François II, pas de doute : il faut affermir l’âme d’Anne devant le danger. Elle doit comprendre que peu importent son âge et son sexe, ne compte que ce qu’elle représente. A-telle du reste jamais été une véritable enfant ? Elle n’est pas une personne ordinaire. Elle incarne une idée : celle de l’indépendance d’un pays, d’une terre, d’une nation. Devant la fillette tremblante, le père prononce les paroles qui résonneront pendant toute sa vie dans la tête d’Anne : « Promettez-moi : jamais vous n’assujettirez la Bretagne à la France. » Son père va mourir en public, la cour attend ses paroles, le serment doit être prononcé à voix clairement intelligible. Inutile de pleurer ou d’hésiter. Une partie de son avenir se joue maintenant. Anne rassemble ses forces, se redresse et jure avec toute la solennité que requiert cet instant. Par ce serment, elle prouve ce dont elle est capable. Jamais elle ne l’oubliera. François II s’éteint ce 9 septembre 1488 à Couëron, à l’embouchure de la Loire. La défaite de Saint-Aubin-du-Cormier a achevé l’homme déjà très affaibli. Grâce aux précautions prises par son père, Anne, qui s’est installée à Guérande car une épidémie de fièvre sévit à Nantes, est reconnue immédiatement comme la nouvelle duchesse. Les États de Bretagne ne s’y opposent pas malgré son sexe. Deux ans plus tard, en 1490, un nouveau malheur frappera la petite duchesse : sa sœur Isabeau, de deux ans sa cadette, mourra de pneumonie. De sa tristesse, on ne sait rien. Mais on se doute que la mort de sa sœur resserre autour d’elle l’étau de sa promesse : si elle-même disparaît, le duché est désormais en déshérence, à la merci de tous les candidats qui veulent l’accaparer. Elle a le devoir de survivre. Il y a urgence à gouverner, à agir, à choisir. A-t-elle pris plus de soin de sa santé ? A-t-elle fait dire des messes pour sa

survie ? S’est-elle placée sous la protection d’un saint patron ? Elle ne montre rien. Autour d’elle, chacun la jauge. Son entourage commence à s’étioler. Comment serait-elle capable d’imposer son règne ? Elle ne porte pas les armes, elle n’a pas la sagesse que confère l’âge, c’est une victime toute désignée pour ceux que le pouvoir affole. Elle va vite se rendre compte que son enfance, même houleuse du fait de la Guerre folle, fut une véritable sinécure. Pour elle, le temps des vraies difficultés commence, que va suivre le temps des choix. Le premier acte politique de l’orpheline est d’organiser des obsèques princières pour son père à Nantes. Sept cent soixantetrois personnes composent le cortège funèbre. Malgré un Trésor qui se réduit comme peau de chagrin, elle offre le « béguin », le costume de deuil, à tous ses familiers, comme le veut la tradition. Pour elle-même et sa petite sœur, toute une garderobe est commandée : cote de satin, corset, manteau fourré, coiffe, couverture de cheval, et même chemise de nuit, tout est noir à une époque où le noir profond est l’une des couleurs les plus difficiles à obtenir en teinturerie. Tout ce noir est un luxe extrême alors que les finances sont au plus bas. Mais dans le deuil comme en toute chose, il faut tenir son rang. Par le testament de son père, Anne est flanquée d’un conseil de régence qui doit l’aider à gouverner. On y retrouve « la très honorée Françoise de Dinan, comtesse de Laval », sa gouvernante, Alain d’Albret et, surtout, le maréchal de Rieux. Ce vieux reître croit son heure venue : deviendra-t-il le maître de ce beau pays qu’il a tant servi maintenant qu’il préside aux destinées de l’orpheline ? Quelle n’est pas la surprise du maréchal de se heurter à la volonté de l’enfant qui demande des comptes, en particulier sur l’état financier du duché. Elle a appris les mathématiques ! Bien heureusement pour elle, deux conseillers de feu son père sont à ses côtés : le chancelier Philippe de Montauban et le valeureux comte de Dunois, les deux indéfectibles. C’est à eux qu’elle accorde sa confiance totale.

Elle a l’intuition que Montauban, très attaché à l’indépendance de la Bretagne, sera l’atout grâce auquel elle pourra exaucer le dernier vœu paternel. Le maréchal de Rieux, voyant grandir l’influence de Montauban sur la duchesse, essaie de l’évincer, sans succès. Le chancelier Montauban sera toujours loyal et de bon conseil, ce qui n’est pas le cas de tous les familiers d’Anne. L’enfant va bientôt découvrir grâce aux espions diligentés par Montauban que les plus grands personnages bretons perçoivent depuis plusieurs années des pensions versées par le roi sur ordre de sa sœur Anne de Beaujeu : c’est la liste des « Pensionnaires de Bretagne ». 25 000 livres au total sont données chaque année à une quinzaine de personnages parmi lesquels le maréchal de Rieux et Françoise de Dinan en personne. La haute trahison au sein même du conseil de régence ! Le roi Charles VIII tente rapidement de pousser son avantage. Dès la mort de François II, il envoie une ambassade auprès d’Anne de Bretagne, qu’il se garde bien d’appeler « duchesse » – ce serait reconnaître qu’elle n’usurpe pas son trône. Il entend profiter de la situation difficile dans laquelle elle se trouve. Le jeune roi se présente comme son proche parent dont le devoir est de la protéger étant donné la faiblesse de sa condition d’orpheline. Il s’institue unilatéralement tuteur d’Anne et de sa jeune sœur Isabeau. À ce titre, il déclare prendre en garde leurs terres et leurs seigneuries le temps que durera leur minorité. Il exige que les troupes étrangères encore stationnées en Bretagne quittent le territoire, conformément au traité du Verger. Comme Anne a hérité du différend qui opposait son père au roi, Charles VIII propose un arbitrage : que chacun produise les titres en sa possession au sujet de l’héritage du duché de Bretagne auprès de juges désignés par… la France. En dépit de la supercherie évidente du procédé, Anne fait rechercher dans ses archives toutes les pièces qui entérinent son droit à succéder. Elle doit gagner du temps et éviter que les mercenaires étrangers ne repartent trop vite, dégarnissant ses

terres et ses forteresses. Pourtant, la duchesse ne compte guère se présenter devant un tribunal arbitral tout acquis au roi. En fait, elle considère cette ambassade comme une déclaration de guerre et, d’accord avec le maréchal de Rieux, envoie ses propres ambassadeurs signifier au roi qu’il ne pourra appliquer le traité du Verger que si les États de Bretagne l’approuvent, conformément aux usages en cours dans son duché. En attendant, elle prend de sa propre autorité le titre de duchesse de Bretagne. Quel camouflet pour Charles VIII qui pensait trouver une fillette vaincue et obéissante ! La guerre reprend donc de plus belle. Anne s’acharne à défendre ses positions. Elle le fait avec le panache qui sied à une duchesse et pratique largement les vertus que son entourage lui a apprises. La libéralité d’abord. Ce don qui assoit le pouvoir de celui qui donne et la servitude de celui qui reçoit lui coûte beaucoup. Les caisses du duché se vident à mesure qu’il faut rétribuer les grands seigneurs français et anglais. Mais aussi les mercenaires à une époque où il n’y a pas de soldats sans solde. Chaque capitaine reçoit un pécule avec lequel il lève des troupes de hasard, bandits de grand chemin, cadets sans fortune, paysans chassés de leurs terres. Et gare à celui qui ne paie pas ses soldats. Anne sait qu’elle ne peut pas se permettre de faire des économies sur ce poste. S’ils ne font pas la guerre à l’ennemi, les soudards feront la guerre à ses paysans. La générosité est une chose. La magnificence relève également de l’apparat des princes. C’est qu’Anne prétend jouer dans la même cour que les rois de France ou d’Angleterre. Elle doit donc déployer un faste qui impressionne les émissaires ennemis et les espions à la solde de la France. Ses vêtements, ses montures, ses demeures doivent susciter l’envie. Paraître plus riche qu’elle n’est lui semble un point d’honneur. La magnificence est la forme visible de sa souveraineté. Lors de ses rencontres avec Charles VIII, elle veillera tout particulièrement à sa mise et à celle de sa ménie, c’est-à-dire

les gens qui l’accompagnent. Vêtements, montures, bijoux doivent donner une impression de grande puissance. Être juste avec ses amis et magnanime avec ses ennemis fait également partie des maximes qui obligent la duchesse. Car la légitimité du pouvoir repose sur les vertus chrétiennes. Peut-on être prince si l’on n’est pas bon chrétien ? Dieu vous a distingué d’entre vos pairs à condition que vous méritiez cet honneur. Très jeune, Anne prend à cœur l’application de ces préceptes. En réalité, elle sait qu’elle ne gouverne pas seule. Elle ne serait bientôt plus rien si elle n’était pas soutenue par le cercle des grands seigneurs bretons et par les États de Bretagne. Son attitude doit donc correspondre à ce qu’ils attendent d’elle : savoir récompenser les fidèles, réprimander quand c’est nécessaire, mais aussi faire preuve de miséricorde à l’image de Dieu, trancher entre les uns et les autres. Voilà une tâche bien ardue pour une si jeune personne. Ses conseillers ne sont pas de trop pour la guider. Pour mettre en place ce programme de gouvernement, il faut d’abord trouver de nouvelles ressources en cette situation de crise : sans hésitation, Anne fait fondre sa vaisselle d’or et d’argent pour pouvoir battre monnaie à son nom. Ces pièces qui circuleront montreront à tous qu’elle est maîtresse en son territoire. Le peuple est également mis à contribution : un nouvel impôt est prélevé sur le commerce du vin pour payer les équipages des navires de guerre. À Nantes, les bourgeois sont forcés de prêter 10 000 livres en 1489. Les biens du duché sont hypothéqués pour pouvoir payer les mercenaires qui risqueraient sans cela de piller le duché, au détriment des années à venir. Comment en effet faire payer l’impôt à des sujets qui auraient perdu tous leurs biens ? Ces impôts sont votés par les États, réunis exceptionnellement à Guérande. Grands et barons ont répondu présent à la convocation de leur duchesse, montrant par là même qu’ils sont prêts à lui obéir. Bientôt cependant, elle va devoir céder des forteresses à de grands seigneurs en échange d’une aide militaire. Les villes de Châteaulin, Huelgoat, Landeleau

et Châteuneuf-du-Faou sont concédées à l’amiral de Quellenec pour l’armement de plusieurs navires. Ce faisant, la duchesse prend le risque de perdre l’autorité sur son territoire. Dans une logique féodale, il est dangereux de disperser ses seigneuries entre les mains de ceux qui doivent vous servir. Faut-il qu’Anne soit poussée aux dernières extrémités pour en venir à amoindrir son propre domaine, ce domaine que le roi de France lui dispute. Le risque existe aussi de voir ces seigneurs, une fois pourvus de forteresses, la trahir et basculer dans le camp adverse. À l’intérieur donc, Anne met ses ressources au service de la guerre, tandis qu’à l’extérieur elle cherche des alliés contre Charles VIII en vertu du vieux précepte : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Missives et ambassadeurs partent vers l’Angleterre, l’Espagne et l’Autriche. En effet, la duchesse a la chance de pouvoir communiquer par mer avec le monde entier, même lorsque le roi de France est à sa frontière terrestre. Les rois catholiques d’Espagne lui font l’honneur de lui envoyer deux ambassadeurs à Nantes pour y envisager la conquête sur la France de la Cerdagne et du Roussillon. Anne n’est-elle pas la petite-fille d’une reine de Navarre ? Toutefois, la fillette épaulée du chancelier Montauban est prudente : elle sait bien que son duché peut être démantelé par de trop puissants alliés. Pour l’Autriche, plus lointaine donc moins dangereuse, une autre idée fait son chemin : pourquoi ne pas épouser l’archiduc Maximilien ? C’est une combinaison à laquelle son père a déjà pensé pour elle à l’époque où lui aussi cherchait désespérément des appuis militaires contre le roi de France. Mais pour l’instant, rien ne presse. Anne pense pouvoir se débrouiller sans un mari qui lui servirait aussi de protecteur. Elle et Montauban forment une bonne équipe.

Les ambitieux se soulèvent

Pourtant, autour d’elle, les aventuriers se lancent dans de sombres calculs. Nombreux sont ceux qui se mettent à agiter un parchemin ancestral révélant leur lien de parenté avec les anciens ducs de Bretagne. Certains se souviennent de promesses verbales qui leur ont été faites, d’autres de droits achetés quelques décennies plus tôt. Les héritiers potentiels ne manquent pas. L’âge d’Anne les encourage à réclamer haut et fort leur héritage, et la liste est longue des prétendants au titre. Au XIVe siècle, la guerre de succession de Bretagne avait vu l’affrontement de deux familles : les Montfort et les Penthièvre. Si les Montfort, ancêtres de François II, l’avaient emporté, le traité de Guérande signé entre les deux parties en 1365 stipulait, nous l’avons vu, qu’en cas d’absence d’héritier mâle des Montfort la succession reviendrait aux Penthièvre. Sans indiquer ce qui se passerait si les Penthièvre n’avaient que des filles. François II a refusé d’admettre que ses filles ne soient pas ses héritières. Mais les Penthièvre ne l’entendent pas de cette oreille. Chez eux, c’est une femme, Nicole de Châtillon-Penthièvre, qui est la dernière héritière. Elle se considère comme devant recueillir la succession puisque la famille de Montfort est tombée en quenouille, c’est-à-dire aux mains d’une femme. Mais, étant femme elle-même, elle sait que ses revendications ont peu de chances d’aboutir. Si bien qu’elle a monnayé son héritage auprès du roi Louis XI qui lui a racheté ses droits en 1480 contre 50 000 écus. Si Louis XI n’était guère dépensier pour sa vêture, il n’hésitait pas à acheter droits et hommes grâce au contenu du Trésor royal. C’est au titre de cet achat que Charles VIII, fils de Louis XI, peut se prétendre lui-même héritier du duché. Nicole de Châtillon-Penthièvre a réitéré sa décision en 1485 auprès d’Anne de Beaujeu, la sœur de Charles VIII, une fois Louis XI trépassé. Cependant, François II a usé d’une ruse bien supérieure à celle de sa cousine : il s’est fait titrer « duc par la grâce de Dieu ». Comment pourrait-on acheter avec de l’or ce qui ne peut être octroyé que par la puissance divine ? Charles VIII avait à l’époque interdit à François II d’utiliser cette formule. Sans effet.

Le roi est toutefois loin d’être le seul sur la liste des candidats au trône de François II. En Bretagne, la famille de Rohan a également des raisons de se battre pour le titre. François Ier de Bretagne avait deux filles : l’aînée, Marguerite, a épousé François II, et la cadette a épousé Jean II de Rohan. Ce dernier pourrait bien recueillir la succession à la place de la petite Anne. Fermement opposé au parti français, il vient de perdre son fils aîné François à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier. Pour faire aboutir ses prétentions et recueillir lui-même la couronne, Jean II de Rohan est en revanche prêt à s’allier au roi d’Angleterre. Mais, à la vérité, le roi d’Angleterre ne dédaignerait pas, lui non plus, d’adjoindre la Bretagne à son royaume, comme il l’avait déjà tenté une première fois au XIIe siècle par le mariage de son fils Geoffroi d’Angleterre avec Constance de Bretagne, alors héritière. La multiplicité des prétendants à l’héritage menace la position d’Anne. Pourtant, elle présente un aspect positif : du fait de leur rivalité, leurs alliances ne seront que de circonstances.

Trahisons et fidèles Le règne d’Anne a débuté par un désastre. Sur le plan militaire, non seulement son père a été vaincu à Saint-Aubin-duCormier, mais son principal soutien, son cousin Louis d’Orléans, est prisonnier de Charles VIII. Dans son entourage, chacun songe à assurer son avenir : qui va parier sur une fillette du onze ans ? Ne vaut-il pas mieux rallier rapidement le roi de France afin de ne pas apparaître comme un opportuniste de la dernière heure ? Alain d’Albret est proche de la petite Anne. Depuis toujours, ce gentilhomme s’est mis au service des ducs. Ayant combattu aux côtés de François II pendant la Guerre folle, il a été désigné pour faire partie du cercle de régence. On l’a vu, ce veuf est prêt à se remarier avec Anne, arguant de son

expérience de militaire pour défendre le bien de sa fiancée putative. Le maréchal de Rieux, conscient qu’Anne n’abandonnera pas facilement la couronne léguée par son père, et probablement désarçonné par son aplomb, s’est réconcilié avec la duchesse, tout en maintenant des foyers d’agitation à sa propre solde autour de Nantes au cas où une occasion favorable se présenterait. Il a convaincu Anne de faire d’Alain d’Albret le gardien de la forteresse de Nantes. En réalité, le maréchal de Rieux a une idée derrière la tête : il est favorable au mariage d’Anne avec le vieux d’Albret car cette combinaison renflouerait les finances d’Anne. Alain d’Albret, Françoise de Dinan et le maréchal sont très proches. La place de leur famille sortirait renforcée d’une alliance aussi prestigieuse. Seulement voilà. En décembre, Anne décline de nouveau cette proposition de mariage. Le sieur d’Albret a quarante-huit ans quand elle en a onze. On ne compte plus ses enfants légitimes et illégitimes. Un de ses fils, Gabriel, a été fiancé avec Isabeau, la sœur d’Anne, avant sa mort. Même un mariage d’État ne peut justifier un tel sacrifice. Anne le lui fait savoir, d’autant qu’elle a appris que dès 1488, à la mort du duc François II, Alain d’Albret a fait envoyer au pape une demande de dispense pour pouvoir se marier avec celle qui est sa cousine trop proche aux yeux de l’Église. La fillette est furieuse de ce qui se trame dans son dos. Si elle savait. À la fin de l’année 1488, le maréchal de Rieux et Alain d’Albret ourdissent un véritable complot : ils veulent faire entrer Anne dans Nantes, espérant ainsi la faire prisonnière et peut-être la contraindre au mariage. Montauban, mesurant le risque qu’on la marie de force, enlève Anne qui se trouve à Redon pour la conduire en sûreté à Vannes. Débute alors pour la petite duchesse une errance de place forte en place forte, qui la mènera jusqu’à Rennes. C’est le moment que choisit le maréchal de Rieux pour trahir. Il ne pactise pas franchement avec le roi de France mais refuse de reconnaître l’autorité de sa pupille en établissant son propre gouvernement à Nantes. Quel symbole ! Anne ne dispose plus

de son château le plus important, la forteresse où elle a vu le jour. Plus terrible encore : Françoise de Dinan rejoint le camp du Maréchal. Anne doit désormais payer grassement des mercenaires anglais, allemands et espagnols pour assurer sa sécurité tandis que le maréchal de Rieux et Alain d’Albret lèvent des impôts en son nom. Ainsi disparaissent peu à peu les bijoux de sa cassette personnelle, héritage de ses aïeux. Les épreuves ne font que commencer.

Couronnée par elle-même Puisque Nantes lui est interdite, Anne accepte l’escorte cérémonieuse que lui envoient les bourgeois rennais, à l’initiative probable du chancelier Montauban. Il est toujours bon d’avoir une duchesse chez soi. Qui sait ? Rennes pourrait peut-être détrôner Nantes dans son rôle de capitale ducale. En organisant une entrée solennelle au début de l’année 1489, les Rennais réitèrent la fidélité à sa jeune personne. Rennes devient ainsi son refuge puisque ses places fortes sont toutes occupées, que ce soit par le roi de France ou par des Bretons traîtres à sa cause. Plus centrale géographiquement que Nantes, plus éloignée de la frontière du royaume de France, Rennes est une cité dans laquelle la duchesse se sent à l’abri. Comme tous les ducs avant elle, elle y est entrée par la porte Mordelaise, la voie occidentale de la cité corsetée de murailles. Un geste symbolique est devenu nécessaire envers les sujets bretons étant donné la situation catastrophique dans laquelle se trouve la petite duchesse. Cernée de toutes parts, perdant ses soutiens un à un, elle doit montrer qu’elle n’a pas peur de l’ennemi ni du combat. Elle vient de célébrer ses douze ans. Grâce à Montauban, Anne décide de réitérer sa prise du pouvoir de manière solennelle et surtout publique. C’est dans la cathédrale de Rennes que, le 10 février 1489, comme tous les ducs avant elle, elle se fait couronner devant l’assemblée des

Grands après une nuit passée en prières. On imagine qu’elle a beaucoup à demander à Dieu : le trône, la sécurité, la santé, un mari. Ce couronnement religieux envoie à tous un message : elle est duchesse par la grâce de Dieu et non par la volonté du roi de France. Il n’existe nul intermédiaire entre elle et le ciel. Mais pour mieux s’attirer les bonnes grâces de ses sujets, elle jure, par surcroît sur les évangiles, de défendre les libertés des Bretons. Qu’on se le dise : la Bretagne est gouvernée de l’intérieur ! Plus d’un bourgeois est venu en famille sur le parvis pour la voir, elle, la petite boiteuse. Vêtue d’un costume rutilant, elle fait bonne figure au milieu des fidèles qui ne l’ont pas trahie. Les cloches de la ville sonnent à toute volée. Charles VIII n’a qu’à bien se tenir ! Anne montre explicitement qu’elle n’a pas l’intention de désarmer. La fillette, qui ne connaît de son duché que Nantes, Vannes, Rennes, Guérande, Redon et Châteaubriant, prend alors une décision très courageuse : en 1490, elle quitte la ville qui l’a accueillie et protégée pour aller à la rencontre de ses sujets. Il devient urgent de mettre fin à la guerre civile larvée qui déchire les Bretons sous le regard amusé de la cour de France. Anne veut négocier avec les rebelles, mais pour cela, elle a besoin de mieux connaître son peuple ainsi que les ressources réelles dont elle dispose contre ses ennemis. Il est temps pour elle de découvrir ses terres, de voir ses gens et de se montrer à eux. Qui sait ce qui se dit au fin fond de la Cornouaille où la révolte gronde ? À Quimper ? Dans les tréfonds de la forêt de Huelgoat ? Peut-on seulement croire qu’une fillette gouverne ? Il faut bien reconnaître que la réalité dépasse la légende. Déjà, le mythe est en marche. Tous les souverains de cette époque savent que, parmi les exercices obligés du pouvoir, aller régulièrement au-devant de son peuple est une nécessité incontournable. Son père le lui a appris : les sujets peuvent devenir de précieux alliés lorsque l’on est menacé par d’autres princes. C’est encore plus vrai dans son cas à elle : qui ne prendrait la défense d’une enfant ? Jeune, innocente encore et de bonne volonté, Anne fait l’unanimité des gens simples. Que

pourrait-on lui reprocher, à elle qui n’a pas encore gouverné ? Elle est son propre étendard face aux hommes féroces qui la menacent. Elle veut croire qu’elle ne peut être plus en sécurité qu’au milieu de son peuple où la main de Dieu se portera à son secours en toutes circonstances. C’est en tout cas ce que chacun dit en croisant son convoi. Au printemps 1490, elle quitte Rennes pour mener une vie itinérante, protégée tout de même par une solide escorte contre les coups de main toujours possibles de ses nombreux ennemis. Le fidèle Dunois veille sur elle pendant les déplacements à haut risque et prend ainsi une importance grandissante parmi les familiers de la duchesse. Cette tournée inattendue lui permet également d’évaluer les ressources agricoles et commerciales dont elle dispose concrètement et de faire taire quelques révoltes qui pointent, en particulier en Cornouaille. Malgré sa jeunesse et sa petite taille, Anne en impose à ceux qui la rencontrent durant son périple. Tous sont unanimes pour qualifier son port d’altier. Et elle a bien retenu les leçons de Françoise de Dinan : elle porte la charge et la fierté d’un peuple, d’une couronne, d’une famille. Digne en toutes circonstances, sérieuse plus que ne doit l’être une fillette, jamais fatiguée par les obligations qui se succèdent, peu à peu, elle endosse le costume qu’elle portera toute sa vie : celui d’une des femmes les plus honorées et les plus puissantes d’Occident.

Le rôle des Anglais Parmi ses alliés potentiels, le roi d’Angleterre tient un rôle assez trouble. Pour maintenir son indépendance, la Bretagne a longtemps joué de la rivalité entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre. Face à un roi de France qui tente de réduire à l’obéissance ses grands féodaux, le duc a considéré qu’il pouvait, le cas échéant, s’appuyer sur un roi d’Angleterre

trop heureux de pouvoir jeter une pierre dans le jardin de son rival de toujours. Édouard III n’avait-il pas noté au XIVe siècle que la Bretagne était « la plus belle entrée qu’il pouvait y avoir pour conquérir le royaume de France » ? De plus, la mainmise éventuelle de la France sur la Bretagne étendrait considérablement les territoires et la richesse de Charles VIII, faisant de lui le souverain le plus puissant d’Occident. Aucun autre roi ne pourrait alors rivaliser avec lui. Pour le roi d’Angleterre, il n’en est pas question. Même s’il a perdu la guerre de Cent Ans, il espère bien reprendre des territoires continentaux au roi de France. Mais il y a plus encore que ces considérations politiques. La parenté entre les deux peuples est ancienne : une partie des habitants de la Grande-Bretagne a émigré vers la petite Bretagne au moment des invasions saxonnes du VIe siècle. Depuis cette date, les souverains britanniques ont tendance à considérer la Bretagne comme une petite Angleterre continentale. Anne ne compte pas se priver de cette cousinade et entame des négociations avec les Anglais au cours de l’hiver 1488-1489. Dès le 10 février 1489, le jour-même de son couronnement à Rennes, elle signe avec Henri VII un traité de secours mutuel contre leurs ennemis respectifs. Bien sûr, Anne a plus besoin d’Henri VII que lui n’a besoin d’elle. D’ailleurs, il sait bien qu’elle ne serait pas en mesure de lui envoyer des renforts s’il lui en demandait. C’est donc une clause purement protocolaire que le roi d’Angleterre signe en toute courtoisie. L’un et l’autre promettent également de ne pas recevoir leurs ennemis mutuels dans leurs États. Henri VII ne s’en privera pourtant pas puisqu’il va bientôt mener un double jeu avec les ambassadeurs de Charles VIII. En attendant, s’il promet d’envoyer à Anne 10 000 hommes, 6 000 débarquent finalement à Morlaix. Henri VII avance les frais de transport mais stipule prudemment qu’ils devront être remboursés au moment du retour des soldats en plus de la solde qui leur sera versée. Ces troupes vont finalement coûter à la duchesse 240 000 livres, soit la moitié des

revenus du duché pendant un an. Une folie ! En garantie – car chacun sait que les caisses de la fillette sont vides –, elle laisse les soudards britanniques s’établir à Morlaix et à Concarneau. C’est malheureusement pour elle un risque pour l’avenir ainsi qu’un manque à gagner supplémentaire. Non seulement les Anglais peuvent refuser d’évacuer ces deux ports très lucratifs, mais ils vont en percevoir les taxes le temps qu’ils les occupent. Ces deux forteresses devront être rendues par l’Angleterre au duché une fois remboursées les sommes engagées. Anne est à rude école. D’autant plus rude qu’Henri VII ajoute encore une clause de son cru : Anne doit promettre de ne pas se marier sans son consentement. Serait-il encore sur les rangs ? Voudrait-il placer l’un de ses proches ? Rien n’est exclu. En tout état de cause, l’aide des Anglais n’a rien de désintéressé. Et comme Anne est fine mouche, elle contrebalance les négociations avec Henri VII par des palabres avec Ferdinand d’Aragon, son lointain parent, qui lui envoie 2 000 hommes sous l’autorité du fier comte de Salinas en mai 1489. Ces mercenaires étrangers ont pour mission de nettoyer le duché : à la fin de l’année 1489, ils chassent les Français de Basse-Bretagne et les renvoient sur la frontière du royaume, ce que l’on appelle les « marches de Bretagne ». En juillet 1490, Anne se réconcilie avec les rebelles contre monnaie sonnante et trébuchante – qu’elle a dû bien sûr emprunter. Elle verse 100 000 écus à chacun de ses adversaires, le maréchal de Rieux, Françoise de Dinan et Alain d’Albret. Si ses dettes s’alourdissent, c’est le prix d’un espoir de paix. Et sans paix intérieure, elle n’a aucune chance de remporter la victoire finale.

« Non mudera » – Elle ne changera pas C’est au sein de son propre conseil qu’Anne prend ses meilleures leçons. Si elle est encore en apprentissage, celui-ci a pris un tour accéléré depuis la mort de son père. Pour elle, la

meilleure école est celle de la vie. Anne a eu la chance de recevoir, enfant, des leçons prodiguées par quelques maîtres dans des matières inconnues de ses contemporains, mais pour ce qui est de l’art de gouverner, elle siège à toutes les réunions organisées par son chancelier, Philippe de Montauban. Jamais elle ne trouve de prétexte à esquiver quelque obligation officielle. Elle assume tout, elle écoute tout, elle veut comprendre. Son caractère a été forgé par les leçons transmises par Françoise de Dinan. Autour de la table, les problèmes les plus graves sont évoqués dans les termes les plus directs et les plus crus. Chacun exprime son point de vue, sa version des faits, les possibilités d’agir, les objectifs à atteindre. Il faut l’imaginer, attentive, souveraine, décidée… mais aussi réaliste. Car si elle donne toujours son avis, elle ne se réserve pas la décision ultime. Pas encore. Elle a conscience que son jeune âge l’empêche pour l’instant de saisir toutes les conséquences des décisions prises au conseil. Néanmoins, sa devise personnelle en fait frémir plus d’un : « Non mudera » veut dire « Elle ne changera pas » en espagnol. En deux mots, elle signifie son autorité et chacun sait qu’un jour prochain, quand elle aura l’envergure d’une véritable duchesse, il lui faudra simplement s’exécuter. Le moment approche où la fillette devenue femme sera capable de prendre toutes les décisions. Elle a pour cela l’intelligence, la culture et la volonté. Érasme Brasca, un ambassadeur de Venise, notera quelques années plus tard : « Sa finesse d’esprit est remarquable pour son âge et une fois qu’elle a décidé de faire quelque chose, elle s’efforce d’y parvenir par n’importe quel moyen et à n’importe quel prix. » Il y a fort à parier que ceux qui la fréquentent de près ont vite compris ces traits de son caractère. À mesure que son pouvoir s’accroît, chacun s’efforce donc de lui plaire afin de faire aboutir ses propres requêtes. Les intrigants savent qu’ils peuvent se faire payer fort cher pour lui donner ce qu’elle désire, qu’il s’agisse de rallier un grand seigneur à sa cause, de se

débarrasser d’un gêneur, ou de faire entrer dans le premier cercle un serviteur convoité. La fillette orpheline n’a donc pas été balayée dans les premiers jours de son règne. On aurait pu l’imaginer cloîtrée dans un couvent, prisonnière à la cour de France, déchue de ses droits, ou même morte au fond d’une geôle. Il n’en est rien. Le temps passe, et si elle peine à recueillir son héritage, elle affermit progressivement son pré carré et reconstitue autour d’elle un cercle d’alliés bretons et étrangers. Les frontières de la Bretagne sont mouvantes ? Les forteresses circulent de main en main ? Peu importe car, désormais, il devient clair que l’avenir du duché dépend d’une enfant déterminée.

La tentation Maximilien Dans la mauvaise passe que traverse la cour de Bretagne, il devient de plus en plus urgent pour Anne de se marier. Son père en avait conscience, ses conseillers la pressent de nouveau de trouver un bras armé prêt à la défendre contre ses multiples ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. Et de nouveau, les prétendants affluent. S’ils ne peuvent avoir le duché par la guerre ou par le droit, pourquoi ne pas mettre la main sur une dot ? L’arrangement est envisageable, un mariage est plus facile à organiser qu’une guerre. Et surtout, ses résultats sont définitifs à une époque où le divorce n’existe pas. La consommation charnelle et la naissance d’enfants valent tous les contrats du monde. Tous les cas de figure se présentent à la duchesse, du père qui négocie pour son fils au grand seigneur qui s’avance luimême, quel que soit son âge. Alain d’Albret a pourtant été écarté pour cette raison. Jean II de Rohan est déjà marié. Après avoir soutenu le vieil Albret, il propose désormais son deuxième fils, Jean. Ainsi les prétentions des Rohan à la couronne ducale seraient-elles renforcées. Mais quel avantage Anne tirerait-elle de ce mariage ? Elle a besoin de soldats, de revenus, de

partenaires fiables. Rohan ne lui apporte pas l’alliance prestigieuse et argentée dont elle a besoin. Surtout, Jean II a soutenu les Français à Saint-Aubin-du-Cormier alors même que son fils aîné mourait pour la cause bretonne. Peut-on donner sa confiance à un tel père ? Jean II de Rohan attendra 1513 pour renoncer définitivement à faire valoir ses droits. Anne mourra l’année suivante. Parmi les prétendants à la main d’Anne, il en est un qui présente de nombreux avantages. C’est l’archiduc d’Autriche Maximilien. En plus de ce titre, Maximilien est roi des Romains. Une telle union ferait d’Anne une reine. La jeune fille n’est pas insensible à cet argument de prestige. Ce combattant valeureux est également connu dans toute l’Europe pour ses exploits guerriers. Sa science de la guerre serait la bienvenue pour le duché, ses caisses bien remplies et ses mercenaires aussi. Enfin, l’éloignement de l’archiduc peut paradoxalement présenter un avantage : il ne s’intéresserait sans doute pas de trop près aux affaires bretonnes, laissant à Anne et aux États une grande liberté pour se gouverner. Quand le duc François II avait envisagé de marier sa fille avec Maximilien en 1487, il avait soupesé tous ces avantages. Validant les projets du duc, les États de Bretagne émettent un avis favorable face à l’éventualité de cette union. Étant donné la situation périlleuse dans laquelle se trouve la duchesse, leur avis est essentiel : Anne obtient auprès des grands seigneurs bretons un appui qui lui est nécessaire. Des pourparlers sont engagés avec des émissaires envoyés à Rennes par l’Autriche. Si les diplomates ont entrepris ce long et périlleux voyage, c’est que l’archiduc Maximilien est véritablement intéressé par l’alliance : elle lui permettrait de déplacer le centre de gravité de ses territoires vers l’ouest et d’accroître notablement ses richesses, lui qui a déjà prospéré une première fois grâce à sa première union avec la fille de Charles le Téméraire, héritière de la Bourgogne. Et puis, Anne est jeune, perspective non dénuée d’agrément pour ce veuf trentenaire

dans la force de l’âge. Maximilien accepte donc un contrat de mariage qui protège explicitement le duché de la mainmise autrichienne : la Bretagne ne peut revenir à Maximilien même si Anne meurt sans enfant. Elle ne peut pas non plus revenir à leur aîné s’il est archiduc, c’est-à-dire qu’une même personne ne peut porter sur sa tête les deux couronnes d’Autriche et de Bretagne. Par conséquent, il est prévu que le duché reviendra au second de leurs enfants de manière à rester indépendant. On ne peut être plus précis : il s’agit d’une union personnelle entre deux souverains, non d’une annexion. Ce contrat servira d’ailleurs de modèle pour les deux autres mariages qu’Anne contractera ensuite, avec Charles VIII, puis avec Louis XII. Mais l’archiduc mène une politique tous azimuts du fait de l’éclatement déjà très important de ses possessions en FrancheComté, en Bourgogne, aux Pays-Bas, à la frontière de la Hongrie, en Suisse, au Tyrol. Préoccupé par la préparation d’une nouvelle campagne militaire, Maximilien n’a pas le temps d’aller épouser sa fiancée malgré la bonne tournure qu’ont prise les négociations. Il doit affronter à la fois ses turbulents sujets des Pays-Bas et se défier de l’avancée des Ottomans par l’est. Et puis, Maximilien n’est pas non plus pressé d’avoir des enfants : il a déjà un fils, Philippe le Beau, et une fille, la petite Marguerite d’Autriche. De plus, il peut être dangereux pour lui de traverser les terres du roi de France qui désapprouve totalement cette union. C’est ce qui explique que Maximilien envoie son maréchal de l’Empire, Wolfgang de Polham, pour régler cette question qu’il semble considérer comme annexe, il faut bien le reconnaître. Le 19 décembre 1490 a ainsi lieu à Rennes, dans la cathédrale Saint-Pierre, un mariage par procuration suivi d’un rituel à la mode germanique. En guise de nuit de noces, Anne s’allonge sur un grand lit de parade. Françoise de Dinan se tient debout, près d’elle, comme pour la protéger. C’est alors qu’en présence des plus grands seigneurs de la cour l’ambassadeur Wolfgang de Polham dénude sa jambe droite et la glisse dans le lit de la duchesse. Puis il la retire, se rhabille et sort de la pièce.

Symboliquement, un homme est entré dans le lit de la duchesse. Le cérémonial s’arrête là : Anne est officiellement mariée et reine des Romains. Un grand banquet servi chez Jean Hagomar, bourgeois rennais, est offert pour la noce : perdrix, bécasse et pigeons côtoient veau, mouton, pâtisseries et vin d’hypocras. Maximilien est désormais duc-consort de Bretagne. Mais qui peut le croire ? La coutume est étrangère et le mari incontestablement absent. Par le délai que lui donne l’absence de Maximilien, Anne voit reculer le moment de partager sa couche avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle et qu’elle n’a jamais rencontré. Même si elle s’est préparée depuis longtemps à sa nuit de noces, gageons que ce temps gagné lui est précieux. Sur le plan politique également, ce retard dans la rencontre entre les époux et la consommation charnelle de l’union laisse une porte ouverte. Certes, la duchesse s’est engagée devant Dieu, mais pas ses conseillers. Dans le parti pro-français, nombreux sont ceux qui ne reconnaissent pas cette union. Finalement, en dépit du mariage avec Maximilien, la dot bretonne reste, à la fin de l’année 1490, un enjeu européen comme à l’époque de François II, quand Anne était fiancée au gré des alliances militaires. L’union d’Anne et Maximilien, si diplomatique soit-elle, donne toutefois lieu à d’importantes réjouissances populaires dans le duché pendant deux semaines. On festoie, on danse, on tire des salves d’artillerie, on distribue ce qui peut encore l’être malgré les malheurs de la guerre. Un mariage est chose heureuse qu’il convient de saluer avec enthousiasme. Cette décision est un coup de maître de la part d’Anne : elle ne concerne pas seulement la Bretagne. Elle remet en cause tout l’équilibre européen. Le mariage avec Maximilien fait tout basculer : le savant assemblage de l’Europe imaginé par les conseillers du roi de France s’effondre. Voici la France prise en tenaille entre la Bretagne à l’ouest et l’Empire à l’est. L’alliance de ces deux puissances affaiblit le roi de France sur deux frontières, et

complique singulièrement ses opérations militaires. De plus, il ne peut plus envisager de manipuler l’un contre l’autre. Anne a donc tenu bon : elle a refusé obstinément le mariage que voulait lui imposer le maréchal de Rieux avec le vieil Alain d’Albret, et épousé le roi des Romains. Dépité par cette union, Alain d’Albret qui avait été nommé gouverneur de la place de Nantes va se venger en livrant la résidence ducale au roi de France en mars 1491. Le château avait pourtant été mis en défense par les habitants et recouvert sur sa partie orientale vulnérable d’un manteau de bois. Las ! C’est par traîtrise que le roi Charles VIII pénètre dans la ville le jour de Pâques 1491. Le désastre est d’autant plus grand que dans le château se trouve ce qu’on appelle le Trésor des ducs. Non pas de l’argent sonnant et trébuchant – il n’y en a plus guère après ces années de combat – mais toutes les archives du duché depuis 1395. Ces chartes et autres actes notariés sont précieusement serrés dans des caisses de bois conservées dans une salle voûtée sous la chapelle aujourd’hui disparue. Car Nantes est bel et bien une capitale politique. En 1488, Anne avait demandé à son vicechancelier de faire l’inventaire de ces pièces. La guerre a cependant tout retardé. Le classement ne sera entrepris qu’en 1508, soit six ans avant la mort de la duchesse et lorsque, devenue reine, elle aura récupéré ses archives. Face à la trahison d’Alain d’Albret, Anne ne renonce pas plus qu’après la mort de son père. Il lui aurait été facile de faire allégeance au roi et d’abandonner ses prérogatives. Combien de nuits angoissées, de chevauchées exténuantes, de situations dangereuses auraitelle évitées ? Elle décide au contraire de continuer la lutte et se claquemure dans sa seconde capitale, Rennes. À peine informé des épousailles de la duchesse, Charles VIII remet immédiatement en cause son union avec l’archiduc Maximilien. Il invoque le traité du Verger par lequel Anne n’a pas le droit de se marier sans son consentement et lance ses troupes contre la Bretagne, sans attendre que Maximilien ait eu le temps d’envoyer ses mercenaires au secours de sa femme.

Sans attendre non plus qu’il vienne en personne se présenter à elle car la consommation du mariage rendrait son annulation beaucoup plus difficile. Car le mariage d’Anne avec le roi de France reste une option. Dès le début du règne de Charles VIII, Anne de Beaujeu et son entourage ont réfléchi aux atouts que représenterait ce choix matrimonial. S’il épouse la duchesse, le roi écarte d’un revers de main toutes les prétentions des autres héritiers potentiels : il s’arroge le droit de la reconnaître seule héritière légitime afin de mieux mettre la main sur la dot de son épouse. S’il la laisse épouser un autre seigneur, il risque de voir s’éterniser la guerre à ses frontières. Et la Bretagne de rester bretonne. Par la solution matrimoniale, la guerre peut être évitée sur le flanc occidental du royaume. Si bien que, progressivement, la cour de France considère avec une bienveillance accrue l’idée d’un mariage breton dont la possibilité avait été évoquée plus d’une fois par Louis XI en personne. Tant que l’union d’Anne et de Maximilien n’a pas été consommée, rien n’est encore perdu. Le mariage peut être annulé au profit d’un nouvel époux : pourquoi pas le roi de France ? Déjà en 1489, Charles avait retenu ses troupes pour laisser la porte entrouverte à une négociation. À dire vrai, les négociations n’ont jamais été totalement rompues entre France et Bretagne. À Francfort, le 22 juillet 1489 – mais c’était avant le mariage d’Anne et du roi des Romains –, Charles VIII et Maximilien d’Autriche avaient signé un traité comportant une clause secrète : le roi de France retirait toutes ses troupes du duché si la duchesse renvoyait tous les mercenaires étrangers qu’elle y avait fait venir. Anne avait été soulagée de ce premier arrangement. Et malgré les mouvements de troupes qui continuent pendant la belle saison 1491, en réalité, ce n’est plus de combat désormais qu’il est question mais plutôt d’union. Reste à savoir si le projet peut se concrétiser entre deux partenaires qui se font la guerre depuis si longtemps, cette guerre dont chacun a hérité de son propre père.

CHAPITRE 3

L’affaire du mariage français

Le rôle de Louis d’Orléans Alors qu’à l’été 1491 Charles VIII entreprend le siège de Rennes où s’est de nouveau réfugiée la duchesse après son voyage en terre bretonne, le roi sort de sa manche un joker qu’il avait précieusement conservé jusque-là : son cousin, Louis d’Orléans, comme lui descendant de Charles V. Louis a huit ans de plus que Charles et fait partie de ses familiers. À la mort de Louis XI, on se souvient qu’il avait espéré obtenir la régence de son cousin et s’était fait distancer par Anne de Beaujeu. Louis a d’abord tenté d’éblouir et de séduire le jeune Charles par son goût des femmes, de la chasse et des parures luxueuses. Puis il a comploté d’enlever le roi dont il jugeait la tutelle inacceptable : confie-t-on les affaires du royaume à une femme ? Ne parvenant pas à faire condamner Anne de Beaujeu par le Parlement de Paris qui se gardait prudemment de remettre en cause les dernières volontés du vieux roi Louis XI, Louis d’Orléans s’est alors lancé dans la révolte en soutenant la Bretagne rebelle. Fait prisonnier en 1488 à Saint-Aubin-du-Cormier, il vient de passer trois années entre prison et résidence surveillée. C’est bien peu comparé à son père Charles d’Orléans, le prince poète, qui fut prisonnier pendant vingt-cinq années de sa vie. Comme son père, il a mis à profit ce temps de repos forcé pour se plonger

dans la lecture et améliorer son éducation sommaire. En juin 1491, il a obtenu le pardon du roi. Avoir du sang royal permet presque toutes les incartades. Le prince est désormais rentré en grâce malgré ses écarts de conduite. Dès lors qu’il retrouve sa place de premier prince du sang, il devient le représentant naturel du roi pour les négociations ayant trait au mariage breton. Pourquoi décliner puisqu’il connaît bien la jeune fille ? Il l’a connue à la cour de son père depuis son ralliement au duc en 1485. Il l’a vue grandir. Il a même envisagé de l’épouser, mais il ne sera finalement que témoin de son mariage à Langeais quelques semaines plus tard. Ses liens privilégiés avec les Bretons vont faire de lui un émissaire de qualité dans la négociation qui s’engage. Ainsi Louis est-il amené à négocier le mariage de celle qui deviendra un jour sa femme lorsqu’il sera roi. À quoi ressemble la jeune duchesse au moment d’entamer ces négociations qui vont influer non seulement sur son destin personnel, mais aussi sur celui de tout un peuple ? Nous avons la chance d’avoir un portrait d’Anne à l’orée de l’adolescence (CHT fig. II), ce qui est extrêmement rare à cette époque. Les peintures sur bois sont en petit nombre, beaucoup ne sont pas parvenues jusqu’à nous. Surtout, on ne représente que les personnalités d’importance. Ayant pris un rôle de premier plan, Anne fait réaliser son portrait. Un grand front bombé, des yeux noisette, la bouche petite et le nez long, la duchesse a encore des traits enfantins. Ni laide ni belle, elle porte la cape bretonne sur la tête. On retiendra surtout son regard déterminé qui se porte sur le lointain avec majesté.

