Annales de la Faculte des Lettres et des Sciences Humaines, N° 4, Deuxième semestre 2010 2296138977, 9782296138971

Quatrième numéro des Annales de la FLSH de l'Université Marien Ngouabi

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Annales de la Faculte des Lettres et des Sciences Humaines, N° 4, Deuxième semestre 2010
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ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES

N° 4 Deuxième semestre 2010

ANNALES DE LA FACULTE DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES Directeur de publication : Dieudonné Tsokini, Doyen de la FLSH. Rédacteur en chef : Professeur André-Patient Bokiba Coordonnateur du numéro : Omer Massoumou, MC, HDR. Comité scientifique : Mukala Kadima-Nzuji André-Patient Bokiba Marie-Joseph Samba Kimbata Charles Zacharie Bowao Abraham Ndinga-Mbo

Paul Nzete Bonaventure Maurice Mengho Bernard Nganga Dominique Ngoie-Ngalla Théophile Obenga

Comité de lecture : Université Marien Ngouabi Dieudonné Tsokini, Eugène Ngoma, Omer Massoumou, Jean-Luc Aka-Evy, Charles Nkounkou, Philippe Samba, Sylvain Makosso Makosso, Dominique Matanga, JeanPierre Missié, Yolande Berton-Ofouemé, Jean-Luc Aka Evy, Charles Nkounkou, Antoine Yila, Ludovic Miyouna, Joachim Goma-Thethet, David Mavouangui, JeanClaude Bayakissa, Anatole Mbanga, Ludovic R. Miyouna, David Mavouangui, Régine Oboa, Scholastique Dianzinga, Dominique Niossobantou, Joseph Gamandzori, Victor Mboungou. Autres universités Koffi Ayechoro Akibode (Université de Lomé), Mamadou Kandji (Université Cheick Anta Diop), Issa Takassi (Université du Bénin), Joseph Tonda (Université Omar Bongo Ondimba), Alain Kiyindou, (Université de Bordeau 3), Alain Sissao, (Centre de Recherche, Ouagadougou, Burkina Faso), Célestin Dadié Djah (Université de Bouake, Côte-d’Ivoire), Roger Camille Abolou (Université de Bouake, Côte-d’Ivoire), Auguste Moussirou-Mouyama (Université Omar Bongo Ondimba, AUF), Mwamba Cabakulu (Université Gaston Berger), Jacques Perriault (Université Paris X Nanterre), Moussa Daff (Cheick Anta Diop, Sénégal), Alphonse Mbuyamba (Université de Kinshasa), Abel Kouvouama (Université de Pau), André Thibault (Paris IV), Mary-Annick Morel (Paris III), Colette Noyau, Paris X Nanterre).

UNIVERSITÉ MARIEN NGOUABI FACULTÉ DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES

ANNALES DE LA FACULTÉ DES LETTRES ET DES SCIENCES HUMAINES N° 4 Deuxième semestre 2010

Littératures Langues Sciences humaines

Publication de la FLSH

Les contributions (articles ou comptes rendus) sont à adresser par courriel au comité de publication à l’adresse suivante : [email protected] Rédaction et administration Faculté des lettres et des sciences humaines BP 2642 Brazzaville République du Congo Courriel : [email protected]

Les opinions émises dans les articles n’engagent que leurs auteurs.

© L’Harmattan, 2010 5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-13897-1 EAN : 9782296138971

SOMMAIRE Avant-propos ………………………………………………..…………...… 7 Langues …………………………………...……………….…………...… 9 - Jean Pierre Nkara, « Advanced Reading Skills and the Learner » ……..……….……. 11 - Yvon- Pierre Ndongo Ibara, « Agreement puzzle » …………………………….…………...… 23 - Philippe Samba, « Teaching english in a language school : the case of Oula Center » ……………………...…………….…………...… 37 - Jean-Jacques Angoundou, « Les notions de genre et de nombre en lingala, en français et en anglais : analyse contrastive » …………………………………….. 63 - Paul Achille Mavoungou, « Alphabétisation et développement durable au Gabon » ……….. 75 - Raphaël Mouandza, Lexique comparé des termes racistes ou assimilés des langues russe et kituba …………………………..………………… 85 Littérature ………….…………….…………………………………...… 97 - Omer Massoumou, « Figuration du corps dans « Série de nus » de Jean-Baptiste Tati Loutard » …………..….………….…..……… 99 - Arsène Elongo, « Ecriture et modernité dans Les Contemplations de Victor Hugo» …………………...………………………….… 109 - Germain-Arsène Kadi, « Les représentations littéraires et cinématographiques du génocide rwandais » ………………………………………… 133 Antoine Yila, « L’humanisme de Vumbi-Yoka Mudimbe à la lumière de AIR Etude sémantique et de Littératures nationales d’écriture française » ………...…………………………….……………… 155

Sciences humaines ……………………….………………….……...… 179 - Dieudonné Tsokini, « Les enfants de la rue à Brazzaville : enjeux psychologique et social » ………………………………….……………...……… 181 - Jean-Félix Makosso Kibaya, « La société virtuelle face aux enjeux sociétaux »…………….…. 193 - Jean-Pierre Missié, « L’espace vert, une culture d’emprunt. L’exemple de la ville de Dolisie au Congo » .………………………………………… 205 - Patrice Kouraogo « Analyse socioculturelle des rapports entre les patrimoines culturels oraux (contes et devises, proverbes et devises) moose et les médias » .………….....……………………………… 225 - Julien Mbambi, « Mémoire, culture et identité : Aspects anthropologiques et psychologiques dans "Légendes africaines" de Tchicaya Utam'Si » .………………………………………..………… 241 - David Elenga, « Rapports physiques et métaphysiques de l’homme africain avec la nature » .……………………………………… 255 - Marcel Nguimbi, « Aristote et Leibniz : la question des syllogismes » .………… 267 - Auguste Nsonsissa, « Le vide au cœur de l’espace » .…………………………..… 295 - Yvon-Norbert Gambeg, « Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville de 1994 à 2002 : un cas d’histoire immédiate » .……..………… 321 - Michel-Alain Mombo, « Egyptologie et histoire des religions antiques » .…………… 353 - Scholastique Dianzinga, « Pointe-Noire : une ville coloniale (1883-1958) ».……………377

Avant-propos Ce quatrième numéro des Annales de la FLSH paraît au moment où nous sommes en phase de réorientation de la vie scientifique et pédagogique de la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) de notre université. En effet, la prochaine application (à partir de l’année 2011-2012) du système d’enseignement Licence-Master-Doctorat (LMD) exige des performances pédagogiques inspirées des recherches scientifiques rigoureuses. Il fallait nécessairement relancer notre principale revue scientifique. Parmi plusieurs actions à mener, nous estimons que l’enjeu actuel semble être celui de la régularité. A voir comment les enseignants se sont investis pour ce numéro, nous osons croire que ce pari de la parution annuelle sera tenu. Mais au-delà de ce défi de la régularité, nous voulons faire des Annales le premier espace de diffusion de nos travaux scientifiques. Les Annales devront désormais témoigner de notre capacité à produire des savoirs scientifiques afin que chaque année nous gravissons les strates du savoir. Puisse ce numéro susciter un dynamisme scientifique significatif et élever notre établissement ainsi que notre institution vers les sommets ! Professeur Dieudonné Tsokini, Doyen de la FLSH

Langues

Advanced reading skills and the learner Jean Pierre Nkara Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé /Abstract Cet article se propose de traiter de la manière dont le processus de la lecture fonctionne, et d’indiquer les différent types de compétences qui l’accompagnent eu égard au natif. Ensuite il montre à quel point l’apprenant peut être amené à acquérir une maîtrise partielle ou totale de ces compétences, sans oublier les voies et moyens permettant d’atteindre cet objectif. This article deals with on how the reading process works, and outlines the different types of skills which accompany it with particular reference to the native speaker. Then it discusses the extent to which the foreign learner may be led to partial or total mastery of those skills, not to mention ways in which this can be achieved. Mots clés/Key words : lecture, compétences, processus sélectif, messages

chiffrés, déchiffrage, indicateurs, décoder, compréhension littérale, évaluation critique/reading, skills, selective process, encoded messages, decoding, cues, decipher, literal comprehension, critical evaluation.

0. Introduction Man can be said to be a perpetual information seeker. One means of achieving this is through consultation of printed material. However, this is no easy matter; it involves, not only the ability to vocalize the sounds embodied in the physical marks on the paper in a conventional way, but more importantly that of extracting meaning from the combination of words in a piece of discourse without necessarily enunciating them. As reading appears as such a specialized and complex skill involving a number of more general skills as Smith (1971 : 1) points out, it may be posited that in the context of an L2 context only the grosser and more superficial meanings can be distinguished since advanced reading skills can ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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attained only by L1 speakers. This is the more obvious as the skills of reading range from simple decoding to the interpretation of the subtlest nuances of meaning. To begin with, I shall focus on how the reading process works with an emphasis on the different types of skills which the process entails. Then I shall suggest ways in which the learner may be aided to acquire those skills. 1. The reading process Goodman (1967) views reading as a ‘psycho-linguistic “guessing” game’ which suggests a creative interaction between the reader and a passage, and also between thought and language. Additionally, it implies an ability to relate the words in a written text to the abstract meaning which they convey. All in all, in involves, not only the accumulation of information, but the ability to process and organise it in a rational way. As Goodman states Reading is a selective process. It involves partial use of available minimal language cues selected from perceptual input on the basis of the reader’s expectations. As this partial information is processed, tentative decisions are made, to be confirmed, rejected or refined as reading progresses (p. 108). On the strength of the above considerations, it may be assumed that an efficient accomplishment of the process rests of an awareness of the different levels which constitute a passage. The first level refers to the physical signs, that is, the graphemes or letters, and the words. The second level alludes to the structure of phrases and sentences. A third level centres on meaning. Besides, the process whereby encoded messages are restored depends largely on a sound knowledge of the code on the one hand, and on the reader’s experiences and cultural background on the other. In other words, it may be asserted that reading rests on a judicious use of the information supplied in and outside a passage. Furthermore, its being selective implies that the reader does not need all the information at the same time in order to reconstruct an encoded message. As Chan (1980 : 78) points out, there is a definite limit to the information which a reader can receive, process and remember at any time. Fluent readers read for meaning rather than to identify particular words. This

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means that first of all, a one-word decoding process does enable the reader to read with comprehension the more so as some words bear totally different meanings according to the contexts in which they appear. For example, the word pen in (1) He wrote with a pen will be easily understood by most readers. However, if the same meaning is applied to it in the following example (2) He put the sheep in a pen this sentence will not make sense, nor will the primary meaning of pen be of any help to the reader here. Similarly, it may be assumed that readers will be familiar with the meaning of play in: (3) They play football every day Yet the meaning of this word as it is used in this sentence can not possibly enable them to make sense of the following example: (4) They enjoyed the play It is fitting to lays emphasis on the fact that an awareness of the level of letters and words mentioned above does not suggest that words should be read in isolation. The implication lies on the fact that words often perform more than one syntactic function. In (3) and (4) above for example, the word play is both a verb and a noun respectively. Therefore the reader needs to develop an unconscious knowledge of the functions of words with regards to the reading process. Moreover, in order to develop the skill of recognizing the appropriate information, the reader has to depend on an accurate use of different cues which a given passage contains. In this connection, Carton (1971: 50) distinguishes three basic types of cues: intra-lingual, inter-lingual and extralingual respectively. The first two refer to grammatical categories, their functions and the ways in which they combine into larger units, from phrases, clauses to whole passages. The third type of cues often called ‘pragmatic cues’ include the reader’s cultural background, knowledge of the world, and experiences. The use of cues is also closely related to the purpose which the reader has in mind. In this connection, it may suggest that four main goals may be pursued. These are literal comprehension, interpretation, critical evaluation and creative thinking. The first one deals with direct extraction of meaning from a passage while the second one refers to indirect decoding of meaning through generalizations and anticipation. The third goal relates to personal evaluation of the passage being read whereas the fourth may be viewed as an attempt to go beyond a passage and express novel ideas.

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According to Harmer (2007 : 100-101) reading a test means doing a number of things. It implies the ability to scan a text or to look for specific pieces of information (for example, a date, a name, a telephone number, etc), to skim a text, that is to get the gist of it, the general idea it is about, or one may read for detailed comprehension. All things considered, the reading process rests on the ability to organize the information within and outside a passage through recognition and identification of the main ideas on the one hand, and secondary ones on the other, and thinking ahead, anticipating and selecting the necessary cues, making hypothesis which are constantly questioned, proven and rejected as the process proceeds on. As Goodman (1967 : 108) states : - Efficient reading does not result from precise perception and identification of all - elements, but from skill in selecting the fewest, most productive cues necessary to - produce guesses which are right the first time. On the whole, the native speaker indulges in this process of deciphering, selecting, and predicting in an intuitive and unconscious way inasmuch as his/her knowledge and use of the code can be said to be ‘automatic’ as well. Having dealt with the reading process, I shall now turn to exploring reading skills with regards to the learner. 2. Reading skills and the learner I mentioned earlier that the reading process hinges upon a knowledge of the code and an ability to predict and select the relevant cues so that the deep structure of a piece of written discourse may be aptly reconstructed. As Yorio (1971 : 108) notes, it involves the following factors : (1) knowledge of the language (the code) ; (2) ability to predict or guess in order to make the correct choices ; (3) ability to remember the previous cues ; (4) ability to make the necessary associations between the different cues that have been selected. Let us explore these different factors with regards to the learners (we shall assume that they are pre-intermediate or above). To begin with, it may be assumed that the reader may show some skill in reading efficiently in his own language. Therefore, one may propose that his/her ability to decode meaning in the foreign language may be regarded as a matter of mere

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transfer. However, as I shall demonstrate below, this is not the end of the story. First of all, it is obvious that his/her knowledge of the foreign code cannot equal that of the native speaker’s, which , as a result does not comply with the first requirement of efficient reading as mentioned above. Although they may share the same basic features as far as its acquisition is concerned, difficulties will undoubtedly arise with regards to the acquisition of vocabulary by the learner. Besides, in most L2 situations, this knowledge will be confined to given language skills. As a matter of fact, in many L2 situations, lack of a suitable linguistic environment coupled with that of motivation often impinge on the learner’s proficiency in the target language. Consequently, it may be suggested that his/her inadequate knowledge of the code will hamper his/her predictive skill which play a crucial role in the reading process. In addition, as far as the learner is concerned, reading may be regarded as a relatively conscious process. As a result, s/he will lack the native speaker’s confidence regarding the selection of cues. The process will become even more complex as far as the ability of remembering these cues is concerned, and particularly making associations between past and future cues. As Yorio (1971 : 111) remarks, if the learners try to predict what is coming, they forget the past cues; if they try to concentrate on the past cues, prediction is impaired. In other words, he will experience a great deal of uncertainties which make reading a tedious task. In the light of the foregoing comments, it may be assumed that the learner cannot possibly develop a reading competence that enables him/her to perceive all the subtleties often contained in pieces of written discourse. Yet, it is my belief that given the necessary guidance, s/he can all the same develop the skill of extracting meaning in a much more enjoyable and less painful way and with much more speed than s/he do otherwise. The following section centres on ways in which the may be achieved. 3. Teaching reading skills Harmer (2007 :101) mentions the following six basic reading principles : (1) Encourage students to read as often as possible; (2) Students need to be engaged in what they are reading; (3) Encourage students to respond to the content of a text (and explore their feelings about it), not just concentrate on its construction; (4) Prediction is major factor in reading; (5) Match the task to the topic when using intensive reading text;

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Jean-Pierre Nkara (6) Good teachers exploit reading text to the full.

With regards to the sixth principle, it may be suggested that reading should no be an end in itself; reading may be used as a starting points for other learning activities. As Harmer (2007 : 102) puts it, good teachers integrate the reading into interesting lessons sequences, using the topic for discussion and further tasks…and using a range of activity to bring the text to life. I mentioned earlier factors which account for efficient reading, namely, knowledge of the code and the ability to single out and use appropriate cues. In this respect, the emphasis should be laid upon the learner’s ability to distinguish and recognize grammatical categories and their functions. For example, an awareness of the functions of connectives is the more crucial as they signal different relationships (contrast, cause and effect, addition), to name but these. In the following piece of discourse, (5) Ngabuni seldom attended history and geography classes, therefore it was surprising to learn that he had obtained the best mark in this subject. The word therefore here plays an important, if not central role with regards to the interpretation of the second part of the utterance. In fact, the use of this linking word which means ‘so’ establishes a logical relationship between both parts of the utterance, and makes the reaction that is implied in the part all the more logical. Questions aimed at highlighting this role may be asked so as to enable the learner to grasp the relationship which is expressed by means of this word. For example : -a) Did Ngabuni attend history and geaography classes -b) What had he obtained? -c) Why was it surprising? - What does the word therefore tell us? - etc. Moreover, the learner should be taught to read with a specific purpose in mind so as to enable him to look for precise information. The following procedure may be suggested : The teacher selects a passage and the learners copy down some questions about it. Afterwards, the latter consider them for about five minutes depending on the number of questions, and provide answers within a definite span of time as soon as they have the passage in front of them. To ensure a good comprehension of the questions, they may be formulated in their learners’ language or L1. This is meant to help them have a better knowledge of what sort of information they have to look for in order to

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answer each question. In the same way, the passage may be given with the questions; it is then read silently before answers are provided. From a given passage, the following activity may be practised : Text : In the twentieth century, numerous new nations have been formed. Though their people often enjoy full political liberty, there exists at the same time a great many practices. Native populations may be free to vote and elect whom they please to govern them, but popular prejudices, unusual and harmful customs take a long time to die out. Questions : (1) Which details show that the peoples in new nations do not enjoy total freedom (2) Who can read the sentence with the word ‘govern’, ‘often’? etc (3) Who can read a sentence with an infinitive in it with a verb in the third person singular with a pronoun? etc This kind of exercise aims to develop the learners’ ability to scan a passage or skim through it with the ultimate goal of finding precise information. In this connection, the questions should be asked in such a way as to force the learners to search in all directions as quickly as possible. In addition, the reading process may be approached with regards to literal comprehension, interpretation, critical evaluation of a passage, and creative thinking from it. Practice in these different skills depends on the learners’ goal and expectations. Broadly speaking, the learners need above all the ability to make sense of written material. Therefore, it may be proposed that there should be ample practice in the first two skills before contemplating the introduction of the last ones. As a matter of fact, the ability to indulge into critical evaluation and creative thinking implies a great deal of sophistication which will be taken care of in his own language as far as the learner is concerned. Literal comprehension and interpretation may be developed by means of answers to given questions. For example : Text: The whole family objected violently when my brother and I said we were going to spend our Christmas holidays abroad. Mother said that as there would be a family re-union party, we would have to be present. Though we always enjoyed these occasions, nothing persuaded us to stay. (1) Literal comprehension - Did the whole want us to stay home for Christmas? - Where did my brother and I go? - etc.

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Jean-Pierre Nkara (2) Interpretation - Why was our presence necessary at home at Christmas? - Did we go abroad because Christmas at home had always been boring? - etc.

By ‘interpretation’ here is meant the ability to understand the likely meaning (of something) or to show the (possible) meaning of (something) (The Longman Dictionary of Contemporary English, 1985: 586). This suggests an active interaction between the reader and a text. As efficient reading depends also on the ability to single out and use the appropriate cues, the learners need practical guidance in this respect. This may be achieved through cloze passages in which some words are (voluntarily) missed out. Then the learners are given the task to fill in the gaps with words which make sense. In order to deal with it satisfactorily, the learners have to take into account the structural environment in which each missing item appears. Not only have they to rely on syntactic cues, pragmatic ones also have to be brought into focus as far as some words are concerned. On the whole, there should always be ample cues for the missing words so that the exercise may become an interplay of the different cues referred to earlier. For example : Mrs Ngabuni often….too much money....clothes.…does not....clothes, but she loves buying….Yesterday she....a beautiful dress....a shop. This type of activity may be considered as an opportunity for learners to learn how to infer the meaning of words from the context on the basis of the information supplied in and outside a passage. This is all the more essential as what often makes reading so tedious and painful to learners is their being usually worried by the meaning of single words. As far as guessing the meaning of words from context is concerned, the following six stages technique may be practised using a given text : Text : The plane was moving unsteadily through the air and although the passengers had fastened their seat belts, they were suddenly thrown forward. The first two stages deal with the isolation of a supposedly unknown word and an initial ‘guessing which ensues by means of the following type of interaction between the teacher and the learners. With regards to this passage, we suppose that ‘fastened’ is the unknown word :

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Teacher : What do you think ‘fastened’ mean? Learner 1 : taken Teacher : any other offer? Learner 2 : put In the following stages, the teacher seeks to guide the learners towards guessing the meaning of the word in context by means the following type of questions : Teacher : What had the passengers fastened? Learner 1 : their seat belts Teacher : why do passengers usually fasten their seat belts in a plane? etc. When approximate guesses are made, the teacher should always ensure, through justifications, that these have not been wild guesses. Afterwards s/he can elaborate on the meaning of the word and give back-up exercises which can be based on inferring the meaning of the same word in a totally different context and following the same stages. The learners can work in pairs in this respect, with each one playing the role of the teacher and that of the learners respectively. It is fitting to point out that at first, the chosen texts should not contain too many unknown words as this could impair the learners’ attempt to guess or even discourage them from doing it at all. As soon as the learners become relatively proficient in working out the meaning of unknown lexical items by themselves, this, as a result delivers them from the bond which ties most learners to the bilingual dictionary. As Nkara (2001 : 12) points out : if the learner turns to the dictionary whenever she or she encounters an unfamiliar lexical item, he/she will take a long time to read a given text, and he/she will find it difficult to remember what the text is about; the more the interruptions, the more tedious and boring reading becomes. In addition, getting the most out of a dictionary is a skill which most learners might not have mastered. In addition, the ability to infer the meaning of unfamiliar words renders reading more enjoyable and exciting, and helps sustain their motivation. Moreover, this enables them to build a passive vocabulary whose importance cannot be overstressed in the language learning process.

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Finally, this saves a great deal of time. Furthermore, the ability to use cues may also be developed by means of the following exercise : The teacher tells part of a story, and asks the learners to predict what happens next. In order to make sensible guesses, they have to use appropriate past cues. Besides, they must always be required to justify their guesses. The exercise will proceed in this way until the story comes to the end. It should be noted that it does not always suffice to rely on the information provided in the passage in order to infer the meaning of a word. As Goodman (1973 : 162) asserts, in the reading process the learner concentrates his total prior experience and learning on the task, drawing on his experiences and the concepts he has attained as well as the language competence he has achieved. For example, if learners come across a phrase such as ‘Michaelmas term’, they may find it hard to infer its meaning or what it stands for from its immediate linguistic environment. If it appears in a passage which supplies a description of autumn, they have then to know the characteristics of this season, and to be able to relate it to the period when it occurs in the year. If the season does not exist in their own environment, they have to rely on their knowledge of the world at large. The foregoing considerations suggest that the learners’ cultural horizon needs to be extended and expanded if they are to become relatively sophisticated readers in the target language. This will enable them to get insights into the cultural attitudes and behaviour patterns of the people whose language they are concerned with. This could be achieved through the literature in the new language when the learners have attained a sound command of the language, and can read extensively. But again, as the extension of this cultural horizon will already be taken care of in the learners’ own language, this should be introduced at later stages of the learning process. As a matter of fact, the problem will be solved as soon as the learners manage to read extensively and feel the need for it. In order to provide the learners with motivating reading activities, Harmer (2007 : 107) suggests that different kinds of puzzle may be practised. One of these is what he calls jigsaw reading. Basically, it consists in having the learners read a passage which highlight a given problem. They are then divided into, say, four groups, and asked to read four different passages which all concentrate on the same thing (different aspects of feeling such as politeness, or different accounts of an issue). Afterwards, they try to develop the whole story or describe the whole situation. On the whole, this kind of jigsaw technique gives students a reason for reading-then sharing what they have found out. Newspapers can also be used extensively. For example, the teacher can organise different kinds of ‘matching exercises’.

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This may involve asking the learners to match articles with their headlines or relevant pictures. In this connection, Harmer (2007 : 102) suggests that we can ask students to read small ads (advertisements) for holidays, partners ; things for sale, etc, in order to make a choice about which holiday, person or thing they would choose. Later they can use their choices to role-play descriptions, contact the service providers or say what happened when they made the choice. Additionally, the learners should be encouraged to read extensively. In so doing, they should be provided with libraries and time. They should also be encouraged for pleasure – what may be referred to as joyful reading. The basic principle here is to let the learners choose what they read. As a result, those who accept to embark on this kind of reading will make substantial progress. It is worth laying emphasis on the fact that whatever the types of material and technique used, the attainment of reading skills depends on particular L2 contexts and on how desirable it is for the learner to develop some of them. In a context such as my own in which English is in fact a third language for many learners (it is even an L5 for myself), one cannot expect them to be able to capture more than literal meaning while reading. This stems from the fact that formal instruction cannot afford to provide them with proper guidance in both intensive and extensive reading for lack of time and suitable material. Additionally, most of them do not feel the need for reading in English as they already have the opportunity to do so in French. However, this does not imply dooming the learners’ attempt to master some reading skills to failure even in this specific context. Motivation, I believe, constitutes the core of the matter and the most appealing factor in this respect. It should also be thought of in terms of individual motivation. This certainly accounts for the fact that a minority of learners in my context manage to become relatively fluent in speaking, writing, and reading English as a foreign language. All things considered, it may be assumed that the native speaker alone can arrive at an intuitive proficiency in advanced reading skills. Yet, given the appropriate instruction and guidance, the foreign learners may, depending on specific L2 situations and in spite of the many limitations that hamper their decoding ability in the new language, develop a sound command of some of those skills that can enable them to go beyond literal

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comprehension of written discourse and somewhat achieve what Smith (1971 : 185) refers to as the reduction of uncertainties. 4. References - Carton A. « Inferencing » in Pimsleur, P. (ed), The psychology of second language learning, Cambridge, Cambridge University Press, 1971, pp. 45-48. - Chan Siew Chang, Inferencing and vocabulary comprehension in reading english as a second language, Department of Linguistics, U.C.N.W., Bangor, 1980. - Goodman K.S., « Reading : a psycholinguistic game », in Gunderon, D.V. (ed). Language and reading : an interdisciplinary approach. Washington, D.C. Centre for Applied Linguistics, 1967, pp. 106-111. - Goodman, K.S., « Analysis of oral reading miscues », in Smith, F. (ed). Psycholinguistics and Reading, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1973, pp. 159-168. - Harmer, J., How to teach english, Harlow, Pearson, Longman, 2007. - Nkara, J.P., « Dealing with unfamiliar lexical items in reading english as a foreign language », Annales de l’Université Marien Ngouabi. Vol 2, No1. Sarreguemines, Imprimerie Pierron, 2001. pp. 12-20. - Smith, F., A psycholinguistic analysis of reading and learning to read, New York, Holt, Rinehart and Winston Inc, 1971. - The longman dictionary of contemporary english, Harlow, Longman, 1978. - Yorio, C.A., « Some sources of reading problems for foreign language learners », LL. Vol 21. No 1, 1971, pp. 107-115.

Agreement puzzle Yvon Pierre Ndongo Ibara Université Marien Ngouabi, (Congo) Résumé/Abstract L’analyse de l’accord soulève un certain nombre de contradictions, d’une part, entre les différentes branches de la linguistique descriptive et d’autre part entre la linguistique et autres disciplines connexes (sociolinguistique, anthropologie). Il résulte que l’accord est un jeu qui met en relation la syntaxe, la sémantique, la morphologie, la sociolinguistique et l’anthropologie. À cet effet, l’accord ne doit pas être interprété seulement sous l’angle linguistique, mais également culturel. This paper demonstrates that the analysis of agreement raises a number of contradictions concerning the different branches of linguistics on one the hand, and, on the other linguistic explanation based on other social sciences (sociolinguistics, anthropology). It can be claimed that agreement can be taken as a puzzle that gives rise to syntax, semantics, morphology, sociolinguistics and anthropology. Accordingly, agreement should not be considered as only a linguistic issue, but also a cultural matter. Mots clés/Key words : accord-jeu-form-contenu-nullité/agreement-puzzle-formmeaning-nullity

0. Introduction In the history of linguistics, as in many other social sciences, there are many rebounds on a number of issues due to the evolution of approaches. This paper tackles one of those rebounding issues, notably agreement. There are schools of thought that claim that agreement is a syntactic matter (Chomsky, Radford) while others dispute that assertion and assume that agreement is a semantic issue. In this respect, basing upon these two approaches, we wonder which one meets explanatory adequacy concerning that language fact. In addition, can we only base the explanation of all aspects of agreement on purely theoretical linguistics? In other words, can theoretical linguistics sufficiently explain all agreement aspects? ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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Accordingly, we are going to examine both syntactic and semantic considerations on agreement; then show their limits and finally postulate for another way to analyse agreement in natural languages. 1. Form, meaning and agreement G.G. Corbett (2003 : 10) draws a particular attention on the terminology related to agreement notably ‘controller’ (the element determining agreement), ‘target’ (the element the form of which is the result of agreement), ‘domain’ (the agreement scope), ‘features’ (aspects that generate agreement), and condition (terms for agreement application).Yet, in the Chomskyan theoretical framework (Chomsky 1998, 1999, 2001; Radford 2004), the terms ‘probe’ and ‘goal’ are used instead of ‘controller’ and ‘target’. Of interest is the fact that either word refers to the same content. In fact, it appears that agreement is identical to the family or the professional relationship wherein either the blood or the job is a connector that establishes the relation between different people. In the same vein, the agreement feature can be compared to the advantage of the right of inheritance that benefits to any member of the family. In this effect, if the law has set up conditions and boundaries for that right, in linguistics, on the contrary, there are different ways to approach that issue. On the one hand, there are arguments that support that the form of the probe depends on the grammatical properties of the goal. We focus on the ‘form’ of the probe as an impetus for agreement generation. Let us take (1) as the starting point. (1) a- à-ngóó bà à-ndmb b-dzà- b-wó- wà (Embosi) Pl-mother Pl-of pl-intellectuals 3PL-be-Past 3PL-listenPast him ‘The members of the jury who were listening to him’ (Bisi Ambosi Newsletter, 2009:1) b- les petits enfants ont mangé du poulet (French) Def-PL small-PL-Masc child-PL-Masc 3PL-have eat-participle some chicken ‘The small children have eaten chicken’ c- A young beautiful girl sings in the open (English) These examples illustrate three language families Germanic, Latin and Bantu. As things stand, it appears that in the first two language families, the agreement is stronger than in the last family concerning mainly the agreement within the nominal group. The head noun features (number or

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gender) dominate the agreement within the nominal in (1a, 1b) examples. In this respect, it is ascribed that : « the domain of agreement is often coexistent with head-dependent groupings and agreement can be described based on head-dependent structures »1. In fact, the head noun is the ‘goal’ and the specifiers are the ‘probe’. Accordingly, there are two keys to implement that process, viz: ‘copying operation’ and ‘matching relation’. Radford explains the former as follows: “if α is valued for some features [F] and β is unvalued for [F] and if β agrees with α, the feature-value for [F] on α is copied onto β”2. And he adds the following for the latter : α and β match in respect of some feature [F] either if both have the same value for [F] or if one is valued for [F] the other unvalued for [F]-but not if they have different values for [F]3. In practice, either the copying operation or the matching relation points out that the specifiers have bar features and a neuter form when they enter the derivation, i.e., before they are transferred to PF to have their form as the consequence of their collocation with a given head. That is what Radford termed unvalued. In (1a), in Embosi language, here is how the agreement is displayed. 2 a- [ngóó [ yà [à-ndmb [dzà[-wó wà]]] underlying structure Mother of PL-intellectual Be listen him b-[1ngóó [1yà[1àndmb [1-dzà [1-wó wa]]] before the spellout c-[à ngóó [bà[1àndmb [b-dzà [b wó wa]]] the spellout

In Embɔsi language, there is one agreement feature, number, that is shared by words that are within Agr scope. Any distortion to this process will generate agrammatical strings of words or oddness. In fact, the specifiers of the head must share the same features. Accordingly, at the level we dubbed before the spellout, we observe the process that shows how the number feature of the head noun is spread over the specifier that lacks it so as there be a feature valuation and a feature matching.

1

Teich E. (s.a) Types of syntagmatic grammatical relations and their representation, p. 43. Andrew, Radford, Minimalism Syntax : Exploring the Structure of English, Cambridge, CUP, 2004, p. 285. 3 Andrew Radford, op cit., p. 289. 2

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However, if Embɔsi has only the feature Number, French, on the contrary, has both gender and number features. In this respect, since the head noun in (1b) is masculine and plural, so will be its immediate specifier, i.e., Adj. Equally interesting is the fact that in either French or Embɔsi, the form of the N-specifiers drastically depends on the feature of the core word. In (1c), the English language shows a case of a weakly morphological agreement instance since there is no overt agreement between the head noun and one of its specifiers, although there is an agreement between a singular subject and the predicate following it. In the light of example (2), it appears that the head noun is the generator of agreement within an NP. Yet, there are works in the literature (among many others Ndongo Ibara 2009, Pollard and Sag 1994) that demonstrate the opposite viewpoint. In this connection, Elke Teich writes : While for syntactic agreement the domains of agreement are often coexistent with head-dependent domains, it is not necessary the case that the head is the determinant of concord, nor is it true that it is one set of features that is shared across all the component part4 . In fact, in Ndongo Ibara (2009), it transpires that the head noun can lose the c-command of some its specifiers when there is a quantifier determiner within an NP structure. To quote Ndongo Ibara. But, if a noun phrase is made of a prenominal determiner + a noun + a post-nominal determiner, the demonstrative ‘this’ is translated in Embɔsi differently. This means that the post-nominal determiner does not agree with the noun but with the prenominal determiner. Accordingly, the head noun loses its power of dominance upon the determiner. The prenominal determiners are so strong that they make the head lose the c-command of the post-nominal which are now governed by the prenominal5. The following examples show the contrast between the N that ccommands its Spec and the N that does not c-command its Spec. (3) a) i-làngí Cl4-bottle Bottles 4

mí Cl4-Dem these

‘these bottles’

Elke Teich, ibidem. Y.P. Ndongo Ibara, Yvon Pierre, A comparative study of complements in embosi and English, Université Marien Ngouabi, Thèse de doctorat unique, 2009. p. 165. 5

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Agreement puzzle b- ndámbí yà i-làngí yé Cl5-some of Cl4-bottle c) bwárí Cl2-canoe d- mwánà Cl1-small

Cl5-these ‘some of these bottles’

bu Cl2-this bwárí Cl2-canoe

‘this canoe’ wó Cl1-this

‘this small canoe’

In the examples (3), we observe that the demonstrative pronoun ‘this’ has a different target. In the examples (3a,c), the demonstrative inherits its features from the head noun, while in (3b,d) examples, it is the specifier which is higher than the head noun that blocks the spreading of the head noun feature: hence the post nominal agrees with the prenominal specifier. However, it is important to claim that what is true of one language is not automatically true of all languages that are linguistically in the same family. What we want to mean is that the shift of the agreement controller observed in Embɔsi must, in no case, be considered as a general feature instanced by all Bantu languages. Consider examples from Lingala and Kikongo languages. (4) a- Lingala a.1 mi-langi mi-yè bottles these ‘these bottles’ a.2 mwa molangi oyo some bottle this ‘This small bottle’ b- Kikongo b.1 mbwata yai bottle this ‘This bottle’ b.2 mbwata ya fyoti yai bottle that small this ‘this small bottle’ It appears that either in Lingala or in Kikongo when the noun is preceded or followed by determiners, the goal remains the head noun. As such, the head noun c-commands its different determiners that bear its features. Moreover, Pollard and Sag (1994) had illustrated a case of goal shift based on German NP. They argued that there are two cases of agreement within a German NP. Firstly, the agreement can be attributable to the head noun when there is no adjective in this structure. Then when there is an adjective, its form is determinant for the choice of which determiner can fit in this position. In fact, basing on their forms, adjectives have strong and

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weak forms. These forms are key for the selection of different determiners for noun collocation. Consider the following. (5) a- kluge Mädchen b- ein kluge c- das kluge This analysis of the agreement shows that the form of the head noun, the adjective or prenominal determiners can predict which feature the other members of the grouping will share. But, can we admit that the form of the adjective, the noun or the prenominal determiner is sufficiently adequate to preclude odd agreement? Consider: (6) a-Measles is the cause of a dozen of children’s death here. b-The gallows seems her destiny. c-Le puits est rempli d’eau ‘the well is full of water’ The examples in (6) demonstrate that the form cannot alone render plausible the explanation of agreement. In fact, the agreement in these examples is not attributable to the form, the spell out of the word, but rather to its semantic interpretation. In the following, we are going to see how this agreement process takes place cross linguistically. Examples are taken from Embosi, French, Wolof, and English. (7) Embosi a-Oyii ma bari mbi o-wé/a-wé. Many of people indeed it died/they died ‘A great number of people died indeed.’ b-Eduu ya bana epwé/apwé li nga la kwéli. Group of child it/they.arrive at me at night ‘A group of children came to my house at night.’ c-Mwala ma anyama oléi/aléi pé. Group of animal it/they pass there ‘A group of animal passed there.’ d- bana ba ataati bangi badzwa ko cl.2Children cl.2who cl.2small cl.2those cl.2.3rd.pers pl.go forest ‘Those small children are going to the forest’

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Examples from Embosi demonstrate that there are two instances of agreement aspects. In the first case, the goal of agreement is the head noun. Accordingly, either the determiners or the predicate bear grammatical properties that are attributable to the head noun. The example (7d) is a true illustration. The second case, however, highlights a goal shift. To this effect, in the examples (7a, 7b, 7c) we observe that the same predicate has different prefixes. This lack of constancy in prefix stands for the different interpretations that some kinds of noun phrases denote. These different interpretations are the reflection of the correlation between words and the context of their occurrence. These Embosi examples point out that there are constant choices when we are in front of a number of noun phrases that involve singular and plural words. In these cases, the agreement is free, that is, the verb can agree with the highest noun word in the noun phrase which is singular or the head noun which is plural. In front of these examples, a great number of Embosi speakers who look like language purist should show preference for the case where the agreement of the verb is carried out with the singular word in the noun phrase. The above argumentation can also hold for French. (8)a-Un groupe/dizaine/ centaine des enfants est/sont arrivés au festival. ‘A group/dozen/hundred of children come to the festival’ b- Les plus grands opposants font des critiques contre le gouvernement. ‘The most giant opponents critise the government’ c- Ce sont les enfants de Paul. It are the children of Paul ‘It’s Paul’s children’ d- C’est les enfants de Paul It is the children of Paul ‘It’s Paul’s children’ In French, for example, instead of agreeing with the highest NP in its domain, the verb can agree with the closest NP in its domain. This agreement shift is mainly due to the intentions of the speaker. Accordingly, the French examples in (8a) can have a plural form since the NPs that immediately occur before the verbs are plural. Edouard Ngamountsika (2007) provides a scrutiny of one of these issues concerning the French expression: ‘ce+ être+ N.PL or N.SG’. It transpires from Ngamountsika’s work that there is no tacit agreement among linguists on that issue. He writes : « L’accord de c’est et ce sont a divisé les grammairiens au cours du

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siècle passé »6. In this respect, there are some authors (Le Goffic 1993, W. von Wartburg and P. Zumthor 1958) who suggest that the agreement of the copular be within this kind of construal is a result of the link between the copular ‘be’ and the NP that immediately follows. To quote Ngamountsika again : « Par contre la forme plurielle, selon le même auteur, est généralement considéré comme préférable dans un registre soigné, la forme au singulier passant alors pour familière ou relâchée »7. When it happens to make a choice between the singular and plural form of the copular ‘be’, it appears that there is some aesthetic preference for the plural form. In fact, we can immediately question the reason that underlies this choice to know whether it is grammatically or culturally based. In this connection, we find Le Goffic’s argument not quite convincing because his justification is based on a sociolinguistic ground where language is viewed as a bipolar fact with a High and a low variety each of which has a specific function. If we follow that tendency, we will consider language as did traditional grammarians of Greek or Latin era who considered great author’s masterpieces as proofs perfection in language. As such, what great authors had written was taken as more elegant, more correct, more perfect hence deserved admiration. In the words of David Crystal asserts that “Only the best authors, the literary giants, were to be studied as examples of what a language was like”8. In theoretical linguistics, such a distinction is pointless since language is taken as a whole, and it is considered as instances of utterances that are produced by the speaker-hearer of a given language. Accordingly, basing the choice of plurality or singularity of the copular ‘be’ on flowery language or illiterate language does not sound sufficient. Le Goffic (1993) also admits that the expression ‘Ce+ être’ seems to be invariable; he writes : « C’est tend à devenir une formule invariable : sa fixation au présent s’explique par son caractère métalinguistique : c’est le signe d’une opération d’identification faite par le locuteur »9. Once again, Le Goffic refers to metalanguage to explain his argumentation. Here, he thinks that the spellout of that expression is dependent upon the speaker’s will. In fact, the speaker’s decision should also derive from a linguistic parameter that predicts grammaticality from oddness. This choice is not deliberate; it is rather constrained by the language grammar. Nothing in language production is done vacuously or at 6

Ngamountsika, Édouard. 2007. « Le français parlé au Congo : étude morphosyntaxique », Doctorat unique, Université Marien Ngouabi, FLSH, Brazzaville. 7 Ngamountsika, Édouard, ibid. 8 David Crystal, Linguistics, England, Penguin Books (B.U), 1971, p. 53. 9 P. Le Goffic, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette éducation HU, langue française, 1993.

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random. In this connection, it appears that there should be a double explanation accounting for the agreement and invariability of the French expression made of ‘ce’ and the copular ‘be’ : (9)a. “ce” can be considered as the English expletive pronoun ‘it’; b. “ce” can be taken as the a collective noun In the first case, the pronoun ‘ce’ is viewed as the logical subject of the copular ‘be’ whilst in the second one, the pronoun ‘ce’ is not the subject of the copular ‘be’ which has been drawn from its logical position after the plural subject. The former reference can justify the singular form of the copular ‘be’ which has a backward reference to pick up its content. However, in the second case, there is a real problem since the form of ‘ce’ is still singular while the form of the copular ‘be’ is plural. If we compare the two “ce” in front of the copular, there is no difference. It is therefore admitted that in the second case ‘ce’ is not the logical subject of the plural form, the question that immediately comes up is to know why the French language does not make use of the plural form of ‘ce’ which is ‘ces’. It appears that the choice of the plural form ‘ces’ will become a phonetic flaw and a grammatical oddness. In effect, for the latter case, the French demonstrative pronoun ‘ces’ has not the potentialities to stand as the subject of a predicate, it strongly requires the presence of a noun. The fact that the French ‘ce’ selects both the singular and the plural of the copular ‘be’ subsumes that its nature raises ambiguity. It then looks like the French collective subject or the English collective nouns. Yet, in the cases just mentioned, the explanation is issued from the speaker’s intentions what is not the case of ‘ce’. We can wonder what is the nature of the French ‘ce’. If, for example, the categorisation of ‘le, la, les’ in terms of articles and pronouns is attributed to their occurrence before a noun or after a verb, we cannot follow that path to account for ‘ce’. Accordingly, a purely diachronic study of ‘ce’ in French is demanding because basing the explanation of the choice between ‘ce sont’and ‘c’est’ in front of the plural form of the verb on metalanguage does not make things explicit. A purely linguistic analysis of that issue will break the stone and shed light on a topic that remains uncovered for a long time and taken for granted. To conclude this, I can assume that the French ‘ce’ might have some grammatical features that are related to collective nouns. However, in English, the agreement is realised as shown in the following examples. (10)a-The clergy/committee/government appoint/s Mr Nkara Doctor. b-90 kilos is not heavy to lift. c-Four hours is not too much for a lovely meeting.

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Yvon-Pierre Ndongo Ibara d- The first two successful students have been granted scholarship.

It results from these examples that the choice between the singular and plural form is a matter of interpretation of the NP, whether we consider it as a group or a unit: hence, the singular preference or we consider its contents, hence the plurality. This remark is worthy for the English NPs in (10a), but irrelevant for (10b,10c) where the ‘kilos’ and the ‘hours’ are taken as a ‘size, amount’. Wolof Lekk na ‘he/she eats’ Lekk nañu ‘they eat’ Rafetul ‘He/she is not good-looking’ Rafetuñu ‘They are not beautiful’ There are two general observations at issue. The first observation to make from the above examples concerns the fact that the agreement involves the subject and the predicate. In this respect, Bobaljik writes, “The finite verb agrees with the highest accessible NP in its domain”10. To this effect, the NP that is the goal within the agreement domain is considered opaque. Putting things quite slightly different, the NP is taken as a structure that bears only one feature capable of being spread over the predicate that immediately follows. This is a pure illustration of the influence of the form of the NP over subject-verb agreement. The last observation concerns the fact that the goal in agreement domain is unstable. In fact, the NP that is the goal is analysed in keeping careful attention to the different words that are in that NP structure. In this respect, this NP structure looks syntactically ambiguous to the extent that basing its interpretation upon the head noun can lead to a different sense. The other fact that typifies these kinds of nouns is their flexibility, that is to say, their possibility to take both singular and plural markers. Consequently, this raises a number of uncertainties in the interpretation of these nouns. This kind of issue is very troublesome concerning language learning and teaching. If we consider the grammar of languages as normative by nature, it will be hard to cope with this. In fact, when we talk about exceptions, they are generally external to the words given in a context. Here, the words stand as their own exceptions. We are then in a case of a semi-default rule, there is no short cut condition admitting or refuting something. These instances highlight the drawbacks of analyses that preclude interface for the 10

J. D. Bobaljik, « Where’s φ? Agreement as post-syntactic operation », in Van Koppen et al (eds), Special issue of leiden papers in Linguistics 3.20, 2006, p. 3.

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explanation of some language facts. To this effect, language analysis is like a labyrinth where many things co-work for the better understanding of language faculty. In conclusion, this kind of goal shift in agreement shows the limit of the influence of the form of the NP over the determination of the source of the spreading of the agreement aspects. This subsumes that the meaning of the words that make up the NP are determinant for deciding on words that are going govern and trigger agreement between the subject and the predicate. In broad terms, it comes out that either the form or the content of the words that make up an NP taken alone cannot meet explanatory adequacy that is demanding in language study. Equally interesting is the fact that neither the form nor the content is at work to determine agreement in language. This issue is to be developed in the following section. 2. Nullity and Agreement blockage I have to set forth the following working hypothesis as the starting point of my agreement nullity and blockade : (11) Agreement is, to some extent, nothing but the reflection of the male chauvinism in the world. Language, as being a reflection of mind, pans out the way to the elucidation of the opposite between male and female sexes. Much in the language concern can be explained in taking into account that permanent contrast. For, in a purely analytic theorem, nothing can account for this matter. It is worth stating that this sex contrast is mainly highlighted in languages that have gender. Consider the following : (12)a- L’homme et la femme sont créés par Dieu. the man.Masc.Sg and the woman. Fem.Sg are created. PL. Masc by God ‘man and woman are created by God’ b- J’ai vu ton père et ta mère, ils sont en bonne santé. I have seen your father. Masc.Sg and mother Fem.Sg, they PRN.PL. Masc are well ‘I saw your parents, they are well.’ c- Les assiettes, les lits, les lampes que j’ai achetés sont beaux. The plates.Fem.Pl the beds Masc.Pl. the lamps Fem.Pl that I have bought. are nice Masc.Pl ‘The plates, the beds, and the lamps I have bought are nice’ d- un/*une porteparole ‘a spokesman’

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Yvon-Pierre Ndongo Ibara a.masc.sg/*a.fem.sg carry fem.sg speech - *un/une porte-fenêtre ‘a French window’ *a.masc.sg/a.fem.sg carry fem.sg - un/*une porteclé ‘a key ring’ a.masc.sg/*a.fem.sg carry fem.sg - *un/une portemonnaie ‘a purse’ *a.masc.sg/a. fem.sg carry fem.sg - un/une cassetête ‘brainteaser’ *a.masc.sg/a. fem.sg break head - le.masc.sg/*la fem.sg centreville ‘city center’ The centre town - un/*une timbrequittance ‘a receipt stamp’ a.masc.sg/a. fem.sg stamp receipt - *un/une pausecafé ‘coffee break’ a.masc.sg/a. fem.sg break coffee e- I saw a child outside. He looks faint.

The examples in (12a, 12b, and 12c) illustrate that the agreement between the adjectives and the nouns they modify is not analytic, but culturally based. That is to say, if one only concentrates on the words that are involved in this agreement construal, one will be unable to properly account for that instance of agreement. Accordingly, this agreement has a deep and strong connection with the way language speakers see the world. In this respect, one has to know that, in French, for example, when it happens that two nouns with different genders are contrasted, the agreement has to follow the male gender due to the phallocratic vision of the world. This vision is certainly the reflection of the creation of the world as man was created before woman and, accordingly, he is taken as a superior creature. In English, for instance, when referring to a person whose gender people ignore, the general tendency is to use male indexes. Elizabeth Grace Winkler reports that : In 1850, an Act of Parliament was passed in Britain which made he the only legal form of third person singular generic. The use of generic ‘he’ is exclusionary, and it does have a subtle impact on the culture11. It is transparent from Winkler’s statement that the choice of the generic ‘he’ is strongly based on culture, but not on any grammar rudiments. As a matter of fact, it has no reference to the grammar of the English 11

Elizabeth Grace, Winkler. 2007. Understanding Language, London: Continum, p. 238.

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language. There is an up-to-date constant will to use a plural marker ‘they/their’ instead of the generic ‘he’. In this respect, Winkler (2007: 238) asserts that “In US English, in informal speech and sometimes even in writing, the use of they is becoming more common as a replacement for generic he.”12 Once again, it appears that this choice for ‘they’ in case of a singular issue is culturally based, but not grammatically. It might be claimed that this choice tends to promote neutrality in language speech to conform to the social balance that should be between male and female. This linguistic issue points out a case of gender agreement nullity. In other words, we are in front of the nullity of one of the parameters that lead to the agreement in a language. This nullity has no effect on the agreed item as do empty categories and floating tone in syntax and phonology respectively. Moreover, the French language has a complex reality concerning the nullity in agreement case. The examples in (12d) are illustrious and illustrative. We have female words that select either a male indefinite article or a female indefinite article. Truly speaking, the reason underpinning that choice is not analogical to the rudiments of the analytic approach of the language, but it raises an interesting issue on the way the language functions. Anomalists have long defended this during the Greek era as language was taken as an irregular pattern. If only this choice is asked to a non French native speaker who has not that French background, it is doubtless that he/she is going to follow the language grammar by respecting gender agreement. For, it is hard to elaborate a logical grammatical norm that can account for this kind of matters. 3. Conclusion It results from our analysis that either the form or the content of the word can explain agreement account on a purely theoretical linguistic ground. Yet, this theoretical account of agreement is, to some extent, inadequate in some context that highlights male chauvinism embedded in language. That is to say, in addition to syntactic and semantic accounts of agreement, some aspects of agreement are a purely reflection of the way people consider the world through gender scale. To quote Winkler: ‘Language is a social construction and reflects our attitudes […] about the world around us-or reflects the way previous generation saw the world’13. In this respect, there are some anthropological, cultural clues that are embedded in language and naturally involved in the agreement process. Moreover, this 12 13

Elizabeth Grace, Winkler, ibidem. Elizabeth Grace, Winkler, op. cit, p. 235.

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paper has demonstrated that agreement can be considered as a parameter of variation cross linguistically. Therefore, it is important to claim that agreement confirms the natural connection that exists between language and culture. 4. References - Bobaljik, J. D., « Where’s φ? Agreement as post-syntactic operation », in Van Koppen et al (eds). Special issue of leiden papers in Linguistics 3.20, 2006, pp. 1-23. - Chomsky, N., « Minimalism Enquiry: the Framework », MIT occasional paper in Linguistics N°15, 1998. - Chomsky, N., « Beyond Explanatory Adequacy » unpublished manuscript MIT, 2001. - Corbett, G. G., « Agreement : terms and boundaries », in The Role of Agreement in natural languages: TLS 5 Proceedings in Texas linguistics Forum 5, 2003. - Crystal, D., Linguistics, England, Penguin Books. (B.U), 1971. - Le Goffic, P. Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette éducation HU « langue française », 1993. - Ndongo Ibara, Y. P., A Comparative study of complements in embosi and english, Université Marien Ngouabi, Thèse de doctorat unique, 2009. - Ngamountsika, É., Le français parlé au Congo : étude morphosyntaxique, Doctorat unique, Université Marien Ngouabi, FLSH, Brazzaville, 2007.. - Pollard, C. and I. A. Sag, Head-Driven phrase structure grammar, Chicago, University of Chicago Press and CSLI Publications, 1994. - Teich, E. (s.a), Types of syntagmatic grammatical relations and their representation. - Radford, A., Minimalism syntax : exploring the structure of english, Cambridge, CUP, 2004. - Von Wartburg W. and P. Zumthor, Précis de syntaxe du français contemporain. Berne, A. Francke, 1958. - Winkler, E. G., Understanding language, London, Continum, 2007.

Teaching english in a language school : the case of Oula Center Philippe Samba Université Marien Ngouabi (Congo)

Résumé/Abstract Cet article se propose de partager des idées sur la manière dont l’anglais parlé peut être enseigné dans un centre de langue. Il s’inspire d’une expérience dans une école spécifique : Oula Center. Il offre matière à réflexion à des enseignants désireux de s’embarquer dans cette activité. Ancré dans la théorie ‘approche communicative, développée par D.H.Bell, elle définit les qualités requises de l’enseignant et la manière dont on peut élaborer une plan de leçon. Il offre des stratégies aux fins de développer chez l’apprenant l’aisance d’expression et d’audition. Il esquisse l’enseignement des notions grammaticales en vue de faciliter l’expression des idées et pour terminer, il considère la manière d’évaluer les différentes compétences. The paper shares insights of how spoken English can be taught in a language school, drawing from an experiment in a specific school: Oula Center. It offers food for thought to teachers who embark on the business. Embedded in ‘communicative approach’ as developed by D.L Hymes, it spells out the qualities that are required of the teachers and the way a lesson could be planned. It offers strategies to develop aural-oral fluency, sketches the teaching of grammatical notions to facilitate the flow of ideas and finally, it considers ways of testing the different skills. Mots clés/Key words : anglais auditif/verbal, approche communicative/aural-oral English, communicative approach.

0. Introduction This paper spells out what goes in the teaching of English in a language school. It provides food for thought to those teachers involved in the business. It depicts an experiment that we conduct in our language center where people from different walks of life, that is from different social backgrounds come to learn English. They are pupils, students, businessmen, ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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professionals, in short anybody with a need to speak English. Foregone are those days when they used to skip English classes under the fallacious excuse that they will not go to England. They come to school almost tired after their normal daily activities. The questions that we need to address are: how to keep their interest and motivation high so that they can enjoy learning in spite of the constraints we have just alluded to? What to teach them to have their expectations fulfilled? The answer to these questions will determine the success of the enterprise. 1. Aims of teaching English. Although the learning of a language is put to different uses e.g. to write letters, reports, or assignments, etc, we believe that the primary aim is for communication purposes. It is when we come to communicate with others that we gain some personal satisfaction, a sense of achievement. For this reason, our primary aim is spoken English. We lay exceptional stress on aural-oral English. After all, a language is spoken first before it is written. This involves speaking and listening. This does not mean that written language should linger behind. On the contrary, together with reading, it has to be there as it reinforces what has been learnt. One encodes information and the other decodes it. In a nutshell, all the four skills have to be accounted for if language learning has to be maximized: these are speaking, listening, writing and reading. Here, we need to take a breath and comment that speaking involves the ability to express one’s experience of life, something that is in our mind and that we want others to be privy of or share. It then requires a listener, that is someone on the other side and to whom our message is geared to. In other words we need a sender and a receiver. What we notice at this level is that communication breaks down because of many factors which are; the lack of adequate vocabulary, poor grammar and poor pronunciation to mention but a few. The speaker may be expressing himself in what he thinks is the target language, but on the listener’s side, sounds as if he is speaking his own language. Communication is even impaired when the hearer cannot get the words right (owing to listening limitations such as his memory span) and the result is that he does not understand what is meant. This is the situation that prevails in our public schools where people learn English from 6rh form to ‘terminal’ whereby pupils do not answer the teacher’s questions because they fail to get the correct words and consequently fail to grasp the message. Irritated by this lack of interaction, the teacher answers his own questions from the text that is being exploited and moves on to a different exercise which would fare no better. The pupils get even more frustrated as they think that the whole learning process needs

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an initiation that is beyond their reach and their interest for the language starts to wane. No wonder most people complain that they have learnt English for 7 years and yet are unable to speak it. 2. The approach The approach we advocate is the communicative approach. Communicative because language is based on the assumption that the learner is acquiring language skills in order to carry out a number of particular tasks. We live in a country the official language of which is French. Children also school in this medium and English is only a foreign language. But, because of the ever-increasing importance of this language in a new context of globalization, people need to learn it for many reasons: travel and stay abroad, studies, profession, etc. No matter what they do, people need to communicate and perform tasks such as: to introduce themselves, to ask for things, accept or refuse, ask and give opinions, narrate facts, etc. These are the functions the language serves. For this reason, the course is functionbased. Though these are embedded in texts that may be situational or texts with a particular message to convey, or texts that arouse interest, we teach those functions that enable learners to carry out their tasks with efficiency. Proponents of speech act theory would then say that we use language to do things, just like we do with our hands. These are speech acts. Saying something is doing something. But we are aware of the fact that knowing a language is not about knowing only functions. We need also to teach our learners notions, grammatical structures and also usage as a language is not only in a dictionary nor in a grammar book but also in the usage people submit it to. This approach requires the need of a qualified teacher whose prerequisites I now turn to. 2.1.1. The teacher The teacher is a key figure in the success of this approach. His role is crucial. He should embody qualities that would encourage students to learn easily in an enjoyable atmosphere of which he has to be the creator. Both teachers and learners should look forward to an English class. This can only be possible if the teacher is up to the task. In the following, I shall attempt to spell out what is expected of the teacher. 2.1.2. Motivation Quite a lot has been said about students’ motivation, not as much about the teacher’s. The teacher should find teaching an enjoyable activity. It is not a task that he performs because he has to or just for the sake of money. Of course money is the ultimate consolation, no doubt about it, but he has to

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like his job. The feeling that he is imparting knowledge of some kind to people, that he can assess their progress should fill him with a sense of ‘’yes, I’ve done it’. Signs of a lack of interest from his side would throw cold water on learners’ enthusiasm. Here, we shall not dwell upon learners’ motivation because we think that people who decide to devote some of their leisure time to something and pay from their pockets on top of that should be motivated enough, or at least should have good grounds to do so. Suffice it to say that motivation on their side, is that desire that urges them to make the sacrifice. As the saying goes, ‘you can’t have your cake and eat it’. Still, we believe that a few minutes can be devoted to enhancing their reasons for taking the course. 2.1.3. Qualification We expect the teacher to be qualified. That is, he has been to university and has trained as a teacher of English. Training is important in any thing that one does to ensure success. Above all, he should feel at ease with English. Surprising as it might seem, we all remember some of our teachers who would wave away students who would dare to speak English to them outside the classroom. On the contrary, his language should be clear so as to serve as a model to the learners. Difficult though it may be, he is expected to grasp different varieties of English. We sometimes have in our classes those learners who have picked up some peculiar accent somewhere. Where the other learners have difficulties to grasp what their colleagues might be saying, the teacher is there to help and also correct the faulty pronunciation if need be. It is a fact that English is not a standard language. The number of utterances of the kind ‘sorry’, ‘ I beg your pardon’ ‘you said what’, ‘I am sorry I didn’t catch you’, ‘ say it again’, among British students or speakers of English for that matter is strong evidence that the difference of accent causes serious problems of understanding even amongst speakers of English. 2.1.4. The teacher is physically fit This does not mean that someone with a physical deficiency would not make a good teacher. No! But ideally, we would expect the teacher to move around and feel close to the students to create of sense of intimacy that is conferred by someone standing next to you and is ready to help. His standing next to, or in front of them should not be threatening but encouraging, or be an incentive for students to fully take part in the activity. 2.1.5. Imaginative The teacher should be imaginative and resourceful. Teachers have always complained about the inadaptability of textbooks. This is a criticism

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that has always been leveled to textbooks and which to my mind carries no water. In private primary schools in our country, people seem to favor those textbooks that are used by schools in France (although of late many are African culture-based). Still, they assign their poor results in English to textbooks that talk about snow, winter, apples, and London double-deckers. Nowadays, there are so many textbooks on the market that such criticism is of the past age. What one needs to do is to work with more than the recommended textbook to prepare one’s lessons. He has to borrow his exercises from different books if necessary. He should also vary his exercises and activities to avoid boredom. 2.1.6. Be in control The teacher should be alert and exert some control over his class. Learners should enjoy his company. He should keep his class in check exceptionally when he is practicing drills and patterns in chorus or individually. This is a time that learners await to liberate themselves and make noise. We expect him to be kind, and to crack jokes or to tell funny stories to loosen the tension in his class. He makes his students laugh whenever possible. He is not rigid with the timetable or the syllabus. Whenever a difficulty crops in, he sheds enough light and promises to devote more time to it later in the program. For example, a student may ask whether ‘have’ ought to be used with an auxiliary do or not, or to somebody who says: ‘I’ve been learning English since two months’; the teacher cannot wait until the scheduled time is ripe to talk about the troublesome notions of ‘for, since, ago. Most recent syllabuses present lessons in units and each unit contains different sorts of activities which offer practice for different skills. Here the teacher’s role is to see to it that each skill is well accounted for. Still, we need to specify what to include in a lesson. Functions : These are extracted from a text, that is, there is always a text that serves as a support. It may be prose or a dialogue. At least, it has to arouse students’ interest. So we have a text or dialogue which is very often recorded so that students may have a chance to listen to real native speaker’s accent. Then follows a series of exercises based on more functions, notions, grammatical structures, listening, speaking, writing and also a further text for rapid reading with questions to check understanding. All textbooks nowadays always include exercises for speaking and interaction.

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2.2. Communicative approach at work The approach here lays a strong emphasis on spoken language. Students have to speak, to participate in a lesson if they are to develop fluency. Traditional methods give little opportunities to students to speak in class. Teachers always take as an excuse the fact that classes are overcrowded and that not all students can have a chance to answer or say something in a lesson span. However true these observations could be, the question is, how in spite of the said setback can we give each student a chance to speak, practice the language and get home with a sense of satisfaction that he has indeed started to speak the new language? How to increase the STT i.e. student talking time and reduce the TTT (teacher talking time)? This does not mean that the teacher has to talk less (if not disappear) and leave students to occupy the floor most of the time as it is very often alleged to. If this could work in higher levels say, intermediate and advanced, in beginners’ classes this may run into serious trouble and result in frustration as interaction would break down. What we always do is to take every opportunity to get the learner involved in what is being done. Even in the middle of a reading session, a vocabulary item or a grammatical point can serve as an excuse to get a student interact with others. New-comers need to be spoon-fed with English first. The teacher controls the input, i.e. the English that he teaches them and the output, the English that they produce as he lets them interact in pairs and later in groups. I always start a class of beginners with ‘small talk’. These are questions that any speaker of a language is expected to come up with in a non class situation (when socializing for instance) before he goes on to learn, step by step the other functions of the language. Small talk is about personal information like: introducing yourself or being introduced, asking and saying your name, your origin, your address, your telephone number or answering the phone, talking about your family status, your occupation, the languages you speak, your leisure time, your likes and dislikes, your daily schedule or daily routine. The mastery of these builds students’ confidence. They later go on to explore new ways of saying or asking other things. To illustrate, I have already told my students that if I say ‘excuse me’, they say: ‘yes’ and the person to whom I point a finger at is the one that ought to answer my question. 2.2.1 The lesson : Teacher : (repeat after me) – What‘s your name ? My name is Samba. Practice :

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T. What’s your name ? S. My name is Oko. Then, the student directs the question to another student, gets the answer and the latter puts it to somebody else and so on. - Repeat. Where are you from ? I’m from Boko. Practice : T. Where are you from? S. I’m from Kinkala and you, where are you from ? T. I’m from Dolisie. - Teacher : repeat, I live in Bacongo. Where do you live ? Practice : T. Where do you live, Susan ? S. I live in Mikalu. This procedure goes on and on until we complete the range of questions we proposed. We learn 1 and practice, then 2 and practice 1,2, then we learn 3 and practice 1,2,3, we learn 4 then practice 1,2,3,4 and so on. By practice, we mean students asking questions to the people the teacher points his finger at, then, they practice with their neighbors. Then toward the end of class, students are asked to leave their seats and interact among them, swapping partners as they move about, thus creating a non-class setting. Now and then, the teacher may introduce some kinds of expressions of the kind : T. Where do you live, Susan? S. I live in Mfilu T. How funny, I live in Mfilu too. S. Really? T. yes, I do. Right from the start, the teachers should salt their language with expressions like ‘how funny!.’, comment language like ‘ how nice, how interesting, what a pity’. These expressions would make it sound more natural English than bookish. The success of this method is tremendous. The end of class comes with students shouting for ‘encore’. The fact that they are already interacting in the target language, (ignoring that this activity was being controlled by the teacher) boosts their morale as they leave the class rehearsing what they have just been practicing. If this is fares well with beginners, how about late classes ?

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2.2 2 Plan of a lesson. It is difficult to spell out in details what the plan of any lesson could be. We normally take four hours to do a unit. A lesson would then consist of different activities, each with its objectives. Here is a tentative outline of the main points of a unit. - Revision. Always start a lesson by establishing contact with students by a revision of some aspects of the preceding lesson such as vocabulary, functions, and grammatical structures. - Presentation. The teacher introduces new material by chatting around the new theme, anticipating the vocabulary, the functions, the context or providing the possible background knowledge or explanation, etc. In this respect that some units start with a short text, a short prose which puts the dialog into context. - Drills. The teacher gets the students to listen and repeat drills, operating the desired changes in the process. This aims at students attaining accuracy in the use of the structure or the functions at issue. The teacher also pays attention to good pronunciation and intonation patterns. - Communicative practice. The teacher creates situations for the learners to use the new item. The aim is to get it fixed in their minds and to use it independently. This encourages fluency. - Listening practice. Many textbooks are provided with cassettes for listening material. They provide an opportunity for students to listen to native accents. Listening to this material is always something of feat at the start but very much rewarding as learners start listening to genuine English accents. - A reading text. This short text that is included in some programs aims at providing factual information, or it is meant to be used for comprehension. - Written consolidation. This helps the students to practice the new item in writing for re-enforcement. 2.2.3 The text This is often a dialogue. Dialogues are good to teach certain language functions as they are closer to normal language that is rich with comment words, exclamatory words, etc. of the type: excuse me, sorry to ask, forgive

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my asking, I just want to ask you one question, sorry, thanks a lot, do me a favor, will you… you know what, and such responses like : yes, sure, well, actually, to tell you the truth, you see, I’d love to but, that’s all right, you’re welcome. But, it can also be a short story, a song or anything. It is a good thing to tell students in advance to prepare the next lesson, or at least read the next text. At the reading session, sentences are read out aloud in chorus. And when there is a word, a stress pattern that causes problems, we ask a student to read it out to draw others’ attention. We then listen to it on the cassette player, to the ‘listen and repeat’ and ‘intonation patterns’ if provided in the book before we point at individual students to read. The text is read at least twice. We ask general questions about the text, or if questions are provided, student can practice them in pairs. In fact, we talk about the text to make sure students understand it. The text is only a starting point for many activities that are to follow. I shall in the first place concern myself with those that develop aural oral. 3. Developing oral skills These are activities that are based on the acquisition of language functions and henceforth language fluency. 3.1. Teaching oral English Here we equip learners with the kind of language to use in class first and later in the outside world. In class, the procedure is to present material, practice with the teacher himself, then with a student to a distant student under the supervision of the teacher, then in pairs and later in groups. This procedure applies to the acquisition and practice of functions as well as to the learning of vocabulary items and notions. This correlates with the view that language is a system, and that acquisition of this system presupposes knowledge of all of its components: syntactic, semantic, phonological and also the usage to which it is put to. This is the introductory stage whereby students are offered opportunities to put the learned item to actual use, to experience the pleasure of interacting with other students still within the classroom setting. This is a prelude to what awaits them in the real life. Both stages involve a series of activities which call forth the imagination, the experience and ‘the know - how’ of the teacher. In the former, the teacher’s role is to teach, to tell them how to do this and that. Do the students understand and carry out the task well? Do they repeat or produce what is at issue correctly? This is the input stage. In the output stage, the teacher sees to it that everyone gets involved without worrying too much about mistakes. After all, mistakes are part of the

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learning process. It is evidence that learning is taking place. The atmosphere is relaxed. He listens to their ideas and their language too but does not correct them. He offers help to whoever gets stuck over a particular word or expression. He notes down their mistakes to comment upon at the end of the exercise. This exercise is rewarding because the shy student sees his inhibition falling into pieces as he is no longer the focal point of the whole class. He starts uttering a few words as his confidence builds up. (Comment from a learner at the end of a term). It is here that a word about the resources that are available to the teacher is in order. He needs to have at his disposal a lot of resources to vary his activities. These should not be tedious. Whether his is teaching functions, vocabulary, grammar, a teacher should not rely on one textbook only. He needs to get his inspiration from other sources. The complaint that ‘’this textbook is not rich enough’, or that ‘’it is alien to the realities of his learners’ denotes both a degree of laziness and a lack of experience from the teacher. 3.1.1. Repetition In his beat to acquire language, the child repeats whatever is said to him by adults. He does it because he wants to prove himself that he can repeat exactly that has been said. And normally adults correct him if repetition is not accurate. By so doing, the child assesses his memory span. He starts by repeating one words, then two until he can repeat a whole sentence. What he repeats is then stored in his memory for retrieval. The feedback he gets from adults fills him with satisfaction and he sometimes smiles. These are strategies that need to be borrowed by the language learner. Learning a language involves memory. And repetition, as we have just seen it work with the baby, is a good reinforcement. As copying down many times a sentence, a text or any prose is a good way of committing it to memory, in a likewise manner, repeating something would ensure us that it is stored in our memory. This is what rehearsal is all about; and although linguists would say that a native speaker has the ability to speak and hear novel sentences, sentences that he has never spoken nor heard before and this Chomsky calls the linguistic creativity, as the native speaker internalized some rules of some sort (syntactic, semantic, phonological) in the case of a learner of a new language, this internalized knowledge consists of a set of responses to certain stimulus that are stored in his mind. Functions i.e. ways of saying or asking or asking this and that, together with vocabulary, constitute a body of knowledge which is retrieved whenever the need crops in. Isn’t our mind a kind of computer which needs to be fed with data in the first place before we expect to retrieve from it the desired output? Which leaner of a new language has not equipped himself with a notebook in which

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he records some useful expressions that he commits to memory and later uses either in oral or written output? This is what is achieved through repetition. We store in our mind a set of good phrases, important expressions and grammatical structures that we use in more or less similar situations. 3.1.2. How then does it work? Repetition is used at all stages of the learning process. 3.1.2.1. Revision By revising some of the points covered in the previous lesson (functions, structure, etc), we make certain not only that the learner has read his lesson at home, but also that he remembers what he has read, and revision is some kind of repetition. 3.1.2.2. Reading There is reading by the teacher to serve as a model to the learner to follow. But we recommend two readings. In the first, we ask the learner to repeat every sentence after the teacher. We may stop and ask one student to read out a key sentence or a sentence with a specific intonation pattern. 3.1.2.3. Drills Learners repeat again and again a specific sentence making the necessary adjustment as the teacher suggests new items to accommodate. This shows that they not only understand it, but that they store it in their short term-memory. 3.1.2.4. Correction During exercises, a student may fail to provide the correct answer, and then the teacher asks another student to help him out. The teacher will then get back to the first student to have him repeat it and not only content himself with the correction just provided. 3.1.2.5. Repeating what we listen to Students should be encouraged to repeat silently every word or sentence as it is been spoken by someone else or as it is heard on TV in the news, etc. The advantages of this technique are tremendous: it increases our memory span and helps us acquire a good pronunciation. It offers also recognition of something that was previously learned. 3.1.3. Techniques for classroom interaction 3.1.3.1. Classroom situation The teacher is in full control of the situation.

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Drills. The teacher does mechanical drills through keywords or pictures. The aim is to help them use the language accurately. He gets them repeat and corrects their mistakes and their pronunciation. He also pays attention to intonation patterns, e.g. I went to the market to buy a shirt. (Trousers / shoes/ a hat).

3.1.3.2. Language game Sentence building Teacher : I went to a restaurant last night and had a nice meal. Guess what I ate. Student : Did you eat pork with rice? - Students ask a number of questions to guess what the teacher or someone else did. Vocabulary : I went to the market and bought a kilo of meat (a pint of milk/a bottle of wine/a grape of raisins). 3.1.3.3. Short dialogues A : I went shopping last Saturday. B : What did you buy? A. 1 bought a…. B. Any thing else? A. Yes; I also bought some… Students work in pairs 3.1.3.4. Students trying to find out something about the teacher. e.g. Teacher: What is my favorite color? Student (with eliciting questions) - Is it red? Teacher: No it is not: Student: I think it is blue? Teacher: Try again. Student: Don’t tell me it is white? Teacher: no, have another guess. Other possible food for thought questions are : Where am I going for my holidays next year? What am I going to do tonight? Which month was I born in? What would I like to be when I grow up?

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The teacher should make a list of structural and vocabulary items which have to be practiced through guessing activities. 3.1.3.5. Guessing about a picture Find out about a picture. Teacher : it is a picture of a book. He is doing something ! Student : Is he walking ? Is he outside a house/ Indoors ? 3.1.3.6. Memory game Look at a picture for some time, and then ask questions to see if students remember the details. Or, compare two pictures which are basically alike but differ in some parts. 3.1.3.7. Use of questionnaires Students write questionnaires that they practice in pairs and report to the whole class. e.g. - What time do you go to bed ? - What time do you get up ? etc. Or change the sentence pattern : When I go to the market, I must buy… If you go to the market, will you buy ? When I went to the market, I should have bought… 3.1.4. Listening - Ear training. Activities vary from listening to short utterances from the teacher, sentences from the text to news on the radio. - Describing a picture making mistakes deliberately, the student has to correct mistakes. - Picture description: Talk about a picture the students don’t see and ask them to draw it while you talk. (Students can ask questions about things they don’t understand.) - Dictate or describe something and students take notes. Assess the notes later and get them to give instructions in pairs or groups. - Listen to some recorded materiel, e.g. a dialogue. Ensure they get what is said. Let them repeat it, paying attention to the intonation pattern, then talk about it. - Listen to a sound and say what is happening.

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Controlled conversation. Teach features of spoken english. Short answers, e.g. Who has ever watched ‘the Titanic’ ? I have / I haven’t / my sister has. Do any of you eat cat meat ? John does. Contracted forms : I’ve been ill recently. Question tags: You’re a teacher, aren’t you ? Hesitation markers,: well, you see, I mean, etc. : Comment words : how lovely / how great/ interesting What a shame ! How funny. With a dialogue, e.g. A. Are you doing anything tonight ? B. I don’t know, why ? A. Look, let’s go swimming B. Yes, I’d love to ! Here are the possible words to change : -tomorrow, this evening, the day after tomorrow or : play soccer, go hunting, watch TV, go for a walk. Other activities may include : Drawing a picture on the blackboard, drawing a map, giving some information in tables, getting students to talk about themselves by answering questions from fellow students… e.g. Have you ever been abroad ? Where about have you been ? What was the weather like ? What are the people like ? What is the food like ? Did you make friends ? The questions here would depend upon what the teacher has decided the students should get practice on. This is meant to enrich vocabulary or reinforce grammatical structures. 3.1.5. Role play activities The teacher creates contexts or suggests ideas, e.g. - Pretend you’re a tourist and that you want to find your way somewhere. - Persuade someone to eat something. - Discuss your agenda. - Discuss what you are going to eat.

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He provides situations for students to put themselves in and talk. e.g. You have lost your bag and you go to the property office to see if anyone has handed it in. Answer the questions the man asks you. You : The man:

I’ve lost my bag That’s bad. What color is it?

- Activities that involve the whole class in the debate manner. Ideas : 1. A woman about to wash her husband’s clothes finds a condom (rubber) in his pocket 2. A man in search of a pen in her wife’s bag stumbles upon a letter from a lover. The teacher : Put yourself in his/her shoes. What would you do so and so, can you come in and give your opinion ? I bet Mary does not agree. Why don’t you tell us what you think ? Mr. X, do you agree with what Mary has just said ? 3.1.6. Problem solving activities 3.1.6.1. Survival situations - You are in a balloon about to drop to the ground. You have a number of items of good value, for instance a bible, water, money, clothes, yours parents’ picture, etc. So, decide what item to get rid of one after the other until you are left with only one item. - You are in a canoe rowing across a big river with plenty of crocodiles. You have on board your wife, a daughter, a son, your mother and father, your step mother, a dog, a cat to eat to keep them busy with for sometime. Decide which person/ animal you have to sacrifice before you land to safety and explain why. - War breaks out in your country. In a minute, armed men might burst into your house and kill you together with your family. List five important things you’ll have to take with you in your escape and explain why.

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3.1.6.2. Grading. - Arrange these animals in order from most dangerous to least dangerous: Lion, panther, dog, elephant, tiger, etc. - Grade the following according to how strong, fast, clever or attractive they are: Horse, dog, tiger, gorilla, etc… - Decide on qualities you most favor in a wife, in a friend. 3.1.6.3. Planning activities a. What would you need- to build a house? - for your wedding? - to throw a birthday party? b. Imagine - what life is like in Paris, in heaven, etc. - What any of your parents is doing right now. 3.1.6.4. Interview - Write a few questions for interview and get them to practice - Simulation: introduce a student as a famous person visiting your country. Get others to ask him questions e.g. You are the newly elected President of an imaginary country. Give a short speech to your countrymen . 3.1.7. Role of a teacher The role of teacher as these activities unfold and as summarized (by Byrne, 1987) is that of : a. a conductor. He sees to it that students know what they have to practice and that they practice it well. He checks what they are doing. b. an organizer or monitor. He organizes the activities so the other students can practice in pairs still under the eye the teacher. c. a stimulator. He stimulates students to interact. d. a manager and a consultant. He sets up activities and is available for help and advice if asked for. The teacher does not check these activities as in b. They are left on their own to interact freely. In a nutshell, these activities divide themselves into accuracy and fluency activities. In the former, we teach a drill, a function, a grammatical notion. We reinforce it with practice and then let students practice it in pairs and later in groups or with the whole class. Sometimes, they are only assigned a task which involves sheer practice of everything they have learnt

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so far. They do it away from the teacher’s glare. It is then the teacher’s responsibility to see what activity best suits his students’ level. 4. Teaching grammar Although the communicative approach lays more emphasis on functions and communicative activities of the kind I have just surveyed, both a threshold vocabulary and some grammatical base are ingredients to ensure good communication. The problem is how to make this teaching enjoyable, less tedious and boring? We all remember how those rules of grammar used to put us off when young learners. 4.1. The technique In elementary class, we often teach grammar without students being aware of it. This only comes as a reminder at the end of an aural practice, e.g. give the present of to be, to have. Give affirmative, negative and interrogative forms, asking questions with the use of question words like: who, what, where, when how, how many, how often etc. Anyway, whenever this is done, the students realize that this is what they have been practicing already. We extend this to many aspects of grammar. Sometimes, it is the other way round. We start by teaching the item and then practice it. Although grammatical notions are planned, it is sometimes the case that a particular notion that causes problems is taught en passant with the promise to devote more time to it later, or that the need is noted down and at the beginning of the next lesson, at the revision stage, some light is shed on it to the satisfaction of students. The drawback is that at this time not all the students have clocked in and those who come late always miss it. 4.2. Grammar at work Teaching grammatical forms : e.g. He likes ___ ing .e.g. He likes singing. Patterns. What pattern and forms to be taught, e.g. present perfect. Contrast with other languages : word order of adjectives in english and french or italian. Exception and complications : e.g. Plurality : sheep, woman-woman, sugar-sugars. - Past of hit, etc A good teacher should anticipate problems that students are going to encounter.

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Presenting grammatical items Presentation: at this stage, we introduce the form, meaning and use of a new piece of language. Personalization : here, students use a new piece of grammar to say things which really mean something to them. A good presentation should be clear, efficient, lively and interesting, appropriate and productive. A piece of item can be taught using a chart, a dialogue, a mini situation, a text for contrast, a text for grammatical explanation, (e.g. since, for), a picture. Other techniques are : Modeling whereby the teacher gives a model of the new structure. Students repeat it in chorus before they do it individually. Isolation. The teacher isolates parts of the sentence they are modeling so that they can give it special emphasis. Visual demonstration. e.g. writing e.g. He watches TV every evening Does he watch TV every evening? Time lines. e.g. where diagrammatic representation of tense and aspect is given. e.g. Activity start. Past I----- > Now……………Future, e.g. I have been reading a newspaper. Explanation. This is done more overtly, e.g. position of adverbs for instance not between the verb and its object. Here the student’s mother tongue can be used but with beginners and elementary students, it is better to use more obvious techniques such as isolation and demonstration as abstract grammatical explanations are always quite difficult to follow and grasp. Still, one has to be careful about the amount of mother tongue to use. This indeed pops the question of the use of say French in the explanation of difficult words. It results from my own experience of teaching French to Namibian English speakers that an amount of explanation in the language that the learners handle best is more than necessary. It saves the teacher time and energy. 4.3. Discovery techniques to discover facts about grammar and grammatical usage or grammatical rules. This approach is student-centered. They discover information for themselves. Level : intermediate Techniques : preview, matching, text study, problem solving Previewing, a way of making students aware of a new piece of language. This will help them when they study it at a later stage. So, have a few questions that will be answered after reading a text.

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Matching techniques : Match parts of sentences and phrases. They make choices with what goes with what, e.g. questions (this at elementary level). - Use of ‘unless’ (after some explanation) We can go skating a. unless the lake is frozen We can’t go skating b. if the lake is frozen - Text study. Il involves questions on a text. - Problem solving. e.g. How do you refer to future time? - Give students incorrect English and encourage them to discover what is wrong and why. - While students are involved in an oral activity, go round the class noting any errors you hear, and then after they have finished, write more serious ones on the board for comment. - Use a students’ composition with names deleted and photocopy for study. 4.4. Practice techniques Some are oral, others are written. a. Drills Drills are fairly mechanical ways of getting students to demonstrate or practice their ability to use specific language items in a controlled manner. It is advised neither to overuse nor to use for a long time. Start with class. Then you can go on in pairs. Drills are fairly mechanical ways of getting students to demonstrate or practice their ability to use specific language items in a controlled manner. b. Interaction activities Here students work together and exchange information in a purposeful and interesting way. • Information gap activity where students have to ask each other for information to ‘close the gap’ in the information which they both have. • Charts. Name Favorite leisure activity When How often 1 With such questions as: what is your favorite leisure activity? When did you last wash? How often do you have meals?

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Philippe Samba Do you smile at every woman you meet? etc.,

The student walks around class and then reports to whole class. Involving responsibility. Students are asked to discuss things that affect their personality and to use subject matter as a focus for grammatical practice. Games General knowledge quizzes, e.g. with adjectives or the past : e.g. who is the heaviest man in the world ? Which is heavier: an elephant or a whale? Who is the most popular woman in the world? Lady Obama or Lady Sarkozy? Written practice: e.g. put is or are in the blank: Peter_______ a doctor. Written drills with word order. Sentence writing, e.g. write sentences about a picture. Say what the people are doing. 5. Testing A test should be reliable and valid. 5.1. Reasons for testing There are: progress tests to test how students have fared in what they have been taught. Use it regularly but don’t overdo it. Why is it used? - To encourage students. - To diagnose difficulties for remedial teaching. 5.2. Kinds of tests - Achievement test: to assess student’s mastery of what should have been learned. It covers a longer period than that of progress test, e.g. exam, TOEFL, etc. Here are some rules to bear in mind when writing an achievement test. - Don’t test what you haven’t taught. - Don’t test general knowledge. You test knowledge of English not of

the world. - Don’t introduce new techniques in test. - Don’t just test accuracy.

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- Placement test. It enables to sort out students into groups according to their language ability. It consists of : a. blank filling items, dictation b. Questions or language skills It looks forward to the language demands which will be made on students during their course. - Selection test, e.g. for a job. It is called non-referenced, i.e. we compare the performance of an individual with other individuals in the group (i.e. the norm). - Tests set by outside teachers These tests have a wash back effect, i.e. they influence teaching and learning in the classroom. - Proficiency test. For instance those that are set by the British Council for students who want to study in British universities. It assesses the candidate’s general command of English for a special purpose. It looks forward to those language areas and skills the student will need. It is a criterion - referenced test in that we want to find out the degree of success someone may have in doing something. The teacher should give classroom tests quite regularly. There are also tests that measure mastery of the language and taskbased tests or performance-referenced tests to measure how a student can actually perform certain tasks using English, e.g. understand and deal with messages over the phone, use instructions to operate something, complete a form for a visa, and persuade someone to buy a second-hand car. 5.3. Objective and subjective testing Objective testing have one correct or a limited number of correct answers e.g. true or false, ordering / re-arrangement, matching, multiple choice and gap filling, Subjective testing : composition reports, letters, answers to compositions of students using their own words, conversation, discussion, problem solving tasks, description of pictures, telling stories etc. A good test contains both objective and subjective types of items. Note : don’t forget to test the test. Show it to colleagues for improvement or to point out some inadequacies. Make sure that it works. 5.3.1. Testing listening skills This testing involves : Dictations, talk texts, reading tests, recording short statements and conversations, instructions, statements, questions and short conversations,

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completing pictures, following directions, longer conversations and talks and answers provided with elements missing, listening to short talks, etc. 5.3.2. Testing reading skills Vocabulary - Multiple choice items, e.g. there is a good ______ tonight (a. screen, b. film, c. showing). Distracters should appear correct to any student not sure of the answer. But one should avoid writing absurd distracters every one can see as wrong. Besides, each multiple choice should only have one correct answer. Or: meaning of the verb ‘bear’ in the following: I can’t bear people who shout a lot (a. support b; tolerate, c. admire, d. resist) - Matching items Recognition of word or word meaning. e.g. start with a short story, and provide words of the same meaning as in the passage. - Rewrite part of paragraph Not all passages allow for several multiple choice questions, use openended questions instead and require answers in a student’s own words. - Reading test with true/false/not stated, use questions or statements, (you can also use information not provided) - Completion Reading texts with blanks. -Texts followed with summaries with blanks 5.3.3. Reading test: cloze tests There is a difference between blank filling and cloze tests. In blank filling, important content words and connectives are deleted. In cloze tests, you delete words systemically, e.g. every 10th word. - Leave the first two sentences undeleted. - Do the test yourself in the first place. - Count as correct exact words or acceptable words. The test measures students general reading comprehension and general language ability, it assesses language proficiency. Initially, its purpose was to test, to measure reading difficulty of a text book. Here we speak of :

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- independent level : above 53% - instructional level : between 44 and 53% - frustrating level : below 44% 5.3.4. Testing writing skills Grammar and structure - Multiple choice items: Choose the correct answer from a number of choices. It tests grammatical knowledge. e.g. Could you ______ this letter with you (a. post b. take c. bring d. buy). - Error recognition items Give students a correct sentence and ask them to correct them. Tell them there is one mistake. e.g. It was a terrible accident at an air show held in Germany yesterday. A B C D Here the student should tell what is wrong between A, B, C and D - Re-arrangement: write sentences putting words and sentences in correct order. e.g. 1. She was wearing a______ new, /jacket/leather / red / lovely 2. or put sentences in correct order or number them e.g. wearing/she/ jacket/ was/ blue/a - Changing words or putting verbs in their correct tense and voice - Blank filling. Here grammatical words are omitted. - Fill-ins. They test students’ comprehension and their knowledge of individual grammatical items, (personal pronouns prepositions, verbs, etc.) - Sentence completion. Controlled writing, e.g. transformation. It tests knowledge of syntax and structure. Students re-write sentences so that they have same meaning but different grammatical structure. e.g. Complete the sentence so that it means the same as the original sentence John is taller than Mary. Mary isn’t____________ - Broken sentences or scrambled sentences Sentence and paragraph completion It tests student’s knowledge and use of English. Students fill in a blank and / or complete a sentence with more than one word.

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e.g. Most students in my class were rather lazy and did not enjoy the course. Some stayed away from school quite often, Pauline, however ……… -Other blank filling items take the forms of dialogs A.-_____________________ C. So do I. I generally watch for an hour or two every evening - Form filling: application forms, notes and diaries. - Free writing: - choice of subject: not general, abstract topics - Relativistic writing tasks: letter writing, message, phone calls, notes. For immediate and advanced levels: write reports of a visit to a school, a report on a person, a laboratory report. - Writing for a purpose / for an audience. - Using pictures for writing: you may want to use pictures to do any of the following tasks: o To describe a scene, an object or a person o To compare two scenes o To tell a story o To give instructions or directions o To describe a process To conclude, we have sketched ways English can be taught in a language center. This is a technique alien to what is used in public schools. You may be trained as a teacher but find it hard teaching English in a language school so that people can speak the language in a limited time span. Little wonder a good number of fellow teachers used to spurn the offer when they were approached. We have offered different exercises to improve fluency from our learners not to mention highlight qualities that are expected from the teacher. We agree that grammar is a lesson most teachers feel reluctant to teach. But we have introduced it in a manner to make it enjoyable. We know that testing is easy to administer but difficult to set. Teachers could take advantage of on testing. Above all, any test ought to be done by the teacher himself before he can consider administering it to learners. In this paper, we have chosen not to dwell upon the teaching of writing and reading too much. 5. References - Byrne Donne, Teaching oral english, Longman Handbooks for Language

Teachers, Longman, London and New York, 1991.

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- Grand Neville, Making the most of your textbook, Longman keys to

Language Teaching, Longman. London and New York, 1987. - Harmer Jeremy, Teaching and learning grammar. Teaching oral english,

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-

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Les notions de genre et de nombre en lingala, en français et en anglais : analyse contrastive Jean-Jacques Angoundou Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé /Abstract Cet article décrit et compare les notions de genre et de nombre entre le lingala et le français, l’anglais. Il démontre que ces notions obéissent aux typologies linguistiques. C’est ainsi que le genre et le nombre sont sémantiques en lingala, alors qu’ils sont grammaticaux et sémantiques en français et en anglais. Les trois langues présentent une conformité quant à la morphologie liée à l’expression du nombre. This article describes and contrasts the notions of gender and number in three languages: Lingala, French, and English. It highlights that these notions could be accounted for in terms of language typology. Thus, it points out that gender and number are semantically grounded in Lingala whereas they are semantically and grammatically based in French and English. The three languages instance uniformity on the morphology related to number expression. Mots clés/Key words : Genre ; Nombre ; Lingala ; Français ; Anglais; Typologie ; Sémantique ; Grammaticaux ; Morphologie./Gender; Number ; Lingala ; French; English; Typology; Semantic; Grammatical ; Morphology.

0. Introduction L’acquisition trilingue est un thème relativement récent en linguistique appliquée. C’est un domaine de recherche dont le développement selon Cenoz et Jessner (2000), n’est pas surprenant notamment au sein de l’Union Européenne, suite à la politique linguistique des Etats membres qui s’inscrit dans le cadre de l’élargissement de la communauté, où la mise en place de l’enseignement de l’anglais comme troisième langue pose des problèmes pratiques considérables (Common European Framework, 2001). ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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Ce travail se situe dans la perspective d’une étude contrastive des notions de genre et de nombre. L’approche contrastive postule donc que l’acquisition d’une langue étrangère est déterminée dans une certaine mesure par les acquis des apprenants, à savoir les structures linguistiques de leur langue maternelle ou langue véhiculaire pour le cas du lingala. L’analyse contrastive de deux ou plusieurs langues se fixe comme objectif la description de chacune des langues en présence. Le linguiste réalise cette description par niveau : lexicologique, morphologique, phonologique, syntaxique, etc. Ensuite la comparaison à chacun des niveaux traités permet au linguiste de mettre en évidence les ressemblances et les différences entre les langues considérées. Le lingala est une langue bantoue parlée en République du Congo, en République Démocratique du Congo, et dans une moindre mesure en Centrafrique. On compte plus d’une trentaine de millions de locuteurs, en langue maternelle ou seconde. L’orthographe du lingala est transcrite selon l’alphabet phonétique international. Notre intérêt pour ce travail dans le domaine du trilinguisme, malgré sa complexité, remonte à notre expérience personnelle dans la position d’apprenant et ensuite d’enseignant d’anglais et de français aux étudiants dont la langue maternelle n’est ni l’anglais ni le français. Ce travail a pour objectif principal de mettre fin au monolinguisme didactique et à toutes ses conséquences pour l’apprenant et à permettre aux apprenants lingalophones à mieux assimiler l’anglais et le français via la comparaison des faits grammaticaux avec leur langue.

1. La notion de genre D’un point de vue linguistique, le genre est une catégorie grammaticale reposant sur la répartition des noms dans des classes nominales, en fonction d’un certain nombre de propriétés formelles qui se manifestent par la référence pronominale, par l’accord de l’adjectif (ou du verbe) et par des affixes nominaux (préfixes, suffixes ou désinences casuelles), un seul de ces critères étant suffisant. Ainsi, d’après ces trois critères, on définit en français deux classes : les masculins et les féminins. Exemple : 1.

le prince est mort, il était encore un enfant, 1a. la princesse est morte, elle était encore une enfant

L’énoncé (1) s’oppose à (1a) par la référence pronominale (il/elle), par l’accord (mort/morte, un enfant/une enfant) et par les affixes nominaux (-/esse).

Les notions de genre et de nombre en lingala, en français…

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A cette catégorisation relevant de propriétés formelles (genre grammatical) est associée le plus souvent une catégorisation sémantique (genre naturel) relevant d’une représentation des objets du monde par leurs propriétés spécifiques. Les classifications les plus constamment associées sont : - l’opposition entre les personnes et les objets (animés et non-animés), les non-animés étant neutres relativement à la distinction de genre masculin/féminin ; en français, cette classification apparaît dans la distinction entre qui ? que ? quoi ? - l’opposition de sexe à l’intérieur des animés entre mâle et femelle. Ainsi, on peut avoir des animés mâles (masculins), des animés femelles (féminins), des non-animés (neutres). Le genre naturel (mâle/femelle) et le genre grammatical (masculin/féminin) sont le plus souvent associés (mais non constamment) quand il s’agit de personnes ; ils le sont moins systématiquement quand il s’agit d’animaux; quant aux noms non-animés, ils sont répartis en masculins et féminins selon leurs propriétés formelles inhérentes. Maurice Grevisse souligne que pour la plupart des noms en français, le genre est arbitraire ; ce n’est que pour une partie des noms animés qu’il y a un lien entre le genre et le sexe de l’être désigné (…). Celui des noms inanimés est arbitraire, c’est-à-dire qu’il n’est pas déterminé par le sens de ces noms ; en d’autres termes, il n’a pas de rapport constant avec la forme de ces noms. Il est donc impossible de donner des règles rigoureuses à ce sujet1. Par ailleurs, Robert-Léon Wagner et Jacqueline Pinchon précisent que le genre n’est pas motivé lorsque les marques grammaticales du masculin et du féminin ne correspondent pas dans l’objet désigné par le substantif à un sexe différencié (…) pour beaucoup de substantifs il n’existe pas de règle qui permette de les classer d’une façon certaine dans la catégorie des masculins ou des féminins2.

1 2

Maurice Grevisse, Le Bon usage, Bruxelles, Duculot, 1996, p. 757.

Robert-Léon Wagner et Jacqueline Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, 1962, p. 64.

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De même Jean-Claude Chevalier , Claire Blanche Benveniste, Michel Arrivé et Jean Peytard indiquent que « le genre est un caractère morphologique invariablement attaché à chaque substantif »3. Du point de vue du sens, le genre constitue, selon l’expression des grammairiens Damourette et Pinchon, « un sexe fictif (…). La forme du substantif ne permet pas de reconnaître le genre auquel il appartient : fable et table sont féminins, câble, râble et sable sont masculins (…) ». Arrivé et al. soulignent qu’« en français comme dans les autres langues indo-européennes, la catégorie linguistique du genre est en relation avec la catégorie naturelle du sexe. Mais cette relation est complexe (…) »4. Riegel et al. ajoutent que le genre des noms est déterminé dans le lexique. (…). Une grammaire ne saurait envisager tous les cas particuliers - et ils sont nombreux - dont la solution se trouve directement, l’ordre alphabétique aidant, dans tout bon dictionnaire (…). Les noms dénotant des référents non animés ont un genre arbitraire, masculin(le sable) ou féminin (la table). Souvent déterminé par l’étymon, parfois conditionné par des facteurs culturels (le soleil et la lune sont respectivement féminin et masculin en allemand : die sonne, der mond). Le genre n’en reste pas moins irréductible à des oppositions sémantiques généralisables : le fauteuil/la chaise - un vélo/une bicyclette - le fleuve/la rivière. Les erreurs commises par ceux qui n’ont pas le français comme langue1 témoignent du caractère largement imprévisible de la notion de genre5. Le problème du genre en français découle du fait que les règles dominantes sur son assignement sont loin d’être claires et régies par des règles grammaticales. Selon Surridge (1995), « il faut donc qu’un apprenant les apprenne mot par mot ». D’après ce point de vue, le genre serait différent de tous les autres phénomènes linguistiques qui sont sous la domination des règles. Il n’existe pas en lingala de genre relevant de propriétés formelles (genre grammatical). Cependant, il existe un genre naturel, un genre neutre et genre arbitraire. Certains noms renvoient systématiquement à un genre donné. En voici quelques exemples : 3

Jean-Claude Chevalier , Claire Blanche Benveniste, Michel Arrivé, Jean Peytard, Grammaire larousse du français contemporain, Paris, Larousse, 1991, p. 164. 4 Michel Arrivé, Françoise Gadet, Michel Galmiche, La Grammaire d’aujourd’hui, guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion, 1993, p. 282. 5 Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul., Grammaire méthodique du français, Paris, P.U.F., 1994, p. 172.

Les notions de genre et de nombre en lingala, en français… 1. 2. 3. 4. 5.

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mwasi (renvoie à une femelle). Exemple : ntaba mwasi : une chèvre mobali (renvoie à un mâle). Exemple : ntaba mobali : un bouc noko : oncle ndumbá : jeune fille sosó : poule, coq (animé, genre neutre)

Le genre arbitraire s’applique aux non animés. Le trait distinctif du genre existe en anglais, mais il n’ya aucun accord de genre entre le sujet et les autres parties du discours comme le verbe, le participe passé, l’adjectif qualificatif et l’article, excepté pour l’adjectif possessif et les pronoms de troisième personne du singulier. La langue anglaise possède trois genres (masculin, féminin et neutre). Le neutre est notamment appliqué aux noms inanimés (pourtant il y a des noms inanimés qui appartiennent à l’un ou l’autre des genres des noms animés). La distinction entre masculin et féminin est réservée exclusivement à la classe des animés. Elle a une incidence sur le choix de la troisième personne du singulier : ‘he’ (masculin) et ‘she’ (féminin) pour les êtres humains, et ‘it’ qui désigne aussi bien les animés (personnalisation du pronom) que les inanimés (neutre). Exemple de personnalisation du pronom : 6.

Who’s there ? It’s me ! (It ne renvoie pas à la personne mais joue le rôle de présentatif)

On opère parfois une distinction entre le sexe des animaux par l’opposition de ‘he’ et ‘she’, ainsi qu’entre certains objets comme ‘ship’, ‘truck’, etc. (remplacé par le pronom sujet féminin ‘she’). Cette distinction ne fait porter aucun accord sur les autres parties du discours, sauf sur le déterminant possessif et les pronoms. Pour le reste, le sexe est marqué par des moyens lexicaux. Il y a deux groupes pour la distinction lexicale en anglais : un groupe englobant des mots féminins qui sont dérivés de leurs masculins, et un autre groupe concernant des paires qui ne montrent aucun rapport morphologique. Exemples : 7. 8. 9. 10. 11.

hero/heroine : héro/héroine Nnn widow/widower: veuf/veuve man/woman: homme/femme daughter/son: fille/fils

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Jean-Jacques Angoundou La notion d’article en anglais se présente de la manière suivante : défini

→ (the+ nom singulier ; the + nom pluriel)

indéfini

→ (a + nom comptable singulier ; ø + nom pluriel)

défini/indéfini → (ø + nom singulier non comptable)

1.1. Comparaison entre les trois langues Le lingala ne possède pas d’article dans son répertoire. L’assignement de l’article dans une langue qui en possède telles que le français et l’anglais peut donc paraître difficile pour un étudiant lingalophone. En lingala, les noms ne s’opposent pas en genre masculin/féminin. Ils peuvent être classés en des marqueurs de classes reconnus sous la dénomination de classe nominale ou indice nominal : mo-, li-, e-, ø (noms sans marqueurs). Exemples : Lingala (13) (14) (15) (16) (17)

mokolo likambo : eloko lokasa : Ø kiti :

Français un /le jour une/l’ affaire une /la chose une /la feuille une /la chaise

Anglais a / the day a/the matter a /the thing a/the leaf a/ the chair

L’ordre des éléments de la structure de l ‘anglais et du français est identique, car l’article est placé devant le nom ou devant l’adjectif antéposé. De plus, l’article est, plus ou moins sémantiquement identique puisque dans les deux langues il détermine le mot qui le suit. Mais la différence se situe au niveau morphosyntaxique. Un article en français indique le genre et le nombre du nom qui le suit, alors qu’en anglais un article ne désigne pas le genre. Le schéma suivant montre davantage les différences et les ressemblances entre les langues française et anglaise: anglais → (indéfini) : a (an) → (défini) : the français → (indéfini masculin) : un → (indéfini, féminin) : une → (défini masculin) : le, l’ → (défini féminin) : la, l’

Les notions de genre et de nombre en lingala, en français…

69

La traduction de l’exemple suivant laisse apparaître une différence entre les trois langues : (18) lingala : Nazali molakisi

français : enseignant

Je

suis

anglais : I am a teacher

Ici l’étudiant lingalophone qui s’initie à la langue anglaise peut être confronté à la différence entre les langues française et anglaise, même si sur ce point spécifique le lingala et le français sont similaires : leurs phrases sont attributives, là où l’anglais emploie l’article indéfini. 2. La notion de nombre Le nombre est selon le dictionnaire de linguistique : « une catégorie grammaticale reposant sur la représentation des personnes, animaux ou objets, désignés par des noms, comme des entités dénombrables, susceptibles d’être isolées, comptées et réunies en groupes par opposition à la représentation des objets comme des masses indivisibles. Le nombre oppose donc les noms susceptibles d’être comptés aux noms qui ne le sont pas : les noms comptables et les noms non-comptables »6. Ces représentations varient d’une langue à l’autre en fonction de la structure lexicale : le français fruit est comptable, l’anglais fruit est noncomptable. Le nombre est une catégorie du groupe nominal qui s’exprime : - par l’opposition entre le singulier (traduisant la singularité) et le pluriel (traduisant la pluralité) dans les noms comptables ; - par l’opposition entre le singulier déterminé ou indéterminé désignant l’unité isolée et le pluriel exprimant un dénombrement, déterminé ou indéterminé, au moyen des numéraux (un enfant, deux, trois enfants) ou de quantificateurs (beaucoup, peu d’enfants). - par l’opposition entre le singulier, représentant l’unité individualisée (singularité), et le singulier collectif représentant la réunion d’objets dans un ensemble (pluralité), ceci s’exprimant souvent par une affixation nominale (chêne/chênale).

6

Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, France, 1984, p. 334.

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Le singulier peut donc exprimer la singularité, déterminée ou indéterminée dans l’opposition au pluriel, mais il peut traduire aussi l’absence d’opposition, par exemple dans les noms non-comptables : (19) le vin est bon cette année Il peut aussi exprimer la pluralité indéterminée (collectif, générique) : (20) l’homme est mortel De même, le pluriel, s’il traduit la pluralité, peut exprimer la singularité, comme dans les ciseaux, les obsèques. Catégorie grammaticale du groupe nominal, le nombre peut déclencher une transformation d’accord à l’intérieur du syntagme nominal et le syntagme verbal (être+ adjectif) ou un seul constituant de ce syntagme verbal, le verbe. Le singulier est le cas nonmarqué en nombre des noms tandis que le pluriel est le cas marqué. En lingala, le pluriel est marqué en début de mot par un marqueur qui change en fonction de classe nominale. L’opposition formelle et sémantique de singulier - pluriel des préfixes nominaux se présente de la manière suivante (la colonne à gauche donne le substantif au singulier et la colonne à droite donne son pluriel) : mo- ba : moyembi (chanteur) Ø- ba : kiti (chaise) mo - mi : motema (cœur) li- ma : lilála (orange) e- bi : eloko (chose) n/m- ba : ndáko (maison) mbóka (village) ø – ba : zándo (marché) lo- ba: loyembo (chant) lo- ma: lobanzo (souci) bo- ø : bomoto (personnalité) lo- ø : lomoto (foule) mo- ma : mondoki (fusil) ko – ø : koliya (manger)

bayembi (chanteurs) bakiti (chaises) mitema (cœurs) malála (oranges) biloko (choses) bandáko (maisons) bambóka (villages) bazándo (marchés) banzembo (chants) mabanzo (soucis) mandoki (fusils)

En anglais, le nombre est une classification grammaticale utilisée dans l’analyse des groupes de mots, et qui établit un contraste entre singulier et pluriel. Les contrastes de nombre en anglais sont constatés pour les noms (book, books), les pronoms (he, they) ; les déterminants (this/that, those) et les verbes qui ne sont pas au passé (like, likes). Mais cette corrélation n’est pas parfaite. Il existe en anglais des noms qui sont du

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singulier quant à leur forme, mais du pluriel quant à leur référence et viceversa ; il s’agit des noms collectifs tels que : police, audience, committee, company, family, firm, government, staff, team, etc. Exemples : (21) The government (= they) want to increase taxes (22) The police are investigating the murder, but haven’t arrested anyone yet. (23) Italy are playing Brazil next (in a football match) (24) Shell have increased the price of petrol Il y a aussi des noms qui sont pluriel quant à leur forme, mais singulier quant à leur référence ; c’est le cas de : mathematics, physics, economics, gymnastics, politics, news, etc. Exemples : (25) The news was very depressing (26) Mathematics is my favourite subject L’affixe “s” ou “es”, qui est une marque du singulier pour les verbes au présent est la marque du pluriel pour les noms. Quand un nom se termine par une consonne et par ‘e’, il prend « s » et quand il se termine par la voyelle ‘o’, c’est le « es » qui s’ajoute à ce mot pour la forme pluriel. Enfin, lorsque la semi-voyelle ‘y’ suit une consonne, elle se transforme en ‘ies’ au pluriel. Exemples : (27) (28) (29) (30)

Day, days Eye, eyes Mango, mangoes Family, families

En anglais, il existe un groupe de noms dont le pluriel est issu de l’anglais ancien et irrégulier. Exemples : (31) (32) (33) (34)

Child, children Man, men Foot, feet Mouse, mice

2.1. Comparaison entre les trois langues Dans le domaine du nombre et de la formation du pluriel, le lingala se démarque du français et de l’anglais ; ceci est peut-être la conséquence de

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l’appartenance du lingala à une famille différente des deux autres langues : la famille bantoue pour le lingala et la famille indo-européenne pour le français et l’anglais. Mais chacune de ces trois langues a ses propres traits distinctifs, en premier lieu dans la morphologie du pluriel et ensuite dans la distribution des marques du pluriel. Le tableau ci-dessous résume la formation du pluriel des noms pour les trois langues. Lingala : le pluriel du nom est indiqué par le marqueur de classe et se modifie en fonction de la classe nominale considérée : ba-, ma-, mi-, bi-(système de préfixation: morphologie→ préfixe du nom) Français : suffixe s avec des exceptions : -noms terminés par –s, -x ou –z ne changent pas au pluriel -noms en –al forment leur pluriel en –aux -noms en –au, -eau, -eu prennent un –x au pluriel -noms en –ail, -ou prennent un –s au pluriel + formes irrégulières (morphologie→ suffixe du nom) Anglais : suffixes s, es, ies + formes irrégulières (morphologie→ suffixe du nom)

3. Conclusion Ce travail a démontré que l’application des faits grammaticaux obéit aux typologies des langues. De notre analyse, on peut tirer les enseignements suivants : la notion de genre est double en français : elle englobe des catégorisations grammaticale (relevant des propriétés formelles) et sémantique (genre naturel) ; les deux sont souvent associées. En lingala, le genre n’est pas grammatical (propriétés formelles) mais sémantique (genre naturel). Le genre n’est pas un critère pertinent pour distinguer des mots en lingala qui se sert plutôt des marqueurs de classes. L’anglais ne possède pas un système comparable à la classification des noms qui existe en français. Toutefois, on y trouve des genres masculin, féminin et neutre. Le sexe peut aussi être exprimé par des moyens lexicaux. Dans les trois langues, le singulier et le pluriel sont morphologiquement marqués. Ce qui distingue les trois langues, c’est leur appartenance aux différentes familles linguistiques. De ce fait, la pluralité affecte le préfixe du lingala alors qu’elle affecte le suffixe de l’anglais et du français.

Les notions de genre et de nombre en lingala, en français…

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4. Références - Angoundou Jean Jacques., Incidence de la linguistique énonciative anglaise sur l’étude d’une langue non indo-européenne : le lingala, langue bantoue parlée au Congo, Thèse de doctorat, Université de Dijon, France, 1990. - Arrivé & al., La Grammaire d’aujourd’hui : Guide alphabétique de linguistique française, Paris : Flammarion, 1986. - Besse, H., Contribution à l’histoire du mot didactique, de la didactique des langues à la didactique du plurilinguisme, 17, Grenoble, CDLLIDILEM, 1998. - Chevalier & al., Grammaire Larousse du français contemporain, Paris, Larousse, 1991. - Cenoz, J., Huffeisen B. et Jessner U., Crosslinguistic influence in third language acquisition: Psycholinguistic perspectives, Clevedon, Multilingual Matters, 2001, pp. 256-260. - Cenoz, J., Jessner, U., English Europe : The acquisition of a third language, Clevedon, Multilingual Matters, 2000. - Common European Framework, http://www.Cambridge.org/ elt/face2face/maps/cef/what-is-the cef.pdf, 2001. - Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1984. - Dzokanga A., Dictionnaire lingala- français, VEB Verlag Enzykolpadie Leipzig, 1979. - Etsio E., Parlons lingala, Paris, l’Harmattan, 2003. - Germain C., Seguin H., Le point sur la grammaire en didactique des langues, Paris, CLE International (Didactique des langues étrangères), 1998. - Grevisse Maurice, Le Bon Usage, Bruxelles, Duculot, 1996. - Murphy R., English grammar in use, Cambridge, Cambridge University Press, 3rd edition, 2004. - Riegel &al. Grammaire méthodique du français, Paris, Presses Universitaires de France, 1994. - Singleton D., « Mother and other tongue influence on learner of French », Studies in second language acquisition, N° 15, 1987, pp. 36-57. - Surridge M.E. Le ou la? The gender of french nouns, Clevedon: Multilingual Matters, 1995. - Wagner et Pinchon, Grammaire du français classique et moderne, Paris, Hachette, 1962.

Alphabétisation et développement durable au Gabon1 Paul Achille Mavoungou Université de Libreville (Gabon) Résumé/Abstract Comme la majorité des autres pays africains, le Gabon est un pays multilingue. Le français cohabite avec plusieurs langues locales, en majorité bantoues ainsi qu’avec des langues étrangères, notamment africaines, européennes, asiatiques et américaines introduites au Gabon par les migrants. Pour des raisons historiques et sociolinguistiques, le français jouit d’un statut particulier au Gabon: c’est la langue véhiculaire, celle de l’administration et des médias ainsi que le passage obligé de la promotion sociale. La présente étude se propose d’aborder les différentes actions concrètes qui devraient être posées à la fois au niveau individuel et au niveau du Gouvernement afin de promouvoir les langues nationales et conduire le pays tout entier vers un développement durable. Like the majority of other African countries, Gabon is a multilingual country. French coexists with several local languages that are mainly Bantu, together with foreign languages, mainly African, European, Asiatic and American that were introduced in Gabon by the migrants. For historical and sociolinguistic reasons, French has a very particular status in Gabon: it is a vehicular language, the language of the administration and the media as well as the obligatory passage to social promotion. The present study is an attempt at proposing concrete actions that should be taken both at individual and Government level in order to enable the development of National languages and the country’s sustainable development. Mots-clés/Keywords : Literacy program, national languages, sustainable development, language policy, language situation/Programme d’alphabétisation, langues nationales, développement durable, politique linguistique, situation linguistique.

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Cette article a été rédigé à partir des notes de la communication présentée au Forum national sur l’Alphabétisation le 26 février 2010 à Libreville.

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0. Introduction La Constitution gabonaise, tout comme la charte des Nations Unies consacre le droit à l’éducation à chaque citoyen. Ce droit couvre aussi bien l’éducation et l’alphabétisation en français (la langue officielle) et dans les langues nationales. Depuis les indépendances la question du développement et de la promotion des langues nationales s’est érigée en un véritable leitmotiv du débat national. Pour autant, après près d’un demi-siècle, les études sociolinguistiques et psycholinguistiques menées sur l’utilisation de la langue française au Gabon ainsi que sur la vitalité des langues nationales montrent bien que nos enfants parlent et écrivent de moins en moins bien la langue française. La situation n’est guère reluisante pour les langues nationales que les enfants comprennent ou parlent de moins en moins bien qu’autrefois. Le peu d’estime dont bénéficient les langues locales chez les parents, la non maîtrise du français par nos enfants dans leur ensemble, l’éducation et l’alphabétisation en langue maternelle et la nécessité pour les langues nationales d’exercer des responsabilités nouvelles (enseignement, vie politique et sociale, ...), etc. ce ne sont là que quelques problèmes que le présent article se propose d’aborder. 1. Le paysage linguistique du Gabon Le paysage linguistique du Gabon se résume à une mosaïque de langues. Ce paysage se compose de trois (3) entités, à savoir :  la langue officielle (le français),  les langues locales ou nationales  les langues étrangères. 1.1.

La langue officielle Les langues dites "officielles" en Afrique sont constituée, pour l’essentiel, des anciennes langues coloniales (l’anglais, le français, le portugais, l’espagnol). Par "langues officielles", il faut entendre celles qu’un Etat utilise pour l’ensemble de son fonctionnement à différents niveaux : administration, justice, éducation et les médias. Le statut de "langue officielle" est généralement spécifié dans la Constitution pour la plupart des pays francophones d’Afrique. Au Gabon, l’unique langue officielle est le français. La Constitution de la République Gabonaise de 1991 dispose en son article 2 : « La République Gabonaise adopte le français comme langue officielle de travail. En outre, elle œuvre pour la protection et la promotion des langues nationales. »

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1.2.

Les langues locales ou nationales Une langue est dite "locale" ou "vernaculaire"2 lorsque son audience ne dépasse pas le cadre originel. Par contre, une langue est dite "nationale" ou "autochtone" lorsqu’elle est capable d’assurer l’intercompréhension entre différentes communautés linguistiques du même pays. Au sens propre du terme, une langue "nationale" est donc par définition "véhiculaire". Toutefois, le Gabon n’a pas de langues "véhiculaires" à l’échelle nationale comme le Rwanda (kinyarwanda), le Burundi (kirundi) ou la Centrafrique (sango). Au Gabon, sont dites « nationales », toutes les langues du terroir, sans distinction. Enfin, les seules langues "dominantes" ou "véhiculaires" ne le sont que régionalement. 1.3.

Les langues étrangères De nombreuses communautés étrangères vivent au Gabon. Les langues "étrangères" sont donc celles introduites dans le pays par les migrants. Ces langues sont soit européennes (essentiellement, le français, l’anglais, l’espagnol et le portugais), soit africaines (le kikongo, le lingala, le duala, l’ewondo, le yoruba, l’ewe, le bambara, le wolof, …), soit asiatiques (le mandarin, le malais, …) ou encore originaires du Moyen-Orient (l’arabe notamment). 2. La situation linguistique des langues "nationales" : Qu’en est-il du décompte des langues dites "nationales" ? En ce qui concerne les inventaires linguistiques, nul n’a à ce jour déterminé le nombre exact des langues "nationales". Il est communément admis qu’il y a une quarantaine, voire une cinquantaine de langues "nationales". Toutefois, ces chiffres sont sujet à caution car il est toujours difficile pour un linguiste d’évaluer le nombre exact de langues parlées dans une région ou dans un pays donné. Cette difficulté tient au fait que, la démarcation langue / dialecte n’est pas toujours aisée. A ce propos, Hombert (1990: 29) souligne que « …elle [la distinction langue/dialecte] repose généralement sur le concept d’intercompréhension : s’il y a intercompréhension entre deux locuteurs appartenant à des communautés linguistiques distinctes, on dira qu’ils parlent deux dialectes de la même langue, dans le cas contraire, on considérera qu’il s’agit de deux langues différentes. Ainsi, le nombre de langues variera suivant que l’on considérera certains parlers comme des dialectes d’une même langue ou des langues 2

Ce terme n’est pas toujours heureux par ce qu’il a pris dans le contexte colonial un sens péjoratif.

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différentes ». Un autre obstacle au dénombrement exact des langues se situe au niveau de la distinction langue /ethnie. Parfois nom de langue et nom d’ethnie sont identiques. Une même langue acquiert différentes dénominations auprès de groupes linguistiques voisins, et les variantes d’un même parler sont considérées comme unité langue, ce qui accroît naturellement le nombre de langues. Par exemple, on trouve dans des inventaires, les dénominations makina, shiwa ou ossyeba, alors qu’il s’agit en réalité d’un seul et même parler. Dans le même ordre d’idées, les formes seki, sekyani ou encore diseki renvoient au même parler. Afin de tenir compte de la réalité de terrain, Kwenzi Mikala (1987, 1988, 1997a, 1997b et 2009) a inventorié une soixante de parlers (62 parlers exactement) qu’il a regroupés en dix (10) unités langues en utilisant le critère d’intercompréhension et la formule "je dis que" pour introduire une conversation. Par "parler", il faut entendre: « un système de signes et de règles de combinaison défini par un cadre géographique étroit (village par exemple) et dont le statut social est indéterminé au départ ». Quant à l’unitélangue, elle est l’ensemble de différents parlers, tous mutuellement compréhensibles (cf. Kwenzi-Mikala, 2009). Les dix (10) unités langues en question sont présentées in extenso comme suit :

Le groupe Mazuna : fang-atsi (faŋ -atsi), fang-mekè (faŋ-məkɛ), fangmvaï (faŋ-mvaï), fang-tumu (faŋ-ntumu), fang-nzaman (faŋnzaman) et fang-okak (faŋ-okak) ; Le groupe Myɛnɛ : enenga (eneŋga), galwa (γalwa), mpongwè (mpoŋgwɛ), nkomi (ŋkɔmi), orungu (oruŋgu), et okoa ; Le groupe Mekana-menaa : akele (akɛlɛ), bungom (uŋgɔm), sigu (lisiγu), mbaouin (mbaŋwɛ), metombolo, seki (sɛki), tumbidi, shake (ʃake), wumbu (wumpfu), et ndambomo (lendambomo) ; Le groupe Mekona-maŋgotɛ : ikota, benga (bɛŋga), shamay (ʃamayi), mahongwe (mahoŋgwɛ), ndasa (ndaʃa), bakoya (koya) et kota (ikota) ; Le groupe Meryɛ : gisir (γisir), varama (γiβarama), vungu (γiβuŋgu), punu (yipunu), lumbu (yilumbu/γilumbu), sangu (yisaŋgu), ngowe (ŋgubi), vili (civili), yirimba et yiγama ; Le groupe Metyɛ : nzebi (yinzebi), yimwele, ivili (yiβili), liduma, wanzi (liwanzi), tsengi (itseŋgi) et bongwe (γeboŋwɛ) ; Le groupe Memberɛ : obamba (lembaama), bakaningi (lekaniŋi), ndumu (lindumu), téké (latɛγɛ) et latsitsege (latsitsɛγɛ) ; Le groupe Membe : apindzi (γepinzipinzi), getsogo (γetsɔγɔ), geviya (γeβiya), gevove (γeβoβe), simba (γehimbaka) et okande ;

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Le groupe Mekana : bekwil (bɛkwil), shiwa ou makina (ʃiwa) et mwesa (yesa) ; Le groupe Baka : baka. Concrètement si on utilise le terme parler, on en dénombre 62 et si on utilise l’expression unité-langue, on aura 10 langues. La classification interne de Kwenzi-Mikala constitue donc une plateforme très intéressante pour l’alphabétisation et l’éducation en langues maternelles au Gabon que nous abordons ci-dessous. 3. Alphabétisation et Education en langues nationales comme levier du développement durable 3.1.

Contexte et justification Parmi la quarantaine ou cinquantaine de langues que compte le Gabon, le français est la seule langue officielle. Ce statut privilégié du français au Gabon en a fait la première langue chez une population grandissante des moins de vingt ans (Pambo, 1996, 1997; Moussounda Ibouanga, 2006 ; Bagouendi Bagère, 2007; Ompoussa, 2008). Les autres langues, à majorité bantu, se trouvent placées à l’écart de l’évolution socioéconomique du pays et sont réduites à assurer des fonctions secondaires ou grégaires, c’est-à-dire la communication inter et intra ethnique. De façon générale, la pratique des langues nationales est en recul chez les jeunes. Ces derniers ont une pratique insuffisante ou ne parlent pas du tout les langues nationales. En effet, les occasions de pratique concernent essentiellement le milieu familial étant donné que les langues nationales ne sont pas enseignées à l’école3. Idéalement, la langue doit servir de lien entre les grands-parents, les parents et les petits enfants. Pour ce qui est des différentes communautés ethnolinguistiques du Gabon en général, il y a rupture de ce lien dans la majorité des foyers. La transmission de ces langues gabonaises locales provoque naturellement des inquiétudes chez les parents et ce d’autant plus que les jeunes eux-mêmes déclarent avoir des difficultés réelles de pratique de ces langues. La non-maîtrise des langues gabonaises locales par les jeunes suscite chez eux, des sentiments de gêne, de regret ou de culpabilité liés à la perte d’identité ou à l’acculturation.

3

L’enseignement à titre expérimental d’une dizaine de langues nationales par la Fondation Raponda Walker est une exception à cet état des choses.

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3.2. L’expression du génie national  Argument Avec le rétrécissement des distances géographiques dû aux progrès enregistrés dans le domaine des transports conjugués à l’évolution des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications, la mondialisation des échanges…les langues nationales se voient aujourd’hui contraintes d’accélérer leur dynamisme. En effet, pour répondre au double défi qui leur est ainsi lancé par le contact des cultures et le progrès technique, elles se doivent de rentre compte de nouveaux concepts, de nouvelles réalités techniques et conceptuelles du monde moderne. Pour accéder à ce dynamisme, il importe que se développe dans tous les secteurs d’activités du pays le « génie national », c’est-à-dire l’aptitude (naturelle) pour les filles et fils du pays à créer les conditions pour un développement durable du Gabon. Pour exprimer son « génie », les langues disposent de deux voies, à savoir l’emprunt et la néologie. Dans ce processus, il importe que les potentialités dont dispose la langue soient orientées par des choix clairs vers des buts précis. Dans le contexte du Gabon, le pré requis nécessaire d’une politique linguistique durable c’est une attitude positive vis-à-vis des langues nationales ou locales. Celles-ci doivent être considérées comme une ressource importante de l’orgueil, de la fierté et de l’identité culturelle des différentes communautés linguistiques du Gabon (cf. Mavoungou, 2006, 2008). Dans ce modèle, il faut stabiliser les situations de diglossie et de bilinguisme qui caractérisent le pays afin de permettre aux langues locales d’assurer leurs fonctions complémentaires dans la vie des communautés. Cette politique linguistique durable doit être aussi assurée par le maintien des langues locales dans les foyers comme premières langues ou langues maternelles pour les générations futures. Le soutien institutionnel d’un tel modèle implique des politiques actives en faveur des langues nationales à un échelon régional ou national ; par exemple, la reconnaissance d’un certain nombre de langues nationales dans la Constitution, mais aussi des dispositions officielles pour une instruction en langue maternelle dans les écoles et les centres d’alphabétisation de la République. Par rapport au maintien des langues locales dans les foyers comme premières langues ou langues maternelles, il importe de mentionner qu’en dépit du fait que nos enfants parlent de moins en moins bien les langues locales, les parents préfèrent le français (et de plus en plus l’anglais) comme véhicule et matière de l’instruction pour leurs enfants. La raison est très évidente, le français et l’anglais sont des langues internationales et donnent pratiquement accès à toutes les sources de connaissances (manuels didactiques) ainsi qu’aux divertissements (littérature, radio, télévision,

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cinéma). Ces faits sont parfaitement valides, et il est essentiel de donner l’opportunité à tous les Gabonais d’acquérir la langue française notamment, et ce au mieux de leurs capacités. Mais la très haute considération placée dans le français a conduit les parents et les autorités à décider que seul le français devrait être utilisé comme véhicule et matière de l’instruction dans l’enseignement et ce dès la prime enfance. Or en alphabétisation, comme dans l’éducation en général, les langues nationales ont un rôle prépondérant. En effet, la langue est l’expression, le véhicule de la culture. C’est par elle que le peuple exprime ses sentiments les plus intimes, sa vie culturelle et spirituelle. 3.3. Comment faire face aux nouveaux défis auxquels les langues sont confrontées ? Afin de prendre en compte les besoins nouveaux, qui s’expriment dans plusieurs domaines, il est nécessaire que l’État et les principaux partenaires du développement du pays s’investissent dans la confection de lexiques thématiques pour un ensemble de langues nationales présélectionnées. Pour la production de ces lexiques, couvrant des domaines variés tels que les activités économiques et sociales, l’éducation et la formation, l’administration et la santé, etc.; toutes les bonnes volontés devraient être mises à contribution (professionnels, amateurs, populations rurales et urbaines). Pour les différents centres d’alphabétisation et les écoles de la République, des manuels didactiques (abécédaires, syllabaires, supports de cours pour l’enseignement des mathématiques, l’histoire et la géographie…) en langues nationales doivent être planifiés, publiés et utilisés dans les programmes d’enseignement. Enfin, parmi les supports pédagogiques figurent en bonne place la production de dictionnaires (monolingues et bilingues) dans un ensemble de langues nationales présélectionnées. Toutefois, pour qu’une langue soit prise en compte dans un projet de planification linguistique, il est nécessaire qu’elle remplisse un certain nombre de conditions en termes de standardisation et de modernisation. 3.4. De la standardisation : Comment arriver à une détermination de la norme ? Le choix d’une langue n’a jamais été facile dans les pays multilingues. A l’observation, il apparaît qu’au Gabon le Ministère de l’Éducation nationale s’oriente non pas vers le choix d’une « langue nationale » pour le Gabon mais plutôt vers le choix d’une ou plusieurs langues dominantes au niveau régional. Evidemment la question du choix d’un dialecte de référence pour une langue donnée implique un certain nombre de critères, à savoir :

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Paul Achille Mavoungou − le critère démographique, c’est-à-dire le nombre de locuteurs natifs du dialecte sélectionné ; − le statut véhiculaire de facto du dialecte en question ; − le degré de standardisation du dialecte sélectionné, c’est-à-dire le nombre de supports didactiques dans le dialecte ainsi que l’existence d’une littérature post alphabétisation ; − la « pureté » linguistique du dialecte sélectionné aux yeux des locuteurs natifs, − le prestige historique ou culturel des locuteurs natifs ou non du dialecte sélectionné ; − le poids politique et/ou économique des locuteurs natifs ou non natifs.

Toutefois, la détermination de la norme devient inévitablement une question de pouvoir qui va avantager ceux ou celles qui utilisent déjà la variété choisie et défavoriser ceux et celles qui ne l’utilisent pas. 4. En guise de conclusion Le but poursuivi dans cet article c’était d’arriver à la connaissance, la plus exacte possible, de la situation actuelle des langues nationales ainsi que de leur intégration et promotion dans les structures éducatives et sociales du pays. Comme autre préoccupation, cette communication a également examiné comment prendre en compte les nouveaux besoins de l’État dans des domaines aussi variés que l’éducation et la formation, l’administration et la santé, les activités économiques et sociales, etc. La situation linguistique du pays montre bien que le français est la langue des institutions, la langue de l’école, du savoir, la langue de l’administration, la langue des institutions juridiques et économiques et des médias. Les autres langues (les langues locales) sont réduites à assurer des fonctions grégaires. Pour que s’exprime le « génie national », il est important de standardiser et moderniser un certain nombre de langues nationales présélectionnées. En l’état actuel des connaissances (cf. Kwenzi-Mikala, 2009), on dénombre au Gabon une soixantaine de parlers et une dizaine d’unités-langues. Sur cette base, c’est virtuellement dix (10) langues qui se présentent aux décideurs et aux planificateurs de langue. Si dix (10) langues doivent être standardisées, il faudra à chacune un système orthographique standard, une grammaire de référence c’est-à-dire fiable, un dictionnaire (et de préférence un dictionnaire monolingue), des supports didactiques pour les élèves et étudiants dans différentes matières (y compris dans les disciplines scientifiques et

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technologiques), des manuels pédagogiques à l’endroit des enseignants, etc. Tous ces pré requis peuvent et doivent être planifiés et mis en application. 5. Références - Bagouendi-Bagère Bonnot D., Le français au Gabon : représentations et usages, Thèse de doctorat (NR), Provence, Université de Provence, 2007. - Hombert Jean-Marie, « Les langues du Gabon: Etat des connaissances », Revue Gabonaise des Sciences de l’Homme, n° 2, 1990, pp. 29-36. - Kwenzi-Mikala, Jérôme Tangu, « Contribution à l’inventaire des parlers du Gabon », Pholia 2, 1987, pp. 103-110. - Kwenzi-Mikala Jérôme Tangu, « L’identification des unités-langues bantu gabonaises et leur classification interne », Muntu 8, CICIBA Présence Africaine, 1988, pp. 56-64. - Kwenzi-Mikala Jérôme Tangu, « Localisation des parlers du Gabon », in Raponda Walker, A. (rééd.), Les langues du Gabon, Libreville, Raponda Walker, 1997a, 215p. - Kwenzi-Mikala Jérôme Tangu, « Parlers du Gabon : classification du 1112-97 », Raponda Walker, A. (rééd.), Les langues du Gabon, Libreville, Raponda Walker, 1997b, 217p. - Kwenzi-Mikala Jérôme Tangu, « Conférence sur les langues », Communication présentée au Majestic lors de la Fête des Cultures du 29 mai – 1er juin 2009. - Mavoungou Paul Achille, « Vers une activité dictionnairique durable au Gabon : bilan et perspectives », Idiata (Ed.), Eléments description des langues gabonaises, vol. 1, Libreville, Editions du CENAREST, 2006. pp. 103-150. - Mavoungou Paul Achille, « Vers une réforme du système éducatif gabonais pour un développement durable au Gabon », Emejulu et Mbabuike (éds.), Education, culture and development, Cape Town, Centre For Advanced Studies of African Society (CASAS), 2006, pp. 2142. - Moussounda Ibouanga Firmin Les Molvilois et leurs langues : dynamiques linguistiques à Mouila 1900 à nos jours, Thèse de doctorat (NR), Aix-enProvence, Université Aix-Marseille I-Université de Provence, 2006. - Ompoussa Virginie, Les particularités lexicales dans le français scolaire au Gabon : le cas de la ville de Port-Gentil, Thèse de doctorat (NR), Grenoble, Université Stendhal- Grenoble III, 2008. - Pambou, Jean Aimé, Grammaire des erreurs de français à travers des copies d’examen, Mémoire de Maîtrise, Libreville, Université Omar Bongo, 1996.