Négociations avec la cour de France La négociation entre le roi et la duchesse commence de bien curieuse manière : magnanime, Charles VIII prétend être prêt à renoncer à l’application du traité du Verger et à reconnaître le

mariage d’Anne et de Maximilien. Mais les conditions demandées sont si drastiques que le roi est certain qu’Anne ne les acceptera pas : le mariage ne sera validé par la cour de France que si Anne renonce à son héritage. Sur cette base commence un dialogue de partenaires rusés feignant d’abandonner leurs avantages pour mieux obtenir ce qu’ils souhaitent. Le 15 novembre, par le traité de Rennes, la duchesse s’engage à expulser les mercenaires allemands présents à Rennes sous dix jours, hormis les quatre cents hommes de sa garde personnelle. Le roi lui fixe alors les conditions suivantes : si elle choisit de rejoindre son époux Maximilien en embarquant à Saint-Malo, le roi lui versera 100 000 livres par an et elle pourra emporter les effets meubles de son père. Charles VIII ne la considère en rien comme une prisonnière. La décision est donc maintenant entre les mains de la duchesse. Si elle part, elle abandonne son héritage. Si elle reste, elle change d’époux et recule le moment fatidique où elle risque d’être dépossédée. Rien n’est encore perdu. Elle peut tout tenter, y compris poursuivre la guerre. Mais les 12 000 hommes promis par Maximilien n’arrivent pas. Anne n’a plus de ressources militaires et n’a évidemment aucune intention d’abandonner son héritage au roi. Depuis le début de la Guerre folle, les Bretons ont beaucoup souffert. Rien que depuis le début de l’année 1491, le roi a pris les villes d’Acigné, de Liffré et de Vern. À partir du 15 août, Charles VIII est aux portes de Rennes. Les États de Bretagne sont de plus en plus disposés à la négociation. Les périodes pendant lesquelles roi de France et duc de Bretagne se sont affrontés ont eu des conséquences désastreuses sur le duché, particulièrement sur son économie. Dans la région frontalière qui fait la transition entre Basse-Bretagne et royaume de France, les troupes mercenaires passent et repassent, saccageant tout sur leur passage. Les marches du pays sont ravagées. Près des côtes, les pirates espagnols n’hésitent pas à s’amarrer pour piller tranquillement les fermes environnantes tandis que les gens d’armes sont occupés ailleurs. D’Avranches à Redon en passant

par Craon, La Guerche et Fougères, les récoltes sont dévastées ou pillées, les chaumières brûlées, les habitants martyrisés. Les gens de guerre et les soudards sont d’une si grande cruauté que certains villages ont perdu la plus grande part de leurs habitants partis chercher protection et asile dans des villes ou dans d’autres régions. À tel point que la duchesse a été obligée de diminuer le fouage exceptionnel et la taille habituelle sur les individus aux environs de Dol-de-Bretagne et de Vitré. C’est un manque à gagner considérable. Les pauvres exemptés d’impôts sont de plus en plus nombreux, 12 % dans l’évêché de SaintMalo au plus fort de la crise. L’exemption vise à éviter que les derniers habitants ne désertent le pays, rendant impossible une quelconque reprise économique. Pire, être à la limite des deux territoires comporte un autre inconvénient : la tutelle de l’un ou l’autre souverain peut s’exprimer de manière fort injuste pour les paysans. L’assiette fiscale est la preuve du rattachement politique d’un territoire. Si bien que dans les villages où le litige n’est pas tranché, si la duchesse s’aperçoit que les paysans versent un impôt au roi, elle applique incontinent un impôt de même valeur pour asseoir son autorité. C’est donc à une double imposition que sont soumis les foyers des régions de frontière. Il arrive également au roi de France de refuser que l’impôt soit payé en monnaie bretonne, obligeant les familles à commercer avec la France pour obtenir du numéraire. Pour faire montre de sa volonté, le roi peut aller jusqu’à couper des routes afin d’empêcher toute forme de commerce et d’échange, et affaiblir l’ennemi. Les commerçants, bourgeois des villes, voient ainsi leurs revenus s’amenuiser. En 1473, le sire de la Rocheservière, vassal du roi de France, a fait détruire le pont de bois sur la Logne près de Corcoué pour couper les communications vers le pays breton. Puisque l’idée du mariage a fait son chemin dans les deux partis et qu’elle semble en bonne voie, il reste à la duchesse à négocier au mieux de ses intérêts, dans la difficile situation qui est la sienne. Après tout, elle n’a guère été plus victorieuse que

son père sur le champ de bataille. Elle a perdu Nantes et est assiégée dans Rennes. Curieusement, cela ne l’empêche pas de formuler des exigences. Elle sait parfaitement que sa dot est un enjeu considérable pour le promis puisque le mariage français réconcilierait tout le monde, ses amis et ses adversaires. Il ferait taire aussi les autres prétendants à l’héritage qui ne pourraient que s’incliner face au roi. Pour autant, il ne s’agit pas de livrer les sujets bretons au roi de France sans contrepartie. Les bourgeois des villes bretonnes veillent au grain, de même que les grands seigneurs qui ne sont pas acquis à la France. Anne a toujours en tête la promesse faite à son père : « Vous n’assujettirez jamais la Bretagne à la France. » Le roi doit donc prendre des engagements. Il promet sur son honneur de chevalier de ne pas mener les Bretons dans une guerre qu’ils n’auraient pas choisie. De manière générale, il respecte les particularismes de ces sujets qui ne sont pas encore les siens et auxquels il concède toutes sortes de promesses. L’enjeu principal est le paiement de la gabelle, cet impôt considéré comme très injuste au Moyen Âge. La gabelle est une taxe royale payée sur le sel à laquelle nul ne peut échapper car, à l’époque, les moyens de conserver la nourriture sont indigents. On utilise un peu la glace naturelle dans les régions de montagne, le séchage pour les châtaignes ou les raisins dans le sud de l’Europe, mais la manière la plus courante de conserver les aliments est de les déposer dans de fortes quantités de sel. Le chou, la viande de porc, les poissons sont salés dans des tonneaux mis à l’abri pour tout l’hiver. Le sel garantit la possibilité de se nourrir même à la mauvaise saison, sans trop souffrir des aléas climatiques à une époque où la population dépend des conditions naturelles qui décident des récoltes. La gabelle est donc l’impôt par excellence. Et pour ceux qui, par provocation, décideraient de ne pas consommer de sel, les hommes du roi ont tout prévu : une quantité minimale doit obligatoirement être achetée par chaque foyer tous les ans dans les pays dits de

« grande gabelle », particulièrement aux frontières de la Bretagne. Or il se trouve qu’avec ses littoraux très longs la Bretagne est une importante région de production de sel marin. Entre Vilaine et Loire, la presqu’île de Guérande couverte de marais salants appartient également au duc. Elle attise toutes les convoitises et contribue fortement à la richesse de Nantes, port d’embarquement du sel vers l’étranger. Les pays nordiques, par exemple, en font une grande consommation pour conserver le produit de leur pêche. Grâce aux négociations menées par leur duchesse, les Bretons vont échapper à cette taxe puisqu’ils sont producteurs au premier chef. Il paraît difficile d’extorquer cet impôt à ceux qui puisent autant qu’ils le veulent dans l’« or blanc » de leurs plages. Cette situation d’exception renforcera d’ailleurs l’intense contrebande qui s’est établie au départ de la Bretagne vers les régions voisines afin de fournir un sel qui échappe aux gabelous, les percepteurs de la gabelle. Le prix peut être jusqu’à quarante fois plus élevé quand on passe la frontière de Bretagne, une simple ligne imaginaire dans le paysage de bocage. Acheter de grandes quantités de sel dans l’espoir de les revendre à un faux-saunier est donc tentant quand on habite près de cette ligne invisible, qu’on soit simple cultivateur, serrurier ou marchand. Cette contrebande va inciter le roi à rendre bien visible la limite entre les deux pays : paradoxalement, la frontière deviendra plus nette après le mariage d’Anne et de Charles VIII entre ceux qui paient la gabelle et ceux qui ne la paient pas. Au moment de l’Union, on édifiera contre ce « sel des champs » des lignes douanières d’une profondeur de sept à dix lieues, ponctuées de points de contrôle, de capitaineries et de bureaux péagers qui ne freineront bien sûr jamais les faux-sauniers. En plus de cet avantage considérable pour ses sujets, Anne exige la libre circulation des biens, c’est-à-dire la fin des péages à l’entrée de son territoire : l’économie bretonne doit profiter du dynamisme de celle de la France. Les produits qui arrivent dans les ports bretons doivent pouvoir être vendus sans entraves et

sans taxes dans le royaume de France, qu’il s’agisse du poisson séché ou salé, des toiles de laine britanniques ou flamandes ou des denrées agricoles. De manière générale, la duchesse exige que les privilèges, droits et coutumes de Bretagne restent inchangés après son mariage avec le roi de France. Cependant, elle n’a pas tout prévu. Après le mariage, le roi supprimera le titre de chancelier de Bretagne en 1493 et nommera un gouverneur à sa place. Le prince d’Orange qui fera allégeance au roi en renonçant à ses prétentions sur le duché obtiendra ce titre. Charles VIII rattachera également le précieux port de SaintMalo directement au domaine royal. Ainsi, Charles ne se comportera pas en duc consort comme Anne l’avait espéré mais bien en souverain de Bretagne. En novembre 1491, les pourparlers sont entrés dans de telles précisions qu’il est désormais évident pour tous que le mariage se profile à l’horizon. Toutefois, avant d’épouser la duchesse, il reste au roi une pénible tâche à accomplir : celle de renvoyer sa petite fiancée.

Marguerite d’Autriche Car Charles VIII a été fiancé à Marguerite d’Autriche dans sa prime enfance, par la volonté de son père Louis XI. Marguerite d’Autriche est la fille de Maximilien de Habsbourg, l’époux en titre d’Anne, et de Marie de Bourgogne, la fille de Charles le Téméraire. Marguerite et son frère Philippe le Beau sont les héritiers de Maximilien, roi des Romains et bientôt empereur. Quand Louis XI a vaincu Charles le Téméraire, il a tout fait pour empêcher de voir renaître cette hydre qui lui a donné tant de mal. Pour conjurer la renaissance d’une Bourgogne affranchie, il a négocié habilement le mariage de son fils Charles avec la petite Marguerite âgée de trois ans. Et pour être certain que Maximilien ne reviendrait pas sur sa parole, il a fait venir

l’enfant pour qu’elle soit élevée à la cour de France. Dès lors, Marguerite n’a plus été appelée que « la petite reine ». Le français est devenu sa langue, une cérémonie de fiançailles a été organisée à Amboise. Marguerite apportait en dot rien moins que la Bourgogne et l’Artois de sa mère défunte. On comprend le calcul mené par Louis XI, l’« universelle araignée ». Mais Louis XI a disparu en 1483 et Anne de Beaujeu a modifié les projets matrimoniaux de son frère. Dès 1488, on se rend compte à la cour que la petite reine n’est plus traitée de la même manière. Les égards s’étiolent. On songe en haut lieu à d’autres possibilités d’union. Charles épousera-t-il Marguerite ou Anne ? Il s’agit d’un choix cornélien : d’un côté la Bretagne, son littoral et ses richesses, de l’autre les possessions de la maison de Bourgogne. Si Philippe le Beau, le frère de Marguerite, venait à mourir, Marguerite serait seule héritière de territoires immenses. C’est un pari : soit on conserve un État indépendant sur le flanc ouest, un État turbulent toujours prêt à faire alliance avec l’Anglais ; soit on laisse se former à l’est un arc gigantesque qui va de la Savoie aux Pays-Bas et possède une influence considérable en Europe centrale. Le choix du mariage breton explique la lutte qui se dessinera plus tard entre François Ier et Charles Quint, empereur du monde germanique et maître du monde espagnol. Ce n’est pas un hasard si François Ier, roi de France, essaiera lors de son deuxième mariage de se rapprocher de Charles Quint en épousant sa sœur Éléonore. Il rattrapera en quelque sorte, à la génération précédente, la répudiation de Marguerite et le mariage avec Anne. Une fois le choix opéré en faveur de la Bretonne, il va falloir répudier Marguerite épousée devant Dieu. Heureusement pour Charles VIII, l’union n’a pas été consommée du fait du jeune âge de la promise. Son éducation française, les années passées à la cour n’y changent rien : Marguerite retourne auprès de son père Maximilien au moment où celui-ci comprend que sa femme Anne va en épouser un autre ! Pour se faire pardonner, Anne envoie à Marguerite une parure de tête et des bijoux en or… maigre

consolation. Maximilien est furieux et il faudra attendre le traité de Senlis signé en 1493 pour mettre fin à la discorde née de cette répudiation doublée d’un mariage inacceptable pour le roi des Romains. Le roi de France rend alors à Maximilien l’Artois et la Franche-Comté qui faisaient partie de la dot de Marguerite.

Charles entre dans Rennes Parallèlement aux négociations politiques, les troupes françaises avancent tranquillement sur le territoire breton. Il s’agit de ne pas relâcher la pression militaire maintenue depuis si longtemps. Le 20 mars 1491, on s’en souvient, Alain d’Albret a ouvert les portes de la ville de Nantes à l’ennemi, profitant de l’absence du maréchal de Rieux parti à la chasse. En livrant le château ducal, il a coupé toute possibilité de retraite à la duchesse qui se retrouve de fait enfermée dans Rennes, le seul lieu où elle se trouve à l’abri. C’est donc devant Rennes que le roi de France concentre ses troupes à partir du mois de juillet 1491. Progressivement, la question bretonne tourne à l’imbroglio et ressemble de moins en moins à une guerre. Les seigneurs bretons ne cessent de changer de camp au gré des primes qui leur sont versées par le roi ou par la duchesse. À croire que leurs trésors sont inépuisables. Les opérations militaires sont entrecoupées d’envoi de messages et même de joutes galantes et de tournois de chevalerie sous les murs de Rennes. Anne fait en effet dresser une estrade dans les fossés de la ville pour assister en personne au tournoi qui oppose le champion des Bretons au Bâtard de Foix, champion du roi. Elle va jusqu’à régaler ses adversaires après le spectacle avant de rentrer en ses murs. Devant la ville de Rennes toujours assiégée, Charles VIII somme la duchesse de choisir un époux entre trois princes du sang français. De cette manière, il veut garder la Bretagne dans son orbite avant de partir guerroyer en Italie où il

a un héritage à récupérer du côté de Naples. Ce sera la grande affaire de son règne. Mais Anne, toujours mariée au roi des Romains et encouragée par Louis d’Orléans son cousin, qui a un pied dans chaque camp, s’obstine à ne vouloir épouser qu’« un roi ou un fils de roi ». Les ambitions de la jeune fille sont immenses : elle peut espérer devenir reine par mariage, tout en restant duchesse par naissance. Le 8 novembre, les États de Bretagne émettent officiellement le vœu que la duchesse épouse le roi. Finalement, les clauses étant depuis longtemps secrètement entendues entre les deux camps, Charles VIII se propose et entre dans la ville qui lui ouvre symboliquement ses portes. Ce sont à la fois Anne et la Bretagne qui baissent la garde. La duchesse a donc fini par accepter le mariage français. Elle surmonte peu à peu ses réticences envers l’ennemi d’hier : il lui faut se convaincre que ce mariage est compatible avec la promesse faite à son père et que l’union avec Maximilien est nulle et non avenue. Pour emporter ses derniers scrupules, son confesseur Yves Mahyeuc lui répète qu’il n’y a nulle offense faite à Dieu dans la rupture d’un simulacre de mariage. Ses conseillers du parti français mettent en avant deux points pour achever de la convaincre : elle sera reine d’un des plus grands royaumes d’Occident et la Bretagne ne sera rattachée à la France que par une union personnelle, non par l’annexion tant redoutée. Cependant, avant la validation de l’union, Anne doit encore se soumettre à une épreuve redoutable : le 12 novembre 1491, afin de vérifier qu’elle ne présente aucune malformation incompatible avec ses futurs devoirs de reine, on procède à une inspection corporelle. La duchesse se présente nue devant ses juges. Sont présents Anne de Beaujeu et son mari Pierre. Louis d’Orléans est également convié, sans savoir qu’il inspecte ce jour-là sa future épouse. On constate que s’il est incontestable qu’elle boite, Anne ne présente aucun autre défaut apparent. Elle semble tout à fait apte à porter des enfants. Pour ce qui est de sa santé mentale, chacun a pu constater qu’elle mène son duché

avec diligence. Son intelligence avérée inquiète plus que sa possible inconséquence. Maintenant que les portes de Rennes ont été ouvertes aux étrangers, les visites diplomatiques se succèdent. Avant leur mariage, Anne et Charles se rencontrent à deux reprises. Une première fois le 15 novembre 1491. L’entrevue est connue par l’ambassadeur de Venise, Érasme Brasca, qui en fait le compte rendu à son maître. S’il ne s’agit pas d’un coup de foudre pour Charles, il apprécie cependant rapidement la jeune fille qui témoigne de beaucoup d’éducation et de finesse. En réalité, elle le surclasse en matière de jugement et de connaissance. Charles ne s’attendait pas à tant de raffinement, lui qui supposait que les Bretons n’étaient qu’un peuple à conquérir. Les deux jeunes gens ont un formidable point commun : il est devenu roi à treize ans, elle est devenue duchesse à onze ans. Ils partagent l’expérience d’un pouvoir immense mais trop précoce, corsetés par des barbons qui les entourent aussi bien pour les protéger que pour les espionner. Cette première entrevue hautement politique donne lieu immédiatement au traité de Rennes : Anne veut des garanties. Elle a su jouer de tout son charme pour les obtenir du roi de France. Conversation, rires, douceur, élégance, connivence même, elle a su le fasciner. La décision est désormais irrévocable. Anne obtient un état de neutralité du duché jusqu’au mariage : les troupes étrangères évacuent ses terres sans tarder. On va enfin pouvoir de nouveau circuler librement, faire du commerce, ensemencer la terre sans craindre les lendemains. Fin novembre, on peut encore semer le blé d’hiver. Deuxième entrevue : le 17 novembre, les fiançailles sont célébrées devant Dieu dans la petite chapelle Notre-Dame-deBonne-Nouvelle de Rennes. Puis le roi repart vers le Val de Loire. L’ambassadeur Érasme Brasca croit d’ailleurs à cette date que le mariage a déjà été célébré en secret. Quelques formalités sont cependant nécessaires avant la cérémonie proprement dite. Anne et Charles sont cousins au quatrième degré : ils ont un arrière-arrière-grand-père en

commun, le roi Charles V. La chancellerie royale envoie donc au pape une demande de dispense. En attendant la réponse du Saint-Père, Charles retient encore Marguerite d’Autriche jusqu’au 25 novembre, au cas où. Les papes sont très fréquemment sollicités pour de telles dispenses. Comme les grands personnages ne se marient qu’entre eux, ils finissent par être tous cousins. Le mariage est une chasse à la dot : il faut trouver une héritière issue d’une famille enrichie et de bon lignage. Au bout du compte, le nombre de filles à marier n’est pas si grand. Mais le pape Innocent VIII prend son temps et n’enverra la précieuse dispense qu’au début de l’année 1492, soit plusieurs mois après la consommation de l’union… Peu importe, chacun sait qu’il ne s’agit que d’une formalité. Le Saint-Père soutient les unions matrimoniales en fonction de ses propres intérêts patrimoniaux et territoriaux en Europe. Il se comporte comme n’importe quel souverain temporel mais possède en outre un pouvoir spirituel, le droit d’excommunier, c’est-à-dire de condamner moralement ses ennemis en politique. Aucun prince ne tente l’excommunication de bon cœur. Cependant, on sait que le pape en vient rarement à ces extrémités. L’envoi d’ambassadeurs, l’échange de présents sonnants et trébuchants règle généralement les cas épineux. Il se trouve que les intérêts d’Innocent VIII – remplacé en juillet 1492 par Alexandre VI Borgia – et de Charles VIII convergent en Italie : Charles rêve déjà de conquérir Naples, et le pape a besoin d’un bras armé contre le péril turc qui devient de plus en plus inquiétant en Méditerranée. Des pirates mauresques sillonnent les flots et mettent à la rançon les habitants des littoraux italiens, y compris dans les États pontificaux. Le pape n’a aucun intérêt à envenimer les querelles entre princes chrétiens. Faciliter la stabilité des souverains d’Europe lui permet de leur demander de l’aide le cas échéant. La complémentarité entre Charles VIII et le Saint-Siège facilitera l’arrivée de la dispense papale. Charles acceptera finalement l’appel au secours du pape et partira guerroyer en Italie en 1494, officiellement pour prendre la route de Jérusalem

et mener la croisade. En réalité, le roi de France ne dépassera pas Naples.

Le contrat de mariage Le mariage doit mettre un terme à la question bretonne. Terminées les hésitations. Toute fille à marier doit apporter une dot. Les plus humbles n’ont que leur trousseau, un peu de linge, trois jupons et quatre chemises. Des plus titrées, on peut espérer de grands avantages. Mais la dot reste généralement la propriété de l’épousée au sein du ménage. Et c’est bien ainsi que l’entendent les conseillers de la duchesse. Le contrat stipule que le roi devient duc consort non par les droits achetés par son père à Nicole de Châtillon-Penthièvre mais bien par son mariage avec l’héritière légitime. Si quelqu’un en doutait encore, le roi entérine par ce document la reconnaissance d’Anne comme héritière des titres de son père. Le couronnement à la cathédrale de Rennes a donc été d’une utilité certaine. Cependant, Charles VIII est nommé procureur de son épouse pour le gouvernement du duché. C’est dire qu’il fait peu de cas des capacités d’Anne qu’il ne connaît d’ailleurs pas encore. Lui qui est resté si longtemps sous la tutelle de sa sœur pense être désormais capable de gouverner non seulement son royaume, mais aussi le duché de sa promise. La belle signature horizontale d’Anne disparaît alors des documents officiels, elle qui en avait paraphé tant malgré son jeune âge (CHT fig. III). Officiellement, elle n’est plus duchesse tandis que son mari devient duc. Il gouverne, il dispose des revenus à sa guise. Seule limite à son action : il doit obtenir l’accord des États de Bretagne pour nommer les officiers royaux. Même s’il met rapidement la main sur les structures gouvernementales, Charles sera fidèle à la plupart des promesses faites lors des pourparlers préalables au mariage : les Bretons ne pourront être engagés dans des guerres qu’ils ne veulent pas mener. Ils doivent être volontaires pour le combat –

mais le duché ne manque pas de cœurs valeureux et de nombreux Bretons suivront le roi dans les guerres d’Italie. Les chefs de garnison nommés dans les villes bretonnes seront exclusivement bretons, comme promis. Tout projet de nouvel impôt devra être soumis aux États de Bretagne pour être entériné. Mais l’objectif de Charles étant d’agrandir son royaume pour engranger des recettes, de nouvelles obligations vont apparaître. Désormais, les impôts bretons seront dépensés dans toute la France. Cette riche province pourra venir au secours de régions plus pauvres le cas échéant. En revanche, sur le plan de la justice, les Bretons obtiennent de ne relever que de leur justice et non de la justice française. Par ce point, Charles reconnaît implicitement qu’il s’agit bien d’une union personnelle et non d’un rattachement de la Bretagne à la France. Une ordonnance royale de 1493 réaffirmera ces positions. À cette date, les époux commencent à mieux se connaître et à s’apprécier. Surtout, Anne a accouché d’un fils. Leurs relations vont donc s’améliorant. Par ailleurs, à partir de la date de son mariage, Anne joue un rôle tout particulier. Les Bretons vouent une profonde fidélité à leur duchesse qui s’est battue avec courage aux yeux de tous : ils ne cesseront lors de cette première union de lui envoyer des requêtes personnelles, de quémander auprès d’elle une faveur ou un secours, qu’ils soient bourgeois ou de noble ascendance. Pour parler au roi, il faut chuchoter à l’oreille de la reine et les Bretons savent qu’ils occupent désormais une place à part parmi les peuples de France. Le contrat de mariage d’Anne et Charles aborde également une question d’importance : celle de la succession. Quatre cas de figure y sont envisagés. Première hypothèse, les époux royaux ont un fils. Dans ce cas, l’enfant héritera du duché en plus du royaume, réunissant les deux couronnes sur sa tête. Deuxième hypothèse : si le roi et la reine restent sans descendance et que la reine meurt, le duché est rattaché au domaine royal. Troisième hypothèse : si les époux ont une fille,

elle héritera de la couronne ducale mais pas de la couronne royale. Enfin, si le roi meurt avant la reine sans enfant, Anne récupère tous ses droits. Cette dernière hypothèse s’accompagne d’une curieuse clause : Anne s’engage également à épouser le nouveau roi, ou, si celui-ci refuse, son plus proche héritier. Ce cas de figure n’a été envisagé que comme ultime possibilité. La probabilité que le roi marié à vingt et un ans meure sans enfants avant sa femme est vraiment très faible. Personne n’imagine en 1491 qu’il y aura lieu d’avoir recours à ce codicille. Dans le fond, à quoi Anne s’est-elle engagée en paraphant ce document ? Elle retarde le plus longtemps possible le rattachement de la Bretagne à la France. Mais il est évident qu’elle souhaite ardemment avoir un fils du roi de France. Elle sait que c’est son destin de reine. Elle imagine déjà un petit-fils pour son père défunt. Dans ce cas, son fils sera à la fois roi de France et duc de Bretagne et unira sur sa tête deux couronnes qu’on ne pourra pas indéfiniment garder séparées… La chose n’était pas prévue au contrat mais Charles, en époux magnanime, va également assumer les dettes de sa femme. En effet, pour le combattre, Anne a eu recours à toutes sortes d’expédients, on l’a vu. L’emprunt a été fortement sollicité de 1488 à 1491. Si Anne est riche de son duché, elle est aussi couverte de dettes. Dès 1492, Charles s’engage à verser à Henri VII, roi d’Angleterre, 620 000 couronnes d’or correspondant aux dépenses militaires qu’il a engagées pour celle qui n’était encore que duchesse. Ainsi le roi apure-t-il les comptes de son ennemie d’hier. La duchesse a tout de même conservé par devers elle et malgré les difficultés qu’elle a traversées un certain nombre de trésors venus de ses parents et qu’elle n’a pu se résoudre à vendre. Les objets d’orfèvrerie enrichis d’émaux et de pierres précieuses sont rarissimes à cette époque. Ils sont l’apanage des Grands par leur esthétique et leur rareté, et se transmettent de génération en génération. Ils ont également joué pour Anne le rôle de réserves monétaires aisément transportables en cas de

difficultés. Les monnayer ou les mettre en gage a permis de lever des troupes. Anne les apporte avec elle à la cour de France, étant bien entendu que ces trésors lui appartiennent au titre de biens de famille. Elle placera dans la chapelle du château d’Amboise le reliquaire de la Résurrection, un mini tombeau d’argent doré et de cuivre, décoré de cristal de roche et d’améthystes sur lequel est assis le Christ. Cette précieuse boîte contient une relique du tombeau du Christ, objet merveilleux pour les chrétiens du Moyen Âge. Anne récupère aussi avec soulagement le reliquaire de la Sainte Épine qu’Alain d’Albret lui avait dérobé dans son château de Nantes en 1488. Le vieux capitaine parvient ainsi à obtenir son pardon. Composé d’un vase en cristal de roche du Xe siècle monté sur or, ce reliquaire de style mozarabe provient très certainement de la branche espagnole de la famille de la duchesse, celle qui a été au contact des musulmans de la péninsule Ibérique. Les deux anges d’or portant un poinçon toulousain lui ont probablement été donnés par sa mère. Mais la pièce majeure de son trésor personnel est une pierre de la famille des rubis, un fabuleux spinelle rouge appelé « Côte de Bretagne » du fait de sa forme triangulaire qui rappelle celle de ce territoire. Toutes ces merveilles reviendront à la fille d’Anne, Claude, qui les transmettra à ses enfants, et finiront un jour dans le Trésor de la couronne de France ou comme cadeaux diplomatiques à la cathédrale de Reims, le lieu du sacre des rois. En attendant, ils garantissent en partie le train de vie de la duchesse et montrent aux yeux de tous que, princesse magnifique, elle n’a rien à mendier auprès du roi.

Mariage rompu Le principe du mariage étant acquis, il faut dénouer les liens matrimoniaux auxquels Anne s’était engagée. Maximilien n’était que roi des Romains lorsqu’il a épousé Anne par procuration.

Mais il espère bien prendre la succession de son père, Frédéric III, qui a été élu empereur et avance en âge. La sphère d’intérêt de Maximilien se porte naturellement vers le centre de l’Europe où il a fort à faire avec ses voisins très remuants. La Bretagne est bien éloignée de ses autres projets et elle ne présente guère de caractère d’urgence à ses yeux. Néanmoins, le mariage de la duchesse est un double camouflet pour lui. D’une part, elle se marie alors qu’elle était officiellement son épouse. D’autre part, elle vole à sa fille Marguerite son fiancé. Marguerite ne sera pas reine de France. Lorsqu’il apprend que son épouse a convolé avec le roi de France, Maximilien comprend qu’il a été joué. Certes, s’il s’était déplacé pour sa nuit de noces, il n’aurait pas connu cette déconvenue. Il envisage d’abord l’avenir de sa fille dont la liberté nouvelle lui permet d’imaginer de nouvelles fiançailles avec l’Espagne dont il espère se faire un nouvel allié. En mai 1493, au traité de Senlis, il renonce officiellement au mariage français tandis que Marguerite est revenue auprès des Habsbourg depuis plus d’un an et que le roi de France est marié. Mais Charles VIII garde le duché de Bourgogne conquis par son père. Il renonce aux autres possessions que Marguerite lui apportait en dot. Marguerite d’Autriche épouse finalement l’infant Dom Juan en Espagne en 1496. En ce qui le concerne, Maximilien est dans l’obligation de protester formellement, même si sa jeune épouse ne semble pas véritablement l’avoir intéressé. Il a désormais quarante ans et son fils, Philippe le Beau, est tout désigné pour lui succéder. Il décide dans un premier temps de dénoncer le mariage de son rival auprès du souverain pontife. Anne est déjà mariée et, de plus, les époux descendent tous deux du roi Charles V. Ils sont donc cousins. Ce mariage illégal ne peut donner naissance qu’à des enfants illégitimes. Cependant, Innocent VIII a beaucoup à gagner auprès du roi de France qui lui offre son épée contre les Turcs. La mort de son père à la fin de l’année 1493 pousse Maximilien à briguer la couronne impériale. Il change alors de

stratégie, renonce définitivement à la Bretagne et prépare son voyage à Rome. Le duc de Milan, Ludovic Sforza, devient son allié. Une épouse italienne conviendrait mieux à ses ambitions dans la péninsule afin de rallier les électeurs de l’Empire. Il choisira en 1494 Blanche-Marie Sforza, la nièce du duc de Milan, de treize ans sa cadette. Mais aux yeux des autres souverains, Maximilien ne peut admettre sans broncher l’annulation pure et simple de son précédent mariage. Il y va de son prestige. Il mettra du temps à se réconcilier avec Charles VIII. Ce voisin dont la France devra toujours se méfier ne rencontrera finalement jamais la reine Anne à laquelle il fut marié. Quant aux deux souverains, ils se retrouveront face à face lors de l’expédition de Naples. Avec Charles VIII et Maximilien débutent les guerres d’Italie qui ne finiront qu’à la génération suivante, puisque Louis XII puis François Ier poursuivront les expéditions dans la péninsule. En cette fin d’année 1491, tout est prêt pour la noce. Les futurs ont forcé le destin. Anne, qui a quatorze ans, a rencontré par deux fois son promis. En dépit de la faiblesse de sa position militaire et politique, elle a obtenu des garanties divulguées auprès de l’ensemble des souverains européens. Reste à savoir s’il s’agit d’un jeu de dupes. Que va-t-il rester des promesses du roi après le mariage ? Pour le savoir, il faut se pencher un peu plus avant sur la personnalité de ce jeune seigneur de vingt et un ans.

CHAPITRE 4

Un mariage de raison : Charles VIII

Charles VIII sous tutelle Le portrait de Charles VIII est brossé par Philippe de Commynes (CHT fig. IV), conseiller du roi son père, éloigné de la cour pour avoir comploté, puis rappelé pour son expérience diplomatique. Comme les notes qui nous sont parvenues ne sont pas destinées à être rendues publiques et que Commynes n’a fait qu’un demi-retour en grâce, il ne s’agit pas d’une grande chronique à la gloire du roi et commandée par la cour. Ce témoignage est donc plus impartial qu’une bonne partie de la littérature contemporaine. Le roi apparaît à tous petit, malingre, maladroit et bégayant. C’est cet aspect qui est mis en avant par le chroniqueur ainsi que les progrès faits par le roi en cette année 1494 où, marié depuis trois ans et père d’un petit garçon, il part à la conquête de l’Italie : « Semblait ce jeune homme tout autre que sa nature ne portait, ni sa taille, ni sa complexion ; car il était fort craintif à parler, et est encore aujourd’hui. Aussi avaitil été nourri [élevé] en grande crainte, et avec petites personnes1. » Quand il rencontre Anne, Charles VIII a en effet passé une grande partie de sa vie sous tutelle. Son enfance fut recluse : son père, Louis XI, craignait un complot contre le seul fils vivant qu’il lui restait. Il l’avait cloîtré dans le château d’Amboise où

l’enfant était étroitement surveillé par un gouverneur qui devait lui apprendre l’art de se battre pour pouvoir se défendre. Le roi correspondait chaque jour avec le gouverneur afin de s’assurer de la bonne santé de son fils auprès duquel il avait également placé un médecin de renom. La maladie pouvait lui enlever ce seul fils, aussi efficacement que les ennemis du royaume. La probabilité en était même plus grande. Sentant la mort approcher, Louis XI s’était inquiété : il savait que sans descendance directe de son fils Charles, c’est Louis d’Orléans qui devrait lui succéder selon les règles de dévolution. Ce gaillard ne risquait-il pas de profiter de la jeunesse du roi pour le trahir et prendre le pouvoir à sa place ? N’allait-il pas réclamer la régence ? Le 17 octobre 1482, Louis XI faisait jurer à Louis d’Orléans de servir fidèlement le jeune Charles. À la mort de Louis XI, Charles venait d’avoir treize ans. Or la majorité royale avait été portée à quatorze ans par l’ordonnance de 1374. Il était donc impératif de confier les rênes du pouvoir à une personne digne de confiance, d’autant que Charles VIII ne serait pas capable d’exercer son métier de roi du jour au lendemain au moment de ses quatorze ans. Le régent – ou la régente – devrait l’accompagner dans l’exercice du pouvoir pendant plusieurs années. Le risque était que celui qui aiderait le roi à s’accomplir eût la tentation de le remplacer. Avant de mourir, Louis XI avait envisagé cette éventualité. Il s’était donc prononcé en faveur d’une régence originale sur son lit de mort. Si Charlotte de Savoie était une bonne épouse, elle n’avait ni la sagesse ni le sens politique d’Anne de Beaujeu, la fille du roi. Dans l’entourage du souverain, Louis XI avait remarqué les capacités de sa fille aînée, de neuf ans plus âgée que son frère. « Elle est la moins folle des filles de France, car de sage il n’y a point », disait-on. En vertu de la loi salique, la jeune femme ne pouvait pas monter sur le trône. En revanche, elle était tout à fait capable de guider le jeune garçon, aidée de son mari Pierre, de vingt-trois ans son aîné. Et par bonheur, son sexe l’empêcherait de confisquer la couronne de son frère. C’était une candidate

idéale à la régence. Toutefois, après la mort du vieux roi, la reine douairière ne l’entendait pas de cette oreille. Elle espérait bien gouverner au nom de son fils. S’engagea alors une bataille entre la mère et la fille dont l’enjeu était la régence. Rompant son serment, le duc d’Orléans escomptait peser de tout son poids dans le gouvernement en tant que plus proche héritier de la couronne. On en appela au Parlement de Paris qui trancha sans trancher en partageant les compétences entre les deux femmes. Or la mort de Charlotte régla le problème à la fin de l’année 1483. Anne de Beaujeu, sœur du roi, devint la régente incontestée du royaume puisqu’elle avait été désignée par feu le roi son père. Elle était censée s’occuper de l’éducation de Charles et lui donner des conseils de bon sens, mais Anne de Beaujeu resta la tête pensante du royaume de France jusqu’au mariage de son frère en 1491, pendant que Louis rejoignait le camp breton aux côtés du duc François II. Quels sont les traits de caractère de la sœur aînée de Charles VIII ? Anne de Beaujeu est en tout point semblable à son père dont elle suit les recommandations. Rouée, avide de pouvoir, elle sait qu’en tant que femme elle ne peut pas monter sur le trône. C’est donc par procuration qu’elle espère régner à travers son cadet. Jusqu’à son mariage, Charles est placé sous la coupe de sa sœur et de son beau-frère. Cet enfant assez effacé a pris l’habitude de la solitude et de l’obéissance à un père qu’il vénère alors qu’il ne le connaît quasiment pas. Quand on a un roi pour père, on n’est finalement qu’un sujet parmi d’autres, avec de belles espérances à la clé. Dans les jours qui ont suivi la mort de Louis XI, Charles VIII a été un enfant modèle obéissant à sa sœur comme il avait toujours obéi à son père. Chacun trouva dès lors le jeune prince sage et raisonnable, ce qui était très rassurant dans une situation aussi dangereuse qu’une régence. Le cousin Louis d’Orléans n’en parut que plus effronté. Il faut dire qu’âgé de huit ans de plus, il était déjà un homme fait, plein de fougue et d’ambition. Pendant les premières années de son règne, Charles fut utilisé par tous ceux qui

entendaient s’approcher du pouvoir, car si personne ne niait sa légitimité, tous voulaient l’avoir sous leur coupe pour disposer du pouvoir de lever l’impôt, de mener les guerres, de décider de la politique étrangère de la France, de négocier avec tel prince ou d’ordonner le mariage de telle héritière. Telle est la raison pour laquelle la lutte fut si âpre entre Anne de Beaujeu et Louis d’Orléans qui ne pourrait ensuite qu’être éloigné du pouvoir quand le roi aurait des fils. Mais à mesure que le jeune roi était confronté aux diverses situations qui se présentaient à lui, il commençait à se former une opinion propre. Charles comprit peu à peu que l’obéissance du peuple n’était due qu’à sa seule personne. C’est de lui qu’émanait le gouvernement du pays. Alors, pourquoi continuer à obéir ? Pourquoi se plier aux volontés de son cousin ou de sa sœur ? En 1491, le mariage avec Anne représente donc pour le roi une forme d’émancipation, même s’il n’est pas bien clair qu’à l’origine ce soit lui qui ait véritablement choisi son épouse. Le mariage breton et le mariage autrichien ont chacun leurs partisans à la cour. D’ailleurs, Charles s’était réellement épris de Marguerite d’Autriche, la petite reine qu’il avait l’habitude de voir à ses côtés. La rendre à son père a été un moment difficile. En dépit des nombreuses jeunes filles auxquelles il a été fiancé – sept au total –, Charles n’aura durant sa vie qu’une seule véritable épouse, Anne de Bretagne. Une fois ce mariage arrangé, il n’oubliera pas de mentionner dans les documents officiels qu’il est duc de Bretagne alors que sa titulature va s’allonger du fait de ses conquêtes. Duc consort, le roi de France prend la Bretagne sous sa protection et entend le faire savoir.

Noce express au château de Langeais

Le mariage est un passage. La fillette devient femme en prenant un époux. Même si elle n’a que quatorze ans, ce sacrement qui a pour but de donner naissance à des enfants fait passer toute femme dans la génération suivante. On est fille ou on est mère. Avec son premier enfant, Anne rejoindra le monde des adultes. Car même couronnée, même assise à la table du conseil, Anne n’était pas vraiment une femme. Son autorité demeurait incertaine. Le modèle de la femme du Moyen Âge, c’est la Vierge exhibant l’enfant sur ses genoux. La femme ne vaut qu’en tant que puissance de procréation, contrairement aux maris. Charles VIII n’a pas besoin de fils pour être roi, alors que la position d’Anne ne peut être assurée qu’une fois un héritier mis au monde. Au soir du 23 novembre 1491, elle quitte Rennes pour se rendre à la limite du royaume de France, au château de Langeais. Dans l’escorte, Dunois, toujours à ses côtés pour la protéger, est victime d’un accident et meurt en chemin, ce qui apparaît comme un funeste présage à cette époque versée dans la superstition. La noce est des plus simples car elle est célébrée en toute hâte, le 6 décembre 1491. Ce n’est pas un mariage secret, c’est un mariage discret. Pourquoi choisir le château de Langeais ? Parce qu’il présente plusieurs avantages : il est à mi-distance de Paris et de Nantes – deux cents kilomètres vers Nantes, deux cent soixante-dix kilomètres vers Paris. Le roi ne peut décemment pas épouser la duchesse chez elle, il doit la recevoir. Mais Paris est loin et, surtout, si Anne devait y entrer, il faudrait organiser des réjouissances dignes d’une reine, ce qui serait très long. Or le temps presse. On remet l’entrée triomphale dans la capitale à plus tard. Langeais a également une autre qualité : ce donjon médiéval est réputé imprenable en cas d’attaque. On y sera à l’abri des coups de main éventuels. Ce logis tout à fait secondaire parmi les résidences royales a été rénové en 1469 sur ordre de Louis XI. Langeais convient bien à la discrétion que requiert cette étonnante cérémonie. Maintenant que la décision est prise, il s’agit de ne pas se faire ravir cette héritière qui aura

donné tant de mal à la couronne. Les voyages sont dangereux et on a vu plus d’une demoiselle victime d’un rapt au cours d’un déplacement en litière ou en voiture. Le premier venu enlève la belle, il lui fait un enfant et le voilà devenu père du nouvel héritier. Anne doit être placée sous bonne escorte pour éviter un enlèvement, voire même une fugue, qui sait ? Elle a eu tant de fiancés qu’elle pourrait bien en changer encore… Le roi envoie donc des chevaliers pour accompagner la dame aux côtés de laquelle se trouve déjà une suite de vingt cavaliers renforcés de six bourgeois venus de Rennes. Le chancelier Montauban assure bien sûr en personne la sécurité de sa pupille. On fait étape à La Flèche. Anne, qui n’a la garantie d’aucun document signé, se rend en hâte à Langeais pour être certaine de ce mariage. Il y a déjà eu tant de revirements. Officiellement, la duchesse est en voyage tandis que le roi séjourne dans sa résidence de Plessis-lèsTours. Cette discrétion a pour but de prendre Maximilien par surprise. Pas question que le roi des Romains empêche la noce. Dernier point délicat, la dispense demandée au pape Innocent VIII n’est pas encore arrivée. Elle n’arrivera qu’au mois de février 1492 : le pape hésite car Maximilien pèse de tout son poids pour empêcher cette dispense d’être émise. Sa colère est terrible. Mais le roi de France a des arguments plus puissants. Innocent VIII – qui va bientôt disparaître – ne fait qu’une concession à Maximilien : il antidate la dispense au 15 décembre 1491. Elle restera donc postérieure à la cérémonie qui se tient le 6 décembre. Pour de tels fiancés ont été convoqués deux évêques de familles amies : l’évêque d’Albi, Louis d’Amboise, ainsi que Jean de Rély, confesseur du roi, élu évêque d’Angers depuis la veille. Les termes du contrat, qui ont été âprement négociés, sont d’une grande importance pour le royaume et pour le duché. C’est pourquoi l’on fait appel à deux notaires de Tours qui ne sont avertis qu’au dernier moment de la nature de leur tâche : ils doivent transcrire les termes de l’accord et le faire signer aux

deux époux. Dans la grande salle du rez-de-chaussée du château de Langeais, des gardes veillent devant la cheminée ornée de tours crénelées à l’image d’un château-fort. Pendant ce temps, au troisième étage, le contrat est signé. Trois des principaux artisans de cette union sont également présents : Anne de Beaujeu, la sœur du roi, et son mari Pierre, ainsi que Louis d’Orléans, le cousin du roi et futur Louis XII. La consommation du mariage est immédiate dans une des chambres du château, ces chambres vastes mais que les plafonds aux poutres sombres font paraître basses. Situées en enfilade, elles ne présentent que très peu d’intimité : les gens de maison sont nombreux, ils vont et viennent pour mettre du bois dans les cheminées par cette nuit d’hiver, ils déshabillent la jeune mariée qui ne pourra cacher son corps qu’une fois tirés les rideaux du lit à baldaquin. La riche robe de soie blanche brodée d’or qu’Anne a portée est précautionneusement pliée et déposée dans un coffre de bois. Elle arbore l’emblème de l’ordre de chevalerie de Saint-Michel que Louis XI a créé. Anne a-t-elle voulu faire honneur à son époux en rappelant le souvenir de son père disparu ? L’étoffe a-t-elle été offerte par Charles qui n’a trouvé dans ses réserves que ce drap qu’on a taillé et cousu en toute hâte ? Nous n’avons pas la réponse. Le procureur de la municipalité de Langeais tient à faire la publicité de ces noces en tant que témoin. Avant le mariage, la discrétion était de mise. Après, il convient en revanche de lui donner l’écho le plus large car c’est un fait de la plus haute importance pour le royaume. Chacun est en droit de connaître la bonne nouvelle par tous les moyens, à une époque où il n’existe pas de journaux et où l’information vraie et fausse se répand par crieurs, par rumeurs et par le bouche-à-oreille. « Chers frères, de si bon cœur comme faire le pouvons nous recommandons à vous. Mardi dernier à Langeais furent faites les épousailles du roi et de la reine, notre souveraine Dame, et la nuit d’icelui audit Langeais couchèrent ensemble et là laissa la reine son pucelage. Hier à heure de diner arriva au Plessis le roi, et au soir la reine et

y fait-on grande et bonne chère. Nous avons bien voulu vous en avertir afin que faire processions générales, feux et toutes choses pieuses en regrâciant Dieu. » Cette missive envoyée aux Bretons les rassure sur le sort de leur duchesse : elle est arrivée saine et sauve au rendez-vous, et le roi a tenu sa promesse. Les réjouissances sont donc recommandées dans tout le royaume, des festins sont organisés avec distribution de nourriture aux plus pauvres et liesse populaire. En une seule nuit, Anne est devenue une reine incontestée. Son cousin, Jean de Chalon, prince d’Orange et membre du conseil ducal, relaie la nouvelle auprès de toutes les villes de Bretagne. L’état de guerre entre Bretagne et France a définitivement pris fin avec cette union. Chacun peut désarmer en confiance. Quant au royaume de France, par cette alliance matrimoniale, il est devenu le plus peuplé et le plus riche des États d’Occident. Tout semble sourire au jeune Charles VIII.

La première reine à Saint-Denis La noce et la nuit qui l’a suivie ont été d’une grande simplicité. Jamais mariage royal n’aura été moins formalisé. Dès le 7 au matin, le roi a quitté son épouse. Anne, quant à elle, est partie s’installer au château de Plessis-lès-Tours. Elle ne reverra ni Nantes ni Rennes avant de longues années. Pour compenser cette noce à la sauvette, une grande cérémonie doit avoir lieu : les sujets du roi doivent découvrir leur reine. La célébration du couronnement va remplir cette fonction. Il s’agit d’un demi-sacre : si le roi est sacré à Reims en grande pompe le plus rapidement possible pour affermir sa position, la reine, qui n’exerce aucun pouvoir officiel, ne bénéficie que d’un couronnement à SaintDenis. Rien ne sert de précipiter la cérémonie. Mieux vaut que tout soit parfait dans les moindres détails. Anne va créer un précédent remarquable : elle est la première reine sacrée dans cette basilique le 8 février 1492.