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- Pambou Jean Aimé Statut de l’erreur, processus cognitif et transposition didactique dans l’enseignement du français au Gabon. Le cas des constructions prépositionnelles en "de", "à" et "en", Mémoire de DEA, Grenoble, Université Stendhal-Grenoble III, 1997.

Lexique comparé des termes racistes ou assimilés des langues russe et kituba Raphaël Mouandza Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/Abstract Le russe et le kituba sont génétiquement non apparentés. Du point de vue de la classification typologique des langues, le russe est une langue indo-européenne qui se rapporte aux langues de type flexionnel synthétique ayant quelques éléments des langues analytiques. Selon la classification génétique des langues africaines proposée par J. Greenberg (1963)1, la langue kituba se rapporte aux langues bantoues faisant partie du groupe des langues Bénoué-Congo se rapportant à la famille Congo-Kordofan. La présente recherche est consacrée à l’analyse contrastive du lexique des termes racistes ou assimilés des langues russe et kituba sur le plan de la structure morphologique, de la classification thématique, sémantique et de l’usage. Russian and Kituba are genetically different languages. Basing on language typological classification, russian is an Indo-European language showing relationship to synthetical flexional languages having some aspects of analytic languages. According to Greenberg’s (1963) african language classification, kituba is classified into Benoue-Congo group of bantu languages related to Congo Kordofanian family. This paper contrast racist or borrowing words driving data from Russian and Kituba on morphological structure, thematic classification, semantic and usage grounds. Mots-clés/Key words : morphologie, base, affixe, monème libre, monème conjoint non libérable, synthème, confixé, sémantique, usage/morphology, base, affix, free moneme, bound moneme, syntheme, confixal, semantics, usage.

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Greenberg J., Language of Africa, La Haye, 1963.

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0. Introduction A la différence de la xénophobie qui est une hostilité manifestée à l’égard de tout étranger, le racisme est défini comme une croyance en une hiérarchie en valeur des groupes humains, à laquelle aucune communauté humaine n’échappe, une attitude d’hostilité systématique à l’égard d’une catégorie déterminée de personnes2. Ce sentiment s’exprime au travers des mots, des expressions qui font l’objet de la présente étude contrastive de la langue russe et du kituba. Les termes désignant le racisme sont l’expression des sentiments de supériorité raciale des locuteurs au centre desquels se trouvent l’Homme, la couleur de sa peau, son aspect extérieur. Ce désir, de l’homme en général, de nommer la «différence» que l’on trouve chez l’«autre» a conduit le poète kazakhstanais à constater qu’ aujourd’hui, dans le mot russe «друг» ‘ami’, contre toute attente, le sens de «другой» ‘l’autre’ ― c’est à dire «иной, чужой, враждебный» ‘l’autre, l’étranger, l’ennemi’, a commencé à prédominer 3. On peut supposer avec N.S. Zavorotischeva que l’étude des groupes sémantiques et thématiques de ces termes peut aider à comprendre quel aspect du groupe humain susciterait une aversion profonde et particulière chez les représentants de l’une ou l’autre culture et de comprendre aussi le vice prédominant de cette culture 4. Le choix des deux langues se justifie simplement par leur maîtrise par l’auteur de l’article. Le corpus qui a servi à cette étude contrastive a été puisé dans les dictionnaires et recueilli lors des enquêtes auprès des locuteurs natifs de la langue russe et des étudiants africains. Ces termes sont des apostrophes qui servent à désigner une personne d’une autre couleur de la peau. Le russe et le kituba sont génétiquement non apparentés. Du point de vue de la classification typologique des langues, le russe est une langue indoeuropéenne qui se rapporte aux langues de type flexionnel synthétique avec quelques éléments des langues analytiques. Quant à la langue kituba, une des

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Grand Larousse en 5 volumes, 1988, Tome 5. Paris, Librairie Larousse, pp 2591-3263. Сулейменов О.О., 2008, "Приветственное слово участникам конференции" [Mot de bienvenue aux participants à la conférence] in I Международная научно-практическая конференция «Состояние и перспективы методики преподавания русского языка и литературы»: Сб. Статей. Москва, РУДН, 1-4 ноября 2008 г. – М. : РУДН, c. 5-6. 4 Заворотищева Н.С., 2007, Инвективные обозначения отрицательных черт характера и асоциальных моделей поведения в испанском и американском лингвокультурном сообществе.[ Zavorotischeva N.S. La désignation des traits négatifs du caractère et les modèles antisociaux du comportement dans les cultures hispanique et américaine]. М., РУДН, c. 114-123. 3

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nombreuses langues bantoues, elle appartient aux langues agglutinantes et possède quelques traits des langues isolantes5. La présente étude contrastive a pour objectifs de : a) analyser morphologiquement les termes racistes du russe et du kituba; b) classer ces termes selon le critère notionnel ; c) faire une analyse sémantique; c) déclassifier, sur le plan sociolinguistique, le deuxième sens que leur donnent les locuteurs des langues comparées ; 1. Analyse morphologique Dans la langue russe les termes dits racistes sont des adjectifs et des noms. Certains adjectifs sont des synthèmes formés à partir : a) des noms, exemple : шоколад(н)(ый) (litt. ya ntinta ya sokola) [litt. de la couleur du chocolat] < шоколад ‘sokola’ [le chocolat]. Ce dérivé adjectival est formé de la base nominale + un suffixe + une désinence adjectivale: шоколад(н)(ый) (litt. ya ntinta ya sokola) [litt. de la couleur du chocolat]. b) des verbes, exemple, (за)горе(л)(ый) (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané]< (за)гор(е)(ть) (litt. kulomba na ntangu) [être bronzé, avoir un teint basané]< гореть ‘kuya’ [brûler]. Ce dérivé adjectival est formé d’ un préfixe + une base verbale + un suffixe + une désinence adjectivale : (за)горе(л)(ый) (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané]; c) des adjectifs, par exemple, черн(яв)(ый) (litt. ya kulomba na ntangu mpe ya bansuki ya ndombi) [litt. à cheveux noirs] < черн(ый) , ya ndombi’ [noir]. Ce dérivé adjectival est formé d’une base adjectivale + un suffixe + une désinence adjectivale:, черн(яв)(ый) (litt. ya kulomba na ntangu mpe ya bansuki ya ndombi) [litt. à cheveux noirs] ; Certains adjectifs sont des synthèmes formés par deux monèmes conjoints non libérables, exemples, черн(о)кож(ий) ‘ndombi’ [à peau 5

Муандза Р. , 2008, Словообразовательные особенности предметно-конкретных имён существительных русского и языка китуба. [Mouandza R. Les particularités de la formation des noms concrets désignant des objets en russe et en kituba.] In ‘Х научнопрактическая конференция молодых ученых. Актуальные проблемы русского языка и методики его преподавания: РУДН, 25 апреля 2008 года. – М.: Флинта: Наука, pp. 209-215.

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noire] < черная кожа ‘mpusu ya ndombi’ [la peau noire]; черножёпый (litt. ya mataku ya ndombi) [à fesses noires] < черная жёпа ‘ditaku ya ndombi’ [la fesse noire] ; черн(о)маз(ый) (litt. ya mafuta ya ndombi) [noiraud] < черная мазь ‘mafuta ya ndombi’ [un onguent noir]; черн(о)волос(ый) (litt. ya bansuki ya ndombi) [à cheveux noirs]. En russe ces dérivés adjectivaux sont formés par apocope des désinences du premier et du deuxième monème du synthème et remplacés par un phonème — une voyelle de composition : -o- (qui les relie), et une désinence adjectivale: -ий / -ый; черн(о)жёп(ый) (litt. ya mataku ya ndombi) [à fesses noires] < черн(ая) жёп(а) ‘mataku ya ndombi’ [les fesses noires]; черн(о)маз(ый) (litt. ya mafuta ya ndombi) [noiraud]< ]< черн(ая) мазь(ø) ; черн(о)волос(ый) (litt. ya bansuki ya ndombi) [à cheveux noirs] < черн(ый) волос(ø) ‘nsuki ya ndombi’ [un cheveu noir]. En langue russe, ces adjectifs sont employés parfois comme des noms. Parmi les termes dits racistes se trouvent des noms : a) des monèmes libres, exemple, обезьяна ‘makaku’ [le singe] ; уголь ‘makala’ [le charbon]; чугун ‘nsula’ [la fonte] ; смугл(ый) (litt.ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané] ; черн(ый) ‘ya ndombi’ [noir] ; b) des synthèmes, exemple : негр(ит)(ёнок) ‘mwa-mwana ya ndombi’ [un négrillon]; негр(ит)(янк)а ‘ndombi ya kento’ [négresse]; en russe le suffixe –ёнок est un morphème ayant le sens diminutif ; шахт(ёр) (litt. kisosi-matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto) [un mineur, une gueule noire; земл(як) / земл(яч)(к)(а) ‘muntu ya yinsi mosi’ [compatriote]; смугл(янк)(а) (litt. kento ya kulomba na ntangu) [une femme basanée]. Ces dérivés nominaux sont formés à partir: 1) des noms: a) base nominale + suffixe, par exemple, шахт(ёр) (litt. kisosi-matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto) [un mineur, une gueule noire]< шахт(а) (litt. kisika ya kusosila matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto’ [la mine]; земл(як) ‘muntu ya yinsi mosi’ [le compatriote]< земл(я) ‘yinsi’ [le pays] ; b) base nominale + suffixe + suffixe, exemple, негр(ит)(ёнок) ‘mwamwana ya ndombi’ [un négrillon] < негр ‘ndombi’ [un noir]; c) base nominale + suffixe + suffixe + désinence, par exemple, земл(яч)(к)(а) ‘muntu ya yinsi mosi’ [le compatriote] < земл(я) ‘yinsi’ [la terre] ; негр(ит)(янк)(а) ‘ndombi ya kento’ [une négresse] ] < негр ‘ndombi’[un négrillon] ; 2) des adjectifs, par exemple, смугл(янк)(а) (litt. kento ya kulomba na ntangu) < смугл(ый) (litt.ya kulomba na ntangu) [litt. une femme bronzée, basanée]dont la structure est : base adjectivale + suffixe + désinence;

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c) le confixé зоопарк (litt. kisika ya kutadilaka bibulu) [un parc zoologique] < зоологический парк (litt. kisika ya kutadilaka bibulu), est composé de deux monèmes conjoints dont le premier est quasi libérable (formé par abrègement et le second libérable: зоо(логический) — adjectif + парк — nom . Des expressions sont également employés telles que: грязное дядя ‘ngwankazi ya mvindu’ [litt. un tonton sale]. Cette expression est formée de deux monèmes libres: un adjectif : грязное ‘mvindu’ [sale] + un nom : дядя ‘ngwankazi’ [un tonton]. Dans la langue kituba par contre, les termes dits racistes sont : a) des monèmes libres, exemple, mundele ‘белый’ (litt. человек белой расы) [blanc, personne de race blanche], mfumbi ‘альбинос’ [un albinos], ndundu ’альбинос’ [un albinos] ou белый [un blanc], ngulu ’свиня’ [un porc] ; mpembe ‘белый’ [blanc]. Ces monèmes libres sont formés d’un préfixe nominal + une base nominale, par exemple, mu-ndele ‘белый’ appartient à la classe 3 (mu-) ; mfumbi ‘альбинос’ [un albinos], n-dundu ’альбинос’ [un albinos] ou белый [blanc], n-gulu ’свиня’ [un cochon] appartiennent à la classe 9 (N-) des nominaux. b) d’autres sont des synthèmes, exemple, mundele-kwanga (litt. белый – маниóка) [blanc-manioc] (litt. белый, которого местные люди считают бедным по его внешности) [litt. un blanc d’apparence pauvre] ; mundele-ngulu (litt. белый-свиня) [litt. blanc-cochon] [un blanc d’apparence pauvre] ; mundele-ndombi (litt. белый-негр) [litt. blanc-nègre] [un blanc d’apparence pauvre] ; (m)pemb(e) ‘белый’ [blanc]< (ku)gemb(ek)(e) ‘белеть’ [devenir blanc]. Les trois premiers dérivés nominaux sont formés de deux monèmes conjoints libérables : mundele-kwanga (litt. белый – маниок) [blanc – manioc] ; mundele-ngulu [litt. белый-свиня] [litt. blanc-cochon]; mundelendombi [белый-негр] [blanc-nègre]. Ce synthème appartient à la classe 3 (mu-) des nominaux en kituba. ; le dernier, (m)pemb(e) ‘белый’ [un blanc] est composé d’un préfixe nominal + une base + un suffixe. 2. Classification thématique Dans la langue russe ces termes peuvent être classés selon leur thématique dans les rubriques ci-après :

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Raphaël Mouandza a) animal: обезьяна ‘makaku’ [un singe], зоопарк (litt.kisika ya kutadilaka bibulu) [le zoo] ; b) couleur, чёрный ‘ndombi’ [noir], негр/негритянка ‘ ndombi’/ ndombi ya kento [nègre/négresse], негритёнок ‘mwa-mwana ya ndombi [négrillon]’, смуглый /смуглянка (litt ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané]; загорелый (ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané] ; c) couleur associée à un objet: какао (litt. ntinta ya kakawu) [poudre de cacao], кока кола (litt. ntinta ya malafu koka kola) [boisson coca cola], чугун ‘nsula’ [fonte] ; уголь ‘makala’ [charbon] ; черномазый (litt. ya ntinta ya mafuta ya ndombi) [litt. de la couleur de l’onguent noir], шоколадный (litt. ya ntinta ya sokola) [litt. de la couleur du chocolat] ; d) couleur associée à tout ou une partie du corps : , чернокожий (litt ya mpusu ya ndombi) [noiraud], черножёпый (litt. ya mataku ya ndombi) [à fesses noires]; черноволосый (litt. ya bansuki ya ndombi) [à cheveux noirs] ; e) agent : exemple, шахтёр (litt. kisosi-matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto) [mineur, gueule noire] ; земляк / землячка: ‘litt.muntu ya yinsi mosi’ [compatriote] , грязное дядя ‘ngwankazi ya mvindu’ [tonton sale]. Les termes racistes de la langue kituba peuvent être regroupés comme

suit : a) terme désignant la couleur, exemple, ndundu ‘белый’; mpembe ‘белый’ [blanc]; b) termes désignant la couleur de la race, exemple, mundele ‘белый’ [blanc], человек белой расы [personne de race blanche]; ndundu ‘белый’ [blanc], человек белой расы [personne de race blanche]; c) terme désignant la couleur de la race et la condition sociale de l’individu selon le point de vue du locuteur natif du kituba: mundelekwanga [litt. белый-маниок][litt. blanc-manioc] = mundele-ngulu [белый-свиня] [blanc-cochon] = mundele-ndombi [белый-негр] [blanc-nègre] (белый, которого местные люди считают бедным по его внешности) [litt. personne de race blanche perçue par les locuteurs natifs du kituba comme pauvre] ; d) terme désignant un animal : ngulu ‘свиня’ [porc]; mundele-ngulu [белый-свиня] [blanc-cochon].

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3. Sémantique des termes Dans les dictionnaires raisonnés russes6 ces différents termes signifient : Друг (nom): человек, который связан с кем-нибудь дружбой; обращение к близкому человеку ‘nkundi, ndiku’ [personne avec laquelle on est lié par amitié; apostrophe à un proche]. Загорелый (adj.): смуглый от загара (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané] Земляк / землячка (nom): уроженец одной с кем-нибудь местности (litt.kibutuki ya yinsi mosi na muntu yankaka) [litt. originaire d’un même pays avec quelqu’un d’autre] Зоопарк (nom): сокращение: зоологический парк (litt. kisika ya kutadilaka bibulu), diminutif de[parc zoologique]. Какао (nom): порошок или напиток (ya ntinta ya kakawu)[la poudre de cacao ou la boisson]. Негр (nom): человек, принадлежащий к негроидной расе (litt. muntu ya kifumba ya bantu ya mpusu ya ndombi) [une personne appartenant à la race noire]. Обезьяна (nom): 1) млекопитающее отряда приматов; 2) человек, склонный к подражанию другим; 1) (litt. kibulu ya dikanda ya bibulu kedikilaka bana na mabene) [un mammifère de la famille des primates]; 2) (litt. muntu yina ke songisilaka mutindu bampangi kesalaka) [une personne enclin à imiter les autres]. Смуглый (adj.) / смуглянка (nom): о коже, лица, тела: темноватой окраски (litt. na mpusu ya muntu ,ya luse, ya nzutu ya ntinta ya ndombi) [litt. parlant de la peau d’une personne, de la face, d’un corps de couleur sombre]. Уголь (nom): ‘makala’ [le charbon]. Черноволосый (adj.): с черными волосами (litt. ya bansuki ya ndombi) [à cheveux noirs]. Чернокожий (adj. , nom): принадлежащий к негроидной расе, с темной кожей (litt. ya kifumba ya banty ya mpusu ya ndombi) [litt. appartenant à la race négroïde avec une peau noire]. Черномазый (adj., nom): смуглый и черноволосый (litt. ya kulomba na ntangu mpe ya bansuki ya ndombi) [litt. à cheveux noirs].

6

Ščerba L., Matoussevitch M., 1988, Dictionnaire russo-français. Moscou, « Rousski yazik», 848 p. ; Ожегов С.И., 1990, Словарь русского языка: 70000 слов [ Ozhegov S.I. Dictionnaire de la langue russe]. М. Русский язык, 921 c. ; Тихонов А.Н. , 1990, Словообразовательный словарь русского языка: В 2 т. Ок. 145000 слов.2-е изд., стер.[Tikhonov A.N. Dictionnaire de la formation des mots de la langue russe] М, Русский язык, Т. 1. 856 c. Т. 2. 886 c.

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Черный (adj., nom): с темной кожей (как признак расы) synonyme чернокожий ‘ ndombi, ya ndombi’ [noir, le noir]. Чернявый (adj.): смуглый и черноволосый (litt. ya kulomba na ntangu mpe ya bansuki ya ndombi) [litt. à cheveux noirs]. Шахтёр: горнорабочий, работающий в шахтах (litt. kisosi-matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto) [un mineur travaillant dans les puits de mine]. Шоколадный (adj.): коричневый (litt. ya ntinta ya sokola) [brun]. Dans la langue kituba, en l’absence de dictionnaires raisonnés, dans les dictionnaires bilingues Kituba – Français7 ces différents termes signifient: Mfumbi (nom): ‘альбинос’ [un albinos]. Mpembe (adj.): ‘белый’ [blanc]. Mundele (adj., blanc): (litt. белый, человек белой расы) [un blanc, une personne de race blanche]. Mundele-kwanga (nom): (litt. белый, которого местные люди считают бедным по его внешности) [litt. personne de race blanche perçue par les locuteurs natifs du kituba comme pauvre]. Mundele-ndombi (nom) : ): (litt. белый, которого местные люди считают бедным по его внешности) [litt. personne de race blanche perçue par les locuteurs natifs du kituba comme pauvre]. Mundele-ngulu (nom) : ): (litt. белый, которого местные люди считают бедным по его внешности) [litt. personne de race blanche perçue par les locuteurs natifs du kituba comme pauvre]. Ndundu (adj., nom): nom: ‘альбинос’ [un albinos]; adjectif: ‘белый’. Ngulu (nom): ‘свиня’ [un porc]. 4. Emploi des termes Dans la langue russe certains termes sont employés : a) au sens indiqué dans les dictionnaires : загорелый (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané], чернокожий (litt. ya mataku ya ndombi) [à peau noire] ; черномазый (litt. ya mafuta ya ndombi) [noiraud] ; чернявый (litt. ya ndombi) [noiraud] ; черноволосый (litt. ya bansuki ya ndombi) [à cheveux noirs] ; черный‘ ndombi, ya ndombi’ [noir, le noir] ; 7

Swartenbroeckx P., 1973, Dictionnaire Kikongo et Kituba – Français. Vocabulaire comparé des langues Kongos traditionnelles et véhiculaires. Série III. Vol. 2. Bandundu, CEEBA, 815 p. ; Dictionnaire Kituba (Munukutuba) – Français. Dibuku ya bampova Kituba – Français, 2007, Brazzaville, SIL-Congo, 462 p.

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смуглый (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané] ; негр/негритянка ‘ndombi/ndombi ya kento’ [un nègre/une négresse] ; негритёнок ‘mwa-mwana ya ndombi’ [un négrillon]; d’autres : b) au sens figuré ou par analogie à la couleur, exemple, шахтёр (litt. kisosi-matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto) [mineur, gueule noire], обезьяна ‘makaku’ [singe], какао (litt. ya ntinta ya kakawu) [le cacao (boisson ou poudre)], кока кола (litt. ya ntinta ya malafu ya koka kola) [la boisson coca cola], уголь ‘makala’ [le charbon], чугун (litt. ya nsula ya ndombi) [la fonte], шоколадный (litt. ya ntinta ya sokola) [litt. de la couleur du chocolat]. Lorsque le locuteur natif de la langue russe ne veut pas ou se gêne d’employer le mot обезьяна ‘makaku’ [singe], il utilise généralement l’expression у нас зоопарк (litt. beto kena kisika ya kutadila bibulu) [nous avons un zoo]. En réalité, cette expression signifie : (kibulu — makaku ke na ntwala ya beto) [il y a un animal — un singe devant nous] (litt.перед нами животное — обезьяна). Le terme земляк ’muntu ya yinsi mosi’ [un compatriote] s’emploie de façon ironique comme apostrophe à une personne ‘à peau noire’. Le terme «друг» ‘nkundi, ndiku’ [l’ami] peut être employé dans le sens de «иной, чужой, враждебный» [l’autre, l’étranger, l’ennemi]. L’expression грязное дядя ‘ngwankazi ya mvindu’ [litt. un tonton sale] est employée par les petits enfants. On peut supposer que, dans leur imaginaire, les enfants comparent la personne de race noire à une personne de couleur blanche mais qui s’est sali, à l’instar de l’analogie dans le mot шахтёр (litt. kisosi-matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto) [mineur, gueule noire], c’est à dire un «mineur» de race blanche qui sort de la mine. Le sens raciste donné à ces termes par le locuteur natif de la langue russe ne figure pas dans les dictionnaires. Cependant, dans une certaine pratique, ils désignent des personnes à ‘peau noire’. En kituba les termes analysés sont également employés : a) au sens premier, exemple, mundele ‘белый’ [blanc] ‘человек белой расы ‘ [une personne de race blanche]; b) au sens figuré: mfumbi ‘альбинос ’[albinos]; mundele-kwanga [белый-маниок: litt . белый, который кушает маниок (еда бедных по сравнению с хлебом)] [blanc-manioc], mundele-ngulu [белыйсвиня: litt. белый, который похож на свиню: blanc qui ressemble à un cochon] [blanc-cochon], mundele-ndombi [litt. белый-негр: белый , который похож на негра: blanc qui ressemble à un nègre par son

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Raphaël Mouandza statut social] [un blanc-nègre]; ndundu ‘альбинос’[un albinos] ; ngulu ‘свиня’[porc] ; mpembe ‘белый’ [blanc].

Les termes ndundu et mpembe sont employés comme des adjectifs. En kituba ces termes désignent aussi, dans certains cas, des personnes ‘à peau blanche’. Les termes synonymes en russe sont : черномазый (litt. ya mafuta ya ndombi) [noiraud]. — чернявый (litt. ya ndombi) [noiraud], черный ‘ndombi’ — чернокожий (litt. ya mataku ya ndombi) [à peau noire], шоколадный — коричневый (litt. ya ntinta ya sokola) [de la couleur du chocolat], смуглый — загорелый (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané]. En kituba les termes synonymes sont: mfumbi — ndundu ( dans le sens de ‘альбинос’ [un albinos]); ndundu — mpembe — mundele (dans le sens de ‘белый’ [un blanc]) ; mundele-kwanga — mundele-ndombi — mundelengulu (dans le sens de ’бедный белый’ [un blanc pauvre]. Un seul terme en russe et en kituba a un antonyme: черный ‘ndombi’ [noir]# белый ‘mundele, ndundu , mpembe’ [blanc]. 5. Conclusion Mener une recherche sur le lexique des termes racistes ou assimilés d’une langue quelconque n’est pas aisé à cause, apparemment, du «tabou» ou de ce que nous appelons «le culturellement correct» qui l’entoure. La tâche devient plus délicate encore lorsque cette étude est contrastive, mettant ainsi en présence, par des mots, deux cultures, qui n’intègrent pas les préoccupations de la présente étude, laquelle a permis de tirer les conclusions suivantes : 1) du point de vue de leur formation ces termes dits racistes dans les deux langues sont à la fois des monèmes et des synthèmes ; 2) la langue russe dispose de plus d’affixes que le kituba pour la formation des nominaux en général; 3) les termes analysés dans les deux langues sont parfois employés comme des apostrophes; 4) certains de ces termes ont des synonymes en russe et en kituba ; 5) un seul a un antonyme dans les deux langues — celui qui désigne la couleur de façon générale : ndombi ‘черный’ [noir] # mundele / mpempe / ndundu ’белый’ [blanc].

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6. Corpus 1) Termes en langue russe Друг: muntu ya kifwani yankaka, nzenza, mbeni [l’autre, l’étranger, l’ennemi] дядя (черное): ‘ngwankazi ya mvindu’ [un tonton sale] Загорелый: смуглый от загара (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané] Земляк / землячка: (litt.muntu ya yinsi mosi) [le compatriote] Зоопарк: сокращение: зоологический парк (litt. kisika ya kutadilaka bibulu), [le zoo] Какао: ‘ya ntinta ya kakawu’ [le cacao (boisson ou poudre)] Кока кола: (litt. ya ntinta ya malafu ya koka kola) [la boisson coca cola] Негр / негритянка: ‘ndombi/ndombi ya kento’ [un nègre/une négresse] Негритёнок: ‘mwa-mwana ya ndombi’[un négrillon] Обезьяна: ‘makaku’ [un singe] Смуглый / смуглянка: (litt. ya kulomba na ntangu) [bronzé, basané] Уголь: ‘makala’ [charbon] Черноволосый: (litt. ya bansuki ya ndombi) [à cheveux noirs]. Черножёпый: (litt. ya mataku ya ndombi) [aux fesses noires] Чернокожий (litt. ya mataku ya ndombi) [à peau noire] Черномазый: (litt. ya mafuta ya ndombi) [noiraud] Черный: nom ‘ndombi’, adjectif ‘ya ndombi’ Чернявый: (litt. ya ndombi) [noiraud] Чугун: (litt. ya nsula ya ndombi) [la fonte] Шоколадный: (litt. ya ntinta ya sokola) [de la couleur du chocolat] Шахтёр: (litt. kisosi-matadi ya ntalu na yinsi ya ntoto) [un mineur, une gueule noire] 2) Termes en kituba Mfumbi : ‘альбинос ’[un albinos] Mpempe :’белый’ [blanc] Mundele : ‘белый’[un blanc, une personne de race blanche] Mundele-kwanga: (litt. Белый, который местные люди считают бедным по его внешности) [un blanc d’apparence pauvre] Mundele-ndombi: (litt. Белый, который местные люди считают бедным по его внешности) [un blanc d’apparence pauvre] Mundele-ngulu: (litt. Белый, который местные люди считают бедным по его внешности) [un blanc d’apparence pauvre] Ndundu : nom : ‘альбинос’[albinos] ; adjectif : белый ’blanc’ Ngulu : ‘свиня’[un porc]

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7. Références - Builles J.M., Manuel de linguistique descriptive. Le point de vue fonctionnaliste. Paris, Nathan Université, 1998, 414p. - Dictionnaire Kituba (Munukutuba) – Français. Dibuku ya bampova Kituba-Français, Brazzaville, SIL-Congo, 2007, 462p. - Dubois Jean, Dictionnaire de linguistique, Paris, Librairie Larousse, 1973, 516p. - Gak B.G., Triomphe J., Dictionnaire français-russe, Moscou, « Rousski yazik», 1991, 1056p. - Grand Larousse en 5 volumes, 1988, Tome 5. Paris, Librairie Larousse, pp 2591-3263. - Greenberg J., Language of Africa, La Haye, 1963. - Ščerba L., Matoussevitch M., Dictionnaire russo-français, Moscou, « Rousski yazik», 1988, 848p. - Swartenbroeckx P., Dictionnaire Kikongo et Kituba – Français. Vocabulaire comparé des langues Kongo traditionnelles et véhiculaires, Série III. Vol. 2. Bandundu, CEEBA, 1973, 815 p. - Заворотищева Н.С., Инвективные обозначения отрицательных черт характера и асоциальных моделей поведения в испанском и американском лингвокультурном сообществе.[ Zavorotischeva N.S. La désignation des traits négatifs du caractère et les modèles antisociaux du comportement dans les cultures hispanique et américaine]. М. , РУДН, c. 2007, 114-123. - Муандза Р., Словообразовательные особенности предметноконкретных имён существительных русского и языка китуба. [Mouandza R. Les particularités de la formation des noms concrets désignant des objets en russe et en kituba.] In ‘Х научно-практическая конференция молодых ученых. Актуальные проблемы русского языка и методики его преподавания: РУДН, 25 апреля 2008 года. – М.: Флинта: Наука, 2008, pp. 209-215. - Ожегов С.И., Словарь русского языка: 70000 слов [ Ozhegov S.I. Dictionnaire de la langue russe]. М. Русский язык, 1990, 921 c. - Сулейменов О.О., Приветственное слово участникам конференции [Mot de bienvenue aux participants à la conférence] in I Международная научно-практическая конференция «Состояние и перспективы методики преподавания русского языка и литературы»: Сб. Статей. Москва, РУДН, 1-4 ноября 2008 г. – М. : РУДН, 2008, c. 5-6. - Тихонов А.Н. , Словообразовательный словарь русского языка: В 2 т. Ок. 145000 слов.2-е изд., стер.[ Tikhonov A.N. Dictionnaire de la formation des mots de la langue russe] М, Русский язык, Т. 1. 856 c. Т. 2. 886 c., 1990.

Sciences humaines

Figuration du corps dans « Série de nus » de JeanBaptiste Tati Loutard Omer Massoumou Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract Dans cet article, nous étudions l’expression poétique dans sa prise de l’art pictural à partir de « Série de nus » de Jean-Baptiste Tati-Loutard. Nous affirmons que le langage poétique procède d’une iconisation pour figurer des portraits de nu d’une femme. In this article, we study the poetic expression in its grip of the pictorial art from « Série de nus » of Jean-Baptiste Tati-Loutard. We assert that the poetic language proceeds of an iconisation to represent portraits of nude of a woman. Mots clés/keywords: figuration, poésie iconique, sublimation langagière/ figuration, iconic poetry, language sublimation.

0. Introduction Dans ses Œuvres poétiques1, Jean-Baptiste Tati-Loutard (1938-2009) a exprimé non seulement un enracinement dans son terroir mais aussi un élan de sublimation du sujet et une ouverture à l’altérité, au monde. En effet, la poésie initiale, celle des Poèmes de la mer et Les Racines congolaises, construit une thématique singulière de l’homme face à son milieu, à son histoire et à son devenir. Mais dans les derniers recueils (Le Serpent austral, L’ordre des phénomènes, Le Palmier-lyre), le poète change d’optique et tend à éterniser les êtres et les choses par un jeu de figuration et de sublimation

1

Nous avons utilisé les Œuvres poétiques (607p) publiées en 2007 par Présence africaine. Les poèmes de « Série de nus » apparaissent aux pages 507-519.

------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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Omer Massoumou

poétiques caractéristique d’une poétique nouvelle. Arlette Chemain parle justement d’un « nouveau détour signifiant »2. Dans cette réflexion, nous nous proposons d’apprécier la signifiance de l’écriture du corps à travers « Série de nus », sous-recueil poétique contenu dans L’ordre des phénomènes. Ce recueil compte trois sous-recueil « Femme et lumière », « Climat et destin » et « Série de nus ». Nous avons choisi de faire une lecture de ce dernier sous-recueil parce qu’il construit une alliance entre poésie et peinture. Notre objectif est d’apprécier la rentabilité de l’écriture plastique à partir de plusieurs lectures, de déterminer les procédés majeurs qui fondent l’émergence d’une poésie iconique. L’appréciation des caractérisations linguistiques du corps dans les poèmes permettra de comprendre le fonctionnement de l’esthétique de l’écriture poétique. Nous pensons que la poésie loutardienne, par son ouverture au langage pictural, construit des valeurs universelles grâce à une figuration de la réalité congolaise, ce qui par ce fait même intègre une dynamique de la modernité. La linguistique de l’écrit ainsi qu’une certaine sémiotique du texte construisent des approches théoriques susceptibles de nous aider à rendre compte du traitement scriptural fait du corps dans le corpus retenu. Après avoir justifié les choix des outils théoriques retenus dans notre propos, nous étudierons la figuration poétique en recourant à la caractérisation linguistique du signifiant corps. Nous apprécierons en dernière instance la propension de l’écriture poétique à construire un univers artistique immuable ; révélant de la sorte une artistisation d’une sémiose pour une valorisation de la poésie. 1. Quelques outils théoriques Ce que nous désignons ici par la « figuration du corps » peut s’apprécier à partir de plusieurs outils théoriques. Nous avons choisi de le faire à la lumière de l’analyse du discours et de l’approche sémiotique. En raison de la diversité d’approches pour chacune de ces champs théoriques, notre commentaire a été dicté par une recherche d’adéquation entre la réalité décrite et nos postulations critiques. En considérant l’analyse du discours comme un « point de vue spécifique sur le discours »3, nous admettons « l’organisation textuelle » 2

3

Arlette Chemain, « Introduction à l’œuvre lyrique de Jean-Baptiste Tati-Loutard. Harmoniques et reliances », Jean-Baptiste Tati-Loutard, Œuvres poétiques, Paris, Présence Africaine, 2007, p. 17. Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Editions du Seuil, 2002, p. 42.

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ainsi que « les marques d’énonciation » comme des critères d’analyse du corpus. Par une approche intégrative, nous pourrons mieux articuler les phénomènes textuels en présence ainsi que leurs potentiels picturaux. En effet, cette approche articule « le discours comme réseau d’enchaînement intratextuels et comme participation à un dispositif de parole inscrit dans un lieu »4. Nous pouvons appréhender les poèmes de la « Série de nus » « à la fois comme processus énonciatif et comme totalité textuelle »5 exprimant une vision du monde. Le recueil pose une énonciation poétique de l’altérité féminine. C’est un sous-recueil qui se conçoit comme une totalité. Le poète construit un univers qui véhicule une image de la femme à partir d’un langage verbal marqué par une iconicité. On arrive ainsi au « statut du signifié poétique »6 dont la particularité est l’ambivalence. L’usage de la notion de figuration nous permet aussi de nous situer dans la théorie de la politesse linguistique qui conçoit la figuration comme « un ensemble de procédés qui permettent de satisfaire autant que faire se peut aux exigences souvent opposés des faces en présence »7. Pour des raisons de convenance, le poète aborde une question sensible qui touche au nu, à la nudité voire à la sexualité. Il respecte des conventions de politesse propre à la communauté congolaise. La question est traitée de façon indirecte. La figuration poétique pratiquée par Tati-Loutard participe en quelque sorte d’une opération de polissage dans la diction du nu. « Pour cette théorie dite du "contrat conversationnel" (conversational contract), la politesse n’est pas une propriété des phrases (sentences), mais c’est une propriété des énoncés (utterances) : hors contexte, aucune séquence ne peut être qualifiée de "polie" ni d’"impolie" »8. Nous voudrons aussi convoquer dans cette étude quelques notions sémiotiques pour penser la rhétoricité du langage poétique loutardien à travers les poèmes abordés. Parce que nous nous intéressons à la valeur sémantique de la poésie, nous recourons volontiers à la notion de « signifiance » dans la mesure où elle procède par accumulation et utilisation particulière des systèmes descriptifs. Michael Riffaterre considère par exemple le fait que le poème ne renvoie pas au réel ; qu’il instaure un système de signifiance à partir duquel sa lecture peut être envisagée. Et cette 4

Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, ibidem., p. 202. Dominique Maingueneau, « Stylistique, analyse du discours littéraire », Durand J. Habert B., Laks B. (éds.), Congrès Mondial de Linguistique Française, Paris, Institut de Linguistique Française, 2008. Voir aussi http://www.linguistiquefrancaise.org 6 Julia Kristeva, Recherches pour une sémanalyse, Paris, Editions du Seuil, « Points », 1969, p. 187. 7 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, op.cit., p. 260. 8 Catherine Kerbrat-Orecchioni « Politesse en deçà des Pyrénées, impolitesse au delà : retour sur la question de l'universalité de la (théorie de la) politesse », Marges linguistiques http://www.marges-linguistiques.com, p.11. consulté le 3 novembre 2010. 5

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lecture se fait selon l’axe syntagmatique ou « axe de combinaison » pour déterminer les codes du texte. Dans la perspective d’une analyse générale du langage verbal, Georges Molinié affirme que la réflexion linguistique dépend de la philosophie du langage et que celle-ci est inscrite dans une historicité. En traitant de la sémiotique de la signification, Molinié présente une approche de tout langage. Il pose le postulat selon lequel chaque langue est d’abord une « praxis » qui catégorise une « position » ou un intérêt des parties prenantes à l’activité de communication. Georges Molinié distincte le monde et le mondain (qui est le monde reconstruit, inventé par le langage). Cette distinction s’appuie sur une conception internaliste, nominaliste du langage contrairement à la position externaliste qui pense que le langage est contrôlé, voire vérifié par le monde, qu’il dit le monde. A partir de ces analyses, Molinié arrive à une définition du langage compris comme un ensemble de processus et de dispositifs qui réalisent la sémiose, la mondanisation du monde, celui-ci étant indicible. « Série de nus » réalise effectivement une sémiose. C’est une poésie du corps qui exprime une abstraction à l’instar du langage pictural. En effet, nous constatons qu’il y a une véritable figuration du corps de la femme. C’est pourquoi nous pensons que la sémiotique peut nous aider à analyser les phénomènes linguistiques exprimés dans le sous-recueil « Série de nus ». Avec toutes ces différentes possibilités d’approche du langage, nous allons décrire et commenter les poèmes du sous-recueil. Nous allons entreprendre une analyse du corpus en suivant des orientations propres à la figuration positive et à l’iconisation du langage poétique. 2. Figuration positive du corps nu Il existe un régime qui pose le fonctionnement du langage poétique entre poésie et peinture. Jean-Baptiste Tati-Loutard met en exergue des formes et des volumes de certaines parties du corps de la femme ou de ce que ces parties évoquent. Il donne à voir des images, des portraits par une stratégie de picturalisation9. Si nous considérons les deux faces complémentaires de la théorie de la politesse linguistique, c’est la face positive qui permet de lire le discours poétique de Tati-Loutard. Cette face réunit des images valorisantes construites par un interlocuteur10. Ici le poète construit donc un face-want (désir et besoin de face) de la femme dans la dynamique d’une politesse positive. 9

Nous pensons que le commerce que le poète a entretenu avec les peintres constitue une justification de l’ouverture poétique à l’art pictural. 10 La face négative se rapporte à l’expression du moi (de l’émetteur), au territoire corporel, spatial, temporel et aux biens matériels ou symboliques.

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Des treize poèmes qui composent ce sous-recueil, seuls les deux derniers (« Masque de mort » et « Départ ») n’ont pas le signifiant nu dans leur titre. Par ailleurs, le signifiant corps apparaît onze fois dans l’ensemble de la « Série de nus ». Il s’agit bien d’un renouvellement formelle qui épouse une dynamique de variation du désir, une dynamique exprimée par le corps nu ou dénudé. Les poèmes expriment une vision du corps de la femme et posent l’écriture comme un hommage à la femme perçue de façon positive et absolue. Mais c’est aussi l’ambivalence, la polysémie que le poète associe à l’image de la femme. Nous remarquons d’ailleurs que la première partie du recueil Femme et Lumière met en parallèle et associe deux « phénomènes » (pour reprendre le mot du titre du recueil) mais cela se manifeste de façon plus forte à travers « Série de nus ». Ici les titres des poèmes sont comme des titres des tableaux. Il y a une mise en lumière ou en exergue de la femme. Nous relevons en premier lieu le jeu de la caractérisation linguistique qui évoque le nu à partir d’une dénomination brève et dans un espace donné. Le poète ne dit pas par exemple « femme nue ». Ce qu’il met en avant, c’est le nu dans un cadre spatial précis. Par un complément de nom ou génitif (« Nu d’atelier », « Nu de mer », « Nu de lagune », « Nu de rêve », « Nu du sacrifice »). Dans une deuxième phase, c’est le complément prépositionnel qui permet au poète de figurer le nu : « Nu au crépuscule », « Nu en déclin ». Dans un troisième et dernier moment, nous avons identifié l’adjectif verbal comme outil de caractérisation du nu : « Nu grinçant », « Nu torturant », « Nu ondoyant », « Nu surpris ». Jean-Baptiste Tati-Loutard offre une peinture abstraite qui représente non pas des images nettes et belles d’une femme à l’instar d’une photographie mais évoque des postures tronquées, vacillantes, insaisissables dans un espace temps atypique. Dans cette écriture poétique du nu, le poète capte la fugacité des moments, des gestes d’une vie. Le poète-peintre éternise des postures évanescentes d’une femme. Avec ces différentes caractérisations du nu, le poète construit une figuration poétique qui évoque tantôt l’espace, tantôt les gestes tantôt encore les sentiments. Les différentes occurrences du mot nu avec ses caractérisations changeantes font une accumulation des données descriptives de la réalité et instaurent une spécificité d’énonciation, comprise comme iconisation, picturalisation… En effet, les phénomènes textuels permettent au lecteur de construire un système de signifiance plus ou moins cohérent en dépit de l’abstraction parfois manifeste de certaines structures syntagmatiques. Ainsi, nous pensons que « Série de nus » n’implique pas plusieurs femmes mais une seule, servie de modèle au poète-peintre qui en a fait différents portraits. L’image sublimée du corps nu intègre par la suite un réseau de significations en fonction des postures du poète.

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Dans le poème « Nu d’atelier », le poète est l’interlocuteur qui donne une appréciation valorisante de la femme. Le contexte communicationnel est établi par le tutoiement quand le poète écrit : « Ton corps est le seul éclair qui jaillit ». En sa qualité d’interlocuteur, le poète perçoit non pas la face négative de la femme mais une image valorisante du corps lequel est associé à un éclair qui fait jaillir un halo de lumière. Dans le poème « Nu de mer », c’est la silhouette illuminée d’une danseuse au « corps éligible » que le poète évoque et donne à voir. L’image de ce corps est encore positive ou possède une valeur méliorative. Nous comprenons que chaque poème pose l’enjeu de la nudité non pas seulement du corps de la femme mais aussi du corps du poème dépourvu de ses ornements, de ses artifices. Il y a une révélation du corps de la femme qui se donne à voir dans toute sa splendeur, dans toute sa dépense. Et la construction du double paradigme comme nous venons de le montrer participe de l’aventure de la poésie qui a un sens propre et le sens que le lecteur lui prête. La lecture des poèmes permet d’apprécier la manière dont le poète fait une peinture par le langage verbal de la femme nue (par une artistisation du langage verbal). Le poète se situe entre le langage verbal et le langage pictural pour produire à la fois une réalité singulière et une abstraction sémantique propre à l’indicibilité du monde. Les images du corps nu accumulées dans le sous-recueil construisent une image globale réelle et rêvée. La description se veut tantôt objective tantôt éloignée de toute réalité, ce qui génère une image non ordinaire de la femme. Les différentes références à la femme par les occurrences des signifiants nu et corps intègrent une démarche de présentification de l’être ; ce qui définit une marque de modernité de l’écriture poétique. En effet, la faculté de présent est considérée, dans la perspective française, comme un critère de modernité. Le texte poétique se situe alors dans la signifiance moderne du langage où dualité et dialectisme développent des tensions existentielles. La figuration poétique a donc pour principale fonction de présentifier le corps nu de la femme. C’est une sorte d’hymne à l’être aimé. Le portrait poétique participe aussi d’un élan d’éternisation aussi bien des images fugaces mais aussi du désir exprimé par le poète. Le langage poétique devient l’expression même du désir inassouvi et varié de la femme. 3. De la poésie et du langage pictural La référence explicite à l’art pictural dans « Série de nus » construit une double expressivité poétique. En l’abordant ici, nous voulons interroger la dynamique de la signifiance où la connotation linguistique prend une importance fondamentale. La poésie, construit sur le modèle de la ressemblance ou de l’analogie, un cadre référentiel propre à l’art plastique.

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Le langage poétique adopte une dynamique d’ouverture à d’autres modes discursifs. Le langage verbal s’associe au langage pictural pour convoquer des référents culturels propres au nu. Par le langage poétique, Jean-Baptiste Tati-Loutard exprime un contenu sémantique habituellement accordé au langage pictural. Ainsi le verbal et le non-verbal sont associés dans une dynamique figurative. Cette spécificité du discours poétique nous intéresse particulièrement parce que nous pensons qu’elle construit une certaine obscurité sémantique du discours qui paradoxalement définit aussi une esthétique11. Il est question pour nous de décrire le fonctionnement de ce discours poétique12. Dans « Série de nus », les poèmes sont perçus comme des tableaux de nus regardés et décrits par le poète. Le langage poétique acquiert une certaine iconicité grâce à plusieurs mécanismes. La technique du portrait, l’évocation du corps et l’élan d’abstraction poétique construisent un univers poétique singulier. La figuration langagière répond alors à cette force évocatrice de la poésie qui coïncide avec une éloquence verbale teintée de référents artistiques. Les poèmes du nu dessine un ensemble d’images ou de portraits avec une double résonance. Dans le poème « Nu de lagune », le portrait du nu représente une image vacillante puisque la fille, modèle du portraitiste, a une capacité de balancement ou d’évanescence « entre les cils » d’un homme. Mais cette aptitude féminine résulte a priori d’une action menée par la fille, seule apte à « enfoncer jusqu’au cercle des hanches ». Le syntagme nominale « cercle des hanches » pose métaphoriquement l’image du « nu de lagune » comme une image exprimée à le langage verbale et posant aussi et nettement une iconisation du dire. Le poète envisage le texte poétique dans une dynamique de représentation pictural du nu. Il pose alors 11

Nous abordons cet aspect de la poésie dans une étude plus étendue de la poésie française contemporaine. Nous affirmons en effet : « la figuration des paysages par le langage poétique emprunte les techniques de l’art pictural. La poésie cherche à atteindre l’efficacité communicationnelle et visuelle du tableau par un usage singulier des mots. Le langage verbal -donc le langage poétique- devient en effet une expression figurée où la référence à l’image, au graphisme ou aux couleurs se fait par des mots et garantit une régénérescence poétique », cf. Omer Massoumou, Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine. René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy (à paraître, 2010). 12 Comme le signale Robert Pickering, « la poésie [dépend] intimement d’un rapport dynamique susceptible de naître entre l’écriture et son potentiel pictural, entre la communication d’un sens et la façon dont tel texte habite l’espace de la page où il figure. Ces principes sont devenus l’une des composantes de base de la conscience littéraire au XXe siècle : le verbal et le visuel se conjuguent pour produire une complémentarité de formes associées, dont nous reconnaissons du moins l’unité d’intention, si ce n’est pas toujours de réalisation ». Cf. « Ecrire la peinture, peindre l’écrit : interfaces et dialogue du verbal et du visuel chez Paul Valéry », Moncef Khémiri (éds), Ecriture et peinture au XXe siècle, Paris, Sud Editions Maisonneuve et Larose, 2004, p. 195.

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son texte comme un face-want, comme un objet à posséder mais un objet qui nous échappe en raison de sa vertu d’évanescence dans un espace liquide et floral. Elle enfonce jusqu’au cercle des hanches Et s’évanouit parmi les fleurs d’eau. Le poète évoque en effet le nu d’un corps « poli par l’huile et la padouk ». Cela justifie la nature luisante, lumineuse de la fille et le désir ardent du poète. L’iconisation du nu participe d’une vision positive du poète qui se fait peintre en activant par le langage verbal des iconosyntagmes affichant la satisfaction. La femme est un objet illuminé. Dans le poème « Nu de rêve » (p. 510), le poète évoque une femme étendue sur la plage dans « une lumière de métal ». Il s’agit de la sublimation du nu par une fixation dans l’éternité d’une posture fugitive du corps, une posture qui fait rêver le poète. On comprend alors l’attention du poète pour l’altérité féminine. La femme est perçue comme une étoile dans une constellation grâce à une dynamique réflexive de la lumière : J’ai regardé le ciel où luisait Une seule corne de bélier Eclairant à peine ton corps Dans la nuit, le nu est illuminé par une corne de bélier, un ensemble d’étoiles et se décline comme un « paysage muni de crêtes et d’avens ». Cette image du nu, métaphorisant les excroissances corporelles (les crêtes) et les ouvertures, les failles (avens), explique l’épuisement rédempteur du poète. Le contraste de l’ombre et de la lumière devient ici une technique poétique de mise en valeur du corps nu. Cette technique, exploitée par des peintres illustres comme Hilarion Ndinga, Eugène Malonga, Marcel Gotène, etc. est mise à profit dans le langage verbal pour atteindre une sorte d’abstraction poétique, une abstraction qui est justement l’enjeu de la figuration positive au niveau du langage verbal. L’éloquence de poésie se construit à partir d’une esthétique propre à une sémiose associant langage verbal et langage pictural. L’évocation de la conscience féminine du « délabrement du corps », du vieillissement du corps vient comme pour fausser la figuration positive. Mais la réalité est que le poète perçoit le corps nu dans une dynamique temporelle où les intempéries dénaturent la luminosité du corps, l’altèrent. Le corps meurtri est celui du « nu grinçant » où plaintes et douleurs ont pris

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le dessus sur le temps ancien, où les « souvenirs [des] glanes d’amours » pose la sinistre réalité de la finitude du corps. Le poète convoque la notion de la relativité du corps, du nu qui finit par connaître un crépuscule. Dans les poèmes « Nu au crépuscule » et « Nu en déclin », ce sont des « nus » qui révèlent des portraits tragiques marqués par le feu de la fatalité. - « Le corps flasque terre brûlée » (p. 513). - « Le corps luit et le sang brûle » (p. 516). Une telle caractérisation du corps construit une image dialectique. Le poète offre une perception globale du corps à travers le temps. Il s’agit d’une acceptation à la fois de la beauté éblouissante du nu et de son délabrement. C’est l’évocation du charme qui suscite le désir et l’angoisse de l’inconfort du sujet désirant. 4. Conclusion « Série de nus » est un sous-recueil de poèmes que nous avons essayé d’appréhender à partir de quelques outils théoriques. En nous appuyant sur la théorie de la politesse linguistique et sur quelques sémiotiques, nous avons étudié l’expression du nu par Jean-Baptiste Tati-Loutard. Nous avons relevé que la figuration positive nu correspondait à une attitude du poète face à l’être désiré et que la poésie devenait un espace de présentification de la femme et du désir dans une dynamique de modernité. La manifestation du verbal et du pictural construit une rhétoricité qui pose l’enjeu de la poésie comme un espace d’abstraction sémantique. Un tel fonctionnement du langage est révélateur d’une vision du monde et il serait intéressant d’ouvrir la réflexion à l’ensemble de l’œuvre poétique de Tati-Loutard. 5. Références - Charaudeau Patrick et Maingueneau Dominique, Dictionnaire d’analyse du

discours, Paris, Editions du Seuil, 2002, 666p. - Chemain Arlette, « Introduction à l’œuvre lyrique de Jean-Baptiste Tati-

Loutard. Harmoniques et reliances », Tati-Loutard Jean-Baptiste, Œuvres poétiques, Paris, Présence Africaine, 2007, pp. 7-22. - Maingueneau Dominique, « Stylistique, analyse du discours littéraire », Durand J. Habert B., Laks B. (éds.), Congrès Mondial de Linguistique

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Française, Paris, Institut de Linguistique française, 2008. http://www.linguistiquefrancaise.org Massoumou Omer, Les formes hermétiques dans la poésie française contemporaine. René Char, Philippe Jaccottet, Yves Bonnefoy et Michel Deguy (à paraître, 2010). Molinié Georges, Hermès mutilé, Vers une herméneutique matérielle, Essai de philosophie du langage, Paris, Honoré Champion, 2005, 284p. Molinié Georges, Sémiostylistique. L’effet de l’art, Paris, PUF, 1998, 285p. Pickering Robert, « Ecrire la peinture, peindre l’écrit : interfaces et dialogue du verbal et du visuel chez Paul Valéry », Khémiri Moncef (éds), Ecriture et peinture au XXe siècle, Paris/Tunis, Maisonneuve et Larose/ Sud Editions, 2004, pp. 195-206. Riffaterre Michael, Sémiotique de la poésie, Paris, Seuil, 1981. Tati-Loutard Jean-Baptiste, Œuvres poétiques, Paris, Présence Africaine, 2007, 606p.

Ecriture et modernité dans Les Contemplations de Victor Hugo Arsène Elongo Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract Cet article aborde l’écriture chez Hugo en corrélation avec la question de la modernité. Nous choisissons Les Contemplations comme corpus d’analyse. Notre objectif vise à montrer que certaines figures de la rhétorique sont des marqueurs de la modernité de l’écriture, nous étudions l’écriture de Victor Hugo au moyen des procédés du style portant sur des antithèses, des ellipses, des ironies et de la métaphore. This article approaches the writing at Hugo in interrelationship with the question of modernity. We choose The Contemplations as corpus of analysis. Our objective aims to show that some faces of the rhetoric are scorers of the modernity of the writing, we study the writing of Victor Hugo by means of the processes of the structural style on antitheses, the ellipses, the ironies and the metaphor. Mots clés/Key words : singularité, antithèse, ellipse, modernité, ironie et métaphore Oddness, antithesis, ellipsis, modernity, irony and metaphor.

0. Introduction Au cours des dernières années, de nombreuses études (ouvrages et articles) sur Victor Hugo revisitent des notions diverses comme le romantisme, le langage, le style et bien d’autres aspects esthétiques et poétiques de son art. Des articles récents de Jean-Pierre Bertrand1, de Jean 1

Jean-Pierre Bertrand, La Modernité romantique. De Lamartine à Nerval, Paris, Les Impressions nouvelles, 2006, pp. 107-153.

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Borie2, de Benoît Denis3 et de Pierre Laforgue4 placent Victor Hugo parmi les écrivains théoriciens de la première modernité de l’histoire littéraire française. De ce point de vue, il s’agit de la modernité du courant romantique. Bon nombre de ces monographies reconnaissent une écriture moderne dans la poétique de Hugo, d’autres travaux postulent spécifiquement les innovations formelles de son écriture. Dans cette perspective, Jean-Pierre Bertrand pense que Hugo inaugure la rupture avec la rhétorique classique, parce qu’il fait « triompher les formes nouvelles de l’expression littéraire contre les codes cadenassés par la tradition »5. Dans le code poétique de Victor Hugo, le régime de la rupture et de la liberté devient une caractéristique de la singularité et des changements stylistiques. Des travaux consacrés à l’œuvre de cet écrivain moderne et romantique n’abordent pas la modernité sous l’angle de la rhétorique reposant sur la technique des antithèses, des ellipses, de l’ironie et de la métaphore. Notre objectif consiste à illustrer la modernité de Victor Hugo à travers l’écriture des ellipses, des antithèses, de l’ironie et de la métaphore. Si l’on se place dans la perspective de la rupture et de l’innovation comme les paradigmes de la modernité, nous nous proposons d’examiner dans Les Contemplations de Victor Hugo les traits de ce concept à travers la singularité et la subjectivité de son écriture. Nous n’exposons pas ici tous les procédés marquant la subjectivité de l’auteur, mais nous analysons les ellipses et les antithèses comme les procédés de l’écriture singulière dans l’art poétique de Hugo. Nous choisissons Les Contemplations comme corpus d’analyse pour en dégager les spécificités de la stylistique des ellipses et des antithèses. Le langage hugolien est riche en antithèses et en ellipses. La prédominance de ces procédés dans les Contemplations justifie notre choix de les étudier. Nous faisons une étude limitée à quelques cas des ellipses et des antithèses qui forment un paradigme de l’invention, de la singularité et de la modernité. Le présent article tient en compte les études antérieures qui sont consacrées au langage hugolien. Nous donnons un recueil de définitions sur les notions de l’écriture et de la modernité dans le but de cerner la particularité du code poétique chez Victor Hugo. Sur ce point, qu’est-ce que l’écriture et la modernité ? L’écriture désigne, une action de composer une œuvre littéraire, une manière 2

Jean Borie, Archéologie de la modernité, Paris, Grasset, 1999. Benoît Denis, « Le dix-neuvième siècle, hélas, Sartre, entre Romantisme et modernité », Romantisme n°131, 2006/1, p. 78. 4 Pierre Laforgue, « Machinisme et industrialisme, ou romantisme, modernité et mélancolie. Quelques jalons (1840-1870) », Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol.103, 2003/1, pp. 63-92. 5 Jean-Pierre Bertrand, « Hugo : une forme qui va » in La Modernité romantique : de Lamartine à Nerval, Paris, Les Impressions nouvelles, 2006, pp. 107-152. 3

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discursive et communicationnelle de l’écrit. Elle est la pratique du langage ou du style à travers sa production et sa visée sociales. Elle est selon Roland Barthes, la morale de la forme, le pacte6 de liberté, de choix, de l’engagement, de la responsabilité entre l’écrivain et l’histoire précise et liée à un moment défini de l’événement historique. Elle est plurielle, parce qu’elle change selon les choix des écrivains et selon les circonstances de l’histoire. L’écriture revient à la rhétorique7 et à la singularité du style tributaire du choix, de la responsabilité et de la liberté que l’écrivain laisse manifester dans son énonciation littéraire. La définition de l’objet de la présente étude à savoir l’écriture et la modernité dans Les Contemplations consiste à rappeler quelques acceptions cardinales de ces notions. Par définition, la modernité se caractérise par la rupture, l’innovation et la subjectivité. Cependant, la modernité reste une notion polysémique et contradictoire dans ses acceptions en philosophie, en sociologie et en littérature. Elle suggère l’ambivalence du nouveau et de l’ancien dans la relation interactive entre la langue et la création artistique et dans une connexion de l’intersubjectivité entre l’écrivain et son œuvre. Des études sur cette notion s’articulent autour de ses traits changeants marquant sa genèse, son identification et son fonctionnement au sein de chaque époque et dans les écrits d’un écrivain. Elle est pensée aussi comme un concept de filiation avec les notions de la langue, de la linguistique et de la littérature. Sa dépendance étroite avec la production de l’écrivain souligne, dans la perspective baudelairienne, le caractère éphémère de son commencement et de sa fin. Dans les œuvres littéraires, ses théoriciens fixent sans cesses ses traits spécifiques au moyen de la rupture, l’innovation et la subjectivité qui sont perçues comme le paradigme de sa description et de son existence. Notre article analyse la singularité de l’écriture à partir des grilles de lecture de la modernité à savoir : la liberté, le combat, la rupture, le sujet, la société et le présent de l’époque hugolienne. Sur ce point, notre problématique est d’analyser dans une perspective critique : comment le style singulier, les antithèses et les ellipses, l’ironie et la métaphore dessinent-ils une écriture de la modernité dans Les Contemplations de Victor Hugo ? Considérée sous cet angle de vue, notre hypothèse fondamentale est

6 7

Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, 1972, p. 16. Antoine Compagnon, « Langue, style, écriture », le Démon de la théorie, Paris, seuil,1998, p. 208.

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que le sujet, la société, l’époque, la pluralité8 des écritures distinctives des écrivains permettent d’évaluer une écriture de la modernité dans les textes poétiques de Victor Hugo. Au moyen d’une approche sociopoétique, nous démontrons, dans notre article, que les ellipses, les antithèses, l’ironie et la métaphore constituent une écriture de la modernité chez Hugo. Nous voulons analyser les antithèses et les ellipses comme des effets stylistiques propres à la subjectivité d’un écrivain en accord avec le contexte socioculturel de son époque. Les figures rhétoriques, lorsqu’elles sont actualisées dans les textes poétiques hugoliens, engendrent les effets connotatifs dépendant de la valeur socioculturelle. Dans notre analyse de l’écriture hugolienne, l’harmonie dualiste de la forme et du culturel spécifie la singularité de l’écriture. Cette singularisation du style oscille entre la rupture et le conformisme, entre la tradition et la modernité, entre le classicisme et le romantisme, entre le fixisme9 et le contexte situationnel. Nous nous appuyons sur une démarche critique de la modernité. Sous cet angle, nous pensons que les antithèses et les ellipses seraient les marqueurs de l’identité, de la singularité10 et de la modernité dans le langage hugolien. Dans ce cas, il est nécessaire de définir la notion de la singularité et de l’analyser comme le régime de la modernité chez Hugo. 1. La poéticité de la modernité à travers la singularité du style Le style dégage une poéticité de la modernité, parce qu’il repose sur l’innovation, la rupture et la singularité. Le but de ce point est de définir la poéticité pour l’appliquer à la modernité dans Les Contemplations de Victor Hugo. Selon Michael Riffaterre, la poéticité de l’écriture par le dualisme entre la tradition du sens propre et la modernité du sens contextuel et variable. Nous nous inspirons aussi de la perspective de Riffaterre qui a bien 8

Nous fondons notre analyse selon la réflexion de Barthes sur la notion de l’écriture : « la multiplication des écritures est un fait moderne qui oblige l’écrivain à un choix, fait de la forme une conduite et provoque une éthique de l’écriture ». (Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, 1972, p. 62.). 9 Selon François Récanati, la tradition du fixisme considère que les mots possèdent des sens fixes, déterminés par les conventions du langage. Alors que le conceptualisme postule que le sens des mots varie d’une manière synchronique (F. Récanati, « La polysémie contre le fixisme », Langue française, vol.113, n°1, 1997, p. 107). 10 Le postulat de la singularité comme un trait de la modernité qu’énonce Jean-Pierre Bertrand, nous permet de donner une nouvelle signification à l’écriture hugolienne. Selon lui, « la modernité peut se comprendre en effet comme une expérience de la singularité : celle d’un poète aux prises avec la langue, avec ses ressources et ses résistances, tantôt cédant l’initiative aux mots, tantôt travaillant au dérèglement du sens » (Les Poètes de la modernité : de Baudelaire à Apollinaire, Seuil, 2006, p. 9).

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défini la notion de la poéticité11. Elle est, selon lui, la surdétermination des significations textuelles, contextuelles et culturelles manifeste dans une écriture. L’enjeu de cette étude ne consiste pas à explorer la poéticité de la polysémie12 portant sur l’évaluation de la modernité chez Hugo, mais de dégager quelques faits d’écritures subjectives marquant une expression d’un code surdéterminé des allusions inventées par l’imaginaire de l’écrivain. On comprendra chez Hugo que la technique de style construit sur l’invariant répétitif et distinctif dans l’usage du lexique et de la structure phrastique. Le style évoque chez Hugo les symptômes de la rupture, de la négation avec une vision collective, académique et conservatrice. Il suggère, chez les écrivains modernes, une expression d’une conscience libertaire, parce qu’il manifeste, dans une écriture novatrice, la crampe13 de l’intention auctoriale. Les poétiques de la modernité à travers les courants littéraires du XIXe siècle déconstruisent le régime de l’universel pour instituer une écriture singulière. Aussi est-elle une catégorie identitaire pour identifier le sens et le sceau de l’auteur14 dans ses textes. D’après Nathalie Heinich, le régime de la singularité» autorise le dépassement, le rejet de l’imitation et des règles de la tradition et elle implique une invention individuelle » et une expérience inédite, originale »15. De plus, elle est, écrit-elle encore, le régime de l’authenticité, du sujet, du particulier, de l’individuel, du personnel et du privé16. Comme une catégorie de la rupture, le style met en lumière un trait de la modernité dans Les Contemplations. Hugo renouvelle le sens des mots, la structure des phrases et les relations libres entre les mots. Considéré comme une technique de la singularité, le style dépend dans la vision de Hugo, de la poétique du rêve solitaire et de la répétition de l’invariant17 et du variable dans le processus de la création poétique et discursive. Dans son écriture, Hugo répète d’une manière obsessionnelle ses mots idéologiques et esthétiques. En effet, elle est une forme d’une littérarité permettant aux critiques d’établir les propriétés spécifiques d’une œuvre. Sans elle, il est difficile de composer objectivement l’indice de la réception et de la classification du code hugolien et de son œuvre. À ce point, chez 11

Riffaterre écrit dans La production du texte : « Le poéticité du texte se situe au double sens, dans la coïncidence , au même point, du sens propre et d’un sens contextuel qui s’excluent mutuellement »(Op.cit., p. 273). 12 La polysémie détermine selon Véronique Henninger les connotation de la poéticité. « Style, connotation et poésie », Linguistique, n°37, 2001/2, p. 119). 13 Henri Meschonnic, Modernité modernité, Paris, Gallimard, 2000, p. 396. 14 Antoine Compagnon, « L’auteur », Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, p.51-110. 15 Nathalie Heinich, « L’amour de l'art en régime de singularité. » Communications, n° 64, 1997, p. 157. 16 Nathalie Heinich, « Sociologie et singularité », Être écrivain : création et identité, Paris, La Découverte, 2005, p. 342. 17 Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1961, p. 14.

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Hugo, le réseau des mots manifeste les connotations de l’époque, et des milieux culturels, parce que ces mots poétiques représentent une écriture de la singularité et des enjeux sociaux qui conditionnent les innovations poétiques chez Hugo. La répétition des mots apparaît comme une technique de la singularité exaltant, dans les textes poétiques de Hugo, sa conscience libertaire et son attitude révolutionnaire. À cet égard, les mots et la syntaxe sont les formes poétiques de l’identité hugolienne. Dans nos analyses, nous adoptons la pensée d’André Breton comme hypothèse d’orientation pour justifier une relation dépendante et singulière entre Hugo et son écriture. Les mots poétiques suggèrent toujours l’expression de la subjectivité du sujet dans la formation de son identité et de sa différence dans la réception et la classification des écritures : « Il semble imprudent de spéculer sur l’innocence des mots»18, du fait que les mots poétiques sont les marqueurs du choix, de la singularité et les connecteurs de l’engagement entre l’artiste, la société, l’actualité et l’époque. Le style, comme l’écriture, se réalise chez Hugo par une poétique l’autarcie qui est un régime de la subjectivité . Le style autarcique engendre une poétique moderne. Le mot « ombre » peut être perçu comme un élément de la poétique autarcique, du fait qu’il reste repris dans de nombreuses pages des Contemplations et dans d’autres ouvrages du même auteur. Victor Hugo compose une écriture autarcique identifiable par les mots comme l’azur, l’ombre et le sombre qui tissent les relations symboliques, contextuelles, intertextuelles, métaphoriques et ironiques dans ses œuvres poétiques théâtrales. Relevant d’un choix, d’une composition intentionnelle ou motivationnelle et d’un goût subjectif propre à Victor Hugo, ces mots esthétiques construisent donc le sceau de sa singularité. Ainsi, le style autarcique est chez lui une poétique de la répétition parce qu’elle est prise comme le choix d’un mot et sa reprise dans la composition textuelle et comme un développement en spirale d’un mot. La subjectivité de l’écriture se caractérise, dans l’art hugolien par la rupture avec l’art classique, parce que son combat littéraire consiste à innover le code poétique et rejette certains canons esthétiques du classicisme et du rationalisme. Le mal du siècle serait chez Hugo une hypothèse de la rupture avec l’autorité de la tradition classique, de même, par exemple, les crises sociales au XXe siècle ont commandé la révolte contre la forme19. Si l’on se place dans une perspective de l’écriture et de la modernité dans Les Contemplations, il convient d’analyser le changement du style chez Hugo comme une volonté 18 19

André Breton, « Les mots sans rides », Les Pas perdus, Paris, Gallimard, 1924, p. 168. Selon Gérard Conio, « Le vingtième siècle s’est placé tout entier sous le signe de la révolte contre la forme »(L’Art contre les masses : esthétiques et idéologies de la modernité, Paris, L’Age d’Homme, 2003, p. 11).

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de rompre avec l’autorité de la tradition classique. De ce point de vue, il est nécessaire d’accorder une place à l’analyse de l’art classique pour cerner les motivations de la modernité dans le style de Victor Hugo, puisque le style lié à la modernité est toujours commandé par la rupture avec une idéologie séculaire. Nous servons de quelques réflexions sur l’art classique que nous lisons chez Jean Molino, Kibédi Varga et Roland Barthes pour comprendre la genèse de la modernité chez Victoire Hugo dans Les Contemplations. La modernité chez Hugo est l’expression de la rupture avec un style objectif et institutionnel qui détermine les marqueurs d’une écriture classique avec l’analyse de Molino, selon laquelle la rhétorique classique est objective, mais l’écriture moderne et romantique est singulière : Pour la tradition rhétorique, le style est objectif et correspond à des codes d’expression qui s’imposent, de l’extérieur, à l’écrivain ou à celui qui parle ; pour la stylistique moderne, le style correspond à une vision singulière, à la marque de l’individualité et de la singularité du sujet dans son discours20. D’après cette différence entre le style classique et moderne, les artistes classiques respectent l’ordre imposé par la tradition rhétorique. Avec Victor Hugo, l’écrivain retrouve son autonomie du langage pour vouloir écrire les thèmes propres à son époque et à son milieu culturel21. Le rejet de l’art classique est déterminatif et constitue une écriture de la modernité, parce que Hugo rompt avec les dogmes du classicisme à savoir les normes de la clarté et des harmonies conventionnelles. C’est ainsi qu’Aron Kibédi Varga résume l’idéologie de l’art classique mis en rupture par Hugo et par les romantiques dans leur quête d’une nouvelle esthétique de la poésie : La poétique du classicisme apparaît en effet comme une poétique de la forme : le souci du style, les exigences d’harmonie et de clarté, tout semble confirmer cette impression. Le classicisme est un art de beau langage22.

20

Jean Molino, « Pour une sémiologique du style », Qu’est-ce que le style, Paris, PUF, 1994, p. 233. 21 Sur ce point, Jean-Yves Tadié écrit : « Une des tendances les plus originales du mouvement romantique aura été de faire entrer la vie contemporaine dans la littérature. Le romantique se distingue surtout du classique, parce qu’il est moderne » (Introduction à la vie littéraire du XXe siècle, Paris, Bordas, 1970, p. 45). 22 Aron Kibédi Varga, « L’invention de la fable : forme et contenu selon la poétique du classicisme », Poétique, n°25, 1976, p. 107.

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D’après ce texte et son jugement sur l’écriture classique, on peut imaginer les causes lointaines de la modernité hugolienne inscrite dans Les Contemplations contre cette tradition artistique. La liberté artistique suscite chez Hugo et les romantiques une conscience de la modernité, chacun d’eux installe dans leur écriture singulière une poétique de la liberté, une vision singulière de la langue et du style ou de l’écriture. Ainsi, la raison fondamentale est que Hugo rompt avec les règles techniques et formelles de l’écriture comme les artistes du classicisme, pendant les siècles. Car, la tradition classique peut être comprise chez Hugo une barrière qui limite la recherche des effets nouveaux d’un style motivé par le souci de l’innovation et de la subjectivité. Le style moderne est Hugo le droit de l’invention et de l’imagination. Selon son analyse sur l’art poétique de Victor Hugo, Barthes inscrit l’écriture hugolienne dans l’ambivalence de la tradition et de l’innovation en écrivant : Seul Hugo en tirant des dimensions charnelles de sa durée et de son espace, une thématique verbale particulière, qui ne pouvait plus se lire dans la perspective d’une tradition mais seulement par référence à l’envers formidable de sa propre existence. Seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pression sur l’écriture classique et l’amener à la veille d’un éclatement23. Si la poétique classique se caractérise par l’unicité de l’écriture, par sa fonction ornementale et décorative, par la clarté comme critère d’écriture, par l’absence de la subjectivité et des passions particulières de l’auteur, par une relation unique de significations mises en rapport entre les mots et les choses, chez Hugo, le style poétique et romantique porte les marques de la subjectivité. Dans Les Contemplations, Hugo veut instituer une écriture de la liberté, indépendante des exigences académiques24 de l’époque héritées du classicisme. Mais la révolution poétique reste un signe de l’innovation et une option de la singularité dans les textes poétiques hugoliens. Par sa déclaration contre le conformisme de l’écriture classique, Hugo énonce sa singularité et sa modernité dans le domaine littéraire : « Je fis souffler un vent révolutionnaire »25. La révolution du style est un trait de l’art moderne, parce que Hugo rejette le modèle du passé comme un guide parfait de 23

Roland Barthes, op.cit., p. 44. Les exigences académiques sont l’ensemble de règles génériques pour lesquelles le classicisme a joué un rôle cardinal dans l’art d’écrire pendant deux siècles (du XVIIe siècle au XIXe siècle). 25 Victor Hugo, « Réponse à un acte d’accusation », Les Contemplations, Paris, Garnier, 1969, p. 20. 24

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l’écriture et milite pour inventer une nouvelle habitude de l’écriture. À cet égard, Claude Fouquet écrit : « La modernité bouleverse certitudes et habitudes »26. La métaphore du vent suggère la négation, la destruction, la rupture, la déconstruction d’un système littéraire. Par l’emploi du pronom énonciatif « je », on voit que l’engagement pour une écriture de la modernité est un acte de la subjectivité ou de la singularité, cette écriture est adoptée selon Barthes par l’écrivain en raison des circonstances socioculturelles. En effet, Hugo déconstruit l’idéologie de la clarté syntaxique, du fixisme lexical et sémantique. Il installe dans son écriture une poétique de la polysémie27 des mots et il donne à chaque mot une liberté égale d’exprimer la relation et l’harmonie infinies entre l’être et la nature, parce que Hugo pense : « La langue française n’est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas»28. La langue est l’instrument au service du progrès, parce qu’elle subit synchroniquement et diachroniquement les variations culturelles, sociales et historiques ou les facteurs externes. L’appel pour une évolution du code et pour une modernité littéraires semble caractériser la singularité hugolienne. Ainsi, la liberté du langage est un des traits de la singularité hugolienne : « Les écrivains ont mis la langue en liberté ». Hugo rompt avec l’idéologie qui considère la poésie comme « la monarchie » et les mots comme « un duc et pair». C’est-à-dire les mots « parqués en caste ». L’auteur dit non au médium et à l’idéal de la perfection recommandé par la tradition classique et prône « une esthétique sans fil à plomb»29. De même, Hugo refuse « de marcher derrière les modèles »30 des règles classiques et abandonne l’idéologie du « plomb dans la tête »31 aborde la langue et la poésie dans une vision démocratique. Ainsi écrit-il dans Les Contemplations : J’ai foulé le bon goût et l’ancien vers françois. Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit à l’ombre : « Sois ! » Langue, tragédie, art, dogmes, conservatoire, Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis Le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits. 26

Claude Fouquet, Histoire critique de la modernité, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 9. François Récanati, « La polysémie contre le fixisme », La langue française, 1997, vol.113, n°1, p. 107. 28 Victor Hugo, « Préface », Cromwell, Paris, Editions Nelson, p. 55. 29 Dominique Château, L’Héritage de l’art : Imitation, tradition et modernité, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 253. 30 Hugo veut proclamer sa singularité dans l’usage du style, comme il l’affirme dans un des poèmes des Contemplations : Quelques mots à un autre, p. 64. 31 André Breton, « La confession dédaigneuse », op.cit., p. 7. 27

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L’engagement contre la langue académique et noble, l’intégration de la langue populaire et de l’argot32 dans le genre littéraire marquent les indices de la singularité du style chez Hugo qui proclame, dans l’art poétique, la liberté de la syntaxe, de la sémantique. La liberté devient pour lui une religion nouvelle dans laquelle les mots n’ont plus de « castre » divisés entre les mots nobles et les mots vulgaires et populaires, mais ils retrouvent dans l’art hugolien leur expressivité et leur poéticité. En un mot, la révolution artistique du style est une forme de construction de la singularité chez Hugo qui donne à l’écriture une expression de la subjectivité. Nous étudions aussi l’écriture de la modernité à travers le procédé des ellipses classiques et modernes. 2. l’écriture des ellipses modernes contre la syntaxe classique Hugo pratique dans Les Contemplations deux techniques de l’écriture : les ellipses étymologiques et classiques liées à la norme grammaticale et les ellipses modernes33 construites sous la motivation de la déviance et de l’écart syntaxiques. Nous analysons particulièrement les ellipses modernes comme un aspect de l’écriture singulière. Nous tenons à définir la notion de l’ellipse avant de l’étudier comme une caractéristique de la rupture et de l’originalité chez Hugo. Par définition, l’ellipse est une « omission syntaxique ou stylistique d'un ou plusieurs éléments dans un énoncé qui reste néanmoins compréhensible»34. Elle est « l’absence d’un constituant »35 dont la place dépend du contexte de la phrase précédente. Selon Sonia Branca, l’ellipse est un procédé du style : « Favoriser l'ellipse c'est favoriser une certaine vivacité de style »36. Elle est la mise relief des

32

Jean-Yves Tadié, « Evolution de la langue et du style », Introduction à la vie littéraire du XIXe siècle, Paris, Bordas, 1970, 33 L’ellipse moderne est un trait marquant l’évolution et les changements de la phrase. Selon Albert Douzat, « L’ellipse joue un rôle très important dans l’évolution du langage. Elle permet à la langue, soit de se débarrasser des formes et adjonctions superflues dans les mots composés, soit d’alléger les phrases » (Grammaire raisonnée de la langue française, Paris, Les Langues du monde, 1958, p. 399. 34 Le Nouveau Petit Robert de la langue française 2010. 35 Roland Eluerd, Grammaire descriptive de la langue française, Paris, Armand Colin, 2008, p. 158. 36 Sonia Branca, « L’art d’écrire de Condillac (1775) à propos de quelques règles prescriptives : traitement des ellipses et des anaphores », Langue française, vol.48, n°1, 1980, p. 48.

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idées37 principales en supprimant les accessoires. Elle serait un phénomène stylistique dans l’écriture poétique de Hugo. L’ellipse classique autorise la suppression d’une catégorie grammaticale dans le second membre de la phrase. Lorsque deux phrases possèdent la même fonction syntaxique et prédicative, l’ellipse est recommandée selon la norme classique pour éviter la répétition d’un substantif ou d’un prédicat. Comme l’indique la phrase : « La sauterelle a l’herbe, et le papillon l’air » (Les Contemplations, p. 11). La norme de l’ellipse classique est respectée dans cet énoncé. Sous cet angle, dans ces deux propositions, les substantifs « la sauterelle et le papillon » sont les sujets de l’auxiliaire avoir. Mais, dans le cas de la deuxième phrase, l’omission de l’auxiliaire « a» permet d’éviter la répétition et de respecter la structure métrique du poème. Ici, l’auteur pratique le procédé de l’ellipse classique en raison de la visée rythmique et métrique. On voit donc que l’ellipse classique obéit aux règles de la norme. Cependant, l’ellipse moderne se fonde sur la déstructuration de la syntaxe prédicative. En effet, Hugo apporte une nouveauté dans son écriture en faisant usage des ellipses modernes ou narratives qui consistent à supprimer un élément syntaxique faisant partie de « l’histoire racontée »38. La technique des ellipses modernes se construit selon le procédé de la syntaxe disloquée et brève et la phrase nominale. Cette nouvelle forme des ellipses sert à exprimer les sentiments et elle deviendrait une écriture novatrice qu’on trouve dans la poétique de Hugo et chez les romantiques. Dans les contemplations, nous identifions les cas des ellipses modernes comme : « Ô mon enfant, tu vois, je me soumets» (p.9). Dans cet énoncé, la spécificité de l’ellipse moderne repose chez Hugo sur l’usage subversif des verbes transitifs employés sans un complément d’objet direct ou un complément d’objet indirect. La servitude syntaxique entre les verbes « voir » et « soumettre) est transgressée pour la recherche des nouveaux effets rythmiques et métriques. L’auteur préfère supprimer la relation syntaxique entre le verbe « voir » et son complément d’objet direct et il rompt avec la tradition académique pour envisager socialement son écriture dans le dualisme entre le langage altier, noble et le langage populaire. Ainsi écrit-il : « Parle deux langues : l’une, admirable et correcte, l’autre, obscur bégaîment », (p. 155). Notre objectif est de montrer que les ellipses des substantifs avec le syntagme prédicatif semblent marquer une singularité dans l’écriture poétique de Victor Hugo. Les verbes transitifs n’admettent pas dans leur usage une suppression de leur complément d’objet. Mais chez 37

Sonia Branca précise les raisons de l’emploi des ellipses : « L'ellipse s'inscrit dans ce processus de suppression des idées accessoires qui ralentissent la liaison des idées principales (la chaîne du discours), Idem, p. 47. 38 Daniel Bergez, « Ellipse », Vocabulaire de l’analyse littéraire, Paris, Armand Colin, 2005, pp. 77-78.

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Hugo, ils sont employés dans une valeur intransitive et suggèrent sans doute le pouvoir de l’imagination et du rêve. Le régime des verbes « voir » et « soumettre», se construit toujours avec le complément d’objet direct ou le complément d’objet indirect pour le verbe « soumettre ». L’annulation et l’absence de cette servitude grammaticale mettent en cause le fondement des règles classiques à savoir la clarté et la logique. L’ellipse moderne repose sur la fonction expressive et conative de l’écriture, parce qu’elle établit une relation entre le moi et la nature ou une connexion entre l’imagination du destinateur et les éléments du cosmos aussi une communication entre le destinataire et le destinataire. En écoutant une phrase disloquée ou elliptique, le destinataire, comme juge du langage noble, constate qu’il y a une déviance et une violation de la norme classique. Dans ce cas l’ellipse moderne représente chez Hugo, une nouvelle habitude de parler en rupture avec les anciennes habitudes. Il serait le langage de la mode propre à une époque et à la classe sociale. Le verbe (soumettre) accepte dans ses emplois un complément d’objet direct ou un complément d’objet indirect selon le contexte. Mais Hugo rejette la norme prescrite et invente une nouvelle norme syntaxique dans les emplois des verbes transitifs. À ce point, Hugo répond : « Langue, tragédie, art, dogme, conservatoire, Toute cette clarté s’est éteinte, et je suis le responsable, et j’ai vidé l’urne des nuits »(p. 19). En choisissant les ellipses modernes, Hugo semble inaugurer une écriture libertaire qu’on retrouve aussi chez les écrivains du vingtième siècle comme Jean Giono, Queneau et Céline qui adaptent la technique les ellipses modernes dans l’ engagement littéraire de leur écriture. La technique de l’ellipse marque un trait de l’écriture moderne dans Les Contemplations, toutefois l’enjeu de notre étude n’est pas de faire une réflexion approfondie sur cette notion mais de montrer qu’elle est un procédé d’une écriture de la modernité. Si on redéfinit l’objectif de penser la modernité de Victor Hugo dans Les Contemplations, il revient à examiner le procédé de l’antithèse comme un trait de son originalité et de son innovation. 3. L’écriture des antithèses pour une modernité poétique Il est utile de dégager les traits de la modernité hugolienne au moyen l’écriture des antithèses. De nombreuses études sur l’écriture de Victor Hugo aboutissent à la conclusion selon laquelle l’antithèse est la figure dominante de son art. Ainsi, Patric Bacry parle de lui comme « sorte d’empereur de l’antithèse »39. Dans son analyse sur Hugo, Jean-Louis Cabanès écrit : « Hugo y devient, aux yeux de ses censeurs, M. Antithèse ; on lui

39

Patrick Bacry, « L’antithèse et l’oxymore », Les Figures de style, Paris, Belin, 1992, p. 173.

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reproche une esthétique du contraste qui tourne au simplisme »40. L’enjeu de ce point repose sur l’hypothèse selon laquelle l’antithèse est une écriture de la modernité, parce qu’elle met en lumière l’idéologie de l’alternance entre le bonheur et le malheur relatifs à l’époque de Victor Hugo. Dans l’analyse de l’antithèse chez Victor Hugo, nous retenons quelques définitions de cette notion dans le but d’analyser les effets nouveaux de l’écriture dans Les Contemplations . Les antithèses opposent, selon Pierre Fontanier, « deux objets l’un à l’autre, en les considérant sous un rapport commun, ou un objet à lui-même, en le considérant sous deux rapports contraires »41. La figure de l’antithèse est aussi phrastique dans une opposition entre les mots ou entre les propositions et textuelle dans l’opposition thématique inscrite dans la globalité de l’œuvre ou dans l’ensemble du poème. La notion de l’antithèse désigne selon Daniel Bergez, « une opposition entre deux idées dont l’une met l’autre en relief »42. L’antithèse permet dans la présente étude de montrer comment l’écriture poétique dans Les Contemplations participe à élucider un des traits de la modernité. Les antithèses marquent une écriture de la modernité hugolienne. Elles se construisent sur le paradoxe métaphorique de la lumière et de l’ombre. Nous abordons ici les antithèses phrastiques et textuelles qui particularisent l’écriture hugolienne dans le développement des thèmes portant sur la vie et la mort, le ciel et la terre, le bonheur et le malheur. Ces antithèses forment une écriture identitaire et un univers symbolique de la société et elles impliquent une poétique, une esthétique, une idéologie auctoriales, de plus, elles tissent les relations avec la métaphore et l’ironie. Selon Henri Morier, les antithèses notionnelles43 seraient une caractéristique de l’écriture hugolienne. Les travaux consacrés à l’œuvre de Victor Hugo ponctuent les antithèses comme un procédé singulier de son art poétique. Nous dégageons dans ses textes poétiques autant des antithèses. Ainsi, le contraste temporel énonce le dualisme entre le passé et le présent en employant les termes comme « autrefois » et « aujourd’hui. D’autres de ses antithèses sont idéologiques. Les titres religieux de Dieu et de Satan incarnent plusieurs acceptions culturelles et représentent le modèle symbolique de la tradition et de la modernité ou de la norme et de la rupture. En effet, Anne Le Feuvre note dans l’analyse des Contemplations : « Tout le texte est marqué par un contraste de lumières et d’ombres»44. En outre, les 40

Jean-Louis Cabanès, « Hugo : le géni contre les règles et le bon goût », Critique et théorie littéraire en France(1800-2000), Paris, Belin, 2005, p. 89. 41 Pierre Fontanier, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 379. 42 Daniel Bergez, « Antithèse », op.cit., p. 20. 43 Henri Morier, « L’antithèse », Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, Presses universitaires de France, 1981, p. 115. 44 Anne Le Feuvre, Les Contemplations : Victor Hugo, Paris, Nathan, 2002, p. 109.

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antithèses sont un trait du nouveau, du progrès et de la modernité dans le sens philosophique. Dans cette optique, Fernand Egéa écrit : « l’antithèse est en effet la figure privilégiée d’une pensée qui est avant tout une philosophie du dépassement des contraires, une philosophie du progrès humain »45. Les antithèses représentent un trait distinctif de la poésie hugolienne, elles contribuent à la définition de sa poétique. L’identité répétitive des antithèses constitue une poétique de la modernité. Hugo crée une vision une dialectique46 perçue comme un trait de l’écriture de la modernité à travers l’alternance portant sur la clarté et l’ambiguïté ou sur les ombres et les rayons. La poétisation des antithèses s’impose comme genèse du style et comme une caractérisation de « la poésie de l’auteur »47. L’univers antithétique nous rappelle le social du XIXe siècle qui est au centre de la solitude, du bonheur, de la misère ou divisé entre les bourgeois fortunés et le peuple infortuné ou entre la morale du bien et du mal. La souffrance et la douceur sont visibles dans la séquence : « La bise mord ta douce main » (p. 105). Par cet énoncé, on remarque l’opposition entre le prédicat et l’épithète. Cette phrase est surdéterminée, parce qu’on peut penser trois antithèses textuelles en retrouvant les éléments absents du premier énoncé pour établir la structure du paradoxe. Ainsi, la première antithèse se focalise sur le substantif « la bise ». Si on considère la bise comme une métonymie de l’effet, on retrouve la cause de la bise : l’hiver. On voit dans la bise la poétique circulaire de l’hiver et de l’été ou du froid et du chaud. Ce dualisme représenterait l’opposition entre la vie et la mort. Le prédicat « mord » symbolise le deuxième système de l’antithèse. Il peut évoquer le serpent, le bestiaire, le péché originel en opposition de l’humanisme, du bonheur. La dernière antithèse peut être pensée à travers l’épithète « douce ». Cette épithète peut suggérer son double antithétique. Le dualisme poétique de la paix et de la violence semble être la structure sociale d’une époque, en particulier celle de Victor Hugo. on peut imaginer la structure de l’antithèse romantique comme une déconstruction du possible et de l’impossible. Le paradoxe entre la haine et la joie est un phénomène d’une écriture novatrice dans Les Contemplations : « La haine souffle sur ta joie. » (p.105.) Le prédicat « mort » évoque la souffrance et le malheur, cependant, le caractérisant « doux » est une isotopie du bonheur ou de la 45

Ferdinand Egéa, Les Misérables, Victor Hugo, Paris, Nathan, 1991, p. 63. La vision dialectique est la technique de l’écriture qui consiste à développer les idées dans une perspective de contraste. Selon Danilo Martuccelli, la vision dialectique est un trait marquant dans la conscience des Modernes, lorsqu’il écrit : « Dans la modernité, l’individu aura toujours à la fois le sentiment de manquer et d’avoir trop »(Sociologie de la modernité, Paris, Gallimard, 2006, p. 401. 47 Michael Riffaterre, « La poétisation du mot chez Victor Hugo », Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1977, p. 204. 46

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paix. Aussi Michael Riffaterre parle de la rhétorique hugolienne comme « l’antithèse de la victime et du persécuteur »48. Dans la modernité de la langue, Hugo pense l’écriture dans la poétique antithétique entre la clarté et l’ombre des mots. Les antithèses poétiques thématisent les faits symboliques et marquants d’une époque que l’auteur tire du fugitif et du transitoire pour devenir une esthétique de l’écriture et un trait de la modernité. Dans les contemplations : « Avec sa paix, avec son trouble »// « Son bois voilé, son rocher nu. » (p.205.) la paix et la violence ou le voilé et le nu représentent ici une marque singulière de Victor Hugo. C’est à ce point Alain Viala écrit : « Un écrivain appose une marque qui lui est propre aux textes qu’il compose. De sorte qu’on peut reconnaître chaque grand écrivain à cette marque personnelle »49. A ce point de notre étude parvenue, l’antithèse est un procédé marquant un trait rhétorique de la modernité dans Les Contemplations, parce qu’elle suggère une écriture de la subjectivité créant chez Hugo le régime de la différence et de la rupture avec d’autres écrivains de son époque. Un autre procédé de l’écriture qui illustre la modernité dans Les Contemplations est la métaphore. 4. Une écriture de la métaphore pour une esthétique de la modernité Dans ses multiples acceptions, la métaphore se définit comme un transport de sens, une image50, un sens figuré, une connotation, un rapprochement de ressemblance ou d’analogie objective ou subjective entre le domaine du comparé et du comparant et une déviance sémantique51. Si on formule l’hypothèse d’analyse d’après laquelle la métaphore classique respecte les conventions formelles et universelles dans la connexion entre les domaines, on abordera la métaphore moderne et romantique comme le rejet et la transgression des relations conventionnelle et usuelle52. La métaphore moderne ne fonde pas sur les analogies objectives mais subjectives et émotionnelles53 et elle s’appuie sur la technique de l’invention et sur le rapport informel d’analogie54. L’étude de la métaphore, considérée sous 48

Michael Riffaterre, Idem, p. 211. Alain Viala, « c- Style individuel et codes sociaux », La Culture Littéraire, Paris, Presses universitaire de France, 2009, p. 149. 50 Aristote, « Sur image », Rhétorique, Paris, Livre de Poche, 1991, p. 312. 51 Georges Kleiber, « Métaphore : le problème de la déviance », Langue française, vol.101, n°1, pp. 35-56. 52 D’après Jean Cohen : « les modernes , au contraire , répudient la métaphore d’usage » pour une métaphore d’invention(Structure du langage poétique, Paris, Flammarion,1966, p. 132. 53 Jean Cohen, « La fonction poétique », Idem, p. 215. 54 Selon la technique de la métaphore romantique, Henri Morier écrit : « Le romantique se permet d’établir un rapport d’analogie non plus formel mais subjectif »(La Psychologie des styles, Genève, Georg, 1959, p. 63). 49

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l’angle la subjectivité est révélatrice d’une écriture de la modernité dans Les Contemplations de Victor Hugo. Nous analysons quelques cas de métaphores selon le postulat déclarant que la métaphore romantique est souvent « individuelle »55, neuve et créative et un trait de la modernité. Les métaphores chez Hugo portent sur le réseau des contrastes entre l’ombre et la lumière. Ainsi, dans Les contemplations, les signifiants comme l’azur, le rayon, la lumière, le soleil ou l’aurore sont les métaphorisants56 et tissent les relations jugées incompatibles avec les métaphorisés ou les comparés dans la structure de la métaphore. Sur ce point, nous analysons les métaphores suivantes pour nous permettre de montrer comment elles apportent dans l’écriture de Victor Hugo une variante de la modernité: « J’ai creusé la lumière, et l’aurore et la gloire. » (p. 463) ou « comme un rayon lointain de l’éternel amour. » (p. 453). Le prédicat ou le participe passé « creusé » est employé dans un second et nouveau sens en opposition avec son sens traditionnel et conventionnel. Il est une métaphore d’invention, parce qu’elle transgresse les relations associatives entre le domaine terrestre et le domaine abstrait. Cette métaphore obéirait à la norme classique, si Hugo avait réalisé une l’association des réalités matérielle comme ce qu’André Malraux emploie : « Dieu doit, en quelque manière, afin de pénétrer en nous, nous creuser »57, sa métaphore obéira aux principes axés sur l’identité d’analogie objective et usuelle. La métaphore du creusé est inventive et subjective , puisque la relation entre le verbe « creuser) et les substantifs comme « la lumière », « la gloire » réside dans la déviance de la norme conventionnelle et usuelle. La métaphore participe à la création d’une écriture de la modernité. Si on revient à l’interprétation de la métaphore prédicative (« creusé »), il convient de montrer qu’elle suggère une innovation sémantique. Dans le sens habituel et usuel, le verbe « creuser » caractérise le travail de la terre et l’opération de réaliser un trou et une fosse. Dans le contexte de la révolution industrielle et dans une approche intertextuelle, la métaphore du « creusé » possède de nombreuses connotations intertextuelles. On peut expliquer la métaphore de Hugo selon la démarche intertextuelle entre ses images et celles des écrivains surréalistes ou celles de Giono. Hugo introduit le sens de la liberté dans la création de la métaphore. L’esthétique de l’incompatibilité sémique fonde la caractéristique de la métaphore du creusé qui devient une esthétique de la déviance en détruisant la norme classique des analogies objective pour une élection des analogies subjective. On retrouve la même technique hugolienne de la métaphore chez 55

Pierre Delion, « Métaphore et sémiotique », Spirale, n°17, 2005, p. 58. Le métaphorisant est le signifiant chargé de métaphoricité et il est le comparé parce qu’il donne une connotation nouvelle au métaphorisé ou au comparé. 57 André Malraux, La Vie royale, Gallimard, 1930, p. 86. 56

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Giono : « Le ciel pourrait creuser autour de nous le tourbillon de gouffre noir »58. De ce point de vue, la révolution industrielle repose sur le creusé de la terre à la recherche des mines. Par exemple chez Jean Giono, le verbe « creuser » est employé comme un indice de la société industrielle dans Batailles dans montagnes : « Nous avons fini de creuser les trois mines »59. On peut cerner l’actualité de la métaphore du creusé chez Hugo comme le symptôme de la vie moderne. Si on établit le lien intertextuel entre la métaphore du creusé et le travail des mines dans Germinal d’Emile Zola, on comprend que cette métaphore l’ambivalence entre la misère et le bonheur résultant de la modernité industrielle. Dans une perspective poétique, la métaphore du creusé suggère la recherche et l’ambition pour le bonheur. Aussi peut-elle évoquer l’imaginaire et la production des œuvres d’esprit. Dans ce cas précis, il y a les sèmes identiques entre le travail de la terre et le travail intellectuel. La métaphore du creusé introduit un paradigme de l’idéologie romantique, elle revient à magnifier les attributs appartenant à l’univers du rêve à savoir la lumière, la gloire, l’amour, la paix, le rire, la joie et le paradis. Cependant, la métaphore est une écriture de la modernité, parce qu’elle réalise une figuration de l’actualité présente et neuve à l’époque de Victor Hugo à savoir la misère, la solitude, la mélancolie et la mort. Ainsi, les métaphores de l’ombre, du gouffre, de la nuit peignent la réalité culturelle propre à l’époque romantique. Par exemple, la métaphore de l’ombre et du gouffre représente chez Hugo son idéologie sur l’existence et la mort. L’emploi de la métaphore traduit chez lui la peur de la mort. Dans ce point dans Les Contemplations, l’ombre est une métaphore de la mort ou de la tombe : « Paix à l’ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! » (p. 467). Du point de vue intertextuel, la métaphore du sommeil peut être une présupposition d’une allusion biblique considérant la mort comme une personne plongée dans le sommeil avec le verbe « dormir ». La métaphore du dormeur rappelle chez Hugo une réécriture de la religion chrétienne portant sur la résurrection des morts. La métaphore du dormeur est intertextuelle si on établit une connexion entre la poétique de Hugo et d’Arthur Rimbaud en ce qui concerne « Le Dormeur de val », ce titre poétique est une métaphore qui exprime la condition des morts. A travers cette métaphore du creusé, Hugo rejette la tradition fondée sur le rationalisme et la vie matérielle pour l’évocation des mythes et des croyances chrétiennes. Avec la même métaphore, Hugo critique le monde industriel qui peut provoquer la solitude, le malheur, la douleur, comme l’indique l’énoncé : « L’ombre et son ouragan» (p. 458). La métaphore de 58 59

Jean Giono, Fragments d’un paradis, Paris, Grasset, 1948, p. 1014. Jean Giono, Batailles dans la montagne, Paris, 1937, p. 1138.

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l’ombre suggère la misère et celle de l’ouragan évoque la révolte ou de la révolution. La métaphore du gouffre particularise l’écriture hugolienne. Dans les Mages, l’un de ses poèmes, Hugo emploie une métaphore filée du gouffre dans les vers 361 à 380. Ainsi, la mer devient ici la métaphore primaire, mais le gouffre, l’abîme, les vagues, le vent, l’onde, la falaise, les écumes et les bateaux sont considérés comme les métaphores secondaires et les synecdoques de la partie dépendant de la mer. A ce point, Hugo écrit : « Nous vivons, debout à l’entrée de la mort, un gouffre illimité » (p. 419). Apres nos analyses sur la métaphore, nous constatons qu’elle est une écriture de la modernité, du fait que chaque métaphore opère une innovation sémantique et qu’elle illustre les actualités neuves et spécifiques identifiables à l’époque de Victor Hugo. Un autre aspect de l’écriture de la modernité dans Les Contemplations est la technique de l’ironie. 5. L’écriture de l’ironie, une rhétorique de la modernité L’ironie est l’un des procédés d’une écriture moderne. Elle met en lumière la critique ou la satire propre à une époque, celle du XIXe siècle. Elle change selon les écrivains et ses techniques sont variées. Avec Victor Hugo et le courant romantique, l’ironie est pensée comme une écriture de la modernité en raison des ses techniques changeantes et de son évolution. Selon la réflexion de Pierre Schoentjes, l’ironie est un procédé marquant du romantisme : « Depuis les débuts du romantisme, c’est la plasticité de l’ironie, sa capacité à évoluer et à s’adapter aux circonstances changeantes de l’univers littéraire »60. Dans ses marques de signification, l’ironie repose sur « la notion de contraire », ou sur l’identification des systèmes de positivités et de négativités61, sur l’expression de l’antiphrastique, la juxtaposition de deux éléments contradictoires62, les écarts de style et sur des systèmes de positivités et de négativités. L’ironie « nomme le positif pour suggérer le négatif ». Aussi est-elle liée aux procédés de la litote, de l’hyperbole et de l’oxymore63. Dans le contexte des romantiques, l’ironie introduit l’innovation et la subjectivité dans leur manière de représenter les faits culturels. Dans René, on observe le procédé de l’ironie construite sur l’esthétique du contraste : « Ô joies de la religion, que vous êtes grandes, mais que vous êtes terribles ! »64 Chez Chateaubriand, l’éloge de la religion 60

Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, 2001, p. 10. Dans son analyse sur l’ironie, Philippe Hamon écrit : « toute ironie réclame une compétence idéologique » pour identifier les systèmes de positivités et de négativités dans un énoncé.(« Stylistique de l’ironie » in Qu’est-ce que le style, Paris, puf, 1994, p. 157). 62 Pierre Schoentjes, Idem, p. 171. 63 Pierre Schoentjes, Idem, p. 175. 64 Chateaubriand, « René », Œuvres romanesques et voyages, Paris, Gallimard, 1969, p. 139. 61

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est caractérisé par l’ attribut « grandes ». Cette louange de la religion devient un blâme par l’usage de l’attribut « terrible ». L’usage des adjectifs (grandes et terrible ) au pluriel suggère une ironie portant sur les effets de l’hyperbole. Le contraste entre le couple discursif « grande/terrible » engendre dans cet énoncé la satire de la religion. Dans Les Contemplations, Hugo déclare : « le squelette qui rit, le squelette qui mord. » (p. 463). Le contraste entre le rire et la douleur énonce un phénomène de l’ironie. Dans un contexte social, Hugo semble critique les acteurs politiques de son temps qui sont décidés soit de prôner le bonheur, soit de provoquer la guerre. L’image personnifiée du « squelette » peut signifier une valeur de l’humour ou du comique visant à rappeler aux hommes méchants leur destin mortel. De plus, Hugo ajoute : Oh ! Comme il saigne dans le gouffre ! Lui qui faisait le bien, il souffre. (p. 156.) Hugo emploie ici une ironie fondée sur le contraste entre le bonheur et la souffrance. En s’inspirant de l’idéologie chrétienne sur l’enfer du feu selon laquelle les méchants connaissent les tourments et les souffrances, Hugo ironise sur ce qui pratique le mal. Le rapport entre le substantif « le bien » et le verbe « souffre » évoque l’opposition thématique entre le bonheur et le malheur ou entre le positif et le négatif. Dans un énoncé normal, le substantif « le bien » doit être associé au verbe « jouir » et au paradis. On pense que les juges recommandent selon les lois de la morale la peine ou la souffrance en fonction du mal commis. Dans Les Contemplations les alliances poétiques dialectiques entre espoir et déception, l’amour et la haine, le jour et la nuit, les rayons et les ombres, le paradis et l’enfer sont un procédé d’une écriture ironique. Chez Hugo, l’ironie peut suggérer la mélancolie et le pessimisme résidant une instabilité chronique des innovations culturelles et des changements de régime politique : « Le soleil paradis traîne l’enfer planète » (p. 153.). La technique du contraste entre le paradis et l’enfer évoque l’esthétique du rêve selon la vision des romantiques, parce que Hugo considère la terre comme un enfer et le ciel comme un paradis. Dans Les Contemplations, il établit les alliances poétiques entre la beauté et la terreur, le jour et l’ombre, le feu et la cendre, l’aveugle et le voyant ou entre l’esprit et la matière : Comment de tant d’azur tant de terreur s’engendre Comment le jour fait l’ombre et le feu pur la cendre Comment la cécité peut naître du voyant, Comment le ténébreux descend du flamboyant, Comment du monstre esprit naît le monstre matière (p. 439).

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A travers cet énoncé, le contraste est une technique de l’ironie. Hugo critique la violence. Comme d’autres aspects de son écriture, l’ironie est une catégorie de la modernité de Victor Hugo, elle lui permet d’inscrire dans son art poétique les traces de sa singularisation du style et de créer les effets nouveaux. 6. Conclusion Les principaux résultats de notre recherche étant exposés, il convient de conclure que la modernité de Victor Hugo porte sur la singularité du style, l’écriture des ellipses, de la métaphore , de l’ironie et des antithèse. Sur ce point, « Victor Hugo est en tête de ceux qui pensent par images. Ainsi s’ordonne pour lui le monde qui l’environne et où règnent le contraste et l’antithèse. »65. la poétique de l’enchantement et du désenchantement, l’esthétique du sujet introverti et extraverti que Victor Hugo actualise au moyen des antithèses, expriment les catégories de son écriture et une hypothèse de sa modernité. Hugo reste, d’après notre analyse, un visionnaire de la langue, de la liberté poétique, de l’antithèse, de la métaphore. Les traits de sa modernité sont scellés par l’usage des figures de la rhétorique et par les innovations poétiques. Les ellipses et les antithèses forment une structure des invariants dans laquelle on identifie la caractérisation idiolecte et les marqueurs de la subjectivité de l’écrivain. Les ellipses des compléments d’objet soulignent une modernité dans la pratique de l’écriture et une volonté hugolienne de sortir du carcan des règles du classicisme et d’introduire dans le champ littéraire une nouvelle conscience linguistique dans l’emploi des mots. De même, les antithèses composent le paradigme de la singularité hugolienne. Les mots (gouffre, l’ombre, l’azur et la lumière) fonctionnent dans sa poétique comme le point central de la toile d’araignée où l’antithèse connecte plusieurs variantes des modèles poétiques. 7. Références - Aristote, Rhétorique, Paris, Livre de poche, 1991. - Bacry Patrick, Les Figures de style, Paris, Belin, 1992. - Banniard Michel, « Le Style, moteur et bénéficiaire du changement langagier », Langage et société, n°109, 2004/2.

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Les représentations littéraires et cinématographiques du génocide rwandais Germain-Arsène Kadi Université de Bouaké (Côte-d’Ivoire) Résumé/Abstract Le génocide rwandais de 1994 ayant causé la mort de près d’un million de Tutsis a été présenté comme un conflit ethnique opposant la majorité hutue et la minorité tutsie. L’émotion suscitée par la fulgurance des massacres et l’impuissance de la communauté mondiale a depuis lors donné lieu à un important travail de mémoire manifeste aussi bien à travers la littérature et le cinéma. The Rwandan genocide of 1994 successors in title the death of almost a million Tutsis was presented like an ethnic conflict opposing the Hutu majority and the Tutsi minority. The emotion caused by the fulgurance of the massacres and the impotence of the world community since then gave place to an important work of memory expresses as well through the literature and the cinema. Mots-clés/Key words : Génocide, manipulation ethnique, réalité, distanciation/ Genocide, ethnic manupilation, reality, distanciation.

0. Introduction Le génocide rwandais est d’abord un drame de l’image. En effet, d’avril à juillet 1994, les médias internationaux relayent les scènes des hordes de fanatisés se livrant à la traque de Tutsis mais également les images d’horreur de plusieurs cadavres de femmes et d’enfants jonchant les rues, livrés aux chiens errants. Dans le même temps, soucieuses de la protection de leurs différents intérêts et également pour des raisons de politique intérieures, les principales puissances occidentales préfèrent ignorer la réalité de l’exécution du génocide en prétextant la récurrence des violences ethniques en Afrique. La fulgurance des massacres de même que la passivité de la communauté mondiale a donné lieu à de nombreuses études (essais, ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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témoignages, rapports, documentaires, monographies, etc.) s’évertuant à constater les faits, à les analyser, à les rapprocher pour mieux comprendre ce qui a pu se passer au Rwanda. D’autre part, les autorités rwandaises à travers les différentes commémorations officielles rendent hommage aux victimes tutsies préservant ainsi une histoire officielle du génocide. Le projet Fest’Afrika ayant réuni en 1998 au Rwanda, plusieurs écrivains africains dont Véronique Tadjo1 et un cinéaste marque une étape importante d’un travail de mémoire aussi bien littéraire que cinématographique. Il s’agit de témoignage des rescapés rwandais tels Scholastique Mukasonga2, d’une fiction romanesque à l’exemple de l’œuvre Flore Hazoumé3 ou encore la réalisation d’une production hollywoodienne avec George Terry4. Prises entre le "réel" et l’officiel, ces œuvres artistiques présentent une version stylisée de la tragédie rwandaise. Il s’agira donc à travers cet article de montrer les différentes approches de la figuration du génocide dans la littérature et le cinéma et leurs implications. 1. Une ethnicité instrumentalisée Le Rwanda est composé de trois groupes ethniques repartis comme suit avant le génocide de 1994. Les Hutus majoritaires à 89%, les Tutsis représentent 10% et les Twas 1%. Pour Antoine Rutayisiré, « historiquement, ces trois groupes ethniques vivaient ensemble, parlant une même langue et ayant une même culture. Cela défie la définition scientifique d’ « ethnie » et même de tribu.5 » La thèse de l’illusion ethnique a déjà été développée par Jean Rumiya6 et reprise par Colette Braeckman7. Les différentes études s’accordent sur le fait que les catégories Hutu et Tutsi ne désignaient pas une race mais une caste ou une catégorie morale. Dans la tradition rwandaise, l’on pouvait donc selon son travail, sa bravoure « kwihutura » (étymologiquement se dépouiller de sa peau hutu) en d’autres termes passer du statut Hutu à celui de Tutsi. Et inversement. En d’autres termes catégories Hutu et Tutsi ne sont pas figées mais changeantes. C’est d’ailleurs ce qu’atteste l’importante contribution de Semunjaga Josias à l’œuvre collective Dix ans après-réflexions sur le 1

Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, Arles, Actes Sud, 2000, 137p. Scholastique Mukasonga, Inyenzi ou les cafards, Paris, Gallimard, 2006, 165p. 3 Flore Hazoumé, Le crépuscule de l’homme, Abidjan, CEDA, 2002, 199p. 4 Hotel Rwanda, sortie en salle 30 mars 2005. 5 Antoine Rutayisuré, "Rwanda : église et génocide", in Antoine Rutayisiré, Emmanuel Ndikumana, Abel Ndjeraréou, Le tribalisme en Afrique et si on en parlait ?, sous la direction de Daniel Bourdanné, Abidjan, Presses Bibliques Africaines, p 11. 6 Le Rwanda sous mandat belge, Paris, L’Harmattan, 1992, 249p. 7 Rwanda, histoire d’un génocide, Paris, Fayard, 1994, 341p. 2

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génocide rwandais.8 Après avoir rappelé l’origine sociologique des groupes Hutu, Tutsi et Twa, l’universitaire souligne : (Il) existait des passerelles entre les différents groupes. Des Hutu enrichis de vaches devenaient des Tutsi et des Tutsi appauvris devenaient des Hutu. De plus ces groupes sont exogamiques. Ce qui exclue le caractère racial que certains donnent actuellement à ces catégories9. Ce sont les résultats des premières études ethnologiques conduites par les missionnaires et les l’administration coloniale allemande qui jettent les prémisses de la différenciation raciale. Ces allusions sont couronnées plus tard par le colonisateur belge qui en introduisant la notion de l’ethnie dans l’identification de la population rwandaise dans les années 1930 crée des clivages ethniques (Tutsi, Hutu, Twa) qui n’en sont pas véritablement. La manipulation ethnique est très perceptible dans les œuvres littéraires inspirées de la tragédie rwandaise. Dans L’ombre d’Imana, Véronique Tadjo après la visite de quelques mémoriaux, est horrifiée par des scènes au-delà de l’entendement humain. Elle interroge la tradition rwandaise dans l’espoir de retrouver des éléments de l’altérité conflictuelle entre Hutu et Tutsi. Or l’écrivain à travers les témoignages, constate que les fondements culturels d’une telle altérité sont loin d’être établies. Elle souligne en revanche des traits de l’identité culturelle rwandaise avant l’abolition de la royauté par le pouvoir colonial : La même foi en un Dieu suprême, Imana. Un roi unique, le mwami, mi-homme, mi dieu. Les mêmes coutumes. La même langue, le kinyarwanda. Les éléments fondamentaux : Dieu, la femme, la vache. Et aussi, la nature et les guerriers. Puissance de la reine mère10. Le récit de Véronique Tadjo insiste sur une communauté de langue et de pratiques culturelles, caractéristiques admises par les anthropologues dans la définition de l’ethnie11 afin de démontrer la vacuité dans la représentation 8

Rangira Béatrice Gallimore, Chantal Kalisa, Dix ans après-réflexions sur le génocide rwandais, Paris, L’Harmattan, 2005, 288p 9 Josias Semujanga, Rwanda. "Des récits coloniaux aux mots du génocide", Dix ans aprèsréflexions sur le génocide rwandais, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 32. 10 Véronique Tadjo, L’ombre d’Imana, Arles, Actes Sud, 2000, p. 29. 11 Jean-Loup Anselle, Elikia M’bokolo, Au cœur de l’ethnie, Ethnie tribalisme et Etat en Afrique, La Découverte, 2005, 252p.

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des groupes Hutu et Tutsi. Un argument qu’on retrouve également dans le roman de sa compatriote Flore Hazoumé. Dans Le Crépuscule de l’homme, le narrateur décrit des scènes d’une violence extrême, des viols et des massacres entre les communautés entre Tsatu (Tutsi) et Sutu (Hutu), les deux principales ethnies de la République de Bunjalaba. Dans les premières pages du texte, il fait pourtant la précision suivante : Les deux ethnies qui composaient la population du pays étaient aussi différentes et identiques que deux frères. Même langue, même religion, mêmes croyances. Physiquement, il était évident qu’elles sortaient du même moule : taille haute, membres longs, articulation fine12. Tout comme le récit de voyage de Véronique Tadjo, le roman de Flore Hazoumé accentue les similitudes entre Hutu et Tutsi afin de mieux ressortir le paradoxe quant à la pertinence de la notion sociologique dans la caractérisation entre Hutu et Tutsi. Dans cette logique, c’est le film de Terry George Hôtel Rwanda13 inspiré de la vie de Paul Rusesabagina14, Hutu, gérant d’hôtel à Kigali qui aurait réussi au péril de sa vie à sauver plusieurs centaines de réfugiés hutus et Tutsis lors du génocide de 1994, qui est le plus révélateur. En choisissant de diffuser en préambule, la voix d’un speaker de la radio hutue RTLM appelant aux meurtres des Tutsis, complices selon les extrémistes Hutu, de la rébellion du FPR, le réalisateur restitue la propagande préalable à l’extermination de la minorité tutsie. Pourtant le décor s’ouvre sur l’image de la convivialité entre le personnage de Paul Rusesabagina, d’origine hutue et de son collaborateur Dube, qui lui est Tutsi. C’est que dans le film, la différenciation ethnique est bien plus une réalité politique que sociale. Rien dans les pratiques culturelles et la vie quotidienne ne permet de distinguer les deux communautés. Une situation qui suscite la confusion chez l’un des correspondants de la presse occidentale arrivé au Rwanda. Ce dernier s’informe alors auprès d’un journaliste rwandais sur la différence entre Hutu et Tutsi. Pour Bénédicte, spécialiste rwandais, cette différence supposée ne repose pas sur des données culturelles spécifiques mais sur des stéréotypes, diffusés par le colonisateur belge et fondés sur des traits naturels comme la physionomie :

12

Flore Hazoumé, Le crépuscule de l’homme, Abidjan, CEDA, 2002, p. 16. Film réalisé par George Terry, sortie en salle en 30 mars 2005. 14 Un homme ordinaire, Buchet-Chastel, 2007, 180p. 13

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Selon les Belges qui nous ont colonisés, les Tutsis sont les plus grands et plus élégants. Ce sont les Belges qui ont créé la division entre nous, en faisant de la sélection en choisissant ceux qui avaient un teint clair, un nez fin, ils mesuraient même le nez. Un argument peu scientifique qui ne semble pas convaincre le journaliste qui décide sur- le-champ d’en vérifier la pertinence auprès de deux clientes rwandaises attablées au bar de l’hôtel Mille Collines. La première jeune dame lui révèle son origine tutsie. Le journaliste demande naturellement à la seconde si elle est également Tutsi, vue la proximité et les traits de ressemblance entre les deux dames. Cette dernière lui avoue pourtant sans enthousiasme son appartenance au groupe hutu. Une révélation qui en rajoute à la confusion de l’infortuné qui d’un air perplexe s’en remet à son collègue rwandais : « ce sont les mêmes ! » Hôtel Rwanda établit l’inexistence de fondements sociologiques de l’altérité ethnique des groupes hutu et tutsi. Dans le film de Terry George, cette différence ne repose que sur la production de stéréotypes. Elle se fonde sur ce que Daniel-Henri Pageaux a appelé « la confusion entre l’attribut et l’essentiel 15». La communication stéréotypée rend en effet possible l’extrapolation du particulier au général, du singulier au collectif. C’est ainsi que les premiers ethnologues ayant observé la stature des chefs tutsis (grade taille, nez allongé, teint clair, cheveux bouclés) en déduisent les caractéristiques de l’archétype du groupe ethnique tutsi. Les Hutus sont alors ceux qui présentent ces traits opposés (teint noir, petite taille). La standardisation du stéréotype de la distinction par la physionomie est une mesure politique du pouvoir colonial dont le but est de diviser la population rwandaise pour mieux asseoir sa domination politique et économique. Pour ce faire l’administration coloniale s’appuie sur la minorité tutsie, perçue alors dans l’imaginaire collectif hutu comme la responsable de l’exploitation coloniale. Plutôt que d’une véritable opposition ethnique, le film met en lumière l’exploitation du ressentiment du passif colonial par le pouvoir hutu issu de l’élection de 1961. 2. La minorité tutsie sous le pouvoir hutu : une altérité déshumanisée La victoire du mouvement pour l’émancipation hutue (Parmehutu) en 1961 et l’indépendance du pays une année plus tard sont marquées par une 15

Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, Paris, Armand Colin, 1994, p. 62.

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flambée de violence contre la minorité tutsie chassée du pouvoir et contrainte à l’exil. Soucieuse de laver l’affront subi pendant la domination coloniale, la majorité hutue confine les Tutsis dans un statut de citoyen de seconde zone. C’est le témoignage de Scholastique Mukasonga qui restitue le mieux la représentation de la minorité tutsie telle que véhiculée par l’idéologie raciste du pouvoir hutu. Sa "prise d’écriture16" met d’abord en lumière une page occultée de l’histoire rwandaise : la déportation en 1960 d’une partie de la population à Gitwe dans le Bugesera, une zone réputée inhospitalière en raison d’une végétation infestée de fauves. C’est le début d’un processus de dépersonnalisation, d’animalisation de la minorité Tutsi, « un des signes avant-coureurs de la tragédie rwandaise17. » Les déplacés qualifiés d’inyenzi, de cafards, d’êtres indésirables sont de fait devenues des intouchables, des parias. Ils sont confinés à une existence antédiluvienne, habitant des huttes infestées de punaises et de fourmis et confrontés à la famine et à l’absence d’eau. Une marginalisation qui selon l’écrivain loin de plonger les exilés de l’intérieur dans le défaitisme, « fut le ciment d’une solidarité bien plus forte que n’en avait jamais établie une prétendue conscience ethnique18. » Les réfugiés pallient ainsi l’absence de l’Etat par une organisation interne et la réalisation d’une école primaire avec l’aide de l’église. Une entreprise de restitution d’une dignité bafouée à laquelle le pouvoir hutu réagit par la militarisation des territoires d’accueil des réfugiés tutsis. Les militaires du camp Gako étaient là pour nous rappeler constamment qui nous étions : des serpents, des inyenzi, ces cancrelats qui n’avaient rien d’humain avec lesquels il faudrait bien en finir un jour. En attendant la terreur était systématiquement organisée19. C’est ainsi que les militaires hutus sous le prétexte d’entrainement patrouillent sans cesse afin de plonger la population dans la psychose. La brutalité n’épargne pas non plus les rustiques habitations bâties par les Tutsis. Parfois les habitants sont retenus dans leurs maisons sans motifs précis et leurs enfants privés d’école. Scholastique Mukasonga livre sous ce chapitre ses souvenirs d’élève apeurée par le trajet menant à l’école de Nyamata. Un traumatisme causé par la hantise des viols et surtout des grenades lancées par les militaires hutus en 16

Véronique Bonnet, "La « prise d’écriture » de Rwandaises rescapées du génocide", Notre Librairie, n° 157 janvier-mars 2005, p. 76-81. 17 Boniface Mongo Mboussa, postface de Inyenzi ou les cafards, p. 162. 18 Scholastique Mukasonga, ibid, p. 23. 19 Ibid, p. 63.

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direction des élèves se réfugiant dans la brousse à la vue des camions militaires. Et de conclure : « Sur la route de Nyamata, les militaires ne commettaient jamais de bavures puisqu’elle n’était empruntée que par des Tutsi20. » Dans le témoignage de Scholastique Mukasonga, le pouvoir hutu se manifeste par un processus de négation de la dignité humaine de la minorité tutsie. Une animalisation symbolisée par la légitimation, voire la banalisation de la violence à l’égard du Tutsi. Dans Inyenzi ou les cafards, la violence des premières années du pouvoir hutu est un prélude aux massacres de 1994. 3. Un crime minutieusement planifié Les massacres d’avril 1994 sont loin d’être spontanés. Mais les combats ayant opposé l’armée rwandaise au FPR en octobre 1990 ont fortement ébranlé le pouvoir hutu et conduit à une exacerbation de la tension marquée par la recrudescence des assassinats politiques et les massacres contre la minorité tutsie entre 1990 et 1993. A ce propos, Colette Braeckman et Josias Semunjanga notent entre autres indices du caractère programmé des événements qui se dérouleront quelques mois plus tard, la création en 1993 de la RTLM, la radio des extrémistes hutus, la formation des milices hutues, l’importation massive d’armes de guerre et d’armes blanches (machettes), la constitution à partir des registres de l’administration de listes des « ennemis » à abattre, etc. Autant de faits qu’on retrouve dans les œuvres artistiques inspirées du génocide. Dans le film de George Terry, le récit du speaker de la RTLM est sans équivoque : « Quand on me demande chers auditeurs pourquoi je hais les Tutsis, je réponds : lisez notre histoire. Quand les Belges nous colonisaient, les Tutsis étaient de leur côté, ils nous ont volé nos terres, ils nous ont humilié. Aujourd’hui ces rebelles tutsis sont de retour. Ce sont des cafards, ce sont des meurtriers. Le Rwanda est un territoire hutu. Nous sommes majoritaires. Les Tutsis sont une minorité de traites et d’envahisseurs. Nous écraserons ces parasites qui veulent nous envahir. On réglera son compte au FPR. Vous êtes à l’écoute de la RTLM. Soyez vigilants, surveillez vos voisins ». Le journaliste hutu attise la haine contre la minorité tutsie par la manipulation. D’abord il exhume le ressentiment du passif colonial à travers 20

Ibid

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le cliché de l’exploiteur tutsi complice du colon belge et rappelle ainsi à la majorité hutue qui l’aurait sans doute oublié la nécessité d’infliger une punition collective aux Tutsis. L’identification voire la réduction de la minorité tutsie à la rébellion du FPR entraine de fait une assimilation de l’ensemble des Tutsis au FPR. D’où la vulgarisation du stéréotype du tutsi meurtrier contre qui doit se défendre le Hutu. L’appel au meurtre s’inscrit alors dans une logique de légitime défense. Pire en assimilant les Tutsis aux cafards, le message de la RTLM véhicule l’image de l’animalisation du Tutsi et insidieusement l’idée de l’impunité. La mort d’un cafard, d’un Tutsi s’avérant utile, nécessaire pour le bien de la communauté hutue. En appelant à surveiller les voisins, le journaliste prépare déjà les esprits à une proximité dans les assassinats. Dans Le jour le plus long21, l’on entend le signal radio de la résistance française alors que l’écran est encore noir. Un choix de la réalisation qui témoigne de l’importance de la résistance dans le processus de libération de la France occupée. Une approche scénaristique également utilisée dans Hotel Rwanda. La voix du journaliste de RTLM se fait entendre quand l’écran est encore noir pour situer d’emblée la responsabilité de la RTLM dans la tragédie rwandaise. Un outil de propagande d’une extrême importance pour le pouvoir hutu de l’époque à en croire Jean-Pierre Chrétien : Le lien de la RTLM avec le pouvoir n’est pas qu’idéologique et financier. Il fonctionne également sur le plan technique par des liaisons entre la chaine dite libre et l’office Radio Rwanda. Le réseau d’émission de cette dernière permet à la RTLM d’étendre son aire de diffusion sur tout le pays (…) Par ailleurs, les studios situés juste en face du palais présidentiel possèdent une ligne électrique directe leur permettant de pouvoir bénéficier des générateurs présidentiels en cas de délestage, et même, selon toute vraisemblance, d’utiliser le réseau électrique sans bourse déliée22. Avec l’épisode de la RTLM, le réalisateur restitue le fondement de la propagande hutue : les Hutus et les Tutsis sont deux races en guerre. La survie de la majorité hutue étant nécessairement liée à l’extermination de la minorité tutsie. Dans cette restitution de l’atmosphère précédant l’assassinat du président Habyarimana et donc le déclenchement des massacres, le film rappelle deux signes avant-coureurs du génocide. D’abord l’importation 21

Le jour le plus long. Film américain sur la libération de la France sorti en 1962. Adaptation du livre de Cornelius Ryan (Le jour le plus long, 1959). 22 Jean-Pierre Chrétien, Rwanda les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, p. 70.

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massive d’armes notamment des machettes. A ce sujet, le réalisateur use du pouvoir de suggestion du cinéma. En effet, c’est seulement à cause de la maladresse d’un employé du personnage de George Rutaganda incarné par Hakeem Kae-Kazim, qui renverse le contenu d’une caisse interdite d’usage que Paul Rusesabagina et son collaborateur découvrent l’ampleur d’un véritable trafic de machettes. L’entreprise de distribution de denrées alimentaires et d’alcool de George Rutaganda se présente dans Hotel Rwanda comme une société écran utilisée par l’élite hutue et le pouvoir politique dans le trafic d’armes destinées à l’exécution du génocide. A ce sujet, le gros plan fait par le réalisateur sur le bureau du patron est loin d’être innocent. La photo encadrée de George Rutaganda aux côtés du président Juvénal Habyarimana traduit la proximité entre l’exécutif rwandais et les milices interhamwe. C’est également le sens de certains choix effectués par le réalisateur comme les parades importantes, sorte de démonstration de force des milices en début du film. En illustrant avec force détails le défilé des milices interhamwe brandissant des armes, dressant des barrages à l’intérieur de la ville de Kigali, procédant à des contrôles au faciès, George Terry choisit de mettre en évidence la faillite des institutions républicaines rwandaises noyautées par des forces extrémistes. L’autre indice de la préparation du génocide révélé par Thomas le beau-frère de Paul Rusesabagina est l’établissement de listes et l’existence d’un code du déclenchement du génocide par les milices interhamwe. « Coupez les grands arbres ». La nuit même de l’assassinat du président rwandais, dans une ville de Kigali plongée dans le noir suite à une interruption générale d’électricité, les convois militaires appellent les populations à rester chez elles. Et le lendemain alors que l’électricité n’est pas encore rétablie, la RTLM diffuse le message suivant : « Ecoutez moi braves peuples du Rwanda : une nouvelle, terrible nouvelle : notre président a été assassiné par ces cafards immondes de Tutsis. Ils l’ont manipulé pour qu’il signe cet accord de paix ridicule. Ensuite ils ont abattu son avion. Il est temps de faire le ménage chez vous Hutus du Rwanda. Nous devons couper les grands arbres. Coupez les grands arbres maintenant ! Il est temps de faire notre devoir de braves Hutus. Dressez des barrages routiers, trouvez ces traitres, déployez-vous pour que ces cafards ne nous échappent plus ». Les événements se mettent en place selon une synchronisation très bien élaborée et dont Thomas avait été informé par son collaborateur également interhamwe. Au-delà de la substance du message de la RTLM

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prônant l’extermination de la minorité tutsie accusée d’être à l’origine de l’attentat ayant coûté la vie au président hutu Juvénal Habyarimana, c’est l’instant choisi par le réalisateur d’Hotel Rwanda qui est bien plus révélateur. Le film se focalise sur l’interruption de l’électricité dans la ville de Kigali. Sur le trajet de retour Paul peut déjà observer l’épaisseur de la nuit ponctuée de scènes apocalyptiques d’habitations en flamme. La tentative sans résultat du personnage principal de mettre en marche l’interrupteur de sa résidence qui permet de réitérer l’image de la coupure du courant à Kigali procède aussi d’un choix scénique fort judicieux lorsqu’elle est mise en relation avec la diffusion du message de la RTLM. En effet, c’est au moyen d’un petit transistor à piles que Paul et les réfugiés tutsis parviennent à capter le message la radio hutue qui continue d’émettre malgré l’interruption de l’électricité pour ainsi corroborer la thèse de Jean-Pierre Chrétien. Aussi avec la multiplication des scènes d’écoute du transistor à piles (chez Paul, dans la cuisine de l’hôtel Mille collines, sur les barrages tenus par les miliciens, etc.) George Terry rappelle une pratique culturelle rwandaise : celle de suivre les informations, l’oreille collés à un petit transistor. Le film suggère ainsi l’importance de la RTLM dans la tragédie rwandaise et rappelle une étape très peu évoquée des préparatifs du génocide : l’importation massive de Chine de piles et de transistors bon marché et leur distribution aux miliciens afin de servir de relais avec la RTLM. Dans la représentation de la planification du génocide qui couvre les 20 premières minutes du film, le téléspectateur découvre la dimension euphémique du scénario. Le réalisateur opte délibérément pour l’art de la suggestion et évite de heurter. Un choix qui, contrairement à l’analyse d’Olivier Barlet23, n’altère en aucune façon la signification politique du film qui récuse la thèse ethnique et met en avant la prédétermination des massacres. Une orientation esthétique qu’on retrouve également dans L’ombre d’Imana de Véronique Tadjo. Même si le texte n’abonde pas de témoignages sur la préparation des massacres, l’auteur prend le soin dans les ultimes pages de son texte de citer le « Hutu power : les dix commandements des Bahutus24 » et fait à ses lecteurs cette précision non moins importante : « Publié dans le journal des extrémistes pro-Hutus Kangura, le 10 décembre 199025. » C’est en effet, le journal Kangura qui diffuse l’idéologie raciste conditionnant les esprits au meurtre avant que la RTLM ne prenne le relais en 1993. Le message de L’ombre d’Imana est sans équivoque : le génocide

23

Olivier Barlet, "Hotel Rwanda de George Terry", Africultures du 04 avril 2005. Véronique Tadjo, op. cit, p. 133-134. 25 Ibid, p. 133. 24

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de 1994 est une entreprise préparée de longue date. C’est d’ailleurs ce qu’affirme l’écrivain à l’issue de ses deux séjours au Rwanda : Les gens pensent que le génocide a commencé en 1993 ou 1994. Ils ignorent que celui-ci a été préparé. L’histoire récente du Rwanda est jalonnée de massacres qui ont poussé beaucoup de Tutsis à l’étranger. (…) Tous ces pogroms impunis ont encouragé les "génocidaires en herbe" à mettre à exécution la "solution finale", des massacres généralisés à grande échelle après l’attaque de l’avion du président Habyarimana26. Le caractère pudique voire la dissimulation du film de George Terry qui tranche avec le souci de la reconstitution des faits, les scènes de cruauté de la plupart des feuilletons27 inspirés du génocide, ainsi que la prudence observée dans le roman de Véronique Tadjo illustrent toute la complexité de la représentation d’une tragédie d’une ampleur inégalée comme le génocide de 1994. 4. La mise en scène du génocide 4.1. L’art et l’histoire officielle : convergences et ruptures Dans un article consacré à la commémoration du génocide rwandais, Claudine Vidal écrit : La commémoration figure le désastre en construisant l’histoire officielle qui tend à interdire, supplanter, refouler selon les situations une connaissance libre et plurielle de ce qui s’est passé. C’est pourquoi la mémorisation ritualisée par la commémoration publique est sélective. Elle ne retient que certaines victimes, ou les hiérarchise, ce qui revient à symboliquement exercer une violence supplémentaire à l’égard des victimes exclues ou marginalisées28.