La duchesse n’est pas une épouse ordinaire. Avant elle, on faisait venir une fiancée d’un pays voisin, une jeune princesse inconnue de tous, élevée pour mettre au monde des enfants et dont l’existence serait aussi obscure après son mariage qu’elle l’avait été avant. Le mariage de Charles avec Anne est d’une autre nature. Charles épouse un chef d’État auquel il a fait la guerre. Épouser l’adversaire d’hier n’est pas forcément chose aisée à faire comprendre aux sujets du roi. La majesté et la publicité de la célébration doivent convaincre chacun qu’Anne est devenue reine de France sans arrière-pensée déloyale et qu’elle est bien décidée à rallier le camp de son époux, le seul qui vaille aux yeux des sujets français. Pourquoi choisir Saint-Denis, à quatorze kilomètres au nord de l’île de la Cité ? Parce que la basilique recueille les dépouilles et la plupart des tombeaux de la famille royale. La distance entre la basilique et la capitale va de plus permettre d’organiser un extraordinaire cortège de couronnement qui précèdera l’entrée triomphale d’Anne dans la capitale de son royaume. La cérémonie reprend en partie celle arrangée pour le sacre des rois à Reims mais avec un rituel simplifié. La reine est vêtue d’une longue tunique de soie blanche et entre dans l’édifice tête nue. Sa tenue, qui la fait ressembler à une pénitente, n’a pourtant rien de dégradant. Elle a deux fonctions : d’abord, elle est une forme d’humilité face à Dieu. Par l’intermédiaire de l’évêque, le Tout-Puissant touche l’élue. Celle qui reçoit ce don surnaturel doit se tenir humblement face à la puissance divine. Par ailleurs, la simplicité de la tenue dans laquelle la future reine entre dans la basilique rehausse d’autant la splendeur du manteau brodé et fourré dans lequel elle ressortira de l’abbatiale quelques heures plus tard, une fois couronnée. Celle qui n’est encore que duchesse communie d’abord sous les deux espèces, puis elle est ointe à la tête et à la poitrine avec une huile sanctifiée. L’onction qu’elle reçoit est moins spectaculaire que celle de son mari. Quand le roi est couronné à Reims, il reçoit en effet neuf onctions de la Sainte Ampoule

contenant une huile miraculeuse. La reine est ointe par deux fois avec une huile simple. Ses regalia – sa couronne, son sceptre – sont plus petits que ceux de son mari. Il en sera toujours ainsi car la reine n’est pas celle qui exerce le pouvoir. Elle n’est que la compagne du roi. Seul le roi est désigné par Dieu pour régner sur un peuple. La reine, elle, est choisie par le roi et ses conseillers. Après avoir été ointe, on la recoiffe avec un peigne de cérémonie. Sur ses cheveux nattés pour mieux la recevoir, on pose la couronne d’or. Tout du moins fait-on semblant, car cette couronne est très lourde. Surmontée de fleurs de lys et ornée de douze énormes gemmes, rubis, saphirs et émeraudes, chacune pesant environ soixante carats, la couronne des reines pèse plus de deux kilos. C’est le cousin du roi, le turbulent Louis d’Orléans – qui espérait bien l’épouser lui-même quelques années plus tôt – qui tient la couronne au-dessus de la tête d’Anne. La reine consacrée fait ensuite des offrandes : le pain doré, le pichet de vin et les treize pièces d’or, avant de recevoir le baiser de paix. Anne fait partie des dernières reines de France sacrées. Initié au e VIII avec Berthe au Grand Pied, femme de Pépin le Bref et mère de Charlemagne, ce rite ne sera plus honoré après 1610. Puisqu’elle a désormais intégré le cœur du pouvoir, la duchesse a le devoir de se présenter au peuple de Paris. Une entrée en forme de triomphe est organisée pour elle comme c’est le cas pour tout souverain qui pénètre pour la première fois dans une des bonnes villes de son royaume. Le lendemain du couronnement, jeudi 9 février 1492, soit deux mois après son mariage, un long cortège accompagne la souveraine à sa sortie de la basilique jusqu’à la porte Saint-Denis au nord de Paris entre 9 heures et 10 heures. Les Parisiens se pressent sur ce trajet à l’extérieur de la cité : les notables apparaissent par ordre d’importance derrière le prévôt des marchands, le premier d’entre eux. Ils ont revêtu leurs atours les plus prestigieux pour faire honneur à leur jeune reine, mais aussi pour montrer qu’ils détiennent le pouvoir en ville et n’obéissent au roi que moyennant des accords concernant les taxes et impôts, ainsi que la justice.

On chante les louanges de la reine : « Que sachent et comprennent tous les habitants de la terre que c’est devant toi que plie tout genou et que jure toute langue. » Des danses, des saynètes, des tableaux vivants ponctuent le cheminement. Les thèmes choisis par Paris doivent rassurer Anne : la guerre et la paix en référence au passé récent sont contrebalancées par la bienveillance française et l’alliance sûre. La capitale accueille cette reine avec bonne volonté. Contrairement à Anne de Beaujeu, la sœur du roi, les Parisiens ne craignent pas qu’un complot breton se trame au sein même de la famille royale. Au gré de ses voyages, Anne va visiter le royaume de son mari et trouver à chaque entrée le gîte et le couvert organisés pour elle et toute sa suite. C’est un honneur pour une ville de recevoir la reine. N’oublions pas qu’il n’existe quasiment aucune occasion de voir le couple royal en dehors de ces cérémonies exceptionnelles. Même les représentations dessinées ou peintes sont rares et gardées loin des yeux de la foule. Voir la reine en chair et en os est une véritable satisfaction populaire. À partir de la première cérémonie de présentation au peuple, Anne est associée à l’image de son mari et le suit dans certains de ses déplacements. En 1493, les époux font une tournée des villes du Nord, à la limite des terres de Maximilien. Anne découvre Abbeville et Boulogne-sur-Mer. Bien qu’elle ait déjà vu la mer dans son duché, ce grand voyage représente une véritable découverte pour elle. En 1494, le couple royal remonte la Loire jusqu’à Moulins. Au tournant du siècle comme sous le duc François II, la navigation est un moyen commode de se déplacer en toute sécurité. Les routes sont mal entretenues, dangereuses, le trajet à cheval fatigant. Le roi dispose d’embarcations sûres. Pourtant, bien vite, la reine va être reléguée au second plan. En effet, elle tombe rapidement enceinte. Donner naissance à l’héritier du trône l’oblige à une grande prudence. Mais une seconde raison explique que l’on voit de moins en moins Anne aux côtés du roi : le mariage n’a pas

mis un terme à la méfiance que sa belle-sœur, Anne de Beaujeu, éprouve à son égard.

Loin de Paris En épousant Charles VIII, Anne de Bretagne a relégué la sœur du roi au second plan. Il est loin le temps où la régente régnait d’une main de fer sur le royaume et sur son petit frère. Au moment du couronnement, l’étiquette de la cour a obligé Anne de Beaujeu à tenir la traîne de la jeune reine. Pourtant, la régente n’entend pas rester dans l’ombre alors qu’elle exerce le pouvoir depuis huit années. Pour tenir la Bretonne éloignée de Paris, elle fait courir des rumeurs de complot breton à la cour et refuse de la faire venir au Louvre. Anne de Beaujeu cantonne généralement sa belle-sœur au château de Plessis-lès-Tours, le château préféré de feu Louis XI, ou au château d’Amboise, la demeure de prédilection de Charles VIII où le jeune roi a vu le jour. Devenu de fait une résidence royale de premier plan, le château bénéficie de nombreux aménagements à la fin du XVe siècle. Située sur un éperon rocheux, la bâtisse est au cœur de la ville et on y accède par une rampe en pente douce. À peine sorti de son enceinte, on se retrouve parmi la foule et les marchands. Amboise, malgré les travaux qui l’ont transformé en magnifique château Renaissance, est resté une maison à taille humaine. Il démontre ostensiblement que la cour de France ne le cède en rien à celle des ducs de Bretagne. Charles a pu observer le château de Nantes lors d’un voyage éclair en décembre 1493. Il a admiré ses parures, ses aménagements et ne veut pas être en reste. Loin du vieux Louvre humide et médiéval, la Loire doit être un écrin de raffinement pour son épouse. Pendant toute la durée de son règne, le roi fait embellir le château d’Amboise. Une vieille croyance ne dit-elle pas que celui qui aime Amboise sera

favorisé par le sort ? Cruelle ironie lorsque l’on sait que ce sont les échafaudages d’Amboise qui tueront Charles VIII. L’intérieur est aussi somptueux que l’extérieur. Le roi a voulu un aménagement royal teinté de l’Italie de ses rêves. De très nombreuses tapisseries ornant les murs développent des thèmes chrétiens ou tirés de la mythologie grecque : la vie de Moïse voisine avec les travaux d’Hercule. Quelques pièces illustrent les succès militaires des rois de France comme la victoire de Formigny sur les Anglais à la fin de la guerre de Cent Ans. Du drap d’or a été commandé en Turquie, en Flandre et en France. Quelques tapis viennent également de Turquie. On a fait fabriquer une table en chêne de quinze pieds de long – soit environ cinq mètres. La vaisselle d’or est utilisée lors des banquets pour éblouir les convives. Anne est toujours entourée d’un grand nombre de personnes, comme elle en a eu l’habitude depuis son plus jeune âge. Surveillance étroite de sa belle-sœur, apparat princier, nécessité du service, les enjeux s’entremêlent pour expliquer que plus de cent personnes gravitent dans son intimité. À Amboise, on dénombre soixante-dix-neuf officiers de l’hôtel parmi lesquels se trouvent des maîtres d’hôtel, des écuyers d’écurie, des échansons, des médecins. Il faut y ajouter les femmes de chambre pour assurer le quotidien : le ménage, la toilette, l’entretien du linge, la confection et le service des repas requièrent un personnel considérable dans une demeure où n’existe ni l’eau courante, ni l’électricité, ni le chauffage central, ni les ascenseurs. On monte et on descend beaucoup les escaliers chaque jour pour apporter à l’étage noble de l’eau, du bois en quantité pour les vastes cheminées, de la nourriture quand la reine le demande. Ce sont des allées et venues continuelles, y compris la nuit parfois. Anne remplit à merveille son rôle de reine : elle donne des enfants au roi, elle apparaît toujours digne et altière, elle fait honneur à la cour de France, c’est sa meilleure défense face à Anne de Beaujeu. Elle peut remercier Françoise de Dinan qui a

fait d’elle une femme accomplie en lui inculquant la meilleure éducation qui soit. Si bien que la reine devient rapidement très populaire en France. Quand elle épouse Charles VIII, cela fait plusieurs années que la France n’a pas eu de souveraine. Louis XI est mort en août 1483. Son épouse Charlotte a été reléguée au second plan pendant quelques mois avant de mourir en décembre de la même année. Cette longue frustration de presque huit années joue de manière positive pour notre Bretonne. En dépit de la défiance dont elle est entourée à la cour de France, son jeune âge joue également en sa faveur : qui peut croire à un complot ourdi par une jouvencelle ? Anne respire l’innocence et la légèreté, image qui lui avait déjà été fort utile après la mort de son père. De plus, le roi et la reine se rapprochent insensiblement à mesure qu’ils apprennent à se connaître. Ils semblent faits l’un pour l’autre, et la sœur du roi est peu à peu obligée de céder la place à celle qui l’emporte sur elle en dignité. À tel point que, lorsque Charles quittera son royaume pour aller guerroyer en Italie, il ne donnera pas à son beau-frère Pierre de Bourbon le titre qu’il espère, celui de régent. Le mari d’Anne de Beaujeu ne sera que lieutenant général, évitant ainsi un affront fait à la reine. Si Anne n’est pas régente, ni Pierre de Bourbon ni Anne de Beaujeu ne le sont non plus. Charles n’imagine certes pas sa femme capable de gouverner en son absence. Mais il ne souhaite pas pour autant la placer sous la tutelle des Beaujeu. Il faudra attendre le deuxième mariage d’Anne avec Louis XII pour que son mari n’hésite pas à lui confier le royaume en son absence. Il faut reconnaître que pour l’instant, Anne n’a pas vingt ans.

Les effets de la reine Quand on est placé aux plus hauts degrés du pouvoir, qu’on est amené à représenter l’autorité royale lors de cérémonies

publiques, on se doit aux autres. Les préoccupations personnelles doivent s’effacer devant l’intérêt public. Le comportement de la reine en public doit bien sûr être irréprochable, c’est une évidence. Sa vêture doit également transmettre un message de majesté. C’est pourquoi Anne choisit une parure lourde de sens. Sur les différentes enluminures où elle apparaît, elle porte toujours sur la tête ce qu’on appelle la cape bretonne. C’est une coiffe d’allure simple, mi bonnet mi voile, qui lui couvre la tête en toutes circonstances. Bien sûr, elle ne peut aller tête-nue. Aucune des femmes de son temps n’oserait une telle extravagance. Mais elle aurait pu porter le hennin, cette coiffe pointue à la mode dans le nord de l’Europe. Non. Elle choisit délibérément de continuer à porter la coiffe qui l’identifie immédiatement aux yeux de tous comme bretonne. La cape de dessus est souvent de velours noir. Elle révèle discrètement dessous une deuxième coiffe de linge blanc et fin qui maintient ses cheveux en arrière. Il est d’ailleurs difficile de dire quelle est la couleur des cheveux de la duchesse puisqu’ils sont systématiquement cachés. Comme elle est reine, sa coiffe se distingue par ses ornements de pierres précieuses dont nous n’avons pas le détail mais dont les auteurs du temps parlent avec admiration. Sans doute des cabochons d’opale, d’améthyste, de grenat, ces pierres qu’on trouve en Europe. Pour les perles, les saphirs, les émeraudes, il faut les faire venir d’Asie et ils sont beaucoup plus rares. En posséder est un grand privilège. Quant au vêtement d’Anne, il est juste à la mode de son temps. Anne a apporté avec elle son trousseau, manière de montrer qu’elle ne dépend pas de son époux pour son apparat. Il faut faire impression de manière très avantageuse. La duchesse a du bien, et elle veut que cela se sache. Sa garde-robe est fournie. On y trouve du drap d’or, d’argent et de la soie, textile exotique. Depuis 1485, c’est le privilège de la noblesse de pouvoir porter ces étoffes interdites aux bourgeois. Les vêtements à la mode de Bretagne sont progressivement repris pour s’adapter à la mode de France : il s’agit de ne pas avoir l’air

d’une paysanne. Mais comme on ne jette rien, on retaille, on découpe, on modifie les ornements du trousseau d’origine enrichi de nouveaux achats. La reine porte des robes « à la française » dont l’ample jupon cache son corps de la taille aux pieds. Les jupes étroites qui moulaient les hanches de la génération précédente ne sont plus de mise. C’est le privilège des hommes de pouvoir montrer leurs cuisses et leurs mollets en portant des chausses ajustées, sortes de collants. L’encolure du corsage de la reine est carrée et dévoile modérément le décolleté. Les manches s’élargissent vers les poignets. Ce choix de la robe à la française s’explique par la double couronne que porte Anne. Si elle reste Bretonne par son duché, elle est la mère du futur roi de France et doit donc adopter la mode de son pays. C’est une forme de fidélité publique à son royaume. Peu à peu, Anne se plie aux exigences de ses nouvelles fonctions. Elle conservera toutefois toujours un attribut très personnel : à la taille, la reine porte une corde, symbole repris de ses armes et hérité de François Ier de Bretagne qui avait fait de la cordelière une partie intégrante des symboles du pouvoir ducal. Il entendait ainsi rendre hommage à saint François d’Assise, fondateur de l’ordre mendiant des cordeliers, trop pauvre pour acheter une ceinture et prenant une simple corde pour retenir sa robe. Alors, pour montrer à la fois qu’elle est attachée à la Bretagne et qu’elle est pieuse, Anne se fait fabriquer toutes sortes de ceintures en forme de cordelière : de soie, de laine, de couleur vive, avec ou sans pompons ou breloques, sa cordelière tombant jusqu’aux pieds est une de ses signatures vestimentaires. C’est également le fier emblème de ses dames d’honneur. Constitués de matières extrêmement précieuses, ses vêtements soulignent son rôle de reine. Il est fini le temps de Louis XI, le père de Charles VIII. Le roi était connu pour son avarice qui le poussait à se vêtir de manière si sobre qu’il en devenait ridicule, son éternel vieux bonnet de feutre vissé sur la tête pour éviter les courants d’air. Partout dans le royaume, il était en butte aux moqueries malgré la peur que son autorité et

ses colères inspiraient. Quand les personnages publics étaient assemblés pour les grandes cérémonies, chacun se demandait à propos du roi : « Mais lequel est-ce ? » tant il se fondait dans la masse. Charles VIII est bien décidé à redonner du lustre à la fonction royale et à améliorer son apparence. Sa reine doit être ornée à proportion du garnissage des caisses de l’État. D’ailleurs, qu’il s’agisse du roi ou de la reine, le vêtement a aussi pour fonction de les magnifier. Car tous deux sont de petite taille, la reine est boiteuse, tandis que le roi est de faible constitution. Les vêtements rembourrés les font paraître plus solides qu’ils ne sont, les objets précieux rehaussent leur visage peut-être ingrat. Tel est le principe de l’hérédité princière : la couronne tombe sur une tête sans se soucier qu’elle soit particulièrement jolie. Les atours doivent donc suppléer aux hasards de la génétique. Les robes d’Anne sont de drap de laine fine en hiver et de soie venue d’Italie en été et pour les grandes cérémonies. Le coton rare, importé en très faibles quantités d’Égypte, sert pour certains linges portés à même la peau. Le lin finement travaillé en baptiste ou en velours et le chanvre sont utilisés pour la garde-robe royale. De douze à dix-huit mètres pour une robe de dessus, de cinq à sept mètres pour une robe de dessous qu’on aperçoit par les ouvertures. Les ornements sont indispensables : sur les robes d’apparat, les broderies rivalisent de légèreté et d’excellence, fabriquées dans l’entourage royal par des mains expertes ; les fourrures ornent souvent les manches des robes d’Anne, en particulier l’hermine blanche tachetée de noir, en référence aux armes de Bretagne qui seront un jour intégrées dans le manteau des rois de France mais qui restent pour l’instant le privilège de la duchesse-reine. Alors qu’en 1498 Anne fait une entrée dans la ville de Lyon, six pages vêtus de robes de velours cramoisi brodées d’un A d’or, son initiale, s’avancent devant elle. Puis six haquenées – des chevaux dociles – caparaçonnées de même façon. La reine est montée sur une mule recouverte d’un drap or et noir bordé de soie blanche. Surplombant la foule à ses pieds, elle semble plus

grande. De plus, comme elle ne marche pas, sa boiterie est invisible. Mise en scène par le cortège qui la précède, Anne porte une robe de drap d’or garnie d’hermine. Sa cordelière est d’or et sa cape de soie. Un manteau de velours rouge la recouvre entièrement. Le poids de ces robes doublées et superposées est tel qu’il entrave considérablement les mouvements. Objet hiératique posé sur une mule d’exhibition, la reine doit être assez solide pour endurer le parcours sous plusieurs kilos de tissu et d’ornements. Elle doit également supporter la chaleur. C’est une épreuve dont Anne se tire toujours très bien, forte de son caractère et des leçons de son enfance : c’est le prix à payer pour représenter le pouvoir. Pour revêtir ce costume, une armada de femmes de chambre est nécessaire. Anne ne jouit jamais d’une véritable intimité. Elle ne peut pas bouger facilement une fois vêtue : l’habit de cour l’oblige à une maîtrise de soi, à un comportement réfléchi et grave qui correspond à l’image que l’on se fait d’un souverain. La reine se sait sans cesse observée et jugée. La couleur de prédilection d’Anne semble être le rouge, du vermillon au cramoisi, si l’on en juge par le choix des tenues adoptées sur les portraits qui la représentent. La pourpre héritée de l’Antiquité est la couleur du pouvoir, celle de la toge des sénateurs romains. C’est aussi, avec le jaune, la couleur préférée de Charles VIII. Est-ce un hasard si Anne est toujours représentée vêtue d’une robe rouge, jaune ou or ? Les couleurs vives réclamant de grandes quantités de teintures coûteuses sont une marque d’opulence. Velours, taffetas et satin viennent le plus souvent du nord de l’Italie. L’expédition militaire de Charles VIII amplifiera encore l’usage de ces textiles dans le royaume de France. La richesse économique de ce territoire fait rêver plus d’un conquérant. Enfin, le noir relève de la garde-robe de tous les grands personnages de cette époque. Venu d’abord par la cour de Bourgogne, il a gagné la Flandre et l’Espagne. Au tournant du XVIe siècle, il incarne de plus en plus le pouvoir exercé

avec sagesse et deviendra le manifeste vestimentaire des protestants dans le siècle à venir2. Anne apporte également ses bijoux, même si elle en reçoit d’autres en cadeaux de noces. Devenue reine, elle offre à la couronne un diamant plat et un grand rubis rosé qui feront longtemps partie du Trésor puisqu’on en trouvera encore trace dans des inventaires du XVIIIe siècle. Anne a réussi à le sauver de la vente pour financer ses campagnes militaires. Les bijoux offerts par le roi viennent compléter la parure de la reine. Charles lui offre un rubis cabochon serti sur un anneau d’or. On ne sait pas encore tailler des facettes sur les pierres précieuses qui sont généralement polies en forme de petite boule. Les perles sauvages venues du Golfe persique et dont l’usage est interdit aux bourgeois sont le privilège de l’aristocratie. Des diamants et des émeraudes remplissent la cassette de la reine, qui se vide dès que son royal époux a besoin de liquidités. Peu importe, pour les grandes occasions, on conserve toujours quelques pièces d’un effet exceptionnel. C’est ainsi que peu à peu et malgré la défiance d’une partie de la cour, Anne organise sa nouvelle vie. À Amboise bien souvent, à Lyon pendant les campagnes d’Italie ou dans quelque autre demeure royale, la reine et sa suite prennent une place que plus personne ne songe à leur contester sérieusement.

La Maison de la reine La Maison du roi Charles VIII est constituée de trois cent soixante-six familiers auxquels il a offert des charges, augmentant ainsi de plus de deux cents personnes les suivants de son père. Son épouse ne doit pas être en reste. À la Maison de la reine sont affectés d’abord deux cent quarante-quatre officiers au moment du mariage, puis, quatre ans plus tard, quatre-vingts personnes supplémentaires. Soit trois cent vingtquatre officiers au total, à peine moins que pour la Maison du roi.

Afin de faire pièce à ces suivants désignés par la cour auprès d’elle, Anne amène des gens de sa province natale. La reine décide de recruter uniquement en Bretagne ses gardes particuliers, qui vont constituer la fameuse garde des Cent Bretons. Au château de Blois, ces jeunes gens se trouvent réunis sur une terrasse élevée appelée la Perche aux Bretons. Par souci de son rang, Anne s’entoure d’un apparat hors du commun. Elle ne sort jamais sans ses gardes élégamment vêtus à ses couleurs. Dans son entourage immédiat vivent également des jeunes filles bretonnes qu’elle fait venir à la cour pour leur dispenser éducation, foi sincère et savoir-vivre. Elle a la ferme intention de veiller sur elles et de trouver pour chacune de ses protégées un mari qui la fera entrer dans une belle alliance à proportion de ses propres origines familiales. Dans son rôle de reine, elle favorise donc la Bretagne dès que cela lui est possible. Ses dames d’honneur sont trente-quatre à cette époque. Sous Louis XII, elles seront plus de cent. Les plus pauvres sont dotées directement par la reine sur sa cassette personnelle en fonction des qualités qu’elles ont su montrer à la cour : grâce, élégance mais aussi et surtout obéissance, foi et vertu. À quoi ces nobles dames occupent-elles leurs journées ? On brode beaucoup de linge de liturgie pour les églises environnantes. On dessine parfois avec talent. Et quand on est d’humeur joyeuse, on sort les luths et l’on fait venir les musiciens pour jouer de la musique, réciter des poèmes, chanter et parfois danser. Les dames de la cour n’ont pas de raison d’être triste. Leur vie est pleine d’agrément malgré la suspicion qui pèse toujours sur la reine. Dans la suite d’Anne, on compte également des personnages chargés d’organiser les services religieux : maître de la chapelle, maître de l’oratoire, confesseur, prédicateurs, lecteurs et musiciens. Les distractions de la reine sont celles de la cour, quand son état de santé le lui permet : jeune, Anne, comme toute noble dame qui se respecte, s’adonne à la chasse au faucon, mais elle comprend à ses dépens que cet exercice à

cheval est néfaste quand elle est enceinte. La chasse est avantageusement remplacée par le spectacle des joutes où s’affrontent des cavaliers sortis tout droit du Moyen Âge pourtant finissant. Les bals avec leurs danses très codifiées, les jeux de cartes, les messes somptueuses et nombreuses qui se succèdent dans les différents châteaux où se trouvent parfois le roi, parfois la reine, parfois les deux souverains réunis contribuent spécialement à remplir les journées. L’hiver, les divertissements sont plus nombreux car on se déplace moins. Il n’est pas commode de voyager à cheval par temps de pluie ou de neige. Alors on fait venir les amusements jusqu’au château où l’on a pris ses quartiers. Les fêtes du carnaval liées au Carême donnent une saveur toute particulière au mois de février grâce aux mascarades et aux banquets de rupture du jeûne. À Amboise, la salle de bal est magnifiée par des danseurs enjoués. Une estrade accueille le roi et la reine tandis que les courtisans dansent à la lueur des flambeaux. Anne ne dédaigne pas de faire quelques pas de danse. Sa gouvernante, Françoise de Dinan, a veillé aussi à cette partie de son éducation. Avec une reine de quinze ans et un roi de vingt-deux ans, la cour est vive et animée. Les jeunes gens réclament à toute heure des distractions en accord avec leur âge. Ce mariage improbable semble finalement leur réussir. Charles VIII est un ogre à qui la vie sourit : placé sur le trône dès son plus jeune âge, ce roi populaire auprès de ses sujets a épousé une femme que l’Europe entière lui envie. Mais tout cela va rapidement s’effacer devant son grand dessein : la conquête de l’Italie et de Jérusalem.

Reine de Naples En renvoyant sa petite fiancée Marguerite, le roi a renoncé à ses chances dans la lutte pour le trône impérial qui va échoir à Maximilien. La Bretagne était le prix de son sacrifice. Il n’entend

pas agir de même pour son héritage napolitain. Car le roi est irrémédiablement attiré par le Sud qui laisse miroiter dans toutes les mémoires le souvenir de l’empire romain jamais totalement disparu. De ses plaines brumeuses du Nord, Charles imagine la vie italienne, le soleil, les orangers, les richesses merveilleuses qui s’y entassent, à Venise d’abord, puis dans le reste du pays par les routes marchandes qui le parcourent. Il a eu entre les mains des objets venus de Méditerranée. Les trésors des églises en comportent quelques rares exemples, comme le vase de cristal de roche offert par la reine Aliénor qui fait partie du trésor de l’abbaye de Saint-Denis. C’est un contentement pour le roi de savoir que sa femme a du sang méridional dans les veines, du sang des Pyrénées et du sang de Navarre. Pour assouvir son rêve de soleil, une opportunité se présente à cet ambitieux : le dernier roi de Naples mort sans enfant a désigné Louis XI et ses successeurs comme ses héritiers. Le roi d’Aragon a mis la main sur le royaume de Naples par l’épée, mais l’épée peut le lui reprendre. Charles VIII est bien décidé à faire valoir ses droits sur cette succession. Une grande expédition est donc organisée en 1494. Harnachés, chamarrés, équipés de pièces d’armure et de cuirasses ouvragées, les chevaliers vont enfin assouvir leur fantasme : devenir des conquérants. Écouter les histoires de troubadours a échauffé leur sang. Les administrateurs du royaume ne sont d’ailleurs pas fâchés de canaliser ainsi le mécontentement qui agite une partie de la noblesse depuis qu’il n’y a plus de croisades. Tous ces hommes jeunes qui ont hâte d’en découdre représentent un risque non négligeable de violence à l’intérieur du royaume. C’est tout particulièrement le cas des Bretons qui se sont trouvés privés de guerre par le mariage d’Anne et ne sont pas forcément enclins à accepter cette union. Ils vont pouvoir reprendre du service et peut-être y gagner la fortune. La guerre est la raison d’être du chevalier. Le premier d’entre eux, le maréchal de Rieux, se refait une virginité auprès d’Anne après les manquements à la parole donnée dans

la période qui a précédé le mariage français. En trahissant Anne pour Charles, il s’est certes mis au service du roi de France, mais il a surtout prouvé qu’il n’était pas fiable. Il est désormais condamné à servir avec la loyauté la plus scrupuleuse. La Bretagne offre donc au roi des bras armés, elle lui donne également du matériel : en 1495, on lève à Morlaix un impôt spécial, plus de 14 000 livres, pour la construction de navires de guerre dans les arsenaux de la ville. Le rêve italien de Charles n’est pas le seul élément à l’origine de cette expédition. Charles obéit une fois encore aux volontés de son père disparu. C’est Louis XI qui a préparé cette conquête en ajoutant à la légitimité du legs le devoir religieux : « Aller avec sa noblesse et la chevalerie de France combattre le détestable Turc et les autres infidèles. » Telles sont les instructions que le père a laissées à son fils pour le guider. L’idéal de la croisade conforte la position du conquérant. Les Turcs ont pris Constantinople trente ans plus tôt et la papauté est inquiète : de l’Asie Mineure à l’Italie, la route est courte pour de bons cavaliers. Des mercenaires musulmans sont enrôlés dans les troupes chrétiennes de Sicile et de Naples. Il est temps de lancer contre les Infidèles une nouvelle croisade dont le royaume de Naples serait la première étape, celle qui ouvrirait les portes de la route vers Jérusalem. Saint François de Paule, venu d’Italie à la cour de France, connaît bien la situation de la péninsule et peut conseiller le jeune roi en matière de politique étrangère. Envoyé par le pape auprès de Louis XI qui espérait de lui une guérison miraculeuse, le saint homme devient le porte-parole du souverain pontife à la cour de France. En ces temps où la sorcellerie a voix de cité, on parle aussi de la prophétie d’un certain Guilloche de Bordeaux : dans ce poème composé en 1494, on prédit qu’un roi Charles couronné à quatorze ans reprendra Jérusalem et gagnera les couronnes de France, d’Italie et de Constantinople – une couronne d’empereur ! Il est désigné par Dieu. Anne, qui considère avec méfiance une expédition hasardeuse qui va

entraîner son mari loin d’elle pendant de longs mois, ne peut cependant renverser l’argument religieux. Contre le saint homme, la duchesse ne peut rien. Elle lui est même acquise à bien des égards du fait de sa grande dévotion. Pour montrer l’exemple à tous, la reine met donc ses bijoux en dépôt à la banque Sauli de Gênes afin de financer une partie de l’expédition. Les précieux joyaux que son mari lui a offerts sont déjà mis en gage. Mais elle en a eu l’habitude dans sa jeunesse. Elle sait que ces trésors ne sont pas des objets personnels serrés dans ses appartements. Sa cassette est ouverte. Ses bijoux sont avant tout les emblèmes publics de sa puissance et doivent servir à asseoir son prestige. Ils vont et viennent au gré des nécessités. Dès lors qu’il n’y a plus d’autres affaires pressantes, le roi s’apprête à prendre la route du Sud avec son épouse et son armée. C’est à Lyon que les femmes attendront le retour des guerriers français. Dans la tradition chevaleresque de ce Moyen Âge finissant, Anne est la belle dame pour laquelle le champion se rend au tournoi et lève l’épée afin de se couvrir de gloire. Sauf que le tournoi est une bataille bien réelle contre un ennemi qui n’a rien de courtois. À l’été 1494, l’armée française passe les Alpes. Le roi en personne mène ses hommes car le jeune Charles espère se couvrir de gloire à titre personnel. L’Italie rayonne du souvenir des césars, empereurs d’une Antiquité que l’Europe est en train de redécouvrir à l’orée de la Renaissance. Ces conquérants enflamment les jeunes imaginations et Louis XI n’est plus de ce monde pour s’opposer à l’exposition directe de son fils sur les champs de bataille. Le cousin Louis d’Orléans, lui aussi avide de gloire, ne manque pas cette occasion. Il fonce sur Asti où il entre triomphalement le 9 juillet. La ville, tout comme Milan, fait partie de la succession de sa grand-mère Valentine Visconti. La mort de son père et les affaires françaises l’ont jusqu’à présent empêché de revendiquer cet héritage, mais l’expédition de Charles VIII constitue pour lui une aubaine qu’il sait saisir au vol. Pendant ce temps, Charles prend la route du sud de la

péninsule. Rien ne lui résiste. Les plus belles cités lui ouvrent leurs portes. Il est le héros libérateur des belles Italiennes. Si bien qu’en février 1495 il prend possession du royaume de Naples légué à ses ancêtres. Presque une promenade de santé. En mai 1495, au retour, la situation se complique. Charles n’est pas très fin au jeu des alliances et de la diplomatie. Il n’a pas compris que l’Italie, territoire morcelé en de multiples principautés, n’est fédérée par aucun principe unificateur. Le pape lui-même ne peut se prévaloir durablement d’une autorité supérieure. De plus, la facile chevauchée du roi de France à l’aller a inquiété Venise : on ne croyait guère à une conquête, on pensait que quelqu’un l’arrêterait. Mais personne n’a voulu endosser ce rôle : les villes se sont ouvertes les unes après les autres à celui que la propagande royale présentait comme un libérateur. Personne n’a osé arrêter Charles VIII. La république de Venise se préoccupe de son influence dans la péninsule qui s’amenuise. Elle décide par conséquent de s’unir au pape pour gêner le retour de Charles qui ne peut rester éloigné trop longtemps de son royaume de France. Après la marche triomphale de l’aller, le retour est d’autant plus difficile que l’armée royale est chargée d’un butin considérable. De plus, une grande partie des soldats du roi sont atteints d’un mal qu’ils vont qualifier de « napolitain ». Il s’agit en réalité de la syphilis que cette armée contribue par ses déplacements à répandre dans toute l’Europe. Même le roi qui a passé de plaisants moments avec de jeunes Italiennes risque de l’introduire dans le lit de la reine, mettant en péril les fonctions de reproduction dont elle est chargée. Peu à peu, les renversements d’alliance s’accumulent. Le pape Alexandre VI Borgia ne soutient plus le roi de France. Charles n’a donc plus qu’une hâte : s’en retourner chez lui sans être fait prisonnier. Si bien que, quand son cousin Louis prétend mener sa propre conquête sur la ville de Novare le 10 juin, Charles feint de l’ignorer, et le laisse se débrouiller seul face à Ludovic Sforza qui est maître de Milan. Quant à l’empereur Maximilien, il reste l’ennemi juré de ces Français et contribue

autant que possible à leur perte. Charles VIII louvoie, passe les Apennins à grand-peine et se retrouve finalement face à l’armée de Venise et de ses alliés au nord de Rome. Le 6 juillet 1495, le roi de France s’apprête à livrer bataille à Fornoue. Revêtu de son armure royale, il a fière allure. Il monte un petit cheval noir dénommé Savoie. L’animal est borgne mais le cavalier et la monture se connaissent bien. Ils sont prêts à affronter les troupes de Venise, de Milan et de Mantoue qui se sont coalisées pour la circonstance. La Ligue de Venise s’est organisée contre les Français à l’initiative du pape Alexandre VI et du roi d’Aragon, Ferdinand II. Si le pape a d’abord soutenu l’invasion française sous couleur de croisade, il a changé de camp en juin 1495 lorsque le projet de croisade s’est éloigné et que la puissance de Charles VIII a dépassé les bornes que lui avait assignées en esprit le pape Borgia. Charles n’a plus beaucoup d’alliés. Cependant, il dispose d’une armée non négligeable et dotée d’une artillerie de campagne. Les lourds bagages qui entravaient sa marche vont devenir un atout lorsque les soldats ennemis se jettent sur eux : piller ce trésor est leur préoccupation principale, ce qui va permettre aux Français de quitter le champ de bataille rapidement en laissant derrière eux l’ennemi bloqué par une rivière. Officiellement, Charles remporte la victoire à la bataille de Fornoue même s’il rentre en France considérablement allégé. Il lui reste le titre de roi de Naples, assorti de celui de roi de Jérusalem. Cependant, comme il a quitté le champ de bataille le premier, ses ennemis s’emploient à faire croire qu’il a été vaincu. Pendant des années, propagandes française et italienne s’affronteront sur ce thème. Le 23 octobre, Charles arrive soulagé à Briançon : il est dans son royaume, sain et sauf, après avoir mené courageusement ses hommes au combat, exercice extrêmement dangereux pour un souverain régnant. S’il n’a pas poussé la croisade jusqu’à Jérusalem, le roi s’est taillé une réputation de preux chevalier, et a fait preuve de vaillance sur le champ de bataille, au milieu des armures, des chevaux, de la poussière et à la merci d’un mauvais coup.

Anne, qui l’a attendu à Lyon, n’a eu connaissance de tout cela qu’avec un décalage de plusieurs jours. Et c’est sans doute préférable. Que deviendrait-elle si le roi mourait ? Elle a appris le 4 mars que son époux était devenu roi de Naples le 22 janvier. Par cette expédition fantasque, elle est donc désormais reine de Naples et de Jérusalem. Devant les présents rapportés par les gentilshommes du roi, elle s’entiche à son tour de l’Italie. Charles VIII et tous ses compagnons ont été très impressionnés par les merveilles architecturales qu’ils ont observées dans toutes les villes qu’ils ont traversées. À la suite de Charles arrivent donc en France vingt-deux ouvriers habiles décorateurs. Parmi eux, un Napolitain, Pacello de Mercogliano, est employé à Blois où il va façonner les jardins du château en arasant une colline transformée en terrasses complantées à l’italienne. La reine est définitivement conquise. Elle le fait également travailler à Amboise. Anne est en train d’acquérir ce supplément de culture européenne qui lui manquait depuis sa cour de Nantes. Puisqu’elle ne voyage pas à l’étranger, c’est l’étranger qui vient à elle et lui apporte ce qui se construit de plus beau en Europe à l’aube de la Renaissance. Elle qui rêvait d’être reine est comblée. Elle doit encore et toujours tenir un rang qui ne fait que s’élever dans la hiérarchie des nobles dames d’Occident. Mais cette subite ascension s’accompagne aussi de graves déboires financiers : la guerre coûte cher et, au retour de Charles, le couple royal doit limiter son train de vie. Les ennuis d’argent poursuivent la reine depuis qu’elle a hérité de son duché. Décidément, la puissance et la gloire s’accordent mal de saines finances. Cependant, les revenus du royaume sont tels qu’Anne peut se concentrer désormais sur sa mission principale : assurer la descendance.

Assurer la descendance

Malgré ses quatorze ans, Anne sait très bien dès sa nuit de noces ce que l’on attend d’elle. Il est probable que sa fidèle nourrice qui la suit dans tous ses déplacements lui a expliqué les choses de la vie. Car le premier devoir d’une souveraine est de donner des descendants à la couronne, fût-ce au péril de sa vie. En janvier 1492, l’ambassadeur vénitien Zaccaria Contarini trouve que la toute jeune reine dépasse les bornes de la bienséance en passant un temps infini dans la chambre de son époux : « La reine est désireuse du roi outre-mesure au point que, depuis qu’elle est sa femme, il s’est passé très peu de nuits qu’elle n’ait dormi avec lui. » Passer toutes ses nuits dans la même couche n’est donc pas une habitude pour les couples royaux qui ont chacun leurs appartements. Cet indice semble tout de même révéler qu’il n’y avait pas de répugnance particulière entre les époux de circonstance, même si l’enjeu de la naissance d’un dauphin était fondamental pour l’un comme pour l’autre. Aux côtés du roi se trouve depuis les débuts de son règne François de Paule, l’ermite italien venu de Calabre, appelé par Louis XI en France pour l’accompagner dans ses derniers jours. Le saint homme est né de parents âgés dont l’union était longtemps restée stérile. Sa naissance ayant été considérée comme un miracle, il a acquis la réputation de favoriser la naissance d’enfants royaux pour ceux qui le consultent. Il vit au château de Plessis-lès-Tours, avant d’y fonder un couvent. Menant une vie érémitique à proximité de la cour, sa présence est ressentie comme bénéfique par Charles et Anne dans un premier temps, et même par Louis XII ensuite, au moment de la seconde union d’Anne. Il s’est prononcé en faveur du mariage breton afin de mettre fin à la guerre. La piété sincère de la reine ne peut que le réjouir. En 1492, elle favorisera la fondation du couvent royal de Notre-Dame-de-Toutes-les-Grâces sur la colline de Chaillot près de Paris, ainsi que d’un monastère à Gien, dans l’ordre des Minimes, l’ordre fondé par celui que tous considèrent déjà de son vivant comme un saint. Le couple royal sera toujours attentif aux désirs et aux besoins de saint François de Paule qui

représente pour eux une garantie de salut éternel et, dans l’immédiat, une chance de donner un héritier à la couronne. Mariée en décembre 1491, la reine donne naissance à son premier fils le 10 octobre 1492. Elle a donc quinze ans révolus. Le roi est ravi. Les liens entre les époux se resserrent du fait de cette chance interprétée comme un signe divin de la bénédiction de leur union. Un fils est gage de stabilité du pouvoir. Cependant, le roi souhaite lui donner un prénom peu convenu. Il veut le nommer Orlando, l’équivalent de Roland, preux chevalier du temps de Charlemagne et connu par la Chanson de Roland. Surtout, Orlando est la forme italienne de Roland, à une époque où l’Italie est de plus en plus à la mode et où Charles est sur le point de conquérir le royaume de Naples. Comme son fils sera peut-être un jour roi de Naples, il convient qu’il porte un nom familier à ses sujets. Par une prophétie, François de Paule aurait joué un rôle dans le choix de ce prénom : « Ce sera un fils, il naîtra à l’aube et il faudra l’appeler Orlandus. » Il est vrai que François de Paule a reçu du pape plusieurs missions parmi lesquelles celle de favoriser les projets italiens du roi Charles VIII. Va pour Orlando en Italie. Mais pour un roi de France, c’est un nom pour le moins inusité : imagine-t-on Orland Ier ? L’idée est très mal accueillie. Anne et son entourage tempèrent le roi et obtiennent finalement que l’enfant soit appelé Charles-Orland, une combinaison plus proche des traditions françaises. L’affaire du prénom dure trois jours et le dauphin n’est baptisé que le 13 octobre. Anne est absente lors de cette cérémonie qui se déroule dans la chapelle du château de Plessis-lès-Tours. Elle est encore alitée. Les deux parrains de l’enfant sont Pierre de Beaujeu, le beau-frère du roi, et Louis d’Orléans, le turbulent cousin. Curieusement, l’officiant n’est ni un cardinal ni un évêque mais un simple frère franciscain de l’entourage des souverains. Les astrologues ont soigneusement noté l’heure de venue au monde du petit prince pour prédire son avenir. Cette naissance affermit la position de la reine à la cour. Mère du futur roi, elle est désormais intouchable. Les

propagandistes royaux se chargent de réaliser des portraits où elle apparaît en Vierge à l’enfant comme sur la médaille frappée pour son entrée dans la ville de Vienne en juillet 1494. Anne siège en majesté, de face, le petit prince sur ses genoux. La duchesse est désormais une mère dans toute sa gloire. Puis, les grossesses s’enchaînent, les délivrances alternant avec les fausses-couches. C’est le plus souvent au château de Plessis-lès-Tours qu’a lieu l’accouchement mais l’endroit peut varier au gré des déplacements de la reine. Anne perd un fils, François, à l’été 1493. Le nourrisson sera enterré avec son grand-père Louis XI et sa grand-mère Charlotte de Savoie à la collégiale Notre-Dame de Cléry. Anne accouche d’enfants mortnés en 1494, 1495, 1498. La naissance du petit Charles en 1496 la comble d’aise, mais l’enfant meurt au bout de vingt-cinq jours. Est-elle trop jeune pour enfanter ? Est-elle atteinte de tuberculose osseuse ? Son deuxième fils naît deux mois avant terme. Il n’est pas viable. Suivront deux filles et deux fils morts également en bas-âge tandis que Charles-Orland, malgré toutes les précautions prises autour de sa personne, va mourir de la rougeole à l’âge de trois ans en décembre 1495. Comment un tel drame a-t-il pu se produire ? L’enfant est pourtant traité princièrement et placé sous bonne garde au château d’Amboise, là-même où son père a grandi : le premier médecin du roi, Jean-Michel de Pierrevive, veille sur sa santé tandis qu’Ymbert du Bouchage et son épouse, qui fait office de nourrice, ne quittent jamais Charles-Orland. Deux autres serviteurs les assistent : Guyot Pot et Jean Guérin, des fidèles entre les fidèles. La maison de l’enfant compte au total quatrevingt-quinze serviteurs. Ce n’est pas Anne qui nourrit son fils. Elle a d’autres obligations. La nourrice est payée deux cents livres pour ce travail. L’enfant royal dispose également d’une berceresse pour le bercer payée deux cent soixante livres. Six enfants d’honneur de son âge choisis dans les grandes familles du royaume accompagnent ses jeux3. Charles-Orland est toujours vêtu de blanc, drap de satin en été, velours doublé de

fourrure d’agneau l’hiver. Un bonnet rembourré protège sa tête contre les chutes. Tous les six mois, quand ses vêtements sont changés, on donne son vieil habit à un enfant pauvre d’Amboise. Au moins tous les quinze jours, Jean-Michel de Pierrevive doit envoyer des nouvelles au roi et à la reine qui sont constamment en déplacement. On se soucie fort du petit prince. Le roi et la reine apprennent avec satisfaction que, depuis le sevrage, Charles-Orland s’est habitué à boire du vin coupé d’eau. Ordre est donné de ne pas laisser l’enfant sortir du château d’Amboise – comme son père vingt ans plus tôt – afin d’éviter toute tentative de rapt et toute épidémie. La porte du donjon où l’enfant est logé est gardée jour et nuit. Cent archers écossais sont placés aux quatre portes de la ville pour le protéger. La chasse est interdite dans les forêts alentours. A-t-on peur de la trajectoire malheureuse d’un projectile ? Les cabaretiers et aubergistes des faubourgs de la ville doivent signaler tous leurs clients au service de police d’Amboise. Un brigand étranger serait vite repéré. La fidélité de la ville à la personne du roi est aussi réputée que le bon air de la région. En cas d’épidémie, la cité d’Amboise tout entière doit être fermée afin que les malades ne puissent y entrer. Pourtant, à l’automne 1495, justement, la rougeole sévit à l’intérieur de la ville. On croit d’abord l’enfant préservé car il n’a pas développé les symptômes de la maladie. Mais, en décembre, le pire arrive : le seul fils vivant du roi meurt. Anne n’a pas revu son enfant depuis seize mois, depuis qu’elle a dû le laisser aux mains de nourrices et de médecins pour suivre son mari sur la route de Lyon tandis que le roi prépare son expédition en Italie. La reine avait alors commandé un portrait de CharlesOrland réalisé par Jean Hey (CHT fig.V), le maître de Moulins. Il est exceptionnel qu’on fasse peindre un enfant si jeune. Ce portrait montre l’importance du prince dans le cœur de la reine. Cet enfant résume tous ses espoirs. Après avoir approuvé le portrait, elle l’a fait envoyer en Italie pour que Charles puisse voir son fils. Le portrait sera confisqué par les troupes italiennes à la bataille de Fornoue. En plus de ce portrait, les preuves

d’attention de la mère pour son fils sont multiples : Anne envoie et reçoit chaque jour des courriers du gouverneur qui veille sur l’enfant. Le dernier courrier, celui du 20 décembre, lui déchire l’âme en lui annonçant la mort de son fils aîné. Même si elle est jeune et a l’espoir de donner naissance à d’autres héritiers, le deuil est incroyablement cruel pour elle. Le roi montre à ses courtisans un visage moins chagrin. Jeune, craignait-il que son fils ne lui fasse de l’ombre prématurément ? Optimiste, pensait-il avoir rapidement un autre fils ? Quoiqu’il en soit, Charles VIII retourne rapidement à ses occupations, tandis qu’on cherche par tous les moyens à divertir l’âme en peine de la reine. On organise un bal où Louis d’Orléans paraît un peu trop gai. C’est que, depuis la mort de l’enfant, il est redevenu l’héritier du trône. Comme les enfants d’Anne et Charles ne survivent pas, leur baptême est de plus en plus précipité : il s’agit de protéger ces âmes innocentes du risque du purgatoire. Dès la naissance, on ondoie le nouveau-né en lui versant un peu d’eau bénite sur le front au cas où il mourrait avant même son baptême, afin de lui assurer l’accès au paradis. L’Église institue des baptêmes de plus en plus précoces du fait de l’effrayante mortalité des nourrissons. Toute la population est touchée par la mort des enfants, même si l’on est sorti du terrible XIVe siècle, celui de la grande peste noire qui a vu disparaître plus du tiers de la population européenne. Touchée au cœur par la mort de ses deux premiers fils, Anne exprime sa tristesse au travers du tombeau hors du commun qu’elle leur fait édifier, elle qui n’a pas pu assister à leurs funérailles : au moment de la mort de Charles-Orland, elle est à Lyon, très loin du château d’Amboise. Pour le petit Charles, elle est encore alitée après son accouchement. Dans la cathédrale Saint-Gatien, à Tours, se trouvent des gisants de proportions inhabituelles, deux petits corps allongés côte à côte. En 1506, alors qu’elle est déjà remariée, Anne fait sculpter ses deux fils, Charles-Orland mort à trois ans et Charles mort à moins d’un mois, et enterrer quatre, peut-être cinq de ses enfants sous ce

monument. À l’origine, le sépulcre réalisé par Michel Colombe, Guillaume Regnault et l’Italien Jérôme de Fiesole dit « Jérôme Pacherot » est placé dans la collégiale Saint-Martin de Tours. Il est composé de marbre blanc venu de Carrare en Italie et de quelques éléments de marbre noir. Les enfants sont vêtus de robes ornées de fleurs de lis et de dauphins puisque l’héritier du roi est titré seigneur du Dauphiné, d’où son surnom de « dauphin ». Quatre angelots tiennent dans leurs mains les armoiries des princes défunts. Réalisés dix ans après la mort du deuxième fils, les visages ne peuvent être que difficilement ressemblants. Peut-être les parents avaient-ils fait tracer au fusain des portraits de leurs garçons. Par chance, le tombeau n’a pas été détruit au moment de la Révolution française. Il a simplement été déplacé de la collégiale à la cathédrale où l’on peut encore l’admirer. Quel message la reine a-t-elle voulu transmettre à travers ce tombeau ? Lisons l’épitaphe qui s’y trouve : « Charles huitième, roi pieux et excellent, eut de Anne reine et duchesse en Bretagne, son premier fils nommé Charles-Orland, lequel régna sans mort que rien n’épargne, trois ans, trois mois dauphin de Viennois, comte d’Yois et de Valentinois mais l’an mil cinq cent moins cinq, il rendit l’âme […] car à tropos qui les cœurs humains fend d’un dard mortel de cruelle souffrance, en dessous git Charles second enfant. » La souffrance d’avoir perdu ses fils semble toujours inguérissable dix ans après leur mort. Surtout, malgré leur jeune âge, Anne tient à rappeler que les enfants ont régné. Ils ont été seigneurs sur leurs terres. Par ailleurs, elle n’éprouve pas de difficultés à évoquer son premier mari du vivant du second. Pour Louis XII, Charles VIII n’est pas le premier époux d’Anne. Il fut avant tout le roi, son prédécesseur. Louis se place dans une continuité dynastique qui l’oblige vis-à-vis de Charles. C’est une manière de montrer qu’il tient sa couronne par légitime héritage. Il respecte son prédécesseur et entretient sa mémoire, comme il espère que son successeur le fera pour lui. La chaîne de l’héritage royal ne doit jamais se rompre. Toutefois,

il est notable que, même couronnée reine pour la deuxième fois, Anne ne manque pas de rappeler dans cette épitaphe qu’elle est « duchesse en Bretagne ». Le deuxième mariage d’Anne sera marqué par six naissances – et combien de fausses couches que l’histoire n’a pas retenues ? Elle passe une grande partie de sa vie à procréer. Donner un héritier mâle devient même une obsession à mesure que disparaissent ses enfants. Elle partage donc avec assiduité la couche de son époux, qui a des préoccupations identiques. Pour enfanter, elle s’oblige à des régimes, à des prières et à des pèlerinages comme à Saint-Claude ou à Saint-René d’Angers. Elle renonce aux chevauchées trop violentes et reste parfois allongée plusieurs heures après les relations afin de ne pas risquer de perdre la semence. Après chaque accouchement, elle doit subir la période de quarantaine qui se clôt par les relevailles : alitée jusqu’au retour de couches, elle peut recevoir uniquement dans sa chambre et n’est délivrée de son abstinence que par un rituel religieux suivi d’un solide repas pour la remettre sur pied. Le prêtre la déclare purifiée, elle peut à nouveau se joindre aux activités de la cour, elle redevient un personnage public. La « quarantaine » est de quarante jours pour un garçon, mais elle monte à quatre-vingts jours pour la naissance décevante d’une fille. Comme toutes les femmes du Moyen Âge, Anne subit cette quarantaine qui repose sur l’idée d’impureté de la femme après son accouchement. La souillure qu’elle est censée porter peut s’étendre au reste de la communauté. D’où la réclusion. La reine la subit simplement dans des conditions moins rudes que les paysannes bretonnes. Et on peut supposer que la fête de relevailles fut particulièrement fastueuse à la naissance de Charles-Orland. Sur le plan dynastique, même si les enfants disparaissent, Anne donne la preuve en enfantant que la survie d’un héritier reste possible. Après la naissance de Charles-Orland, Anne s’est crue définitivement à l’abri pendant trois années : impossible désormais de la répudier. Mais la disparition de cet

enfant, puis des autres, la met progressivement dans une situation très incommode à la cour. On se souvient que le roi de France Louis VII se sépara d’Aliénor d’Aquitaine qui ne lui avait donné que des filles. Charles VIII, quant à lui, se trouve face à un dilemme : si sa femme ne lui donne pas d’héritier, il peut certes essayer de la répudier, mais il perd la Bretagne qui doit revenir au dernier vivant. Alors, le couple étant jeune, il tente encore et encore de faire cet enfant indispensable à la longévité de la branche en ligne directe des Valois. Sans lui, cette branche disparaît, laissant le champ libre au cousin Louis d’Orléans, le plus proche héritier de la couronne royale. Mais la reine vieillit et le temps de repos qui succède à chaque accouchement s’allonge chaque fois un peu plus pour celle qui a commencé à procréer à l’âge de quinze ans et dont l’inquiétude grandit à chaque naissance : l’enfant sera-t-il un fils ? Survivra-til ? Justement, le 17 mars 1498, Anne accouche d’une fille. Le roi, qui prépare une nouvelle campagne vers l’Italie dont il continue à rêver, avait attendu la délivrance pour partir. Mais ce n’est pas un fils. Et la fillette meurt au bout de quelques jours. Anne est souffrante. Charles décide de rester quelques semaines à ses côtés, le temps des relevailles. Assurer la descendance devient de plus en plus pénible pour les deux époux. Leur vie intime tourne sans cesse autour de cette obsession. La nécessité dynastique se referme progressivement sur eux qui se sentent impuissants à obéir aux lois des hommes. Mais tous sont loin de s’en affliger. Qu’on pense au parti breton qui peut espérer regagner son indépendance faute de prince, aux familiers d’Anne de Beaujeu, à Marguerite d’Autriche ou encore à Maximilien. Qu’on songe à Louis d’Orléans qui attend son heure. Dieu punirait-il les époux qui n’ont pas attendu la dispense du pape pour convoler ? On commence à se souvenir que les promis étaient chacun engagés au moment de leur union et ont rompu leurs serments. Bientôt pourtant, la question de l’héritier ne se posera plus.

Veuve à vingt et un ans C’est au château d’Amboise que Charles VIII a rendez-vous avec son destin. Il est né dans ce château le 30 juin 1470. Il y meurt le 7 avril 1498, à neuf heures du soir. Alors qu’il court dans une des galeries supérieures du château où de nombreux échafaudages permettent de mener à bien les travaux d’embellissement commandés par le roi, Charles VIII se heurte violemment la tête sur un linteau bas. Pour distraire sa pauvre femme qui vient de perdre son enfant et est très affaiblie, il lui avait proposé d’assister à une partie de jeu de paume. Le roi reste inconscient pendant neuf longues heures avant de mourir, plongeant le royaume dans la consternation. Le preux chevalier plein d’espoir est mort à vingt-sept ans, sans avoir pu accomplir les prouesses auxquelles on le croyait destiné par toutes sortes de prédictions. La mort de la reine eût bien mieux fait l’affaire mais elle résiste à tout, y compris aux accouchements. Le malheur qui frappe Anne n’a rien de très original. La veuve est une figure courante de la littérature du Moyen Âge. Car les femmes qui ne meurent pas en couches sont les plus robustes. Et il arrive qu’après avoir enterré un mari plus âgé elles convolent avec un jouvenceau attiré par leur fortune établie. Mais Anne est dans un cas particulier : son époux n’était pas un vieillard et le roi n’est pas mort à la guerre. Quant à son remariage, il va prendre les proportions d’une affaire d’État étant donné les contrats signés au moment de l’alliance entre France et Bretagne. Le veuvage donne aux femmes un statut exceptionnel : c’est le seul cas de figure qui les rend indépendantes d’un homme. Jusqu’à leur mariage, elles sont sous la tutelle de leur père, quel que soit leur âge. Si leur père vient à disparaître, un frère, un beau-frère, un cousin, un oncle se charge de les surveiller. Une fois mariées, les femmes passent dans le giron de leur mari. Si ce dernier meurt, alors seulement elles peuvent être considérées comme majeures à la tête de leur patrimoine, grand ou petit. Elles peuvent gérer leurs biens en toute indépendance, elles peuvent

prendre toutes les décisions les concernant : voyager, déménager, se remarier. Si elles ont des enfants, elles disposent aussi d’un large pouvoir sur eux, même s’il faut souvent compter avec un conseil de famille. Plus les biens sont abondants, plus le contrôle de la famille est étroit. Orpheline, Anne s’est retrouvée dans une situation complexe : elle devenait maîtresse d’ellemême – et de sa petite sœur – sans en avoir véritablement les capacités. Des adultes l’ont entourée et conseillée. Mais à vingt et un ans et après huit accouchements, Anne n’est plus femme à accepter une tutelle. Elle récupère son duché pour le gérer ellemême avec le plus grand discernement. Pour ce qui est de son remariage, elle est capable de négocier elle-même les termes de l’échange. Le duché turbulent conquis par le mariage du roi va-t-il échapper à la sphère française ? À quoi la reine ressemble-t-elle au moment où elle devient veuve ? L’ambassadeur de Venise Zaccaria Contarini a dressé son portrait quelques années plus tôt : « La reine a 17 ans, elle est de petite taille, fluette, et elle boite visiblement d’une jambe, bien qu’elle porte des chaussures à haut talon pour cacher sa difformité. Elle a le teint foncé et elle est assez jolie. » Anne mesure très exactement 1,47 mètre. Sa boiterie est notoire mais ne se remarque que lorsqu’elle se déplace. Bien souvent, elle reçoit les visiteurs assise, en majesté. Tous les portraits désormais nombreux concordent : elle a les yeux plutôt noisette. On comprend à la lecture de cette description qu’Anne brille davantage par son esprit que par ses traits. Ce n’est pas la plus belle des princesses européennes, mais c’est une des plus intelligentes. Peu après sa mort, elle gardera cette réputation puisque dans ses Geste et chroniques de François Ier, André de La Vigne dit d’elle : « Pour parler de son savoir, aucune reine ne l’approcha… » C’est sans doute faire injure à Marguerite d’Autriche, sa grande rivale, mais aussi rendre hommage à son éducation hors pair. Elle est encore jeune et pourtant, elle a déjà beaucoup fait. Cela est bien normal quand l’espérance de vie n’est que d’une quarantaine d’années en moyenne. Dans un

monde où la mort surgit très tôt, hommes et femmes sont conscients qu’ils doivent sortir de l’enfance le plus rapidement possible. Nul ne souhaite rester dans cet âge de l’obéissance où l’on attend de pouvoir agir. Les grands personnages sont projetés sur le devant de la scène politique très jeunes, à l’instar d’Anne et de Charles. Malgré les soupçons et les inimitiés qui l’entourent à la cour de France, Anne a su faire preuve de sagesse, de piété et de force morale. Chacun s’accorde à reconnaître des qualités qui brilleront de tout leur éclat lors de son second règne. Veuve, Anne décide de porter le deuil en noir comme on le fait en Bretagne et non en blanc comme l’ont fait les reines de France avant elle. Un service funèbre est célébré pour le roi défunt au château d’Amboise en présence des évêques de Chartres et d’Orléans dépêchés en catastrophe. Les funérailles de Charles sont organisées en partie par la reine qui veille à la splendeur des cérémonies. Mais on peut supposer qu’Anne de Beaujeu est également intervenue car le protocole exige que la reine s’impose de nouveau une quarantaine – quarante jours à l’écart de la société – le temps de savoir si elle porte ou non un enfant. Anne vient d’accoucher. Si elle ne peut être enceinte, elle respecte une fois encore le protocole avec toute la rigidité qu’il impose. Tout en elle prouve qu’elle est une femme de devoir qui s’applique à respecter les règles les plus strictes liées à sa charge. En dépit des drames qui se sont succédé, elle a toujours tenu le choc : celui de la mort de son père, celui de la trahison d’Alain d’Albret et de Françoise de Dinan, celui du siège de Rennes par l’armée française, celui du mariage à Langeais, la perte de tous ses enfants. Elle tient bon. Elle est depuis toujours un roc. Où le roi sera-t-il enterré ? Pas question de réitérer la tocade de son père : on se souvient que Louis XI avait refusé SaintDenis pour être enterré à l’abbaye de Cléry, plus proche de Dieu peut-être mais aussi bien plus loin du monde et de la cour. Par ce trait d’humilité chrétienne du roi, la femme de Louis XI,

Charlotte de Savoie, avait dû elle-aussi renoncer à Saint-Denis pour être placée aux côtés de son époux. Le corps de Charles sera, quant à lui, dans la nécropole royale. Cependant, son cœur sera transféré auprès de ses parents, à Notre-Dame de Cléry. Pour le cortège qui mène la dépouille à sa dernière demeure, on a recours à des « hanouars » comme on dit en breton. Ces marchands de sel réputés très robustes sont choisis pour porter le cercueil royal. Charles VIII est le dernier roi à être porté à dos d’homme. Par la suite, les cercueils de plomb requerront l’usage d’un chariot. Le convoi parti d’Amboise va mettre vingt-quatre jours à gagner sa destination, avec une halte à la nécropole de Notre-Dame de Cléry. Il faut imaginer ce long cortège qui traverse toute une partie de la France, précédé par une horde de mendiants symbolisant l’humilité devant Dieu et la mort, mais aussi par des hérauts annonciateurs du grand malheur qui frappe le royaume, et par des cavaliers, compagnons de chevauchée du jeune souverain. Anne ne verra pas le cortège de son époux défunt, tenue à l’écart de tout ce cérémonial. Elle en assure néanmoins le financement, dont elle demandera ensuite le remboursement à Louis XII (CHT fig. VI) en tant que nouveau roi. La reine a une dernière préoccupation majeure : faire édifier un mausolée pour son époux dans la nécropole de Saint-Denis. Alors qu’elle a déjà décidé qu’elle va épouser le nouveau roi Louis XII, elle fait fabriquer pour Charles VIII une sépulture d’un genre nouveau. Elle sait parfaitement qu’elle ne figurera pas sur ce monument à ses côtés, puisqu’elle sera probablement enterrée avec Louis XII. Il s’agit donc d’un tombeau avec un personnage unique, non pas de ces gisants de pierre où les époux sont côte à côte. Elle choisit une posture originale : Charles VIII est à genoux, en prière, sans couronne. Le matériau, également original, explique la disparition de l’édifice : entièrement réalisé en bronze doré, il a été fondu sous la Révolution française afin de récupérer le métal à une époque où on se soucie de faire disparaître toute trace de l’Ancien Régime dans des conditions infamantes. À quoi bon une sépulture royale

quand le pays a besoin de canons ? La statue de Charles VIII disparaîtra. Les restes du roi seront jetés dans la fosse commune. La mort de Charles VIII crée un vide dangereux pour le royaume. Puisque le roi n’a pas d’enfant, aucun fils ne peut lui succéder. Il n’a pas de frère, pas de neveu. Il faut donc rechercher en remontant l’arbre généalogique quel est l’homme dont la parenté la plus proche justifie la candidature au trône de France. Cet homme, on le sait, c’est Louis d’Orléans, le cousin de Charles et d’Anne. Ce même Louis qui a combattu le roi Louis XI aux côtés du duc de Bretagne et qui a tenu la couronne au-dessus-de la tête d’Anne lors de son couronnement. Mais ce roi n’est pas un descendant en ligne directe. Si bien que le moment délicat de la transition peut se trouver troublé. Le nouveau roi fait valoir ses droits et surtout prend place au plus vite sur le trône. C’est toutefois seulement une fois obtenu l’assentiment des Grands qu’il est assuré que la couronne reçue à Reims le 27 mai 1498 ne quittera pas sa tête. Il finance intégralement sur sa cassette les funérailles de son prédécesseur et rembourse les dépenses avancées par Anne sans rechigner. Bon connaisseur des hommes, il décide de ne pas changer l’entourage du roi Charles VIII. À ses anciens ennemis du temps de sa rébellion contre Anne de Beaujeu, il offre de larges prébendes pour acheter leur loyauté toute neuve. Il ajoute à ce noyau initial quelques hommes qui lui sont déjà fidèles comme Georges d’Amboise, un ami loyal qui le sortira des plus épineuses situations. Ce dernier célèbrera d’ailleurs le mariage de Louis et d’Anne, après avoir négocié celui d’Anne et de Charles à Langeais. Six mois après l’avènement de Louis, Georges d’Amboise devient cardinal pour les bons services rendus depuis le règne de Louis XI. Le roi a instamment demandé au pape cette faveur. Qu’advient-il de la reine du feu roi ? Après quelques mois passés à Amboise, celle qui n’est plus reine regagne en grande pompe sa capitale ducale : elle fait son entrée solennelle à

Nantes le 3 octobre 1498. On ne l’y avait pas vue depuis presque dix ans. Mais, entretemps, elle a passé l’été à Paris, à l’hôtel d’Étampes, résidence des reines de France dans la capitale depuis le XIVe siècle, aménagé pour la recevoir à la demande du nouveau roi en personne. Car c’est dans cet hôtel que vont se dérouler des conversations d’une importance capitale : elles ont pour but d’établir les termes d’un contrat de mariage entre Anne et Louis.

CHAPITRE 5

Enfin reine de France : Louis XII

Une reine peut-elle se remarier ? On se souvient qu’un contrat de mariage âprement négocié avait été signé avec Charles VIII en 1491. À quoi Anne s’étaitelle engagée au moment de sa première union ? Elle retrouve le titre de duchesse auquel elle avait renoncé au profit de Charles. Selon les termes du contrat, elle peut recouvrer ses droits sur son duché. Cependant, elle se trouve dans l’obligation, en cas de remariage, d’épouser le nouveau roi de France. Qu’en pense celle qui est redevenue duchesse ? Et a-t-elle le loisir de donner son avis ? L’idée du consentement des époux au mariage est apparue au XIIe siècle en France. C’est l’assentiment de l’homme et de la femme qui conclut le mariage, bien plus que la bénédiction du prêtre. Bien sûr, les mariages arrangés sont légion, surtout dans la haute société. Mais à vingt et un ans, Anne est en mesure de résister à un mariage qu’elle ne souhaiterait pas. Elle a bien refusé Alain d’Albret lorsqu’elle avait onze ans. Il n’est pas si fréquent qu’une femme se remarie. Les mortes en couches sont plus fréquentes que les deux fois mariées. Ce sont généralement les veufs qui convolent à nouveau, pour remplacer leur épouse disparue. La santé d’Anne est assez

robuste pour qu’elle partage très officiellement le lit d’un deuxième homme, expérience rarissime pour une souveraine. Que lui arriverait-il si elle refusait le nouveau roi de France ? Trois hypothèses s’offriraient à elle : elle pourrait rester veuve et jouir de ses biens en gouvernant la Bretagne dont elle reprend possession. À sa mort, les querelles d’héritage reprendraient de plus belle entre le roi de France et les seigneurs bretons apparentés à la famille ducale, replaçant la Bretagne sous la menace des guerres. Mais pour défendre ses terres face aux Anglais, pourrait-elle compter sur le nouveau roi ? N’aurait-elle pas également face à elle des prétendants résolus qui l’attaqueraient parmi la noblesse bretonne ? Serait-elle soutenue par les États de Bretagne ? Toute l’entreprise de légitimation menée dans son enfance serait à refaire. Deuxième hypothèse : elle pourrait entrer dans un monastère et y finir sa vie en moniale comme l’ont fait bien des grandes dames avant et après elle. Cela signifierait abandonner le gouvernement de son duché. À qui ? Là aussi, les risques d’usurpation seraient immenses. Et puis, Anne a encore l’âge de porter des enfants. C’est justement ce risque qui pourrait également pousser le roi à la cloîtrer. Le souverain pourrait décider de se débarrasser de cette héritière en l’obligeant à entrer au couvent, ce qui lui permettrait de mettre la main sur sa dot de manière autoritaire. Plus question de négociations dans ce cas. Troisième solution, la duchesse pourrait se remarier avec un autre que Louis XII. Deux inconvénients émergeraient alors : d’une part, le nouvel époux devrait recevoir l’agrément du roi puisque l’héritier à naître recueillerait le titre de duc. De plus, il faudrait trouver un homme loyal qui ne cherche pas à déposséder Anne de son titre. Pourquoi courir un tel risque quand une solution simple se présente ? La duchesse se souvient des affres qui ont accompagné ses diverses fiançailles au gré des combinaisons politiques qui ont agité l’Europe dans le dernier quart du XVe siècle. Enfin, un autre élément entre en jeu :

lorsqu’on a été reine pendant presque sept ans, peut-on se contenter d’épouser un moins que roi ? Rester reine est plus enviable que devenir ex-reine. Il se trouve que, dès la mort de Charles, Anne a décidé d’accepter comme nouvel époux son cousin Louis d’Orléans qui a déjà tenu une place très importante dans sa vie à plusieurs reprises : il a soutenu son père dans la Guerre folle, ce dont elle lui est redevable, il a eu la sagesse de lui conseiller d’épouser Charles. En tant que prince du sang, il a tenu un rôle important à la cour de France et il a été avec Pierre de Beaujeu un des parrains du petit Charles-Orland. Si elle jouit pendant quelques mois de sa liberté retrouvée en s’installant avec faste dans son château de Nantes, elle y reçoit avec agrément le roi qui prend la peine d’y venir pour l’épouser en janvier 1499. La cour a fini par s’habituer à la Bretonne. Trois jours après la mort de Charles VIII, le principe du mariage avec Louis est accepté. Tout changement est incommode et dangereux en politique. Le pouvoir fait bon ménage avec la stabilité. Et puis Louis ne fait pas l’unanimité : il n’est héritier qu’en ligne collatérale, du fait de l’absence d’héritier direct. Épouser la reine est pour lui une manière de légitimer sa montée sur le trône. Comme si Anne lui transmettait un peu de ce pouvoir sacré qui la nimbe depuis 1491. Louis se fait sacrer avec précipitation moins d’un mois après les funérailles de son prédécesseur. Il doit rapidement faire oublier les errements de sa jeunesse : on pourrait bien lui rappeler que l’autorité du roi peut être remise en cause sur le modèle de la rébellion qu’il a menée contre Charles VIII enfant. De plus, même si aucun des enfants royaux n’a survécu, Anne a donné la preuve à de nombreuses reprises qu’elle peut mettre au monde un héritier. Ce point est essentiel pour le nouveau roi, même si, l’âge aidant, la fertilité de la reine peut décliner. L’union est donc célébrée dans la chapelle du château de Nantes, chez Anne. Pourquoi pas dans la splendide cathédrale de Nantes ? Pourquoi les deux mariages d’Anne sont-ils des cérémonies rapides, discrètes, où ne sont invités que les plus proches ?

C’est qu’à Nantes l’évêché entretient une vive rivalité avec le château et qu’Anne n’a nullement l’intention de demander la bénédiction de l’évêque. Est ainsi sollicité le fameux cardinal Georges d’Amboise, l’ami et l’agent du roi dans les situations délicates. De plus, le mariage est une affaire privée, alors que le couronnement est une affaire publique, la présentation au peuple de son nouveau souverain. Ainsi, l’apothéose survient au moment du deuxième couronnement, le 18 novembre 1504, soit cinq ans après son deuxième mariage. Une fois de plus, Anne est à Saint-Denis. Mais cette fois, au lieu de la longue tunique blanche, elle a revêtu le manteau royal pour entrer dans l’abbatiale. C’est bien la reine en majesté qui se présente à la vue de tous, comme si elle n’avait jamais cessé de l’être malgré son veuvage. André de La Vigne, secrétaire personnel d’Anne puis chroniqueur de François Ier, raconte : « Et tantôt après se leva la très heureuse dame de son siège pour aller devant ledit grand autel, et là, être une seconde fois précieusement sacrée et dignement couronnée, ainsi que celle qui par ses bonnes mœurs tant vertueuses l’avait mérité. Et lui en appartenait l’excellence et triomphe de mémoire perpétuelle, non à autre, qu’ainsi soit qu’en nulle chronique ni histoire, tant soient antiques ou modernes, ne soit trouvé le pareil cas être advenu. » En effet, cas unique dans l’histoire, Anne est couronnée deux fois reine de France, ce qui ne manque pas de frapper ses contemporains. Ce scénario était très peu probable à une époque où l’espérance de vie était faible. La duchesse est une survivante. Par ailleurs, avoir eu deux maris la met également en position délicate : ses mœurs peuvent être sujettes à caution. D’où l’allusion du chroniqueur à ses bonnes mœurs qu’il s’agit d’établir fermement. D’où aussi son rapprochement ultérieur avec les ordres mendiants, franciscains en particulier, et la discipline très stricte dont elle va s’entourer sa vie durant. Elle ne doit pas donner prise à la critique. À l’issue de la cérémonie, Anne offrira même sa couronne d’or à l’abbaye. Est-ce pour se faire pardonner d’être mariée deux fois devant

Dieu ? Lequel de ses deux époux retrouvera-t-elle après la mort, pour l’éternité ? Pour l’heure, la question est balayée. Autour d’Anne, dans l’abbatiale, figurent des Bretonnes portant la cape et la robe à la mode de Bretagne. Les Bretons n’ont plus désormais à se cacher. Ils sont bien en cour. Anne est à la fois pleinement duchesse et pleinement reine. Fait étonnant : Anne va bénéficier de plusieurs entrées à Paris et à Lyon. Normalement, l’entrée solennelle est organisée la première fois qu’un souverain se rend dans une ville de son royaume. On considère donc que son second mariage fait d’Anne une nouvelle reine. Pour sa deuxième entrée triomphale dans Paris le 20 novembre 1504, le peuple a choisi des thèmes différents de ceux développés lorsqu’elle avait quinze ans : pour cette reine de vingt-sept ans, on met en avant le symbole du cœur géant, synonyme d’amour et de fidélité à sa personne. Sont également évoqués la loyauté et l’honneur, belle preuve d’attachement de ses sujets. Il semble qu’Anne soit populaire en France tout autant qu’en Bretagne de son vivant. Louis XII n’aurait de toute façon pas pris le risque d’épouser une femme impopulaire. Pour Louis non plus, la question du mariage ne semble pas se poser : dès son accession au trône, il paraît disposé à épouser sa cousine, bien que le contrat de 1491 n’engage qu’Anne et non lui-même. Le nouveau contrat qu’il accepte de signer prouve sa bonne volonté et son désir de nouer cette alliance, car le document est beaucoup plus favorable à Anne que celui signé avec Charles VIII. La duchesse a en effet profité de son court veuvage pour ressusciter des symboles du pouvoir ducal. Elle a fait fabriquer la matrice de jetons afin de servir à la chambre des comptes de Bretagne. Sur cette rondelle métallique où s’entremêlent fleurs de lis et mouchetures d’hermines, on peut lire « Anne, par la grâce de Dieu, reine de France ». Surtout, elle a fait battre monnaie, et pas n’importe laquelle : une cadière d’or (CHT fig. VII) où elle apparait trônant en majesté, de face. Le dessin a été réalisé par un peintre qui travaille souvent pour elle,

Jean Bourdichon. Cette cadière a une forte valeur symbolique. Lors de son mariage avec Charles VIII, Anne avait dû accepter la disparition de toutes les pièces d’or bretonnes envoyées à la fonte et remplacées par des pièces à l’effigie du roi de France. En battant à nouveau monnaie, la duchesse affirme qu’elle entend négocier en position de force son nouveau contrat de mariage. Chaque signe de suzeraineté est un signal envoyé à la partie adverse. Dès la mort de Charles VIII, Anne a en effet remis de l’ordre dans ses affaires : ancienne reine sans enfants, elle n’est plus rien à la cour de France où elle n’a pas seulement des amis. D’une part, elle envoie des émissaires en Bretagne pour annoncer le rétablissement de la chancellerie et de la lieutenance-générale qui avaient été abolies par Charles VIII. Son fidèle Philippe de Montauban qui ne s’est jamais éloigné d’elle va la représenter. Anne sécurise également ses biens personnels en les envoyant par convois jusque dans son château. D’autre part, elle commence à négocier avec Louis XII car la brouille ne doit pas renaître entre Bretons et Français. Louis n’a qu’une exigence : le maintien d’une garnison à Nantes et à Fougères à titre de caution. Les troupes françaises quitteront les deux forteresses une fois le mariage célébré. Mais, dans le fond, ces garnisons font l’affaire de la duchesse. Si les relations avec la France se sont apaisées, rien ne garantit que les autres souverains aient perdu de vue l’objectif breton. On ne doit pas profiter de l’absence d’autorité dans le duché pour tenter d’envahir le pays depuis l’Angleterre ou l’Espagne. En octobre, après avoir mis au point son nouveau contrat de mariage avec le roi, Anne s’empresse de regagner Nantes car le trône ne peut être vacant. C’est aussi une manière toute personnelle de montrer qu’elle demeure l’un des personnages les plus importants d’Europe puisqu’elle règne sur un territoire convoité et possède sa propre capitale. Les pourparlers auxquels s’est livrée Anne à l’hôtel d’Étampes où l’a rejointe le nouveau roi ont abouti le 19 août 1498 à un contrat autrement

plus favorable que ne l’était celui signé avec Charles VIII. La situation a bien changé : Anne est adulte, elle a régné, elle se sent libre d’accepter ou de refuser le roi qui n’hésite pas un instant à lui rendre le titre de duchesse qui lui avait été ôté par Charles VIII. Elle exige, en plus des privilèges fiscaux déjà existants, de revoir l’ordre de succession au duché. Comme dans le premier contrat, la Bretagne revient toujours à l’époux survivant. Mais si le roi meurt après la reine, à sa propre mort, ce sont les héritiers d’Anne qui reprennent la main. En présence d’enfants royaux, la donne change : c’est le second fils qui sera duc, l’aîné étant roi. La dévolution des deux couronnes est nettement séparée. À défaut de second fils, une fille peut hériter, voire un petit-fils ou une petite-fille. Tous les cas de figure sont envisagés, la situation est claire : la séparation des deux territoires est couchée sur le parchemin. Si la reine meurt la première, son mari administrera le duché en attendant que les successeurs d’Anne soient identifiés sans contestation possible dans sa famille. Le roi, déjà couronné, accepte de signer. Il accepte également de libérer toutes les places fortes où se trouvent encore des troupes françaises. Louis veut Anne à tout prix. Sur les actes royaux concernant la Bretagne, deux sceaux apparaîtront d’ailleurs à l’avenir : celui du roi, mais aussi celui de la reine, qui participera aux décisions concernant son duché. Quel changement par rapport au précédent règne ! Profitant de ces circonstances favorables, Anne a également négocié des clauses personnelles. Elle obtient le douaire de Charlotte de Savoie, la veuve de Louis XI, c’est-à-dire les revenus de l’Aunis et de la Saintonge, ainsi que le produit des foires du Languedoc, Narbonne et surtout Beaucaire, une des plus importantes d’Europe. Les intérêts de la future reine ne sont désormais pas cantonnés à la Bretagne dont les revenus lui sont naturellement réservés, et sa fortune va s’accroître par ce second mariage. En août 1498, à la signature du contrat, restent cependant deux obstacles à lever. Anne et Louis sont cousins : le grandpère de Louis XII, Louis Ier d’Orléans, est l’arrière-grand-père

d’Anne. Une fois de plus, il faudra une dispense papale. Il faudra même plus que cela. Car avant d’épouser Anne, Louis d’Orléans devenu Louis XII doit se débarrasser d’un problème de taille : son épouse Jeanne de France, la fille de Louis XI. Anne aura la meilleure part de Louis : ni vieux barbon, ni père de famille nombreuse, ni même prince héritier en attente d’une hypothétique couronne. Il a trente-sept ans, aucun enfant et vient d’être couronné. Anne est bel et bien désirée pour elle-même, et elle n’épouse que des rois.

Répudiation de Jeanne L’union qui a fait de Louis le beau-frère de Charles VIII a jusque-là tenu, malgré les premiers projets de Louis de se fiancer avec Anne pendant la Guerre folle. Jeanne, la fille du roi Louis XI, est toujours vivante et mène une vie très pieuse à l’écart de celle de son mari. Les époux se rencontrent fort peu et ne s’apprécient guère. La descendance de Louis lui importe peu tant qu’il n’est que d’Orléans. Il est déjà fort heureux d’être premier prince du sang au moment de l’accession au trône de son cousin Charles VIII. Mais une fois devenu Louis XII, il ne peut remettre à Jeanne, son épouse devant Dieu, la responsabilité de donner un prince au pays : il sait que c’est impossible. La répudiation s’impose donc. Seulement Jeanne n’est pas femme à se laisser faire : elle est fille de roi et n’a jamais démérité. C’est une épouse fidèle et loyale. Et c’est avec le titre de reine – elle est l’épouse du roi – qu’elle envoie ses avocats assister à un procès qui promet des rebondissements. Fin juillet 1498, le pape nomme deux juges pour examiner la requête de Louis à la demande expresse de Georges d’Amboise. Louis d’Amboise, le propre frère de ce dernier, sera l’un des juges. C’est dire si le tribunal est dans la main du roi. Quatre griefs principaux sont invoqués par l’époux qui demande l’annulation d’une union vieille de vingt-deux ans. En

premier lieu, la parenté des deux époux au quatrième degré – et peu importe qu’Anne et Louis soient aussi cousins au quatrième degré. Mais les avocats de Jeanne exhument facilement la dispense obtenue par Louis XI auprès du pape à l’époque du mariage en 1476. Le deuxième grief concerne le fait que le roi Louis XI avait tenu le petit Louis lors de son baptême. Cela engendre une parenté spirituelle entre le vieux roi et son filleul donc entre le filleul et la fille du roi. Or on ne peut épouser son parent. Mais il est évident pour tous que cette parenté n’est que symbolique. Le deuxième obstacle est donc écarté lui aussi. Le troisième grief s’appuie sur le consentement des époux au mariage. Louis argue que sa position d’alors ne lui permettait pas de refuser, que son roi a usé de violence morale pour l’obliger à épouser sa fille. Orphelin, âgé de quatorze ans, il a obéi, en vassal de Louis XI. Enfin, c’est le quatrième argument qui va réellement porter : s’il ne peut répudier sa femme pour sa laideur, Louis peut faire valoir qu’elle est stérile. Il assure d’ailleurs que l’union n’a jamais été consommée. La contradiction évidente des deux arguments ne soulève pourtant aucune suspicion au sein d’un tribunal acquis aux intérêts du roi. Seule Jeanne réagit : son mariage a été consommé, clame-t-elle. Pour en être sûr et pour vérifier sa capacité à procréer, ses juges demandent un examen corporel. Quelle audace ! Jamais fille de France n’acceptera de s’y soumettre. Elle préfère perdre son procès que de se montrer nue devant des juges. Louis l’indemnisera largement et l’autorisera à finir ses jours dans un couvent. Elle sera déclarée « bienheureuse » sur sa réputation de virginité pour avoir fondé l’ordre de l’Annonciade. Juste récompense post mortem. Le mariage entre Louis et Jeanne est finalement annulé le 17 décembre 1498 au terme de cinq mois de procès. Une pièce terrible a emporté la conviction : il s’agit d’une lettre de Louis XI, le père de Jeanne, au comte de Dammartin. Le roi a écrit : « Je me suis délibéré de faire le mariage de ma petite fille Jehanne et du petit duc d’Orléans pour ce que les enfants qu’ils auront

ensemble ne leur coûteront guère à nourrir. » Le document prouve que Louis XI pariait déjà à l’époque sur la stérilité de Jeanne. En réalité, le Saint-Père a une bien meilleure raison de faire aboutir la requête de Louis XII. Alexandre VI, de son vrai nom Rodrigo Borgia, a eu plusieurs enfants, en dépit de son état ecclésiastique. Les plus célèbres sont Lucrèce Borgia, sa fille adorée, et César Borgia, condottiere flamboyant du tournant du e XVI siècle. Louis XII sait que le pape voue une véritable vénération à son fils. Il lui propose donc d’ériger en duché-pairie le Valentinois, le territoire de Valence, près des États pontificaux d’Avignon afin que César en devienne le seigneur. Louis XII lui donne en outre la main de Charlotte d’Albret, une des filles d’Alain d’Albret apparentée à la reine, et lui promet des titres en Italie s’il remporte la victoire dans ses démêlés italiens. La noce de César et Charlotte aura lieu au château de Blois, dans la résidence du roi de France. Le pape demande également au roi de financer sa garde privée. Si toutes ces opérations coûtent cher, elles sont efficaces et Louis XII est désormais libre de se remarier. Le 18 décembre 1498, César Borgia se présente en personne à Chinon devant le roi pour venir chercher son titre de duc, mais aussi pour apporter à Louis XII la dispense papale qui lui permettra d’épouser Anne. C’est une suite somptueuse de soixante-dix mulets qui arrive devant le souverain français, presque trop somptueuse pour un homme qui doit tout au roi. La recherche avec laquelle sont habillés les Italiens paraît du dernier mauvais goût à la cour de France. Mais César est le protégé de Louis XII, et Anne, heureuse de ce dénouement, offrira au jeune prince une bague ainsi qu’un magnifique cheval qui viendra s’ajouter à son troupeau de seize coursiers et qui lui sera bien utile pour suivre l’armée du roi de France en Italie à partir de l’été 1499. Allié de Louis par son fils, le pape Alexandre VI ne peut plus changer de camp. Quoiqu’il en soit, Louis XII est le premier roi de France à avoir obtenu officiellement la répudiation de sa femme en 1498. Philippe Auguste fut

excommunié pour s’y être essayé avant lui au XIIe siècle. Quant à Louis VII et Aliénor d’Aquitaine, on ne sait lequel des deux époux désirait le plus la séparation. Il est temps que prenne fin cette période dangereuse de l’interrègne. Après le sacre de Louis le 27 mai 1498 à Reims, le mariage désiré par la France entière va assoir plus solidement encore Louis XII sur son trône. Certes, désormais, Louis est reconnu par tous. Cependant, la répudiation de Jeanne peut le fragiliser. Dans le royaume, certaines voix s’élèvent contre ce procédé indigne. Un prédicateur célèbre, Olivier Maillard, prononce en chaire des sermons pour condamner l’attitude du roi. Voilà qui ne manque pas de saveur quand on sait qu’il est né sujet breton. Bref, en attendant les noces suspendues avec Anne, de nombreux événements fâcheux peuvent se produire. Roi et reine ont hâte que les choses soient arrêtées, signées, approuvées, clarifiées. Au moment de leur union, il n’existe pas de rapport de force entre les deux époux. Et c’est bien volontiers que Louis se rend à Nantes pour épouser la reine chez elle, le 8 janvier 1499, soit neuf mois exactement après la mort de Charles VIII. L’affaire de la répudiation a été rondement menée. Mieux, le délai a permis de constater qu’Anne n’était pas enceinte d’un enfant qui aurait pu prétendre au titre de roi. Le 19 janvier, par lettres patentes, le roi honorera toutes les promesses faites à la reine en reconnaissant tous les privilèges dont jouissent le parlement et les États de Bretagne. Probablement heureuse de ce mariage providentiel, la duchesse offre à l’occasion de cette cérémonie des cadeaux à toutes les églises de Bretagne dont les cloches carillonnent à tout va.

Un royaume italien Puisque Charles VIII s’est aventuré jusqu’en Italie, son successeur ne peut faire moins et Louis XII entreprend rapidement de poursuivre la politique de son prédécesseur. Il

tient particulièrement au duché de Milan de sa grand-mère Valentine Visconti qui est tombé dans l’escarcelle de la famille Sforza, alliée par mariage à Maximilien d’Autriche. Les guerres d’Italie ne sont pas près de s’arrêter puisque François Ier ira jusqu’à mettre son royaume en péril pour poursuivre cette chimère. Dès le règne de Charles VIII, Louis avait saisi l’opportunité des ambitions de Charles pour faire valoir lui aussi ses droits. Tandis que Charles convoitait Naples, Louis s’installait à Asti pour conquérir Milan. Encore duc d’Orléans, il était allé à la rencontre de son ennemi Ludovic Sforza en 1494. C’est lors de cette entrevue que Louis avait découvert un monde inconnu de lui, un monde de richesse, de luxe, d’élégance, de beauté dont il ne soupçonnait pas l’existence. Les plus belles cours où il était allé ne pouvaient rivaliser avec ce qu’il avait vu en Italie. Devenu roi, il saura se souvenir du faste déployé outre les Alpes. Et si ses conquêtes ne furent pas durables, avant même François Ier et à la suite de Charles VIII, il accorde une large place à l’art italien à la cour de France. Manuscrits, étoffes, peintures, Anne profite des découvertes émerveillées de son époux. Sans jamais être allée en Italie, celle qui était déjà devenue reine de Naples lors de son premier mariage peut se targuer de posséder des collections à l’italienne. Elle est également associée à son époux lors des cérémonies de triomphe en France, après ses victoires militaires. Louis XII devient un nouveau César1 – encore le souvenir de l’Empire romain – et Anne recueille au passage un peu de sa gloire et de ses lauriers. Pourtant, elle s’inquiète de ces campagnes militaires menées par le roi : n’oublions pas qu’elle a déjà perdu un mari, et qu’elle n’a toujours pas de fils. Certes, leurs retrouvailles sont d’autant plus douces que les deux époux ne savent jamais s’ils se reverront – la vie est précaire. En attendant, la reine se réfugie dans la prière et échange de nombreuses lettres avec le roi. Louis XII part en Italie quelques mois seulement après avoir épousé Anne en 1499. Il passe dix-huit mois à conquérir Milan.

Le 10 juillet, il est à Lyon, de nouveau camp de base du souverain français comme la ville l’avait été pour Charles VIII. La cité a pris une telle importance dans la stratégie des rois de France qu’elle a retrouvé son ancien privilège de tenir deux foires par an. Il faut bien financer la présence du couple royal dans la cité. Pour l’heure, Louis XII a obtenu l’alliance de Venise contre le duc de Milan, Ludovic Sforza. En massacrant les populations et en pillant les villes d’Annone et d’Alexandrie, l’armée française obtient la reddition de Milan et la fuite de Ludovic Sforza qui se réfugie auprès de Maximilien, en Autriche. Où l’on voit que Maximilien ne s’est jamais vraiment réconcilié avec la couronne de France… En un temps record, le duché est conquis par les capitaines du souverain qui quitte rapidement Lyon pour faire son entrée dans Milan en costume ducal le 6 octobre. C’est un triomphe pour ce monarque rusé et prudent. Veillant désormais au bon comportement de ses soldats, il décide de baisser les impôts de ses nouveaux sujets. Sa première fille, Claude, voit le jour le 13 octobre. Elle va vivre ! Tout semble aller pour le mieux. Louis veut pousser son avantage comme l’a fait Charles VIII : Naples, et peut-être la Sicile. Le nouvel époux de la reine peut-il faire moins que le précédent ? Son honneur et sa félicité conjugale en dépendent. Au printemps 1501, les troupes françaises passent les Alpes en masse. En juillet, Anne peut de nouveau arborer le titre de reine de Naples. Même Maximilien tente alors un habile rapprochement avec le roi de France. Mais, sur le terrain, les convoitises se multiplient parmi les grands seigneurs français. En voulant arrondir leur domaine, ils risquent à tout moment de faire chanceler les alliances militaires mises patiemment en place par un roi de France qui n’est pas mauvais diplomate. Venise, qui est à la fois riche et puissante, ne tolérera aucun trouble dans ses activités commerciales. La République peut changer de camp à tout moment. Louis XII commence à comprendre que cette conquête va demander des années d’efforts continuels et une forte présence française sur place. À chaque expédition vers

l’Italie, il faudra passer les Alpes, et trouver subsides et alliés. En 1502, il se rend à Gênes. En 1507, il doit y retourner car la ville s’est révoltée contre son autorité. Deux ans après, il participe aux opérations contre Venise aux côtés du pape et remporte une éclatante victoire à Agnadel où il paie de sa personne, rappelant à ses contemporains son courage sur le champ de bataille de Saint-Aubin-du-Cormier vingt et un ans plus tôt. Comme Anne est fière de l’époux qu’elle s’est choisi ! Mais Louis XII est blessé à la jambe et son âge – il a presque quarante-sept ans – lui ordonne de grands repos entre les campagnes militaires qui se succèdent. En 1511, le roi se bat contre le pape Jules II qui s’est retourné contre lui. 1512 est à nouveau une année riche en campagnes militaires. Mais s’aventurer loin de sa capitale est de plus en plus risqué pour Louis XII. D’autre ennemis sont à l’affût et peuvent attaquer son territoire en son absence. Tel est alors le cas du roi d’Angleterre. Il réussit un débarquement en Guyenne et parvient même à prendre temporairement le contrôle du port de Brest à l’extrémité de la Bretagne. Anne s’inquiète fort de son duché et n’attend pas le retour de son époux pour envoyer ses ordres : Hervé de Portzmoguer, amiral de Bretagne, et Prégent de Bidoux, général des galères du roi, sont dépêchés sur place pour diriger la flotte qui doit chasser les Anglais. S’il s’agit d’un succès, Louis XII a dû entretemps abandonner Milan, attaqué sur tous les fronts. 1513 signe une défaite cuisante à Ritolla pour les Français tandis que les Anglais débarquent à Calais cette fois. Menacée au nord, la France a besoin de son roi. C’est dans son célèbre livre intitulé Le Prince que Machiavel donne son avis sur l’échec final de Louis XII en Italie. L’auteur italien a eu tout le loisir d’observer le roi de France lors de ses séjours au château de Blois en 1500 et en 1510. La versatilité des alliances, la propension des villes italiennes à passer sous le joug de l’un ou l’autre prince, souvent sans combattre, le rôle considérable joué par le pape à la fois souverain temporel et souverain spirituel, expliquent, selon lui, que le roi de France a

fini par renoncer même si son successeur François Ier s’est essayé, à nouveau, à conquérir une partie de l’Italie. Machiavel dénonce également le peu de foi des mercenaires suisses, allemands ou espagnols qui servent leurs intérêts propres avant de servir leur commandement. Livrer les villes au pillage pour payer les mercenaires n’est pas le meilleur moyen d’engager les Italiens à une obéissance durable envers la France. Surtout, la taille du royaume de France rend son contrôle difficile en l’absence physique du roi : de la frontière de l’Artois au sud de l’Italie, le roi de France doit pouvoir s’appuyer sur des lieutenants sûrs et efficaces. Il ne peut être partout à la fois. C’est pourquoi Anne va jouer un rôle grandissant à mesure que les possessions du roi s’élargissent. Elle devient le pivot, le socle de sa politique française, la régente en l’absence du souverain. Anne demeure souvent à Lyon, au couvent des Jacobins. Plusieurs milliers de personnes et de chevaux accompagnent sa cour en voyage. Entre les châteaux de la Loire et la capitale des Gaules, les souverains dorment chez quelque grand personnage chez qui ils sont invités. C’est à Lyon qu’Anne attend le retour des expéditions d’Italie pour la victoire desquelles elle prie avec ferveur, comme toute bonne épouse chrétienne. Car la reine considère comme son devoir de soutenir ces expéditions. Elle n’a jamais manifesté d’impatience lorsque chacun de ses deux époux s’est éloigné d’elle pour aller vers le sud. Souvenons-nous que c’est pourtant lors d’une campagne de Charles VIII qu’elle a perdu son premier-né, Charles-Orland, mort loin d’elle sans qu’elle ait pu le revoir une dernière fois. Mais les guerres d’Italie font partie de son histoire. C’est ainsi. Heureuse des succès de Louis XII, elle participe à son enthousiasme en commandant un ouvrage célébrant l’expédition de Gênes de 1507, illustré par des miniatures de Jean Bourdichon, peintre de grand talent. Et pour mieux assurer son soutien à son époux, elle demande au peintre de représenter son chiffre, le A potencé, sur le vêtement du roi. Dans cette quête guerrière, le couple royal ne néglige en effet aucun élément : si Louis XII se rend en Italie et y séjourne

souvent, Anne épaule Louis en continuant à encourager les écrivains et les poètes qui avaient déjà chanté les campagnes de Charles VIII. Comment faire comprendre au bon peuple de France que son roi s’en aille guerroyer au loin au lieu de s’occuper de ses sujets ? La propagande mise en œuvre légitime les expéditions, mais aussi les levées d’impôts qui les financent. Des Lettres royales imprimées sur papier – quelle nouveauté ! – sont placardées dans les villes sur ordre de la reine. Elles sont parfois illustrées de gravures qui permettent de mieux se figurer les événements – victoire militaire, traité, ennemi de la France – et sont plus évocatrices pour qui ne sait pas lire. Anne met au service de son nouvel époux les poètes qui constituaient sa première cour sous Charles VIII : André de La Vigne, son secrétaire, et Faustus Andrelin. Elle leur adjoint de nouvelles plumes comme Jean Marot, le père du futur Clément Marot dont la renommée a traversé les siècles. Il décrit en vers les voyages de Gênes et de Venise. En 1499, à l’occasion de l’entrée solennelle d’Anne, une médaille exceptionnelle est également frappée à Lyon. Le texte est explicite : « La communauté de Lyon se réjouissant du second règne de la bonne reine Anne. J’ai été frappée. 1499 ». Les consuls de Lyon chargent Nicolas Leclerc et Jean de Saint-Priest, « maîtres tailleurs d’images », de faire d’après les dessins de Jean Perréal un modèle. On reconnaît le grand front bombé de la duchesse et son nez assez pointu. D’un diamètre de plus de treize centimètres, la médaille est coulée en or par les joailliers Jean et Colin Lepère, afin d’être offerte à la reine dans une coupe de cristal de roche. Et pour mieux amplifier l’importance de l’objet, des copies sont réalisées en argent, en bronze et en bronze doré. Certaines ont été conservées incrustées dans des portes d’armoires en bois. Sur l’avers se trouve le portrait du roi, de profil. Sur le revers, celui d’Anne également de profil. Devant elle, des fleurs de lys symbolisent le royaume ; derrière elle, des hermines rappellent son duché. Est-ce le signe que son avenir est en France et son passé en Bretagne ? Ou que, par son

corps, elle fait rempart contre la France pour protéger la Bretagne ? Toujours est-il que même à Lyon, on n’oublie pas ses origines. Les consuls savent que pour flatter la reine, il faut lui rappeler ses titres personnels. Perréal se démène pendant plus de deux mois avec une équipe de vingt-cinq personnes pour que l’entrée de 1499 soit un triomphe, ce qui n’empêchera pas les membres du Consulat de la ville de le payer avec retard. Louis XII n’a pas réussi à garder ses conquêtes mais la mode italienne a gagné la cour et la France. Le roi a également rapporté d’Italie des coutumes qui rappellent furieusement l’époque antique. Il a découvert les arcs de triomphe sous lesquels les empereurs romains célébraient leurs victoires militaires. L’entrée à Lyon de 1507 ressemblera à un triomphe impérial. À travers les médailles du couple souverain rappelant celles des dynasties d’empereurs, Anne n’est pas loin de s’imaginer en impératrice puisqu’elle est réellement associée au pouvoir. Par sa présence et sa longévité, la reine personnifie de plus en plus la bonté, la sagesse et la stabilité du pouvoir royal.