26

"La vie est plus forte que la mort", Interview de Véronique Tadjo par Florence Dini, Amina, novembre 2000. 27 100 days de Nick Hughes (Grande-Bretagne), Gardien de la mémoire, Eric Kabera (Rwanda), Sometimes in april de Paul Peck (Haïti), Shooting Dogs de Michael Carton Jones (USA). 28 Claudine Vidal, « La commémoration du génocide au Rwanda », Cahiers d'études africaines, 175 2004. En ligne, URL : http://etudesafricaines.revues.org/index4737.html. Consulté le 24 août 2009.

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Et les cérémonies organisées au Rwanda ne semblent pas déroger à la règle d’un traitement partial de l’histoire. Selon la sociologue, loin de s’inscrire dans une logique de compréhension du drame afin d’en tirer les conséquences et favoriser la réconciliation, les cérémonies officielles telles les exhumations forcées des corps et les enterrements collectifs ravivent la douleur des survivants. De plus le discours ne laisse place à aucune compassion pour les victimes hutues, favorisant ainsi la confusion entre Hutu et interhamwe. Claudine Vidal rappelle à ce propos le massacre le 22 avril 1995 par l’armée patriotique rwandaise de plusieurs milliers de personnes en majorité des femmes et des enfants dans un camp de refugiés à Kibehio au sud-ouest du Rwanda. Puis d’indiquer qu’à l’occasion de la commémoration du génocide quelques mois plus tard à Kibehio : Le président (Kagamé) n’eut qu’un mot sur leur sort : il s’agissait de tueurs et non de victimes innocentes comme l’avait prétendu la communauté internationale. C’était refuser le statut de victime à tout Hutu, quand bien même il n’aurait aucunement participé au génocide. La logique ethniste restait vivace au cœur du discours officiel : tout Hutu est suspect puisque son ethnie s’est rendue coupable du génocide29. La plupart des œuvres artistiques (en particulier les films et les œuvres littéraires) sur le génocide se trouvent face à un dilemme : La réitération de la brutalité du pogrom tutsi, la « représentation spectaculaire30 » du génocide dans la logique des cérémonies officielles ou encore une lecture plurielle du drame, une mise à distance soucieuse d’éviter de raviver les douleurs encore trop vives. Shooting Dogs31 s’inscrit dans cette convergence entre l’art et l’idéologie officielle. Dans ce film, la scène se déroule à Kigali en avril 1994. Le mandat des forces de l’ONU ne leur permet pas de défendre la minorité tutsie contre les massacres des milices hutues. Les casques bleus tirent en revanche sur les chiens dévorant les cadavres qui gisent dans les trottoirs. Le film est basé sur un fait réel : le massacre de plusieurs centaines de Tutsis à l’école polytechnique de Kigali, une ancienne base de l’ONU. Le scénario a été tourné à Kigali sur les lieux des massacres avec la participation des survivants dans un souci de reconstitution historique. Un

29

Claudine Vidal, op.cit. Ibid. 31 Film britannique réalisé par Michael Caton-Jones. Sortie 2005. 30

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choix cinématographique salué par les victimes du génocide ainsi que le pouvoir politique rwandais32. Contrairement au film de Michel Caton-Jones, L’ombre d’Imana de Véronique Tadjo subvertit la mémorisation officielle du génocide rwandais. L’écrivain a été pourtant particulièrement marqué par les images d’horreurs du génocide diffusées par les médias si bien qu’un chapitre de son roman Champs de bataille et d’amour33 écrit avant la résidence d’écriture de 1998 est consacré au Rwanda. Dans L’ombre d’Imana rédigé à l’issue de deux séjours au Rwanda, l’écrivain rend compte succinctement de l’horreur du génocide, recueille le témoignage des survivants du drame. Mais son récit est pudique. C’est le 15 avril 1994 de 7h30 du matin à 14 heures que le massacre s’est déroulé à Nyamata. Plusieurs milliers de personnes avaient trouvé refuge dans l’église et ses annexes. Des gens occupaient aussi le bureau du prêtre et les locaux administratifs. Beaucoup dormaient à la belle étoile dans la cour, serrés les uns contre les autres. Non loin de la, certains s’installèrent dans une maternité parmi les femmes enceintes et les nouveau-nés. Les autorités avaient demandé à la population de se regrouper : "Rassembler dans les églises et dans les lieux publics, on va vous protéger34. Véronique Tadjo évoque ici le drame de Nyamata où plusieurs dizaines de milliers de Tutsis ont été massacrés, "piégés" par les autorités rwandaises, puis livrés à la folie des milices hutues. Les scènes de cruauté sont sommairement évoquées pour respecter la douleur des victimes et mettre l’accent sur le combat des survivants du génocide. Le mémorial de Nyamata dans lequel les autorités rwandaises ont exposé les ossements des victimes est qualifié de « la mort mise à nu, exposée à l’état brut ». Par l’usage du mythe traditionnel africain, l’écrivain décrit la colère d’un mort privé de sépulture, et à l’instar du devin de son œuvre, s’insurge contre la récupération politicienne du génocide par les autorités rwandaises : « Il faut à présent enterrer les morts selon les rites, enterrer leurs corps séchés, leurs ossements qui vieillissent à l’air libre, pour ne garder d’eux que la mémoire 32

Dans son article, "Shooting dogs, un autre film pour dire l’horreur du génocide rwandais" publié sur afrik.com le jeudi 6 avril 2006, Fabienne Pinel écrit qu’à l’issue de la projection du film au stade Amahoro de Kigali haut lieu de massacres de milliers de Tutsis, le président Paul Kagamé déclare : « Shooting Dogs fait partie de la mémoire du génocide rwandais. » 33 Abidjan-Paris, NEI-Présence Africaine, 1999, 175p. 34 Véronique Tadjo, op.cit, p. 23.

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rehaussée de respect » 35. Par ailleurs, l’auteur au cours de son second voyage a pris le soin de visiter les prisons surpeuplées et d’assister au jugement de Hutus accusés de génocide. Elle a ainsi pu recueillir la confession de Froduard, un jeune paysan devenu meurtrier. Un témoignage très circonstancié du drame rwandais et une tentative d’explication de la fulgurance des massacres : la manipulation des populations hutues pressées de tuer tous les Tutsis et les opposants politiques accusés de complicité avec le FPR. Dans les meetings, les conseillers disaient : ou bien vous les tuer ou bien c’est vous qui serez tués. (…) A la radio on entendait que la tombe n’était pas remplie et qu’il fallait aider à la remplir. Ils nous disaient : si tu n’es pas sur que c’est un Tutsi, tu n’as qu’à regarder la taille de la personne, sa physionomie, tu n’as qu’à regarder son petit nez fin et le casser. Pour finir prenez vos machettes, prenez vos lances, faites-vous épauler par vos soldats. Les agents du FPR, exterminez-les parce qu’ils sont maudits… 36. Outre le rappel des stéréotypes de la propagande du pouvoir hutu, Véronique Tadjo explore la psychologie d’un exécutant du génocide qui apparaît dans le texte, dans une certaine proportion, comme une victime des commanditaires du génocide. En effet l’élite hutue et les principaux responsables des milices interhamwe parviendront à fuir le pays en ruine avant même la prise du pouvoir du FPR, laissant les exécutants et les populations hutues à leur sort. Preuve de cette tension entre le FPR et les Hutus globalement suspectés de génocide, le massacre des refugiés hutus dans le camp de déplacés de Kibehio au sud-ouest du Rwanda. Quand l’attaque prit fin, les observateurs qui arrivèrent plus tard dénombrèrent entre cinq mille et huit mille morts et des centaines blessés. (…) Après le carnage de Kibehio, dans la région quelque deux cent mille Hutus furent forcés de rentrer chez eux. L’Histoire faisait marche arrière. Les bourreaux devenaient les victimes, les victimes bourreaux 37.

35

Véronique Tadjo, Ibid, p. 57. Ibid, pp. 123-124. 37 Véronique Tadjo, Ibid, pp. 135-136. 36

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La narration de Véronique Tadjo sans nier la réalité du génocide Tutsi, atteste de l’existence de victimes hutus ramant ainsi à contre-courant de l’histoire officielle marquée par la réduction des Hutus aux génocidaires. Un moment fort de l’écriture car comme en convient Véronique Bonnet, « délicat est le discours sur la partie du peuple rwandais parfois considérée comme globalement coupable : les Hutus » 38. L’émotion du génocide n’entraine donc pas chez véronique Tadjo la production d’un discours compassionnel, militant de la cause tutsie. Son œuvre se veut pédagogique : comprendre les mécanismes du génocide afin de conjurer de tels drames. Une motivation plus problématique dans le cadre de la production cinématographique. 4.2. Réalité, distanciation et logique mercantile Pour Paul Rusesabagina, la personnalité rwandaise ayant inspiré Hotel Rwanda, Le film retrace « à 90 % la réalité de ce qui s’est passé. » D’où la suspicion ayant entouré la production accusée de tronquer la réalité du génocide. C’est que dans la description du déroulement du génocide, les techniques de distanciation prennent le pas sur la réalité pour à priori éviter d’exposer la cruauté du génocide que Claudine Vidal qualifie de « voyeurisme de cadavres ». Le scénario de George se fonde ainsi sur trois procédés dramatiques et scéniques de contournement des obstacles de la mise en scène de la guerre : l’évitement, la fragmentation et la réfraction39 Le procédé d’évitement le plus frappant est le récit. Plutôt que de présenter des scènes pouvant heurter la sensibilité du spectateur, le scénariste fait le choix d’un récit qui n’est pas extérieur à l’action mais qui se substitue à l’action en mots. C’est ainsi qu’au lieu de montrer des scènes d’extermination d’enfants tutsis, innocentes victimes d’un conflit qu’ils subissent du fait de leur prétendue appartenance ethnique, le réalisateur choisit le récit différé. Pat Artcher, employée de la croix rouge de Kigali, ayant réussit à sauver quelques enfants tutsis raconte à Paul et son épouse le massacre de plusieurs dizaines d’autres enfants par les milices interhamwe. Un récit d’une intensité dramatique. Le réalisateur restitue l’émotion de l’humanitaire contrainte par les miliciens hutus à assister aux massacres des enfants tutsis. Bien que familier des situations extrêmes, le personnage ne peut retenir ses larmes devant la cruauté des bourreaux et l’incroyable objectif poursuivi par les miliciens hutus : « Ils sont en train de tuer tous les enfants tutsis Paul. Ils font ça pour que la race s’éteigne ».

38 39

Véronique Bonnet, op.cit, p. 80. Marie-Odile Thiroin, « La guerre et sa représentation », Bulletin de littérature générale et comparée, n°27, automne 2001, p. 20.

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La saisie de l’exhaustivité des massacres étant impossible dans le cadre du cinéma et surtout particulièrement douloureuse pour les survivants du drame, le réalisateur a recours à la fragmentation. Ces fragments du déroulement du génocide se présentent sous formes de séquences furtives (les images du caméraman Vakdich, les habitations en feu, des corps gisant au bord des routes, les femmes nues terrorisées regroupées dans le magasin de George Rutaganda, le même entrepôt remplis d’appareils électroménagers, etc.). Cette représentation disséminée, discrète, n’affecte pas moins le message du film de George Terry : la spoliation des Tutsis, les incendies de leurs habitations, le recours aux viols collectifs, les massacres aveugles indiquent que le génocide de 1994, relève d’une « cruauté délibérée40 ». En témoigne l’image de miliciens exultant aux barrages devant l’agonie des suppliciés. La réfraction est le troisième procédé utilisé par le réalisateur d’Hotel Rwanda. C’est un ensemble de techniques visant à suggérer indirectement une réalité absente de la scène ou à lui substituer un équivalent d’un autre ordre. C’est une technique habilement utilisée par George Terry pour évoquer l’attitude de la communauté internationale et particulièrement des Occidentaux pendant le génocide. Les Nations Unies et le Conseil de Sécurité n’ont jamais su évaluer à sa juste proportion l’ampleur du drame qui se nouait au Rwanda, si bien que le commandant des casques bleus de l’époque ne parvint jamais à réunir les troupes et le matériel nécessaires à la réussite de sa mission. Mais c’est l’assassinat le 7 avril 1994 du premier ministre du Rwanda et des dix casques bleus belges affectés à sa sécurité, qui marque un tournant dans l’action des Nations Unies pendant le génocide : le retrait du contingent belge et la réduction drastique des soldats de la paix laissant ainsi libre cours aux tueurs hutus. Une situation symbolisée dans le film de George Terry par la scène d’interhamwe jetant au colonel Oliver, le commandant des forces de l’ONU, un casque bleu taché de sang tandis que les miliciens à bord d’un véhicule exhibent dans un geste de défiance d’autres casques appartenant aux soldats de l’ONU. Autre scène aussi représentée par la réfraction, la tentative d’évacuation des réfugiés de l’hôtel Mille collines par l’armée rwandaise et l’appel à l’aide de Paul Rusesabagina à Tilens, responsable de la compagnie Sabena et propriétaire de l’hôtel. La conversation entre l’opérateur économique belge (Jean Reno) et Paul Rusesabagina est sans équivoque : « "Mais comment voulez-vous que je vous aide ? On a épuisé tous les 40

Claudine Vidal, « Le génocide des Rwandais tutsi : cruauté délibérée et logique de haine », François Héritier (éds), De la violence, t. 1, Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 325-366.

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recours". (Tilens) "Téléphonez aux Français, ce sont eux qui fournissent l’armée hutue" (Paul) ». Quelques instants après le départ des militaires rwandais, le Belge révèle à son interlocuteur resté en ligne et surpris de la célérité du retrait : « J’ai contacté le bureau du président (français) ». Le recours à la suggestion réfractive dans les deux cas permet à George Terry d’éviter le pathos du génocide et d’interroger la responsabilité des Belges et des Français dans la tragédie rwandaise. Les responsables belges ont reconnu leurs erreurs au cours du génocide de 1994 et présenté leurs excuses, contrairement aux autorités françaises. Les différents gouvernements français nient toute relation avec les génocidaires de l’époque et refusent de présenter des excuses publiques, estimant au contraire, avoir sauvé des vies lors de l’opération Turquoise. D’où l’importance de cette scène qui suggère les rapports étroits entre la présidence française et l’armée rwandaise41. Un fait par ailleurs historiquement attesté. Ce sont en réalité les autorités politiques françaises qui ordonneront à l’armée rwandaise de protéger l’hôtel Mille collines non pas pour faire cesser les massacres mais restaurer dans l’opinion publique française et l’internationale l’image du gouvernement intérimaire rwandais notoirement soutenu par Paris et en passe d’être accusé de crimes contre l’humanité : A Paris, on se déclare impuissant face aux tueries en cours. Mais on ne conteste pas que le patron de la cellule africaine de l’Elysée, Bruno Delaye, ait réussit à… faire intervenir personnellement le chef d’Etatmajor des forces armées rwandaises pour qu’il empêche les miliciens hutu de massacrer les personnalités réfugiés à l’hôtel des milles collines42. George Terry relance donc la problématique de la responsabilité des autorités françaises qui auraient pu arrêter les tueries en cours si elles en avaient la volonté politique. Une critique qui n’épargne pas non plus la plupart des puissances occidentales. Pour preuve l’image surréaliste de l’évacuation des Occidentaux par les forces étrangères, et les Tutsis livrés à la folie des miliciens hutus qui rappelle l’exfiltration des Occidentaux par plusieurs centaines de militaires d’élite français, belges, italiens et américains. Une décision aux conséquences désastreuses car comme le 41

Le documentaire Tuez-les tous Rwanda : histoire d’un génocide "sans importance" de Raphael Glucksman, David Hazan et Pierre Mezerette (2004) est d’ailleurs très explicite sur la question. 42 Alain Frilet, Libération du 15 mai 1994 cité par Presseafrique du 06 avril 2005.

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relève Colette Braeckman, « Si elles avaient joint leurs efforts à ceux de la Minuar, ces troupes occidentales auraient sans doute pu enrayer les massacres à Kigali, faire taire la radio extrémiste, imposer le cessez-lefeu »43. En dépit des procédés de distanciation, le scénario qui se veut une peinture exacte des faits du génocide établit deux réalités du drame rwandais : la responsabilité des milices hutues et des militaires dans l’exécution du génocide ainsi que l’échec de la communauté internationale, pour mieux faire ressortir le courage de Paul Rusesabagina qui réussira à préserver la vie des réfugiés tutsis de l’hôtel. Une attitude chevaleresque sujette à caution : Le plus grand mensonge du film et de loin, consiste à dépeindre le gardien de l’hôtel comme un héros. (…) l’homme n’incarne nullement l’héroïsme aux yeux des survivants de l’hôtel ni des rwandais en général44. Selon Ndahuro et Rutazibwa, la plupart des personnes refugiées à l’hôtel Mille collines n’ont eu de vie sauve que grâce à la présence des troupes des Nations Unies et non la ruse du gérant de l’hôtel et les différents présents offerts à ses protecteurs. Des militaires de la MINUAR, des journalistes et certains humanitaires remettent également en cause la véracité du scénario de George Terry45. Le choix de la production de caricaturer par des acteurs éponymes des personnalités rwandaises déjà condamnées pour génocide, donc dans l’impossibilité de contredire le traitement des faits, comme le général Bizimungu ou encore George Rutanganda, et de faire interpréter le rôle du général Roméo Dallaire le commandant des casques bleus, par le personnage du colonel Oliver, alcoolique, procèdent d’une volonté de travestissement des événements de référence afin d’accentuer l’héroïsme du personnage principal et de faire finalement de l’histoire des réfugiés de l’hôtel Mille Collines le scénario d’un film biographique. C’est ainsi que les scènes de la générosité de Paul Rusesabagina se délestant de toutes ses économies pour payer les militaires hutus afin de sauver la vie de ses voisins tutsis, bien que relevant de la fiction sont volontairement présentés comme des situations réelles afin d’idéaliser la figure du héros : « Quand le monde a fermé ses 43

Colette Braeckman, op.cit. A. Ndahuro, P. Rutazibwa, Hotel Rwanda ou le génocide des Tutsis vu par Hollywood, Paris, l’Harmattan, 2008, p. 24. 45 Dans l’article de Fabienne Pinel déjà cité, Mugabe Aggée, doctorant en sociologie à l’université de Kigali estime que Hotel Rwanda a été critiqué parce qu’il « dépeint Paul Rusesabagina, le personnage principal du film, comme un héros, ce qui n’a jamais été démontré ! ». 44

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yeux il a ouvert ses bras » 46. Cette confusion entre réalité et fiction procède d’une volonté délibérée de la production de faire d’un sujet aussi sensible que celui du génocide un succès hollywoodien. C’est ainsi qu’un visage connu du cinéma américain, l’acteur Don Cheadle, interprète l’histoire vraie d’un gérant d’hôtel ayant au péril de sa vie sauvé 1268 refugiés tutsis lors du génocide rwandais de 1994. Un scénario calqué sur La liste de Schindler de Steven Spielberg. Le film est inspiré de l’histoire vraie d’un industriel allemand, Oskar Schnindler, membre du parti nazi qui réussira à sauver 1100 Juifs de la mort dans les camps de concentration en décidant de les acheter pour qu’ils servent de main d’œuvre dans une nouvelle usine d’armement. Le succès47 de la production de Spielberg semble avoir motivé le projet de George Terry ainsi que la décision de Paul Rusesabagina, qui s’est en définitive servi du cinéma pour vendre "son histoire" à travers le monde48. 5. Conclusion Le génocide de 1994 marqué par le massacre de près d’un million de tutsis en cent jours a ému l’humanité entière. Ce génocide ne pouvait passer inaperçu au niveau du champ littéraire africain parce qu’étant sans commune mesure avec les tragédies ayant marqué l’histoire du continent noir. C’est ainsi qu’en dehors du témoignage des rescapés rwandais, plusieurs publications spontanées ou suscités comme celles du projet Fest’Afrika ont vu le jour. Ces écrivains à l’exemple de Véronique Tadjo, Flore Hazoumé et Scholastique Muksasonga rejettent la catégorisation ethnique entre Hutu et Tutsi, insistent sur la prédétermination des événements, rappellent la responsabilité du pouvoir hutu, l’action des milices interhamwe et l’échec de la communauté internationale dans la tragédie rwandaise. En insistant dans leurs œuvres sur la subversion de la thèse du conflit ethnique, ces écrivains espèrent ainsi changer dans l’imaginaire social les stéréotypes d’un drame longtemps analysé par les médias occidentaux sous le prisme des multiples conflits ethniques en Afrique. De ces différents récits partagés entre la solidarité avec les Tutsis ou le désir de rendre compte de la globalité des faits, se dégage une ambition 46

Commentaire à l’affiche de la version française du film. La liste de Schindler a remporté 7 oscars dès sa sortie en 1993 et plusieurs autres distinctions prestigieuses quelques années plus tard. 48 Le livre de Paul Rusesabagina Un homme ordinaire (2007) publié après la sortie du film est à mettre en rapport avec de La liste de Schindler (1982) de Thomas Keneally, dont est inspiré le film de Spielberg. L’écho du film de George Terry à l’issue duquel les critiques ont qualifié Paul Rusesabagina « d’Oskar Schindler africain »semble avoir servi la promotion du livre de Rusesabagina. Et les multiples conférences prononcées par l’auteur dans les pays développés sur le génocide de 1994 sont loin d’être de simples opérations caritatives. 47

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pédagogique : nonobstant "l’aveuglement international," le génocide rwandais pose d’abord un problème de gouvernance car il résulte de la manipulation ethnique par la classe politique hutue dans le but de conserver le pouvoir. Une pratique symptomatique de la politique en Afrique si bien que l’écriture africaine du génocide s’inscrit également dans une logique de veille afin qu’une telle tragédie ne se reproduise. Les différents films produits ces dernières années constituent également un excellent moyen de sensibilisation sur le génocide car la réception cinématographique est bien plus efficiente que celle de la plupart des textes littéraires. Pour preuve l’immense succès49 et la polémique suscitée par la sortie du Film Hotel Rwanda. Même si l’intention didactique et le message politique du film s’inscrivent dans la logique des œuvres littéraires précédemment citées, se pose ici la question du rapport du scénario à la réalité et globalement celle de l’éthique. Pour assurer le succès de Hotel Rwanda, la production a choisi de faire entrer le personnage de Paul Rusesabagina dans l’histoire au prix de certaines falsifications dans un scénario écrit pourtant « d’après histoire vraie50 ». Cette confusion entre réalité et fiction est la principale faiblesse du film de George Terry. C’est pourquoi comme le note Linda Melvern : Il est important que les cinéastes qui souhaitent utiliser le génocide rwandais comme toile de fond spécifient clairement qu’il s’agit d’une fiction ou d’une réalité. C’est le mélange des deux qui est dangereux. Prétendre que la fiction est la réalité ne rend pas service à l’histoire et ne permet pas de comprendre comment les violations massives des droits de l’homme sont commises51. Ainsi le cinéma qui nécessite un lourd investissement et qui est loin d’être une activité philanthropique, pourrait concilier action pédagogique et logique commerciale.

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Trois nominations aux Oscars. Commentaire à l’affiche de la version française du film. 51 Citée par A. Ndahuro, P. Rutazibwa, op.cit, p. 20. 50

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6. Références 6. 1. Corpus - Hazoumé Flore, Le crépuscule de l’homme, Abidjan, CEDA, 2002, 199p. - Mukasonga Scholastique, Inyenzi ou les cafards, Paris, Gallimard, 165p. - Tadjo Véronique, L’ombre d’Imana, Arles, Actes Sud, 2000, 137p. 6. 2. Filmographie - Caton-Jones Michael, Shooting Dogs, Royaume-Uni, BBC Films, UK Film Council, 2005. - Glucksman Raphael et al., Tuez-les tous, France, Michel Hazanavicius, Arnaud Borges, 2004. - Spielberg Steven, La liste de Schindler, Etats-Unis, Steven Spielberg et al., 1993. - Terry George, Hotel Rwanda, Etats-Unis, Royaume Uni, Italie, Afrique de Sud, Lions Gate Entertainement , United Artists, 2004. 6. 3. Références critiques - Anselle Jean-Loup, M’bokolo Elikia, Au cœur de l’ethnie, Ethnie tribalisme et Etat en Afrique, La Découverte, 2005, 252p. - Barlet Olivier, « Hotel Rwanda de George Terry », Africultures du 04 avril 2005. - Bonnet Véronique, « La « prise d’écriture » de Rwandaises rescapées du génocide », Notre Librairie n° 157 janvier-mars 2005, pp. 76-81. - Braeckman Colette, Rwanda, histoire d’un génocide, Paris, Fayard, 1994, 341p. - Chrétien Jean-Pierre, Rwanda les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995, 397p. - Dini Florence, « Véronique Tadjo : La vie est plus forte que la mort », Amina, n° 367, novembre 2000, pp. 62-63. - Ndahuro, Alfred, Rutazibwa Privat, Hotel Rwanda ou le génocide des Tutsis vu par Hollywood, Paris, l’Harmattan, 2008, 112p. - Pinnel Fabienne, « Shooting dogs, un autre film pour dire l’horreur du génocide rwandais », Afrik.com du jeudi 6 avril 2006. - Rangira Béatrice Gallimore, Chantal Kalisa, Dix ans après- réflexions sur le génocide rwandais, Paris, l’Harmattan, 2005, 288p. - Rumiya Jean, Le Rwanda sous mandat belge, Paris, L’Harmattan, 1992, 249p. - Rusesabagina Paul, Un homme ordinaire, Buchet-Chastel, 2007, 180p.

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- Rutayisiré Antoine, « Rwanda : église et génocide », Daniel Bourdanné (eds), Le tribalisme en Afrique et si on en parlait ? Abidjan, Presses Bibliques Africaines, pp. 7-46. - Semujanga Josias, « Rwanda. Des récits coloniaux aux mots du génocide », Dix ans après- réflexions sur le génocide rwandais, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 31-59. - Thiroin Marie-Odile, « La guerre et sa représentation », Bulletin de littérature générale et comparée, n°27, 2001, pp. 9-29. - Vidal Claudine, « La commémoration du génocide au Rwanda », Cahiers d'études africaines, 175, 2004, 2007. URL : http://etudesafricaines. revues.org/index4737.html. Consulté le 24 août 2009. - Vidal Claudine, « Le génocide des Rwandais tutsi : cruauté délibérée et logique de haine », Héritier François (eds), De la violence, t. 1, Paris, Odile Jacob, 1996, pp. 325-366.

L’humanisme de Vumbi-Yoka Mudimbe à la lumière de AIR. Etude sémantique1 et de Littératures nationales d’écriture française Antoine Yila Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/Abstract L’induction sémantique du mot « aire » par le mot « air » dénoté et connoté en grec, en latin et en français par Mudimbe, dans son essai, AIR. Etude sémantique2, est chez lui autant que chez Alain Rouch, Gérard Clavreuil et Mukala KadimaNzuji3, qui l’ont tour à tour montré implicitement, en cernant biographiquement l’auteur ; la preuve que « toute conscience est conscience de quelque chose », intentionnalité, élan généreux et dynamique vers le sens. Le sens, c’est l’Autre, c’est-à-dire l’homme et la science ; tout homme et toute science auxquels Mudimbe aspire. Il y accède consécutivement par son expérience de l’écriture et du concret. Ainsi s’énoncent corrélativement son cosmopolitisme culturel, son cosmopolitisme scientifique et culturel ou sa vision du monde, qui est celle d’un pouvoir humanisant le pouvoir. The semantic induction of « area » by « air » denoted and conneted in Greek, in Latin and in French by Mudimbe in his essay, AIR. Semantic study, is for him than for Alain Rouch, Gérard Clavreuil and Mukala Kadima-Nzuji , who returned and implicitely showed it, defining the author biographically; the evidence that “every consciousness is consciousness of something”, intentionality, generous and dynamic run up towards sense. Sense is the Other, that is to say man and science, every man and every science whom and which Mudimbe aspirates. He consecutively gets to them by his writing and something concrete experience. In this way, correlatively

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Valentin Yves Mudimbe, AIR. Etude sémantique, Wien, Engelbert Stiglmayr, « Acta Ethnologica et Linguistica », Nr. 46, « Series Generalis 5 », 1979, 454p.

Valentin Yves Mudimbe, AIR. Etude sémantique, Wien, Engelbert Stiglmayr, « Acta Ethnologica et Linguistica », N° 46, « Series Generalis 5 », 1979, 454p. Alain Rouch, Gérard Clavreuil, Littératures nationales d’écriture française, Paris, Bordas, 1986, pp. 486-487.

------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010, Université Marien Ngouabi, République du Congo

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express his cultural cosmopolitism, his scientific and cultural cosmopolitism or his world vision, that is the one of power humanizing power. Mots clés/Keywords: induction sémantique/semantic induction, aire/area, air/air, conscience/consciousness, intentionnalité/intentionality, sens/sense, l’Autre/the Other, cosmopolitisme/cosmopolitism, pouvoir/power.

0. Introduction Lorsqu’on parcourt ce qu’Alain Rouch, Gérard Clavreuil4, d’une part ; et Mukala Kadima-Nzuji5, d’autre part, ont écrit sur Valentin-Yves Mudimbe6, l’on est très vite impressionné par l’homme et son œuvre. Car ainsi que nous pouvons également le découvrir dans son essai de quatre cent cinquante-quatre pages, Air. Etude sémantique, qui est une vaste genèse de la polysémie du mot « air » dans le temps et dans l’espace, Mudimbe, c’est la conjonction heureuse et stupéfiante de la Renaissance et du Siècle des lumières en même temps que transparaît en amont un épigone aristotélicien. Pour tout dire, Mudimbe est un encyclopédiste, un humaniste. Et l’inscrivant dans le contexte de la Renaissance, il semble juste d’appliquer à sa démarche intellectuelle pour l’homme, ce que Rabelais prête à son personnage, Pantagruel, en définissant l’humanisme : Mérite donc d’être appelé humaniste tout mouvement de notre esprit par lequel nous rejetons les habitudes de pensée, les principes, les enseignements de l’époque immédiatement précédente, à la seule condition –et c’est une condition presque toujours remplie– que l’esprit pour se renouveler, pour se rajeunir, veuille puiser dans la nature humaine. Maintenant, toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant, hébraïque, chaldaïque [une variante de l’hébreu], latine7. Ainsi ont été et ont agi des philosophes tels que Marsile Ficin, Pic de la Mirandole auxquels ont peut adjoindre des penseurs et poètes tels que 4

Alain Rouch, Gérard Clavreuil, Littératures nationales d’écriture française, Paris, Bordas, 1986, pp. 486-487. 5 Mukala Kadima-Nzuji : « V.Y. Mudimbe : aperçu biographique », Littératures francophones : Afrique-Caraïbes-Océan indien : dix-neuf classiques (ouvrage collectif), Paris, CLEF, 1994, pp. 195-204. 6 L’authenticité zaïroise prônée par le maréchal Mobutu, dans les années soixante-dix, a voulu que Valentin-Yves Mudimbe devienne Mudimbe Vumbi Yoka. 7 Xavier Darcos, Jean-Pierre Robert et Bernard Tartayre, Moyen-âge – XVIe siècle, Paris, Hachette, Coll. « Perspectives et confrontations », 1987, pp. 168-169.

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Michel de Montaigne, Joachim Du Bellay, Pierre de Ronsard et tutti quanti. Comme « le XVIe siècle [qui] s’ouvre sur une espérance et une ferveur commune, hostile à toute stagnation »8 autant que le paraîtront ultérieurement, à n’en point douter, les dix-septième, dix-huitième, dixneuvième, vingtième ; et vingt-et-unième siècles, à coup sûr ; le temps intellectuel, culturel et scientifique inaugure, chez Mudimbe, une révolution poétique et épistémologique du langage en faveur de toute humanité. C’est en cela que réside l’intérêt de son essai sur les sens du mot « air » en grec, en latin et en français »9. La recherche menée sur les acceptions grecques, latines et françaises du mot « air » ainsi que ses inductions sémantiques telles que le mot « aire » n’est pas le fait du hasard. Elle témoigne de l’intentionnalité sémantique ou du cosmopolitisme culturel de l’auteur, c’està-dire la rencontre chez lui d’une diversité de cultures, endogènes et exogènes non pas conflictuelles, mais osmotiques et complémentaires. En effet, aussi vrai que la culture vient de la terre et que le mot ne peut être sans la terre, « air » perçu en grec, en latin et en français et qui induit « aire », sous-entend logiquement les aires géographiques ou les pays de ces trois langues (la Grèce, l’Italie et la France) autant qu’il exprime la sympathie-empathie de l’auteur pour ceux-ci. Car pour lui comme pour tout homme, tout est inclination, désir, amour, tendance naturelle à se rapprocher d’un objet, à le cerner, à le connaître. Et la connaissance, c’est aussi bien la science elle-même que l’homme qui, faisant fi des préjugés, n’hésite pas à aller à la rencontre de toute science comme de tout être, de toute chose, et de toute culture. Telle est la sémantique (étude du sens des mots) et tel est Mudimbe. Telles sont en tous cas d’autres sciences telle la psychanalyse par quoi il a justifié sans doute avec raison, l’unité psychique de l’humanité. On le voit, le cosmopolitisme culturel de Mudimbe n’est rien d’autre que son cosmopolitisme scientifique et culturel, la conjonction harmonieuse, en lui, d’une diversité de sciences et de cultures : une autre preuve de son « humanisme intégral »10. Pour comprendre comment fonctionne cet ensemble conjonctif « air et aire », et comment Mudimbe y est humainement et épistémologiquement associé, nous allons recourir autant que faire se peut à la textanalyse (psychanalyse littéraire ou science de la rencontre de l’inconscient avec le texte littéraire) et à la psychanalyse existentielle telle qu’appréhendée et définie par Jean-Paul Sartre qui dit : 8

Xavier Darcos, Jean-Pierre Robert et Bernard Tartayre, Ibid., p. 168. Mukala Kadima-Nzuji, Id., Ibid., p. 197. 10 L’expression est de Michel Eyquiem de Montaigne qui pensait très justement à la Renaissance, au XVIe siècle, que « chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition ». 9

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Antoine Yila Le principe de la psychanalyse existentielle est que l’homme est une totalité et non une collection ; qu’en conséquence, il s’exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de ses conduites – autrement dit, qu’il n’est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit révélateur […]. Sa méthode est comparative : c’est par la comparaison de ces conduites que nous ferons jaillir la révélation unique (le choix fondamental) qu’elles expriment toutes de manière différente.11

Effectivement, sur les plans inconscient et conscient ; implicite et explicite ; fictionnel et réel de toutes ses déterminations et de sa place dans le monde, l’homme ne peut se concevoir et s’appréhender qu’en relation avec les autres. Car il n’est d’unité humaine que dans la diversité; et de diversité humaine que dans l’unité. L’on peut davantage affirmer que dans la vision phénoménologique sartrienne de l’homme, il n’est de véridicité existentielle que dans l’unicité de la pluralité, d’une part ; et dans la pluralité de l’unicité, d’autre part. Dans le même ordre d’idées, l’homme est unique parce que le monde est unique ; et l’homme est pluriel parce que le monde est pluriel et vice-versa. D’un point de vue ontologique, l’homme en situation dans le temps et dans l’espace, est conjonction de sa propre destinée et de celle du monde ou du milieu dans lequel il vit. Ainsi, la totalité de l’homme qui agit et est agi, est totalité du monde et celle-ci, totalité de l’homme. Et tout se passe comme si l’on ne pouvait comprendre l’individu sans le groupe ; le groupe sans l’individu ; l’inconscient individuel sans l’inconscient collectif ; celui-ci sans celui-là. De fait, l’individualité est universalité, et l’universalité, individualité. Un même destin les lie. Et si l’existentialisme en général, et l’existentialisme sartrien en particulier, ont vocation à comprendre et à donner à découvrir le conscient du sujet agissant, c’est-à-dire l’être dans sa pleine et totale liberté, sa pleine et totale objectivité en rapport avec la société, le macrocosme et le microcosme, la « psychanalyse existentielle », elle, s’investit dans le décryptage de l’inconscient du même sujet en rapport avec les mêmes processus existentiels. Mais par-delà cette nuance, il ne s’agit de rien d’autre que de la quête du sens. Et toute quête de sens est émancipation de soi et de l’Autre, c’est-à-dire « défense et illustration » de ce cosmopolitisme phénoménologique ou de cette unicité-pluralité-pluralité-unicité de l’homme 11

Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 650 et ss, cité par Jacques L. Vincke, Le prix du péché. Essai de psychanalyse existentielle des traditions européenne et africaine, suivi de V.Y. Mudimbe, Réponse à J.L. Vincke sur quelques questions de méthode, Kinshasa – Lubumbashi, Ed. du Mont noir, Série « Essais » n° 6, 1973, p. 70.

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et du monde à laquelle se sont également attelés dans leurs textes VumbiYoka Mudimbe et ses décrypteurs. 1. Intentionnalité sémantique ou cosmopolitisme culturel Le fait inconscient ou conscient de tendre positivement vers quelqu’un ou quelque chose, peut s’appréhender comme un moment existentiel décisif. C’est l’intentionnalité, le regard qui se porte puissamment sur l’objet ; l’ardent désir de le découvrir et, dans une certaine mesure, de faire corps avec lui. Il en est des êtres, des animaux, des végétaux comme des humains, dans le temps et dans l’espace. L’intentionnalité est, pour ainsi dire, une adhésion totale à l’Autre, une communion spatio-temporelle. Il faut entendre par là l’intériorisation de cet espace, de tous ses constituants et du moment où on y adhère pleinement. Mais, comment se fonde l’intentionnalité sémantique ou le cosmopolitisme culturel de Mudimbe ? Qu’est-ce qui explique cette tendance à se penser citoyen de toute aire culturelle ? En fait, comment comprendre cette surdétermination esthétique ? Pour répondre à cette question ternaire, penchons-nous auparavant sur ce que Mukala Kadima-Nzuji dit biographiquement du personnage : V.Y. Mudimbe est né le 8 décembre 1941 à Likasi dans une des plus riches régions minières du Zaïre, le Shaba (ex-Katanga), où son père exerçait le métier d’ouvrier ajusteur à la Gécamines (ex-Union Minière du Haut-Katanga). Après ses études primaires chez les R.R.P.P. Bénédictins d’abord à Likasi, puis au petit séminaire de Kakanda et de Mwera, il entreprend des études secondaires classiques, mais n’ira pas plus loin que la troisième latine12. Si d’entrée de jeu, les amateurs de numérologie (science de la détermination du destin individuel ou collectif par les nombres), peuvent relever des congruences astrologiques dans le signe zodiacal du personnage biographique puisque « 8 » = 4+4 = équité, justice = positivité existentielle ; « 12 » (décembre) = 1+2 = 3 = nombre de la création du monde (acception occultiste) = positivité existentielle ; et « 1941 » = 1+9+4+1 = 15 = 1+5 = 6 = nombre de la création du monde (acception chrétienne) = positivité existentielle ; un hiatus semble cependant s’instaurer dans cette harmonie ou cette triple positivité. Tout apparaît effectivement comme déjà marqué par l’échec et le ressentiment. Expriment indubitablement cet échec et ce ressentiment, ici, la modestie des origines –son père est « ouvrier ajusteur » dans une région où l’on se voudrait plutôt bourgeois, cadre supérieur 12

Mukala Kadima-Nzuji, op. cit., p. 196.

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qu’« ouvrier ajusteur »–, la conscience meurtrie de n’avoir pas franchi le cap des études qui pouvaient, en ces temps-là, dans les années cinquantesoixante, procurer une carrière assez enviable, consacrer la distinction sociale indigène dans les colonies. La conjonction adversative « mais » exemplifie ce désenchantement, cette blessure du moi. Pourtant, il importe de relever également que c’est dans cette double infortune (échec et ressentiment) que réside chez le personnage, ce désir inconscient d’affronter l’inconnu, l’adversité, et de changer la vie ainsi que semble l’indiquer le biographe : « De 1960 à 1961 on le retrouve à Lubumbashi où il travaille à l’usine comme ouvrier, puis au noviciat de Gihindamuyasa (Rwanda) qu’il ne tarde pas à quitter. »13 A l’évidence, si même jusqu’à plus de vingt, voire trente ans, l’homme africain reste un enfant pour ses parents ; à dix-neuf ans, Mudimbe donne à penser qu’il est un homme accompli, trop mûr pour retomber dans l’enfance, se laisser gagner par le goût de l’échec et la philosophie du désespoir. Et s’il est apparemment très tôt en proie à l’angoisse existentielle, pour lui, celle-ci est non pas abattement mais force ; non pas inaction mais action, mouvement, « invitation au voyage », sensibilité à l’appel du lointain ; liberté. Oui, il se sait libre puisqu’ « exister, c’est être libre »14 comme « l’air », le « vent » ; toute « aire » préservée de la « science sans conscience » et par conséquent terre d’élection de l’honnête homme. En vérité, tout se passe comme si les mots « air » et « aire » avaient longtemps été si indissociables de Mudimbe, qu’il faisait déjà corps avec eux avant qu’il n’en vînt à en parler dans son essai. Comment s’en étonner ? Ces mots étaient libres et sont en perpétuelle liberté. Et cette liberté des mots est celle de leur usage par l’homme libre, tel Mudimbe, qui y donne sens pour donner par le fait même sens à sa propre existence et à toute existence. Cette liberté est, pouvons-nous encore dire, l’apanage de l’homme d’action, c’est-à-dire celui qui, lucide, se veut poreux à tous vents ou au monde en tant que réalité polysémique fondamentale. Ainsi en est-il de Mudimbe qui toujours agit afin qu’en lui ne s’installent ni le mépris ni l’ignorance et ne meure l’espoir. C’est pourquoi il a supporté et accepté d’imiter, nous semble-t-il, la condition ouvrière de son père puis de faire de toute réalité ontologique et spatiale, le lieu et le moment de son total accomplissement : Mû par la volonté de changer sa vie, il descend en 1962 sur Kinshasa, se présente devant le Jury Central et obtient son baccalauréat. V-Y. Mudimbe peut alors entreprendre les études universitaires dont il a tant rêvé. Il s’inscrit la même année à la Faculté 13 14

Mukala Kadima-Nzuji, Id., Ibid., p. 197. Jacques L. Vincke, Op. cit., p. 7.

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de Philosophie et Lettres de l’Université de Kinshasa. Mais tout en foulant les sentiers les plus abrupts du savoir, il exerce divers métiers pour subvenir à ses besoins : de 1962 à 1963, il est plongeur dans un dancing de la capitale zaïroise ; de 1963 à 1966, il enseigne dans un lycée de Kinshasa15. La trajectoire intellectuelle de Mudimbe se structure encore, ici, en toute liberté d’initiative. Le sujet agissant, alternativement élève et son propre maître ou autodidacte, mieux, chercheur autonome, demeure déterminé, surdéterminé. Précisément, autant il est amarré au temps qui le presse manifestement (celui-ci lui est assurément compté), autant il reste intimement lié à son « idéal du moi », cette « instance psychique qui choisit parmi les valeurs morales et éthiques requises par le surmoi celles qui constituent un idéal auquel le sujet aspire »16. Et l’idéal de Mudimbe est humaniste, une conjonction ordonnée des savoirs et des expériences visant le bien de l’humanité. C’est cet idéal qui l’anime dans tout son mouvement toponymique (déplacement irrésistible de lieux connus en lieux connus) fait d’intrépidité scientifique, de très forte appétence intellectuelle ; d’endurance physique ; d’humilité et d’engouement heuristique et pédagogique certes, encore par nécessité, mais surtout par devoir : un saut qualitatif dans la connaissance de soi et de l’Autre. C’est opportunément une « démarche vers autrui et étude de la démarche envers autrui »17 ; en un mot, une rencontre redoublée avec le sens, c’est-à-dire l’homme lato sensu et la science dans sa dimension plurielle. Mukala Kadima-Nzuji nous convie de nouveau à cette assomption du moi idéal : Lorsqu’en 1966, V.-Y. Mudimbe obtient avec mention sa licence en philologie romane, après avoir présenté un mémoire sur « Les variations du genre grammatical des mots français d’origine latine », il a déjà acquis la certitude que l’écriture peut être non seulement un moyen d’expression et de communication, mais aussi et de manière singulière, un lieu de réconciliation avec soi-même, avec les autres18. L’intentionnalité sémantique ou le cosmopolitisme culturel de Mudimbe se précise et s’énonce dans ce passage en termes de « démarche vers autrui et [d’] étude de la démarche envers autrui » comme nous venions de le voir. Ce sont la science et l’expérience arrivées à maturité. En d’autres 15

Mukala Kadima-Nzuji, op. cit., p. 196. Roland Chemama et Bernard Vandermersch (sous la direction de), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, Coll. « Les Référents », 1998, p. 180. 17 Yves Chevrel, La littérature comparée, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 1989, pp. 8-9. 18 Mukala Kadima-Nzuji, op cit., p. 196. 16

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termes, Mudimbe est mûr pour le langage, la parole et la connaissance des êtres et des choses qui s’organisent autour de lui, par lui, sans lui et au-delà de lui. Son système d’organisation est cela va sans dire l’écriture. L’écriture est introspection-rétrospection, conversion intérieure ; projection vers l’extérieur et catharsis. C’est la connaissance. Et par la connaissance, Mudimbe a accédé à la connaissance ou à une claire conscience de l’Autre. Et il entend célébrer celui-ci en se penchant davantage sur le langage, cette réalité majeure qui garantit et justifie leurs communes liberté et universalité. C’est pourquoi « en 1966-1967, nommé assistant au Département de philologie romane, [il] [se] consacre à la rédaction d’une thèse sur les sens du mot « air » en grec [AHP], en latin [AER] et en français [AIR] »19. Au cours de cette recherche polysémique, Mudimbe nous montre que « air » induit « aire […] une désignation de l’espace entre le ciel et la terre »20 ou de l’espace tout court : induction ou intentionnalité sémantique. Il s’agit d’une parenté originelle et par extension spatiale. Mudimbe nous en donne l’articulation : Dans le cas précis de air, il y a d’une part des liens morphosémantiques de dépendance qui vont du français au grec [en passant par le latin], et d’autre part en sens inverse, des correspondances structurelles entre les trois domaines. Ces correspondances structurelles ne surgissent que lorsqu’on dépasse la référence génétique pour observer, à partir d’elle, les organisations en présence. On voit dès lors apparaître une structure fondamentalement identique dans les trois domaines21. La parenté sémantique implique nécessairement une parenté culturelle. Le mot « aire » dérivé du mot « air » dans ces trois variantes grecque, latine et française, implique logiquement la parenté culturelle des pays auxquels ressortissent ces trois langues : la Grèce, l’Italie et la France. Et si l’écriture est projection vers l’Autre, Mudimbe qui nous a implicitement montré la parenté culturelle de ces trois pays, s’est, nous semble-t-il, senti en concordance affective et identitaire avec ceux-ci. Le savant n’est-il pas un humaniste ? Et celui-ci n’est-il pas un polyglotte ? Car « Mudimbe parle grec, latin, français, anglais et espagnol, ainsi que quelques langues d’Afrique centrale. Il peut en outre travailler sur l’allemand, l’italien et le portugais. »22 De même, si « sa carrière d’enseignant le mène 19

Mukala Kadima Nzuji, Id., Ibid., p. 197. V.Y. Mudimbe, op. cit., p. 91. 21 V.Y. Mudimbe, Ibid., p. 206. 22 Alain Rouch, Gérard Clavreuil, op. cit., p. 486. 20

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successivement (et parfois parallèlement) à Kinshasa (1966-68), à Louvain (1968-70), à Paris-Nanterre (1969-71), à Kinshasa de nouveau (1971-80) puis aux Etats-Unis […] où il enseigne depuis 1981 »23 , nous avons tout compte fait une preuve tangible de son cosmopolitisme scientifique qui est aussi, ici, celle de son engouement pour toutes les cultures ou pour la culture tout court. 2. Cosmopolitisme scientifique et culturel Point n’est besoin d’épiloguer longtemps sur le caractère encyclopédique du savoir de Mudimbe. Cependant, l’on peut retenir que son « œuvre, abondante et variée, comprend aussi bien des travaux de linguistique et de sociologie que des essais et des œuvres littéraires. »24 Ce que l’on retiendra également, c’est que comme les humanistes italiens et français de la Renaissance, d’une part ; et ceux du Siècle des lumières, d’autre part, jamais Mudimbe n’a été égal à lui-même qu’obstinément attaché à l’universalité de la science et à la « défense et illustration » de l’homme. Lequel est psychiquement et indubitablement partout le même. Fort de sa formation philosophique, anthropologique et psychanalytique, Mudimbe atteste cette mêmeté lorsqu’il soutient pour nous : Le complexe d’Œdipe a une valeur universelle, il est lié à l’existence de la culture en soi […]. Il est faux de la considérer comme un produit de la famille viennoise, non généralisable à d’autres sociétés. Contre Malinowski [anthropologue et ethnologue anglais d’origine polonaise, 1884-1942] et contre les culturalistes qui veulent relativiser les complexes, il faut défendre résolument la thèse de l’unité psychique de l’humanité ; sinon le psychanalyste ne pourrait proposer une interprétation valable de la culture25. Mudimbe défend implicitement, ici, l’anthropologue-psychanalyste américain d’origine hongroise, Geza Roheim (1891-1953) qui réfutait avec raison, nous semble-t-il, les thèses européocentristes de Bronislaw Kaspar Malinowski. Celui-ci, pratiquant la méthode de « l’observateur-participant » […], fit des recherches sur les mœurs et coutumes, particulièrement sexuelles et 23

Alain Rouch, Gérard Clavreuil, Ibid., p. 486. Mukala Kadima-Nzuji, Id., op. cit., p. 205. 25 V.Y. Mudimbe, L’odeur du père. Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris, Présence Africaine, 1982, p. 19. 24

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Antoine Yila familiales, des peuplades d’Australie, de Nouvelle-Guinée et surtout des îles Trobriand. Théoricien du fonctionnalisme selon lequel chaque élément constitutif d’un système culturel s’explique par son rôle (sa fonction) dans cet ensemble, il fut également un des premiers à tenter un rapprochement entre psychanalyse et anthropologie, tout en niant l’existence du complexe d’Œdipe (V. Freud) sous sa forme habituelle dans les sociétés matrilinéaires, où c’est l’oncle maternel qui représente l’autorité, la loi (le sur-moi). Sa position fut critiquée par G. Roheim […]26.

En vérité, pour Malinowski, le complexe d’Œdipe n’est propre qu’à l’Occident puisqu’il s’origine d’un mythe grec : Œdipe opposé à Laïos, son père, qu’il tue pour Jocaste, sa mère, qu’il épouse. L’Europe ou l’Occident se voulant être le centre du monde, ce drame existentiel est considéré par Malinowski comme le nec plus ultra de la civilisation. D’autant plus que même s’il y a inceste et crime, tout s’accomplit de manière pensée, sensée ou rationnelle. Lorsqu’Œdipe subvertit la hiérarchie parentale en supprimant l’entité tutélaire, Laïos, il restaure par le fait même l’ordre des êtres et des choses autant qu’il préserve l’avantageuse et pérenne succession. Un fils doit toujours remplacer son père et devenir un fils-époux pour sa mère-épouse : domaine de l’inconscient. Certes, mais la réalité dépasse souvent la fiction. Quoi qu’il en soit, cette tradition substitutive et successorale qui s’ordonne autour de l’hégémonie consciente ou inconsciente père-fils par rapport à des enjeux spécifiques, libidinaux, c’est fondamentalement dans la parentèle, la dialectique des structures anthropologiques, mentales et spirituelles indoeuropéennes. Et la femme y est toujours non pas sujet mais objet. Apparemment, pour Malinowski, aussi vrai qu’il est établi dans la conception cartésienne, baconienne, européenne ou occidentale, que « l’homme est le primat de l’existence », celui-ci est indubitablement l’alpha et l’oméga ; le commencement et la fin de toute action. Et toute action tient du père donc du fils qui devient père par usurpation naturelle ou brutale du pouvoir. Quoi qu’il en soit, dès lors qu’en toute situation, un ersatz, un substitut, un placebo peuvent remplir les mêmes fonctions que des produits et remèdes originels, le schéma œdipien ne peut être ni forcément conflictuel, ni forcément lésionnel ou traumatique. A force de rationalité, Malinowski a cru bon d’ignorer l’universalité des mythes, et surtout l’unicité des complexes en tout temps et en tous lieux. Mudimbe semble stigmatiser ceux « qui veulent relativiser » ceux-ci parce qu’il apparaît que blanc ou 26

Paul Robert (sld.), Le Petit Robert 2. Dictionnaire universel des noms propres, Paris, S.N.L-Le Robert, 1980, p. 1153.

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noir, jaune ou rouge, l’homme est partout homme et rien d’autre que cela. Des dieux, des héros et des personnages mythiques anormaux sont légion sous tous les cieux. Comme l’inceste qui est universel, la psychopathologie en général et celle du pouvoir en particulier sont universelles. Autant que l’Europe, l’Afrique Noire a eu, elle aussi, ses mythes fondateurs, constructeurs et destructeurs. Tout n’est en fait que question de nuances et de variantes ; et celles-ci ne suffisent pas à expliquer des coupures et des différences absolues entre les sociétés humaines. Par ailleurs, le complexe avunculaire significatif de l’opposition oncle maternel (latin : avunculus magnus)/neveu, fils aîné de la sœur, que Malinowski récuse et qui légitime a priori l’irrationnel, l’absence de culture ou la barbarie des Trobriandais ; et a posteriori leur authenticité culturelle, est comme le complexe d’Electre (Electre, fille d’Agamemnon et de Clytemnestre, opposée à celle-ci, pour son père qu’elle aime), une autre manifestation du complexe d’Œdipe. En somme, comme Geza Roheim, Mudimbe voudrait que les mythes fussent considérés par la communauté scientifique et l’humanité pensante, comme un dans leur diversité et divers dans leur unité. Certes, mais tout comme l’universalité des mythes, l’ « unité psychique de l’humanité » est à l’instar de « air » et « aire », comme nous pouvons le constater, non pas une réalité spatio-temporelle et sémantique close mais une réalité spatio-temporelle et sémantique ouverte. En d’autres termes, ce concept d’ « unité psychique de l’humanité » définit l’auteur qui l’appréhende et le définit en retour tel quel, c’est-à-dire dans son infinitude réceptive, hospitalière, humaniste. Mudimbe se sent de ce fait psychiquement infini et proche de tout homme (sens large), investi comme lui par toute son affectivité, toute sa psyché de sujet désirant. C’est sans doute dans ce sens que Térence disait : « rien d’humain ne m’est étranger ». Comme le poète et penseur latin, Mudimbe sait que l’homme est partout sa propre image, mieux, son propre projet. Il sait davantage qu’aucun homme, a fortiori le sujet pensant, sachant et écrivant ne peut faire acception de l’homme ni de ce qui tient de lui. Tant il est vrai que dans l’espace-temps intercontinental ou planétaire, l’homme va à l’homme autant qu’il renvoie à l’homme dans tout ce qu’il met en œuvre. De fait, dans l’ouvrage précité autant que dans Air. Etude sémantique, il en est des lettres, des mots, des termes, des concepts, des disciplines et phrases comme de l’auteur qui les emploie, les agence, les assume, les structure dans une combinatoire libre, méthodique et logique qui est à l’image du macrocosme et du microcosme. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’ils sont tous, auteur et énoncés discursifs de cet auteur, des êtres esthétiquement interdépendants, et qui ont ceci de particulier qu’ils accèdent tous, ensemble, à l’universalité même de l’être. Mudimbe l’illustre dans son appréhension polysémique et plus ou moins

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détaillée du mot « air » qu’il rapproche du concept articulatoire de « dieu ». Suivons-le : Des conceptions philosophiques diverses avaient conduit certains auteurs grecs à considérer l’air comme dieu. L’analogie établie entre l’air, le souffle de la vie et la respiration avait fait que ce rapprochement des concepts semble avoir été plus qu’une simple conception théorique des philosophes : une sorte de vérité courante qui, sur le plan sémantique, se traduisait par une synonymie conceptuelle. « Cette synonymie se retrouve également en latin où elle est aussi axée sur une même typologie des relations d’association entre les sémèmes de aer, aura, spiritus, anima, et le champ conceptuel de deus « L’air apparaît comme l’élément vital entrant dans la constitution de tous les êtres : - Les végétaux : Vitruve, II, 9 : Cerrus, quercus, fagus, quod pariter habent mixtionem humoris et ignis et terreni, aeris plurimum, pervia raritate humores penitus recipiendo celeriter marescunt. - Les animaux : Lucrèce, III, 303: At natura bovum placido magis aere vivit ; Nec minus irai fax nunquam subdita percit Fumida, suffundes caecae caliginis umbram (…). - Les hommes : Varron Lact. opif. 17 : Anima est aer conceptus ore, defervefactus in pulmone, temperatus in corde, diffuses in corpus27. La connaissance de la polysémie du mot « air » ainsi que celle des auteurs grecs et latins qui y ont contribué, font de Mudimbe lui-même, autant un auteur fécond qu’un érudit et un savant. Tels furent Vitruve (latin : Marcus Vitruvius Pollo), architecte autant qu’ingénieur militaire de César et auteur du De Architectura28 ; Lucrèce (latin : Titus Lucretius Carus), poète autant que naturaliste et auteur du De natura rerum (De la nature)29 ; Varron (latin : Marcus Terentius Varro), grammairien, philologue autant 27

V.Y. Mudimbe, op. cit., p. 63.A partir de la troisième ligne du deuxième paragraphe, nous pouvons lire : « […] les sémèmes de aer (air), aura [brise, vent], spiritus [souffle], anima [souffle] et le champ conceptuel de deus [dieu] ». Nous pouvons également lire de : Vitruve : « De la même manière que la cerre (sorte de chêne), le chêne, le hêtre ont un mélange d’humidité, de feu et de terre, plusieurs sortes d’air ; de la même manière des plantes dépérissent rapidement lorsque les eaux se retirent ». Lucrèce : « Dans la nature, il faut beaucoup d’air pour les bœufs ; et jamais la fumée ne se substitue à l’air et à l’ombre en se répandant ». Varron : « L’air passe par la bouche, se déverse dans les poumons, se chauffe dans le cœur, se répand dans le corps ». 28 Paul Robert (sld.), Ibid., p. 1925. 29 Paul Robert, Ibid., p. 1121.

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qu’agronome, bibliothécaire autant qu’encyclopédiste, érudit et auteur de : La Langue latine, L’Economie rurale, Les Satires Ménipées, Les Antiquités30. A l’évidence, tout porte à croire qu’en tant qu’ils avaient une fine connaissance de l’esprit et de la matière ainsi que celle des trois règnes (minéral, végétal, animal) ou de ce qu’on appellera plus tard la biosphère, l’écosystème et l’environnement, ces hommes de lettres et de sciences étaient ouverts au monde et à l’homme. Leur érudition consistait à en dissiper à coup sûr l’obscurantisme et l’ignorance. C’étaient des humanistes. Ainsi nous apparaît Mudimbe dont le savoir encyclopédique sait nous redire que « ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » (Hermès Trismégiste : « Trois fois le plus grand »), et que « ce qui est ici est comme ce qui est là » (Confucius). « L’homme de Vitruve » qui se déploie allégoriquement au centre du monde en toute sa verticalité, les jambes écartées ; et en toute son horizontalité, les bras en croix, c’est probablement chacun de nous qui doit se dire, comme dirait le même Hermès Trismégiste repris par les alchimistes du Moyen-âge, et les philosophes des seizième et dix-septième siècles – « Nihil occultum quod non scietur » : «Il n’y a rien de caché que qui ne puisse être su »– ou Térence qui a également marqué la Renaissance : « Nihil humani mihi alienum » :« Rien d’humain ne m’est étranger ». Car l’humanisme est en soi amour de la science et de la culture en l’homme, par l’homme et pour l’homme. Tel se définit, à nos yeux, le cosmopolitisme scientifique et culturel de Mudimbe. Celui-ci l’exemplifie en nous donnant à découvrir davantage encore ce concept d’ « air » dans sa centralité, sa dimension cosmique, terrestre et céleste : Cet aer, qui est au centre de la constitution de tout ce qui existe, est considéré comme l’élément vital par excellence. De nombreux textes le témoignent. Ainsi Pline, Nat. VIII, 122 ; XXXIV, 165 ; Ovide, Met., I, 337; Lucain, IV, 327; Celse, III, 7, 2; etc. « Etudiant la genèse de aer, Varron se réfère à Ennius et lui fait dire notamment que « notre Jupiter est le même dieu que les Grecs appellent ‘Anp, c’est-àdire le vent qui engendre les nuées, puis la pluie ; d’où naît le froid, qui ramène le vent ou l’air. Or tout cela a été appelé Jupiter, c’est-àdire le dieu qui fait vivre les hommes et les animaux. » « Comme tout vient de lui, le même poète (Ennius) l’a appelé le père et le roi des dieux et des hommes. Le nom de père vient de patere « se manifester », parce que du père sort la semence qui produit la conception et la vie31.

30 31

Paul Robert, Ibid., p. 1887. V.Y. Mudimbe, op. cit., p. 63.

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En effet, parce qu’il est à la fois matériel et immatériel ; pyrogène, hydrogène, voire tellurigène, démiurgique, générateur de vie, de toutes vies, l’air est la totalité même. Il est naturellement cette totalité qui engendre d’autres formes de totalités telles que l’homme et toutes les formes d’intelligences qui lui sont liées : croyances, savoirs, disciplines, connaissances dans tous les domaines de la vie. Et lorsque que l’on examine attentivement cette centralité de l’air telle que l’appréhendent Pline l’Ancien, Ovide, Lucain, Celse, Varron et Ennius, l’on se rend parfaitement compte que parler de l’air comme de parler des trois autres éléments (terre, feu et eau) ainsi que de l’homme, revient à parler de la nature elle-même : Un lien synecdochique les rattache respectivement à celle-ci. Et si nous disposons syllogistiquement : l’homme est doué d’intelligence, d’esprit et de pensée ; or, l’air et la nature, c’est l’homme ; donc, l’air et la nature sont doués d’intelligence, d’esprit et de pensée, nous comprenons aisément que l’air puisse fonder toutes les disciplines ou spécialités de tous ceux qui y tiennent des discours. Le mot engendre le mot, les disciplines, les spécialistes et leurs spécialités. C’est en somme l’air qui fait Pline l’Ancien, naturaliste ; Ovide, Lucain et Ennius, poètes ; Celse, médecin ; Varron, agronome. De même, c’est ce sémantème de la génération qui fait que tous soient climatologues, météorologistes, spécialistes de cosmogenèse autant que biologistes. C’est dire qu’instance gémellaire de ces sommités latines dont il évoque l’appétence pour les humanités, le classicisme de forme et de fond ainsi que l’acuité intellectuelle, Mudimbe sémanticien, poéticien, stylisticien et rhétoricien, est pupille de l’air ou de la nature qui est in fine la matrice de ses connaissances encyclopédiques. Cet encyclopédisme est l’expression achevée de son cosmopolitisme scientifique et culturel. Et de même que la matière se meut sous l’influence de l’esprit, de même les feuilles de papier, les mots et les idées ainsi que les phrases qui s’y agencent sous l’influence de la raison mudimbienne, et qui deviennent « Air. Etude sémantique » aux fins d’éclairer et d’aider étudiants, enseignants et chercheurs dans l’accomplissement de certains de leurs travaux scientifiques ; semblent l’expression d’une sémantique de l’émancipation de l’homme, par l’homme, et pour l’homme. 3. Un pouvoir humanisant le pouvoir La vision que Mudimbe a du monde, est celle d’un monde dont l’unité infrangible est structurée par l’oralité et la scripturalité ; la parole pensée et réfléchie ; des mots et des livres dont l’élaboration inspire tout naturellement la lecture et l’écriture. Certes, mais lire un livre, en écrire un autre, est le commencement de la sagesse, c’est-à-dire de cette capacité à connaître le monde, à co-naître à lui dans sa totalité. La sagesse, c’est encore

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« l’intelligence qui nous détourne des choses inférieures pour nous conduire vers les choses supérieures. » (Plotin le Juif). C’est pourquoi le livre est l’ami du sage. Et tout bon livre est intelligent parce qu’il se veut et se doit d’avoir été conçu dans le contexte spécifique et majeur du « bien penser », du « bien dire », et du « bien faire ». C’est aussi le propre de toute littérature dont le livre et la mémoire sont le fondement. Se procurer un livre, l’ouvrir, le lire attentivement, c’est œuvrer pour l’homme, comme l’a souvent fait, même sans toujours s’en douter, celui qui l’a écrit et nous l’a donné à découvrir. Lire, c’est aimer l’Autre, c’est le connaître pour mieux se connaître soi-même. Comme toute littérature, dans son acception sublime, c’est-à-dire créatrice et transformatrice, tout livre est amour, miroir de notre passé, de notre présent et de notre futur. Tels sont les romans d’anticipation, en l’occurrence, ceux de Jules Verne ou tous les romans proleptiques. Le philosophe allemand du 17e siècle, Leibniz, qui avait réalisé la vertu de tout livre ou de tout imprimé, disait bien à propos : « Je ne méprise presque rien ». C’était un papivore, un bibliophage mort pauvre parce qu’il avait tout consacré au livre, à la connaissance. Le livre ainsi considéré, nous fait passer de la nature à la culture ; de la barbarie à la civilisation, qui que nous soyons, Blancs ou Noirs ; Jaunes ou Rouges. De fait, tout ivre ainsi que la lecture qu’on en fait, s’inscrivent toujours dans une perspective d’acquisition et de partage de la culture. C’est dans ce sens que l’on peut soutenir avec raison que « la culture, c’est le refus de l’opacité naturelle, de l’être chose »32, c’est-à-dire la reconnaissance spontanée que tous les êtres humains se valent les uns les autres, et qu’il n’y a ni race inférieure ni race supérieure. C’est pourquoi, quelles que soient notre race, notre ethnie, notre religion, notre nation, tous les livres fondamentaux de notre existence (La Bible ; Le Zohar - « Le Livre de la Splendeur » - , Le Talmud - « Le Livre de la Loi » - , La Kabbale - « Le Livre de la Tradition » - ; Le Coran ; La Baghavad Gita ; Le Livre des Morts égyptien ; Le Livre des Morts tibétain), ont été écrits afin que l’homme aille à la rencontre de l’homme. D’autres, non moins fondamentaux tel l’essai mudimbien précité, s’inscrivent, nous semble-t-il, dans cette même perspective humaniste. Car dans son ouvrage, autant que le rabbin qui assigne au sémantème biblique de « genèse » (sémantème fondateur) de parler de toute vie à son aurore, à son zénith et à son crépuscule, Mudimbe assigne au sémantème « air » (autre sémantème fondateur) de dire la vie de tout être et de toute chose. Tout s’intègre dans ce sémantème inaugural de toute existence et apéritif de tout discours. C’est d’un pouvoir intégrateur ou humanisant qu’il s’agit. Car ainsi que le mot « genèse », le mot « air » nous 32

Jean Pouillon, L’œuvre de Claude Lévi-Strauss, Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, Paris, Gonthier, Coll. « Médiations », 1961, pp. 120-121.