Régente On l’aura compris, le second mariage d’Anne tranche avec le premier. On a le sentiment que les époux se considèrent davantage sur un pied d’égalité. Les documents du temps les montrent aimants, attentifs l’un envers l’autre. Sans doute y a-t-il là une part de vérité, même s’il s’agit de documents officiels auxquels il ne faudrait pas totalement se laisser prendre. La concorde du couple royal illustre avant tout la volonté de paix dans le royaume car toutes les querelles intestines doivent disparaître. Les époux vivant en harmonie sont un modèle pour leur peuple et pour leur pays. L’entente entre France et Bretagne est à ce prix. Louis XII y gagne un surnom, celui de « père du peuple ». On le présente bienveillant, magnanime, sage dans ses décisions. Il garantit la paix intérieure du royaume, il entreprend

de réformer la justice et, surtout, il baisse d’un quart la taille, cet impôt payé par tous ceux qui travaillent afin de financer les guerres. Il renonce enfin à faire lever l’impôt de joyeux avènement, taxe extraordinaire versée à chaque changement de souverain. Quant à l’image de la reine, elle change du tout au tout par rapport au règne de Charles VIII. Ce n’est plus une jouvencelle. Désormais, on loue son sens de la diplomatie, sa manière de rendre la justice, de proportionner les impôts à la richesse de ses sujets. On la voit tranquille, pieuse, aimante. Son nom n’est plus associé à la guerre comme au temps de son enfance mais à la paix qui règne entre Français et Bretons depuis son premier mariage. Envolés les soupçons de complot. Et si Anne ne choisit pas Paris comme résidence principale, c’est plus par goût qu’à cause d’une quelconque défiance à son égard. Anne n’aura guère passé de temps au Louvre. Son royaume à elle, c’est le Val de Loire. Charles VIII lui avait imposé Amboise et Plessislès-Tours, elle s’installe désormais le plus souvent à Blois. Les travaux du palais d’Amboise demeureront inachevés après la mort de Charles VIII. Surtout, les fréquents voyages de Louis XII en Italie permettent à Anne de recueillir le seul pouvoir auquel les reines de France peuvent prétendre : elle devient régente en l’absence du roi. Si elle est secondée par un gouverneur à Lyon pour faciliter sa charge, son mari lui fait pleinement confiance en ce qui concerne les affaires d’État. Il sait quel genre d’éducation elle a reçue puisqu’il a été le témoin privilégié de ses jeunes années. En 1501, Anne a vingt-quatre ans, elle a donné naissance à plusieurs enfants, c’est une femme faite. Louis a confiance en elle. Ne l’appelle-t-il pas publiquement sa « chère Brette » ? Respectueux de l’héritage breton de son épouse, il ne craint pas qu’elle agisse contre lui. Et puis, Louis n’a pas été élevé en héritier des charges du pouvoir. La probabilité qu’il devînt roi étant très faible, il n’a pas reçu les codes de la fonction royale. Devenu orphelin de père à l’âge de trois ans, il a été élevé assez

médiocrement par sa mère, Marie de Clèves. Anne, en revanche, préparée aux tâches politiques dès son plus jeune âge, y est plus savante que son mari. Elle intervient jusque dans les affaires politiques de l’Europe en soutenant quelques unions matrimoniales qui serviront le royaume. En 1502, elle parvient à marier une de ses cousines, Anne de Foix-Candale, orpheline depuis l’âge de sept ans, au roi de Bohême et de Hongrie, Vladislas IV. Alliance gagnante pour la France puisque la cousine de la reine donnera naissance à une princesse de Hongrie quelques mois plus tard. Anne de Foix a une sœur, Germaine de Foix, qui deviendra pour sa part l’épouse de Ferdinand, roi d’Aragon, devenu veuf. Coup double pour la reine qui place ses cousines. En 1506, la reine de France obtiendra même du pape une dispense lui permettant de célébrer un mariage n’importe où sans bans préalables. En plaçant auprès de grands seigneurs de jeunes Bretonnes sur lesquelles elle veille, elle institue une politique matrimoniale qui va peu à peu favoriser les intérêts de son époux. C’est toutefois en l’année 1501 qu’un événement montre à tous la grande maîtrise qu’elle possède des codes du pouvoir. Dans leur château de Blois, les souverains de France doivent recevoir deux hôtes d’exception2. Venus des Pays-Bas, Philippe Le Beau et sa femme, Jeanne la Folle, se rendent en Espagne. Le frère de Jeanne est mort et celle-ci va recueillir son héritage auprès de ses parents, Isabelle et Ferdinand, ceux qu’on appelle les « rois catholiques ». La couronne qu’elle pourrait porter un jour ferait de Jeanne une des reines les plus puissantes d’Europe, au-delà du pouvoir que peut espérer exercer son propre époux. Leur fils – le futur Charles Quint – recueillera ainsi plusieurs couronnes par ses héritages paternel et maternel. Pour Anne, Charles Quint serait un fiancé idéal pour sa fille, Claude, âgée de deux ans. C’est donc une visite cruciale qui doit se dérouler au château de Blois. Par ailleurs, Anne a du sang navarrais dans les veines du côté de sa mère. Elle a emporté avec elle l’oranger que sa grand-mère Éléonore de Navarre lui a fait envoyer

lorsqu’elle était enfant et qui subsista jusqu’au début du XXe siècle, soigneusement conservé à l’orangerie du château de Versailles. Anne affiche une sympathie non dissimulée à l’égard des Espagnols. À Nantes se trouve une importante communauté de marchands venus d’outre-Pyrénées parmi lesquels les Dicastillo. Cette famille fournit à la reine son premier aumônier, Nicolas, son premier écuyer, Jean, sa demoiselle d’atour, Aliénor, et un homme à tout faire, Louis. Anne confie même des missions particulières à son maître d’hôtel, Lope Dicastillo : il portait des courriers à Charles VIII quand le roi était en Italie. Pendant les grossesses d’Anne, ce sont deux Espagnols, Gabriel Miro et son fils, qui veillent sur sa santé. Les Espagnols pèsent donc lourd dans l’entourage de la reine. À la veille de cette rencontre au sommet, toutes les cours européennes sont en alerte : quel sera le résultat de l’entrevue entre Louis XII et Jeanne la Folle ? Pour suivre un protocole digne du rang des invités, les membres de la cour se plongent dans la description des visites princières racontées dans les Grandes Chroniques. Mais le détail étant insuffisant, on fait surtout appel à la mémoire des vieux courtisans qui ont recueilli le témoignage de leurs prédécesseurs. Le modèle est la rencontre qui eut lieu en 1378 entre le roi Charles V et l’empereur Charles IV. Lors de leur traversée du royaume, les deux souverains étrangers sont fêtés à chacune de leurs étapes, ordre en a été donné par Louis XII. À leur arrivée dans la ville de Saint-Quentin, ils ont le plaisir de rencontrer la comtesse de Vendôme, une des dames d’atour d’Anne expressément dépêchée par la reine auprès de Jeanne. Philippe et Jeanne arrivent le 7 décembre à Blois où ils vont rester une semaine. Leur suite comporte plus de douze cents chevaux et cent chariots de bagages. On peine à loger tous les membres du cortège dans les villes-étapes. Pour contrebalancer la richesse de leurs hôtes, le roi et la reine ont fait venir au château de Blois quantité d’objets précieux détenus dans plusieurs autres demeures. Les tapis recouvrent les sols de

pierre, les tentures de drap d’or réchauffent les murs des appartements de celle qui doit devenir reine de Castille. Le service de vaisselle en vermeil offert à Anne par les habitants de la ville de Nantes en janvier 1498 et qui fait l’admiration de tous est disposé sur un dressoir pour l’occasion. Des linges neufs ont été commandés. Quatre cents archers de la garde portant la casaque brodée du porc épic, l’emblème de Louis XII, forment une haie d’honneur au début de l’entrevue. Le roi de France vêtu de velours noir s’assied sous un dais pour recevoir ses visiteurs. Un valet éclaire à la torche le chemin qui va les mener jusqu’à Louis XII. Mais si le roi laisse Philippe venir jusqu’à lui – il n’est qu’archiduc – il s’avance au-devant de Jeanne qui est son égale. Le protocole est réglé au millimètre. Après avoir rencontré le roi, Jeanne de Castille est menée vers les appartements d’Anne. La presse est grande malgré l’heure tardive. Pour impressionner la souveraine, Anne a revêtu une robe de drap d’or. Ses femmes resplendissent en velours cramoisi. Quatre princesses se tiennent à ses côtés : la duchesse d’Alençon, la comtesse d’Angoulême, Louise de Savoie – la mère du futur François Ier –, Mademoiselle de Foix et la comtesse de Dunois. Une fois Jeanne partie dans ses appartements pour se reposer, l’entrevue peut avoir lieu entre Philippe le Beau et Anne. La reine entre de plain-pied dans les tractations diplomatiques. Elle souhaite ardemment marier sa fille âgée de deux ans au petit Charles. Pendant plusieurs jours, hommes et femmes assistent aux traditionnels tournois dont est friande la noblesse européenne. Anne ne se fait pas prier pour applaudir les champions, elle qui connaît d’expérience l’art de la guerre appris dans son enfance. Un incident a cependant lieu le 14 décembre. Au moment de la messe, Anne offre sa bourse à son invitée pour faire l’aumône. Jeanne refuse avec hauteur et paie sur ses deniers personnels. Anne décide alors de sortir seule de l’édifice sans donner le bras à Jeanne. Mal lui en prend car, en prenant tout son temps, Jeanne oblige Anne à l’attendre devant l’édifice. Ces subtilités

d’ego se retrouvent dans l’abondance des cadeaux distribués : Anne offre à Jeanne des chevaux et des bijoux, probablement pris sur sa propre cassette. Au soir du 7 décembre, Anne fait offrir à Jeanne la cérémonie des « confitures » : à une époque où le sucre de canne est importé à grands frais et en petites quantités, on prépare spécialement pour l’héritière de Castille un mélange de fruits et d’épices cuits dans du sucre et servi dans sa chambre comme une gourmandise rare. Le souper n’est d’ailleurs composé que de ce mets d’exception. Le roi a cédé ses appartements à Jeanne et les a fait meubler avec opulence : la bassinoire pour réchauffer le lit et la selle elle-même sont d’argent doré. Au moment du départ, Jeanne a un geste délicat : elle offre une bague d’une valeur de deux mille écus à la petite Claude. Quant au roi, il fait mener sur la Loire un chargement de vins qui arrivera au château où a lieu l’étape suivante afin de régaler encore ses visiteurs. Le rôle joué par Anne dans ce cérémonial prouve qu’elle a d’évidence acquis une stature internationale. Elle obtient ce qu’elle recherchait : la confirmation des fiançailles de Claude avec le futur Charles Quint. Cependant, lors de la présentation à Jeanne, Claude s’est mise à hurler. Beaucoup ont interprété les pleurs de l’enfant comme un mauvais présage.

Dans l’intimité des époux royaux C’est une évidence, l’entente charnelle est immédiate entre Louis et Anne. Le maréchal de Gié, conseiller de Louis XII, se plaint de devoir se rendre le matin dans la chambre de la reine pour pouvoir parler au roi. Comme avec son premier époux, Anne développe avec Louis une véritable intimité qui dépasse les liens purement protocolaires auxquels leur fonction les astreint. Fait assez rare pour être signalé : on ne connaît ni maîtresse, ni bâtards à Louis XII devenu roi. Il est vrai que Louis a bien profité de sa jeunesse et est âgé de trente-sept ans au moment du

mariage avec Anne. Sa principale préoccupation est maintenant d’avoir un héritier. Mais il est vrai aussi que les époux royaux ont plaisir à passer du temps ensemble. Quand Louis est atteint d’une grave indisposition au début des années 1500, Anne ne cache pas son désarroi malgré l’étiquette qui l’oblige à dissimuler ses sentiments. Le roi commence en effet à souffrir d’une indisposition qui ne lui laissera pas de répit, une forme de tuberculose intestinale. Par ailleurs, il a probablement contracté la malaria lors des quelques mois passés dans sa principauté d’Asti au moment de la campagne de Charles VIII en Italie. Il voit des médecins ainsi que des divinateurs et Anne ne ménage pas sa peine pour faire advenir un miracle. Cependant, le maréchal de Gié va mettre à l’épreuve cette bonne entente. Le maréchal fait partie de la vieille garde, celle qui conserve une méfiance instinctive contre le camp breton – quoiqu’il soit lui-même d’ascendance bretonne. Il redoute qu’à la mort du roi Anne ne quitte la cour pour son duché, ce qui ne serait pas un problème… sauf à emmener avec elle la petite Claude, fille de France. Dès 1501, il met au point un plan pour arrêter et emprisonner la mère et la fille si elles venaient à s’échapper par la route ou par voie fluviale. C’est en 1504 que le cardinal d’Amboise – satisfait de se débarrasser d’un rival – révèle le projet de ce qui ressemble fort à un rapt, doublé d’un crime de lèse-majesté. Le maréchal, qui a toujours parié pour le roi contre la reine, est traduit devant une cour de justice où Anne n’est pas malheureuse de le laisser s’enferrer, jusqu’à son exil de la cour. De cet épisode relaté par Brantôme, l’histoire retiendra qu’Anne fut une femme sans pitié. Au-delà de la trahison, le maréchal avait aux yeux d’Anne un défaut considérable : il ne soutenait pas l’union de Claude avec Charles Quint, projet qui va animer les dernières années de la vie de la reine. Quand la maladie du roi lui laisse du répit, Anne et Louis mènent une vie itinérante qui les conduit d’un château à l’autre dans la vallée de la Loire. Toute la cour se déplace alors avec eux. Il faut imaginer un long convoi composé des membres de la

suite royale – serviteurs, piqueurs, valets conduisant les meutes de chiens et oiseleurs portant les oiseaux de chasse –, mais aussi de tous les effets des uns et des autres. Le roi et la reine possèdent de nombreux châteaux où ils se rendent régulièrement. C’est Blois qui a leur préférence et devient, de fait, la capitale symbolique du royaume grâce à la présence fréquente de la reine. Le château où le roi a vu le jour et où a vécu sa grand-mère Valentine Visconti est entièrement rénové au cours de cette période. Entre 1498 et 1501, le palais est notablement agrandi. Dans le pavillon d’angle, Louis fait aménager pour sa reine un oratoire. Anne aime s’y réfugier dans une relative intimité pour s’y reposer, s’y recueillir ou y recevoir quelques invités privilégiés. Aux fortes chaleurs, ce logis garde la fraîcheur. Le premier règne d’Anne fut à Amboise, le second sera à Blois. Chose curieuse : aucune des demeures royales ne reste totalement meublée en permanence. Il faudrait pour cela multiplier les objets et les posséder en un très grand nombre d’exemplaires. Ce n’est pas possible à une époque où la production est beaucoup plus faible et beaucoup plus lente que de nos jours. Les objets sont chose rare et si le roi et la reine en possèdent beaucoup, ils n’en ont pas suffisamment pour pouvoir les laisser à demeure. Le risque de cambriolage est également très grand. Les objets les plus précieux sont donc mis sous clé chez de riches marchands pour être disponibles assez rapidement quand le couple royal arrive dans la région. C’est ainsi que le financier Jacques de Beaune conserve à Tours les livres d’Anne et sa vaisselle d’or entre ses deux mariages, à un moment où elle ignore ce que sera son avenir et où elle doit sécuriser ses biens propres qui n’appartiennent pas à la couronne. Quant à l’orfèvrerie religieuse d’Anne – la reine tient à avoir son propre matériel pour faire célébrer la messe dans sa chapelle –, elle trouve refuge dans la maison d’un proche, Raymond de Dezest, bailli d’Amboise, qui a suivi les travaux du

château dans les années précédentes. Cette orfèvrerie rejoint Amboise, Blois ou Lyon selon les nécessités. Une autre partie des affaires des princes est mobile, celle qui les précède au cours de leurs déplacements et est indispensable à l’aménagement des demeures royales. L’inventaire de la reine Anne comporte de nombreuses pièces textiles, des tapisseries aux couvertures en passant par les chemises de nuit et les oreillers. En effet, on ne laisse dans chaque château que le mobilier qui ne peut être déplacé, tel que lits à baldaquins, coffres, bancs, fauteuils, tables. Le château reste la plupart du temps dépouillé. Mais une semaine avant que le roi ou la reine y vienne, on achemine tous les éléments nécessaires au confort de la personne royale : le logis doit être « tendu » à l’arrivée de la cour3. Les murs sont recouverts d’épaisses tapisseries de laine suspendues qui coupent le froid et donnent une atmosphère douillette et confortable aux pièces à vivre. Les lits sont habillés de tentures plus petites afin d’en faire des havres clos pour la nuit. Des coussins et des couvertures sont disposés sur les bancs, au côté des cheminées garnies de bois, sur les fauteuils de cuir afin de rendre l’assise plus moelleuse. Il faut généralement une semaine de travail pour rendre le château habitable. C’est le rôle dévolu aux tapissiers de la reine qui doivent non seulement disposer ces éléments de confort mais également les « détendre » au départ de la souveraine et les conserver soigneusement rangés dans des coffres entre deux usages. Pour l’aménagement des appartements de la reine proprement dits, on déplace généralement quatorze grandes tapisseries, deux tapis, six pièces d’apparat de lit de drap d’or, deux coussins de velours, un ciel de lit de taffetas et ses rideaux assortis. Le tout est entreposé dans des coffres à la garde de trois coffretiers-malletiers : Antoine Boutet, Jean de Dol et Baudichon Duhamel. Ces pièces textiles sont extrêmement précieuses. Il faut plusieurs années pour confectionner une grande tapisserie de haute lisse qui ornera le mur d’un château. Certaines contiennent

de la soie, des fils d’or et d’argent, beaucoup viennent des Flandres ou d’Italie où cet art atteint son apogée. Très peu de ces tapisseries sont parvenues jusqu’à nous. L’or et l’argent ont été récupérés depuis bien longtemps. Quant au reste, il a été réutilisé jusqu’à usure complète : une fois démodées, les tapisseries sont découpées pour confectionner des sièges, des coussins, des couvertures de cheval. Pas question d’en jeter le moindre morceau. Les tapissiers sont donc des personnages d’importance dans l’entourage d’Anne. La reine accorde toute sa confiance à Jean Lefèvre, un officier breton qui travaillait déjà pour son père à la cour de Nantes. Demeurant le plus souvent au château d’Amboise, il se transporte avec plusieurs chariots dès qu’il reçoit un messager de la reine afin d’aménager les appartements. En plus du suivi logistique des déplacements, il assure également la bonne gestion des collections. En janvier 1498, il avait reçu la mission délicate de transporter de grandes tapisseries vers le château de Nantes qu’Anne souhaitait garder prêt à l’usage même si elle n’y séjournait guère. Elle ne savait pas encore qu’elle allait y revenir rapidement, à la mort de son premier mari au mois d’avril. De manière générale, c’est à Nantes qu’Anne conserve la majeure partie de ses collections personnelles, en tout cas ce qui lui vient de ses parents par héritage ainsi que les cadeaux de Charles VIII. Preuve que, même devenue reine, elle continue à considérer Nantes comme sa maison de famille. En janvier 1500, alors qu’Anne est remariée, Jean Lefèvre doit convoyer de lourdes tapisseries confisquées à Milan, nouveau fief du roi, vers la Bretagne. Être tapissier fait voyager ! En plus de ces objets nécessaires à l’aménagement des châteaux, de quoi l’inventaire d’Anne est-il constitué ? Certainement de moins d’objets que nous n’en voyons passer dans une vie aujourd’hui. Chacun est unique, longuement façonné à la main. Ils ne se jettent pas, ils s’utilisent jusqu’à l’usure, ils se transmettent, ils s’offrent, en signe de reconnaissance ou

d’amitié. Et si l’on peut casser le verre – rare – et la faïence, le reste demeure. Il est réparé, donné, manipulé par plusieurs générations successives. Les plus belles pièces sont ornées du chiffre ou de la devise de la reine. Pour ranger ces objets, il faut posséder des coffres et des boîtes de toutes tailles. La plupart sont en bois, certains en ivoire ou en métal. Que contiennent-ils ? Des objets de couture tout d’abord : du fil, de la toile de lin, des rubans. La parure était donc en partie réalisée auprès de la reine, peut-être par elle-même. Anne savait broder comme toutes les femmes de son temps. Les petits objets précieux font également partie de son inventaire, comme ils font aussi partie de celui du roi : des bourses de soie, des sacs de velours, des ceintures, des perles, des serviettes ouvrées, des diamants et des turquoises. Pour orner son logis, la reine possède des tableaux de bois, d’or et d’albâtre. Et pour la vie quotidienne, des écuelles d’étain, des chandeliers d’argent, des cuillers d’argent doré, ainsi que des draps de grosse toile de Hollande, un balai et des tabliers. Est-ce pour son propre usage ou pour celui de ses femmes ? Quelles tâches Anne accomplissait-elle dans son logis ? La vie de cour n’est pas encore ce théâtre perpétuel inventé par Louis XIV où le souverain domine le reste de l’humanité par un rituel extrêmement codifié. Il subsiste sans doute quelques espaces d’intimité et de simplicité, même pour le couple souverain. Des femmes de confiance veillent sur ces objets. Il serait si facile d’en subtiliser un. Ainsi, Jeanne Maurray, femme de chambre de la reine, reçoit la clé de trois coffres se trouvant au château de Blois. La nourrice d’Anne, la fameuse dame Eon de son enfance, gère également une partie de ces trésors. Enfin, dans chaque château, un concierge à demeure surveille les allées et venues pour éviter les cambriolages entre l’arrivée des effets et celle des propriétaires. À Amboise, le concierge s’appelle Louis Challon. Les objets qui ont appartenu à Anne seront en partie dispersés au gré des cadeaux dont elle gratifie certaines

personnes de son entourage. Recevoir un cadeau de la reine est un honneur insigne, mais la reine ne fait fabriquer des présents spécifiques que pour ses égaux : les souverains qu’elle reçoit ou qu’elle rencontre lors de cérémonies exceptionnelles. Aux femmes des capitaines et soldats qui ont bien servi le roi Louis XII, elle offre ses propres babioles dont elle s’est peut-être lassée mais qui n’en constituent pas moins des trésors, d’autant plus qu’elles ont fait partie de son intimité. Anne compense ainsi le caractère du roi qui n’est guère libéral. On sait à la cour qu’il n’y a de cadeaux à espérer que de la reine et non du roi, ce qui la rend sans doute encore plus attachante.

La bibliothèque de la reine Parmi les objets qui appartiennent à Anne, certains lui confèrent une stature hors du commun, celle des puissants de ce monde. Quels sont les attributs du pouvoir ? Quels éléments différencient les souverains du reste de la population à une époque où il y a peu d’objets à consommer et à montrer ? À cet égard, la bibliothèque de la reine est un élément fondamental de son personnage : elle montre sa richesse, mais aussi son savoir si exceptionnel à cette époque. Posséder des livres est une grande rareté et la bibliothèque d’Anne devenue reine est l’une des plus fournies de son temps avec 1 140 volumes. S’y agglomèrent des ouvrages hérités de son père, des livres de son premier époux, des volumes saisis comme des trésors lors de la conquête de Naples par son second époux, des cadeaux précieux offerts à la souveraine par de grands personnages ainsi que des livres commandés par elle-même. Anne est l’une des principales mécènes de son époque puisque tous les ouvrages écrits à la main sont ornés de miniatures, réalisées le plus souvent par des peintres laïcs. En effet, la fortune que lui a laissée son premier époux Charles lui permet de faire appel aux

meilleurs artistes de son temps, parmi lesquels Jean Perréal et Jean Bourdichon que nous avons déjà croisés. Parmi ses quelques centaines de volumes, Anne tient particulièrement au livre d’heures qu’elle a fait fabriquer afin de disposer d’un support illustré pour enseigner le catéchisme à son fils aîné, Charles-Orland. C’est un manuscrit qui comporte plus d’images que de texte, trente-quatre au total. On imagine la mère attentive, montrant les illustrations à l’enfant tout en lui expliquant les scènes de l’histoire sainte. Le volume conservé aujourd’hui à la bibliothèque Morgan-Pierpont de New York est fascinant à plus d’un titre : non seulement il a été peint par l’un des meilleurs peintres exerçant à Tours près des résidences royales du Val de Loire, Jean Poyer, mais il comporte de plus deux images singulières. La dernière représente le dauphin, Charles-Orland, vers l’âge de douze ans. Il ressemble à un ange avec ses longs cheveux blonds et sa tunique blanche. C’est ainsi probablement qu’Anne l’imaginait à cet âge qu’il n’a jamais atteint, puisqu’il est mort à trois ans. L’enfant pose debout, devant un trône vide, comme par prémonition. À peu près au milieu du livre se trouve une autre figure d’importance : celle d’Anne elle-même. Observons-la, telle qu’elle s’est fait représenter dans un livre pieux. Elle a choisi la position de la confession, preuve s’il était nécessaire que c’est bien elle qui a commandé le livre. Personne n’aurait osé offrir à la reine un livre dans lequel elle s’humilie, agenouillée face à un homme de Dieu. Cette posture ne peut être qu’un choix personnel illustrant sa grande piété. Les trois autres livres d’heures qui l’aident dans ses prières sont les préférés d’Anne. Tous trois sont en latin. Elle n’a donc jamais oublié l’usage de cette langue qu’elle était capable de lire au quotidien. Les Très Petites Heures d’Anne de Bretagne sont de plus petit format que le précédent. Les femmes seules pouvaient commander des livres de petite taille. Un homme privilégiait le plus souvent un grand format lorsqu’il passait commande. Ce petit volume daté de 1498 et écrit sur parchemin

tient dans la main. On pouvait l’emporter en voyage et se divertir en regardant ses vingt-huit peintures réalisées par un artiste parisien, Jean d’Ypres. Il comporte des extraits des Évangiles, des prières et invocations à la Vierge et à Marie-Madeleine. Il contient surtout un calendrier à une époque qui compte peu de repères pour les jours et les heures. Posséder un calendrier, fûtil liturgique, est un privilège rare, lié à la maîtrise de la lecture. Pour les gens du peuple, les prêtres font office de calendrier puisqu’ils leur indiquent les rituels à suivre tout au long de l’année. Le deuxième des livres notables de la reine s’appelle les Petites Heures d’Anne de Bretagne et date de 1503. On y voit plusieurs portraits de sainte Anne, sa patronne. Le prénom de la duchesse lui a été donné pour la placer sous la protection de la sainte mère du Christ vénérée dans toute la Bretagne. N’oublions pas que, née en hiver, sa vie n’a longtemps tenu qu’à un fil. L’hermine, symbole ducal, est également très représentée dans le livre. Le volume serait un cadeau de l’archevêque de Rouen qui, connaissant les goûts de la souveraine, avait ainsi l’assurance d’être bien en cour. Seul un homme d’église pouvait offrir un tel présent. Mais l’ouvrage pieux le plus célèbre de la bibliothèque de la reine s’intitule les Très Grandes Heures d’Anne de Bretagne. Plus grand que ses autres livres de prière, il a assurément appartenu à la duchesse alors qu’il reste une incertitude sur le précédent. Les Très Grandes Heures ont en effet été commandées par la duchesse en personne au peintre Jean Bourdichon qui l’a terminé en 1508 après cinq années de travail sur les enluminures. Six mille écus d’or, voilà le prix considérable payé par la reine pour ce livre exceptionnel. Toutes les marges du texte sont ornées d’une frise comportant des plantes, des insectes et de petits animaux sur un fond doré : les libellules y voisinent avec les sauterelles, les chenilles et même les mouches et les perce-oreilles. La dévotion n’empêche pas la fantaisie ! Anne fait également traduire une bible en français avant même

que Luther n’encourage la traduction des ouvrages religieux au grand dam de la papauté. La reine ne connaîtra toutefois pas le protestantisme puisqu’elle meurt trois ans avant les premières prédications publiques de Martin Luther. Malgré sa grande dévotion, Anne n’a cependant pas que des livres de religion. Elle possède aussi des ouvrages de distraction venus d’horizons divers. Certains auteurs contemporains offrent à la reine leur œuvre à titre de cadeau et, dans l’espoir d’une grande publicité, inscrivent une dédicace au frontispice du livre. Pierre Choque, héraut d’armes d’origine bretonne tourne ainsi son compliment : « Très chrétienne, très haute, très puissante, très excellente princesse, ma très redoutée et souveraine dame. » La frontière est ténue entre le compliment et la flatterie. On compte au total vingt-cinq ouvrages soit assortis d’une dédicace rédigée, soit ornés d’un portrait de la reine. Le nombre de livres qui lui sont dédiés augmente sous son second règne, ce qui reflète probablement l’accroîssement de son pouvoir et de son importance dans le royaume aux côtés de Louis XII. Quoiqu’il en soit, en acceptant ces hommages publics – et bientôt imprimés – qui impressionnent le lecteur bourgeois, Anne affermit son rôle de mécène. L’écrivain Maximien, en quête d’argent, lui dédie sa Vie de sainte Anne. La reine favorise le succès de certains auteurs et, de manière générale, la publication de livres et leur diffusion de plus en plus abondante dans le royaume. On peut y voir le reflet de son éducation soignée. En plus de patronner le développement culturel en France, elle peut aussi orienter des auteurs vers des sujets à son goût. En effet, Anne passe commande d’ouvrages qui en disent long sur son sens de l’État. En 1504, elle commande à Pierre Le Baud une histoire de son duché intitulée Livre des Chroniques des rois, ducs et princes de Bretagne armoricaine. Il est toujours question pour la duchesse d’un passé d’indépendance qui doit servir de modèle pour l’avenir de la Bretagne. Plus encore, dans cet ouvrage, Pierre Le Baud justifie

l’accession des femmes au trône du duché. Il est bien évident qu’il ne s’agit nullement d’une coïncidence. La même année, Anne demande au prédicateur officiel de la cour, Antoine Dufour, qui deviendra également son confesseur ainsi que celui du roi, d’écrire une Vie des femmes célèbres, inspirée de la Vie des hommes illustres de Plutarque. Tout un programme ! Aurait-elle besoin de faire valoir la place des femmes à la tête de l’État et dans les actions brillantes qu’elles ont pu mener ? La gloire de ces quatre-vingt-onze femmes, de la Vierge Marie à Jeanne d’Arc en passant par Ève, pourrait bien rejaillir sur elle. Elle pousse le projet jusqu’à demander une rédaction en français, garantissant ainsi un plus large accueil au livre. En effet, rares sont les femmes – et même les hommes parmi les laïcs – qui savent lire le latin. Il semblerait d’ailleurs qu’Anne procédait à des lectures à voix haute auprès des dames de sa suite afin de les encourager à se cultiver. On imagine les conversations soulevées par tel exploit ou telle attitude d’une femme célèbre. Les suivantes, les dames d’honneur, tout ce petit monde vivant en vase clos devait être passionné par les débats nés de ces lectures. Grâce à Anne, une certaine littérature à la louange des femmes se renforce à la cour, ce qui n’aurait pas été possible sous le règne d’une souveraine effacée ou analphabète. Anne fait également traduire l’ouvrage de l’Italien Boccace Des cleres & nobles femmes – De claris mulieribus dont la dédicace est évocatrice : « La lecture de ce présent volume pourra exciter et éveiller le noble courage de plusieurs dames à faire et accomplir plusieurs faits. » Les livres de la reine sont donc à la fois un plaisir personnel, un objet luxueux, un vecteur de prestige et un outil d’enseignement. À l’occasion de son second mariage, Jean Lodé traduit et fait copier pour la reine les discours de Plutarque sur les noces de Pollion et d’Eurydice. On juge convenable de lui offrir ce texte sur les préceptes liés au mariage. Extrait : « Il faut que le mari et la femme obtiennent l’un de l’autre ce qu’ils désirent par douces paroles et persuasion, sans débat ni querelle. » La paix

conjugale, tel est le mariage idéal. Comme on peut supposer que l’auteur ne se serait pas hasardé à offrir à la reine un cadeau qui lui déplairait, Anne doit donc partager le goût pour les auteurs latins de l’Antiquité très répandu parmi ses contemporains. Autre ouvrage notable : lors du départ de Louis XII en Italie, Jean d’Auton et Publio Faustus Andrelinus offrent à la reine de fausses lettres échangées entre elle et son époux, afin de la divertir et de lui faire oublier ses inquiétudes. Enfin, dans la bibliothèque de la reine, on trouve aussi des volumes de propagande royale. C’est au terme d’une véritable cérémonie que Claude de Seyssel, un des conseillers favoris du roi, remet à Anne un exemplaire des Louanges du roi Louis XII de ce nom en 1508. La diffusion du texte a pour but de faire accepter la politique menée par Louis XII sur la scène internationale. En défendant les options diplomatiques choisies par le monarque, le livre se transforme en un plaidoyer. En trônant entre les mains de la reine, il montre à tous qu’Anne apporte un total soutien à la politique de son époux, laissant ainsi dans l’ombre les divergences de vue qui les opposent à ce moment précis sur le mariage de leur fille Claude. Ce mariage sera le dernier grand souci de la vie de la reine. Mais cette question ne saurait remplir à elle seule le second règne d’Anne qui fut, somme toute, beaucoup plus satisfaisant pour elle que le premier.

Toujours duchesse Enfin reconnue comme reine à part entière, débarrassée de sa vieille ennemie Anne de Beaujeu qui n’a pas d’influence sur son nouvel époux, Anne ne néglige pas pour autant son duché. Au contraire, confirmée dans son rôle de reine, elle ne craint plus d’affirmer son attachement à sa terre. Il est bien loin le temps où on l’accusait de comploter. Chacun a pu constater qu’elle sert le

royaume avec loyauté depuis de nombreuses années. Dès son veuvage, la reine a convoqué de nouveau les États de Bretagne en septembre 1498. Elle entretient une clientèle au sein du duché en nommant elle-même des Bretons titulaires des principaux offices. Tout Breton peut espérer, par ses origines, obtenir d’elle une oreille attentive. Son deuxième règne sera donc celui d’un rapprochement avec la Bretagne, comme en témoigne l’épisode de La Cordelière bien connu par le texte qu’Anne commande à son héraut, Pierre Choque, missionné à bord pour en rédiger l’histoire. Ce navire est le plus important de la flotte bretonne. Il a été construit en 1494 sous la responsabilité de Louis de Rohan, amiral de Bretagne sous le règne de Charles VIII. Arrêté une première fois faute de fonds, le chantier redémarre en 1496 grâce à une contribution imposée par le roi à cinquante-trois villes et bourgades de Bretagne. Charles VIII a besoin d’une flotte pour guerroyer en Italie. La Bretagne est un atout considérable dans le dispositif du roi : non seulement on y construit des navires mais on y trouve aussi des capitaines hors pair. Qui mieux que les Bretons, gens de mer, peuvent lui fournir un beau navire ? Construite en bois près de Morlaix, cette caraque est armée de deux cents canons et peut transporter jusqu’à mille hommes d’équipage. C’est considérable. Finalement, Charles ne profitera pas de cette somptueuse nef qui ne prend la mer qu’en 1501, quatre ans après sa mort accidentelle. Anne l’a baptisée la Cordelière, en référence à saint François d’Assise. Elle envoie d’abord son navire amiral soutenir la flotte pontificale en Méditerranée contre les Turcs, jusque dans les îles grecques. À cette époque, Louis XII, qui combat sur terre, est attaqué par voie de mer. Mais, après 1504, Anne donne l’ordre à la Cordelière de repartir stationner dans la Manche, à Morlaix. Elle nomme Hervé de Portzmoguer capitaine du navire. Ce corsaire dont le manoir a été incendié par les Anglais quelques années plus tôt rêve d’en découdre avec les Britanniques. Le 10 août 1512, alors qu’une fête se déroule sur

le bateau ancré près de Brest, les Anglais s’apprêtent à attaquer. Anne donne l’ordre à Portzmoguer de déclencher la bataille. Le capitaine valeureux et revanchard ne prend pas la peine de faire débarquer les invités et les emmène au combat avec leurs épouses. La Cordelière se retrouve seule face aux Anglais de l’amiral Howard qui commande le Régent. Le duel entre les deux navires est resté légendaire. Les deux vaisseaux en bois sont rapidement la proie des flammes et la Cordelière coule avec ses occupants. La légende affirme que le capitaine aurait dit à ses invités avant l’attaque : « Nous allons fêter saint Laurent qui périt par le feu ! » Cet épisode révèle combien Anne reste préoccupée par les événements qui se déroulent en Bretagne. Son excellent réseau d’informateurs lui transmet les moindres événements y compris à la pointe la plus occidentale du duché, une terre qui demeure l’objet de la convoitise des Anglais. La Bretagne reste donc un territoire à la fois prospère et menacé sous les règnes de Charles VIII puis de Louis XII. L’accord avec la France n’a pas écarté tous les dangers. Anne se comporte d’ailleurs en tout point comme si elle devait continuer à défendre ses terres. Elle ne peut oublier qu’en 1487, alors qu’elle n’avait que dix ans, la chambre de son père a été éventrée par un boulet de couleuvrine français. Dès le surlendemain de la mort de Charles VIII, le lundi 9 avril 1498, on se souvient qu’elle s’est empressée de rétablir le titre de chancelier de Bretagne qui avait été supprimé par le roi. Sur le plan religieux, puisqu’elle était en bons termes avec le souverain pontifical, elle a obtenu de lui un décret motu proprio – c’est-àdire à la seule initiative du pape, sans requête préalable de la reine – aux termes duquel seuls des Bretons peuvent obtenir des bénéfices ecclésiastiques en Bretagne et être nommés évêques ou abbés. On se souvient également qu’elle a exigé du nouveau roi Louis XII qui lui est très favorable le retrait des troupes françaises encore présentes dans les places fortes de Bretagne, à l’exception de Nantes et de Fougères. Elle n’oublie pas qu’elle a été chassée de son château de Nantes juste avant son premier

mariage. Elle continue à considérer cette demeure comme le siège officiel du pouvoir ducal, même si elle n’y réside que très rarement. La distance entre Nantes et Paris est d’environ cent vingt-cinq lieues, soit presque quatre cents kilomètres, c’est-àdire vingt journées de marche ou une semaine à cheval. Cette longue distance qui était un avantage pour le duc François II devient une difficulté pour Anne devenue reine quand elle souhaite prendre des nouvelles de son duché ou se rendre dans son château. Pour ses rares voyages vers la Bretagne, elle choisit une embarcation sur la Loire et arrive à Nantes par la porte du château qui donne sur le fleuve. Anne veille à l’entretien des douves qui protègent sa forteresse sur tous ses flancs : le château restera longtemps une île entourée d’eau. La duchesse-reine fait d’abord réparer ce qui a été détruit lors du dernier siège de 1487 par les Français : les parties hautes ont été décapitées par les boulets de canon. Ce qu’elle ne pouvait faire lorsqu’elle était assiégée dans Rennes puis lors de son mariage avec Charles VIII, elle peut l’entreprendre ouvertement une fois mariée à Louis. Elle rachète des maisons voisines du château pour les détruire et faire élargir les douves. La paix apparaissant de plus en plus durable avec la France, la forteresse perd tout de même une partie de ses attributs militaires. Anne renonce à faire construire le bastion prévu côté Loire : les pierres en attente laissées nues à l’extrémité du Grand Logis le sont toujours cinq cents ans après. En revanche, Anne profite de la bonne entente qui règne avec Louis pour ornementer son château à la mode italienne, à l’égal de ses demeures royales de Blois ou d’Amboise : elle fait surélever le dernier niveau endommagé, créer des lucarnes portant ses armes et aménager sur la cour des loggias richement ornées comme elle l’a fait aussi à Loches, dans le style Renaissance. Quand elle est présente à Nantes, la reine installe ses appartements dans la plus haute tour, celle de la couronne d’or surmontée d’une magnifique flèche ouvragée, dorée et surtout visible de très loin. Le pouvoir ducal se montre sans complexes !

De son balcon, Anne a une large vue dégagée sur l’estuaire de la Loire. Sa position est symboliquement la plus haute et elle descend le grand escalier pour gagner la salle du conseil où elle convoque ses administrateurs. De la cour du château, elle voit également les tours de la cathédrale toute proche où reposent les dépouilles de ses parents. Plus prosaïquement, ses appartements situés au sommet du bâtiment lui garantissent une certaine intimité, certes toujours très relative étant donné les obligations qui lui incombent et les visiteurs incessants qui la sollicitent. Côté pratique, elle fait agrandir les cuisines du rez-dechaussée et les fait doter d’aménagements remarquables pour l’époque. Les rois de France s’en inspireront pour leurs autres châteaux4.

Surtout, le château de Nantes devient un gigantesque écrin pour les trésors de la reine. De nombreux cadeaux lui ont été offerts sous ses deux règnes, compensant la perte des objets

qu’elle avait dû vendre pour financer son armée avant son mariage. Désormais, ses coffres sont pleins. Mais si Louis XII meurt, elle sait qu’elle ne sera plus reine. Elle se retrouverait alors dans les mêmes conditions que lors de son précédent veuvage et redeviendrait simple duchesse. Or son mari est plus âgé qu’elle et elle n’a toujours pas de fils. Sa maison personnelle sera donc à Nantes et sa fortune doit s’y trouver précieusement serrée dans des chambres et des coffres forts : pièces d’or et d’argent, vaisselle et objets précieux, tapisseries se trouvent dans la salle de l’Épargne confiée à un capitaine des gardes. Avantage subsidiaire : sa fille Claude y serait chez elle tant qu’elle n’aurait pas trouvé d’époux. Elle aurait son propre logis, correspondant à son titre de duchesse. Anne se prémunit toujours face à un avenir incertain. Soucieuse de la postérité du duché, elle ouvre également les archives du château à l’historien Jean Lemaire de Belges, afin qu’il puisse rédiger son Illustration de Gaule et singularité de Troie qui fait remonter l’histoire de la Gaule à celle de la Bretagne. La duchesse ne néglige aucun élément, ni matériel ni moral. Et qu’en pensent donc ses sujets ? C’est avec grand plaisir que les Nantais voient revenir leur duchesse plus souvent : la disparition de la cour ducale avait été un choc assez rude pour le commerce local. Certains marchands et artisans de produits de luxe avaient dû chercher fortune ailleurs après le départ des ducs. L’entrée de la reine douairière dans sa capitale le 3 octobre 1498 entre ses deux mariages a été le théâtre d’une liesse hors du commun. Arrivée ce jour-là par la porte du pont de Sauve-tout, elle s’est avancée à pied, contrairement à ses habitudes. Son équipage était revêtu de velours noir et de satin blanc – les deux couleurs du deuil mais aussi les deux couleurs du duché, celles de l’hermine. Ses sujets ont pu s’incliner devant elle qui marchait sous un imposant dais soutenu par sa garde personnelle. Dès son retour, Anne a renoncé à six mois d’impôts pour garantir sa popularité, mais aussi pour faciliter l’investissement. Nantes reste une ville de marchands et Anne a

décidé de favoriser plus que jamais le commerce afin que ses sujets vivent dans l’abondance. Nantes est située sur une frontière maritime, bien loin des préoccupations territoriales de Paris. Depuis le port de Nantes, la duchesse encourage les marchands à se mêler au commerce atlantique en achetant des épices aux Portugais qui reviennent des Indes orientales. Bientôt, les bateaux nantais partiront en droite ligne vers les Amériques. Elle prépare ainsi un terrain économique favorable pour celui ou celle qui sera duc après elle.

Voyages De 1499 à 1514, Anne mène une double vie de reine et de duchesse avec toutes les obligations liées à ses deux titres. Comme Blois est devenu la résidence principale des monarques, des travaux de rénovation sont entrepris – on l’a vu – à partir de 1498 pour transformer le donjon féodal en palais à l’italienne dénué de fortifications. L’aile Louis XII, de style mi-gothique miRenaissance, constituée de brique rouge et de pierre blanche et surmontée d’un toit d’ardoises, est construite entre 1498 et 1503. L’entrée est coiffée de la statue équestre du roi taillée dans la pierre. Chaque hiver, Anne et Louis s’installent dans l’aile nord du château qui sera ensuite totalement remaniée sous François Ier. Leur présence anime l’activité de la ville qui compte environ 18 000 habitants. Les familles locales trouvent un emploi au palais. Les commerces de luxe abondent, des brodeurs aux orfèvres en passant par les parcheminiers5. La ville de Lyon garde la place très importante qu’elle a acquise lors des premières campagnes menées par Charles VIII dans la péninsule italienne. Les guerres d’Italie ont en effet décentré pour un temps la capitale des rois qui pensent repousser leurs frontières vers le sud-est de l’Europe. La situation de la capitale des Gaules lui vaut des séjours répétés du roi, de la reine et de leur cour. C’est souvent dans cette ville

qu’ont lieu les plus beaux triomphes qui émaillent le règne d’un Louis XII généralement victorieux. Les entrées de la reine dans Lyon sont restées d’autant plus fameuses qu’elle a passé du temps dans cette cité. La mise en scène de 1499, qui n’a rien à envier à celle de 1498, donne la mesure de la majesté royale attachée à cette jeune femme de vingt-trois ans dont le rayonnement s’est encore accru du fait de son deuxième mariage. Pour répondre à l’enthousiasme de ses sujets et soigner la popularité de son époux, la reine offre des mascarades de danses françaises, allemandes, espagnoles, lombardes et poitevines. Chaque danseur avance masqué et vêtu du costume de son pays payé sur la cassette de la reine. Ce n’est pas seulement un splendide spectacle qui fait le délice des yeux, c’est aussi un résumé de toutes les alliances militaires de la France. Les décors ont donné un peu de mal : l’arrivée a été retardée de quelques jours pour des raisons météorologiques et on a dû détendre et retendre les toiles peintes prévues sur les édifices de la ville. Et puisqu’elle demeure dans la ville en attendant son époux, Anne en profite pour faire preuve de bon gouvernement. Lyon est alors l’une des capitales économiques de l’Europe, la plaque tournante du commerce entre l’Italie – et ses lointains fournisseurs orientaux – et la France, relais vers l’Europe du Nord. Il est donc de l’intérêt de la couronne de favoriser les activités marchandes des Lyonnais. Des sujets prospères sont plus enclins à payer des impôts abondants. Une partie des subsides publics servent, en théorie, à construire des ponts sur le Rhône et à entretenir les routes. Anne exige que ces fonds retrouvent en pratique leur destination. Trop d’intermédiaires ont mis la main sur cette manne dont dépendent des investissements productifs. À croire qu’Anne a compris que l’argent n’est qu’un outil qui doit permettre d’équiper au mieux son royaume pour lui apporter la richesse. Contrairement à une grande partie de la noblesse de son temps et malgré ses dispendieuses dépenses de prestige exigées par l’étiquette, elle ne se comporte pas en

prédateur économique, elle comprend la notion d’investissement. Les transports fluviaux doivent être facilités, les levées de terre entretenues. Il en va de même pour la Loire qui mène tout droit à son duché et y apporte les marchandises venues d’Italie par Lyon. La présence royale à Lyon améliore aussi nettement le transport du courrier : la poste y fait des progrès fulgurants au début du XVIe siècle. Trois destinations sont privilégiées : Venise, Rome, et Nantes bien sûr. Artistes, soldats, banquiers et marchands de toute sorte affluent dans la ville. Anne s’assure que la maison de banque et de négoce Bonvisi commercialise les draps de lin bretons outre les Alpes. Elle n’hésite pas à se rendre en personne par les rues de la ville pour en vérifier l’ordonnancement pour la cérémonie célébrant le retour de Louis XII d’Italie. Mais la première entrée du roi et de la reine en tant que couple royal n’a lieu dans aucune de ces villes ni même dans la capitale du royaume : c’est à Tours qu’Anne et Louis sont fêtés ensemble pour la première fois le 26 novembre 1500. Ce choix révèle encore et toujours l’importance du Val de Loire dans la géographie monarchique d’alors. Le fleuve est l’épine dorsale du royaume, d’autant plus que l’épouse du roi a fait basculer une partie de l’intérêt de la France vers son estuaire. La Loire et ses résidences royales équilibrent le territoire français, Bretagne incluse. Tours aurait dû recevoir le couple royal dès le printemps, mais il a fallu attendre le premier retour du roi victorieux de Milan à l’automne. Les saynètes, les tableaux vivants ont alors été modifiés pour célébrer ce haut fait d’armes. Une médaille est frappée pour être offerte aux membres de la cour. Le grand sculpteur Michel Colombe, familier de la duchesse, en dessine les détails. Il est de tradition que les bourgeois des villes offrent des cadeaux somptueux aux souverains afin de conserver les avantages, franchises et droits de commerce qui leur ont été octroyés. C’est ainsi que la ville de Tours fait un cadeau hors du commun à la reine : elle lui remet un centre de table en argent doré représentant un navire finement ciselé reposant sur une

coque en cornaline. Ce bateau magnifique plaît tant à la reine qu’elle le fait modifier en reliquaire de sainte Ursule. L’orfèvre blésois chargé de ce travail, Henry Duzen, y ajoute de petites figurines émaillées de femmes, la plus belle étant sainte Ursule – en réalité la reine Anne vêtue d’une jupe bleue et d’une cape d’hermine. Ce reliquaire peut aujourd’hui être admiré à Reims, dans le trésor du sacre des rois auquel il a été offert par le roi Henri III, arrière-petit-fils d’Anne. Puis la reine multiplie les voyages avec ou sans son époux au gré des campagnes militaires en Italie. En 1508, Anne fait son entrée à Rouen où on lui offre une fourrure d’hermine pour une valeur de vingt et un marcs d’or. Cadeau symbolique s’il en est, même les sujets normands de la souveraine savent qu’il est opportun de lui rappeler qu’elle est toujours duchesse en son pays. Il n’est plus question pour personne de reprocher ses origines à la Bretonne. Estimée de son mari, aimée de son peuple, admirée à l’étranger, chaque année qui passe l’assoit un peu plus fermement sur le trône de France. Consensuelle de son vivant, son personnage ne fera naître la polémique que bien longtemps après sa mort.

Les angles morts de la vie d’Anne Placée au centre du dispositif politique européen, on aurait pu croire qu’Anne serait très au fait de son époque et des grands événements qui l’agitent : découverte des caractères mobiles pour imprimer les livres chez Gutenberg à Mayence en 1452, prise de Constantinople par les Turcs et leur sultan en 1453, et surtout, en l’année 1492, chute de Grenade aux mains des rois catholiques d’Espagne et découverte de terres lointaines qui, après avoir été prises pour les Indes, sont finalement baptisées Amérique. En ce qui concerne les livres, l’entrée des incunables – les premiers volumes imprimés – dans le royaume de France se

produit de manière très lente puisqu’à peine plus de cinq mille livres sont imprimés en France en trente ans, entre 1470 et 1500. La nouveauté ne concerne qu’une petite part des sujets du roi, ceux qui savent lire. Si bien que les entrepreneurs ne se bousculent pas pour développer cette invention. Il faut acheter des presses – investissement considérable – former des ouvriers typographes sachant eux-mêmes lire, enfin composer des livres susceptibles d’être achetés. Les premiers essais ont lieu à l’université de la Sorbonne où des maîtres allemands ont importé la méthode. Si Anne possède quelques livres imprimés, elle ne semble guère avoir été séduite par la méthode puisqu’elle reste très fidèle aux manuscrits de son enfance. La plupart sont écrits à la main et ornés d’enluminures. Sa bibliothèque n’est pas aussi moderne qu’on aurait pu l’espérer eu égard à son rôle éminent de mécène des arts. Ne voit-elle pas la portée de cette découverte ? La considère-t-elle comme un feu de paille ? Il est vrai qu’il faudra plusieurs siècles pour que les livres imprimés deviennent courants à mesure que l’alphabétisation s’étend. En ce qui concerne Constantinople, dont la prise a précédé la Reconquista catholique en Espagne contre les musulmans, il semble que Charles VIII ait véritablement rêvé de s’y illustrer par une nouvelle croisade. Cependant, incapable de lever une armée pour aller si loin et ne trouvant pas d’allié, il s’est finalement contenté de réclamer sa part d’héritage à Naples et s’est arrêté, on l’a vu, en Italie. Nous sommes à la fin du Moyen Âge. L’époque des croisades est en réalité révolue et la France ne peut plus intervenir aux frontières de l’Asie. Terminé le dangereux pèlerinage à Jérusalem qui se solda par tant d’échecs militaires. Anne n’a jamais envisagé d’accomplir ce périple trop aventureux. Elle n’a même pas mis les pieds en Italie. À titre de pèlerinage, elle se contente de visiter les grands sanctuaires de son royaume et de son duché pour faire ses dévotions. Louis XII, à son tour, s’intéresse plus à l’Italie qu’à la Terre sainte. Et la reine, plus soucieuse de faire naître un fils que de libérer la Terre

sainte, a besoin du roi auprès d’elle et non à l’autre bout de la Méditerranée. Pour ce qui est des Amériques, il est surprenant que la reine qui fait grand cas de Nantes soit restée à l’écart de la découverte du Nouveau Monde, cédant la première place à Isabelle la Catholique. Autre figure féminine majeure de cette fin du Moyen Âge, la reine Isabelle de Castille a su projeter son royaume dans l’avenir en confortant son autorité religieuse chez elle et en conquérant l’Amérique. Anne a quinze ans lorsque Christophe Colomb entreprend son premier voyage. Lorsqu’elle meurt en 1514, le nouveau continent a été baptisé : on lui a donné le nom d’un aventurier italien, Amerigo Vespucci. Ce sera donc l’Amérique. Que connaît-elle de ces grandes expéditions qui vont bouleverser le monde ? Jusqu’à Louis XII, les rois de France restent à l’écart de ces aventures qu’ils jugent coûteuses et hasardeuses. Surtout, ils sont obnubilés par la question italienne et n’envisagent pas un instant de profiter du littoral breton pour prendre leur part des nouvelles découvertes. Il faudra attendre François Ier pour que l’expédition du Malouin Jacques Cartier parte en direction du Canada et se révèle plus périlleuse que fructueuse. Le Nouveau Monde reste donc la chasse gardée de l’Espagne et du Portugal. Ni la route des Amériques ni celle des Indes ne seront sillonnées par les navires du roi à la Renaissance. En revanche, bien des marins et marchands bretons s’intéresseront ensuite à ces chemins par lesquels on fait fortune. Il est d’autres éléments difficiles à mesurer dans la vie de la reine de France. Sa piété ne fait pas de doute à une époque où la grande majorité des Européens sont croyants. Dans ces circonstances, que dut-elle penser des guerres que son second époux a menées contre le pape ? Dans le souci de s’allier certains princes italiens, Louis XII s’est parfois opposé au SaintPère par réalisme politique. Sincèrement croyante, Anne n’est cependant pas dévote. La raison d’État lui est familière depuis son plus jeune âge. Elle sait que l’on ne gouverne pas avec le

cœur mais avec la raison en s’appuyant sur des armes, des finances et des mercenaires. Elle soutient officiellement son époux sur la scène politique européenne. Sans doute, en son for intérieur, la colère de Dieu peut lui faire craindre un châtiment. Quand Louis XII dirige ses hommes contre ceux de Jules II, Anne redouble de prières. Quand le roi de France rassemble sur ses terres italiennes un concile dont le rôle est de déposer le souverain pontife qui rétorque en convoquant un contre-concile à Rome, Anne peut-elle chasser de son esprit l’idée que la mort de ses enfants est une punition venue du Ciel ? Elle sait bien que son époux a rêvé de faire élire pape à la place de Jules II le cardinal Georges d’Amboise qui les a mariés tous deux au château de Nantes et qui a couronné Anne à Saint-Denis en 1504. Louis XII aurait alors eu un pape à sa dévotion. Ce plan a échoué mais le roi ne s’est pas réconcilié avec Jules II. Si elle soutient hautement son mari devant les hommes, qu’en est-il réellement lorsqu’Anne prie dans son oratoire privé de Loches ? Peut-elle approuver la politique du roi de France ? En 1511, par la volonté du souverain pontife, la France perd le duché de Milan et, surtout, elle est frappée d’interdit : aucun sacrement ne peut plus, en théorie, être prodigué à l’intérieur du royaume, situation insoutenable pour les sujets du roi. La France, fille aînée de l’Église, ne pouvant accepter une telle punition, c’est Anne qui va servir d’intermédiaire entre le roi de France et le Saint-Père pour normaliser des relations devenues exécrables au fil du temps. La querelle s’achève avec l’avènement d’un nouveau pape, Léon X, en 1513. Anne lui envoie deux ambassadeurs, Louis de Forbin et Claude de Seyssel, évêque de Marseille. Ils doivent convaincre le Saint-Père de la bonne volonté du roi. La médiation opérée par la reine permet à chacun de ne pas perdre la face. Anne, bonne catholique, s’acquitte avec bonheur et soulagement de cette mission qui réconcilie ses convictions avec les intérêts de son mari. Il est d’ailleurs notable qu’elle demeure totalement hermétique aux critiques de plus en plus violentes qui se font jour contre l’Église et annoncent la réforme protestante. Pourtant,

ces critiques constitueraient des armes politiques et pourraient justifier la lutte de Louis contre le pape. Non, Anne reste fidèle à la foi de son enfance. Ce n’est pas le cas de sa deuxième fille, Renée, qui deviendra protestante par conviction. Mais il est vrai qu’Anne n’a pas eu le temps d’élever cette enfant qui n’avait pas quatre ans au moment de la mort de sa mère. En tout point, Anne est la dernière princesse du Moyen Âge et non une femme de la Renaissance. Née à la fin de la période médiévale, elle a été formée dans cet univers mental où l’obéissance à la religion est la première des vertus. Elle a commencé à régner en 1488, alors que l’influence de l’Italie et des humanistes ne s’était pas encore fait sentir en France. Techniquement, son armée bretonne n’est dotée que d’une artillerie très médiocre. Les Bretons se battent surtout à l’arme blanche. La cour intérieure du château de Nantes ne comporte que quelques ornements de la Renaissance précoce. Pour le reste, ses murs hauts et épais font irrémédiablement penser à une forteresse médiévale. Les enluminures de ses livres sont certes magnifiques mais elles sont l’aboutissement de l’art du Moyen Âge et non les prémisses de celui de la Renaissance. Sans doute cette femme attachée aux traditions est-elle allée au bout des changements qu’elle pouvait imaginer : se marier deux fois avec un roi de France, soutenir les meilleurs artistes de son temps, faire entrer l’élégance italienne à la cour, voilà qui était déjà beaucoup. Qu’on songe simplement à la mise de la reine, à ses robes et à ses coiffes qui n’ont guère varié en vingt-deux ans, et on aura une petite idée de ce qu’Anne devait penser des nouveautés.

CHAPITRE 6

La dot de la reine Claude

À qui reviendra la Bretagne ? Anne s’est inquiétée toute sa vie durant du sort réservé à sa province. Quand elle mourra, la Bretagne sera immédiatement le duché de quelqu’un d’autre. « Le mort saisit le vif », dit-on en langage de succession. C’est particulièrement vrai pour les seigneuries. Une terre ne reste jamais sans seigneur. La déshérence serait fatale à l’idée même de seigneurie car les sujets ne doivent jamais se sentir libérés d’une puissante autorité qui les maintient dans l’obéissance. Au moment de son mariage avec Louis XII, le contrat est signé rondement entre les deux époux : Louis est dans d’excellentes dispositions vis-à-vis de cette femme pour laquelle il a sacrifié Jeanne de France. Le contrat est signé le 7 janvier 1499, le jour-même de l’arrivée du roi au château de Nantes, soit la veille de la célébration nuptiale. Le texte est limpide : le duché doit revenir au deuxième des enfants du couple, garçon de préférence. À défaut d’enfant, c’est le cousin germain d’Anne, Jean de Chalon, prince d’Orange, qui doit hériter à la mort du roi, le souverain demeurant usufruitier du duché sa vie durant. Pour maintenir l’indépendance du duché, il faut donc deux fils : l’aîné pour la France, le second pour la Bretagne. La naissance de Claude puis de Renée onze ans plus

tard vont bientôt plonger le contrat de Nantes dans l’oubli, pour le plus grand bénéfice du royaume de France.

Toujours grosse ! Donner vie à un héritier, telle est la mission à laquelle Anne a failli toute sa vie. Des quatorze enfants qui lui sont nés de ses deux mariages, seules deux filles ont survécu : Claude, la fille aînée de Louis née à Romorantin neuf mois après le mariage de ses parents, et Renée, leur fille puînée née au château de Blois. Il est probable qu’Anne a connu plus de quatorze grossesses. Celles-ci ne sont pas forcément notées par les médecins dont le savoir est très empirique. À l’époque, l’arrêt des règles n’est pas tenu pour un signe certain de grossesse. On attend les mouvements de l’enfant dans le ventre pour déclarer que la reine est enceinte1. Les fausses-couches et certains enfants mort-nés ne sont pas restés dans l’histoire. Ainsi, à l’été 1493, alors qu’elle est enceinte, Anne perd l’embryon à la suite d’une partie de chasse. Elle tombe à nouveau enceinte et fait une faussecouche en janvier 1494. Finalement, le petit Charles, son deuxième fils, voit le jour en 1496, et meurt trois semaines après avoir vu le jour. Chaque naissance suscite tous les espoirs, suivis plus ou moins rapidement de la disparition de l’enfant. On imagine la peine qu’Anne éprouve à chaque fois. Encore en 1512, la reine accouche d’un fils mort-né. Elle-même disparaîtra deux ans plus tard, probablement amoindrie par ces grossesses. Entre 1512 et 1514, chacun peut noter l’état d’épuisement dans lequel elle se trouve malgré sa volonté hors du commun. La résignation finit-elle par l’emporter ? Quoiqu’il arrive, elle sait que la loi salique qui régit le royaume permettra toujours de donner un roi à la France. Si elle n’a pas de fils, le plus proche parent mâle de Louis XII y suppléera. Finalement, plus Anne vieillit, moins elle a l’espoir de faire naître un fils viable, plus elle prend conscience que la Bretagne reviendra à l’une de ses deux

filles survivantes. Elle se retrouve donc exactement dans la même situation que le duc François II vingt-six ans auparavant. Car son ultime souci demeure sa terre natale et la promesse faite à son père. Anne donne à l’aînée le prénom de Claude puisque c’est à l’issue d’un pèlerinage à Saint-Claude dans le Jura que la reine apprend qu’elle est enceinte. Saint Claude est réputé avoir ressuscité un enfant. Elle souhaitait ardemment donner un fils à son deuxième époux. Sa fille portera donc le nom du saint, qui aurait bien pu convenir à un garçon. Anne effectue un deuxième pèlerinage à Saint-Claude pour remercier celui-ci dans l’été qui suit la naissance de sa fille. Même si ce n’est pas un fils, pour ne pas encourir les foudres du Ciel, il faut accepter ce qu’il vous offre. Sa fille est toute sa descendance. Anne veille à lui donner une gouvernante, Mme de Tournon, veuve depuis peu et qui va s’attacher à l’enfant. Et quand la petite Claude tombe gravement malade en 1507, pour la guérir, Anne la place sous la protection de François de Paule qui vient de mourir au couvent de Plessislès-Tours. La reine œuvrera même à la canonisation du saint homme, preuve de sa sincérité religieuse. Quelle éducation donne-t-elle à ses filles dont la probabilité qu’elles deviennent duchesse de Bretagne s’accroît à mesure que le temps passe ? Curieusement, ni Claude ni Renée sa cadette née en 1510 n’ont reçu la même éducation soignée que leur mère. Peut-être Anne espérait-elle envers et contre tout donner naissance à un fils qui aurait, lui, bénéficié d’une éducation d’exception. Les deux sœurs sont élevées séparément étant donné leur différence d’âge. Pour avoir une idée de ce que furent leurs jeunes années, il faut se plonger dans un ouvrage écrit par Anne de Beaujeu pour sa propre fille, Suzanne, et intitulé Les Enseignements d’Anne de France, duchesse de Bourbonnais et d’Auvergne, à sa fille Suzanne de Bourbon. On découvre qu’il n’y est question ni de politique, ni de mathématiques, ni même de latin. Voici le principal conseil de la princesse à sa fille : « En toute chose, on doit tenir le moyen »,

c’est-à-dire l’entre-deux. Privilégier la négociation, voire la soumission. S’en tenir à l’humilité, la chasteté, la pureté de conscience et la simplicité. Claude n’aura jamais l’envergure de sa mère, ni celle d’Anne de Beaujeu qui fut une redoutable adversaire politique du duché de Bretagne. Les filles font pâle figure à côté des mères. Sans doute Claude eut-elle un mari, François Ier, plus jaloux de ses prérogatives et moins enclin à confier une part de pouvoir à son épouse. Sans doute ses défauts ont-ils desservi cette fille de France. Le physique ingrat de Claude frappe les visiteurs au premier regard là où la claudication d’Anne n’a jamais nui à son image. L’époux de la princesse n’est guère pressant avec elle tant elle lui paraît repoussante. Aucun attrait intellectuel ne vient suppléer à sa petite taille, ses jambes trop courtes, son visage peu avenant. Ce n’est que lorsqu’il sera devenu roi que son époux manifestera le désir de lui faire des enfants afin d’avoir un héritier. De fait, Claude donnera naissance à sept enfants entre l’âge de quinze ans et celui de vingt-cinq ans, âge auquel elle disparaît, probablement rongée par une maladie vénérienne transmise par son mari volage. Entretemps, nul éclat, nulle révolte, nulle volonté. En épouse soumise, elle ne pense pas même à protéger le duché hérité de sa mère. À la naissance du dauphin François en 1518, elle annonce sa volonté de lui céder le duché ainsi que tous ses autres biens. L’influence de François Ier sur elle est totale. Fille de France par Louis XII autant que fille de Bretagne par Anne, que lui importent ses sujets bretons auxquels elle n’a jamais rendu visite ? Elle cèdera à son mari l’usufruit de son duché et laissera sans regret ses territoires tomber dans l’escarcelle du roi de France à sa mort. Le prochain sur la liste n’est-il pas son propre fils ? L’important, c’est que la Bretagne reste dans la famille. Il faut donc bien supposer qu’Anne n’a pas initié sa fille à la mystique bretonne : jamais elle ne protègera ce territoire venu de son grand-père. Le jour de sa mort, le 26 juillet 1524, Claude signe un testament par lequel elle transmet tous ses biens à ses héritiers mâles par ordre de primogéniture,

appliquant ainsi de la manière la plus stricte la loi salique. Ce sera l’épilogue simpliste d’une longue bataille de succession.

La tentation Charles Quint Claude est demeurée la seule héritière de la duchesse pendant onze années. Onze années… le temps pour Anne d’échafauder moult hypothèses quant au mariage de sa fille. Ressurgissent les préoccupations qui avaient incité Anne à épouser en 1490 l’archiduc d’Autriche Maximilien, alors roi des Romains et devenu empereur par la suite. Le fils de Maximilien, Philippe le Beau, est marié à Jeanne la Folle, on le sait. Mais son petit-fils Charles V, c’est-à-dire Charles Quint, est né en 1500, quatre mois après Claude. Si Claude épouse Charles, la Bretagne peut rester entre les mains de Claude le temps qu’elle donne naissance à des fils. Le schéma du cadet héritier pourrait bien être mis en œuvre cette fois. De plus, le raisonnement qui avait présidé aux noces d’Anne et de Maximilien vaut aussi pour Claude et Charles : pour Charles Quint, la Bretagne, terre très éloignée du noyau de ses possessions, ne constitue pas un enjeu majeur, le duché présente l’avantage de se gouverner tout seul grâce aux États de Bretagne. La probabilité est donc forte que Charles s’y intéresse peu et laisse une grande latitude aux Bretons pour se gouverner eux-mêmes. Par ailleurs, tandis qu’elle envisage cette combinaison, Anne cherche à gagner du temps. En 1500, elle n’a que vingt-trois ans et garde toujours l’espoir de donner le jour à un fils, voire à plusieurs, afin de relever sa maison. Elle envoie donc de sa propre initiative des émissaires auprès des Habsbourg pour sonder leurs intentions. À l’été 1501, lors d’une visite à Lyon, Anne se plaît à évoquer cette possibilité directement avec le père du petit Charles. Un traité d’accordailles est même signé.

Mais qu’en pense le roi Louis XII, père de la fillette ? Au début des années 1500, il n’est pas opposé à cette combinaison. En effet, il a besoin d’alliés en Italie pour faire reconnaître ses droits sur le duché de Milan qu’il a conquis mais qu’il peut perdre très vite s’il n’est pas soutenu dans la péninsule. L’alliance avec Maximilien qui deviendra empereur en 1508 lui serait précieuse. Par ailleurs, Maximilien veut faire reconnaître les droits de son fils Philippe le Beau sur la couronne de Castille : Philippe est l’époux de Jeanne la Folle, seule héritière du royaume de Castille depuis la mort de son frère. Il s’agit de faire en sorte que le roi de France accepte que Philippe recueille les couronnes d’Espagne. Si c’est le cas, son fils, le fameux petit Charles Quint encore au berceau, en héritera après lui. Louis XII et Maximilien, qui ont besoin l’un de l’autre, envisagent alors l’union de Claude, fille de France, avec Charles, petit-fils de Maximilien, comme une alliance de bon aloi. Maximilien n’a aucune raison de reporter sur Louis XII ses griefs contre Charles VIII. C’est un contrat donnant donnant scellé par une union matrimoniale. Maximilien cesserait ainsi de s’opposer à la politique française en Italie et Louis XII pourrait enfin jouir de son titre de roi de Naples. Claude a deux ans à peine. Fille et première née, elle laisse espérer des petits frères au roi de France. On envisage d’ailleurs de marier un de ces fils à naître avec une des sœurs du petit Charles. Quel optimisme ! Voici un mariage bien intéressant qui pourrait faire de Claude la reine de Castille et bien plus puisque Charles Quint disposera d’un fabuleux héritage par ses quatre grands-parents, au nord et au sud de l’Europe, des Pays-Bas à l’Espagne en passant par la Franche-Comté et l’empire germanique. On ne sait pas encore qu’il faudra y ajouter des territoires gigantesques en Amérique et les revenus considérables qui s’y rattachent grâce aux mines d’argent et au pillage de l’or des Incas. Alors pourquoi s’opposer à cette union ? Louis XII est bien tenté et Maximilien aussi. À défaut d’avoir épousé la mère, Anne, Maximilien peut donner son petit-fils à Claude, la fille. Cependant, pour les Habsbourg, la Bretagne n’a toujours pas

acquis une place centrale dans leurs préoccupations. Elle ne fera jamais basculer leur politique européenne. La Bretagne représente pour eux une simple éventualité, une opportunité à saisir le cas échéant, une jolie partie de la dot dans un éventuel mariage. Le projet est à nouveau évoqué quand Philippe le Beau et Jeanne la Folle sont reçus à Blois à la fin de l’année 1501. C’est une véritable réconciliation avec cette maison princière que la France avait irritée au moment de la rupture du premier mariage d’Anne, en 1491. Pour la France, il s’agit de tester les dispositions dans lesquelles se trouvent les Habsbourg et leur parentèle. Pour Philippe et Jeanne de faire bonne figure, de montrer qu’on relègue les vieilles affaires dans les placards du passé et que la conversation peut reprendre. D’autres entrevues sont organisées entre les deux familles. En septembre 1504, Louis XII, Maximilien et son fils Philippe signent les traités de Blois. Par ce document, on promet beaucoup, on promet énormément. Si Claude n’a pas de frère, elle récupère au moment de son mariage avec Charles, le fils de Philippe, une dot formidable : le duché de Milan, la république de Gênes et le comté d’Asti conquis par son père, le comté de Blois dont Louis a hérité par sa mère, le duché de Bourgogne acquis par Louis XI… et toujours la Bretagne. Le 5 avril 1506, ces promesses sont renouvelées une fois encore lors d’une entrevue à Lyon. Mais, en réalité, ces négociations ne révèlent qu’une face de la politique de Louis XII qui fluctue à mesure que s’amplifient ses déboires en Italie. Comme tous les rois de France, il a toujours plusieurs fers au feu. Quand ses espoirs de récupérer le royaume de Naples convoité depuis le règne de Charles VIII disparaissent, il fait volte-face. Une autre option s’offre à lui pour marier sa fille. S’il acquiesce dans un premier temps aux recommandations pressantes de sa femme, et s’il est assez diplomate pour mener le jeu pendant plusieurs années, une autre possibilité se présente. Celle de conserver tous les territoires

promis aux Habsbourg dans le giron du royaume de France. Cette deuxième solution s’appelle François d’Angoulême.

François d’Angoulême Beau garçon, robuste, aimant la vie et ses plaisirs, le jeune François est couvé jalousement par sa mère, Louise de Savoie. Né en 1494, il a perdu son père à l’âge de deux ans. Il est le premier des princes du sang : apparenté à la famille royale, il acquiert une place de plus en plus importante à mesure que le temps passe et qu’Anne ne parvient pas à donner vie à un fils. Car François d’Angoulême est celui sur la tête duquel tombera la couronne de France en l’absence d’héritier direct. Il devient duc de Valois en 1499. Élevé à la cour de France par le maréchal de Gié, il connaît le monde, les manières et sa mère lui enseigne les rudiments de la politique, quand elle parvient à capter son attention, car François est plus zélé dans les parties de chasse que pour les leçons magistrales. Louis XII a été cependant très attentif à son éducation car il sait bien que la probabilité existe que ce garçon monte sur le trône, même s’il prie en secret pour que cela n’advienne pas. À l’âge de dix-huit ans, François est émancipé de la tutelle de sa mère : le roi trouve Louise de Savoie trop intrigante, elle ne cache pas ses ambitions et se rêve déjà en mère de roi. Le jeune prince est alors envoyé en Guyenne avec le titre ronflant de lieutenant général pour y apprendre la guerre qu’il a déjà fréquentée avec le roi en Italie. En réalité, il est placé sous l’autorité d’un des meilleurs guerriers des armées royales, Odon de Foix. Il est à la fois à bonne école et sous bonne escorte. Pour une grande partie des acteurs politiques du pays, un mariage entre Claude, fille de roi, et François, possible futur roi, règlerait tous les problèmes de succession. Cette union éviterait le démantèlement du royaume, les pertes possibles de territoires et contribuerait à engager un peu plus la Bretagne aux côtés de

la France. Des fiançailles que Louise de Savoie approuve sans discrétion ont d’ailleurs été envisagées dès la naissance de Claude. Cette option est de plus en plus séduisante à mesure que le temps passe. Si François devient roi, la Bretagne a toutes les chances d’entrer définitivement dans les territoires propres de la couronne. En attendant son mariage, il est fait interdiction à Claude de sortir du royaume de France. Sa personne est devenue un enjeu, comme celle de sa mère l’avait été quinze ans auparavant, et un rapt toujours possible serait une catastrophe pour la couronne. Mais c’est alors, en 1505, que Louis XII tombe malade au point que l’on craint pour sa vie. Anne est tiraillée entre sa volonté de marier Claude à Charles Quint et sa loyauté envers un époux qu’elle devine plus favorable à l’option François d’Angoulême. Elle va jusqu’à se réconcilier publiquement avec Louise de Savoie qui mène intrigue sur intrigue à la cour. Claude n’est qu’une enfant, le roi n’a pas de fils et son successeur François d’Angoulême est fort jeune. Si Louis venait à mourir, qui exercerait la régence pour ces deux enfants sans doute appelés à s’unir ? Au plus fort de sa maladie, Louis trouve une solution qui froisse les susceptibilités : il ordonne une régence partagée entre sa femme Anne et Louise, la mère de François. Voilà un attelage bien disparate. Mais cette décision a pour but de montrer à la reine que si la tradition refuse qu’on lui confie la régence tout entière du royaume – elle n’a qu’une fille, non un fils – son mari l’estime assez pour lui en confier la moitié. On ignore alors que Louis va se remettre et finalement survivre à son épouse. Coup de théâtre ! Au mois de mai 1506, une assemblée de notables déléguée par les États généraux du royaume présente sa supplique au roi qui a recouvré la santé. S’il feint l’étonnement, on ne peut imaginer que Louis XII n’ait pas été au courant avant de recevoir la demande. C’est que les rois sont rarement pris au dépourvu par leurs sujets : tout est examiné et filtré par la chancellerie sur des questions de cette importance.

Dans le testament secret que le roi a rédigé en 1505 est d’ailleurs déjà évoquée la promesse de fiançailles faite à François d’Angoulême. Le couronnement tardif d’Anne en 1504, qui n’était nullement nécessaire, n’était-il pas également un moyen pour Louis XII de se concilier sa femme dans ce dossier épineux ? En réalité, les tractations et les arrangements ont précédé l’assemblée des notables. Leur supplique est simple : ils demandent au souverain d’unir sa fille avec « Monsieur François Ici présent et qui est tout français ». Louis qui ne sait pas faire pièce de manière frontale aux volontés de son épouse a trouvé ce stratagème pour l’obliger à donner Claude à François d’Angoulême et à rompre les fiançailles nébuleuses avec Charles Quint. Refusant d’affronter la reine, il fait intervenir les notables qui s’inquiètent de l’avenir du royaume : la fille du roi doit être mariée à un grand seigneur du royaume. Cette solution présente un second avantage : elle permet de ménager l’orgueil de Philippe le Beau au fils duquel on a promis Claude à plusieurs reprises. Ce n’est pas le roi qui décide, ce sont les États généraux qui supplient. De même que le mariage entre Marguerite et Charles VIII ne s’était jamais concrétisé, celui envisagé entre Claude et Charles Quint restera à l’état de promesse. Un contrat est donc signé le 31 mai 1506 à la suite de la prétendue supplique présentée par les États généraux commandés par le roi. Ce contrat promet à Claude lors de sa future union avec François d’Angoulême l’apanage d’Orléans, les comtés de Soissons, de Blois et d’Asti, le duché de Milan et le territoire de Gênes, terres venues de son héritage paternel. Si un dauphin venait à naître, la couronne rachèterait ces avantages à la princesse contre vingt mille livres de rente, le prix habituellement convenu pour une fille de France. La fillette n’a pas encore six ans. La noblesse et les villes de France reconnaissent le contrat qui est rendu public. Anne, déçue, tergiverse. Elle se laisse officiellement la possibilité d’attribuer le

duché à celui de ses enfants qu’elle désignera. Mais en a-t-elle encore le pouvoir ? Et le 21 mai 1506 la cérémonie de fiançailles au château de Plessis-lès-Tours a eu lieu en présence des deux petits princes. C’est la fin du double jeu. Toutes les cours européennes sont désormais fixées. Les accordailles de 1502 sont oubliées. Maximilien n’est pas encore devenu empereur mais ce nouveau camouflet infligé par la France va durablement détériorer les relations entre les deux prétendants à la main de Claude : François Ier et Charles Quint seront les deux grands adversaires de la génération suivante. Les deux grands-pères de Charles Quint, Maximilien et Ferdinand d’Aragon, s’apprêtent alors à faire la guerre à Louis XII, quand Philippe le Beau meurt. Les cartes sont rebattues. Charles Quint encore enfant est placé sous l’autorité de sa tante, la fameuse Marguerite d’Autriche, l’ancienne fiancée de Charles VIII. Il hérite de la Castille. Pendant ce temps, Maximilien remporte quelques succès contre les Ottomans qui le détournent du mariage français. Charles Quint épousera finalement sa cousine Isabelle de Portugal à l’âge de vingt-six ans. Elle lui apportera la tranquillité sur le flanc sud de son immense empire puisqu’il règnera aux Pays-Bas, en Franche-Comté, dans l’empire germanique, en Espagne et sur le royaume de Naples, c’est-à-dire la moitié sud de l’Italie. Le mariage entre Claude et François sera finalement célébré en mai 1514. Claude reçoit à cette occasion la Bretagne par sa mère qui n’est plus, Soissons, Blois et le Milanais par son père. La jeune épousée a quatorze ans, comme sa propre mère au moment de son premier mariage. Devenu roi l’année suivante, François Ier sera impatient de jouir de la dot de son épouse, mais n’en négligera pas pour autant les précautions diplomatiques d’usage avec les Bretons.

CHAPITRE 7

Requiem pour une grande reine

Le Tro Breiz Anne s’est battue de toutes ses forces en faveur du mariage Habsbourg. Elle a usé de toutes ses facultés, de son intelligence, de sa bourse aussi pour convaincre les plus réticents. Elle a cru parvenir à ses fins et se sent finalement trahie par les fiançailles françaises. Anne déteste François d’Angoulême et elle trouve refuge dans la prière en multipliant les pèlerinages et les visites dans les sanctuaires. Elle offre des présents extraordinaires à certaines églises. À l’abbaye de Saint-Denis, si importante dans le rituel mortuaire des rois et dont le martyr Denis est très populaire auprès des Parisiens, elle offre pour la garde-robe de cérémonie une chape d’une valeur de douze mille livres tournois faite d’or, de perles et d’hyacinthe, une pierre précieuse jaune. Depuis 1505 et la maladie de Louis XII, elle s’est encore rapprochée de la religion. Pour remercier le ciel d’avoir sauvé son époux, mais aussi parce qu’elle s’affaiblit et sent de plus en plus souvent la mort s’approcher de sa propre couche, Anne entreprend de juin à septembre 1505, avec l’assentiment de Louis, le Tro Breiz, le grand pèlerinage de Bretagne. C’est sans doute avec soulagement que la reine quitte la cour où les intrigues sont en train de se nouer autour de l’enjeu des

fiançailles de Claude. Pour reprendre des forces avant le combat qui l’attend pour contrer ce qui n’est encore qu’un projet, Anne part une ultime fois à la rencontre de son peuple et de ses terres. Sans doute espère-t-elle également en s’éloignant du roi lui montrer qu’elle ne le soutient pas dans son projet de fiancer leur fille avec François d’Angoulême. Un voyage en Bretagne est la démonstration que son héritage doit déterminer le mariage de sa fille. La reine montre ostensiblement à ce moment stratégique que son vrai pays est à l’ouest, face à l’Atlantique. Pourtant, elle est devenue une souveraine qui a rang en Europe. Elle qui n’est plus venue qu’occasionnellement en Bretagne depuis son premier mariage à l’âge de quatorze ans, est familière des autres souverains. Elle a rencontré beaucoup de princes, d’ambassadeurs, de cardinaux. On parle d’elle dans les rapports princiers, les mémoires étrangers, on observe ses décisions et son influence sur son époux. Personnage de premier plan, le titre de reine ne lui suffit pas. Encore et toujours, elle reste duchesse, conformément à la promesse faite à son père mourant. Le 8 juillet 1505, elle arrive à Nantes par le fleuve. La voici sur les lieux de son enfance. La liesse populaire est au rendez-vous. Les préparatifs ont été réglés avec le plus grand soin par son confesseur Yves Mahyeuc qui l’accompagne dans ce voyage. Elle peut se rendre compte au château de l’état d’avancement des travaux qu’elle a commandés à distance mais dont elle n’a pas vu le résultat jusqu’à présent. Le 15 août, on la retrouve à Quimper. Entre Brest et Saint-Pol, elle fait un pèlerinage à NotreDame du Folgoët réputée donner des enfants aux femmes. Elle espère toujours un fils. Puis en passant par Tréguier, SaintBrieuc, Dinan, elle atteint Vitré au mois de septembre. Parfois montée sur sa jument préférée Chatillonne, parfois en litière ou bien encore en bateau quand un cours d’eau le permet, elle accomplit une tournée aussi triomphale que savamment orchestrée en amont. Qu’on imagine la population se pressant sur le bord de la route pour voir arriver la duchesse annoncée plusieurs jours à l’avance. Lors de son passage à Morlaix, elle

admire un arbre généalogique animé de ses ancêtres. Son chroniqueur raconte que la population lui offre une hermine vivante. Alors qu’Anne sursaute lorsque l’animal saute de son bras sur sa poitrine, le seigneur de Rohan s’exclame : « Madame, que craignez-vous ? Ce sont vos armes. » En accomplissant le Tro Breiz, elle suit le pèlerinage traditionnel auquel sont attachés les Bretons de ce temps qui passe par tous les lieux lourds de sens pour la chrétienté occidentale : Locronan – le lieu de saint Ronan qui est peut-être à l’origine du prénom de sa deuxième fille, Renée – au bout d’un mois et demi de voyage, et surtout Saint-Jean-du-Doigt. Au mois de septembre 1505, elle atteint ce village qui s’enorgueillit de posséder une phalange de l’index de saint Jean-Baptiste. Pour le plus grand bonheur des marchands, le passage de la reine relance le pèlerinage qui périclitait. Des travaux sont entrepris pour agrandir le sanctuaire. Les églises et couvents visités par la reine ont par la suite tous bénéficié d’importantes donations dans la continuité des cadeaux offerts par la souveraine elle-même. Au cours de ce voyage spirituel, au mois de juillet, Anne fait cadeau de trois couronnes de mariage : une couronne d’or à la collégiale de Guérande, une couronne d’argent à la paroisse de Saillé près de Guérande et une couronne de bronze doré à la paroisse de Trescallan située aujourd’hui sur la commune de La Turballe. La dernière existe toujours et a continué à coiffer les mariées le jour de leurs noces jusqu’en 1830. Guérande lui rappelle les jours qui ont suivi la mort de son père François II, les premiers jours de son règne d’orpheline. Tous ces dons, toutes ces prières ont une explication fort simple : Anne est très fatiguée. Affaiblie par diverses maladies, elle sent la mort approcher, il lui faut se concilier les forces divines. L’entrée magnifique qui était prévue dans sa ville de Rennes est finalement annulée : elle doit rentrer à la cour. Le voyage n’a que trop duré. Louis XII veut-il lui éviter les fatigues ou bien faire cesser ces bretonneries ? Pour le bien du royaume, le cardinal Georges d’Amboise s’efforce de réconcilier les deux

époux en faisant parvenir à la reine une missive lui enjoignant de revenir. À mots couverts, elle comprend également que son éloignement ne sert pas ses propres intérêts puisque le mariage de François et Claude, loin de s’effacer, prend de plus en plus de corps. Cette union sera le souci de la fin de sa vie. En mars 1511, elle est prise de si fortes fièvres qu’on craint le pire. Mais elle se rétablit jusqu’en janvier 1512 où à l’issue d’un nouvel accouchement, Anne tombe gravement malade tandis que son fils meurt à la naissance. Elle ne va pas s’en remettre. Les grossesses, le gouvernement de France et de Bretagne, les soucis liés au mariage de Claude, enfin et surtout la promesse faite à son père, cette femme s’est battue toute sa vie. Anne est une combattante. Elle a rusé pour ne jamais renoncer et obtenir ce qui lui paraît justice. Certes, sa vie est moins rude que celle d’une paysanne. Certes, elle jouit d’une solide constitution physique qui lui a permis de mettre au monde de nombreux enfants. Mais, comme tous ses contemporains, elle vit dans des demeures humides et mal chauffées, elle ne peut soigner les maux qui s’agrippent à son corps et contre lesquels aucun remède n’est connu. Peu à peu, les rhumatismes, l’usure des articulations, des dents, le tassement des vertèbres et la baisse de densité osseuse, la goutte liée à une trop forte consommation de viande, tout concourt à faire d’elle, à trente-six ans, une vieille femme.

Les funérailles royales La disparition d’Anne survient alors que le roi est absent. La reine meurt au château de Blois, le 9 janvier 1514, au milieu d’un hiver rigoureux. Il est difficile de connaître les causes précises du décès : épuisement après toutes ces grossesses menées ou non à terme ? Tuberculose osseuse ? Gravelle qui neutralise progressivement les reins? Refroidissement ? Sans doute tout cela à la fois. On sait également qu’elle souffrait de douleurs aux

yeux depuis de nombreuses années. Les restes du corps ayant été exhumés de la nécropole de Saint-Denis au moment de la Révolution le 18 octobre 1793, on en restera au stade des hypothèses. Comme toute reine digne de ce nom, Anne meurt en souveraine, sans se plaindre, en rendant le dernier soupir en public après avoir reçu l’onction d’un prêtre. Il s’agit de réussir sa sortie, comme l’ont fait avant elle sa mère, son père, sa petite sœur Isabeau. Mais aussi son premier mari Charles. Et la ribambelle de tous ses enfants. Elle sait que Dieu les placera auprès d’elle pour l’éternité, ultime réconfort pour celle qui fut toujours une bonne épouse. Elle s’est peu occupée de ses enfants, comme toutes les grandes dames de son temps. Mais plus elle vieillit, plus on la voit représentée tenant un nourrisson sur les genoux sur les miniatures qui nous sont parvenues. Sans doute souffre-t-elle de plus en plus de toutes ces disparitions. Elle se rêve en bonne mère qu’elle n’a pas eu l’occasion d’être. Anne avait enterré son premier mari lorsqu’elle avait vingt et un ans. Louis la perd alors qu’elle est âgée de trente-six ans. Le roi montre ostensiblement qu’il est affecté par la mort de sa femme. Contrairement à l’étiquette, il reste enfermé pendant trois jours entiers. Il interdit les comédiens à la cour. Tout son entourage est sommé de se vêtir en noir. Plus incroyable encore : quand il marie sa fille Claude à François d’Angoulême quatre mois après la mort d’Anne qui était opposée à cette union, il exige que les dix mille participants à la noce, y compris les mariés, revêtent une tenue de grand deuil pour la cérémonie qui se tient à SaintGermain-en Laye. On n’a jamais vu une telle noce en noir à la cour de France. Bien sûr, les funérailles de la reine sont exceptionnellement fastueuses, tant du fait du lien qui l’unit à son époux que parce qu’elle a ceint deux fois la couronne. Elle a été reine pendant presque vingt-trois années – interrompus par les neuf mois d’interrègne – et les sujets du royaume se sont habitués à elle, de même que tous les princes voisins. On savait qu’il fallait

compter avec la duchesse-reine et qu’elle avait voix au chapitre dans les décisions prises par la cour de France. Vingt-trois années font de sa carrière de reine l’une des plus longues de l’histoire de France : avant elle, seule Marguerite de Provence, la femme de Saint Louis, a été reine plus longtemps, pendant trente-six ans. Les autres longs règnes lui seront postérieurs : Anne d’Autriche, épouse de Louis XIII, Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV et Marie Leczinska, épouse de Louis XV. De plus, la mort d’une reine ne pose aucun problème dynastique, contrairement à celle d’un roi dont on doit immédiatement identifier le successeur sous peine de troubles dans le royaume. On peut donc donner aux funérailles d’une reine tout le faste nécessaire et faire couler des torrents de pleurs. La partition de la musique écrite pour les funérailles est envoyée au pape. Elle demeure depuis lors dans la Bibliothèque vaticane. Le rouleau sur lequel sont inscrites les dépenses engagées pour les diverses cérémonies mesure sept mètres de long. La réputation d’Anne est telle dans toute l’Europe que le pape Léon X fait écrire par ses secrétaires deux lettres de condoléances qui vont traverser l’Italie et la France pour parvenir entre les mains du roi Louis XII et de sa fille Claude. Anne a souhaité être inhumée à Nantes, la ville de son père qui la fit duchesse malgré son sexe. Mais pour le roi, il n’est pas question de l’enterrer ailleurs que dans la nécropole royale de Saint-Denis. La cérémonie des funérailles est commandée par Louis XII à Jean Perréal, son peintre, qui l’organise comme la mise en scène d’un tableau. Elle doit marquer les esprits pour plusieurs générations. De fait, cette cérémonie est décrite dans l’histoire de l’abbaye de Saint-Denis rédigée presque deux siècles plus tard par un moine, Dom Félibien, en 1706. Il s’inspire de la relation des événements écrite à la demande de Louis XII par Pierre Choque, héraut d’armes d’Anne. Ce texte, intitulé Commémorations et avertissement de la mort d’Anne de Bretagne, nous est resté en trente-deux exemplaires1.