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apprend à être et à vivre avec autrui dans le temps et dans l’espace. Pour saisir davantage la dynamique humanisante de ce sémantème, penchonsnous sur cet autre passage de sa polysémie : Autour de aer « spatium medium inter caelum et terram » [air « espace médian entre ciel et terre »], les valeurs spécifiques traduisent la permanence des choses, la limite de la puissance et du pouvoir, le travail en l’air comme travail inutile, enfin l’immensité des airs comme signe d’extrême solitude33. On le voit, dans sa dynamique structurante de « figure nucléaire »34, son pouvoir inducteur, le mot « air » nous suggère implicitement une exigence majeure : la reconnaissance effective que partout dans le monde, nous ne sommes en harmonie les uns avec les autres que mus par l’esprit de cohésion sociale ; le juste milieu, la tolérance, la « bonne gouvernance », le pragmatisme, la philanthropie et l’humilité. Car en fait, des mots-schèmes tels que « permanence », « choses » ; « limite », « puissance », « pouvoir » , « travail », « immensité », « signe », « solitude » ; des catachrèses et syntagmes nominaux tels que « permanence des choses », « limite de la puissance », « limite du pouvoir », « limite de la puissance et du pouvoir », « immensité des airs », « signe d’extrême solitude » ; des expressions dépréciatives telles que « travail en l’air », « travail inutile » et « extrême solitude », ne connotent rien d’autre que ce par quoi l’homme peut s’humaniser et se déshumaniser à la fois. Et le pouvoir humanisant du sémantème « air » consiste à prévenir, mieux, à émanciper tout lecteur de ses inductions négatives ou de ses sémèmes négateurs de progrès humain. Or, il n’y a d’homme que parce que les mots, les dictionnaires, les encyclopédies ainsi que d’autres ouvrages polymorphes ou des ouvrages tout court, concourent tant à son épiphanie qu’à son assomption ou à sa pleine existence. « Air » produit et enseigne la culture du pouvoir et le pouvoir de la culture à ceux qui ont reçu mandat de commander à la nature ou de diriger des hommes. Et il n’y a de « culture du pouvoir » et de « pouvoir de la culture » qu’en tant que, comme les livres eux-mêmes, tout dans la cité, par exemple, s’ordonne et s’exerce pour le bien de l’homme. L’ordre des mots, comme le montre Air. Etude sémantique, c’est l’ordre des êtres et des choses. Et la vocation d’une telle œuvre, vocation que conforte sa dimension scientifique, didactique, heuristique et pédagogique, est d’ordonner très justement le monde, c’est-à-dire de l’humaniser. Ce processus 33 34

V. Y. Mudimbe, op. cit., p. 64. Algirdas-Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, Coll. « Langue et Langage », 1966, p. 76.

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d’humanisation par la médiation conjuguée de l’art et de la science, est manifeste dans d’autres ouvrages de Mudimbe, tels que Le Bel immonde35, un roman hallucinatoire et baroque ; et Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine36, un essai autobiographique traversé des trajectoires épistémologiques de l’auteur. En effet, par sa disposition oxymoréique, Le Bel immonde invite l’humanité non pas au spectacle d’une dérision qui lui serait étrangère, mais à celui de ses propres errements ou de ses propres horreurs. Et, ici, comme dans Air. Etude sémantique, où il a nourri la fonction analytique de l’instance critique, en l’occurrence, Mudimbe, « air » est un sémantème énergétique qui, à travers la fiction et la diction d’un pouvoir politique qui s’énonce comme la calamité d’une existence et l’existence d’une calamité ; donne sens à la fonction descriptive de l’instance narrative, redonne vie aux mots, réalités naguère figées dans les linéaments d’un fragment textuel ; autant qu’il communique aux personnages en situation et plus particulièrement à l’héroïne enamourée malgré l’absence de l’amant, l’espérance d’une vie qu’aucun pouvoir ne saurait arrêter : Elle aurait voulu aimé danser ; s’accrocher à Stefan George, se convaincre du mystère de son propre cœur de manière à pouvoir s’inscrire avec bonheur dans la mort des mots bien entretenus par la vie d’un air […]37. Il est vrai qu’il ne s’agit plus du même « air » qui signifie « brise », « vent », « souffle » ainsi que nous l’avons vu supra. Pourtant, force est de constater que si tout air d’une chanson est par essence actif, le seul fait de s’en souvenir ou de l’entendre, le réanime en nous et nous réanime. C’est un pouvoir qui nous pousse à le fredonner, voire à esquisser des pas de danse. Ce pouvoir meut l’héroïne malgré la puissance négatrice du conditionnel passé première forme, « aurait voulu aimé », et la neutralisation des verbes de mouvement tels « danser », « s’accrocher », et d’opinion tel « se convaincre ». Le double infinitif présent, « pouvoir s’inscrire » dissipe préventivement le « spleen » de l’héroïne, la guérit, pour ainsi dire, d’une certaine morbidité – car la mélancolie est une psychopathologie – ou d’une animalisation progressive puisque toute pathologie est de l’ordre de la bête, c’est-à-dire de la régression ; réactualise et prolonge tant et si bien ce pouvoir de l’air musical que celui-ci s’énonce de lui-même. Le narrateur ne

35

Paris, Présence Africaine, 1976, 170p. Paris, Présence Africaine, Coll. « Humanitas », 1994, 229p. 37 V. Y. Mudimbe, Le Bel immonde, Paris, Présence Africaine, 1976, p. 17. 36

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peut l’empêcher, il l’ordonnance. D’autant que « la vie d’un air », c’est l’air lui-même, souffle d’un lyrisme et lyrisme d’un souffle : « Ne les prends point au glaive, au trône ! De tout grade, les dignitaires ont tous l’œil vulgaire et charnel Le même œil de bête à l’affût… » 38. L’air comme souffle lyrique qui se confond avec l’air comme modulation de la chanson, revêt un pouvoir d’énonciation prédictive, dénonciatrice et éducative. Toute jeune femme éprise doit se garder d’un système spécifique : le système des prétoriens hiérarchisés en prédateurs avides et concupiscents. De fait, être livré ou se livrer à la bête, s’est devenir bête soi-même. La fonction didactique, esthétique et poétique des quatre versets précités ou de l’air tout entier, est très justement de prévenir la bête en « notre » héroïne et de faire passer celle-ci avant qu’il ne soit trop tard, de l’animalité inconsciente à l’humanité consciente. L’héroïne consubstantialise et transsubstantialise tout dans son univers : ses pensées, son regard deviennent mouvement, geste, action. C’est alors qu’il lui apparaît que préventif, anti-régressif ou anti-animalisant, l’air qu’elle écoute est un transport, une danse, une fusion avec l’Autre : Sur la piste, les danseurs sont collés les uns aux autres. Elle les regarde. Les hommes serrent les femmes comme pour un ultime adieu. Elle s’abandonne aussi. Un Américain l’occupe. Cire nouvelle, couleurs offertes, les yeux subitement en joie, elle chante [un air] avec l’orchestre : « … Loin du tronc grandit dans la brousse l’épi rare, seul de son rang. Et tu reconnaîtras les frères, les frères. Au pur éclat de leur regard… »39. A la lumière de ces deux passages, il nous apparaît davantage que « l’ air musical » ou « l’air » tout court est sans conteste un sémantème universaliste. Et en dépit des idéaux de rébellion qui transparaissent dans ces deux derniers versets, le deuxième passage nous donne à penser que, qu’il soit ou non une cantilène, l’air, c’est toute la planète qui nous saisit de son intelligente et humaine volatilité autant qu’il nous convie tout aussi intelligemment et humainement au concert du « Je-Tu » ; du « Toi-Moi » ; du « Il-Elle » ; du «Nous-Vous » ; et du « Ils-Elles ». Quelque étranges 38 39

V.Y. Mudimbe, Ibid., p. 17. V.Y. Mudimbe, Ibid., pp. 17-18.

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qu’ils paraissent, ces binaires constituent, chacun, une preuve tangible de ce que jamais l’humanité n’a été aussi réelle et aussi véridique que par couplage, interdépendance, juxtaposition et participation. Comme la conaissance proustienne, claudélienne et senghorienne, la sémantique émancipatrice mudimbienne est une fête des mots, une fête des mots-chair, des mots-corps, des mots philanthropes, humanisants tels que « frères », substantif pluriel scandé, dédoublé, comme pour marquer cet irrésistible élan fusionnel des uns vers les autres. Mutatis mutandis, chez Mudimbe, le sémantème « air » semble être non seulement une obsession scientifique, artistique et littéraire, mais aussi et davantage, comme chez Ovide – « Mét., VIII, 187 : Omnia possideat, non possideat aera Minos. »40 [Minos possède tout, mais il ne possède pas l’air] -, l’expression d’une véritable « limite de la puissance et du pouvoir », la marque d’un profond désenchantement. Le personnage de l’ « Américain » semble nous y éclairer à travers sa double réponse (narrée et chantée) à l’héroïne, sa compagne d’une soirée dansante, qui lui demande de lui parler de l’Amérique, son pays : - L’Amérique ? Une grande baie blanche s’ouvre, protégée par la police. Distraite, tu croises d’immenses bateaux impénétrables. Des fleuves en chœur. Des montagnes grandioses et folles défilent avec des cinémas pour voitures. Et voilà que toutes ses anecdotes se mettent à voleter avec les derniers accents d’un air en deuil : « …Tu seras quelque chose comme Marie-Madeleine et moi quelque autre saint du même coup adorés serons par toutes les femmes et par quelques hommes, quelques hommes… »41. Puissance de la dérision et dérision de la puissance, c’est la substance de cette micro-diégèse (premier fragment textuel) et de cette troisième cantilène (deuxième fragment textuel) que nous venions de relever. Cette puissance dérisoire est celle d’une superpuissance, « l’Amérique », qui apparaît comme une prison intérieure, un univers prospère mais absurde (micro-diégèse), où s’aimer se révèle être une croix des sectaires contre les unitaires ou les universalistes culturels (cantilène). Mais, malgré l’ironie, la parodie, l’exagération et la dimension humainement restrictive du passage chanté, c’est par sa tonalité intertextuelle ou l’allusion à la Bible, au Nouveau Testament et plus particulièrement à Jésus-Christ, symbole d’une vie désenchantée par enchantement et enchantée par désenchantement ; éphémère par excès d’optimisme et éternelle par excès de pessimisme –jeu du paradoxe métaphysique–, que ce sémantème « air » éloigne à l’évidence 40 41

V. Y. Mudimbe, Air. Etude sémantique, p. 64. V. Y. Mudimbe, Le Bel immonde, p. 20.

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l’idée d’une humanité crucifiée, et structure avec force celle d’une humanité libérée. De fait, comme Jésus, les minorités raciales des Etats-Unis d’Amérique, en l’occurrence, les Noirs, ne sont-elles pas devenues, le « Blues », le « Jazz », le « Rock » et les « Droits Civiques » aidant, aussi libres après leur longue crucifixion, leur « Golgotha », que proches de leurs anciens maîtres et bourreaux ? Ce pouvoir euphonique, historicité des voix jadis et naguère sans voix, a, toutes proportions gardées, humanisé le monde. En vérité, toute quête de liberté pour soi et pour les autres est un souffle intérieur et extérieur, un air multiforme, polyphonique et polysémique qui nous porte tous vers notre but ultime commun : l’antiracisme universel. Il s’agit en fait d’une identité planétaire à l’œuvre, de l’Antiquité à nos jours, chez tous les auteurs et dans tous les ouvrages dont l’idiosyncrasie et l’étymon spirituel ressortissent à un souffle intérieur, un « air » de liberté immanente inconditionnelle et inaliénable d’exister et de créer pour réinventer l’homme. Cette énergie libératrice et re-créatrice, Mudimbe en est davantage saisi dans Les Corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine. Voyons comment elle l’investit, et comment il s’y investit : Vingt ans après le départ catastrophique des Belges du Congo, je quittai, aussi, mon propre pays, mais par la porte étroite. Je ne correspondais ni à l’ordre, ni à l’esprit de la deuxième République. D’autre part, je n’étais pas un « juste » au point de devenir un candidat assassin au sens où l’a décrit Albert Camus. En tout cas, je ne me sentais pas une vocation d’esclave, même sous la férule d’un prince noir, et je ne pouvais me soumettre à l’économie d’une dictature. J’étais le produit d’un milieu, celui de mon enfance et de mon adolescence. L’un et l’autre m’avaient appris le sens de l’ordre du discours et m’avaient ouvert, directement, à mon droit à la subjectivité et, à ce titre, sensibilisé à celui des autres, de tous mes compatriotes42. Implicite au temps d’évocation –« vingt ans »– et au substantif de mouvement –« départ »– comme à tout le passage, d’ailleurs, « air » s’instaure comme une ubiquité rédemptrice pour les personnages en situation. Mais « Je » n’est pas un autre. C’est le sujet écrivant, instance autobiographique ou auctoriale, qui assume sa propre diégèse et témoigne d’un double drame historique. Ce drame, c’est, d’une part, « le départ catastrophique des Belges du Congo », chassés par le puissant vent ou « air » de liberté des années soixante, qui porta successivement au pouvoir, Joseph Kasa-Vubu et Eméry-Patrice Lumumba ; puis Joseph-Désiré Mobutu, le 42

V. Y. Mudimbe, Ibid, p. 162.

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fondateur de cette « deuxième République » ; et d’autre part, la « chasse aux sorcières », plus précisément, la répression qui s’abattra sur tous ceux des cadres et intellectuels qui n’accepteront pas de faire allégeance au système idéologique et politique du troisième de ces dirigeants. « L’exil ou la tombe » telle sera l’alternative. Mudimbe choisira cela va sans dire l’exil. Ce départ forcé est un « air » qui porte le narrateur-auteur vers le lieu de sa pleine et totale assomption : « V. Y. Mudimbe vit depuis plus de 10 ans comme professeur universitaire aux Etats-Unis. » (Cf. quatrième page de couverture). La structuration morphématique de ce toponyme globalisant, indique que celui-ci est un espace propice au cosmopolitisme scientifique et culturel, et à l’affirmation de soi. Les « U.S.A. » ne sont-ils pas appelés « melting-pot » [creuset] en raison de leur résonance unitaire et de la juxtaposition des deux sémantèmes-réceptacles : « Etats » et « Unis » ? La concavité hospitalière de la voyelle « U » est également expressive de cette vocation à recevoir autant toutes les individualités que toutes les collectivités humaines qui se puissent imaginer. Quoi qu’il en soit, l’omniprésence narrative du pronom personnel sujet « je » employé six fois autorise à penser que comme celle de l’air, la liberté de tout citoyen et a fortiori celle du sujet pensant, n’a pas de prix. C’est pourquoi, liant les fonctions critique et émotive, ainsi que la fonction intertextuelle de remémoration et de validation qui convoque la pièce d’Albert Camus, Les Justes, où celui-ci rejette « l’abstention pratique » et « l’efficacité à tout prix », comme pour mettre en abyme l’absurde et l’innommable, deux constantes également manifestes dans ses romans philosophiques La Peste et l’Etranger, Mudimbe dramatise cet air de liberté, en accentue l’expressivité, afin de mieux nous convaincre qu’être au monde, c’est aussi être libre d’en révéler l’inhumanité. En est significatif, cet air de liberté déracinante exemplifié par « le départ catastrophique des Belges » ou l’irrationnel des autochtones congolais au moment de l’indépendance nationale ; et le régime tyrannique des nouveaux maîtres, que dans tout son acte testimonial, le narrateur-auteur nous restitue avec un humour noir. L’acte testimonial est un discours de vérité souverain comme est souverain l’air. Suivons encore Mudimbe : Vous n’êtes pas un politique, m’a dit Jacques Bassot. J’ai, cependant, fréquenté les allées politiques. Non point celles où les puissants s’arrachent les mots et, parfois, hélas, les cœurs. Mais les autres, plus discrètes où l’on ne sait, en avançant, si on risque de sauter sous une bombe ou de se retrouver en prison pour trafic de pouvoir43. 43

V. Y. Mudimbe, Ibid., p. 162.

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Dénier à l’assertif et au déclaratif d’un tiers ou d’une connaissance toute capacité à s’instaurer comme vérité ou certitude, est le propre de l’humour, « forme d’esprit qui cherche à mettre en valeur avec drôlerie le caractère ridicule, insolite ou absurde de certains aspects de la réalité ou de soi-même ; qualité de qqn (sic) qui peut comprendre cette forme d’esprit : Manquer d’humour, Avoir le sens de l’humour. L’humour noir souligne avec cruauté l’absurdité du monde. »44 Et si l’humour consiste en la restauration du sens de ce qui est dénié, la vérité ou la certitude de quelque chose ; l’humour noir, sa forme achevée, consiste en la restauration du sens humain. C’est une « bouffée d’air », expression de ces « allées politiques » ou de cette saine gestion de la cité où le personnage-auteur met ses humanités gréco-latines, son multilinguisme et toute son expérience universitaire, tout son humanisme, au service de l’humanité sociale, apprenante, cherchante et pensante. Sa distanciation d’avec l’humanité inhumaine où les « puissants s’arrachent les mots et, parfois, hélas, les cœurs » est une invite à la culture de la culture qui consiste à restituer et à conserver aux mots leur puissance émancipatrice. 4. Conclusion Comme le montrent implicitement tour à tour Alain Rouch, Gérard Clavreuil, Mukala Kadima-Nzuji, ses biographes et décrypteurs ainsi que lui-même Mudimbe, explicitement, dans presque toute son œuvre et plus particulièrement dans son essai encyclopédique, Air. Etude sémantique, son roman hallucinatoire et baroque, Le Bel immonde et son essai autobiographique traversé de toutes ses trajectoires épistémologiques, Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine, la sémantique de l’humanisme se définit, chez lui, par son expérience de la liberté et de l’écriture. Cette liberté, c’est effectivement la sienne et celle des mots, qui nous apparaît comme apparentée à la liberté de l’air ou du vent. Celle-ci qui se conçoit plus qu’une contingence, est transcendance, mouvement et action majeurs. Il s’agit d’une dynamique qui porte le personnage biographique et autobiographique dans sa quête d’altérité ou sa quête du sens. Le sens, c’est l’Autre, c’est-à-dire l’homme et la science qui ne laissent de le convoquer à son propre accomplissement. Cet accomplissement qui s’opère par l’écriture et par l’engagement dans le concret et le social, fait de Mudimbe un homme total. En d’autres termes, il est un homme de tous les savoirs, de toutes les cultures et de toutes les sciences, de tous temps et de tous lieux, en tout temps et en tous lieux. 44

Dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, 1993, p. 771.

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Serait-il un démiurge ou Dieu lui-même ? Qu’importe cette question puisque Mudimbe est ouvert à toute humanité, comme cet humaniste de la Renaissance et du Siècle des lumières. C’est autant son universalisme que celui du mot « air » dénoté et connoté par lui en grec, en latin, en français ; et qui induit le mot « aire », c’est-à-dire cet espace-temps qui fonde tous les langages ou toutes les cultures et civilisations constitutives de notre patrimoine planétaire. Instance biographique, autobiographique et auctoriale, Mudimbe qui a conscience que « toute conscience est conscience de quelque chose », est en dernière instance l’expression d’un cosmopolitisme littéraire, scientifique et culturel où les mots sont un pouvoir qui humanise le pouvoir, tout pouvoir. Comme la « sémantique de la poésie », la sémantique de l’humanisme est, chez Mudimbe, une science de la littérarité et une littérarité de la science. 5. Références - Bellemin-Noel Jean, Psychanalyse et littérature, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », N° 1752, 1979, 127p. - Bellemin-Noel Jean, Interlignes. Essais de Textanalyse, Paris, P.U.L., 1988, 222p. - Chemama Roland et Vandermersch Bernard (sd), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, Coll. « Les Référents », 1998, 462p. - Chevrel Yves, La Littérature comparée, Paris, P.U.F., Coll. « Que saisje ? », 1989. - Darcos Xavier, Robert Jean-Pierre, Tartayre Bernard, Moyen-âge XVIe, Paris, Hachette, Coll. « Perspectives et confrontations », 1987, 367p. - Dictionnaire encyclopédique, Paris, Larousse, année, 1690p. - Freud Sigmund, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1962, 444p. - Freud Sigmund, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard, Coll. « Folio-Essais », 1999, 443p. - Greimas Algirdas-Julien, Sémantique structurale, Paris, Larousse, Coll. « Langue et Langage », 1966, 262p. - Guiraud Pierre, La sémantique, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », N°655, 1969, 128p. - Littératures francophones Afrique-Caraïbes-Océan indien : dix-neuf classiques, Paris, CLEF, 1994, 359p. - Malinowski Bronislaw, Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Paris, P.B.P., 1980, 184p. - Mudimbe Valentin-Yves, Air. Etude sémantique, Wien, Engelbert Stiglmayr, « Acta Etnologica et Linguistica », Nr. 46, « Series Generalis 5 », 1979, 454 p.

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- Mudimbe Valentin-Yves, L’Odeur du père. Essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, Paris, Présence Africaine, 1982, 208p. - Mudimbe Valentin-Yves, Le Bel immonde, Paris, Présence Africaine, 1976, 170p. - Mudimbe Valentin-Yves, Les corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin à la bénédictine, Paris, Présence Africaine, Coll. « Humanitas », 1994, 229p. - Pouillon Jean, L’œuvre de Claude Lévi-Strauss, Levi-Strauss Claude, Race et Histoire, Paris, Gonthier, Coll. « Médiations », 1961, 132p. - Roheim Geza, Psychanalyse et anthropologie, Paris, Gallimard, 1978, 602p. - Rouch Alain, Clavreuil Gérard, Littératures nationales d’écriture française, Paris, Bordas, 1986. - Sartre Jean-Paul, L’Etre et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943 ; 1986, 696p. - Todorov Tzvetan, Empson William, Cohen Jean, Hartman Geoffrey, Rigolot François, Sémantique de la poésie, Paris, Le Seuil, Coll. « Points », 1979, 181p. - Vincke Jacques-L., Le Prix du Péché. Essai de psychanalyse existentielle des traditions européenne et africaine, suivi de M.-Y. Mudimbe, Réponse à J.-L. Vincke sur quelques questions de méthode, Kinshasa-Lubumbashi, Ed. du Mont noir, Série « Essais », N° 6, 1973, 54p.

Sciences humaines

Les enfants de la rue à Brazzaville : enjeux psychologique et social Dieudonné Tsokini Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract Le phénomène des enfants de la rue est l’un des phénomènes sociaux qui marque la crise de la société congolaise actuelle, particulièrement dans les grands centres urbains, notamment à Brazzaville. Il constitue une préoccupation à la fois sociale et scientifique et qui exige une approche contextuée. Celle-ci obéit à des modèles d’obédience psycho-dynamique qui jettent un regard sur un certain nombre d’aspects, tant celui lié à la position psychique de l’enfant qu’à celui concernant la fonction parentale. L’enfant de la rue comme tout autre enfant, tout en étant dans une problématique développementale particulière, est un enfant qui a une histoire, une vie qu’il convient de connaître et qui probablement se développe autrement, d’où l’intérêt du regard psychologique. The phenomenon of the children of the street is one of the social phenomena which marks the crisis of the current congolese society, particularly in big city centers, in particular in Brazzaville. It establishes at once social and scientific preoccupation and which requires an approach taking into account the context. This one obeys models of obedience psychology-dynamics which throw a glance on a certain number of aspects, both that connected to the psychic position of the child and to that concerning the parental function. The child of the street, as quite other child, while being in a particular mental problematic developpemental, is a child who has a history, a life which it is advisable to know and who probably develops otherwise, where from the interest of the psychological glance. Mots clés/key words : crise sociale, psychodynamique, position psychique, fonction parentale/Social crisis, psychodynamic, psychic position, parental function.

0. Introduction Le phénomène des enfants de la rue est aujourd’hui au Congo, un des phénomènes sociaux dont l’acuité, d’un point de vue de sa prégnance ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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sociale, lui confère le qualificatif de fléau. C’est véritablement un phénomène de masse renforcé par un flux migratoire important venu de la République Démocratique du Congo pour l’amplifier au point de constituer une préoccupation des pouvoirs publics. De nombreux séminaires sont constamment organisés au fil de l’évolution du phénomène dont on n’arrive pas à trouver les limites tant que le problème n’est pas abordé de manière scientifique pour un meilleur traitement. Phénomène devenu mondial, il a fait l’objet de travaux menés par Jacques Meunier sur les enfants des rues appelés « les gamins de Bogota », ceux d’Alvaro Escobar appelés « les enfants tueurs de Medellin », et ceux de Douville portant sur les enfants de la rue au Mali, les « schégués » à Kinshasa, qui renvoient tous à la problématique du conflit relationnel en articulation avec le social. L’importance de ce phénomène au Congo, particulièrement à Brazzaville, a suscité un certain nombre d’engagements par les pouvoirs publics et les organismes internationaux dont l’Unicef, dans la perspective de la définition des stratégies de réinsertion de ces enfants. Mus par des motivations essentiellement humanitaires, notamment dans le contexte postconflit, l’Unicef et l’Etat congolais initient des opérations destinées à récupérer ces enfants errants dont la plupart sont des orphelins et des enfants séparés de leurs parents du fait des guerres successives qui ont affecté la société congolaise. Parmi eux, on retrouve les orphelins totaux, partiels, les enfants des familles re-composées et même des enfants des familles unies. Pour ces derniers cas, leur présence dans la rue situe la complexité de ce phénomène dans toute sa substance et subtilité psychologiques. C’est partant de cette préoccupation que cette réflexion tente de dégager les ressorts psychologiques et sociaux par lesquels ce phénomène se donne à lire et de questionner, par voie de conséquence, la marginalisation dont sont l’objet ces enfants .Evoquant la situation des jeunes dits « en galère », Olivier Douville (2005) avance que « les jeunes en galère ont justement tendance à investir la rue comme une surface de séparation d’avec la famille. Après un événement traumatique, il arrive que le dedans se révèle dangereux et le dehors sécurisant. La levée du refoulement pour certains de ces enfants, le vide pour d’autres, jettent des jeunes enfants dans l’errance »1. Dans un autre contexte africain à Bamako, Douville souligne que « la vie dans la rue expose des jeunes, souvent coupés de leur famille (simples et élargies) à des dangers physiques et psychiques. Cette vie « dans la rue » qui se chronicise très rapidement n’est pas sans entraîner des perturbations des fondations subjectives du temps, de l’espace, d’autrui et du corps.

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Olivier Douville, « Enfants, adolescents dans les grandes villes du monde », Journal des psychologues, 225, 2005, pp. 23-59.

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C’est là où se situe le véritable enjeu scientifique de cette réflexion en ce que la dimension psychologique y apparaît dans toute sa subtilité, à travers le prisme psycho dynamique d’approche où la problématique inter subjectve en lien avec le social est le référentiel de base. Ainsi, le traitement du phénomène des enfants de la rue, dans sa visée scientifique, obéit à une logique psycho-dynamique qui jette un regard sur des questions liées à la dynamique psychique intrinsèque de ces enfants et la fonction parentale, particulièrement la fonction paternelle. Il s’agit d’une approche qui ouvre sur un espace et un horizon de vie des enfants dont l’existence est bâtie sur un sous-bassement psychologique assez exceptionnel qui les amène à exprimer une subjectivité profonde et assumer leur vie ; une condition sujette à une catégorisation marginalisante qui, tout en les stigmatisant, les confine dans l’ordre de « l’anormalité ». Cette anormalité interpelle le psychologue qui, par le biais de la clinique, questionne ce phénomène afin de comprendre la trame existentielle qui marque la vie, précisément la vie de rue de ces enfants considérés comme des marginaux. 1. Problématique. Cette problématique, à notre entendement, procède d’un questionnement qui s’articule autour de quelques interrogations à savoir : -

Pourquoi sont ils dans la rue ? Que font-ils dans la rue ? Comment sont-ils arrivés à partir de la maison pour gagner la rue ? Comment assurent-ils leur quotidien ? Pourquoi y demeurent-ils ? N’ont-ils pas de parent ?

L’ensemble de ce questionnement tiré de l’étude de l’Uerpod2 permet de s’enquérir, tant soit peu, de la réalité de ce phénomène qui, dans sa contextualité sociale à Brazzaville, apparaît comme un véritable fléau, surtout que l’on sait combien ces enfants ont été les principaux acteurs des scènes des violences socio politiques au Congo, particulièrement à Brazzaville. Cette étude rapporte que, plus de 36% des parents sont au courant de la situation de la rue de leur enfant et sur 778 enfants concernés par l’enquête, 20% déclarent explicitement être encouragés par les parents. En termes d’hypothèse, J.P. Toto énonce que : « Dans cet environnement en

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Uerpod, Etude sur les enfants de la rue, Unesco (Commission nationale), Brazzaville.

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mutation, il faut aller à la rencontre de cette marginalité de l’enfance, pour décrypter les messages, les silences et les non-dits dont il est porteur »3. Cette hypothèse réfère à cette réflexion une perspective d’approche centrée sur la psychanalyse du social où les questions de la subjectivité de l’enfant, de la parentalité et singulièrement de la fonction paternelle, sont des questions centrales. En tout état de la cause, la problématique des enfants de la rue soulève, d’un point de vue définitionnel un certain nombre d’écueils qui exigent des précisions, à savoir : - d’abord, un écueil relatif à la réalité des enfants dits enfants « dans la rue », c'est-à-dire des enfants qui, ayant échappé à l’autorité parentale fréquentent la rue en y consacrant le plus clair de leur temps dans la rue. Ce sont des enfants prédisposés à la déperdition scolaire. - Ensuite, en écueil relatif à la réalité des enfants dits enfants « à la rue », c'est-à-dire des enfants dont la vie est organisée dans la rue, sans y dormir, et qui ont rompu tout lien avec la famille d’origine. - Enfin, un écueil relatif à la réalité des enfants dits enfants « de la rue », c'est-à-dire des enfants qui ont pour cadre de vie la rue. Ces enfants se prennent en charge pour se construire une existence individuelle forte et collectivement soutenue dans un espace atypique qu’est la rue en dehors du cercle familial. Cette existence menée dans la rue peut procéder de plusieurs mécanismes à savoir : a)-soit, elle est le fait d’une rupture brutale liée à la perte d’objet que constitue(nt) le parent ou les parents. Et, ne disposant d’aucun support sécuritaire, la rue devient le dernier rempart de survie de l’enfant. b)-soit, elle est l’aboutissement d’un processus de la vie dans la rue de façon intermittente ou épisodique et qui se cristallise, se structure pour qu’il se mette tout naturellement dans la rue afin devenir finalement un enfant de la rue. Cet enfant va, dans la réalisation de sa vie, adopter des attitudes étonnantes de survie propres à un adulte. On dit d’eux qu’ils sont des adultes précoces, c'est-à-dire qui font très tôt l’expérience de la vie adulte. c)- soit elle est le résultat d’un climat familial négatif. Selon Monique Aube, « plus le climat familial est négatif, plus les adolescentes 3

Jean-Paul Toto, Les enfants de la rue à Brazzaville, Uerpod-Unesco, Uepa, Brazzaville, 1994, p. 19.

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développent sont orientées vers leurs amies Dans certaines conditions, les adolescentes développent des stratégies compensatoires d’adaptation face aux multiples carences familiales4». Cette idée, du reste très prenante a été reformulée par Douville de manière interrogative quant à savoir: « n’est ce pas être privé du temps de l’enfant, devenu trop vite un homme plutôt faire l’homme (Douville 2005) ». d)- soit, elle est la consécration de l’abandonnisme dont l’enfant est l’objet dans la constitution même de sa subjectivité profonde, parce que mal accueilli. Cette thèse de Ferenczi (1929) de portée psychogénique évidente convie à penser que les enfants de la rue seraient la conséquence d’un abandon parental, qui, en les laissant tomber, les pousse et à terme, dans la vie de rue en tant que vie de souffrance. En effet, la rue, à certains égards, répond à cette logique, en ce qu’elle est aussi justement ce lieu d’objectivation de la souffrance, lieu de la malédiction et du malheur en général. 2. La rue et le contexte de vie de l’enfant de la rue Dans une certaine mesure, on peut rattacher la signification de la rue à une double symbolisation : la symbolisation normale, socialement positivée et la symbolisation anormale. Du point de vue de la représentation sociale, la rue est un lieu de construction identitaire et d’affirmation sociale. C’est le lieu d’expression de la liberté, de la conquête relationnelle, un lieu qui n’appartient à personne sinon à tout le monde, enfants, pères, mères, autrui etc., et où, dans une sorte de complexité transactionnelle, les uns et les autres se côtoient, s’affrontent, créent des relations selon une codification socialement normativée qui sert de levier à toutes les pratiques individuelles et sociales. Tout se passe dans la rue qui, de ce point de vue, devient un espace social de construction de vie de l’enfant. Selon une vision culturelle, la rue est le lieu du jeu avec les autres qui contribue à l’incorporation du moi du groupe, des pairs et d’où naît la prise de conscience de l’altérité par la présence. Elle représente l’ouverture au monde, le monde des pairs d’abord et des adultes ensuite pour une socialisation effective. La part incomplète reçue en milieu familiale se complète avec celle de la rue pour une socialisation plus totale, car faire l’expérience de la rue, c’est faire le premier pas dans la société par l’intériorisation du groupe social.

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M. Aube, « Climat familial et réseaux d’amies chez les adolescentes », Enfance, n°2, 2004, p. 118.

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Aussi, est-elle ce lieu privilégié du jeu de l’enfant : jouer au ballon, aux billets, au jeu de poker, mais aussi lieu du narcissisme et de l’expression de sa subjectivité en acte dans le jeu social. En fin, c’est le lieu des apprentissages et d’acquisitions des réflexes et codes culturels et de la symbolisation des rapports sociaux. Elle est donc un espace partagé de régulation sociale, lieu de transaction diverses et d’élaboration des stratégies d’organisation des jeux relationnels entre enfants et enfants (entre eux ou pairs), entre enfants et adultes, du point de vue de l’articulation du jeu social dans un espace commun, anonyme ou impersonnel. Ce jeu convient-il de le mentionner, se joue aussi bien au-dedans, mais bien souvent au dehors de l’espace de relations basiques initiales qu’est la famille, c'est-à-dire dans la rue. Aussi, à contrario, la considère t-on, selon la cosmogonie noire africaine comme ce lieu de malheur et de la maladie, de la malédiction, de l’inconduite, de violence, lieu de « ramassage des problèmes qu’on aurait évités si seulement on était resté à la maison ».C’est donc, de ce point de vue, un lieu de dé-construction de la vie. En somme, et toutes combinaisons hypothétiques faites, la rue, de par ses multiples facettes, est finalement le lieu de la complexité humaine et sociale, donc un lieu de culture(s). Partageant le même espace de vie avec les autres membres de la société, pairs et adultes, ces enfants se forgent une vie, s’accommodent à la donne de vie de rue partagée avec les autres pour se construire. Alors, ne pourrait-on pas se demander s’ils ne font pas tôt l’expérience de vie d’adulte à laquelle ils aspirent (légitimement), mais trouver au sein de la famille, particulièrement auprès des parents des canaux sûrs de réalisation de leur ambition ?; autrement dit, ne sont-ils pas en quête de liberté ou d’autres repères pour des pertes nécessaires et indispensables à leur avancée, à défaut de les trouver dans l’espace conventionnel que constitue la famille, telles sont les hypothèses qui soutiennent cette réflexion, quant aux possibilités d’investissement par l’enfant du dehors et du dedans de la scène familiale. Corrélativement à ces hypothèses, l’absence de réactions parentales ou familiales à rechercher et retrouver l’enfant parti comme on cherche un enfant perdu. Cela, sans doute parce que l’enfant de la rue, par rapport aux parents, n’est pas un enfant perdu puisqu’on le voit et même son lieu de vie est à peine à 15 ou 30 minutes de marche de la maison des parents. Aucun mouvement ou aucun avis de recherche n’a été ni enclenché ni formulé par les parents ou par les pouvoirs publics, et non plus par aucune institution sociale sur la recherche de ces enfants qu’on ne voit plus à la maison. La question à se poser est de savoir si ces enfants sont réellement partis de la maison où sont-ils simplement allés dans la rue comme ils le faisaient auparavant en s’y rendant de temps en temps et souvent, ne rentrant

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que le soir sans être inquiétés ou tout au moins interpellés par le père ; à la seule différence qu’ils y mettent plus de temps, plusieurs mois et voire des années. Nombreux d’entre eux expriment le désir de rentrer à la maison, et ce, à hauteur de 27%, (Uerpod, 2000). Le père sidéré décontenancé n’exerce plus d’autorité sur l’enfant, et que sa disparition ne génère aucun souci apparent du parent (une situation qui paradoxalement semble visiblement l’arranger). Ainsi, n’ayant pas engagé de démarche de recherche de l’enfant parti, peut-on penser que les parents soient inquiets de leur disparition, ou alors, s’agit-il d’une situation qui les arrange, malgré eux ? C’est là aussi ne autre facette de la complexité de ce phénomène qui, loin d’être un phénomène stricto-sensu de l’enfant, est aussi un problème des parents, de la famille et de l’environnement social dans son ensemble. Qu’observe-t-on ? C’est l’objet du deuxième axe qui consiste à dégager les points forts de cette réflexion centrée sur toute la complexité e la relation parentale en lien avec la subjectivité de l’enfant. Pour ce faire, deux axes semblent opératoires à savoir : - d’une part, la problématique relationnelle familiale avec à la clé la question de la fonction parentale ; - d’autre part, la perspective « subjectale » où la question des l’énergie psychique de l’enfant est aussi un enjeu essentiel. De ce fait, la rupture parentale d’une part, et l’énergie psychique de l’autre, constituent les deux axes d’investigation que suscite l’approche de ce phénomène vu comme totalité ; totalité parce que parent(s) et enfant(s) sont impliqués dans une relation conflictuelle sur fond de souffrance plus visualisée sur l’enfant présenté et perçu comme un enfant marginal, un déviant et dont la souffrance cache celle des parents, notamment celle du père. Le clinicien, engagé dans cette entreprise se doit, alors de gérer cette « totalité pathologique » qui semble affecter plus les parents que l’enfant. 4. Perspectives d’approche 4.1. De la rupture relationnelle enfant-parent Cette rupture est dans la plupart des cas le fait de la guerre suite à une séparation brutale avec les parents, soit disparus parce que morts pendant la tragédie de guerre, soit éloignés de l’enfant qui désormais erre sans abri et doit affronter la dure réalité de la vie. Pris dans un tel engrenage, l’enfant vit une situation de dévitalisation et de désaffection. Cet enfant affectivement appauvri et qui doit faire face à un certain nombre d’épreuves pour la survie

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dans les lieux de son errance, utilise les défenses que définit J. L. Pedinielli, (2005) en termes de stratégies d’adaptation à la situation afin de faire face aux exigences dures de la vie. Mais bien souvent, l’enfant acquiert des comportements négatifs tels que le brigandage, le vol, le braquage, bref, des comportements déviants qui ont cours dans la rue et qui vont valider son existence de rue. Mais ce qui pose problème, c’est la situation de complicité entre les parents vivants, notamment le père et l’enfant avec lequel, (curieusement) il entretient de « bonnes » relations. A cet égard, les données résultant des enquêtes commanditées et rapportées par l’Unicef et l’IRC au Congo (2003) dans les périodes d’après guerres en 2000 et 2003 sont assez édifiant. Quelques indications selon la catégorisation ci-après mentionnées illustrent bien cette situation. En effet, d’après ces enquêtes confirmant celles de 2000 par l’Uerpod sur la même problématique et selon le lieu de résidence de l’enfant avant la vie de rue, près de 28,5% déclarent avoir vécu sous le toit familial avec papa et maman. Concernant la nature des rapports avec les parents, 43% déclarent entretenir de bonnes relations avec les parents. Quant au motif de préférence pour la rue, 17% évoquent le besoin d’argent et 7% le besoin de liberté et 7% contraints par la force des choses6 ». Ces indications posent, en filigrane, le problème de la fonction parentale, précisément, de la crise de cette fonction dans un système social presque anomique. J.P. Lebrun (2005), dans une lecture similaire de la crise en occident évoque la crise de cette fonction en parlant du bouleversement anthropologique. « Cette situation n’épargne pas la fonction paternelle qui installe le père dans une position réduite où sa place est menacée, aussi où, malheureusement, l’individualisation se développe lentement mais sûrement au détriment de la solidarité5». A Brazzaville, la famille traditionnelle subit d’importances mutations accélérées par la crise économique. Le principe de solidarité qui la caractérise, perd sa puissance dans un contexte où toutes les familles s’appauvrissent, réduisant le cercle des membres prioritaires devant bénéficier de l’appui familial et où prévaut désormais l’idéologie de la débrouillardise. Dans le même sens, Gérard Schmit, et Michel Wawrzyniak (2002) parlent de la vulnérabilité de la fonction parentale. En substance révèlent-ils que « de la question du père et des réflexions sur le champs de la parenté, se dégage une diversité de termes qui soulignent les formes actuelles de la vulnérabilité de la fonction parentale : la déchirure paternelle, le

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Jean-Pierre Lebrun, « Quelles légitimités pour une rencontre parents/professionnels », Colloque « la fonction parentale en question(s), Reims, ARPEA, 2005.

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morcellement de la paternité, l’affaiblissement de l’autorité paternelle6 ». Il s’agit, selon cette idée, d’une situation qui place le père dans une position de vulnérabilité et d’impossibilité d’affirmation de soi devant l’enfant. De la sorte, le père et l’ensemble de la structure familiale rentrent dans un système fait d’ambiguïtés qui s’inscrit dans un nouveau pacte de filiation incertaine. Les transformations des relations parents-enfants traduiraient à la fois le souci accru de respecter les besoins propres de l’enfant et celui d’accompagner le développement de ses potentialités en transformant le processus éducatif en un échange dans lequel l’enfant est considéré comme un partenaire Cette complexité sociale teintée d’anomalie n’épargne pas le système de relations basiques et crée un contexte nouveau de ré-appropriation de l’espace de vie où le dedans et le dehors sont dans une relation qui, le plus souvent, donne la primauté au dehors et donc à l’enclin à aller dans la rue plus vaste où « circule l’air » et où l’on « respire bien » alors que le dedans « étouffe » avec toute cette cohorte d’enfants de cousins, de neveux, de petits enfants à la charge du père (grand père selon les cas) impuissant devant ses tâches alimentaires de « père nourricier ». Enveloppant un « conflit psychique partagé» entre le père et l’enfant, mais ressenti différente. 4.2. Subjectivité et actualisation de l’énergie psychique Ce qu’il convient de penser, c’est énoncer que l’enfant de la rue, en quête d’affirmation, se trouve dans une position psychique de dépassement et dispose d’un potentiel développemental où la rue lui procure les éléments de sublimation de la perte à travers la présence des pairs (donner des références de l’influence du groupe des pairs à l’adolescence) où la communion des motivations leurs permettent de s’identifier les uns aux autres. L’enfant ainsi retrouve ses repères qui apparaissent comme des repères non-conformes à la normalisation sociale, c'est-à-dire la normalisation des adultes aussi où ils sont concernés par la diminution de leur autorité. L’embarras constaté et relevé dans l’enquête sus mentionnée, du parent à la rencontre de l’enfant se conjuguent en créant un conflit partagé par les deux qui chacun se trouve conforté dans sa position. Les obliger à vivre ensemble serait source de problèmes. Autrement dit, ils sont bien (pour l’instant) dans cette position puisqu’ils se rencontrent et l’enfant revenant même à la maison comme pour leur rendre visite, d’où cette énigme que constitue l’enfant de la rue. Ainsi, avoir une lecture psychopathologique de la question de l’enfant de la rue, c’est s’inscrire dans une option 6

Schmit G., Wawrzyniak M., Etre père d’adolescent aujourd’hui, Neuropsych Enfance Adolesc, 2000, pp. 19-27.

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réductionniste, réfractaire à l’entendement scientifique pour une lecture nuancée et véritablement psychologique. Elle est d’autant complexe qu’il convienne de la ramener de façon globale à l’échelle de la société congolaise, une société en déclin au regard du syncrétisme qui affecte les modalités relationnelles parentales. Aussi, pourrait-on penser, reprenant Richard Rechtman (2004) que « la crise de la société, de la famille et de l’individu répondrait, pour certains, la crise de l’adolescence. A la fois victimes et témoins privilégiés du déclin de notre ère, les adolescents trouveraient au travers de multiples écoutants qu’ils rencontrent les nouveaux porte-paroles de leur condition »7. Alors, ne reste-t-il qu’à traiter cette question des enfants de la rue à Brazzaville en la soumettant à la société. Aussi, pourrions nous dire, au regard de la politique de vulgarisation engagée par l’Unicef au Congo en matière de promotion des droits de l’enfant en général et de l’enfant vulnérable en particulier que les enfants de le rue, par leurs expressions diverses revendiquent ce droit pour leur reconnaissance en tant qu’enfants devant bénéficier de la protection à défaut de celle des parents, celles des pouvoirs publics et de la société en général. Comme on se rend bien compte, le phénomène des enfants de la rue soulève un ensemble de questionnements, notamment celui centré sur la dimension du pulsionnel et de l’énergie débordante non canalisée psychiquement. L’enfant de la rue, de ce fait, exprimerait un malaise non traité par l’exercice d’une fonction contenante qu’ont à remplir l’adulte, le père et la société et qui, par leur carence ou inadéquation, le confinent dans la marginalité. Tout 5. Conclusion En réalité, l’enfant de la rue formule un message, une demande, un appel à l’autre pour que s’instaure à nouveau un lien pour lequel il manifeste un intérêt quant à un possible retour chez lui mais un retour certainement conditionné. Ce retour possible, mais non acquis d’avance, même s’il est forcé, dépend des conditions d’accueil. En tout état de cause, les enfants de la rue sont des forces dotées d’une puissance psychique à canaliser comme des forces de travail. Ils sont dans une dynamique développementale dite astatuaire c'est-à-dire des adultes précoces, mais, aussi ils sont dans la problématique du lien à travers l’appel à l’autre, le père et la société. Ainsi, au lieu d’avoir une lecture psychopathologique de cette question, il paraît indispensable de penser à légitimer l’enfant de la rue tout 7

Richard Rechtman, « Le miroir social des souffrances adolescentes », L’évolution psychiatrique, 69.1, 2004, p. 139.

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en exprimant la nécessaire réligitimation du père dont la place et l’autorité sont menacées du fait de la crise de la structure familiale qui apparaît de plus en plus sous le mode de familles « dés-institutionnalisées ». Ils sont, en effet, des enfants qui, pour certaines raisons, peuvent être perçus comme des enfants qui se développent autrement. C’est dans cette perspective que la réponse à la préoccupation de la réinsertion des ces enfants pourrait trouver sens, d’où l’intérêt d’orienter l’approche par rapport à une lecture autre qui met en lumière le dynamisme qui habite l’enfant de la rue et l’anime, en vue de sa réhabilitation identitaire, seul gage pour la réussite des actions à engager en matière de réinsertion de ces enfants. 6. Références - Aube M. Julien D. et al., « Climat familial et réseaux d’amis chez les adolescentes », Enfance, n° 2, 2004, pp. 187-203. - Douville Olivier, « Enfants adolescents dans les grandes villes du monde », Journal des psychologues, 225, 2005, pp. 23-59. - Douville Olivier « Les enfants et adolescents en danger dans la rue de Bamako : questions cliniques et anthropologiques à partir d’une pratique », Psychopathologie africaine, 32.1, 2004, pp. 55-89. - IRC et UNICEF, Rencontres de rue Brazzaville, 2003. - Ferenczi S., Psychanalyse IV : œuvres complètes ; 1927-1933, Paris, Payot, 1982. - Lebrun Jean-Pierre, Un monde sans limite : Essai pour une clinique psychanalytique du social, Toulouse, Erès, 1999. - Machel G., « Enfants dans la rue », Langage et cultures des enfants de la rue, Paris, Karthala, 1998. - Morin Edgar, La méthode 6 : Ethique, Paris, Seuil, 2004. - Paquette D., « La relation père-enfant et l’ouverture au monde », Enfance, n° 2, 2004, pp 205-225. - Pédinielli J. L. et Bernoussi, A., Les états dépressifs, Paris, Nathan, 2004. - Poussin Gérard, La fonction parentale, Paris, Dunod, 1999. - Rechtman Richard, « Le miroir social des souffrances adolescentes : entre maladie du symbolique et aveu généralisé », L’évolution psychiatrique, 69, 1, 2004, pp. 129-139. - Schmit G. et Wawrzyniak, M., « Etre père d’adolescent aujourd’hui » Neuro Psych Enfance Adolesc, 2000, pp. 19-27. - Tessier S., A la recherche des enfants de la rue, Paris, Karthala, 1998. - Toto Jean-Paul., Les enfants de la rue à Brazzaville, Dakar, URPOD (Uepa), 1994.

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- Toto Jean Paul, « Les déterminants économiques et socio culturels des enfants de la rue en Afrique », African population conference, 3, Durban, 1999, pp. 335-364. - Unesco, Etude sur les enfants de la rue Brazzaville, 2000. - Wallet J.W., Des sociétés des enfants : le regard sur l’enfant dans diverses cultures, Paris, L’Harmattan, 1996. - Wawrzyniak M. et Schmit G., « Les coups de folie de la prime adolescence », Neuro Psych. Enfance Adolesc, 1999, pp. 143-150.

La société virtuelle face aux enjeux sociétaux Jean-Félix Makosso Kibaya Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract La société de l’information, notion polysémique dans sa définition et, complexe dans son essence, suscite depuis plus de deux décennies, un intérêt épistémologique certain. Son avènement est une révolution sociétale majeure, inhérente à la nature de ses technologies. Cependant, elle est loin d’être idéale. L’analyse de sa constitution révèle des aspects négatifs, découlant de l’appropriation inadéquate de certaines de ces technologies. Celles-ci deviennent quelques fois des entraves (Soete 1995), notamment dans la communication sociale. The information society, polysemous notion in its definition and complex in its essence, arouses for more than two decades, to an epistemogist interest. Its advent is a major societal revolution, inherent to the nature of its technologies. However, it is far from being ideal. The analysis of its constitution reveals negative aspects, ensuing from the inadequate appropriation of some of these technologies. These become several times obstacles (Soete : 1995), in particular in the social communication. Mots clés/key words : Société de l’information, technologies de l’information et de la communication, idéale, entraves, communication sociale/ Information society, technologies of information and the communication, ideal, obstacles, social communication.

1. Société virtuelle : jeux et enjeux de l’information La société de l’information repose sur un socle, dont l’appréhension nécessite une synthèse de quelques unes de ses définitions. Leurs spécificités connotent des réalités et des conceptions sociales différentes. Des approches et des orientations idéologiques divergentes. Le débat sociologique autour de ce paradigme est essentiel. Il permet de le cerner, pour mieux comprendre ses différentes variations socioéconomiques, politiques, culturelles et mêmes individuelles. ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010, Université Marien Ngouabi, République du Congo

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Ainsi, elle est pour Bell une société postindustrielle (Bell : 1976). Conception économique qui sera par la suite contestée. Wiener pense qu’elle est une alternative à l’organisation sociale et politique existant (1971), bien qu’émanant d’un mathématicien, cette définition accorde la primauté à la politique. Touraine la définit comme la société de la connaissance, dans laquelle, les décisions politiques perdent de leur centralité (1969). Michel Foucault la qualifie d’hypermodernité et, l’associe à un changement de conception du monde. Perriault l’identifie à une modalité pour parvenir à des objectifs économiques, culturels, éducatifs et sociaux (2005). C’est la société en réseaux pour Castells (2001). Chacune de ces définitions concerne un domaine précis de la société ou du savoir. Ce qui signifie que, définir la société de l’information exige désormais, la prise en compte des aspects autres que, technologiques et scientifiques. De ce point de vue, la société de l’information est une société dans laquelle, l’information en s’appuyant sur les possibilités offertes par les technologies de l’information et de la communication joue un rôle central dans la vie économique, sociale, culturelle et politique (SMSI). Cette définition est si explicite, qu’elle formalise les caractéristiques de la société de l’information dans tous les domaines. Dans celui de la technologie, les progrès réalisés ont permis de faire disparaître ou presque les notions d’espace et de temps, d’abolir les limites entre image et réel, de confondre présence et absence, et de revoir l’acception des notions de désir et d’assouvissement (Négroponte : 1995). L’humanité est entrée dans une ère de confort visuel et mental et une proximité jamais atteint (Uhl : 2002). Sur le plan strictement technique, les outils de communication ont atteint un niveau de sophistication inégalé. Socialement, la société de l’information conduit l’homme a plus communiquer et, l’entraîne à plus de collaboration et de coopération (Cornu : 2005). Elle explicite la vision de Cooley pour qui, la communication porte les relations humaines de l’essence à l’existence, de l’intemporel à l’historique. Ainsi, communication et relations humaines ne peuvent être séparées que par une opération de l’esprit, phénoménologiquement, elles ne font qu’un (Cooley). Cela se manifeste au travers des réseaux sociaux comme Face book, Twitter, My space, des systèmes de messagerie comme Yahoo, Hotmail, des outils interactifs comme la Webcam et, des sites de rencontre tel Meetic. Les relations humaines bénéficient incontestablement de l’apport des technologies de l’information. En politique, les évolutions sont aussi évidentes. Il y a plus d’efficacité et de commodité. La campagne présidentielle de 2008 aux USA en est une illustration. C’est par le biais des technologies de l’information que Obama, alors candidat, y a levé l’essentiel de fonds pour sa campagne et, y a mobilisé le gros de son électorat en diffusant des vidéos sur internet et

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en envoyant des milliers de short message services (SMS) entre autres. Désormais, les hommes politiques restent joignables à tout instant grâce au téléphone portable. Ils peuvent s’enquérir, suivre et, au besoin réagir à une situation, où qu’ils se trouvent par le biais d’internet ou de celui du téléphone portable. En somme, les technologies de l’information et de la communication ont apporté la proximité voire la participation. Les responsables politiques sont plus proches de leurs concitoyens par l’intermédiaire de leurs blogs personnels. Ils discutent, exposent leur vision, répondent à des interpellations sur tous les sujets. Ce qui contribue à un peu plus de transparence. Ces avancées sont par ailleurs, observables en économie. Les technologies de l’information et de la communication ont bouleversé les fondements de l’entreprise. Elles y ont amélioré les conditions de travail, de formation et de production. Entraînées des nouvelles formes de travail, maximisant le rendement et réduisant la pénibilité. Elles ont dynamisé la gestion, aujourd’hui une décision prise à Pékin est instantanément exécutoire à New-York (Bill Gates : 1995). Le domaine culturel n’est pas en reste. Il est marqué par un renforcement des identités (Castells : 2001). Un site communautaire comme grioo s’adresse en priorité aux noirs d’Afrique et de la diaspora, du fait de leurs racines et de leurs préoccupations communes. Cela va beaucoup plus loin, un site spécialisé comme Youtube, rassemble et fait vivre des émotions communes aux fans d’un artiste, au-delà de leur couleur de peau, de leur idéologie, leur statut social ou simplement de leur implantation géographique. Au regard de cette analyse définitionnelle et des avantages certains, qu’elle procure, on serait tenté d’y voir en la société de l’information, une société parfaite. Ce serait céder au triomphalisme, tomber dans le manichéisme, sinon succomber au fondamentalisme (Breton : 2000). Car audelà, se profile de façon insidieuse, des aspects négatifs qu’induisent des changements profonds en l’homme aussi bien, dans son être que dans ses rapports sociaux au quotidien caractérisés par des reflexes rétrogrades (Thomas : 1984) voire primitifs (Freud : 1987). La communication dans la société de l’information recèle à certains égards une dimension illusoire, en témoignent les nouveaux comportements y relatifs. 2. Nouveaux types de comportements Pris dans l’illusion d’une pseudo évolution dans la communication au travers des outils mis à sa disposition, l’homme se découvre un instinct autre, il cultive et entretient des valeurs autres que celles prônées par l’éthique et la morale humaine, tels le repli sur soi, la violence ou

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l’obscénité, le voyeurisme, la pornographie, en somme une marginalisation sociale volontaire (Breton : 200). Serait- il parvenu à ce point, dans une société autre que celle de l’information qui, lui donne d’accéder et, de satisfaire ses envies mêmes les plus abjectes comme la pédophilie, la scatophilie, la zoophilie et le sadomasochisme ?. Certes, ces pratiques blâmables ne sont pas le fait de la société de l’information, elle les a cependant amplifiées et banalisées, un simple clic sur le mot sexe sur internet vous donne de milliers de sites pornographiques, ce, faisant de la communication un processus homme-machine- homme. 2.1.

Liens Resautés- Homme-Machine-Homme La communication relationnelle est une communication non mécanique. Elle crée des relations sociales solides et humanisées, gage d’une société épanouie et libérée que Attali appelle « socialisme communicatif », c’est-à-dire une société qui donne à ses membres les moyens de vivre intensément leurs relation, malheureusement elle pâtie ( De la Hayes : 1984). Elle est devenue une chimère dans une société ayant perdue tout sens de l’échange et tout fondement éthique sur l’expression de la socialité, et dans laquelle le nihilisme est décadent et l’individualisme exalté (Jeudy : 1989). L’individu devient un acteur fictif en dépit de sa vigilance pour garder une certaine distance. Les rôles qui lui sont échus perdent leur sens dans des effets de contagions telles que les références, les valeurs, les règles sans produire de la distance ou de la différence. Il n’a plus de place déterminant dans un processus qui l’échappe. Il est conditionné par cette espèce d’engouement généralisé qui l’avilit et l’oppresse par des suggestions implicites voire des manifestations ouvertes. D’ailleurs, le succès que rencontrent les émissions de téléréalités, dans les sociétés occidentales est la preuve de cette adhésion, on ne peut plus volontaire à une nouvelle forme de relations humaines et de société. Mais, il exprime surtout une quête de socialité par des sujets n’ayant plus de références classiques de la communication. La société de l’information ressemble à une société virtuelle dans laquelle, l’homme n’est plus qu’un élément anonyme de différents réseaux de communication. Il vit dans une bulle technologique dont les effets lui donnent l’impression de contrôler ses actes. Cette fausse impression, modèle sont comportement au point de le transformer profondément. Ce fait est illustré par a community of tomorrow qui a ouvert en 1985 des pavillons bourrés de technologies. On peut s’y promener plusieurs jours à l’intérieur, c’est une sorte de grand village qui, offre un condensé des communications humaines et planétaires (Babin : 1986). C’est en quelque sorte le village planétaire prédit par Mc Luhan dans les années 1960.

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La communication devient un processus abstrait, la société aussi, puisque les liens sociaux et humains se délitent au profit des outils technologiques. Les technologies de l’information et de la communication font naître un vaste ensemble de communautés virtuelles, en même temps, elles enracinent des identités inventées reconnaît Castells (2001). Tout en élargissant le champ d’action de l’individu dans la société, elles lui empêchent toute autonomie. Et Barglow de renchérir que le passage historique des techniques mécaniques aux technologies de l’information et de la communication concourt à bouleverser les notions de souveraineté qui offrent un ancrage à l’identité personnelle (1994). Tout ceci montre que la société de l’information à instauré une forme de communication virtuelle dans laquelle l’acteur évolue dans une sorte de schizophrénie entre son identité réelle et son identité virtuelle F. Georges (2010), qui n’a de véridique que des sujets fictifs et des acteurs fictifs. Faisant basculer, la communication du communautarisme à l’individualisme. 2.2.