C’est un chiffre considérable qui s’explique par les destinataires illustres auxquels le livre a été envoyé. Louis XII a fait parvenir ce souvenir de sa femme à de nombreux personnages importants en Europe : Henri VIII, le roi d’Angleterre, et Catherine d’Aragon, sa première femme, Claude de France, Louise de Savoie, mère de François d’Angoulême, Catherine de Foix, cousine d’Anne, Louis de Brézé, sénéchal de Normandie et maître des chasses royales, Philippe Ier, comte de Nassau, Guy XIV de Laval ou encore Jean II, duc de Clèves. Chacun d’entre eux conserva précieusement le document. Un livre était chose rare, on le sait. En posséder était une fierté. Pour ceux qui étaient présents aux funérailles, la lecture du livret leur rappellerait ce moment. Pour ceux qui n’y étaient pas, ils sauraient par le détail la magnificence déployée par le roi de France pour son épouse. Il est décidé que le corps d’Anne ira à Saint-Denis, tandis que son cœur sera envoyé à Nantes. Une part d’elle demeure en Bretagne afin de contenter les Bretons. La splendeur des cérémonies organisées à Nantes doit également garantir la fidélité de ces Bretons qui pourraient profiter de ce moment pour se soulever. Magnifier Anne revient à rendre hommage à la Bretagne. Du 9 janvier au 4 février 1514, le corps reste d’abord exposé au château de Blois pendant vingt-sept jours. C’est l’une des plus longues expositions publiques de l’histoire du royaume. Deux conditions permettent une telle mise en scène : d’une part, le froid de l’hiver ralentit la putréfaction du corps. D’autre part, la reine n’est pas morte d’une maladie contagieuse et n’a pas été défigurée. Son corps est donc visible par tous. Mais il a préalablement été embaumé selon la tradition afin de limiter le pourrissement des chairs et des viscères. Le transi, c’est-à-dire la statue d’Anne figurant dans le soubassement de son monument funéraire toujours visible à Saint-Denis, comporte d’ailleurs par souci de réalisme une cicatrice sur la poitrine qui est la trace de l’ouverture faite par les barbiers-chirurgiens pour

l’éviscération du cadavre. Les entrailles sont sorties ainsi que le cœur. Ce cœur est placé dans un reliquaire et enterré auprès des parents de la duchesse, à Nantes. Après l’extraction des viscères, le thorax et l’abdomen sont garnis d’épices et de plantes antiseptiques, desséchantes et odoriférantes. Des morceaux d’étoupe redonnent un aspect bombé au corps. Une fois la peau recousue, les chirurgiens appliquent sur la peau des baumes et aromates contenant de la myrrhe, de l’encens, de la lavande, du laurier, de l’aloès, du camphre, du sel et du vinaigre. Une partie de ces produits vient de très loin, du Moyen-Orient comme l’encens ou l’aloès. Leur coût est très élevé. On ne sait si Anne bénéficia comme sa première belle-mère, Charlotte de Savoie, d’un vêtement et de bottines de toile cirée de bougran qui devaient protéger le corps et faire office de linceul hermétique. Les plantes utilisées doivent couvrir l’odeur de pourrissement car le corps des souverains est censé avoir des vertus miraculeuses : il ne peut exhaler la même odeur que le commun des mortels. Sa supériorité sociale doit apparaître jusque dans la mort. La reine ne pourrit pas, elle exhale une « odeur de sainteté2 ». Dans la chambre funéraire tendue de drap noir, des cierges brûlent jour et nuit. Des religieux se relaient pour prononcer des messes en continu. On le sait, Anne a une dévotion particulière pour le poverello, saint François d’Assise, le petit frère des pauvres. Des pauvres, incarnation de l’âme charitable d’Anne, sont donc admis dans la chambre funéraire. Pourquoi exposer ainsi le corps de la reine ? La visibilité de son cadavre prouve sa mort aux yeux de tous ceux qui viennent la voir et ont pour mission de répandre la nouvelle en tant que témoins. Le visage découvert permet d’éviter les rumeurs, courantes au Moyen Âge : la reine ne serait pas morte, la reine aurait été enlevée, la reine serait enfermée dans un couvent… Survivance d’une croyance plus ancienne, les veuves et les filles de la maison princière sont recluses dans une chambre voisine du château

tendue de noir pendant le temps du deuil car la mort ne doit pas les contaminer. Puis la dépouille est déposée dans un cercueil en plomb de plus de deux cents kilos, scellé avec de l’étain, lui-même placé dans un cercueil en bois. Au préalable, l’empreinte du masque mortuaire a été prise sur le visage afin de confectionner une effigie. Charlotte de Savoie, la femme de Louis XI, avait été la première reine à bénéficier de ce double, copie de cire, inspiré des habitudes funéraires des rois d’Angleterre. Pour le long voyage qui l’emmènera de Blois à la nécropole de Saint-Denis, Anne doit encore être visible par ses sujets. Cet arrêt du Parlement de Paris daté de 1498 en témoigne : « Quand nos rois sont trépassés, c’est notre coutume solennelle transmise depuis la plus haute antiquité de les exposer au peuple dans leurs vêtements royaux et de les servir comme s’ils étaient vivants. » C’est le rôle tenu par l’effigie, un mannequin en bois et en cire aux traits du défunt. Anne est la deuxième reine à bénéficier de ce dispositif conçu à l’origine seulement pour les rois. Son effigie est royalement vêtue, couronnée, ses regalia – sceptre et main de justice – placés à côté du cercueil. Pendant le voyage, l’effigie assise sur un char surmonté d’un dais est servie par les officiers de la reine comme si Anne n’était pas morte. On lui apporte à boire, à manger, et même de la lumière la nuit. Tous doivent pouvoir admirer la souveraine une dernière fois. Et il y a fort à parier que nombreux sont ceux qui se déplacent pour regarder le convoi funèbre. Les occasions de voir Anne ont été assez rares : entrées triomphales dans les villes, couronnements, mariage avec Louis XII, mort. Sauf pour les habitants d’Amboise, de Blois, de Nantes et de Lyon où elle a résidé le plus souvent, la reine n’existe qu’en imagination, loin des yeux de ses sujets. De plus, il est prévu de distribuer de la nourriture et des aumônes aux pauvres pour le salut de la défunte. Alors on se presse le long des chemins pour voir passer les chevaux caparaçonnés de noir qui tirent le chariot où se trouve la bière,

ainsi que toute la maison d’Anne qui l’accompagne, du petit serviteur jusqu’aux plus hauts officiers à son service. Parmi eux se trouvent de grands personnages du royaume. Au-delà de la possibilité de montrer la souveraine à tous une dernière fois, l’effigie porte en elle un autre symbole. Pour les puissants comme pour les humbles, la mort est définitive. Mais pour les puissants, la mort charnelle est surpassée par la survie dans la mémoire des hommes. La réputation demeure, symbolisée par l’effigie impérissable. Dans le cas d’Anne de Bretagne, la réputation va surpasser tout ce que ses contemporains pouvaient imaginer. Son nom demeure dans le souvenir universel comme celui d’une des reines les plus connues de l’histoire de France. Le convoi arrive à Paris le dimanche 12 février. Il lui a fallu huit journées pour parcourir la distance qui sépare Blois de la capitale au pas lent des chevaux et des hommes. Le corps est d’abord déposé à l’église Notre-Dame-des-Champs, avant d’être transféré dans la cathédrale, sur l’île de la Cité, centre et cœur de la capitale. « Toutes les rues par où il devait passer étaient tendues de drap et de serge de couleur bleue et, devant chaque maison, il y avait un flambeau allumé chargé d’un écusson aux armes de la ville », nous raconte Dom Félibien. On peut supposer que ce sont les autorités municipales qui financent tout ce matériel funéraire. Sous l’effigie se trouve un drap d’or soutenu aux quatre coins par les quatre présidents du parlement de Paris. Les autres membres du Parlement ont revêtu des habits rouges et accompagnent le convoi. L’étiquette est la même que pour le convoi de Charles VIII en 1498. Dans la cathédrale éclairée de quatre mille cierges sont présents les cinq princes du sang et les quatre princesses, onze évêques et archevêques et, bien sûr, l’abbé de Saint-Denis, Pierre de Gouffier, qui occupe la place d’honneur. Une chapelle ardente est organisée pour la nuit qui précède le transport à Saint-Denis. Le roi est absent de ces cérémonies pour des raisons symboliques. En aucun cas, le souverain ne doit être associé à l’idée de mort. D’abord par superstition : la mort appelle la mort.

Le roi doit rester du côté de la vie. La mort comporte des éléments d’impureté rituelle : le sang qui coule du cadavre au moment de l’embaumement, le pourrissement des chairs, la laideur de la dépouille, tous ces éléments ne peuvent nullement être associés à la personne royale. Plus prosaïquement, rester éloigné des cadavres lui évite de succomber à une éventuelle épidémie. C’est pourquoi le roi veuf n’accompagne pas son épouse, de même qu’il n’est jamais présent aux obsèques de son prédécesseur. Louis XII n’a pas assisté au cortège de Charles VIII. Il en a juste signé les modalités, conjointement avec Anne, en ne lésinant pas sur le faste de la cérémonie. Le lendemain, 16 février, le cercueil est conduit hors de la ville, en direction de la nécropole, par des religieux venus chercher la reine pour la mener à sa dernière demeure. L’abbatiale est tendue de velours noir, aux armes de France et de Bretagne. Jusque dans la mort, personne n’oublie qu’elle est duchesse. C’est Anne qui a imposé le noir comme couleur du deuil à la cour de France lors de son veuvage, à la place du blanc et de la pourpre. N’oublions pas que le noir relève des couleurs de Bretagne : « du » le noir, « gwen » le blanc, visibles dans la fourrure d’hermine. Le cercueil est placé dans la tombe avec ses regalia, hormis la couronne offerte par Anne à l’abbaye et déjà fondue pour enrichir le reliquaire de Saint Louis. L’oraison funèbre est prononcée par le moine jacobin Guillaume Parvy, confesseur du roi. C’est lui qui a assisté Anne dans ses derniers instants, au moment délicat où tout bon chrétien craint la colère de Dieu. Le roi d’armes crie alors dans l’église : « La reine très chrétienne et duchesse notre souveraine dame et maîtresse est morte. La reine est morte ! La reine est morte ! » Le mot duchesse est rappelé et à travers lui, la Bretagne. Contrairement aux rois, le héraut ne crie pas : « La reine est morte ! Vive la reine ! » car on ne sait rien encore de la prochaine souveraine. Après la cérémonie, un fastueux banquet est servi à la cour. Qui préside ce repas en l’absence du roi ? C’est François II d’Avaugour, le fils du Grand bâtard de Bretagne, le neveu d’Anne

âgé de vingt et un ans. Les Avaugour sont restés proches du couple royal et sont bien en cour. Ce fastueux cérémonial servira de modèle pour les funérailles des reines suivantes. Anne devient un modèle dans ce domaine, comme dans bien d’autres. Le corps est placé à Saint-Denis sous une simple plaque de marbre à son nom, dans un petit caveau que Louis XII a fait creuser pour son épouse et pour lui. Le roi pense-t-il déjà qu’il faudra un jour un tombeau pour elle et lui ? Sa mort imminente le placera effectivement aux côtés d’Anne pour l’éternité.

Louis XII veut quand même un héritier Louis XII exprime un grand chagrin à la disparition de sa femme, un chagrin presque excessif au regard des mœurs de l’époque. Mais si le roi est âgé de cinquante et un ans à la mort d’Anne de Bretagne, il n’a aucune raison de rester veuf. Il a même la meilleure raison du monde pour se remarier : il souhaite toujours ardemment avoir un héritier direct. Il sait qu’à sa mort la couronne risque d’échoir à François d’Angoulême. Ses conseillers parcourent donc les noms des familles européennes pour y trouver une jeune fille en âge de procréer dont le rang serait compatible avec celui du roi de France. Comment leur choix se porte-t-il sur Marie Tudor, fille du roi d’Angleterre Henri VII et d’Elisabeth d’York, sœur du terrible Henri VIII ? La belle est de sang royal. Elle a dix-huit ans et peut donner naissance à des enfants. Henri VII s’est réfugié en Bretagne dans sa jeunesse. Ceci peut-il expliquer cela ? Henri VIII, qui a joué jusqu’ici la carte de l’empereur contre le roi de France, change donc subitement d’alliance, conformément aux usages du temps. Le mariage est célébré à Abbeville où le roi est allé à la rencontre de sa promise, le 9 octobre 1514, soit seulement neuf mois après la mort d’Anne. Il est vrai que Louis n’a pas de temps

à perdre étant donné son âge. Marie d’Angleterre, qui est donc sa troisième épouse après Jeanne et Anne, sera une éphémère reine de France puisque son mari meurt le 1er janvier suivant. Durant les trois mois que dure leur mariage, leur unique objectif est de faire naître un fils. Marie s’y prête complaisamment puisque c’est la condition pour qu’elle reste reine. De plus, elle est forcément consciente que l’état de santé de son époux se dégrade et qu’il faut faire vite. Au moment du mariage entre ce vieil homme et la jeune femme de dix-huit ans, des libelles ont couru dans tout Paris : les petits clercs du palais de justice se moquent du vieux roi et de sa « haquenée » qui va le dépêcher dans l’autre monde. À la disparition de Louis XII, son successeur, François Ier, hâte son accession au trône sans prendre le temps d’attendre : Marie pourrait être enceinte d’un garçon, ce qui remettrait en cause le processus de succession. Mais son pari est payant : il n’y a pas eu de conception durant cette brève union. L’exposition publique de Louis XII est également courte : elle dure onze jours avant l’enterrement à Saint-Denis, aux côtés d’Anne disparue moins d’un an auparavant. Pourtant, un décès en janvier permet une exposition du corps embaumé dans de bonnes conditions. Pourquoi précipiter les funérailles ? C’est que François Ier veut en finir rapidement et renvoyer la jeune veuve dans son pays. Il se fait sacrer seulement treize jours après les obsèques. Un record ! Louis XII avait attendu un mois et demi après la mort de Charles VIII. Mais François n’est pas non plus un descendant en ligne directe et ses fiançailles avec Claude avaient suscité l’ire terrible d’Anne de Bretagne, chacun s’en souvient encore. Il estime qu’il n’a pas de temps à perdre. La disparition des parents de son épouse lui laisse désormais le champ libre. Louis avait-il conscience que son temps était compté ? Il n’a pas envisagé d’être enterré auprès de sa nouvelle épouse Marie d’Angleterre. À la mort d’Anne, il a fait creuser un tombeau suffisamment grand pour y être couché à ses côtés. Ils resteront

époux pour la postérité malgré le remariage du roi. Immédiatement, François Ier honore la mémoire de son prédécesseur en commandant un tombeau magnifique pour Louis et Anne qui sera inauguré en 1531, un an avant le rattachement de la Bretagne à la France, manière pour lui de témoigner de l’admiration qu’il porte aux souverains défunts. Chaque roi a toujours intérêt à magnifier la splendeur de celui qui l’a précédé en espérant que le suivant en fera autant pour lui-même. Le principe dynastique l’emporte sur toute considération personnelle. Il commande donc à des artistes italiens, les frères Juste, un mausolée à double étage tout en marbre blanc et en bronze. Les sculpteurs sont secondés par Guillaume Regnault, un élève de Michel Colombe. C’est ce dernier qui a réalisé le tombeau des parents d’Anne à Nantes. Anne aurait approuvé ce choix, tant pour l’influence italienne que pour la tradition ligérienne. Le monument funèbre d’Anne et Louis se présente comme un petit temple tout droit sorti de l’Antiquité grecque, tel qu’on peut en voir dans la campagne romaine où les Latins construisirent de nombreux monuments à l’imitation des Grecs. Sur le toit, Anne et Louis sont agenouillés, en prière, comme l’était Charles VIII sur son propre tombeau, à quelques mètres d’eux. Mais leur mausolée présente une originalité : dans le soubassement, les deux souverains sont représentés côte à côte en « transis ». Nus, décharnés, ils semblent figés au moment de leur dernier souffle dans une grande douleur. Les cheveux d’Anne sont défaits, ruissellent sur ses épaules. C’est l’une des rares représentations où l’on voit ses cheveux détachés et ses seins nus. L’empreinte du masque mortuaire a servi de modèle pour sculpter son visage, mais sur ce transi, on ne retrouve pas le nez pointu qu’on lui voit dans certains portraits. Ce visage serait-il finalement le plus ressemblant que nous ayons d’elle ?

Les bas-reliefs du mausolée illustrent des épisodes glorieux des guerres d’Italie, à la fois en mémoire de Louis et parce que François Ier s’entête dans cette politique italienne et cherche donc à la justifier. Les quatre vertus cardinales, déjà présentes sur le mausolée des parents d’Anne à Nantes, sont à nouveau placées ici aux quatre coins du monument, renforcées par les douze apôtres. La dimension religieuse est très forte par la posture des orants à genoux, par la présence des apôtres et par les corps parés tels qu’ils apparaîtront au moment de la résurrection par opposition aux corps terrestres destinés à disparaître sous terre. Le tombeau a failli être détruit à la Révolution mais fut finalement démonté et sauvé avec de nombreux autres par Alexandre Lenoir, un historien, qui le fit replacer dans la basilique au XIXe siècle. La disparition de Louis peu après la mort d’Anne va avoir des conséquences considérables sur le duché de Bretagne. De son vivant, la reine a honoré la promesse faite à son père. Après sa mort et celle de son deuxième époux, François Ier va manœuvrer habilement pour inclure le duché dans son royaume.

Renée de France, un risque Claude de France avait une petite sœur, née onze ans après elle, le 25 octobre 1510, au château de Blois. Autant le mariage de Claude est une affaire d’État, autant celui de Renée semble tout à fait secondaire. Elle aussi a été promise au futur Charles Quint alors qu’elle n’avait que deux ans, puis à son frère Ferdinand. Mais ces promesses se sont envolées sitôt que les alliances ont changé en Italie. Renée, qui est pourtant fille de France, n’épousera ni un roi ni un empereur. Elle devient l’épouse à dix-sept ans d’Hercule II d’Este, un seigneur italien de second rang dont la capitale se trouve à Ferrare. Voilà qui est curieux pour celle qui est à la fois fille de roi et sœur de reine. Il s’agit d’une véritable mésalliance. La fillette a perdu sa mère lorsqu’elle avait trois ans, son père quand elle en avait quatre. La question qui se pose en 1515 est de savoir qui sera son protecteur, qui l’éduquera et surtout, qui défendra ses intérêts s’il lui prenait fantaisie de survivre. Son destin aurait dû être scellé par le contrat du second mariage d’Anne, signé au moment où elle épouse Louis XII en 1499. Ce contrat longtemps oublié et redécouvert dans la seconde moitié du XVIe siècle indique que c’est le second enfant du couple royal qui doit hériter de la Bretagne. Anne avait trouvé ce moyen de protéger la couronne ducale des ambitions royales avant même de donner des enfants à Louis XII. Elle espérait donc un jeune duc comme héritier de sa terre, un duc qui aurait été le frère cadet du roi de France. Le contrat précisait même que, si Anne venait à mourir avant Louis, le roi ne jouirait que de l’usufruit de sa terre. Après le décès du roi, « les prochains vrais héritiers de ladite dame succèderont auxdits duché et seigneuries, sans que les autres rois ni successeurs en puissent quereller ». Voilà qui semblait clairement édicté. Avant de mourir, Anne confie la petite Renée à Michelle de Saubonne qui doit lui servir de mère de substitution. Cette

grande dame de la cour de France qui sera l’une des introductrices de la Réforme protestante dans le royaume est devenue dame d’atour d’Anne en 1499 quand, à la mort de Françoise de Dinan, la reine a fait entrer de nouvelles venues dans son entourage. Michelle de Saubonne se distingue rapidement par ses qualités de caractère : sérieux, activité, droiture, égalité d’humeur, netteté dans la décision3. À tel point que lorsqu’elle se marie en 1507, la reine lui offre une très importante dot de vingt-cinq mille livres. Mais la dame prend trop à cœur les intérêts de sa pupille et est rapidement écartée de la cour. C’est qu’en effet, en grandissant et en s’obstinant à vivre, Renée devient de plus en plus gênante pour le nouveau roi François Ier. Au moment de son mariage, on prend donc soin de lui faire signer une renonciation à son héritage en échange de dix mille écus de rente par an, soit les revenus du duché de Chartres, du comté de Gisors et du domaine de Montargis. Autant dire rien pour une princesse de son rang possessionnée en théorie d’un duché riche comme l’est la Bretagne. Le document est en latin, langue que Renée ne comprend pas. Que n’a-t-elle reçu la même éducation que sa mère ! L’entourage de François Ier a choisi Hercule d’Este, le fils d’Alphonse d’Este, car ce seigneur est honoré d’épouser une fille de lignée royale et n’a pas les moyens de contester la renonciation signée par sa femme. Contester signifierait faire la guerre au roi de France. Pour cela, il faut des richesses considérables. La cité de Ferrare est au contraire envisagée comme une alliée potentielle du roi dans la politique internationale que mène François Ier en Italie. Alphonse d’Este avait rejoint l’alliance formée autour de Charles VIII au début des guerres d’Italie. Ferrare était une place forte essentielle pour se maintenir en Lombardie. En 1527, Alphonse d’Este doit choisir entre la France de François Ier et l’empire de Charles Quint soutenu par le pape. Chaque camp surenchérit pour obtenir son alliance. François Ier promet la main de Renée pour son fils. Hercule épousera une fille de roi et François Ier sera débarrassé

de son encombrante héritière. Les deux parties sont satisfaites. Renée, isolée, se soumet à la volonté du roi déjà veuf de sa sœur Claude. Alphonse garantit qu’il n’y aura pas de recours contre la renonciation et se charge de faire contresigner le document à Renée lorsqu’elle atteindra sa vingt-cinquième année. Quand il renonce à ses prétentions italiennes par la Paix des Dames de 1529, François Ier abandonne tous ses alliés italiens. Renée se retrouve seule en terre étrangère. Elle sera dès lors surveillée à la fois par son beau-frère qui espère en faire une espionne à sa solde et par son époux qui n’a pas confiance en elle. L’Italie se trouve à ce moment dans la main de l’empereur, Charles Quint, le premier fiancé de Renée, celui avec lequel le mariage aurait été équilibré mais qui aurait, à coup sûr, revendiqué l’héritage de son épouse. Une fois devenue veuve après un mariage plutôt malheureux mais qui a tout de même donné naissance à quatre enfants viables, Renée revient en France sur ses terres de Montargis. Quelle n’est pas la surprise de la cour lorsqu’elle intente en 1568 un procès au roi Charles IX en vue de rentrer en possession de l’héritage dont on l’a spoliée. Il faut dire que la rente promise à titre de compensation n’a été versée que très épisodiquement, entraînant de nombreuses disputes entre Renée et Hercule. Cette rente l’a rendue dépendante du roi de France toute sa vie et l’a obligée à rester dans les meilleurs termes possibles avec la cour de France. Une fois veuve, changeant de point de vue et de stratégie, elle décide de faire valoir tous ses droits. Cependant, son action en justice est trop tardive. Même si elle est traitée avec la déférence due à son rang, Renée est déboutée devant les intérêts supérieurs du royaume. Depuis 1532, l’union personnelle a été outrepassée. Les Bretons sont sujets de France. Renée meurt avant que ne soit rendu le jugement définitif. Personne n’a cru un instant qu’elle pouvait récupérer « sa » Bretagne. Peut-être n’y croyait-elle pas non plus mais voyait-elle en cette opportunité une possible monnaie d’échange.

La vengeance posthume de Renée sera terrible : sa fille aînée, Anne d’Este, qui porte le prénom de sa grand-mère et qu’elle associe à ses démarches en justice en tant qu’héritière et petite-fille du roi Louis XII, épouse le duc de Guise. Au moment des guerres de Religion, les Guise sèmeront la discorde dans la famille royale au grand plaisir d’Anne d’Este. Mieux, les descendants de François Ier finiront par s’éteindre quand Henri III sera assassiné. Le dernier Valois laissera alors la place à la dynastie des Bourbons, quand Henri IV montera sur le trône en 1589. Renée aurait sans doute été ravie de cet épilogue. Et il est frappant que l’édit de pacification du royaume mettant fin à la guerre entre protestants et catholiques soit signé par Henri IV dans la bonne ville de Nantes. Renée, l’héritière légitime, a donc été écartée. Claude a renoncé au profit de son mari, mais c’est d’abord son premier fils, François, qui reprend le flambeau de Bretagne.

Le dauphin François II et le chancelier Le 1er janvier 1515, François Ier est devenu roi à la mort de Louis XII. L’affaire de l’héritage de Bretagne a alors changé du tout au tout. Le 27 octobre 1514, François avait reçu de Louis XII le droit d’administrer le duché au nom de sa femme Claude. Mais Louis XII avait précisé : « sans préjudice du droit que notre très chère et très aimée fille Renée de France a et peut avoir audit pays et duché ; lequel droit et tout ce qui peut lui en appartenir, nous lui avons réservé et réservons par ces présentes ». On sait ce qu’il adviendra de cette promesse à la mort de Louis XII. Au mois d’avril 1515, François Ier prend les choses en main et nomme le chancelier de France Antoine du Prat chancelier de Bretagne, première tentative de rapprochement administratif, comme ce fut déjà le cas sous Charles VIII. Le 22 juin 1515, Claude offre la Bretagne à son

époux « pour le rémunérer du don qu’il lui a plu faire des duchés d’Anjou, d’Angoumois, comté du Maine, et se charger du mariage de sa sœur, Madame Renée de France ». Claude y joint les comtés de Nantes et de Blois ainsi que d’Étampes, de Montfort-L’Amaury et de Coucy venus de son grand-père François II. Autant dire tout son héritage. Elle le cède à perpétuité « sans rien y réserver ni retenir ». Renée n’a pas connaissance des documents signés par son père pour la protéger. Quand le roi meurt, chacun à la cour se fait le serviteur du nouveau roi. Quel fidèle de Louis XII oserait rappeler sa parole au jeune et fougueux François Ier ? Le roi est tout-puissant et sa mère Louise de Savoie encore plus, qui protège jalousement les intérêts de son fils. Elle n’accepte aucun amoindrissement de la force du roi. Son épouse n’est pas son égale mais sa servante. Il met la main sur ses biens au nom de la couronne. Ce contrat est pourtant exhumé en 1524, au moment de la mort de Claude de France qui vient de céder pour la seconde fois ses droits à son mari, François Ier. Mais, en Bretagne, tout le monde n’est pas d’accord. Les États contestent le testament royal au nom du contrat de Nantes de 1499. C’est peine perdue. Tout juste parviennent-ils à sauver les droits particuliers négociés par Anne pour son duché. À la mort de Claude en 1524, la couronne ducale se retrouve donc vacante. Officiellement, il n’y a ni duc ni duchesse. François Ier a gagné en finesse : il sait qu’il est urgent d’attendre pour faire oublier les promesses du passé. Ce n’est qu’en 1532 que le roi décide d’affronter la question bretonne, non sans s’être entre-temps attaché une clientèle dans la région par de fortes sommes d’argent. Il se rend à Châteaubriant au mois de mai 1532. Il y reçoit les Grands de Bretagne pour les convaincre un à un des avantages d’un rapprochement entre le duché et le royaume. Au début du mois d’août, il propose aux États de Bretagne réunis à Vannes de faire de son fils aîné François le nouveau duc sous le nom de François III de Bretagne, titre

désormais purement honorifique et qu’il sera le dernier à porter. Certes, il est héritier du trône de France mais François Ier est loin d’être mort. Ce jeune François qui porte le même prénom que son arrière-grand-père François II devient donc duc de Bretagne, en attendant l’avenir. Après une si longue période de paix entre la France et la Bretagne – plus de quarante ans, à une époque où l’espérance de vie est faible – la prospérité s’est réinstallée dans le duché. Les acteurs économiques s’enrichissent, la frontière est active, ainsi que l’Armor, le littoral. Qui voudrait réveiller les vieux démons de la guerre ? Les États acceptent la proposition du roi. Mieux, pour ne pas perdre la face, ils sollicitent eux-mêmes l’union personnelle sur la tête du jeune homme âgé de quatorze ans. Il ne s’agit pas d’intégrer la Bretagne à la France mais de réunir temporairement deux couronnes sur une même tête comme le feront plus tard les rois d’Angleterre avec l’Écosse. Le 13 août 1532, l’édit d’Union est signé à Nantes. Le dauphin se rend ensuite seul à Rennes pour y être couronné. Nul ne sait qu’il va mourir en 1536 à l’âge de dix-huit ans et sans descendance. La Bretagne sera alors donnée à son frère, le futur Henri II, puisque Renée a été écartée. Henri II devenu roi supprimera purement et simplement de sa titulature le titre de duc de Bretagne, le faisant ainsi définitivement disparaître. Il était pourtant petit-fils d’Anne de Bretagne.

L’Union de 1532 et les privilèges de la Bretagne Il aura fallu au total trois mariages consécutifs à deux guerres pour faire entrer l’héritage breton dans le domaine royal. Quarante-quatre années entre la mort du père d’Anne, François II, en 1488 et l’acte d’Union de 1532. À quelles conditions cette union devenue perpétuelle s’est-elle négociée ?

Lors de son mariage, Louis XII a promis de respecter les libertés, franchises et coutumes propres au duché. François Ier ne peut revenir en arrière. Il doit se plier à la promesse faite par son prédécesseur. L’indivision de la province et l’exemption d’impôt sont acquises. Pour les États de Bretagne, la proposition du rattachement garantit une paix durable tandis que les souvenirs des conflits contre la France demeurent pénibles. Durant la guerre de succession de Bretagne d’abord, puis pendant la guerre contre la France, le duché avait souffert tant sur le plan moral que sur le plan économique. Au pire moment des combats, non seulement des dizaines de milliers de villageois avaient été massacrés, mais des zones entières s’étaient trouvées menacées. De nombreuses récoltes de blé et de sel n’avaient pu être levées. Les rendements avaient baissé de 80 % dans certaines zones où la terre n’avait pu être cultivée régulièrement faute de sécurité. Chacun cherchait avant tout à sauver sa vie. La main-d’œuvre est la première richesse d’un pays. Si, dans une société largement agricole, les hommes ne peuvent plus faire fructifier la nature, l’autorité politique ne peut survivre bien longtemps. Le duc dépendait de ses paysans pour nourrir ses villes et engranger l’impôt. Certes, le duc puis la duchesse Anne tentèrent de maintenir la police sur leurs terres, y compris en temps de guerre : en 1488, une ordonnance faisait défense aux gens de guerre de courir la campagne et fourrager par les villages. Elle fixait d’ailleurs le montant des biens pris aux paysans : cinq sous pour un mouton dont il faudrait rendre la peau, les pieds et le suif, cinq deniers pour une poule, dix deniers pour un chapon. Mais la répétition de ces ordonnances montre à elle seule leur inefficacité : de novembre 1489 à décembre 1490, Anne avait rendu publiques une cinquantaine de sommations contre les soldats convaincus de brigandage. En dehors de la production agricole proprement dite, le commerce avait été largement ralenti également : quel marchand chargé de produits divers s’aventurerait sur des routes infestées

de soudards, se mettant à la merci des voleurs et des chasseurs de rançon ? C’est surtout le territoire des marches, à la frontière de la France, qui avait dépéri fortement entre 1470 et 14904. La Basse-Bretagne, plus éloignée des zones de conflit, avait contrebalancé en partie la grande perte de recette des caisses ducales. Mais l’amenuisement progressif des revenus d’Anne avait sans doute joué un rôle dans sa décision d’épouser Charles VIII en 1491 : entre les dépenses de la guerre et les exemptions d’impôt, sa dot risquait de disparaître totalement. C’est une épouse endettée qu’avait choisie le roi. Seigneurs et bourgeois bretons avaient eu tout le temps de se rendre compte au XVe siècle que la guerre est l’ennemie de la prospérité, lorsque les heures les plus sombres risquaient de s’achever dans une banqueroute généralisée. C’est pourquoi la paix leur est apparue précieuse en 1491, puis à nouveau en 1532. Depuis le premier mariage de la duchesse, la paix s’est installée et tous ses bienfaits avec elle. Le commerce est redevenu florissant, les déplacements par terre et par mer plus sûrs, les impôts régulièrement payés par des familles qui peuvent vivre de leur travail. Fougères n’est plus une citadelle guerrière mais une cité bourgeoise et paisible vivant du commerce du lin. Rennes délivrée de son passé militaire a repris le trafic des marchandises. Depuis 1500, la Bretagne ne cesse de se repeupler et de faire revivre ses paroisses rurales. Sur le plan géopolitique, en devenant définitivement une province du royaume de France, la Bretagne change de position stratégique. Elle devient la frontière occidentale et le fer de lance d’un royaume d’envergure européenne face au danger britannique ou espagnol. Plus question dans cette optique de négocier une quelconque entente avec les Anglais. La loyauté envers la couronne de France obligera les Bretons à considérer l’Anglais comme l’ennemi aussi souvent que le souverain britannique sera en guerre avec la France – c’est-à-dire très souvent. Les Bretons en tireront toutefois un parti très avantageux : la guerre de course est une manne pour ces hardis

marins. En signant des lettres de course avec le roi, les corsaires de Saint-Malo et de Morlaix vont contribuer à la prospérité des ports bretons tout en maintenant des liens propices avec la couronne. N’oublions pas qu’ils reversent 10 à 20 pour cent de leurs gains au monarque en vertu du contrat conclu entre eux. Par ses corsaires, ses paysans et ses marchands, la Bretagne fait désormais partie des provinces les plus précieuses du royaume de France. Cette position aurait sans aucun doute flatté la duchesse qui a toujours considéré que celui qui règnerait sur ses sujets serait, comme elle, l’élu d’un destin exceptionnel.

CHAPITRE 8

Naissance d’un mythe

La sépulture multiple Que reste-t-il d’Anne ? Un souvenir sans équivalent pour une femme du Moyen Âge, mais aussi des lieux imprégnés de sa présence. Au moment de sa mort, Anne accepte qu’à défaut de tout son corps son cœur seul soit enterré à Nantes, dans l’église des Carmes où reposaient alors son père et sa première femme. À la fin du Moyen Âge, le fait de séparer le corps en plusieurs morceaux enterrés en différents endroits ne fait pas l’unanimité. Avant Anne, plusieurs reines ont explicitement refusé cette pratique. Isabeau de Bavière, la femme de Charles VI le roi fou, indique qu’il s’agit d’un signe d’orgueil incompatible avec le salut de l’âme après la mort. Il ne peut plaire à Dieu qu’on se donne une telle importance alors que l’on se trouve entre ses mains, soumis à sa miséricorde. Mais sur le plan politique, c’est un avantage certain qu’utilise la duchesse à l’instar des grands personnages de son temps. Alors que François II était enterré avec sa première femme, Anne fait d’abord ajouter dans sa sépulture les restes de sa propre mère, Marguerite de Foix. L’église des Carmes est un lieu plus facilement accessible que la basilique de Saint-Denis pour les Bretons. Sous prétexte d’amour filial et matrimonial – la reine souhaite reposer à la fois près de ses parents aimés par son

cœur et près de son deuxième époux Louis par le reste de sa dépouille mortelle – la sépulture multiple permet en pratique de créer deux lieux de pèlerinage et de recueillement auprès de la reine défunte. Les sujets peuvent venir à la fois à Saint-Denis et à Nantes. De plus, il n’échappe à personne qu’une part d’Anne reste définitivement en Bretagne : même dans la mort, elle ne renonce pas à la couronne ducale. Le choix des Carmes comporte une valeur symbolique : cet ordre mendiant montre avec ostentation l’humilité obligée de la reine, dans la logique de la fameuse cordelière qu’elle arborait à la taille. Tout en exhibant sa ferveur, elle fait une faveur insigne aux Carmes puisque leur église va y gagner en prestige et recevoir de nombreux pèlerins. Quand elle meurt le 9 janvier, une commande est immédiatement passée à un orfèvre parisien pour réaliser un reliquaire en or pur qui doit contenir son précieux cœur. L’organe de la reine prélevé par les chirurgiens sur son cadavre à Blois arrive par la Loire dans la capitale ducale le 13 mars. Il est aussitôt placé dans cette pièce d’orfèvrerie exceptionnelle qu’on peut toujours voir au musée Dobrée à Nantes. Un texte est gravé sur cette curieuse boîte jaune qui présente vaguement la forme anatomique d’un cœur. À l’intérieur, on peut lire cette inscription émaillée : « Ô cœur chaste et pudique, Ô juste et benoît cœur, Cœur magnanime et franc, De tout vice vainqueur. » Ce sont bien les vertus terrestres d’Anne qui sont ainsi glorifiées : celles qui firent d’elle une bonne reine et celles qui doivent lui ouvrir la porte des cieux. L’écrin d’or est enfermé dans une boîte en plomb, elle-même posée dans une boîte en fer. Le dimanche 19 mars, une procession est organisée vers l’église des Carmes pour transporter le cœur jusqu’à sa dernière demeure. Les rues sont tendues de blanc sur la première moitié du parcours, en signe d’humilité. Puis les tentures deviennent noires comme celles qui recouvrent les murs de l’église. Des enfants tenant un cierge pleurent devant les portes des maisons. De gros cierges aux armes d’Anne sont placés aux fenêtres sur tout le parcours. Nul ne peut ignorer l’événement. Par son choix de faire enterrer

son cœur à Nantes, Anne a sans doute songé à sa postérité. En tête de la procession, un crieur invite chacun à se recueillir et à prier. Puis viennent quatre cents bourgeois de la ville en rang par deux, suivis des membres du clergé et des représentants des confréries religieuses très vivaces à cette époque. Clou du spectacle : cent pauvres ont été loués à dix livres pour deux jours de service. Ils arborent des torches dont on sait par le livre de comptes que l’une sera perdue. Après les pauvres, deux hérauts de la reine précèdent les nobles personnages de son entourage. Le dais qui abrite le cœur tenu par le chancelier Montauban, fidèle toujours vivant, est porté par les deux sénéchaux de Rennes et de Nantes, le vice-chancelier de Bretagne et l’abbé de Sainte-Croix de Quimperlé. Enfin, les gens de justice et les gentilshommes ordinaires ferment la marche. Au total, plusieurs centaines de personnes dans cette ville qui ne comporte pas plus de vingt mille habitants. Après la cérémonie d’ensevelissement, un banquet est offert aux dignitaires religieux et laïcs. Mais si les dépenses sont payées en livres bretonnes en usage dans le duché, elles sont converties en livres tournois françaises dans le grand registre où sont tenus les comptes. L’habitude est prise d’obéir à Paris. Au fil des ans, le reliquaire du cœur perd peu à peu de son importance. Bien plus tard, en 1727, le maire de Nantes craint que les religieux ne l’aient volé pour le revendre. On ouvre donc la sépulture où l’on retrouve le reliquaire intact. Lorsque la boîte est ouverte, du cœur d’Anne ne subsistent plus que quelques poussières desséchées emportées par le vent. Le joli reliquaire en or est donc replacé dans le mausolée. Après l’épisode révolutionnaire où il est sauvé de justesse de la fonte pour être placé à la Monnaie de Paris, il est réclamé par la ville de Nantes en 1819. L’objet revient donc dans la capitale des ducs, mais est oublié dans une armoire jusqu’en 1852. Sous le Second Empire, l’État le réclame pour l’entreposer au musée des souverains français. Réponse négative de la ville et querelle durable entre différentes institutions qui se prennent de passion pour cette

curiosité historique de plus en plus symbolique. En 1896, il est exposé au musée Dobrée, mais quand le château de Nantes devient un musée en 1921, on parle de transférer l’objet au château. Ce qui n’aura jamais lieu, le musée Dobrée conservant jalousement son trésor. En 1991, il est donc décidé de demander à un orfèvre allemand de Wuppertal d’en réaliser une copie destinée au château et qui pourra être prêtée pour des expositions. C’est cette copie qu’on admire aujourd’hui au château de Nantes. Quant à l’original, il n’a pas achevé ses tribulations. En 2018, ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « le cœur d’Anne » est volé. L’émoi est grand puisque le reliquaire a survécu jusque-là à tous les épisodes de l’histoire de France et que les voleurs semblent tout ignorer de sa valeur symbolique. Et s’ils envoyaient le reliquaire à la fonte ? Des Bretons proposent de verser une rançon pour récupérer cet objet dont l’enjeu dépasse largement sa valeur vénale. Mais le cœur est rapidement retrouvé. Par une enquête efficace, la France républicaine a montré son attachement à l’objet breton royaliste. La sépulture multiple est l’un des privilèges des Grands. Les deux époux d’Anne en ont eux aussi bénéficié. Si le corps de Charles VIII était inhumé à la nécropole de Saint-Denis, son cœur avait été enterré près de ses parents, Louis XI et Charlotte de Savoie, à la basilique de Notre-Dame de Cléry. Quant à Louis XII, son cœur et ses entrailles ne sont pas à Saint-Denis mais à l’église des Célestins, à Paris, où reposent aussi les corps de ses grands-parents et de son père. Au moment de la mort d’Anne, Louis y avait fait apporter le cœur de ses parents, François et Marguerite. Car Anne a pris après sa mort une dimension hors du commun. Elle sera l’aïeule de quatre rois de France : Henri II, son petit-fils, ainsi que François II, Charles IX et Henri III, ses trois arrière-petits-fils. Elle est la belle-mère de François Ier dont la réputation va s’amplifier avec le temps. À la Renaissance, le souvenir d’Anne est vif parmi les dames de la cour comme Diane de Poitiers ou Anne de Pisseleu. Plus d’une reine cherchera à

l’égaler en sagesse et en influence comme Catherine et Marie de Médicis. Son souvenir va donc marquer le XVIe siècle. Tous connaissent l’histoire de cette grand-mère qui vint d’un pays ennemi épouser le roi leur aïeul en justes noces. Anne représente la forme achevée du devoir d’État pour tous ces souverains aux prises avec les guerres de Religion et qui doivent faire face à des situations personnelles et familiales complexes: ils ont des amis et des cousins dans le camp huguenot ennemi. Sans doute ont-ils pensé à Anne pour essayer de débrouiller certaines complications inextricables entre loyauté à son clan et obéissance à ses devoirs : la fermeté de caractère de la Bretonne lui a permis de trouver la solution le moment venu. Alors, pourquoi n’en seraient-ils pas capables à leur tour ? La duchesse-reine sera un exemple pour tous ses descendants à travers le souvenir, mais aussi les différents portraits pieusement conservés.

Monuments et portraits S’il n’existe pas un grand nombre de représentations contemporaines d’Anne, elle est malgré tout l’une des femmes du Moyen Âge les plus représentées. Le seul portrait d’elle à la sortie de l’enfance se trouve inséré dans la reliure d’un manuscrit latin conservé à la Bibliothèque nationale (CHT fig. II). On ignore qui en est l’auteur. Il correspond au moment où, devenue reine, elle fait partie des plus importantes figures politiques d’Europe. Officiellement, elle n’a plus le statut d’enfant malgré son jeune âge. Ce portrait est celui d’une princesse régnante. À cette époque, les portraits sont précieux car ils sont un des rares moyens d’imaginer le visage des grands de ce monde. Par définition, le portrait de cour est flatteur tant parce que la jeune fille doit être présentée sous son meilleur jour que parce qu’aucun peintre n’oserait enlaidir un modèle dont la puissance et le pouvoir le dépassent. Cependant, le portrait doit tout de même

être un peu ressemblant pour prouver le talent de l’artiste. Difficile métier que celui de peintre de cour où il faut flatter le modèle tout en lui restant fidèle. De manière générale, il existe très peu de portraits d’enfants, excepté celui de Jésus dans les bras de sa mère. La vie est si fragile pour le commun des mortels que les parents ne font pas faire de portraits de leur progéniture, à quelques exceptions près, comme dans la famille de Bourgogne. L’enfance n’est qu’un stade précaire et intermédiaire d’un individu non achevé1. Mieux vaut attendre l’âge adulte qui arrive très tôt pour les filles de l’aristocratie puisqu’elles portent souvent des enfants avant l’âge de quinze ans. Une fois devenue mère, Anne est plus souvent représentée, au gré des besoins de la politique royale. Les sujets du royaume ont besoin de connaître son air et son visage. Elle doit acquérir la réputation d’une belle et bonne reine. On l’admire avec son premier puis son second mari sur des vitraux, sur des portraits officiels peints sur des panneaux de bois ou sur des médailles en cire, en bronze ou en or. Surtout, on la voit sur de nombreux manuscrits, en particulier sur ceux qui lui sont offerts. Jean Bourdichon, l’un des peintres de la cour qui officiait déjà sous Louis XI et continuera sa carrière sous François Ier, la représente à plusieurs reprises. Les artistes n’ont pas encore à l’époque le statut de vedette qu’on leur connaît aujourd’hui. Jean Bourdichon reçoit des appointements comme « peintre et valet de chambre du roi ». Curieux mélange ! Il est en tout cas rattaché au service de la famille royale. C’est dans l’art de la miniature sur parchemin que Jean Bourdichon nous a laissé des instantanés de la reine. Leur très bon état de conservation s’explique par le fait que les livres sont rarement ouverts car peu de personnes y ont accès. Les couleurs réalisées à base de pigments naturels ont gardé toute leur fraîcheur, les visages sont roses, les vêtements chamarrés, le ciel azur. D’un portrait à l’autre, le vêtement permet généralement de reconnaître la reine, car son visage diffère

souvent. On remarque toutefois que les traits se creusent, que des cernes se forment à mesure que le temps s’écoule, signe du réalisme dont fait preuve l’artiste. Hormis les Grandes Heures d’Anne de Bretagne – son portrait le plus beau – la souveraine apparaît sur une page touchante où elle est en train d’écrire à son mari Louis XII (CHT fig. VIII).Cette scène est intégrée dans une œuvre collective intitulée Épîtres de poètes royaux. Il s’agit d’une compilation de lettres fictives échangées entre Anne et Louis au moment du siège de Venise par le roi. Nul doute que le roi et la reine ont dû réellement s’écrire des missives, même s’il ne nous en reste pas trace. Anne est assise sur un tabouret, vêtue entièrement de noir, la tête couverte d’une curieuse coiffe, noire elle aussi. Pour une fois, son front n’est pas dégagé. Elle tient sa plume dans la main droite – elle est donc droitière – et dans sa main gauche un grand mouchoir blanc en signe d’affliction car son époux est loin d’elle. Son bureau, une table pliante, est recouvert de drap bleu. Au fond de la pièce, ses femmes brodent et cousent. Le lit paré de tentures rouge et or meuble la chambre dallée de grands carreaux bicolores. Un tableau pieux et deux candélabres rappellent la dévotion de la reine. Aux pieds d’Anne un petit chien blanc, sur une grille une sorte de perruche nous apprennent qu’elle aimait la compagnie des animaux. Plus que cela encore, le chien est pendant tout le Moyen Âge le symbole de la fidélité – fidélité d’une reine à son peuple, fidélité d’une femme à son époux. Enfin, il existe encore quelques portraits sculptés de la reine. Son priant en marbre de Carrare est toujours visible à l’abbatiale de Saint-Denis, où il été replacé au XIXe siècle après l’épisode révolutionnaire. Elle y prie aux côtés de Louis XII, dans une attitude assez rigide alors que son époux penche la tête. Sur ce tombeau, Anne est représentée à l’étage supérieur mais aussi à l’étage inférieur : c’est là que son fameux transi souffrant a été placé, avec celui du roi.

Mais le plus troublant des portraits d’Anne est sa possible statue sur le tombeau de ses parents. Au moment de son court veuvage, on se souvient qu’Anne est revenue pendant quelques mois à Nantes. Elle a pu y constater à quel point la sépulture de ses parents était modeste. Elle a donc commandé un tombeau digne du père d’une reine au meilleur sculpteur de son temps, Michel Colombe, aidé de son atelier. Le monument placé à l’origine dans l’église des Carmes devait être détruit à la Révolution. Il a été mis en sûreté dans un des bas-côtés de la cathédrale de Nantes, où il est finalement resté après 1817 et où nous pouvons toujours l’admirer.