Passage du Communautarisme à l’individualisme Forme ultime de « l’échange impossible » dit Uhl, la communication virtuelle est dépourvue d’une dimension essentielle de l’échange, celle de la restitution. Car pour communiquer, il faut pouvoir donner, rendre, recevoir, détruire et, commencer (2002). A défaut de cette dialectique, la communication est biaisée et faussée, elle est donc figée et statique. L’homme vit désormais un paradoxe des plus saisissants, autant il a le sentiment d’être plus proche de ses contemporains au travers des technologies de l’information et de la communication de par le monde autant, il ne s’en était presque aussi jamais éloigné en réalité. La distance du langage de scène, du miroir est franchissable par le corps dit Jean Baudrillard, c’est en cela qu’elle reste humaine et qu’elle prête à l’échange. L’écran, lui est virtuel, donc infranchissable. C’est pourquoi, il ne se prête qu’à une forme abstraite, définitivement abstraite, qu’est la communication (1991). Tout en éliminant les frontières, les technologies de l’information et de la communication détruisent les notions de convivialité et de réciprocité. Les relations suscitées demeurent parfois fragiles et occasionnelles. Elles détruisent certains repères sociaux et construisent un univers éloigné du monde réel (Ansart : 2002). L’homme parcourt un monde virtuel, mais vit une solitude réelle. Les technologies de l’information et de la communication restreignent les possibilités des vrais contacts sociaux et d’une vraie communication relationnelle. De même que le virtuel et le monde « cyber », le téléphone contribue à des nouvelles formes de lien social, il institue des relations de proximité ambiguë, puisque proximité dans l’absence de la présence physique et du contact réel (Wolton : 1999). Les caractéristiques de cette

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société virtuelle dans laquelle nous vivons sont décrites par Akoun « les modes de consommations seront transformés ; des relations et des groupes à distance se feront et se déferont par le seul lien de réseaux de communication, sans autre contact interindividuel que les contacts communicationnels. A la fois séparé du monde et en relation avec lui, à distance de chacun et proche de tous, entouré de prothèses que sont la radio, le téléphone, la télévision, le fax et mille autres instruments régis par l’ordinateur, l’individu s’installe dans les rets des divers réseaux interactifs denses et, dans le même temps, verra diminuer les contacts face à face » (2002). Les progrès technologiques ne doivent pas masquer la réalité insidieuse de ce qu’ils ont instauré une société virtuelle régis par de nouveaux types de comportements sociaux humains. Une étude dirigée par Kraut à Pittsburg aux USA, pendant plus de 2 ans sur plus de 256 personnes a révélé que l’utilisation d’internet diminue le cercle des relations sociales proches et lointaines, augmente la solitude, diminue légèrement la qualité des supports sociaux et accroit le sentiment dépressif (Sciences humaines n° 180 août-sept 2000). 2.3. Dynamique de la relation médias technologie dans la relation humaine, culturelle et sociale L’homme subit une vraie influence de la société de l’information. Il tire profit de ses avantages, mais aussi supporte ses conséquences pour les moins préjudiciables à certains égards. Celles-ci s’observent, notamment sur son comportement au quotidien. L’homme a perdu certains reflexes inhérents à son être telle la réactivité et, Jeudy de conclure que les réseaux de communication deviennent ses « ennemis », ils prennent sont temps, le pénètrent, ce sont eux qui exercent un pouvoir viral sur lui et, qui produisent les figures de la destruction sur lui (1989). Conscient ou non l’homme devient la proie des technologies de l’information et de la communication. Il fonctionne selon des schémas calqués sur des référents pas toujours viables et crédibles. La véracité de nombreux programmes et images véhiculés par les TIC sont imaginaires ou de synthèses. L’image analogique ne correspond plus toujours à un référent du monde réel. Ça devient un « simulacre » dans la mesure où l’image précède le réel, elle inverse la succession logique, causale du réel et de sa reproduction Baudrillard (1981). Les changements de comportements relatifs à la société de l’information sont résumés par Virilio dans ce qu’il appelle la « téléprésence » qui est pour lui, cette propension de l’homme à créer des outils toujours plus performants et qui vont plus vite. Les technologies reconnaît-il, visent à éliminer la nécessité de se mouvo. La remarque ne manque pas de bons sens. En Occident, il est attesté qu’une des causes du développement de l’obésité ou du surpoids chez les jeunes est leur

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dépendance aux jeux vidéos qui les rend sédentaires et inactifs (Licoppe : 2004). Les TIC ont aussi des conséquences psychologiques importantes sur les jeunes et la société. L’apparition de certains comportements violents est en partie due à des programmes comme Buffy, des films tels Scarface et des jeux vidéos comme Armagédon, Fantasia, State of emergency ou Scream (Combaz : 2002). Des jeunes fragiles psychologiquement, expérimentent réellement les jeux qu’ils font virtuellement, sans distinguer fiction et réalité pour certains et par défi pour d’autres. La trilogie « Scream » réalisé par l’Américain Wes Craven est, à l’origine de nombreux assassinats à travers le monde (Amérique, Australie, France), impliquant des adolescents affirmant vouloir imiter les jeunes assassins de la trilogie (Clarisse Vernhes site rfi 29 août 2010). Les TIC développent aussi un repli sur soi manifeste, une vraie solitude que vivent des milliers de personnes surtout, dans les sociétés occidentales. Ces solitaires n’entretiennent plus qu’un rapport informationnel et instrumentalisé au monde qui les entoure (Breton : 2000). Cela a pour conséquence une disparition de la socialité qui a pour corollaire entre autres, l’accentuation des angoisses de la vie, la non maîtrise des irruptions du désespoir ou l’acharnement des pulsions suicidaires ou destructrices (Jeudy : 1989). Ces phénomènes croissent parce que l’homme s’est volontairement coupé du monde, c’est-à-dire du système de communication relationnelle porteur de valeurs et de références qui, lui permettait de s’épanouir et d’affronter certaines entraves dans son environnement. Il s’est soustrait dans une illusion de communication virtuelle dont toute l’organisation se joue dans les réseaux. Il devient non seulement solitaire, mais fragile et désorienté. Il ne parvient pas à concilier la vie réelle à l’imaginaire et au fictif, il est déboussolé. Cela va au-delà de sa sphère privée. Même dans les lieux publics chacun demeure seul, tout en étant au milieu d’une foule avec laquelle, il n’a pas de contact « les médias incarnent le paradoxe d’un espace public vide, c’est-à-dire le paradoxe de l’isolement et de la visibilité (Sennet 1995). L’exemple parfait est celui des transports en commun dans les grandes villes, dans lesquelles on se rencontre sans se parler, chacun regarde avec attention et intérêt les panneaux publicitaires ou les écrans d’information installés dans les stations défiler. Pour tromper l’ennui, certains lisent un livre ou font des jeux sur leur ordinateur portable. Les TIC consacrent l’avènement d’une foule solitaire d’individus dans nos sociétés (Riesman : 1964). La solitude de l’homme dans la société de l’information est une évidence. Elle est le signe réel d’une dégradation de la communication sociale, au profit d’une communication virtuelle qui réduit la vie en une simple représentation. La société de l’information « retire la chaire en donnant l’image (…), elle fantômalise le spectateur, projette son

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esprit dans la pluralité des univers imagés ou imaginaires, fait essaimer son âme dans les innombrables doubles qui vivent pour lui (Morin : 1965). L’image est frappante, l’homme devient un fantôme dans la communication virtuelle et dans la société de l’information. Ce qui expliquerait des comportements de plus en plus visibles comme l’exhibitionnisme « Internet favorise et exacerbe la promiscuité entre la part d’ombre qui sommeille en chacun et sa mise en lumière, ce qui est dévoilé, offert au regard n’est que l’expression de la défaillance du sujet à accomplir son désir » Baudrillard (1993). La vie privée a perdu de sa signification, elle est visible et accessible au travers de divers procédés de mise en scène de l’espace personnel sur internet. Cela concerne aussi bien les individus que les groupes et, les contenus des films vont de la pornographie aux retrouvailles amicales en passant par des accouchements. Chacun a le droit de s’exhiber même dans sa plus stricte intimité. « Chaque homme aujourd’hui a le droit d’être filmé » (Walter 2000) ; chaque canari, chaque objet, chaque situation, chaque maison, chaque fantasme réclame maintenant les mêmes prérogatives (Uhl 2002). L’exhibitionnisme crée une autre catégorie d’internautes : les voyeurs, que Lacan qualifie d’omnivoyeurs (2000), ce spectateur qui n’attend rien plus, écrit Baudry à propos de la pornographie « qui n’attend rien et qui l’obtient intégralement (1997). Aujourd’hui, des nombreux sites existent sur internet pour permettre aux exhibitionnistes et aux voyeurs d’assouvir leurs passions (crushedplanet.com). Les TIC ont « affaibli la vie publique ainsi que les rapports intimes c’est-à-dire ceux qui intéressent vraiment les gens sont entièrement déformés » (Dufour 2009). Le self love s’est érigé en étendard, créant une promiscuité entre les hommes d’une part, et entre l’homme et la machine d’autre part. Les TIC ont développé des comportements nouveaux répondant implicitement au besoin d’une communication réelle, qui tend à disparaître au profit des réseaux, qui laissent l’homme sur sa soif de communiquer avec autrui. 3. La nouvelle vie en société ou la marginalisation La vie en société est en partie conditionnée par les TIC. Il convient cependant, de préciser que ce ne sont pas les technologies au sens des outils créés par l’homme qui sont à décrier, c’est plutôt l’usage qui en est fait, qui est en cause. Les effets d’une technologie et son devenir social ne relèvent pas d’une approche positiviste où la technique serait entant que telle, cause des effets sociaux (Sennet : 1995). Ainsi, l’histoire des TIC s’intègre dans la transformation sociopolitique qu’à connu la société moderne, à savoir un « bouleversement dans la façon dont les hommes pensent leurs rapports au

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monde à, autrui à, eux-mêmes, et qui s’expriment par la sécularisation du politique et par l’individualisme (Akoun : 2002), c’est ce que F. Balle présente dans l’univers des médias comme la « double aventure de l’industrie et de la liberté. Autre aspect de la nouvelle vie initiée par les TIC, c’est celui révélé par Sennet : « les communications électroniques sont l’un des moyens par lesquels la notion même de vie publique a été étouffée. Les médias ont énormément accru la quantité de connaissances que les groupes sociaux ont les uns des autres, mais ils ont également rendu tout contact superflu (Sennet : 1995). La nouvelle société est aussi caractérisée par un manque de réflexion sur des sujets importants, J. Habermas écrit : « les nouveaux médias captivent le public des spectateurs et des auditeurs, mais en leur retirant par la même occasion toute distance émancipatrice (1987). La nouvelle société celle, de l’information et de la communication, est une société d’apparente liberté en ce que les hommes ne font plus d’efforts de réflexion. Ils se laissent complètement absorber par les outils dont ils disposent. La société de l’information est constituée de différentes prothèses que sont les TIC qui, à leur tour organisent une communication virtuelle, pour une vie utopique ou presque. La société est passée d’un civisme où l’homme s’investissait dans la citoyenneté à un univers de fusion avec ceux-là qui sont comme lui dans un espace atomisé et communautarisé (Akoun : 2002). La vie dans la société de l’information devient l’antidote de la vraie vie. C’est une société dans laquelle les gens ne pensent qu’à eux-mêmes. Cette société développe des valeurs amorales et perverses. L’individualisme prédomine sur le collectif. Les technologies de l’information favorisent l’instantanéité dans la diffusion de l’information. Celle-ci a pour finalité, une espèce d’exhibitionnisme qui consiste à tout dire, tout montrer, tout entendre et tout voir, qui reflète deux tendances bien connues, l’exhibitionnisme et le voyeurisme. Des comportements symptômatiques du désarroi de l’homme face à un environnement technologique qui ne le satisfait pas. Ce sont là, à la fois des comportements et des agissements révélateurs d’un besoin de l’homme d’exister et, surtout, de communiquer avec ses contemporains. Il s’aperçoit qu’il n’est pas dans un vrai processus de communication qui rende compte de son vécu. Il détourne la communication dans ce que Jeudy appelle une « caricature » de la communication (1989), qui se manifeste par des attitudes marginales tel le repli sur soi ou le voyeurisme. C’est une sorte d’exorcisme de l’absence de la communication relationnelle par des moyens qui éloignent encore un peu plus celui qui s’y adonne de ses contemporains. Eclaté et fragmenté à l’interface d’une multitude de réseaux, l’homme devient un maillon isolé d’une chaîne sans fin d’acteurs anonymes et marginaux qui peinent à communiquer réellement. Les TIC tout en rapprochant

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virtuellement l’homme, l’ont profondément éloigné de la société réelle. Il est devenu un marginal dans les faits, avec l’illusion d’être en contact avec d’autres en théorie. Car il est vrai aujourd’hui « qu’il s’agit d’interroger la dialectique de l’image analogique et de son référent, le supposé réel, supposé car la distinction entre réel et l’analogon est, grâce à l’infographie et aux images de synthèse véhiculées massivement par internet, de plus en plus difficile à réaliser : on peut aujourd’hui visiter une maison qui n’est pas construite, conduire un prototype de voiture qui n’existe pas, se promener dans des jardins imaginaires, piloter un faux hélicoptère au bénéfice d’une vraie mission, voire des personnes de synthèse exprimer des émotions humaines (Fantasia). Cette illusion de vivre dans la réalité alors qu’on est dans le virtuel est la preuve de la marginalisation sociale de l’homme. La communication dans ce contexte, devient une illusion sociale, un acte de marginalisation plutôt qu’un fait ou processus d’intégration et de socialisation, indispensable à l’harmonisation et l’affermissement des liens sociaux, d’où le règne de l’individualisme et d’autres comportements plus que déplorables. Pour preuve, la pornographie, cette manie qui consacre l’absence d’un partenaire, occupe une place de choix sur internet. Le « Cyber sexe représentait 25% du trafic, le 1/3 des requêtes sur Yahoo, un internaute sur quatre visitait chaque jour un site pour adulte, c’était le premier usage au domicile soit le ¼ de pages vues, 10% du commerce électronique en 2000 (Michel Gensollen). Internet a même instaurés des rapports sexuels anonymes et virtuels, ce qui transcende un principe fondateur de la société et, de notre civilisation qu’est l’inceste, car en s’y livrant, rien n’atteste que le partenaire sexuel d’un tel jeu bien qu’à distance ne soit pas un membre de notre famille. 4. Conclusion La société de l’information demeure à ce jour une réalité complexe, caractérisée par l’émergence des TIC. Celles-ci tendent vers la réalisation du village planétaire cher à Mc Luhan plus est, elles créées une communication virtuelle opposée à la communication relationnelle qui, est le fondement de toute société, parce que porteuse de valeurs. L’homme en fait un usage détourné qui fragilise le fonctionnement de la société et, initie des comportements marginaux. La reconquête de la socialité devient un impératif, car loin de répondre au besoin de l’homme de communiquer, les TIC lui posent plutôt des problèmes d’éthique et de morale.

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5. Références - Akoun André, La communication démocratique et son destin, Paris, PUF, 1994. - Akoun André, « Nouvelles technologies, nouveaux liens sociaux », Cahiers internationaux de sociologie, 2002. - Ansart Pierre, « Les utopies de la communication », Cahiers internationaux de sociologie, 2002. - Babin Pierre, L’ère de la communication, Paris, Centurion, 1986. - Barglow Raymond; Crisis of the self in the age of information; London, 1994. - Breton Philippe, Le culte de l’internet une menace pour le lien social, Paris, la Découverte, 2000, 119p. - Bell Daniel, Vers la société postindustrielle, une tentative de prévision sociale, Paris, Laffont, 1976. - Baudrillard Jean, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1993. - Baudrillard Jean, « Au-delà du vrai et du faux, ou le malin génie de l’image », Cahiers internationaux de sociologie, Vol LXXXII. - Baudrillard Jean, La transparence du mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990. - Baudrillard Jean, Simulacre et simulation, Paris, Galilée, 1981. - Baudry Patrick, La pornographie et ses images, Paris, Armand Colin, 1997. - Bill Gates, La route du futur, Paris, Robert Laffont, 1995. - Cornu Bernard, Réseaux, Glossaire critique de la société de l’information, Paris, Documentation française, 2005. - Combaz Christian, Enfant sans foi ni loi, Paris, Rocher, 2002, 114p. - De la Hayes Yves, Dissonance : Critique de la communication, Paris, Pensées Sauvages, 1984. - Dufour Dany Robert, La cité perverse : libéralisme et pornographie, Paris, Denoël, 2009. - Fanny Georges, Identités Virtuelles ; les profils utilisateurs du Web.2, Paris, Questions Théoriques, 2010. - Habermas Jurgen, Théorie de l’agir communicationnel : rationalité de la société, Paris, Fayard, 1987. - Jeudy Pierre Henry, Les Ruses de la communication, Paris, Plon, 1989. - Lacan Jacques, Le séminaire, livre XI : les concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 2000. - Licoppe Christian, L’évolution des cultures numériques, Paris, FYP, 2009. - Lipovetsky Gilles, Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004, 186p. - Lohisse Jean, Communication et société, Paris, Galilée, 1980.

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Manuel Castells, La Société en réseau : l’ère de l’info, Paris, Fayard, 2001. Manuel Castells, Fin du millénaire, Paris, Fayard, 1999, 492p. Manuel Castells, Le Pouvoir de l’identité, Paris, Fayard, 1999, 538p. Morin Edgard, L’Esprit du temps. Essai sur la culture de masse, Paris, Grasset, 1965. Negroponte Nicholas, L’homme numérique, Paris, Robert Laffont, 1995, 226p. Perriault Jacques, « La Norme comme instrument d’accès au savoir en ligne », Actes du colloque initiatives, 2005. Riesman David, Anatomie de la société moderne-La foule solitaire, Paris, Arthaud, 1964. Sennet Richard, Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil, 1995, 276p. Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1987. Soete Luc, « Construire la société de l’information pour nous tous », Rapport, 1995. Thomas Louis, Vincent, Fantasme au quotidien, Paris, Librairie des Méridiens, 1984. Uhl Magali, « Intimité panoptique », Cahiers internationaux de sociologie, 2001. Virilio Paul, L’Espace critique : Essai sur l’urbanisme et les nouvelles technologies, Paris, Christian Bourgeois, 1984. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa mécanisation », Ecrit français. Wiener Norbert, Cybernétique et société, Paris, UGE, 1971, 1950, 291p. Wolton Dominique, Internet et après ? Paris, Flammarion, 1999.

L’espace vert, une culture d’emprunt. L’exemple de la ville de Dolisie au Congo Jean-Pierre Missié Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract Ce travail porte sur le résultat d’une enquête réalisée en 2008 et 2009 sur les espaces verts au Congo, particulièrement la ville de Dolisie. Par observation et par entretiens avec les citoyens de cette ville, notamment ceux qui ont vécu à Dolisie vers les années 1960-1970, nous avons montré que les espaces verts n'intègrent pas la culture congolaise. This work concerns the result of an investigation realized in 2008 and 2009 on the green spaces in Congo, particularly city of Dolisie. By observation and by conversations(maintenances) with the citizens of this city, in particular those who lived to Dolisie at about the years 1960-1970, we showed that the green spaces do not integrate the Congolese culture. Mots clés/key words: ville, espaces verts, période coloniale, culture écologique, urbanisation/City, green spaces, colonial period, ecological culture, urbanization.

0. Introduction Dans la conclusion de sa Sociologie des Brazzavilles noires, Georges Balandier donnait deux conditions essentielles auxquelles était lié l’avenir desdites villes noires. La deuxième est stipulée en ces termes : « Le retour aux Africains de responsabilités qui leur fasse sentir que la ville noire n’est plus un simple prolongement de la ville européenne »1. Il y a là comme une invite à s’approprier la ville. Car pendant quelque trois quarts de siècle la définition officielle de la ville était monopolisée par le colonisateur2. Définition se fondant sur la séparation- pour des raisons d’hygiène- entre le 1 2

Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955, 274p. Odile Goerg, « Domination coloniale, construction de « la ville » en Afrique et dénomination », Afrique & histoire 1, Vol. 5, 2006, pp. 15-45.

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centre urbain européen et le centre urbain indigène ; entre les deux, des zones inhabitées et plantées d’arbres. Après la colonisation, la séparation se lit en termes de Centreville, centre des affaires, quartiers administratifs3 et autres symboles de la « modernité blanche» d’une part, et le reste de l’agglomération : la cité où grouillent les autochtones, d’autre part. Ainsi, lorsqu’on sillonne les villes africaines aujourd’hui, l’on fait le même constat : l’apparition d’habitats, de rues et d’espaces qui n’ont souvent rien à avoir avec les cités précoloniales. Elles sont à n’en point douter des villes héritées ou inspirées de la colonisation. Saint Louis du Sénégal, ancienne capitale de l’Afrique occidentale française, a été classé en l’an 2000 par l’UNESCO au patrimoine mondial de l'humanité en raison de son patrimoine architectural et culturel hérité justement de la colonisation. Appelée Ndar par les sénégalais (en wolof), elle porte le nom donné en l'honneur du Roi de France. Mais dans l’ensemble, ces villes se caractérisent aujourd’hui par le dépérissement de ces bâtisses, l’insalubrité, les constructions anarchiques et même l’absence des espaces verts. Ce dernier point nous préoccupe en raison du battage médiatique, des conférences internationales qui se tiennent depuis quelques années sur le développement durable, la conservation de la biodiversité, le réchauffement de la terre. La conception McLuhannienne du village planétaire fait qu’aujourd’hui, tout ce qui se dit et se fait dans un coin du monde est aussitôt relayé à travers le continent. C’est donc dire que la vague écologique qui s’illustre par des discours sur des fruits et légumes bio, du biocarburant, la voiture écologique, etc., concerne aussi le Congo Brazzaville, bien ancré dans le bassin du Congo, zone d’Afrique centrale qui suscite aujourd’hui la convoitise internationale parce que réserve de carbone. La structure des villes correspond-elle à ce projet ? Notre problème ici est non pas de nous étendre sur les turpitudes « copenhaguiennes », mais de voir simplement dans quelle mesure cette vague est relayée dans les municipalités, c’est-àdire si les villes comptent au moins des espaces verts. L’observation montre qu’à Brazzaville, ville capitale l’on semble depuis une demi-dizaine d’années, s’intéresser à la création (ou réhabilitation) de jardins municipaux. Qu’en est-il de Dolisie, troisième ville du Congo qui sous la colonisation comptait au-delà de la couleur rouge de sa terre des espaces verts ? Comment peut-on expliquer que cette ville naguère verte soit devenue, au moment où l’on prône justement cette culture écologique une ville sans espaces verts ? Cette interrogation se justifie d’autant plus que Dolisie a aussi bénéficié en 2006 d’un financement dans le cadre de la « municipalisation accélérée ». 3

Cf. Kengne Fodouop, La ville en Afrique, Ecovox, http://www.cipcre.org/ecovox/eco27/ reperes1.htm

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Pour nous, le peu d’intérêt accordé aux espaces verts et jardins publics s’explique par au moins deux raisons. D’une part, l’absence de culture écologique ou simplement de culture florale. Ce qui veut dire que l’imaginaire des fleurs propre aux Français colonisateurs est en porte à faux par rapport aux imaginaires locaux où l’arbre, la plante sont d’abord considérés dans leur aspect utilitaire (donneur de fruits comestibles, détenteur de vertus thérapeutiques). D’autre part, l’absence de volonté de la part des autorités municipales liée à la représentation du pouvoir. Au Congo, l’occupation d’une position de pouvoir est beaucoup plus représentée comme source d’accumulation de capitaux économique et symbolique que comme sacerdoce d’un patriote ayant une mission ou simplement un programme à réaliser, donc des comptes à rendre à ses mandants. En clair, quand bien même on élabore un programme prévoyant la création des jardins, les autorités municipales sont obnubilées beaucoup plus par le lucre que l’esthétique, l’intérêt privé que l’intérêt général, les moments présents que le futur. C’est donc dire qu’au moment où l’on parle de développement durable, de conservation de la biodiversité (dont le bassin du Congo constitue le deuxième poumon écologique du monde après l’Amazonie, et une réserve de la biodiversité mondiale avec 10 000 000 ha de terres arables dont 2% seulement exploité)4, cette tendance à l’uniformisation culturelle se répercute sur le continent avec peu de fortune. Car la politique actuelle d’urbanisation ou de « municipalisation accélérée » semble indiquer dans son application une absence de sensibilité à l’environnement. Ce travail est simplement le résultat d’une enquête réalisée en 2008 et 2009 par observation et par quelques entretiens avec les citoyens de la ville, notamment ceux qui ont vécu à Dolisie vers les années 1960-1970. 1. Perspectives théoriques Sur le plan théorique, il convient de considérer qu’il y a deux logiques contradictoires: logique du raccourci (logique utilitariste) privilégiant la notion de terrain comme parcelle pour la construction d’un habitat/logique environnementaliste privilégiant les espaces verts. Car, les modes d’utilisation ou d’occupation de l’espace révèlent les représentations des acteurs sociaux. Ils reflètent leur culture. Sans prendre position pour la culture occidentale de l’espace vert, ni verser dans des préjugés sur la dichotomie beau/laid, esthétique/non esthétique, nous voulons simplement souligner la différence entre les deux cultures surtout en ce moment où l’on 4

Ces informations ont été relevées au journal télévisé de 20 heures en début avril 2010. C’est le président de la République Denis Sassou Nguesso qui s’adressait aux opérateurs économiques sudafricains lors de son séjour à Johannesburg.

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parle de protection de l’environnement, de l’importance des espaces verts. En observant les concessions privées dans les villes congolaises, il est très difficile de trouver des fleurs, des jardins. C’est dire que cela ne fait pas partie de la culture des Congolais. Ainsi, la culture écologique apparaît comme une culture d’imposition des ONG internationales relayés du bout des lèvres par les autorités. Car la pratique, l’application reste en décalage par rapport au discours. Il s’agit de l’imposition d’un arbitraire culturel au sens de Bourdieu et Passeron5. Bourdieu note par ailleurs que « La vérité est un enjeu de lutte […].ce qui est en jeu, c’est l’imposition des principes légitimes de vision et de division du monde naturel et du monde social »6. Dans ce sens, cette vérité venant du dehors (au sens de Balandier) est acceptée parce que considérée comme « légitime ». Sauf que l’application se heurte à l’hystérésis des habitus de citoyens socialisés dans la logique utilitariste et dans la gestion néopatrimoniale7 de la chose publique. On ne plante pas des fleurs ou des arbres qui salissent, mais des arbres fruitiers qui nourrissent, donnent de l’ombre et rapportent quelques bénéfices. On ne « gaspille » pas des espaces qui serviraient comme lieu de construction d’habitats ou d’édifices publics. Ce sont ces dynamiques complexes, ces logiques différentes d’occupation de l’espace qui concourent à la production de la ville africaine aujourd’hui. Elles traduisent ou reflètent les rapports de l’homme à la nature. Car « Les rapports que nous qualifions de culturels de l'homme avec la nature peuvent être perçus aussi à travers l'aménagement des forêts, des espaces verts dans les villes »8. Qu’est-ce alors l’espace vert ? 1.1. Définition de l’espace vert Avant de traiter des espaces verts dans la ville de Dolisie, il convient de dire de quoi l’on parle. Qu’est-ce qu’un espace vert ? Pour Désiré Axel Nassa Dabié il « désigne des terrains non encore bâtis, végétalisés ou 5

Lire utilement Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Eléments pour une théorie du système d'enseignement, Editions de Minuit 1970. 6 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Seuil, coll. Points, 1994, Essais n°331, p. 91, cité par Vincent Battesti, Les inventions des natures jardinières. Cas de l’Afrique du Nord et du Proche Orient, Premier congrès mondial sur les études sur le Moyen Orient et l’Afrique du Nord. Université de Mayence, du 8 au 13 septembre 2002, p.2, http://hal.archivesouvertes.fr/docs/00/12/61/84/PDF/Battesti-Wocmes.pdf 7 Jean-François Médard, L'État sous-développé en Afrique noire, clientélisme politique ou néo-patrimonialisme ? (Travaux et documents) [Broché] Centre d'étude d'Afrique noire (1982). 8 Jean-Claude Guerin, 1993, `'Les fonctions sociales, culturelles et paysagère de l'arbre et de la forêt'' in pp. 311-320, cité par Paulin Kialo, Une double lecture de la forêt gabonaise : cas des poves et des exploitants forestiers au Gabon, http://www.memoireonline.com/ 06/09/2138/m_Une-double-lecture-de-la-fort-gabonaise--cas-des-Pove-et-des-exploitantsforestiers-au-Gabon11.html

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arborés, boisés ou agricoles »9. Faisant partie du vocabulaire de la planification urbaine, il signifie aussi « espace planté ou garni de végétations ». L’on y compte le jardin ou l’espace planté, « comportant en majorité des végétaux permanents et notamment des arbres de haute tige »10 ou même de tiges courtes. De toutes ces définitions, ce qui compte c’est leur fonctionnalité. La 12ème Assemblée générale du Codesria tenue du 7 au 11 décembre 2008 à Yaoundé (Cameroun) sur le thème « Administrer l’espace public africain » définissait l’espace vert comme un milieu de détente et de récréation, lieu de promenade et découverte de la nature, il est un équipement public/privé très prisé des citadins. Au-delà de leur rôle social, les parcs, les squares, les jardins privés sont des espaces gérés et entretenus qui composent le "grain de verdure" d’une ville11. Soulignant l’imprécision du concept, Pierre Merlin et Françoise Choay indiquent que cette expression « est souvent utilisée en son sens le plus large, en tant qu'espace végétalisé, privé ou public, localisé à l'intérieur des zones urbaines ou urbanisables et faisant l'objet d'une classification en typologie […] gérés par le service des espaces verts d'une commune et ouverts au public »12. Pour Encarta (2008), l’espace vert c’est une zone urbaine non bâtie et réservée à la nature. Et le jardin est alors un espace vert ménagé dans une ville. Quelles sont les relations que les hommes (les citadins) entretiennent ou peuvent entretenir avec la diversité d’espaces, ou plutôt, quel rôle jouent ces espaces dans la vie des citoyens ?

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Désiré Axel Nassa Dabié, « Crise de la nature dans l’agglomération abidjanaise : l’exemple de la colonisation des espaces verts par l’habitat et les commerces dans la commune de Cocody »,13 janvier 2009,http://halshs.archives- ouvertes.fr/docs/00/35/25/41/DOC/Crise_ de_la_nature_dans_l_agglomeration_abidjanaise.doc 10 L. Soulier, Espaces verts et urbanisme, édition, Centre de recherche d’urbanisme, Paris, 1968, p. 50. Cité par Jules Kassay Ngur-Ikone, La politique publique de la gestion des espaces verts par l’hôtel de ville de Kinshasa, CEP Kinshasa 12ème Assemblée générale du Codesria, du 7 au 11 décembre juillet 2008, Yaoundé Cameroun http://www.codesria.org/ IMG/pdf/Jules_Kessay_Ngur-Ikon.pdf 11 12ème Assemblée générale du Codesria, du 7 au 11 décembre juillet 2008, Yaoundé Cameroun.http://www.codesria.org/Links/conferences/general_assembly12/papers/jules_ke ssay_ngurikon.pdf,p.5. 12 Pierre Merlin et Françoise Choay, Dictionnaire de l’urbanisme, Paris, PUF, 2005, p. 963 cité par Lotfi Mehdi et francesca di Pietro, 22 décembre 2009 http://halshs.archivesouvertes.fr/docs/00/48/20/45/PDF/Mehdi_Di_Pietro_2009_projet_de_paysage.pdf

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1.2. Fonctions des espaces verts Les modèles des lieux habités, les types de rapports avec ces espaces nous renseignent sur les représentations y afférentes. J.P. Gaudin note « l'opposition […] entre ceux qui se pensent comme des embellisseurs de la ville et ceux qui se considèrent comme des organisateurs »13. Si les premiers prônent l’embellissement permanent de la ville parce que fondement même de tout urbanisme, c’est en se basant sur des valeurs sociales, sur un idéal de beauté. En effet, Issa Sy postule qu’« On accède au « beau » par deux voies : premièrement, par la plantation d'un décor majestueux d'avenues, de places et de jardins ; deuxièmement, et surtout, par l'essor de l'architecture, monumentale et domestique, considérée comme le corps de la ville, son corps physique, et son corps esthétique »14. Les organisateurs sont pour Issa Sy ceux qui se fondent sur la rationalité du processus de l'aménagement urbain dans ses multiples facettes : rationalités économique, foncière, technique, etc.15 Il est donc reconnu aux espaces verts des fonctions multiples. Pour le Malien C.A. Dia, « La nature joue un rôle très important, même en milieu urbain. Elle permet en effet de lutter contre l’érosion de la biodiversité, contribue à lutter contre l’étalement urbain en favorisant l’habitabilité des villes »16. Quant aux arbres et aux plantes, plusieurs fonctions dont celles de calmer et apaiser les citoyens leur sont reconnues. Ils constituent aussi « des rideaux de végétaux (qui) réduisent considérablement les nuisances sonores »17. […] les moments passés au grand air ont une fonction curative réelle pour les patients et les résidents des hôpitaux, des hospices de vieillards et des maisons de repos. Les individus étaient plus heureux, dormaient mieux, avaient besoin de moins de médicaments, étaient moins agités et beaucoup plus loquaces18. 13

J.P. Gaudin, les premiers urbanistes et l'art urbain, 1930 cité par Issa Sy, Ville et loisirs, Les clés de l'urbanisme sont dans les quatre fonctions : « habiter, travailler, se recréer…, circuler ». (Article n°77, la Charte d'Athènes, version de 1941), Le Messager du vendredi 5 février 2010. 14 Issa Sy, Ville et loisirs, Les clés de l'urbanisme sont dans les quatre fonctions : « habiter, travailler, se recréer…, circuler ». (Article n°77, la Charte d'Athènes, version de 1941). In Le Messager du vendredi 5 février 2010. http://www.lemessagersn.info/VILLE-ETLOISIRS_a2688.html. 15 Idem. 16 C.A. Dia, Aménagement : le blues des paysagistes, Afrique de l’ouest-Mali, L’Essor, n°16541 du 6 octobre 2009, http://www.afriquejet.com/afrique-de-l'ouest/mali/ amenagement: -le-blue-des-paysagistes-2009100635957.html 17 Minte M. et Malon N. : 2000, L’espace vert à Bandundu : bilan et perspectives d’avenirs, in journal Kimpangi du 30 juillet, Cité par Jules Kessay Ngur-Ikone, op.cit. p. 10. 18 Jules Kessay Ngur-Ikone, op.cit. p. 10.

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L’on peut y ajouter que « Les espaces verts contribuent aux conditions de confort normal biologique pour l’homme, aux améliorations spécifiques ou micro climat urbain contemporain, contaminé par les effets de la science et des progrès technologiques »19. Ainsi, bien que les citadins congolais n’aient pas l’habitude d’aménager des espaces verts, lorsque ceux-ci sont faits, tout le monde semble y trouver son compte : des élèves et étudiants qui vont y réviser des leçons aux gens simplement à la recherche de l’ombre et de l’air frais, de lieu de retrouvailles, en passant par des amoureux qui vont y compter fleurette. Les hautes herbes sont même sollicitées pour des petits besoins. Issa Sy qui attribue aux espaces verts un apport bienfaisant le situe sur l’ordre : -physiologique : ils contribuent à rétablir un équilibre écologique […] sociologique : ils procurent la détente et les loisirs, par des lieux de rencontre ou d’isolement. -psychologique : Entre l’utile et le beau, il n’y a pas d’antagonisme foncier, le beau vise à l’utile et l’utile traduit le beau […] Un paysage naturel […] rentre déjà dans le contexte d’une beauté conventionnelle. L’influence des espaces verts sur le psychique de l’homme est évidente20. En dépit de ces fonctions « d’aération, d’embellissement et de rencontre dans la cité », l’on peut constater qu’en Afrique ces espaces verts tendent à disparaître au profit d’une « urbanisation compacte »21. 1.3. Revue de la littérature Issa Sy montre par exemple qu’au Sénégal était créé un ministère du Cadre de vie et des Loisirs. Son rôle consistait entre autres à promouvoir la culture du loisir (qui est d'abord lié directement à la défense de l'intégrité de l'être humain, à qui il offre la possibilité de se libérer des fatigues qui contrarient son rythme biologique) et de la détente. Dans ce sens il devait ; « œuvrer à la restauration et à l'aménagement des espaces verts publics, à prendre toute initiative propice à l'amélioration de la qualité de vie et à l'épanouissement des populations, veiller à la collecte, au transport et au recyclage des déchets ménagers et industriels. Promouvoir une culture de propreté et d'hygiène individuelle et collective »22 . 19

Pierre George, Précis de géographie urbaine, PUF, Paris, 1961 : 87, cité par Jules Kessay Ngur-Ikone, op.cit.,p. 32. 20 Issa Sy, op.cit. 21 http://www.codesria.org/Links/conferences/general_assembly12/papers/jules_kessay_ngurik on.pdf. 22 Issa Sy, op.cit.

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Le gouvernement sénégalais avait donc un idéal du cadre de vie lié à l’aménagement de l’espace vert. Mais cette « rationalité » gouvernementale était en contradiction avec la « rationalité » dakaroise. Issa Sy en déduit que pour les Sénégalais « Les espaces verts ne sont rien d'autre que des produits importés, plaqués dans leur univers, d'où un certain désintéressement »23. Cette contradiction est aussi observée du côté de la Côte-d’Ivoire. Nassa Dabié parle de « la crise des espaces verts et du développement d’une ville sans âme, inanimée, stressante, d’enfermement à perte de vue et enlaidie par les immondices et la course au béton »24. Cela suppose que cet auteur s’inscrit dans la « rationalité » environnementaliste car pour lui aussi, « […] l’existence et le développement de ces espaces verts dans une ville donnent à l’espace urbain un esthétisme, une animation, une certaine sûreté et une sociabilité »25. Alors qu’il est reconnu que les espaces verts- avec les équipements qui y sont affectés- contribuent à l’amélioration de la qualité de l’environnement urbain et par ce biais jouent des rôles économiques et sociaux importants, Nassa Dabié note que « Le principal défi est la mise en place et la gestion des espaces verts qui sont constamment agressés pour un usage spontané et illégal ou par déclassification par les pouvoirs publics pour en faire des espaces habités ou commerciaux26. Il convient aussi de souligner que les espaces verts de l’époque coloniale suivaient la logique du Centre-Périphérie. Les « espaces verts » du Centre, lieu de résidence de l’homme blanc « couvraient les lieux aménagés, pour les jeux, la récréation, les jardins, les promenades, des ornements des routes et carrefours, etc. L’administration coloniale par le service des espaces verts de la mairie s’occupait de son entretien »27. La ville de Kinshasa, ex Léopoldville a aussi bénéficié du plan urbanistique conçu par les colons Belges. Ceux-ci « avaient prévu les espaces verts pour un cadre de vie urbain, verdoyant et permettant de se détendre et embellir la ville avec des espèces d’arbres de la forêt équatoriale et importés ». Mais, si cette même politique urbanistique était suivie dans les premières années de la post colonie (De 1960 jusqu’en 1975), elle avait fini par subir « la défaillance du système de gestion de l’environnement urbain ». Ainsi, « Les espaces verts de cette capitale ont été effacés de la carte géographique du fait de leur spoliation par les habitats précaires sous prétexte d’éliminer l’insalubrité et les cas d’insécurité […] d’autres ont été remplacées par des petits métiers et 23

Idem Axel Désiré Nassa Dabié, http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/35/25/41/ DOC/Crise_ de_la_nature_ dans_l_agglomeration_abidjanaise.doc 25 Idem 26 Ibidem 27 http://www.codesria.org/Links/conferences/general_assembly12/papers/jules_kessay_ngurik on.pdf 24

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des marchés pirates avec leur cortège des déchets quotidiens »28. Partout en Afrique, c’est le même constat. Même la capitale togolaise, Lomé, de son origine Alomé, (localité située dans les buissons d’Alo) est passée de la verdure entretenue par le colon à l’insalubrité29. La disparition des espaces verts est aussi observée en Mauritanie. Vue des airs Nouakchott la capitale est une ville verte. En réalité il s’agit des arbres que l'on plante devant chez soi. Les espaces verts, ceux conçus pour se balader avec ses enfants, humer de l'air pur, lire un bouquin, ou se raconter des histoires pour tuer le temps, faire du jogging, ces espaces verts-là, n'existent pratiquement plus. A moins de vouloir s'évader à Tel-Zatar où des périmètres maraîchers, plantés pour combattre l'avancée du désert, s'étendent sur une dizaine de kilomètres jusqu'à Toujounine. Un peu comme la ceinture verte de Nouakchott que les constructions de Tevragh-Zeina, dans la zone F-Nord et Centre Emetteur ont traversé et même détruit30. Mohamed Khatta et Mohamed Diop continuent la litanie sur plusieurs autres espaces mauritaniens tel que El Mina, où l'espace, jadis vert est désormais occupé par un centre de réinsertion des mineurs en conflit avec la loi et/ou un lieu servant de pâturage aux ânes. D’autres espaces encore sont devenus des dépotoirs de cadavres d’animaux. Plusieurs facteurs expliquent cette colonisation des espaces verts (souvent légués par les services administratifs coloniaux) par l’habitat et les commerces. Parmi ces facteurs on peut citer : - « l’urbanisation compacte »31 ou incontrôlée qui se caractérise par le primat du bâti. Du fait de l’accroissement démographique lié à l’exode rural et aux fonctions centralisatrices des villes, il y a crise de logement. Dès lors les espaces sont occupés de façon anarchique, sans tenir compte ni des normes géologiques, ni du plan directeur de la ville. On y construit des maisons habitation; 28

http://www.codesria.org/Links/conferences/general_assembly12/papers/jules_kessay_ngurik on.pdf 29 Acte du colloque de Lomé, Les espaces verts à Lomé au cours de la période allemande, du 3 au 6 mars 1997. Collection patrimoine, n°7, Presse de l’UB, Lomé : 233-238 Cité par Kassay, op.cit., p. 2 30 Mohamed Khatta et Mohamed Diop, Agence Nouakchott d’information, Mauritanie : Société/environnement- y a-t-il encore des espaces verts à Nouakchott ?,7 décembre 2009, http://fr.allafrica.com/stories/200912071774.html 31 Nassa Dabié, op.cit.

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-des forêts aménagées ont parfois servi de repaire pour les brigands. C’est le cas de la ville d’Abidjan où les pouvoirs publics se sont vus obligés de les affecter à d’autres fins » (Nassa Dabié); - le manque d’entretien ; - le manque de volonté des autorités municipales. Mais le facteur le plus important à notre sens c’est le culturel, ce que nous désignons par logique utilitariste qui sous-tend l’absence de culture écologique. En Afrique du Nord cependant, les jardins et espaces verts sont pris d’assaut le soir. A Marrakech (Maroc), après la canicule de la journée, l’on se ballade et se détend, l’on recherche de préférence ce poumon vert que constituent les espaces verdoyants32. A Alger, ville rappelant le sud de la France nous avons observé qu’il y a beaucoup d’espaces verts, des jardins où des gens se retrouvent pour discuter, se reposer ou simplement contempler la nature. C’est ce cadre que tentent de créer les autorités municipales de Brazzaville. 2. Question d’espaces verts à Brazzaville Le détour par l’examen des espaces verts à Brazzaville la capitale a pour objet de voir si les villes de l’intérieur suivent la même politique. Créée en 1880 par Savorgnan De Brazza, la ville éponyme, élevée en commune depuis 1911, n’a eu son premier plan d’urbanisme que vers 1925. Le concepteur en fut le Gouverneur Antonetti33. Cette capitale de l’Afrique Equatoriale Française(AEF) tirera profit du rôle joué dans la France Libre. C’est entre 1936 et 1938 qu’« Un second plan d’urbanisme mis en place […] réglemente la construction et la salubrité des maisons, les permissions de voirie et d’alignement, les servitudes d’esthétique et la création des jardins publics »34. En 1943 puis à l’indépendance en 1960, elle va être couverte d’une « exceptionnelle parure architecturale ». Cette « parure exceptionnelle » de Brazzaville faite de couvert végétal va progressivement disparaître en raison du manque de « volonté municipale suffisante »35. En dehors de quelques 32

Les espaces verts, lieux prisés pour les longues balades nocturnes en été à Marrakech, publié le 29 août 2009 par Www.marrakechdreams.com . 33 Brisset-Guibert 2007, http://webcache.googleusercontent.com/search?q=cache: WuO5ijOfASIJ:www.presidence.cg/files/my_files/Brazza2007.pdf+Brisset-Guibert,+2007 &cd=1&hl=fr&ct=clnk&gl=fr. 34 Toulier 2005. Congo-Brazzaville. In Situ, revue des patrimoines [en ligne], 2005, n°3 [consulté le JJ/MM/AAAA]. http://www.insitu.culture.fr/article.xsp?numero=3&id_ article=v7-240). 35 Brisset-Guibert,op.cit.

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espaces ayant résisté à la bourrasque militaro-politique de 1992-2002, c’est la forêt de la Patte d’Oie qui risque de ne devenir qu’un souvenir. C’est depuis les années 1930 en effet que les premières forêts furent mises en réserve. Dans le cadre de la nouvelle politique d’aménagement de la ville de Brazzaville, sous l’impulsion du Gouverneur de l’AEF, François-Joseph Reste la forêt de la Patte d’Oie qui s’étalait sur 240 ha fut classée par l’arrêté n° 3037 du 13 août 1938. C’est l’arrêté de l’administrateur en chef du Moyen Congo du 9 mai 1947 siégeant au village de Monsieur Mpiaka qui décida de l’allocation aux indigènes habitant le village de Kimbouala d’une indemnité de déguerpissement. Il leur fut même accordé « quelques mesures incitatives dont les frais d’exhumation des corps des ancêtres et quelques allocations semestrielles aux ayants droits »36 Située en plein cœur de Brazzaville cette aire (la Patte d’oie) va commencer à être grignotée dès 1965 par la construction du stade de la Révolution devenu sous le mandat du président Lissouba, (1992-1997) et ancien Premier ministre (1963-1966) Stade Alphonse Massamba Debat du nom du deuxième président du Congo (de 1963 à 1968). Depuis le début des années 1980, s’y dressent les bâtiments de l’école du Parti dont les locaux ont été hérités à la faveur de l’effervescence démocratique par l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature (Enam). Il y a aussi été érigé un grand édifice : le Palais des Congrès puis récemment (2006 et 2008), dans la forêt artificielle d’eucalyptus et de pins en face, ont été construits l’immeuble du ministère des Affaires étrangères et celui du Conseil économique et social. Il ne reste plus à la réserve de la Patte d’Oie qu’une superficie de 94 ha 55 a 07 ca de forêt naturelle ou plantée37. Sur cette portion restante il faut compter la forêt de l’unité nationale plantée à la fin de la Conférence nationale souveraine de 1991, sur proposition de Rigobert Ngouolali. Peuplée d’Eucalyptus, de pins, d’acacia, de cessia, d’albizzia, de millettia, de mantalis, elle couvre une superficie de 24 ha 75 a 14 ca. C’est dans cette zone que l’un des héritiers de Mpiaka, Guy Joseph Banakissa s’improvisa propriétaire foncier. Il se permit de vendre des concessions à des privés. Il eut des démêlés avec le ministère des eaux et forêts. Et toutes les bâtisses privées qui y avaient été construites ont été rasées par l’Etat. C’est la zone du Parc zoologique crée en 1952 qui, bien qu’ayant été grignotée par l’Etat qui y a construit une maternité (Blanche Gomez) et des bâtiments administratifs (du Ministère des Eaux et Forêts) et ayant perdu l’essentiel des animaux semble résister.

36

Projet d’aménagement de la réserve (http://fai2d.org/projets/projet-patte-doie). 37 Idem

forestière

de

la

Patte

d’Oie

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Ainsi, sur 70 ans, la réserve forestière de la Patte d’Oie qui était à deux cent quarante hectares au démarrage en 1938 est passé à vingt-huit hectares aujourd’hui, soit plus de deux cents hectares perdus38. Certes, une convention de financement du projet d’aménagement de la Réserve de la Patte d’Oie a été signée le 26 août 2006 entre Ai2d et le gouvernement. Lancé le 28 juin 2006, ce projet aura pour mission « d’arrêter la dégradation de la forêt naturelle; de créer un centre d’éducation et d’information sur la biodiversité; d’aménager des parcs animaliers pour des animaux en semiliberté; de réimplanter un jardin botanique et enfin d’offrir aux populations un lieu de détente en toute sécurité »39. Mais en attendant, les espaces verts sont agressés pour des besoins de terrains de construction de maison avec la complicité et la complaisance des agents des services municipaux. Les alentours du Palais des Congrès subissent constamment des incendies d’origine criminelle. Auparavant, à l’occasion de la journée de l’arbre (fêtée chaque année), le président Sassou Nguesso fit planter le 6 mars 1984 dans toute l’étendue du territoire, des arbres à croissance rapide (Eucalyptus, acacia, pinus). A Brazzaville, les artères principales ont été décorées de petits plants d’acacias. Vingt ans après, les arbres ont grandi, donné de l’ombre aux passants, mais constituant en même temps un danger. N’étant pas prévus dans le plan initial de création de ces voies, ils ont commencé à déraciner les bordures de la chaussée bitumée, des caniveaux, parfois à tomber. Dans le cadre de la « municipalisation accélérée » (2008), et pour des besoins d’élargissement des voies principales ils viennent d’être coupés et déracinés. Pendant longtemps la ville était inondée d’arbres au point où, à cause des maisons de construction basse40, ils donnaient de Brazzaville l’image d’une ville verte. Les arbres y occupaient des habitats divers : alignement, cour ou jardin ; clôture et plantation intra-urbaine. Aux dires des spécialistes, Ces espaces verts atténuent l’effet des chaleurs tropicales suffocantes, améliorent le microclimat, protègent du vent, du bruit et de la poussière. Ils constituent des lieux de détente, de loisirs, de recréation et d’ornement nécessaires à la vie humaine. Il s’agit, cependant, de milieux artificiels fragiles et menacés41.

38

Les Dépêches de Brazzaville n°621, 2008. Ibidem. 40 Donatien N’zala, Philippe Miankodila, « Arbres et espaces verts à Brazzaville (Congo), Bois et forêts des tropiques, 2002, n° 272 (2), Espaces verts/ Note de recherche, pp.88-92. 41 Nzala et Miankodila, op.cit., p. 88. 39

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Si sous la colonisation ces espaces verts étaient entretenus, aujourd’hui « […], dans le nouveau contexte de pauvreté de la population et d’occupation anarchique de l’espace urbain, ils sont presque à l’abandon »42. L’étude de Nzala et Miankodila date de 2002. Elle indique que les types d’arbres plantés à Brazzaville varient selon les quartiers d’après la distinction suivante : « l’un qui est bien boisé avec une concentration de jardins et des artères bordées d’arbres en plantation mono-spécifiques ; l’autre densément bâti, qui offre peu d’artères, de jardins et de cours arborées »43. Ces auteurs imputent cette différence aux raisons historiques ayant abouti à l’organisation du milieu urbain en Centre et périphérie telle qu’évoqué plus haut. Le centre administratif a bénéficié de la plantation et d’entretien d’arbres pour lutter contre les vents et l’érosion pour leur ombrage et l’embellissement de la ville pendant la période coloniale (19501960). On observe très peu de régénération chez ces arbres, la plupart d’entre eux étant âgés. Toutes les espèces plantées sont ornementales, excepté le manguier et le cocotier. Elles sont caractérisées par la production de fleurs aux couleurs variées […]44. Par contre, A la périphérie de la ville (quartiers de Ouénzé, Talangai, Makélékélé, Mikalou, Mfilou), il n’y a pas d’espaces arborés aménagés. On trouve très peu d’arbres en alignement au bord des rues. Les types courants d’arbres de ces quartiers sont l’arbre de cour et l’arbre en clôture45. Si l’on peut noter à la faveur des préparatifs du cinquantième anniversaire de l’indépendance (1960-1970) l’activisme des autorités municipales en matière de création ou de réhabilitation des jardins du Centreville, de curage des collecteurs naturels, il reste que l’aménagement des jardins semble ne pas être la préoccupation des autorités qui privilégient au contraire le béton : des immeubles, le terrain étant dans l’imaginaire des acteurs sociaux quelque chose de capital à léguer à sa famille. D’ailleurs, les espaces réservés aux piétons sont entrain d’être couverts de pavés, sans la moindre verdure. Dolisie est bien loin de cette image. 42

Idem. Nzala, Miankodila, op.cit., p. 89. 44 Idem. 45 Ibidem. 43

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3. Dolisie des années 60 à nos jours Du nom d’Albert Dolisie, l’un des plus fidèles compagnons de Pierre Savorgnan De Brazza mort à la fin du XIXe siècle, la ville fut créée comme gare en 1932 à la faveur de la construction du Chemin de Fer Congo-Océan (Brazzaville-Pointe-Noire). Désignée par capitale de l’or vert, Dolisie est une ville qui a longtemps bénéficié de l’exploitation du bois. Elle se situe dans la Vallée du Niari, région ou aire choisie par le colonisateur dans les années 1950 pour en faire le poumon agricole du Congo. Dolisie, comme la plupart des villes créées sous la colonisation l’était sous des logiques différentes. La ville coloniale, conçue pour abriter le Blanc était séparée en ville (résidence du Blanc) et en cité ou camps. Elle était décorée de jardins de fleurs. Il y avait donc une notion d’espace vert : arbres alignés donnant beaucoup plus de l’ombre que de fruits, etc. L’on peut noter qu’au Centreville, en dehors de quelques forêts naturelles et artificielles -tel que le verger dénommée Porto Novo où étaient plantées aussi bien des variétés locales qu’importées- il y avait un large espace de près de 10.000 m2 très fleurie qui aurait servi de marché sous la colonisation. Situé entre la gendarmerie et le Grand Hôtel français dans le sens de la longueur, il était bordé d’un côté par l’école primaire du marché, les résidences du Maire, du préfet et du Sous-préfet et d’autres bureaux administratifs, et de l’autre côté par l’alignement des boutiques de commerçants Portugais (Fausto Seguro, Trigo Montero, etc.) et Français (SCKN). L’on y avait même installé des jeux pour enfants tels que des balançoires. À la Maison commune (la cité) appelée aussi cercle culturel se trouvait un Rond point bien fleurie vers lequel convergeaient en éventail plusieurs artères: une avenue à deux sens (l’avenue de France) allant vers et venant de la gare du chemin de fer. Ces deux voies étaient séparées tout le long par un jardin de gazon (paspalum) décoré par un alignement de flamboyants. L’artère qui venait du marché de la cité avait aussi ses flamboyants et formait avec une autre ruelle un angle obtus se terminant par un jardin en pointe. Bien d’autres voies bénéficiaient des mêmes atouts. C’est le cas de l’avenue Jean-Jacques Mouaya qui partait du Rond point du marché de la cité à l’Eglise catholique : la paroisse Notre Dame de Fatima. Elle avait aussi ses deux sens, son jardin de gazon et ses flamboyants. En tous cas, plusieurs voies étaient bitumées. Celles qui partaient du stade Pont au centre ville, celle qui menait au dispensaire des indigènes, et les rues menant vers les écoles. La municipalité postcoloniale a prorogé cette culture de l’espace vert pendant quelques années avant d’être essoufflée par la ferveur

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« révolutionnaire », l’ère de « Tout pour le peuple, rien que pour le peuple », cette époque où les « camarades membres » se croyaient tout permis. En effet, dans la première décennie d’après l’indépendance (19601970), ces jardins étaient encore entretenus par un personnel affecté. Les voies- poussiéreuses- étaient quotidiennement arrosées par un camion citerne des services de voirie. Les caniveaux étaient curés par les pensionnaires de la Maison d’arrêt que la population appelait par les « condamnés ». Mais la vague révolutionnaire qui a connu son apogée avec la création du Parti Congolais du Travail (Pct) le 31 décembre 1969, va provoquer une inversion des logiques. Autrement dit, une autre logique anti-espace vert prend place. Plutôt que d’entretenir ou de réhabiliter les jardins et les rues aménagés par le colon, l’on choisit la voie de la facilité, la solution la moins coûteuse : on détruit tout. La république des « camarades membres » va reléguer au second plan les questions d’entretien. Certes, de temps en temps l’on organisait des opérations « retroussons les manches », mais celles-ci consistaient beaucoup plus à enlever aussi bien l’« ivraie » que « le bon grain » (la bonne herbe : les fleurs) qu’à entretenir. Ainsi, les rues bitumées ont commencé à dépérir. Les jardins désormais arrosés seulement par les pluies se desséchaient en juin-septembre. Et les services de voirie dorénavant dirigés par des semi analphabètes pompeusement qualifiés de « cadres experts et rouges » en raison de leur force dans la mémorisation et la scansion des « versets »(citations) selon Marx, Engels et autres Kim Il Sung, et par l’assiduité aux interminables réunions du parti unique marxiste-léniniste ont résolu de racler ce qui restait comme bitume dans ses rues. Ils n’avaient pas forcement une culture florale. Ils rasèrent au passage le gazon qui prenait de la hauteur, firent déraciner les flamboyants et tout ce qu’il y avait comme fleurs, tout ce qui avait été planté par l’ « Impérialisme » . Et la poussière n’étant plus maintenue par l’arrosage quotidien a commencé à couvrir la ville. Alors, Dolisie devenait rouge. En saison des pluies, on risquait, on risque encore d’y laisser ses chaussures à cause de la boue tellement pesante. La révolution a beaucoup plus consisté à nationaliser les propriétés privées des Portugais (Medeiros, Saconi, Ramos, Vassiliadès, Lino, etc.) et Français (Peter, Khuné) qu’à entretenir ce qu’elle avait hérité du colon. Aujourd’hui, depuis que les autochtones ont pris le relai, l’architecture de la ville semble avoir changé. Les espaces verts ne constituent plus la préoccupation des autorités municipales, ni même celles des citoyens, peutêtre par absence de culture écologique ou simplement florale. Si dans les années 60, les Dolisiens plantaient des fleurs formant l’enclos de leur concession, de plus en plus cette culture tend à disparaître. Prennent place, de vieilles tôles pour les pauvres, un mur en briques pour les plus nantis. Il est rare de voir le pied de ces murs être décoré d’un jardin de fleurs.

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Le Congo a connu de 1992 à 2002 une période d’instabilité politique : des guerres à répétition qui ont détruit le tissu économique et social. Les villes ont été dévastées. En octobre 1997, Sassou Nguesso sort victorieux et promet de reconstruire le pays. En janvier 1978 se tient un « forum de réconciliation et de reconstruction du Congo ». Depuis 2002, le gouvernement congolais a instauré un programme annuel visant à renforcer le processus d’urbanisation de ses départements. Sous l’appellation de « Municipalisation accélérée » cette politique inaugurée en 2005 dans le département du Kouilou (dont Pointe-Noire à cette époque) s’inscrivait dans le projet de société du Président de la République Denis Sassou Nguesso intitulé la « Nouvelle espérance » aujourd’hui relayé par le « Chemin d’avenir ». Dans son principe, ce programme annuel consiste en des travaux de modernisation qui culminent par l’organisation tournante de la fête de l’Indépendance du Congo. Celle-ci a eu lieu à Dolisie dans le Niari en 2006, à Impfondo dans la Likouala en 2007, puis à Owando dans la Cuvette en 2008. Depuis, elle se proroge d’année en année à Brazzaville sans toutefois qu’il y ait véritablement de travaux d’envergure en ce qui concerne la modernisation dans le sens de la prise en compte de ce qui apparaît comme critère conventionnel de la beauté d’une ville : l’espace vert. Pourtant, modernisation signifie justement-dans l’imaginaire des acteurs sociaux- réplique de ce qui se fait en Occident. Ce qui veut dire, en ce contexte de valorisation de la culture écologique (développement durable), non seulement équipement en structures socio- sanitaires et en infrastructures routières, mais aussi création des espaces verts. Notre enquête a été réalisée en 2008 et en 2009, soit deux à trois ans après « la municipalisation accélérée ». Nous avions observé que même à l’ « Hôpital de référence », situé en plein Centreville, il y avait à la place des jardins, de l’herbe. Les pas des usagers avaient fini par frayer entre les hautes herbes, un sentier conduisant à la morgue, lieu fréquenté quotidiennement. Cela n’émouvait aucunement ni les personnes venant à la morgue, ni le personnel de la structure. Effet d’accoutumance, de banalisation. « C’est le travail de la voirie », disaient les citoyens interrogés, dépassés par les préoccupations quotidiennes de lutte pour la survie, désillusionnés par les promesses non tenues des acteurs politiques. Donc, ici il ne manque pas d’espaces verts, sauf que ceux-ci sont constitués uniquement de touffes d’herbes poussant naturellement sur cette terre fertile. Tout porte à croire que la « municipalisation accélérée de Dolisie est un leurre par rapport à la politique des espaces verts légués par la colonisation et que les révolutionnaires avaient rasés. Aujourd’hui, l’espace qui avait servi de marché colonial avant de devenir un grand jardin public est l’espace choisi pour bâtir l’édifice du conseil départemental du département

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du Niari. C’est encore le bâti qui prend le dessus. Le grand verger Porto Novo et toute la forêt alentour ont été défigurés. C’est le prolongement du quartier « Petit Zanaga » et du collège d’enseignement technique. L’avenue de France est toujours poussiéreuse. L’avenue Jean-Jacques Mouaya a été réhabilitée en partie, non pas en retrouvant son décor d’antan. On a bitumé un côté. L’artère est ainsi divisée en deux dans le sens de la longueur, le bitume s’arrêtant au milieu de la chaussée. Et la grande partie restante, l’autre sens est couvert de boue. Plus de gazon, plus de flamboyants. Que du goudron d’un côté, et de la poussière de l’autre, en saison sèche. Donc une rue bicolore. En fait, seules ont été bitumées les voies qui vont de l’aéroport au quartier Tsila en passant par la résidence locale du président de la République. Ici aussi on n’a pas pensé aux parterres et autres bordures fleuries. On peut donc dire que la « municipalisation accélérée » a beaucoup plus un objectif politique que social. Dolisie est sur le plan politique le fief du président déchu Pascal Lissouba dont le parti Upads se prévalait d’avoir une majorité sociologique. Reconstruire Dolisie était donc un gage. On a détruit et on fait semblant de reconstruire pour susciter la reconnaissance. 4. Imaginaire des jardins dans les villages congolais Toutes ces pratiques de négligence des espaces verts pourraient s’expliquer par la représentation des fleurs. Il est vrai qu’aujourd’hui, elles servent pendant les retraits de deuils ou les mariages. Là encore il pourrait s’agir d’un héritage colonial. D’ailleurs certaines fleurs étaient supposées avoir des vertus thérapeutiques (chasser les mauvais esprits, fidéliser le conjoint, etc.). Dans les usages, le premier signe d’occupation d’un terrain, c’est de planter un arbre fruitier : un manguier, un avocatier ou un « safoutier », voire un palmier. C’est d’ailleurs par ces signes que l’on peut reconnaître dans la forêt qu’à tel endroit avait existé un village. Rien n’indique dans la morphologie des villages congolais qu’il y avait place pour jardins de fleurs. En général, derrière la maison se trouve le dépotoir, lieu où l’on jette les ordures ménagères. Les noyaux des fruits jetés y germent et forment plus tard un verger naturel. Ainsi, même les arbres que l’on plante dans la concession doivent servir à fournir de l’ombre tout en donnant des fruits comestibles (avocats, mangues surtout). C’est cette culture qui semble se perpétuer en ville. Il faut aller au Centre ville ou chez les « nouveaux riches » pour voir pousser des arbres qui ne donnent pas de fruit comestibles. Il faut visiter les concessions de certains nantis pour découvrir des fleurs. Ainsi, la fleur n’a pas la même symbolique dans la culture congolaise. La fleur c’est de l’herbe qui gêne, donc on la coupe. C’est celle qu’on pose

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sur la tombe d’un proche le 1er novembre (certainement par imitation du Blanc). Contrairement à la culture occidentale où l’on offre des bouquets de fleurs, avec à chaque occasion une couleur ou une variété spécifique, au Congo, tout au moins sur le plan traditionnel cela n’a aucun sens. Ces enfants qui le jour du nouvel an sillonnaient la ville avec des bouquets de fleurs en souhaitant à chaque personne bien habillée « bonne fête » s’attendant à recevoir d’elles en retour quelques piécettes de monnaie est une culture importée et réinterprétée. Même cette pratique a disparu. 5. Conclusion On peut donc dire que l’esthétique florale ne fait pas partie de la culture congolaise. Les conventions internationales retiennent comme critère de beauté d’une ville entre autres les jardins de fleurs. Dans les villages, il n’y a pas de jardins ou plutôt d’espaces verts, en dehors des forêts naturelles. Tout est utilitaire. Pour éviter la corvée de balayage de la cour, on plante un arbre pour en recueillir des fruits. Des années de cohabitation avec le colon dans le cadre des villes à deux niveaux : ville blanche et ville noire n’ont pu imprimer de façon durable leurs marques dans la culture, les habitus des citoyens. Si la ville africaine est un héritage colonial, elle n’est que prolongement. Mais en dehors des bâtiments dont on a gardé l’architecture (tout en s’adaptant de nouveaux modèles), signe de réussite sociale, les citoyens ont copié beaucoup d’éléments culturels, sauf le domaine du paysage, de l’espace vert qui semble constituer le point de résistance à la politique assimilationniste coloniale. Dans l’ensemble c’est une absence de sensibilité à l’environnement au profit de la culture du bâti. La rareté de l’espace, la valeur accordée à la propriété (la maison) font qu’on ne se permette de « gaspiller » des terrains pour y planter seulement des fleurs. Du fait de la pauvreté, les préoccupations de survie ont pris le pas sur l’esthétique qui semble être du luxe ou du superflu. Mais, pour les autorités municipales bien au faite des prescriptions internationales, des critères conventionnels de beauté il y a manque de volonté. Ainsi, logique utilitariste et logique néopatrimoniale ont raison de la logique environnementaliste. 6. Références - Balandier Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955, 274p. - Battesti Vincent, Les inventions des natures jardinières. Cas de l’Afrique du Nord et du Proche Orient, Premier congrès mondial sur les études sur le Moyen Orient et l’Afrique du Nord, Université de Mayence, du 8 au 13

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Analyse socioculturelle des rapports entre les patrimoines culturels oraux (contes et devises, proverbes et devises) moose et les médias Patrice Kouraogo Université de Ouagadougou (Burkina Faso) Résumé/abstract Le patrimoine culturel immatériel composé de contes et légendes, des devises et proverbes a un rapport direct avec le développement d’un pays multiculturel comme le Burkina Faso. Ces outils traditionnels de l’éducation et de culture chez les Moose peuvent bien contribuer à relever le défit de mobilisation et de sensibilisation de toute la société dans les actions multiformes pour le progrès car ils regorgent de richesses incommensurables. Cependant, ils entretiennent des relations ambivalentes avec les médias dans la mesure où ils s’influencent. Le modernisme a engendré l’émergence de ces derniers qui peuvent avoir un double impact sur les cultures locales. Un impact négatif qui est marqué par l’apparition des nouveaux types de comportements des individus qui sont souvent contradictoires à ceux édictés par les contes et autres et positif au sens où un usage intelligent des médias est un moyen de sauvegarder et de pérenniser ces patrimoines. The immaterial cultural heritage composed by tales, legends, mottos and proverbs have a direct report with the development of a multicultural country as Burkina Faso. These traditional tools of Moose's education and culture can really contribute to raise challenge of mobilization and sensitization of all the society in multiform actions for progress because they overflow with immeasurable wealths. However, they maintain ambivalent relations with Medias insofar as they influence themselves. Modernism generated emergence of these last that can have a double impact on the local cultures. A negative impact marked by apparition of new types of individuals behaviours often contradictory to those decreed by tales and other positive where an intelligent use of medias means to protect them and to perpetuate them. Mots clefs/keywords : patrimoines oraux, éducation, médias, Rapports/oral heritages, education, Medias, Reports.