La Force et la Tempérance

Aux quatre coins du sépulcre de François II et de Marguerite de Foix qu’Anne a fait réaliser entre 1502 et 1507 dans le plus bel albâtre, se trouvent les quatre vertus cardinales, la prudence, la justice, la force et la tempérance. Sous quels traits la duchesse a-t-elle choisi de se faire représenter dans sa propre capitale en 1507 ? Certains pensent que celle qui représente Anne est la statue de la prudence car ses traits ressemblent à ceux des autres portraits de la duchesse. D’autres l’imaginent sous les traits de la justice : justice et prudence sont placées à la tête des gisants, ce qui montre leur importance. Et si la duchesse s’était démultipliée pour être quatre fois représentée à des âges différents, dans les circonstances que la vie lui a imposées ?

La Prudence

La Justice

La première, la force, est casquée et corsetée dans une cuirasse ouvragée. Elle ne porte pas encore la cordelière.

Serait-ce la jeune Anne obligée de faire la guerre avant son premier mariage, l’orpheline assiégée dans Rennes et transformée en chef de guerre par la force des choses ? La duchesse s’arroge le monopole de la violence physique légitime qui caractérise l’État souverain. Son armée seule peut mener la guerre et non les bandes de soudards contre lesquels elle a eu à en découdre. La deuxième, la justice, est la seule des quatre statues féminines à arborer une couronne. Souveraine en Bretagne et en France, elle est vêtue magnifiquement. Un livre ouvert dans sa main gauche montre une balance en équilibre. Savoir rendre une justice pondérée, savoir discerner le coupable de la victime, savoir donner la paix à ses sujets fait partie des qualités les plus attendues d’un souverain. Anne se présente en nouveau Salomon. Mais elle tient aussi dans la main droite une épée qui sert à trancher les cas litigieux. Bonne reine, elle doit être bonne justicière. La bonne décision de justice n’est rien sans la force qui permet de la faire appliquer. La troisième statue, celle de la prudence, regarde derrière elle par deux moyens : elle porte dans la main gauche un miroir bombé grâce auquel elle peut surveiller ses ennemis dans son dos. Mais sa tête est aussi double : jeune femme devant, vieillard chenu caché par derrière sous le capuchon. Son expérience guide la jeune reine qui porte désormais la cordelière autour de la taille sur un vêtement fort simple. Être prudent revient à toujours regarder derrière soi, être capable de tenir compte du passé pour aborder l’avenir, ne pas se fier à l’impulsion de la jeunesse. Un compas permet en outre à la duchesse-reine de tracer son chemin avec vigilance comme le font les navigateurs sur les cartes marines. Le curieux visage de vieillard dissimulé sous le capuchon serait-il celui du sculpteur Michel Colombe âgé de soixante-quinze ans au moment où Anne lui passe cette commande exceptionnelle ? C’est possible. La quatrième statue, celle de la tempérance, est la plus âgée : Anne approche de la trentaine. Finis la jeunesse, les excès, les

fêtes et les bals. Une pendule montre que son ventre bombé attend toujours de mettre au monde un fils. Elle est celle qui attend avec patience que Dieu lui octroie sa grâce. Elle tient un mors de cavalier dans la main. Les gisants d’albâtre de François et Marguerite sont allongés en surplomb, sur le mausolée la face tournée vers le ciel. Pourtant, curieusement, cette posture les rend quasiment invisibles à ceux qui admirent le tombeau. Lorsqu’on approche de ce monument, on ne remarque en réalité que les statues des quatre vertus cardinales. Ce sépulcre pour François et Marguerite ressemble bel et bien à un monument à la gloire de leur fille. Plus que la reine de France, c’est la fille, fière de son destin, qui veille ici sur ses parents endormis.

Prisonnière du destin Fille aînée d’un duc sans fils, née dans le château de la nouvelle capitale de Bretagne, Anne n’a jamais joui d’aucune liberté. De son vivant, elle a dû se conformer à un serment : « Jamais je n’assujettirai la Bretagne à la France. » Si elle est devenue un personnage historique parfois insaisissable, c’est aussi parce qu’elle a servi trop de maîtres après sa mort. On la voudrait fidèle à la France parce qu’elle fut reine, fidèle à la Bretagne parce qu’elle est née bretonne, fidèle à son père parce qu’elle eut l’obligation de promettre, fidèle à son peuple qui comptait sur elle, fidèle à son époux – mais lequel ? –, fidèle à ses fils morts trop jeunes, fidèle à ses filles comme elle éloignées du trône… Chacun la tire à soi et tous ont quelque chose à lui reprocher. Ce sont d’abord les chroniqueurs des rois qui dès sa mort la présentent comme l’épouse modèle et aimante, sans voir d’inconvénient à son remariage quand il ne peut exister qu’un seul époux devant Dieu dans une société qui croit à la résurrection. Anne doit être parfaite pour que l’union avec le duché ne puisse

pas être remise en cause. Il s’agit de ne pas froisser les Bretons, et de montrer que l’union harmonieuse de deux êtres correspond à l’union harmonieuse de deux territoires, de deux peuples. Soucieuse de sa réputation et de la bonne renommée qui lui survivra, Anne a multiplié les commandes auprès des auteurs. Elle parraine Les Grandes Chroniques de Bretagne d’Alain Bouchart, avocat et conseiller au parlement de Paris. L’auteur a commencé sa carrière en Bretagne sous François II. Son livre s’inspire de la Chronique des rois et princes de Bretagne armoricaine, de Pierre Le Baud, aumônier d’Anne de Bretagne, rédigée plus tôt mais publiée plus tard. Le livre d’Alain Bouchart connaît une histoire mouvementée. Anne approuve l’entreprise mais les Grandes Chroniques ne seront publiées qu’après la mort de la duchesse, en novembre 1514. Elle n’a donc pas pu en voir la version finale. Le prologue indique que certaines parties ont été lues devant elle. Mais le texte sera imprimé sous plusieurs versions : en 1518, 1531, 1532 et 1541, avec, pour chaque édition, des ajouts et des retraits conformes à la politique royale. Dans l’édition de 1518, on ajoute le voyage d’Anne en Bretagne en 1505 en insistant sur l’atmosphère de fête qui accompagne la duchesse, forcément aimée de son peuple alors qu’elle est reine de France. Anne est présentée comme gouvernant seule son duché. À cette date, Claude de France est encore vivante et François Ier fait preuve de prudence. Mais pour l’édition de 1531, Claude est morte et le passage sur le Tro Breiz est retiré du livre : le roi est en train de négocier le traité d’union de la Bretagne avec la France. Dans l’édition de 1544, le passage est réintroduit. L’union étant effective et considérée comme irréversible, ce texte ne présente plus aucun danger pour Paris. Au même moment, la noblesse bretonne, qui entend défendre ses privilèges face au roi, commande un autre ouvrage, les Annales de Bretagne, à Bertrand d’Argentré, petit-neveu de Pierre Le Baud. Le livre paraît une première fois à Rennes en

1582, puis à Paris en 1588, 1605, 1611, 1618 et 1668. Aussi bien Pierre Le Baud que Bertrand d’Argentré sont de farouches partisans du parti breton et vont s’attacher à faire de la reine une figure militante indépendantiste avant l’heure. Toute l’histoire d’Anne est revue à l’aune du mécontentement des sujets bretons envers des rois de France dont l’autorité est sans cesse remise en cause à la fin du XVIe siècle, dans le contexte des guerres de Religion. De Charles IX à Henri III, la dynastie des Valois s’étiole. Le personnage d’Anne devient peu à peu l’incarnation de la résistance à la France, la faible orpheline refusant de plier devant le roi terrible et puissant. Bertrand d’Argentré prétend que la duchesse n’ambitionnait nullement de devenir reine et aurait préféré rester maîtresse chez elle. L’historien en veut pour preuve qu’elle tenait à rester mariée à Maximilien. Une fois devenue reine, elle aurait comploté à plusieurs reprises contre la cour et même essayé de s’échapper pour regagner sa Bretagne. Autant d’interprétations purement fantaisistes à une époque où la science historique ne s’embarrasse guère de scrupules et relève plus de la propagande que de la connaissance. Car Anne aurait pu épouser un seigneur de second rang qui serait devenu ducconsort : ç’eût été la garantie de maintenir la Bretagne indépendante pendant encore une génération. Mais il était de tradition depuis Aliénor d’Aquitaine que les jeunes héritières de principautés considérables devinssent les épouses de seigneurs de rang très élevé. Anne n’a pas dérogé à la règle de l’hypergamie. En s’appuyant sur le contrat de mariage d’Anne et Louis XII redécouvert au milieu du XVIe siècle, l’ouvrage de Bertrand d’Argentré remet en cause l’union du duché et du royaume. Le roi Henri III n’hésite pas un instant : il commande une réfutation à Nicolas Vignier. Le livre paraîtra en 1619, sous Louis XIII. La Bretagne devient un enjeu historiographique. Un autre auteur contemporain de la duchesse s’invite dans le débat. Philippe de Commynes, chambellan de Charles le Téméraire puis mémorialiste des règnes de Louis XI et de Charles VIII, soutient et développe l’idée de l’attachement à

Maximilien. Il faut dire qu’ayant été emprisonné par Charles VIII, il avait des raisons toutes personnelles de diminuer les mérites du roi de France. Le mariage avec Charles est présenté par lui comme un sacrifice personnel d’Anne à la raison d’État. Le livre de Philippe de Commynes a connu un succès ininterrompu pendant plusieurs siècles. Si Charles avait eu la sagesse de pardonner la trahison de son conseiller, sa réputation de roi en aurait été meilleure : il ne serait pas devenu pour la postérité ce que le chroniqueur en fait dans son œuvre, un roi faible, de peu de capacité et de mauvaise apparence. Pour Philippe de Commynes, il n’y a jamais eu d’entente véritable entre la duchesse et son premier époux. Mais le chroniqueur ne prend pas pour autant la défense de la reine. Il la décrit comme ambitieuse, froide et chagrine. L’épisode resté célèbre est celui où Louis XII organise des fêtes pour la distraire de son chagrin d’avoir perdu son dernier fils, quelque temps avant son second mariage. Anne ne peut se consoler. On comprend que les intérêts des deux personnages divergent dans cette affaire : Louis a perdu un rival alors qu’Anne a perdu un fils et l’occasion d’être régente. Pour Commynes, Anne a mauvais caractère. Mais n’oublions pas qu’il l’a réellement connue et côtoyée. À la fin du XVIe siècle, un autre personnage s’attache à dresser le portrait de celle qui fut reine de France. Pierre de Bourdeille, seigneur de Brantôme, est le fils d’un des pages d’Anne de Bretagne qui lui a raconté, dans son enfance, des épisodes de la vie de cette souveraine. Après avoir participé aux guerres de Religion et s’être battu en Espagne, le vieux soldat immobilisé par la maladie à la fin de sa vie s’attache à rassembler ses souvenirs sur le règne de Charles VIII afin de les coucher par écrit. Il chargera ses héritiers de les faire publier, ce qu’ils s’empressent d’oublier. Ce n’est qu’au XVIIe siècle, en 1659, que les manuscrits sont découverts dans une vieille malle d’osier et abondamment pillés par d’autres historiens comme Jean le Laboureur et Mme de Lafayette. Ils sont publiés pour la première fois en 1665 mais vont avoir une influence considérable

sur l’image de la reine Anne par la suite. Bien heureusement pour elle, c’est un portrait flatteur que dresse Brantôme dans son Recueil des dames, celui d’une femme « très vertueuse, sage, honnête, bien-disante et de fort gentil et subtil esprit ». Il prétend que « si elle a été désirée pour ses biens, elle l’a été autant pour ses vertus et mérites ».

Frontispice du Recueil des dames

Mais, dans la littérature historique, Anne est rarement évoquée pour elle-même : elle n’est généralement que le faire-valoir des

rois qu’elle a épousés. Il se trouve pourtant que ni son premier mari, Charles VIII, ni le second, Louis XII, n’ont laissé la réputation de grands rois. Ils souffrent de la comparaison avec Louis XI, l’« universelle araignée » grandi par sa lutte avec Charles le Téméraire et, surtout, ils ne supportent pas la proximité avec leur successeur François Ier. Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles Anne apparaît comme un personnage à fort caractère, voire à mauvais caractère ? Ni atone ni médiocre, sa figure l’emportera finalement sur celle de ses deux époux et son nom reste aujourd’hui plus connu que ceux de Charles VIII et de Louis XII. C’est exceptionnel.

La reine en sabots Admirée et célébrée de son vivant, la reine restera une référence pour les membres de la famille royale jusqu’à la Révolution française. Mais, auprès du peuple, son image devient de plus en plus floue à mesure que le temps passe. C’est le XIXe siècle qui va lui redonner vie sous forme d’un personnage digne des romans médiévaux. Comme toutes les dames de son époque, Anne lisait ces romans. Loin de se contenter de ses livres d’heures, elle rêvait comme Charles VIII et Louis XII d’exploits chevaleresques et de héros généreux. Elle eût été bien aise de savoir que son nom serait un jour l’égal de celui de la Léonor du Roman de la Rose ou de la belle Yseult de Chrétien de Troyes. Les légendes vont peu à peu l’emporter sur le personnage historique, légendes doublées d’enjeux politiques autour de l’identité bretonne. Progressivement se forge l’image d’une femme plus attachée à son duché qu’au royaume de France. La révolte des bonnets rouges sous Louis XIV, celle des Chouans sous la Révolution puis la résistance à la centralisation jacobine symbolisée par l’école obligatoire en langue française à la fin du XIXe siècle

renforcent l’idée d’une Anne plus duchesse que reine. Elle devient le porte-parole des Bretons. Pourtant, dans la titulature des honneurs, être reine est un honneur plus grand que celui d’être duchesse. Le comportement de Claude de France en est la preuve ultime. Il ne lui serait pas venu à l’idée de se déclarer duchesse, elle qui était fille et femme de roi. Mais rien n’y fait. On invente toutes sortes de légendes pour faire d’Anne une militante indépendantiste avant l’heure : elle aurait été présente à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, ce qui est très peu probable parce que femme et parce qu’enfant ; elle porte sur les dessins populaires la coiffe bretonne qui est celle du XIXe siècle et non celle du Moyen Âge ; elle aurait été enlevée et mariée de force à Charles VIII – légende répandue en réalité au XVe siècle par la propagande de Maximilien privé de son épouse, et réapparue quatre siècles plus tard. Attachée à ses privilèges de duchesse, Anne acquiert peu à peu l’image de celle qui sait faire respecter son droit. Son histoire redevenue peu à peu populaire est reprise par les écrivains du XIXe siècle comme Just-Jean Roy, Antoine Leroux de Lincy ou Paul Lacroix. À cette époque, la duchesse-reine est souvent représentée à cheval, chevauchant sur ses terres, comme elle le fit par deux fois : d’abord au moment où, affrontant le roi de France en 1490, elle était partie à la rencontre de ses sujets. La seconde fois lors du grand pèlerinage entrepris en 1505, le Tro Breiz. Ces épisodes deviennent des images d’Épinal dans le milieu bretonnant. Sur les terres historiques de son père, à Montfort-l’Amaury près de Paris, un pardon breton est placé sous son patronage de 1898 à 1914. Apparaît également l’image de la « reine en sabots », image à double tranchant d’une figure de plus en plus sensible. Une comptine enfantine calquée sur En passant par la Lorraine commence ainsi : « C’était Anne de Bretagne avec des sabots, revenant de ses domaines avec des sabots laridondaine, Ah ! Ah ! Ah ! Vive les sabots de bois. » Les sabots symbolisent

alors une région restée rurale, malgré la Révolution industrielle qui se répand un peu partout en France, particulièrement dans le nord du pays. Par cette chaussure, la souveraine apparaît proche de ses sujets, elle fait preuve d’humilité, elle est capable de comprendre les préoccupations des pauvres gens. Mais cette première lecture se double d’une critique de moins en moins voilée. Au XIXe siècle, la Bretagne est devenue une région pauvre, contrairement à ce qu’elle était au Moyen Âge. Elle reste largement agricole et ses trop nombreux enfants doivent émigrer vers le reste du territoire ou au-delà des mers pour survivre. Anne n’est plus présentée comme un beau parti. Quel avantage le roi de France eut-il à épouser cette pauvre fille qui ne lui apportait qu’une dot misérable ? Charles VIII n’avait-il pas eu tort de renoncer à la Bourgogne pour avoir cette Bretagne qui serait forcément tombée dans son escarcelle un jour ou l’autre étant donné sa situation géographique ? La Bretagne est à la France ce que le Portugal est à l’Espagne : un territoire cerné, dépendant, dont l’unique échappatoire est le littoral qui lui permet de tisser des relations par voie de mer avec le reste du monde. Une position bien incommode à une époque où la marine est peu sûre, où les paysans attachés à leur terre redoutent les grandes étendues maritimes. L’océan ne s’achève-t-il pas par un trou sans fond dans lequel tombent les navires partis trop loin ? La politique extérieure de la Bretagne comme celle du Portugal demeure tributaire des décisions du grand voisin. Comme les couronnes d’Espagne et de Portugal furent un jour réunies, les couronnes de France et de Bretagne devaient fatalement l’être. Et les embarras liés au mariage breton auraient pu être évités. La reine en sabots – bonne fille ou pauvre fille ? – devient finalement une figure récurrente de l’imagerie de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais, fiers de leur passé, les mouvements nationalistes et indépendantistes en font une sorte d’hymne de reconnaissance. La chanson, recueillie en 1880 en Ille-et-Vilaine par Adolphe Orain, un folkloriste breton, devient un grand classique des banquets des sociétés bretonnes qui fleurissent

alors dans la région parisienne, particulièrement autour de la gare Montparnasse, point d’arrivée des Bretons à Paris. La reine en sabots est proche de son peuple.

Gravure de Jeanne Malivel

Breiz atao, dynamiteurs Toutefois, pour certains Bretons, au contraire, la reine en sabots prend peu à peu l’allure d’une traîtresse. Accepter ce mariage n’était-il pas une défaite ? Pire, un parjure ? Le réitérer, n’était-ce pas persister dans la faute ? C’est oublier un peu vite que si son père avait résisté pendant quatre ans au roi de France au cours de la Guerre folle, sa fille n’avait pas démérité en tenant plus de trois années face à Charles VIII malgré son jeune âge et avant de se résoudre à l’épouser. Sans doute les

humiliations subies par un père déjà malade l’avaient-elles marquée dans son enfance. En 1488 bien sûr, à Saint-Aubin-duCormier, l’humiliation de la défaite qui précipita sa mort. Mais aussi lors de la révolte des seigneurs bretons en 1484. À sept ans, Anne avait appris très tôt qu’il faut se méfier de son propre camp. La vie lui avait donné des leçons précoces dont elle avait fait son miel par la suite. Au XIXe siècle, entre admiration pour son courage et condamnation de sa politique, les Bretons s’attachent à rendre la duchesse plus authentique en trafiquant son héritage. Son château de Nantes est restauré entre 1856 et 1858. Sur les magnifiques loggias Renaissance de la tour de la Couronne d’or, on sculpte des bas-reliefs plus vrais que nature : le porc-épic emblématique de Louis XII et l’hermine d’Anne, qui ressemble d’ailleurs furieusement à un lévrier. Lors de la restauration des lucarnes, on ajoute des A majuscule qui n’existaient pas, ainsi qu’une devise, « Amavi », déformation de « A ma vie », devise de l’ordre de chevalerie de l’Hermine, sans se soucier que cette devise fut très peu utilisée par la duchesse. S’il est vrai qu’Anne faisait partie de cet ordre fondé par son ancêtre au XIVe siècle et qui admettait les femmes chevaleresses, elle s’est choisi très tôt une devise toute personnelle « Non mudera » – elle ne changera pas2. Il s’agit bien au XIX e siècle de réécrire l’histoire pour forger le mythe, Français d’un côté, Bretons de l’autre, puisqu’Anne appartient à la fois aux uns en tant que reine et aux autres en tant que duchesse. Au XXe siècle, la République française invente des représentations d’Anne qui ont pour but d’apaiser les tensions avec les Bretons dissidents de moins en moins discrets. En 1911, à la veille de la Première Guerre mondiale, l’image de la duchesse est mobilisée par la France pour demander aux Bretons l’union contre l’Allemagne. Pour commémorer les quatre cent vingt ans du mariage d’Anne et de Charles VIII on inaugure à Rennes un monument qui va rester célèbre dans la mémoire régionale.

Sur la façade de l’hôtel de ville de Rennes, dans une niche laissée libre par la disparition d’une statue de Louis XV pendant la Révolution française, le gouvernement commande une sculpture où l’on voit Anne et Charles VIII symbolisant l’union de la Bretagne et de la France. La légende a été longuement étudiée pour ne froisser personne : « La Bretagne et la France s’unissent » – La Bretagne vient en premier, le geste est indiqué comme volontaire de la part des deux parties. Par un artifice astucieux, le sculpteur Jean Boucher a réussi à placer les visages d’Anne et du roi à la même hauteur alors même que le genou de la duchesse est légèrement ployé. C’est ce ploiement qui est à l’origine de la querelle : il rappelle fâcheusement l’hommage entier que le duc François II a toujours refusé de rendre au roi de France Louis XI, et qui a mené à la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier. Le duc n’est pas un vassal comme les autres. Il ne doit l’hommage qu’à demi et n’a jamais accepté de s’agenouiller devant le roi. Qu’on puisse représenter Anne dans cette posture est ressenti comme une offense et même une provocation par la Bretagne militante, et le monument est immédiatement surnommé par les indépendantistes « monument de la honte ». En 1932, alors que l’on commémore le rattachement de la Bretagne à la France, un groupe d’irrédentistes mené par Célestin Lainé prend une décision définitive : la statue est dynamitée dans la nuit du 7 août, au nez et à la barbe de la police qui redoutait un attentat. Le geste est revendiqué dans une lettre envoyée à la presse : « Nous ouvrons la lutte pour l’indépendance de notre pays en ce jour anniversaire de notre annexion par la destruction du symbole de notre asservissement qui trône au centre de notre capitale. » Pourtant, la République, magnanime, avait multiplié les gestes d’apaisement : elle avait fait frapper en cette même année 1932 une médaille sur laquelle on peut voir Anne deux fois : à gauche, elle est reine couronnée, adulte. Elle prend dans ses bras une fillette représentée à droite et qui porte le costume breton. Anne adulte et reine rassure et console Anne enfant et orpheline. Le

message était clair : la France accueille la Bretagne dans son giron consolateur. Mais les nationalistes n’ont pas dit leur dernier mot. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, une branche minoritaire du Parti national breton rangé sous la bannière de la revue Breiz atao – « Bretagne toujours » en breton – croit pouvoir profiter des difficultés de Paris pour retrouver son indépendance. Des rapprochements s’effectuent entre indépendantistes bretons et gouvernement de Vichy, voire même directement avec les Allemands3. Et Anne devient malgré elle une auxiliaire zélée de la propagande anti-anglaise. Le magazine pour enfants Ololê publie, pendant les quatre années de guerre, un feuilleton intitulé « Les loups d’Anne de Bretagne », où les méchants sont les Anglais et les juifs. Il n’y a d’ailleurs pas qu’en France que le personnage suscite les passions : on l’a vu, Anne fut brièvement mariée par procuration à Maximilien, alors roi des Romains et futur empereur du Saint-Empire. Le chroniqueur bourguignon Jean Molinet prétend au XVIe siècle qu’Anne aurait préféré demeurer l’épouse de Maximilien. Attaché au service de Marguerite d’Autriche – la petite reine délaissée par Charles VIII et la fille de Maximilien – Jean Molinet ne peut que soutenir que Maximilien eût été bien meilleur époux que Charles VIII. D’autant qu’à la génération suivante, François Ier est devenu l’ennemi juré de Charles-Quint, le petit-fils de Maximilien. C’est l’opposition entre la France et l’Empire. Il s’agit de défendre l’honneur des Habsbourg face à celui des Valois. La propagande de Breiz atao reprendra à loisir le thème du mariage de la Bretagne avec l’empire germanique, prenant en tenailles la France par l’est et par l’ouest et préfigurant l’alliance des indépendantistes avec le IIIe Reich d’Hitler. Finalement, la figure d’Anne restera légitime autant pour le gouvernement français que dans les départements bretons. Paris refuse de la céder à Rennes. En 1986, alors qu’on cherche à renouveler les personnages retenus pour orner les billets de la Banque de France, le choix se pose sur Anne, deuxième femme

après Jeanne d’Arc à être proposée pour un billet de banque(CHT fig. IX).La monnaie doit inspirer la confiance à ses utilisateurs, la figure qui l’orne doit donc être consensuelle. Il faut supposer qu’Anne l’est puisqu’elle est choisie. Hélas, ce billet, pourtant fabriqué, ne sera jamais mis en circulation. Non pas pour des raisons de politique bretonnante mais pour des raisons économiques : cette grosse coupure de 500 francs pouvait laisser supposer que l’inflation allait repartir à la hausse. On détruisit donc le stock existant. En Bretagne, dans le cadre de la réhabilitation du château des ducs comme monument emblématique et comme centre culturel régional d’importance, une commande est passée en 2002 au sculpteur Jean Fréour d’une statue en bronze de la duchesse. Elle accueille aujourd’hui les visiteurs devant la porte de son château qui donne du côté de la ville de Nantes. Simplement vêtue du costume breton et enveloppée d’une large pèlerine qui tombe jusqu’à ses pieds, Anne est d’une stature très imposante, presque colossale. Sa majesté n’est pas dans sa mise mais dans sa taille et son allure, le regard posé sur le lointain, le visage volontaire et sérieux sans être dur. De l’aveu du sculpteur membre du Seiz Breur, un mouvement artistique régionaliste s’appuyant sur des racines terriennes et sur l’artisanat breton, ce monument doit marquer « la réalité de l’appartenance culturelle et historique de Nantes à la Bretagne ». Il semble bien que la figure d’Anne soit désormais légitime dans tous les camps.

Conclusion

En instrumentalisant son histoire, on a voulu faire croire qu’Anne – et avec elle ses sujets – avait été victime d’une humiliation. Ses deux mariages lui auraient été imposés par la France, faisant d’elle une victime silencieuse de la diplomatie internationale. En réalité, Anne s’est personnellement engagée par le sacrement du mariage dans une démarche volontaire. Nul ne l’a contrainte. Et immédiatement, à deux reprises, elle a été traitée comme une véritable épouse. C’est qu’elle ne s’unit pas à un prince appelé à devenir roi. Fait rare, elle épouse par deux fois un homme déjà roi qui veut faire d’elle sa reine. Honneur insigne, elle est bel et bien choisie pour elle-même. Les cérémonies de couronnement en font foi. On ne voit pas trace d’humiliation dans les entrées de ville et les magnifiques parades qui sont données en son honneur. À la fin de sa vie, malgré les différends avec son époux sur l’avenir de leur fille aînée Claude, elle garde toute son autorité royale. Reine elle est et personne ne le conteste. Pas plus d’ailleurs sous Charles VIII que sous Louis XII. Anne de Beaujeu s’est effacée dès l’arrivée d’un fils, Charles-Orland. Anne a su apprivoiser la cour, les Grands, les monarques de passage. Tout en elle révèle la grande dame à l’éducation complète. Elle est une des reines les plus connues dans les cours étrangères et les plus observées par les ambassadeurs et les espions. On connaît son influence sur son second mari. La petite duchesse ne s’est pas contentée d’apporter à son époux son ventre et sa jeunesse. Elle n’a pas

abandonné lâchement sa dot. Héritière, elle demeure maîtresse chez elle. Fine diplomate, on la respecte d’autant plus qu’elle a négocié pour ses sujets des avantages fiscaux dont ne bénéficient pas les autres sujets du roi de France. Les Bretons comprennent rapidement qu’ils lui doivent la fin de guerres interminables et la prospérité sur terre et sur mer. Élevée dans l’idée qu’elle ne pouvait qu’occuper la première place, elle n’a jamais dérogé à son rang. Dès avant ses mariages, alors qu’elle n’est encore qu’une fille à marier, elle prend des décisions politiques. Fait assez unique dans l’histoire : une fillette de onze ans prétend gouverner, elle se fait couronner, elle tient le roi en échec aux portes de sa ville. Certes, elle n’est pas seule. Un certain nombre de conseillers l’entourent. Mais il aurait été tellement plus facile pour elle de plier, d’épouser quelque grand seigneur désigné par le roi et de lui apporter sa dot. Les prétendants ne manquaient pas. En refusant la facilité, Anne de Bretagne a assumé ses devoirs. Le bois dont elle était faite la destinait bien à devenir une reine.

Chronologie

12 avril 1365. Traité de Guérande instituant que les filles ne peuvent hériter du titre de duc de Bretagne. 23 juin 1435. Naissance à Clisson de François, futur duc de Bretagne. 29 mai 1453. Prise de Constantinople par les Turcs. 23 janvier 1455. Gutenberg achève pour la première fois l’impression d’une bible. 13 novembre 1455. Mariage de François II et Marguerite de Bretagne, sa première épouse. 4 avril 1460. Fondation de l’université de Nantes. 22 juillet 1461. Louis XI roi de France. 1462. Naissance de François d’Avaugour, le Bâtard de Bretagne. 27 juin 1462. Naissance du futur Louis XII. 29 juin 1463. Naissance de Jean, fils du duc François II (mort le 25 août 1463). 1466. François II entreprend des travaux dans son château de Nantes. 25 septembre 1469. Mort de Marguerite de Bretagne, la première femme du duc François II. 30 juin 1470. Naissance du futur Charles VIII. 27 juin 1471. Mariage de François II et Marguerite de Foix à Clisson.

8 septembre 1476. Louis d’Orléans (futur Louis XII) épouse Jeanne de France. 25 janvier 1477. Naissance d’Anne à Nantes. 1478 ou 1479. Naissance d’Isabeau de Bretagne, sœur d’Anne 1479. Rude hiver. 3 janvier 1480. Louis XI rachète les droits de succession de Nicole de Châtillon-Penthièvre. 1481. Anne fiancée pour la première fois avec le fils du roi d’Angleterre. 17 octobre 1482. Louis d’Orléans (futur Louis XII) prête serment de servir fidèlement le futur Charles VIII. 30 août 1483. Mort de Louis XI. Charles VIII roi de France. 1484. Révolte des seigneurs bretons. 22 octobre 1484. Traité de Montargis entre d’une part le roi de France Charles VIII et d’autre part le maréchal de Rieux et Jean de Chalon, Prince d’Orange. 1485. Début de la Guerre folle. 1485. Anne de Beaujeu confirme le rachat des droits à Nicole de Châtillon-Penthièvre. 9 février 1486. Le parlement de Bretagne à Rennes reconnaît Anne et Isabeau comme héritières du duc. 16 février 1486. Maximilien d’Autriche élu roi des Romains. Juin-juillet 1487. Siège de Nantes par le roi de France Charles VIII. 28 juillet 1488. Bataille de Saint-Aubin-du-Cormier. 19 août 1488. Traité du Verger. 9 septembre 1488. Mort du duc François II. 8 décembre 1488. Anne refuse d’épouser Alain d’Albret. 1489. Anne se réfugie à Rennes. 10 février 1489. Anne couronnée dans la cathédrale de Rennes. Signature d’un traité d’assistance avec Henri VII d’Angleterre. Mai 1489. Anne reçoit des troupes espagnoles en renfort.

22 juillet 1489. Traité de Francfort entre Charles VIII et Maximilien d’Autriche. 24 août 1490. Mort d’Isabeau de Bretagne, sœur d’Anne. 1490. Anne fait le tour de la Bretagne. 19 décembre 1490. Mariage à Rennes par procuration de Maximilien d’Autriche et d’Anne. Mars 1491. Alain d’Albret livre Nantes aux Français. Juin 1491. Louis d’Orléans (futur Louis XII) pardonné par le roi Charles VIII. Été 1491. Siège de Rennes par Charles VIII. 12 novembre 1491. Examen corporel d’Anne en vue de son mariage avec le roi Charles VIII. 15 novembre 1491. Première rencontre d’Anne de Bretagne et de Charles VIII. 17 novembre 1491. Fiançailles d’Anne de Bretagne et de Charles VIII. 25 novembre 1491. Répudiation de Marguerite d’Autriche par Charles VIII. 6 décembre 1491. Mariage d’Anne de Bretagne et de Charles VIII à Langeais. 15 décembre 1491. Date de la dispense papale pour le mariage entre Charles et Anne (en réalité signée en février 1492). 8 février 1492. Couronnement d’Anne à Saint-Denis. 9 février 1492. Entrée d’Anne couronnée dans Paris. Octobre 1492. Premier voyage de Christophe Colomb dans les Antilles. 10 octobre 1492. Naissance du prince Charles-Orland. 1493. Charles VIII surprime le titre de chancelier de Bretagne. Tournée des époux royaux dans les villes du nord de la France. Décembre 1493. Anne et Charles à Nantes.

12 septembre 1494. Naissance de François d’Angoulême (futur François Ier). 1494. Début de la construction du navire La Cordelière à Morlaix. 1494. Mariage de Maximilien d’Autriche et de Blanche-Marie Sforza. Été 1494. Charles VIII passe les Alpes : début des guerres d’Italie. 1495. Premier livre imprimé à Nantes : Les Lunettes des Princes de Jean Meschinot. 22 janvier 1495. Charles VIII roi de Naples. 6 juillet 1495. Charles VIII remporte la bataille de Fornoue. 23 octobre 1495. Retour de Charles VIII à Briançon, en France. 16 décembre 1495. Mort du prince Charles-Orland. 1498. Entrée d’Anne à Lyon. 7 avril 1498. Mort de Charles VIII. 9 avril 1498. Anne rétablit la chancellerie de Bretagne. 27 mai 1498. Sacre de Louis XII à Reims. 19 août 1498. Signature du contrat du futur mariage d’Anne et Louis. 3 octobre 1498. Anne est de retour à Nantes. 1498. Anne fait frapper une cadière d’or la représentant en majesté. 17 décembre 1498. Le mariage de Louis XII et de Jeanne de France est rompu. 1499. Une médaille est frappée pour l’entrée d’Anne à Lyon. 8 janvier 1499. Mariage d’Anne et de Louis XII à Nantes. Été 1499. Louis XII en Italie. 13 octobre 1499. Naissance de Claude de France. 26 novembre 1500. Première entrée du couple royal à Tours. 1er août 1501. Projet de mariage entre Claude de France et le futur Charles Quint.

7 décembre 1501. Louis XII et Anne de Bretagne reçoivent Jeanne la Folle et Philippe le Beau à Blois. 1504. Anne commande à Pierre Le Baud une histoire de son duché, le Livre des Chroniques des rois, ducs et princes de Bretagne armoricaine. Elle commande à Antoine Dufour une Vie des femmes célèbres. 18 novembre 1504. Deuxième couronnement d’Anne à SaintDenis. 1505. Maladie de Louis XII. Juin-septembre 1505. Anne fait le Tro Breiz. Mai 1506. Les États généraux supplient le roi de marier Claude de France à François d’Angoulême (futur François Ier). 1506. Anne fait sculpter un tombeau pour ses deux premiers fils disparus. 1506. Anne obtient du pape une dispense pour célébrer un mariage n’importe où sans bans préalables. 1507. Entrée triomphale de Louis XII à Lyon de retour d’Italie. 1507. Maladie de Claude de France. 1507. Achèvement du tombeau des parents d’Anne installé à Nantes. 4 février 1508. Maximilien d’Autriche devient empereur. 1508. Jean Bourdichon achève les Très Grandes Heures d’Anne de Bretagne. 1508. Entrée d’Anne à Rouen où on lui offre une fourrure d’hermine. 25 octobre 1510. Naissance de Renée de France. 10 août 1512. Dernier combat et naufrage du navire La Cordelière. 1513. Jean de Rohan renonce à faire valoir ses droits sur l’héritage de Bretagne. 9 janvier 1514. Mort d’Anne. 9 janvier au 4 février 1514. Exposition du corps d’Anne à Blois.

12 février 1514. Le corps d’Anne arrive à Paris. 16 février 1514. Cérémonie d’inhumation à Saint-Denis. 13 mars 1514. Le cœur d’Anne arrive à Nantes. 18 mai 1514. Mariage de Claude de France et François d’Angoulême. 9 octobre 1514. Remariage de Louis XII avec Marie d’Angleterre. Novembre 1514. Publication des Grandes Chroniques de Bretagne d’Alain Bouchart. 1er janvier 1515. Mort de Louis XII. François Ier roi de France. 31 octobre 1517. Thèses de Luther. 26 juillet 1524. Mort de Claude de France, femme de François Ier. 28 mai 1528. Mariage de Renée de France et Hercule d’Este. 1531. Achèvement du tombeau d’Anne et Louis XII à SaintDenis. 13 août 1532. Acte d’Union entre le royaume de France et le duché de Bretagne. 10 août 1536. Mort sans descendance à l’âge de dix-huit ans de François, fils de François Ier et duc de Bretagne. 1568. Renée de France intente un procès au roi Charles IX pour récupérer son héritage de Bretagne. 12 juin 1575. Mort de Renée de France. 1582. Publication des Annales de Bretagne de Bertrand d’Argentré. 1665. Publication du Recueil des dames de Brantôme. 1727. Ouverture du reliquaire du cœur d’Anne. 1839. Théodore Hersart de la Villemarqué publie le Barzaz Breiz. 1856-1858. Rénovation du château de Nantes. 1896. Exposition du reliquaire du cœur d’Anne au musée Dobrée à Nantes.

1898. Création du pardon de Montfort-l’Amaury sous le patronage d’Anne de Bretagne. 1911. Inauguration de la statue d’Anne appelée « le monument de la honte » à Rennes. 7 août 1932. Plastiquage du « monument de la honte ». 18 juin 1939. Destruction de l’effigie de Bécassine au musée Grévin à Paris. 1956. Création de la région de programme Bretagne excluant Nantes et la Loire-Atlantique. 1986. Projet d’un billet de banque à l’effigie d’Anne de Bretagne. 2018. Vol du reliquaire du cœur d’Anne qui est retrouvé intact.

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Index

A Albret, Alain d’ 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17 Albret, Charlotte d’ 1 Alexandre VI Borgia, pape 1, 2, 3, 4, 5, 6 Aliénor d’Aquitaine 1, 2, 3, 4, 5, 6 Amboise, Georges d’, cardinal 1, 2, 3, 4, 5, 6 Amboise, Louis d’ 1, 2 Andrelin, Faustus 1, 2 Argentré, Bertrand d’ 1, 2 Auton, Jean d’ 1 Avaugour, François d’, le grand Bâtard de Bretagne 1, 2, 3 B Beaujeu, Anne de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26 Beaujeu, Pierre de, duc de Bourbon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Beaune, Jacques de 1 Bidoux, Prégent de 1 Boccace 1 Bonvisi 1 Borgia, César 1

Borgia, Lucrèce 1 Bouchage, Ymbert du 1 Bouchart, Alain 1, 2, 3 Bourdeille, Pierre de, seigneur de Brantôme 1, 2 Bourdichon, Jean 1, 2, 3, 4, 5, 6 Bourgogne, Marie de 1, 2 Boutet, Antoine 1 Bretagne, Jean de 1, 2 Bretagne, Marguerite de 1, 2, 3, 4, 5 C Challon, Louis 1 Chalon, Jean de, prince d’Orange 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Charles le Téméraire 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Charles-Orland, dauphin de France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 Charles Quint 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14 Charles VII, roi de France 1, 2, 3 Charles VIII, roi de France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172 Châtillon-Penthièvre, Nicole de 1, 2 Chauvin, Guillaume 1

Choque, Pierre 1, 2, 3 Claude de France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35 Colombe, Michel 1, 2, 3, 4, 5 Commynes, Philippe de 1, 2 Contarini, Zaccaria 1, 2 D Dezest, Raymond de 1 Dicastillo, Lope 1 Dinan, Françoise de, baronne de Châteaubriant 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20 Dol, Jean de 1 Dom Juan d’Espagne 1, 2 Dufour, Antoine 1 Duhamel, Baudichon 1 Dunois, comte de 1, 2, 3, 4 Duzen, Henry 1 E Édouard IV, roi d’Angleterre 1, 2, 3 Édouard V, roi d’Angleterre 1, 2 Éléonore, reine de Navarre 1, 2 Eon, dame 1, 2, 3 Este, Alphonse d’ 1, 2 Este, Anne d’ 1 Este, Hercule d’ 1, 2, 3 F Ferdinand II le Catholique, roi d’Aragon 1, 2, 3, 4, 5

Fiesole, Jérôme de 1 Foix, Marguerite de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Foix, Odon de 1 François Ier, duc de Bretagne 1, 2, 3, 4 François Ier, roi de France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28 François II, duc de Bretagne, comte d’Étampes 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70 Françoise, la Bâtarde de Bretagne 1, 2, 3, 4 G Gié, maréchal de 1, 2, 3 Gouffier, Pierre de 1 H Hagomar, Jean 1 Henri II, roi de France 1, 2, 3 Henri III, roi de France 1, 2, 3, 4, 5 Henri VII, roi d’Angleterre 1, 2, 3, 4, 5 Henri VIII, roi d’Angleterre 1, 2, 3 Howard, amiral 1 I Innocent VIII 1, 2, 3, 4 Isabelle la Catholique, reine de Castille 1, 2 J Jagu, Prégent 1 Jeanne de France 1, 2, 3, 4

Jeanne la Folle 1, 2, 3, 4, 5 Jules II, pape 1, 2, 3 L Lainé, Célestin 1 Le Baud, Pierre 1, 2, 3, 4 Le Brun, Ivon 1 Lefèvre, Jean 1 Lemaire de Belges, Jean 1 Léon X, pape 1, 2 Lodé, Jean 1 Louis VII, roi de France 1, 2 Louis XI, roi de France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63 Louis XII, roi de France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93 Louis XIII, roi de France 1 M Mahyeuc, Yves 1, 2 Maignelais, Antoinette de, vicomtesse de La Guerche 1, 2, 3 Maillard, Olivier 1 Marguerite d’Autriche 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 Marot, Jean 1 Maurray, Jeanne 1

Maximilien Ier d’Autriche, roi de Germanie, archiduc d’Autriche, empereur 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38 Médicis, Catherine de 1 Mercogliano, Pacello de 1 Meschinot, Jean 1 Molinet, Jean 1 Montauban, Philippe de, chancelier de Bretagne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10 O Orléans, Charles d’ 1 P Parvy, Guillaume 1 Perréal, Jean 1, 2, 3, 4 Phébus, Gaston 1 Philippe le Beau 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 Pierrevive, Jean-Michel de 1, 2 Polham, Wolfgang de 1, 2 Portzmoguer, Hervé de 1, 2, 3 Poyer, Jean 1 Q Quellenec, amiral de 1 R Regnault, Guillaume 1, 2 Rély, Jean de 1 Renée de France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13

Rieux, maréchal de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18 Rodier, Mathelin 1 Rohan, Jean II de 1, 2, 3, 4 Rohan, Louis de 1 S Saint François de Paule 1, 2, 3, 4 Salinas, comte de 1 Saubonne, Michelle de 1, 2 Savoie, Charlotte de 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Savoie, Louise de 1, 2, 3, 4, 5 Seyssel, Claude de 1, 2 Sforza, Blanche-Marie 1 Sforza, Ludovic 1, 2, 3, 4 Sorel, Agnès 1 Stafford, Édouard, duc de Buckingham 1 T Trémoille, Louis de la 1, 2, 3 V Vigne, André de la 1, 2, 3 Vignier, Nicolas 1 Visconti, Valentine 1, 2, 3

Crédits des illustrations

In-texte Fig. 1. Sceau d’Anne de Bretagne © Ville de Nantes – Bibliothèque municipale : Frank Pellois ; 48245 Fig. 2. Cour du château de Nantes © Photothèque Hachette Fig. 3. Transi d’Anne de Bretagne © Pascal Lemaître / Dist. Centre des monuments nationaux Fig. 4. Orants du tombeau d’Anne de Bretagne et Louis XII © Pascal Lemaître / Dist. Centre des monuments nationaux Fig. 5. Tombeau des parents d’Anne de Bretagne © Photothèque Hachette Fig. 6. Statue de la Prudence © Bridgeman Images Fig. 7. Statue de la Justice © Bridgeman Images Fig. 8. Gravure d’Anne, Recueil des dames © Collection particulière Fig. 9. Gravure d’Anne, Jeanne Malivel © Ville de Nantes – Bibliothèque municipale : Frank Pellois ; 105078 Cahier hors-texte Fig. I. Château de Nantes © Kim Young Tae/ Bridgeman Images Fig. II. Anne enfant © Bibliothèque nationale de France

Fig. III. Signature d’Anne © Archives départementales du Morbihan Fig. IV. Portrait de Charles VIII © Bridgeman Images Fig. V. Portrait de Charles-Orland © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux Fig. VI. Portrait de Louis XII © Royal Collection Trust / © Her majesty Queen Elizabeth II 2019 Fig. VII. Cadière en or © collections musée de Bretagne, Rennes Fig. VIII. Anne écrivant une lettre © Epistres en vers françois dédiées à Anne de Bretagne et Louis XII. Saint-Petersbourg. NLR, ms. Fr.F.v. XIV.8.f.1v Fig. IX. Billet de 500 francs © Banque de France

Remerciements

À l’origine de cette biographie, il y a une rencontre rare, celle de mon éditrice. En portant ce projet avec une confiance tranquille, Sophie Hogg-Grandjean m’a permis de donner de l’ampleur à une tâche passionnante commencée au sein du magazine Historia, où Éric Pincas et Victor Battaggion œuvrent au service d’un large public. Parce que la vie des grands personnages appartient à tous et que l’histoire est un plaisir qui se partage, j’espère que l’existence d’Anne sera une découverte merveilleuse pour ses lecteurs.

Table des matières Couverture Page de titre Page de Copyright Du même auteur Avant-Propos CHAPITRE

1 - Une enfance au château de Nantes

CHAPITRE

2 - Orpheline et duchesse à onze ans

CHAPITRE

3 - L'affaire du mariage français

CHAPITRE

4 - Un mariage de raison : Charles VIII

CHAPITRE

5 - Enfin reine de France : Louis XII

CHAPITRE

6 - La dot de la reine Claude

CHAPITRE

7 - Requiem pour une grande reine

CHAPITRE

8 - Naissance d'un mythe

Conclusion Chronologie Bibliographie Index Crédits des illustrations

Remerciements Cahier hors-texte

1. Voir, en bibliographie, les travaux de Fanny Cosandey.

1. Voir, en bibliographie, les travaux d’Amable Sablon du Corail.

1. Voir, en bibliographie, les travaux de Didier Le Fur. 2. Voir, en bibliographie, les travaux de Michel Pastoureau. 3. Voir, en bibliographie, les travaux de Colette Beaune.

1. Voir, en bibiographie, les travaux de Didier Le Fur. 2. Voir, en bibliographie, les travaux de Monique Chatenet et Pierre-Gilles Girault. 3. Voir, en bibliographie, les travaux de Caroline Vrand. 4. Voir, en bibliographie, les travaux de Bertrand Guillet. 5. Voir, en bibliographie, les travaux de Monique Chatenet et Pierre-Gilles Girault.

1. Voir, en bibliographie, les travaux de Michèle Fogel.

1. Voir, en bibliographie, les travaux de Elizabeth A.R. Brown, Cynthia S. Brown et Michael Jones. 2. Voir, en bibliographie, les travaux de Muriel Gaude-Ferragu. 3. Voir, en bibliographie, les travaux de Marcel Giraud-Mangin. 4. Voir, en bibliographie, les travaux de René Cintré.

1. Voir, en bibliographie, les travaux de Philippe Ariès. 2. Voir, en bibliographie, les travaux de Sophie Cassagne-Brouquet. 3. Voir les travaux de Sébastien Carney.