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0. Introduction Dans le cadre de nos recherches sur le rapport entre patrimoine culturel immatériel et le développement du Burkina Faso, nous avons opté d’analyser la nature des rapports que les contes et légendes, les proverbes et devises des Moose1 peuvent avoir avec certains canaux modernes d’éducation et de socialisation comme les médias. Grace à nos lectures et à nos enquêtes de terrain, nous livrons ici nos interprétions et tirons des conclusions afin de contribuer à la réflexion sur la nécessité de la prise en compte de la culture dans la problématique du développement en Afrique. Par là, nous révélons aussi la grande richesse que regorgent les traditions orales. Ces traditions forment une des composantes du patrimoine culturel immatériel que l’Unesco invite les différents pays à sauvegarder en raison de son importance pour chaque nation. Notre travail est articulé autour de quatre parties : aperçu sur le peuple Moaga : la culture et l’éducation chez les Moose, définitions et typologie des contes et légendes, proverbes et devises moose, place des contes et légendes, des proverbes et devises dans la définition de l’identité moaga, rapports entre patrimoines et médias: conflictualité et complémentarité de mission et de procédés. 1. Aperçu sur le peuple Moaga : la culture et l’éducation chez les Moose Le Burkina Faso, situé au cœur de l’Afrique de l’Ouest, est un pays enclavé en plein sahel. Appelé « terre des Hommes intègres », le Burkina Faso est aussi dit « pays d’hospitalité » comme le témoigne J. Cl. Klotchkoff 2 « la terre des hommes intègres mérite surtout d’être appelée la « terre de l’Hospitalité. Affable et souriant, extrêmement complaisant, il n’ya pas plus gentil en Afrique que le peuple burkinabé». Il est fait d’une mosaïque de peuples puisque la population burkinabé, bien que réunie sous le même drapeau n’est pas homogène. Elle est composée d’une soixantaine d’ethnies dont la plus importante est celle des Moose qui compte plus de 58% de la population totale. Le « Moogo » est le pays des Moose3. Il occupe toute la zone centrale du Burkina Faso soit environ 63.500 km² correspondant au 1\5 du territoire national. Comme tous les autres peuples d’Afrique ou du monde, le peuplement des Moose n’échappe pas à la 1

Moose (plu), Moaga (sing.), ethnie majoritaire du Burkina Faso. J. Cl. Klotchkoff, Le Burkina Faso Aujourd’hui, Paris, les Editions Jaguar, 1993, p. 8. 3 Dans certains écrits, on verra le terme Moosi (au pluriel comme au Singulier). Il est francisé et est usité pour designer la même population ou ethnie du Burkina Faso. Les intéressés eux-mêmes préfèrent la désignation Moose (pluriel) et Moaga (singulier). Le royaume Moaga abrite l'actuelle capitale qui est Ouagadougou. C'est dans ce royaume que réside, tout en haut de la hiérarchie le Moogo Naaba, principal chef des Moose. 2

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légende. Elle se résume à la rencontre entre la princesse Yennenga, fille du Roi Nédega , éduquée comme un garçon au point d’en faire une excellente cavalière et un chasseur d’éléphants qui fut son sauveur en calmant le cheval en fugue de cette dernière. Un garçon naquit de cette rencontre et fut nommé Ouédraogo4, qui signifie « étalon » en souvenir de la circonstance de leur bonne rencontre. Celui-ci devient le premier Moogo Naaba vers 1495. La culture et l’éducation chez les Moose : Pour une judicieuse compréhension de la société moaga, il serait inutile de vouloir chercher une distinction nette entre la culture et l’éducation. Ces deux concepts sont des réalités socioculturelles quotidiennes qui sont imbriquées l’une dans l’autre à telle enseigne que l’une ne peut être évoquée sans l’autre. L’éducation du jeune moaga fait référence à sa culture qui lui impose déjà des bases minimales. Inversement, la culture moaga serait incompréhensible en dehors de l’éducation qui la moule selon les principes pédagogiques basés sur le poids du groupe et sur l’esprit de l’intérêt général. Etant une société à forte oralité, « le parcours de l’homme accompli chez les Moose commence avant la naissance pour se terminer après la mort. L’homme moaga passe par une série d’étapes où l’éducation et le mysticisme ne perdent jamais leurs droits, où les ancêtres sont les garants de la tradition, où la tradition modèle chaque instant de la vie sociale, où la société exige de chacun que se reproduise l’archétype humain grâce auquel la civilisation moaga est perpétuée des siècles durant »,comme l’affirme Badini Amadé5. Le Moogo est un pays structuré avec une tradition politique et un pouvoir centralisé et complexe. La force des structures sociopolitiques des Moose, leur sentiment national très poussé s’appuient sur le respect des traditions nommées « rogem’mik »6. Selon P. Ilboudo, « les Moose considéraient leur pays comme havre de délices. Pour eux, l'univers visible "humanisé" ne dépassait guère les frontières de l'empire moaga »7. On retiendra avec Badini que l’organisation socioculturelle et politique moaga se fonde sur l’autorité omniprésente et omnipotente du rogem’ mik ou du kudumdé8. Cette autorité justifie et légitime le fonctionnement de cette société. L’unité de base de la société moaga n’est pas la famille nucléaire mais la famille étendue, un même ancêtre fondateur 4

Ouédraogo est composé de ouéfo (cheval) et de raogo (mal). Il devient l’ancêtre des Moose. Plus de 20% des Moose ont pour nom de famille Ouédraogo. 5 A. Badini, Naître et grandir chez les Moosé traditionnels, Paris-Ouagadougou, SEPIAA.D.D.B, 1994, p. 11. 6 Littéralement traduis, ces termes veulent dire « naître trouver », donc l’ensemble des traditions, des us et coutumes que les Moose se passent de générations en générations mais qui ont une force incommensurable dans l’édification de leur personnalité individuelle, familiale et collective. 7 P. Ilboudo, Contribution à l'histoire religieuse, p. 75 cité par P. Arozarena. 8 Autre terme pour désigner les traditions.

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dans la lignée patrilinéaire. La référence à des êtres mythiques ou mystifiés servira de ciment garantissant la cohésion du groupe familial et lui assurera sa force. La parenté à plaisanterie9 représente une valeur dans la régulation sociale10. L’autorité de la tradition fonctionne, tant pour les individus que pour les groupes, comme une vaste charte au nom et sous la direction de laquelle, la vie sociale se développe et s’organise. Elle détermine ce qui est privilégié, interdit ou autorisé. Elle s’exerce à travers le père auprès des enfants et de sa femme, du Buud kasma (patriarche) sur la grande famille , l’aîné sur les cadets, l’initié sur ceux qui ne le sont pas encore etc. La tradition11 semble être fixée une fois pour toutes dans les mythes, les légendes, les contes, les proverbes et dans la pratique sociale. Telles sont les valeurs culturelles fondamentales, celles qui garantissent la cohésion sociale, sur lesquelles se fondera l’acte éducatif, l’éducation étant un phénomène imposant mais nécessaire pour toute communauté humaine comme dans la vision de Durkheim12 : l’éducation, phénomène social, est « l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale... » avec pour but de développer chez l’enfant un certain nombre d’états (physiques, intellectuels et moraux). Tout se passe comme s’il y a un programme et des étapes à suivre scrupuleusement. Aussi, les interventions des acteurs de l’éducation sont soigneusement préparées et planifiées. Elles sont toutes préparées de façon à ce que l’objectif soit harmonieux et cohérent. Ainsi, la mère, le père, le groupe d’âge et la grande famille jouent chacun sa partition. L’éducation et la culture moose ainsi campées, il ne serait pas superflu de passer à la découverte des matériaux d’études à savoir les contes et légendes, les devises et proverbes moose. 9

Les alliances et parentés à plaisanterie sont désignées en Moore par le terme « Rakiré » venant du mot « Rakiya » qui signifie l’individu avec qui on plaisante dans le cadre de la parenté à plaisanterie. On distingue la parenté à plaisanterie au sein des structures familiales de l’alliance à plaisanterie qui est intercommunautaire ou interethnique. Il y a aussi les plaisanteries associées à des groupes de travail, ou d’initiation. La formation de ces groupes ne repose pas sur les liens familiaux ou claniques. Par exemple, le groupe des forgerons, des musiciens, des commerçants etc. Selon Marcel Mauss9, la parenté à plaisanterie désigne des taquineries diverses et des licences verbales en vers un parent plus âgé dont l’objectif est la recherche d’un « relâchement qui constitue une détente et une compensation nécessaire à la vie du groupe». Retenons que les alliances et les parentés à plaisanterie sont des formes de communication sociale entre des parents qui occupent des positions différentes au sein de la famille ou entre des groupes ethniques différents qui ont vécu dans un passé lointain un fait historique commun 10 Alain Joseph Sissao, Alliances et parenté à plaisanterie au Burkina Faso, mécanisme de fonctionnement et avenir, Ouagadougou, Editions Sankofa et Gurli, 2002. 11 Ensemble des valeurs fondant et justifiant la vie sociale et individuelle, avec ses composantes élémentaires : organisation familiale, organisation politique et religieuse, hiérarchie des âges et sexe. 12 E. Durkheim, Education et sociologie, Paris, Alcon, 1893, p. 29.

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2. Définitions et typologie des contes et légendes, des proverbes et devises moose. Les contes : Le conte est un récit d’aventures imaginaires pour divertir. En langue moaga, le conte s’appelle " solmdé ", qui vient du verbe « solme » c’est-à- dire cacher, mystifier. Le conte, « solmdé », invite à réfléchir pour découvrir la réponse d’une énigme. Les contes populaires occidentaux ont fait l’objet d’une classification internationale par des auteurs très bien connus dans le domaine des contes : il s’agit de l’américain Stith Thomson et du Finlandais Antti Aarne. En mooré, il existe les contes longs et les contes courts. Les contes longs sont ceux que l’on appelle les « kibaye »13. Les contes courts, appelés « solm- koeese »(pl.) « solem-koega »(sing.) prennent la forme des devinettes. Outre ces deux grands types de contes, on peut distinguer aussi 2 petits autres types de contes dans le paysage moaga : les contes « phonétiques » et les contes « devinettes ». Les premiers sont des phrases complexes très difficiles à prononcer qui servent de « virelangues » c'est-à-dire pratiqués dans le but de libérer ou de corriger l’expression orale des enfants et certains adultes.Les seconds sont purement des devinettes. Enfin, il y a des contes « langages codés » qui permettent à deux individus d’échanger des messages qui resteront totalement ignorés d’une tierce personne. Les légendes : Une légende appartient toujours à l’histoire d’un pays, d’un groupe et s’inspire des faits réels. Les légendes sont une partie importante de la mémoire collective de la communauté moaga. En moore, la légende se nomme « singré », qui se traduit littéralement en français par le mot "début". Il s’agit donc du récit amplifié du commencement d’un peuple, du début de l’existence d’une catégorie ou d’un groupe pour en faire des héros hors pair. Ce récit est inspiré soit de l’histoire réelle ou est simplement imaginaire mais toujours tenace dans la mémoire des premiers habitants et dans celle de leurs descendants. Nous retiendrons principalement dans le cas de notre étude, la légende villageoise, cantonade (provinciale) et ethnique (légende des Moose). Selon les considérations géographiques, historiques et sociologiques, le territoire moaga est stratifié en royaumes (grandes entités), en cantons (moyennes) et en villages (petites). Suivant cette logique, chaque royaume, canton et village a sa légende qui retrace l’histoire de son 13

Le kibare, singulier de Kibaye, est un mot d'origine arabe qui désigne le "récit grave". C’est ce genre de conte très énigmatique qui permet de poser des questions importantes, suscitant la réflexion, l'analyse et la méditation, afin d'en tirer des leçons de sagesse. C'est le type de récit que les adultes et tout particulièrement les personnes agées affectionnent. Le kibare est en général raffiné et empreint d'un certain réalisme qui le rapproche de la réalité sociale. Il développe une haute philosophie de l'existence humaine. Le kibare se présente sous deux pôles : la fiction et la réalité. Les kibeya connaissent deux types de condition de production : les conditions spontanées et les conditions contingentes. Le kibare peut se proférer le jour comme la nuit, au cours d'une veillée. Cf. Sissao, op. cit., p. 170.

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Patrice Kouraogo peuplement, les talents de ses héros et les parcours de ses autochtones jusqu’à ses descendants. Selon nos enquêtes de terrain, toutes les légendes ont à peu près la même trame. A l’origine, il y a toujours une rivalité sur la conquête et la gestion de l’héritage (richesses, terres, femmes, etc.) entre des frères héritiers d’une même lignée, contrée ou patriarche qui finit par les séparer. Chacun va dans sa direction et fonde un village dont il devient le père-fondateur sans pourtant oublier sa souche communale. C’est ainsi qu’il y a toujours un lien entre les villages moose, entre les villages et les cantons et donc entre cantons et royaumes. Les devises : La devise est une formule résumant la règle de morale ou de conduite d’une personne ou d’un groupe. Les devises sont appelées « zabyυya »(pluriel) en langue moore qui signifient noms de guerre. Zabyυυre(singulier) est un syntagme nominal composé de zab radical de zabre qui signifie guerre, querelle, dispute, bataille et de yυυre, le nom individuel. Pour Alain Sissao14, une devise énonce de façon concise comme une sentence ou une maxime, un programme de vie, une conduite morale à observer en toute circonstance. On peut distinguer les devises claniques, individuelles et royales. La devise clanique ou familiale se rapporte au nom de la famille et s’imprègne de la légende ou de l’histoire du groupe concerné. Selon, Yaya Bonkoungou15, « l’évocation constitue une sorte de glorification et d’exaltation car cela fait participer l’individu à la somme des valeurs attachées à ce clan ». Chaque famille moaga a donc sa devise dont la déclamation ressemble à une revue complète de l’arbre généalogique du groupe clanique et familial. La devise individuelle est le nom que chaque individu peut choisir pour exprimer un certain nombre d’idées, d’émotions, de désirs caractérisant sa psychologie personnelle et sa philosophie de vie en communauté. Elle prend aussi la forme d’un nom honorable dont l’invocation stimule l’individu dans les activités faisant appel à l’effort et au courage. Enfin, la devise royale a une double dimension perceptible : individuelle et collective. Elle est individuelle parce qu’elle appartient à la personne du roi et collective au sens où elle engage toute une communauté en prenant l’allure d’un programme politique du chef ou du roi. Dès l’intronisation du nouveau chef, il a l’obligation de choix de trois(3) devises. Selon Yamba Tiendrebéogo16, ce fut Naaba warga (1666-1681, 19è empereur des Moose) qui imposa les zab-yυυya. Il obligea tous les chefs (Moogo) à choisir en accédant au pouvoir trois devises. La première sert de remerciement à celui qui l’a gratifié du trône, la deuxième est son

14

Alain Joseph Sissao, La littérature orale moaaga comme source d’inspiration de quelques romans burkinabè, Thèse de doctorat (NR), Université de Paris XII, Val-de-Marne, 1992, t. 2, p. 163. 15 B. Yaya, Les zab-yυυya des chefs de Bouroum, Symbolique et dimension de la royauté moaaga.(essai d’étude ethnolinguistique), Mémoire de maîtrise en littérature orale, Université de Ouagadougou, décembre 2006, p. 30. 16 Y. Tiendrebeogo, « Histoire traditionnelle des mossi de Ouagadougou », Journal de la société des africanistes, p. 7.

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programme d'actions et la troisième illustre un discret avertissement à ses adversaires. Les proverbes : Un proverbe est une formule brève facilement mémorisable et bien connue d’un milieu socioculturel bien défini. Les proverbes expriment des idées communément admises pour vraies. Ils sont appelés « Yel-buna » (pluriel) et « Yel-bundi 17» (singulier) en moore. Pour D. Bonnet18, « le yel-bundi est une affaire qui renferme un nœud, une torsion ». On retiendra qu’il y a plusieurs types de proverbes dont l’usage régulier dans les conversations traduit une certaine maîtrise de la langue moore : Il y a des proverbes injurieux, des proverbes glorificateurs, des proverbes menaçants, des proverbes érotiques etc. Cette variété des contes et proverbes, de devises et proverbes témoigne qu’ils sont des phénomènes ayant une importance pour les Moose.

3. Place des contes et légendes, des proverbes et devises dans la définition de cette identité moaga Plusieurs paramètres entrent en ligne de compte lorsqu’on veut dresser l’ossature de l’identité moaga. Les valeurs, qui demeurent les « choses de la société » les mieux partagées, y figurent en bonne place. Elles se déclinent en termes d’attachement à la vie en groupe dans le buudu19, du respect au principe de solidarité, de la place primordiale accordée aux traditions et aux ancêtres. Pour jauger de la place des contes et légendes, des proverbes et devises dans cette identité, il est impératif de savoir les thèmes phares abordés par ces patrimoines oraux qui sont des véritables bastions de vulgarisation des valeurs répertoriées. Les contes et légendes, les proverbes et devises. Pour s’en tenir au seul premier cas, nous pouvons affirmer que les contes et légendes, les proverbes et devises cultivent les bonnes attitudes. Puisque ces patrimoines sont des instruments d’éducation, l’échafaudage des bonnes manières dans les comportements des individus demeure une mission essentielle. Plusieurs contes et légendes, proverbes et devises du répertoire moaga visent à cultiver la conscience d’avoir des bonnes attitudes vis-à-vis 17

Yel, vient de yelle qui signifie problème, affaire, dilemme et bundi renvoie à un nœud, à une chose cachée, à une problématique qu’il faut trouver. Yel-bundi pourrait être, une affaire dont il faut trouver une solution en décortiquant le nœud. Cela explique le caractère implicite du proverbe en Moore. Il sert à exposer en termes cachés une vérité dure à accepter à l’état brut. 18 D. Bonnet, Le proverbe chez les Moosi du Yatenga, Haute-Volta, Juin 1977, p. 9. 19 La souche familiale dans laquelle on doit s’attacher au respect scrupuleux des principes de vie pour ne pas s’exposer à un bannissement. Ce bannissement est le dernier stade de l’exclusion et une fois qu’il est prononcé par le collège de sages de la grande famille, l’individu est rejeté par tous (vivants et morts). Dans cette entité familiale, le principe de solidarité est une règle de vie. On exclut l’individualisme.

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de nos semblables. L’honnêteté, la probité, la loyauté, l’intégrité sont fortement recommandées car sans elles, aucune fierté d’appartenir à cette communauté n’est possible. Durant nos enquêtes, les interviewés nous ont livré des exemples précis. Selon un conte, bien connu, deux frères de même sang vivaient en parfaite harmonie. Lors que l’ainé fut marié, le cadet vient un jour remettre à sa belle sœur une potion qu’elle devrait saupoudrer dans le plat préféré de son époux afin de renforcer leur union. Cette dernière retournant la potion contre son envoyeur et ce dernier fut empoisonné par son propre produit. Autrement, c’est le malhonnête qui fut puni. Dans la même veine, la légende du village de zambanga20 illustre une malhonnêteté qui fut chère payée. En résumé, le nom du village Zambanga vient de la découverte d’une trahison entre la première épouse du roi Namendé et le roi lui-même. La moralité dans cette légende est que le prince et son oncle ont payé un lourd tribut de la malhonnêteté, de la non loyauté et intégrité de la reine : l’un (le prince) ratera le trône à jamais et l’autre (oncle maternel) perdra la vie. De même, « sor-pogên gouang san na paodin ti ned tanbda, a san wa wisgué la na basa » (quand les gens piétinent un jeune arbre épineux, ça ne sera pas de même quand il grandira)21 est une devise exprimant la relativité des choses et des événements. La modestie, l’honnêteté, la loyauté et l’intégrité doivent être manifestées même en vers les personnes faibles du moment car nul ne doit douter de la possible tournure de la direction du vent. Quelques proverbes aussi servent à dénoncer les mauvaises attitudes. Par exemple quand Bikienga Marcel22 dit « sid moog da nifu, la pa pousgda yee » (la vérité rougie les yeux mais ne les crève pas), il prévient les conséquences de la dénonciation des tares mais insiste sur la très grande nécessité de le faire. En d’autres mots, la vérité finit par triompher. Enfin, ce proverbe « fo ra to san ko paam ki bif pεga ti pa raolem ko yee » (Quand ton rival fait une bonne récolte, il faut le féliciter 20

Constatant que son époux de roi était devenu trop vieux sur le trône et que son fils, qui était l’ainé et le potentiel successeur, vieillissait à son tour sans pouvoir goûter aux délices de la chefferie, la reine entreprit un complot avec ses frères qui devraient assassiner le roi. L’armée rebelle composée de ses beaux frères a surpris et a assailli le roi qui avec le poids de l’âge se faisait laver par son épouse comploteuse. Malgré tout, il sort victorieux en tuant une grande partie des assaillants. Son fils qui était en voyage revient et son père lui rend compte de ce que sa mère et ses oncles ont ourdi comme plan pour qu’il monte au trône. Il conclut : « comme ta maman m’a trahi et que j’ai su, tu rates le trône » : « b zanbed lame, lam bânga me », « fo konga naam bala » (en mooré). Furieux, le fils scella son cheval et alla tuer son oncle qui avait organisé cela et apporta sa tête et ses 12 doigts à son papa en signe de sa désapprobation au plan macabre. 21 Entretien par groupe de 2 : Kouraogo G. Emile et Ouiminga S. Samuel, zambanga, Namentenga, le 20 août, à 20 heures, à Domicile. 22 Entretien réalisé avec Bikienga Marcel, 40 ans, catéchiste de Zambanga, Namentenga, le 19 août 2009, en moore

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tout de même car ce n’est pas son sexe qui a cultivé) fait ressortir que même les efforts des adversaires sont à reconnaitre. Il invite à être « fair play » et parle donc de l’honnêteté, de la loyauté et de l’intégrité. 4. Rapports entre patrimoines oraux et médias : conflictualité et complémentarité de mission et de procédés. 4.1. La diversification des canaux d’éducation De nos jours, nous notons une grande diversification des canaux d’éducation dans la société burkinabé. Les contes et légendes, les proverbes et devises formaient le mode d’expression le plus connu pour éduquer la jeunesse moaga qui avait pour devoir de cheminer dans la logique traditionnelle et dans la ligne éducatrice de ses ancêtres. Ce patrimoine était l’instrument éducatif formidable de par sa description pittoresque de la société et par l’illustration parfaite des événements sociaux auxquels l’enfant aura à faire face. Le conte était par exemple une source intarissable des solutions aux différentes énigmes de la vie adulte. Cependant, le modernisme a engendré l’émergence des autres canaux d’éducation qui tendent à submerger ces derniers. Parmi ces nouveaux canaux, il y a les médias. Leur émergence est consécutive à l’évolution technologique qui s’est traduite par la démultiplication et l’accès aux sons et à l’image des autres cultures. Nous observons que ces médias ont un double impact sur les cultures locales. Le premier impact peut être perçu comme négatif puisqu’il suscite l’apparition des nouveaux types de comportements des individus qui sont souvent contradictoires à ceux édictés par les contes et autres. Le second impact peut être considéré de positif car il insiste sur le fait qu’un usage intelligent des médias est un moyen de sauvegarder et de pérenniser les patrimoines. Dans le nouvel espace de modernité, les contes et légendes, les proverbes et devises font face à d’autres approches éducatives. Il est de règle que le type de société existante crée une culture particulière. A société nouvelle, une socialisation nouvelle et des moyens nouveaux d’intériorisation des valeurs. C’est ainsi que le jeune ne sait plus retrouver la grand-mère à la tombée de la nuit pour se faire ouvrir la porte des aventures de la nature. Cette situation révèle que l’évolution technologique, (qui est passée de l’oralité à l’électronique) a conduit à une transformation de la sensibilité humaine, à l’émergence d’autres types de sociétés (de consommation et d’information), au changement de la configuration sociale des divers espaces sociaux, à la mutation des sociétés à tradition orale (comme celle des Moose). La télévision et la radio sont des moyens de communication qui touchent une grande audience dans le temps et dans

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l’espace. Comme le dit André Nyamba23 : « les caractéristiques de médias sont entre autres l’utilisation des techniques élaborées au niveau de la réalisation des produits et la dimension de plus en plus grande du public qu’elles atteignent. Le volume de ce public va croissant ». Dans ce contexte, la socialisation- qui désignait l’effort que fournit ou que doit fournir le moaga pour vivre et prospérer dans sa communauté de base en cultivant une harmonie autour de ses semblables, se traduisant par le respect des règles, des normes, des us et des coutumes prescrits par la communauté moaga- doit prendre d’autres proportions qui dépassent le cadre de la seule communauté. Elle emprunte d’autres moyens plus amples et diversifiés. Comme le mentionne bien Sid-Naaba24 (PDG de la radio Savane FM): « un enfant qui peut prendre une “télécommande” pour les émissions qui lui plaisent n’a pas le temps pour écouter des contes où il entendra que l’hyène a fait ceci, le lièvre a fait cela ». Le contexte moderne quasi irréversible dans lequel vit le Burkina Faso en général et la société moaga en particulier donne à douter quant à l’efficacité des enseignements des patrimoines oraux étudiés dans la socialisation des Moose. Nous le disons parce que la société moaga est devenue une société à cheval entre la tradition et la modernité et par moment la dernière l’emporte sur la première d’autant plus que les individus sont enclins à obéir à la logique des comportements modernes que le contexte leur prête. En clair, c’est dire que la société moaga a changé et continue de changer sa configuration. Les rôles sociaux sont redistribués car le père ou le grand-père, la mère ou la grand-mère ne sont plus les seules personnes de référence pour les petits-fils par exemple. Les personnages du cinéma, les stars de chansons prennent la place du grand-père et de la grand-mère dans le for intérieur des enfants. Aussi, les structures sociales qui assuraient la préparation et l’initiation du jeune moaga (la famille large, les camps d’initiation, etc.) sont en dure compétition avec d’autres structures (les écoles, les salles de jeux, les postes audio-visuels) du même ordre mais beaucoup plus modernes avec des formes et des objectifs souvent différents. Par conséquent, les anciens canaux de socialisation comme les contes et légendes, les proverbe et devises, les rites d’initiation, se voient diminuer leur importance dans le formatage de l’enfant de la société moaga. C’est d’abord difficile de regrouper tout le monde au clair de lune ou sous le baobab pour dire des contes ou légendes. Ensuite, les gens sont scolarisés et ont des télévisions et d’autres appareils de distraction. Ils n’utilisent pas les 23

A. Nyamba, Anthropologie du changement social, (Cour), Université de Ouagadougou, 2002. 24 Entretien réalisé le 20/07/2003 dans les locaux de savane F.M à 13 heures à Ouagadougou.

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proverbes dans leur langage quotidien. « Les gens adorent les proverbes mais les téléphones, les cinémas, les télévisions les occupent beaucoup. Ils ne peuvent pas se diviser et le train de la modernité n’attend personne »25 martèle Emmanuel Kabré. Beaucoup d’individus scolarisés bannissent l’usage de la langue maternelle en famille. Dans ce cas, les proverbes et devises ne peuvent exister. Enfin, les conditions mêmes ne sont plus réunies pour qu’ils puissent exercer ces patrimoines afin d’en tirer un enseignement et d’autres profits. D’ailleurs, un conteur conclut : « la pratique des contes dans les familles est un atout indéniable pour l’éducation des enfants. Malheureusement, les gens préfèrent des épisodes de télénovela ». Les veillées de clair de lune ont cédé le cours à d’autres formes de divertissements pour les enfants et d’enseignement pour les adultes. Reprochant un peu les définitions idéalistes de l’éducation (E. Kant, Stuatt, Mill) qui stipulent qu’il y a une éducation idéale, parfaite qui vaut pour tous les hommes indistinctement, Durkheim26 affirmait : « l’éducation a varié selon les temps et les pays. Si dans les cités grecques et latines, l’éducation dressait l’individu à se subordonner aveuglement à la collectivité, à devenir “la chose” de la société, aujourd’hui elle s’efforce d’en faire une personnalité autonome... ». Nous pouvons déclarer que l’éducation du jeune moaga n’a pas échappé à cette logique car elle a évolué avec le temps et les patrimoines ne sont plus les seuls canaux de socialisation. Le Larlé Naaba Tigre dépeint cette réalité : « le mérite du conte oral n’est plus à démontrer, mais notre monde évolue et petit à petit, la modernité a pris le pas sur la tradition. Les soirées africaines tant appréciées cèdent doucement et inextricablement la place à de nouveaux supports. De nos jours, la jeunesse s’adonne à plein à d’autres activités et divertissements qu’à l’écoute de contes et légendes diffusés par les sages ». Le public jeune ou adulte prend fait et cause pour la modernité. Fascinés par la culture moderne, les individus adoptent des attitudes de méfiances et de dégoût envers leur propre culture. En bref, l’école moderne, l’audiovisuel et les nouvelles technologies sont les canaux concurrents aux contes et légendes, aux devises et proverbes. Leur apparition dans les espaces traditionnels provoque des mutations sociales notables et appellent à des comportements qui ne sont pas forcement ceux exigés par une socialisation à l’échelle familiale, villageoise ou communautaire. Tous ces différents et nouveaux canaux ouvrent des possibilités de brassage à d’autres cultures qui ne sont pas exemptes d’ennuis. Dans ce « choc de cultures », les 25

Entretien avec Emmanuel Kabré, gestionnaire de la boutique des souvenirs, au stage municipal, à Ouagadougou, le vendredi 17 août 2009 à 10h 26 Emile Durkheim, Education et sociologie, Paris, PUF, 1928.

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mœurs, traditions et cultures locales moose souffrent de désaffection et de remise en cause par les jeunes générations qui devraient pourtant œuvrer pour leur continuité. Les repères traditionnels sont souvent brouillés et les identités personnelles et collectives sont menacées. Cependant, cette situation est loin de sonner le glas des contes et proverbes, des devises et proverbes au Burkina Faso. Au contraire, les médias leur accordent des espaces de vulgarisation. 4.2. Les médias (audiovisuels et écrits) et promotion des contes et légendes, des proverbes et devises Comme nous l’avons montré, si les rapports entre patrimoines et médias sont conflictuels en raison du fait que les premiers ravissent la vedette aux seconds en termes d’audience, d’attractivité et de modernité, il est indéniable qu’ils doivent tous être complémentaires. Les patrimoines ne peuvent survivre et prospérer sans le concours des médias. Ces derniers demeurent les canaux privilégiés de leur valorisation, et ce, à plusieurs titres. Les télévisions, les radios et journaux sont des espaces ouverts et modernes. Ils demeurent des moyens stratégiques de mise en valeur des patrimoines car les font passer du local au national et pourquoi à l’international27. La pratique et la divulgation des contes et légendes, des proverbes et devises moose sont devenues, de nos jours, l’apanage des médias car ils les produisent et les diffusent à l’attention de leurs auditeurs. Cet accaparement a été par force mais par la suite, il a été une nécessité. Du coup, les contes médiatiques, par exemple, qui sont ceux enregistrés et diffusés par les médias (télévision et radio) mais interdisant tout contact physique avec le conteur et toute possibilité d’échange réel entre le conteur et son auditoire, prédominent dans l’espace d’écoute. Ils suppléent les contes à l’air libre ou contes de bouche à oreille c’est -à-dire ceux que l’on exécute au village ou dans une aire aménagée et qui font l’objet d’un contact physique et d’un échange réel entre les conteurs et les auditeurs. Nous arrivons à la conclusion partielle que les médias modifient les conditions matérielles et humaines de production des patrimoines, qu’ils les rendent plus accessibles et disponibles. Par là, ils renforceraient le rôle et la place des contes et légendes, les proverbes et devises moose dans l’éducation actuelle et multidimensionnelle des Moose. 27

Dans le cadre de l’enquête que nous menée en 2004 pour rédiger notre mémoire de maîtrise à l’Université de Ouagadougou qui portait sur les rapports entre contes moose et médias afin de voir si les médias appauvrissaient ou enrichissaient les contes, nous avions émis comme hypothèse principale que : Les médias électriques (radio et télévision) s’accaparaient des contes moose, les vulgarisaient par l’amélioration de leurs conditions de production, de diffusion et de réception. L’accaparement signifie la monopolisation des contes par les médias.

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En rappel, notons que le rapport entre contes et médias au Burkina Faso remonte aux années 1960. C’est précisément en 1961 que le Larlé Naaba Abga28 commença les contes à la radio nationale suite à la demande des autorités de cet organe. Plus tard, son petit-fils, le Larlé Naaba Tigre prendra le relais et gratifiera le peuple moaga de contes. Si les contes ont été insérés depuis longtemps à la radio nationale, à la télévision nationale ils sont très récents. C’est en l’an 2000 qu’ils y ont été introduits. Les émissions passent une fois dans le mois et elles sont animées par le Larlé Naaba TIGRE et sa troupe. L’action des radios privées en matière de contes n’est pas non plus à négliger. A l’instar de la radio nationale, les radios privées vont insérer dans leur grille de programmes les contes moose. Parmi elles, nous avons la radio “Savane FM” dont les contes occupent 20% du programme des émissions de la Savane FM. Outre cette radio, il y a aussi la radio Salankoloto qui fait des contes une fois par semaine. Nous remarquons aussi que certaines radios privées de province comme Vénégré de Zinaré, Nayiinééré de Boulsa offrent aux populations des séquences de contes.. Egalement, des radios privées comme Salankoloto, Savane F.M, Canal arc en ciel et autres organisent des émissions spéciales sur les proverbes et les devises moose. Certaines consistent à demander aux auditeurs de citer un certain nombre de proverbes moose ou de donner des devises et leur signification. Pour les légendes, la Radio Rurale du Burkina Faso a fait un travail de collecte des légendes fondatrices de plus de 200 villages burkinabé dans le cadre de l’émission « Burkina Variété29 ». Elle est réalisée sur place dans chaque village visité et avant d’entrée dans le vif du thème du jour, le plus ancien du village est invité à livrer la légende de genèse ou de peuplement de cette contrée. A l’échelle continentale, la chaine de télévision « Africable » qui émet au Mali abat un travail sérieux de valorisation des légendes et des proverbes. L’émission « Rites et Traditions » qui passe chaque lundi à 20h30 est une tribune de découverte des légendes singulières de nombreux peuples, ethnies ou tribus de l’Afrique. Elle exhume des histoires et décrit la confrontation des modes de vie dans la tradition et dans la modernité. Pour les proverbes, 28

Il fut le conteur le plus connu dans la communauté burkinabé. Il a marqué son temps et continue de marquer le nôtre avec ses contes poignants et des proverbes riches en enseignements. Sa carrière s’est déroulée selon les principes et les pouvoirs dévolus aux chefs traditionnels. Ses fonctions administratives, son intérêt pour la vie politique et culturelle et surtout son expérience ont fait de lui un témoin attentif de l’histoire du Burkina Faso. 29 Cette émission hebdomadaire vise à sensibiliser les populations rurales par un jeu de rôle et des questions-réponses sur des thèmes variés pourtant sur certains problèmes de santé publique, de scolarisation des enfants, sur les méthodes nouvelles culturales, etc.

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chaque jour à la fin du journal de 20h, un proverbe de téléspectateur est lu et écrit. Du coup, dans l’année, on entend 365 proverbes africains venant de tous les pays et de toutes les communautés. Dans les médias écrits, nous trouvons parfois des contes, des proverbes mais moins de devises et de légendes. Une fois par semaine, le quotidien burkinabé, "le pays" propose un conte à ses lecteurs. Aussi, nous avons procédé à une recherche de jour en jour sur l’existence des proverbes dans les publications des journaux burkinabé. Le résultat témoigne d’une timide exploitation de ces proverbes par la presse. Nous avons relevé 11 proverbes majoritairement moose employés par les journaux du 29 janvier 2009 au 22 février 2010. La palme d’or revient au journal "l’observateur paalga" qui en a employé 8 proverbes sur ce petit échantillon. En voici des exemples d’usage : pour justifier la raison pour laquelle le journal s’intéresse à l’affaire de détournement des sous dans La Commission de l’Informatique et des libertés (C.I.L.), le journal "l’observateur paalga" fait appel à ce proverbe : « si c’est l’écuelle qui tient lieu de piste de danse, chaque membre de la famille doit y mettre au moins un pied ? »30. Pour caractériser les rapports, qui sont venus tendus alors qu’ils étaient au beau fixe, entre le président du Faso, S.E.M Blaise Compaore et le Guide Mohammed Kadhafi, le journal "San finna" dit « Les Mossi disent que quand ta tante change de mari, il te faut aussi changer de rakia » (NDLR : parent à plaisanterie) »31. Pour parler de la nécessité de s’y prendre tôt quand on entreprend une action comme prendre part aux élections pour un parti politique, voici les termes du journal "l’observateur paalga" : « Chez les Moose on dit que ce n’est pas à la veille d’un combat qu’on revigore le cheval en lui donnant du mil. En un mot donc, tout se prépare »32. 5. Conclusion En récapitulatif, nous dirons que les rapports entre médias et patrimoines immatériels étudiés sont émaillés de constatations diverses dignes d’analyse. Ces rapports sont tantôt conflictuels à plusieurs titres comme nous l’avons vu, tantôt complémentaires en raison de l’audimat, de la modernité qu’offrent les médias aux patrimoines. Chaque acteur, auditeurs ou passeurs de ces patrimoines a le choix de prendre le type de canal d’écoute ou de diffusion qui lui plaît tout en restant averti sur les conséquences et avantages de son option. 30

L’observateur, Les Mercredis de Zoodnoma, du mercredi 28 janvier 2009. San Finna N°501 du 09 au 15 février 2009. 32 L’observateur, Les Mercredis de Zoodnoma, du mercredi 27 février 2009. 31

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En ce qui nous concerne, nous observons que les médias donnent beaucoup d’opportunité de porter haut le flambeau des contes et légendes, des devises et proverbes moose. Ce que nous avons décrit comme existant en matière de promotion de ces patrimoines par les médias peut être amélioré. 6. Références - Badini Amadé, Naître et Grandir chez les Moosé Traditionnels, SEPIA-

A.D.D.B, Paris-Ouagadougou, 1994. - Balima Salfo Albert, Légendes et Histoires des peuples du Burkina Faso,

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Ouagadougou, Rédaction et annotation de Robert Pageard, Paris, Présences Africaines, 1964. - Tiendrebeogo Yamba, Contes du larhallé, suivis d’un recueil de proverbes et devises du pays mossi, Rédigés et présentés par Robert Pageard, Ouagadougou, 1963.

Mémoire, culture et identité : Aspects anthropologiques et psychologiques dans « Légendes africaines » de Tchicaya Utam'Si Julien Mbambi Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract Cet article porte sur une analyse des problématiques de l’identité et l’altérité, de la culture et du lien social, de l’imaginaire social et du pouvoir à partir des mythes, légendes et contes tels que la littérature les manifeste. L’étude s’appuie sur des concepts relevant de la psychologie sociale et de l’anthropologie. Elle prend en compte les fondements de la création littéraire des écrivains. This article concerns an analysis of the problems of the identity and the otherness, the culture and the social link, the social imaginary and some power from the myths, the legends and the tales such as the literature shows them. The study leans on concepts recovering from the social psychology and from the anthropology. It takes into account the foundations of the literary creation of the writers. Mots clés/Keywords : mémoire collective, création littéraire, légendes africaines, création psychologique, altérité, identité, société, symbolique/collective memory, literary creation, african legends, psychological creation, otherness, identity, society, symbolic.

0. Introduction La littérature, en général, fournit aux chercheurs en sciences sociales et humaines des matériaux issus de la mémoire collective. Ces matériaux riches s’avèrent utiles dans la quête de connaissance sur les cultures humaines. Des auteurs africains, dans des œuvres littéraires remarquables, manifestent un intérêt indéniable pour les récits ou histoires qui masquent un sens profond. Ils ont, par l'écriture, permis de fixer des mythes, des contes et des légendes appartenant au registre de l'oralité que la mémoire humaine risque de perdre ou d'altérer. Ainsi grâce à l'écriture, la littérature africaine ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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constitue une source précieuse de connaissances. C’est ce que cet article veut illustrer, à travers la lecture de Légendes africaines de Tchicaya Utam'Si (1980), une œuvre littéraire qui recèle de matériaux riches sur lesquels le chercheur peut s’appuyer pour éclairer le phénomène culturel sous divers aspects. Légendes africaines révèlent des souvenirs, des traces, l'histoire des premiers hommes, la mémoire d'un peuple que Tchicaya Utam'Si interroge, comme dans l'étude du passé. L’article souligne d’abord l’importance des mythes, légendes et contes et la nécessité de s’y intéresser. Ensuite il tente de saisir ce qui inspire l’auteur dans sa création littéraire ; les difficultés rencontrées dans la transcription des légendes avant de relever les problématiques de l’identité et l’altérité, de la culture et le lien social, l’imaginaire social et le pouvoir qui transparaissent dans le roman à travers une analyse orientée par des concepts relevant de la psychologie sociale et de l’anthropologie. 1. Mythes et légendes : la mémoire collective

Les anciennes sociétés africaines étaient des sociétés de l'oralité. Les informations y étaient transmises par la parole et conservées par la mémoire. Ces sociétés, dites sans écriture, étaient considérées comme des sociétés sans histoire. La connaissance des cultures africaines s'est enrichie en interrogeant les mythes qui expriment la permanence de la mémoire collective. Dans « Mythes et croyances du monde entier », A. Akoun et al. (1985) nous renseignent sur de nombreuses mythologies africaines qui sont des tentatives d'explication du monde auxquelles « il faut prêter l'attention voulue »1. En effet, les mythologies fondatrices de toute culture, de toute civilisation, expriment les besoins, les devoirs, les interdits, les aspirations, les logiques relevant de systèmes de pensée particulièrement riches et cohérents. Ces mythologies attestent que les sociétés africaines, que l'anthropologie moderne a contribué à réhabiliter, ont une histoire. Les Légendes africaines de Tchicaya Utam'Si sont une œuvre littéraire qui s'inscrit dans la catégorie du genre romanesque. Elles sont la traduction de textes oraux rapportant des informations transmises par la parole et conservées par la mémoire qui occupe la place du tiers entre l'oral et l'écrit. Ces légendes sont des productions orales qui décrivent une « trajectoire […] le destin de l'homme ». Elles ne peuvent être le produit d'un seul individu, car comme le souligne l’auteur « Il faut toutes les mémoires pour que les légendes naissent et vivent »2. Les légendes, les mythes et les contes résultent d'une entreprise collective. Ce sont des 1 2

Tchicaya U Tam' Si, Légendes africaines, Paris, Editions Seghers, 1980, p. 23. Tchicaya U Tam’Si, Ibidem, p. 15 et 17.

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« créations psychologiques populaires » qui font partie du « trésor populaire »3. Au cœur des « Légendes africaines » se trouve le questionnement sur la nature humaine, c'est à dire la culture. Cet ouvrage de Tchicaya U Tam'Si suscite l'intérêt, parce qu'il révèle ce que tente de penser l'anthropologie et la psychanalyse : l'émergence de la culture et de l'homme dans une histoire des êtres vivants, le problème de l'origine de la culture, le problème de l'origine de l'humanité. 1.1. « Légendes africaines » : création littéraire, quête de connaissance et de l’identité L'œuvre littéraire est une entreprise créative qui révèle la psychologie de l'auteur, son intériorité psychique, son expérience intime, son univers personnel, son identité. Le choix des textes déjà recueillis et la traduction littéraire qu'en fait l'écrivain à travers le processus d'écriture, constituent un acte de libre appropriation, un acte de création par lequel l'auteur éprouve le plaisir de s'exprimer. La visée de Tchicaya U Tam'Si semble être de faire des légendes le soutien de sa propre pensée et le support d'une recherche poétique, créatrice, personnelle. La traduction des légendes est un stimulant pour sa créativité. L’auteur des Légendes africaines, Tchicaya Utam'Si, s'inscrit dans une quête de connaissance. Or si l'on admet que le savoir (la recherche de la vérité) est lié au doute, à la perte des repères initiaux, en interrogeant les légendes africaines l’auteur n'est-il pas à la recherche des racines de la culture, de l'identité culturelle qui est l'essence, la condition immanente de l'individu ? Par l'écriture des légendes, Tchicaya Utam'Si ne s'efforce-t-il pas de réinventer une histoire susceptible de donner sens à des pratiques, des rites et des croyances qui sont l'expression des cultures et des identités africaines ? Tchicaya U Tam'Si nous renseignent sur ses intentions dans sa quête de connaissance à travers ses propos : La masse des matériaux que l'on pourrait réunir ouvrirait des perspectives illimitées pour l'étude des éthiques, des cultures et des civilisations africaines; en même temps, elle offrirait une plate-forme littéraire, si nécessaire au développement des belles-lettres en Afrique ! (p. 19). L’auteur s’interroge sur son choix parmi la multitude des légendes, « pourquoi ai-je choisi précisément celles-là pour constituer ce livre? » (p. 16). Cette interrogation laisse supposer que ce choix pourrait correspondre à une problématique personnelle. Tchicaya U Tam'Si emploie, en les 3

Sigmund Freud cité par Pierre Kaufmann, Psychanalyse et théorie de la culture, Paris, Denoël, 1985, p. 108.

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soulignant le mot « école » et le verbe « enseigner » qui nous éclairent sur le sens de son choix. Tchicaya U Tam'Si qui affirme : « J'ai constaté que la légende témoignait de tout, qu'elle ressemblait souvent à un livre d'histoire », a été amené dans sa quête de connaissance à « interroger davantage la légende » (p. 16) afin de décrypter les messages qu'elle véhicule. En effet, interroger l'histoire aide à appréhender dans le passé les sources, les fondements culturels des sociétés humaines. La légende est un des rares témoignages culturels que nous ayons encore en mémoire, j'ai naturellement été tenté de suivre, d'une légende à l'autre, le développement de quelques unes des idées de cette culture (p. 18).

Ainsi « Légendes africaines » représentent la quête du passé qui masque en elle-même une quête de l'identité individuelle et collective. Légendes africaines révèlent le rapport de l'écrivain à sa propre culture et l'affirmation d'une identité. L'intérêt pour les légendes tient au fait qu'elles révèlent le parcours de l'homme, rend compte de l'émergence de son système de pensée et de croyances et de ces modes d'être et d'agir, autrement dit de sa culture. Le choix de l’auteur traduit une forme d'appropriation d'une culture (civilisation), l'affirmation de la conscience de son identité originale. Les récits des « Légendes africaines » subissent, par le travail d'écriture, un changement d'une importance considérable. Car en proposant ces récits au public, au lecteur, Tchicaya U Tam'Si crée un espace où il exerce son besoin de commenter, d'expliquer, de juger. Il est dans un processus de création littéraire où il conquiert une autonomie qui lui permet de constituer l'oeuvre proprement originale. L'écriture laisse transparaître la volonté de l'auteur de rendre perceptible au lecteur, d'expliciter un système de valeurs, de normes et de croyances, les attributs culturels qui sont la base de l'identité collective, l'essence du groupe. 1.2. Transcription/traduction littéraire et perte de sens Tchicaya U Tam'Si procède à une opération de traduction, en transformant en écriture des récits issus de la tradition orale. La traduction implique une exploration, une interprétation, une réinterprétation, autrement dit, un acte d'intelligence réflexive, de critique et de création. Le passage de l'oral à l'écrit soumet l'écrivain à un questionnement : comment, sans la trahir, transmettre la parole vive de l'informateur des légendes qui ont plusieurs variantes imputables, en partie, à « des pertes de mémoire qui comblent les trous comme elles peuvent » (p. 15) ? Tchicaya s'efface-t-il derrière le discours de l'informateur ou les « textes déjà recueillis » dont il

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déplore la « maigre valeur littéraire » (p. 19). Tchicaya U Tam'Si n'occulte pas les difficultés rencontrées dans la transcription d'un texte oral

préenregistré : Le travail qui consiste à récolter les œuvres de la tradition orale est un travail délicat […]. On constatera que si, à l'audition de la bande magnétique, le récit demeure intelligible, à la lecture, les points de repère, accents, tons, respirations (ponctuations) devenant imperceptibles, le même récit paraît lourd, par moment illisible, sinon fade et flasque (p. 19 et 20). La traduction des légendes, de l'oralité à l'écriture, à travers ce médium qu'est la langue française, la langue de l'autre, ne s'est pas faite sans pertes. L’intériorisation forcée de la langue de l'autre, de sa culture et de son histoire est signe d’aliénation. « Et lorsque ce même texte est traduit dans une langue d'un autre type de civilisation, ces différentes manipulations ne se font pas sans appauvrir le style de grand rythme dans lequel ces légendes sont dites » (p. 20). Ainsi Tchicaya U Tam'Si souligne les vertus des langues africaines qui décrivent mieux que toute autre langue les cultures africaines. Car, comme le dit Hélène Maurel-Indart « La langue de l'autre travaille notre propre langue, à ce moment crucial où, pourtant, s'opère la quête de l'écriture authentique et personnelle »4. La transcription implique la perte de sens, vécue comme perte de soi, perte de son identité. Dans la traduction des légendes entrent en jeu non seulement la langue, mais aussi l'écoute de ce qui est dit et des non dit. En effet l'écoute permet de saisir les nuances qui renseignent sur les pensées et les sentiments associés aux récits. Ce qui guide l'écrivain, dont l'écriture se constitue dans un mouvement qui le porte et dont les ressorts sont intérieurs, est aussi du ressort de sa subjectivité. Dans le champ littéraire, le texte d'autrui devient pour l'écrivain le support sur lequel il projette son moi. Dans son fonctionnement Légendes africaines est un roman qui mobilise les figures de la démonstration et de la persuasion vis-à-vis du lecteur. Le roman de Tchicaya U Tam'Si procède d'une visée démonstrative, d'un engagement axiologique fort. Jacques Rancourt (1988)5 nous donne un 4

5

Hélène Maurel-Indart « De l'autre à soi-même: du plagiat à la recherche d'une écriture », Littérature et Nation, « Langue de l'autre ou la double identité de l'écriture », N° 24, 2001, Actes du colloque international de Tours (9-11 décembre 1999), Publications de l'Université François Rabelais de Tours, 2001, p. 271. « Tchicaya comme je le vois », Notre Librairie. Littérature congolaise, n° 92-93, Paris, CLEF, Mars-Mai, 1988, pp. 84-87.

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aperçu du personnage. Lire Tchicaya c'est découvrir « une inspiration » et « un langage » : son engagement aux côtés de Patrice Lumumba dans la lutte pour la décolonisation ; sa vision d'une humanité en mutation où il exclut le simple retour en arrière et une pérennisation du passé. L'écrivain Tchicaya U Tam' Si et sa propre manière d'écrire, sa propre écriture, écriture personnelle, sa propre identité, s'impose dans un style proprement personnel. Légendes africaines est un roman qui obéit à différentes problématiques. 2. Altérité et identité La communication orale comme mode d'accès à ces légendes suppose un rapport d'altérité entre l'écrivain et/ou l'(es) informateur (s), pour transmettre un savoir historique qui leur préexiste. Dans cette relation chacun se trouve devant la nécessité de comprendre et se faire comprendre. Dans « Légendes africaines », le discours sur l'autre (l'informateur, le conteur, le maître du verbe, les autres qui écoutent, le lecteur) est récurrent. Il est révélateur de l'expérience de l'altérité de Tchicaya U Tam'Si lorsqu’il affirme : « Mes lecteurs pourraient aisément retrouver dans ses propres souvenirs, ou tout simplement vérifier ce que j'allègue » (p. 13). Par ailleurs Tchicaya U Tam'Si se réfère à un univers culturel large avec des entités culturelles ouvertes les unes aux autres. Dans la multitude des légendes qui comportent des similitudes, l’auteur de « Légendes africaines » semble rechercher le même sous l'autre dans un univers africain. Le double, le même et l'autre, le même dans l'autre, l'autre dans le même. Comme le dit Wladimir Troubetzkoy : « Le double est le roi dans l'ombre de cet « obscur pouvoir qui commande la face cachée de notre moi »6 Le sujet se constitue comme sujet par l'existence d'autrui. Par ailleurs autrui n'existe pour le sujet qu'autant qu'il l'investit affectivement. L'identité se construit et se révèle dans le rapport à l'autre ; elle est la négation de la différence. Cependant la différence est nécessaire pour sa définition. Les événements rapportés dans Légendes africaines font état d'un climat conflictuel, marqué par des tensions et l'agressivité, en opposition au lien intersubjectif qui suppose une reconnaissance de l'altérité de l'autre semblable. Ils mettent en évidence les difficultés de concilier les mentalités et posent la question de l'entente en regard du besoin de coopérer entre individus et entre groupes sociaux s'efforçant d'annuler la différence qui fonde l'irréductible altérité de l'autre. Tchicaya U Tam'Si par l'écriture de Légendes africaines semble abolir les limites des frontières qui séparent les pays ayant un rapport à une histoire ou à une origine commune, un héritage 6

Wladimir Troubetzkoy, L'ombre et la différence. Le double en Europe, Paris, PUF, 1996, p. 108.

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culturel commun. En tant que traducteur qui joue le rôle d'intermédiaire, Tchicaya U Tam'Si se révèle comme un médiateur qui véhicule des valeurs interculturelles. « A Boudofou, village des Kamaras, il y eut une grande fraternisation entre les tribus des Kamandjan et les habitants » (p. 82). Ce qui se manifeste entre les hommes ce n'est pas seulement la violence mais la fête. L'homme ne se résume pas en un criminel. Une société ne pourrait pas vivre seulement des fêtes. 3. La culture, l'ordre symbolique et le lien social Le contenu des récits laisse transparaître des valeurs, des normes, des croyances, des codes, des préférences, une idéologie dans un univers de référence africain. La lecture nous aide à comprendre à la fois l'homme à l'état de nature et la nature de l'homme. Elle permet de trouver des réponses aux questions essentielles qui se posent à toutes les sociétés: qu'est-ce que être un homme ou être une femme, qu'est ce qui est bon ou mauvais, le bien et le mal, qu'est-ce qui est permis et ce qui est interdit ? Autrement dit, il s’agit de la culture : La culture humaine, j'entends tout ce par quoi la vie humaine s'est élevée au-dessus de sa condition animale et par où elle se distingue de la vie des bêtes [...], offre à l'observateur deux aspects. Elle comprend, d'une part tout le savoir et le pouvoir que les hommes ont acquis afin de maîtriser les forces de la nature et d'acquérir des biens pour la satisfaction des besoins humains; d'autre part, toutes les organisations nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens qu'ils peuvent s'assurer7. La culture consiste en un dépassement qui implique le renoncement aux instincts antisociaux et anticulturels. Elle remplit une fonction primaire d'interdictions, toujours à renouveler dans la mesure où la nature et le pulsionnel étant toujours présents, l'homme manifeste toujours sa tendance à les transgresser. L'auteur s'intéresse aux légendes en tant qu'elles fournissent une explication sur le processus de la vie et de la mort. Dans ces légendes il est question de l'origine et de la destination de l'homme, de l'origine de la culture. L'analyse de l'imaginaire culturel que nous révèlent les légendes africaines permet de saisir les divers aspects de la culture et le processus 7

S. Freud cité par Eugène Enriquez, De la horde à l'Etat, Essai de psychanalyse du lien social, Paris, Editions Gallimard, coll. Folio Essais, 1983, 2003, p. 120.

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d'émergence des identités individuelles, collectives et du lien social. Les légendes nous enseignent comment s'est instaurée la relation (lien libidinal) qui permet la constitution des êtres. « D'une légende à l'autre, l'orbe de la civilisation apparaît clair »8. Les légendes qui traversent à la fois le champ culturel et social nous renseignent sur les identités et leurs étayages culturels et psychiques. Lorsqu'on approfondit la question de l'identité, la question de la culture est présente. Il y a un rapport étroit entre culture et identité, mais l'on ne doit pas confondre l'une avec l'autre. L'identité culturelle renvoie à un groupe original d'appartenance et au sentiment d'appartenance ou à l'identification à ce groupe par l'individu. Elle est une construction élaborée par rapport aux limites ou frontières entre les groupes qui entrent en contact. L'identité culturelle apparaît comme consubstantielle à une culture particulière. Du fait de son caractère multidimensionnel, changeant et dynamique, l'identité ne peut être une forme fixe et définitive. Au sujet de la création de l'homme, dans l'explication des origines, de la vie et de la mort, le récit sur « Les deux guélas ou la création » nous renseigne sur la place et le rôle des divinités, des puissances occultes. Dans la légende de « Nkolle ou l'aventure humaine », on note la découverte de la femme associée à la découverte de l'usage du feu. Sur cet aspect, l'on est tenté de faire le rapprochement avec ce qui apparaît dans « Essai sur le don »9 : il semble que le don de nourriture ait été le premier moment de l'échange social, tout comme il est l'un des premiers échanges pour le bébé, don vital certes, mais également acte de socialisation. Cette légende nous renseigne, outre sur la différence des sexes, sur la créativité de l'homme, sur la naissance de l'amour, sur le désir sexuel, la sexualité et la procréation, sur la création des liens de solidarité et de coopération, sur le savoir-faire et savoir-être et la transmission de l'acquis. Dans les récits qui multiplient les personnages, se révèle la multiplicité des sujets, des voix, des regards. Les personnages en apparence étrangers les uns aux autres communiquent entre eux. On trouve des révélations sur leurs parentés secrètes. L'acteur masculin est caractérisé par une impulsion sexuelle très forte, le désir sexuel. La femme suscite l'admiration et la sympathie ; dans les représentations elle est la source du bien et du mal. Dans toutes les sociétés fonctionnent des mythes qui désignent la femme comme un être malfaisant. C'est un fait de culture et non de nature, un fait général qui est indispensable à la structure de l'ordre social. 8 9

Tchicaya U Tam' Si, Légendes africaines, Paris, Editions Seghers, 1980, p. 16. Mauss, 1925 cité par F. Nayrou, « Essai sur le don. L'inquiétante oralité dans l'ombre de la structure », Revue française de psychanalyse, L'oralité, n° 5, tome LXV, (octobredécembre), Paris, PUF, 2002, pp. 1507-1520.

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La création du social ou la naissance du groupe s'accompagne de l'expression des sentiments : l'amour, la peur, la honte, l'angoisse inspirée par les forces de la nature, la violence et l'agressivité. Il y a aussi des vertus comme la puissance et la sagesse pour affronter la vie et pour exercer le pouvoir et l'autorité sur les êtres et les choses, le respect de l'ordre symbolique, de la tradition. 4. L'imaginaire social et culturel L'imagination joue un rôle dans les conjectures rationnelles pour interpréter les événements. Les récits véhiculent des représentations associées à des lieux, des personnages et des événements. Les légendes sont porteurs des désirs et de l'imaginaire social, véhiculent des valeurs, des croyances, des logiques. Dans le récit de « Chaka ou l'initiation », les représentations associées à ce lieu impressionnant qu'est la rivière et ses eaux profondes produisant « une impression sinistre » (p. 46), l'on note l'association entre le lieu et la présence d'un « tikoloshi », un être au pouvoir maléfique. Chaka, figure emblématique, l’un des héros du roman dont le courage est mis à l'épreuve et se renforce, incarne une idéologie autoritaire. Le rite d'initiation par lequel Chaka est investi de pouvoir, consacré comme chef dont l'autorité se veut incontestable est emprunt d'un caractère sacré. On peut relever le rôle de la mère et la relation incestuelle entre Chaka et une mère protectrice : Sa mère l'accompagna, car elle savait que les habitants du village en voulaient à son fils et elle n'aimait pas le laisser aller seul [...] sa mère, ensuite se mit en devoir de l'enduire avec les médecines prescrites, comme elle en avait reçu l'ordre, (pp. 45 et 54). Malgré sa présence sur le lieu de l'initiation, la mère n'a pu entendre les paroles entendues par son fils seulement: Elle avait bien aperçu le seigneur des eaux profondes et vu l'eau bouillonnée en tous sens et les roseaux violemment agités, mais elle n'avait pas entendu les paroles prononcées, malgré qu'elle se tint tout à proximité, (p. 53).

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On peut penser que ce sont des « paroles à l'envers »10 qui sont dites dans une langue « secrète », initiatique ou originaire. Chaka est confronté à l'hostilité en particulier de jeunes gens qu'il avait matés. Au regard des représentations qui lui sont associées, il apparaît comme un personnage incarnant la toute puissance, suscitant, à la fois, admiration et haine : D'aucuns disaient qu'il avait reçu un tikoloshi des sacrifications magiques qui lui donnaient cette extraordinaire dextérité dans les combats à coups de bâtons, ce qui expliquait aussi que, une fois la lutte engagée , jamais il ne prenait la fuite [...] D'autres affirmaient qu'il avait été mis au monde par une tikoloshi, et c'est pour cette raison que son père l'avait chassé de chez lui avec sa mère, et cela sans aucun retour de pitié, alors cependant qu'il avait donné, pour avoir cette femme, du bétail en grand nombre, (p. 56). Chaka est l'objet d'un désir de mort par ceux qui ont « l'intention de le faire mourir secrètement » (p. 57) Être mythique, père craint et aimé, il est le chef qui transcende les autres, suscite à la fois la crainte, l'angoisse et l'amour. Dans ces récits, produit de l'imaginaire collectif, révélateurs des vicissitudes de la relation au père, se dessine le vœu de mort à l'endroit de Chaka. Le désir de mort d'un personnage puissant traduit l'agressivité sous sa forme limite. A cet égard, dans la perspective freudienne « Totem et Tabou », une des œuvres sociologiques de S. Freud qui inaugure sa théorie du fondement du social et de la culture, nous retrace l'avènement de la culture qui trouve son origine dans l'acte fondateur de la mise à mort collective du chef de la horde primitive, l'acte de rupture par lequel s'abolit le rapport primitif de dominance. 5. La transgression des coutumes et des rites L'amour est un lien source de joie et de sensations tendres et agréables, mais aussi de douleur et de souffrance. L'amour d'Amadou envers Sia, sa fiancée, et sa souffrance face à la décision irrévocable des anciens de la tribu de conduire cette jeune fille au sacrifice rituel en est une illustration :

10

T. Nathan et I. Stengers, « Manifeste pour une psychopathologie scientifique », Médecins et sorciers, Paris, Institut d'édition Sanofi-synthélabo, 1999, pp. 97-114.

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La veille, Amadou passa une nuit de tourments. Un chagrin immense s'empara de lui et l'étendit sur son tara11, la tête bouillonnante de pensées amères, (p. 89). Le désir ou la tentation de révolte et le sentiment d'impuissance habitent Amadou face au désir des anciens ou des forces occultes de sacrifier Sia en la conduisant à la mort. L'attitude d'Amadou qui décide avec audace d'empêcher le sacrifice rituel, procède d'un travail d'élaboration psychique qui a permis de transcender la crainte et l'angoisse mortifère inspirées par les conséquences éventuelles si redoutables de la transgression des coutumes et rites : Les rivières se tarirent, les vallées devinrent infécondes, la famine et la soif décimèrent les hommes qui s'enfuirent vers des terres où la vie était possible, (p. 93). Cette attitude héroïque peut être interprétée comme le résultat du travail psychique grâce auquel les forces du Moi s'imposent sur celles du Sur-moi : Le serpent d'Ouagadou était fétiche; son pouvoir était bien grand et les anciens avaient raison de le craindre, il fallait la témérité d'une jeune cervelle pour oser la détruire, (p. 93). Sur cet aspect subtil riche de sens, il apparaît que, comme le dit G. Bataille, « La transgression n'est pas la négation de l'interdit, mais elle le dépasse et le complète »12. 6. Pouvoir, volonté de puissance et croyances Les légendes africaines nous enseignent que le pouvoir et la puissance restent tributaires des forces mystérieuses. Dans la légende de « Soundiata ou le conquérant » : « Kita Mansa était un roi puissant, il était sous la protection des génies de la grande montagne [...] Au milieu de la montagne, il y avait une petite mare. Qui arrivait jusqu'à cette mare et buvait de son eau devenait puissant », (L'empire, pp. 80-81). 11 12

Tara sommier fait de tiges de bois réunies à la cordelette d'écorce. Cité par Eugène Enriquez, op.cit., p. 363.

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La conquête et l'exercice du pouvoir nécessitent des sacrifices afin d'obtenir la faveur des forces mystérieuses. Ainsi Soundiata doit sa victoire sur le puissant roi qu'était Kita Mansa aux « génies de Kita-kourou » (p. 81) qu'il invoqua sur les conseils des devins. Les représentations dictaient aux individus la conduite à tenir dans des lieux ou par rapport à des choses ou des êtres auxquels est attachée une valeur symbolique. Les gens de Kita ne chassaient jamais le gibier de la montagne par crainte des génies, Soundiata, lui, chassait dans la montagne car il était devenu l'élu des génies, (p. 83). Le rôle de la « femme-médecin » (médecin-féticheur), en qui Chaka et sa mère avaient entièrement mis leur confiance et dont les prédictions s'étaient toutes accomplies à la lettre, illustre les pouvoirs du guérisseur. Le métier de guérisseur primitif est le « noyau de toutes les sociétés primitives » (G. Roheim, Origine et fonction..., p. 79). Les rois historiques des civilisations antiques tiraient leur pouvoir d'hommes servant d'intermédiaires entre le monde des mortels et celui des immortels. Dans toute l'antiquité, en effet, le chef de la communauté détient un pouvoir surnaturel et fait figure de représentant ou d'incarnation de la divinité. (G. Roheim, L'animisme, la magie et le roi divin, 2000). L'activité du guérisseur, dont l'objectif conscient de mettre la vie à la place de la mort, la restauration à la place de la destruction, recouvre une signification inconsciente: la protection contre l'angoisse de castration (et l'angoisse de mort), associée à la peur, qui est enfouie dans le psychisme de tous. La prospérité et la défense de empires sont tributaires des forces

occultes: Dans la légende de « Ghana » : L'ensemble des villes de l'empire était protégé par une muraille magique invisible qui mettait en échec les envahisseurs [...] La prospérité de Ghana n'était pas une oeuvre humaine. L'empire la devait à un énorme serpent que tout le monde adorait, (p. 88). Le récit de « Chaka ou l'ambition » révèle la figure du tyran omnipotent, face à des « personnes soumises, maintenues à distance de leurs désirs et de leurs paroles » (E. Enriquez, p. 21). Il dresse le portrait du chef dominé par la toute puissance et son narcissisme (qui revêt un caractère mortifère que le mythe de Narcisse manifeste explicitement)13, et qui se prend lui-même pour objet d'amour. Dans sa volonté de puissance l'autre 13

L'homme-narcisse en voulant faire le monde à son image, est amené, non seulement à détruire les autres, mais également à se perdre, fasciné qu'il est par lui-même.

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n'existe pas en tant que tel dans son altérité propre, mais seulement comme instrument de sa volonté de domination. 7. Conclusion Dans « Légendes africaines » l'auteur jette un éclairage extrêmement instructif sur des particularités des cultures africaines. L'identité y apparaît comme un enjeu majeur. Tchicaya U Tam' Si ouvre des perspectives intéressantes pour des chercheurs qui consacrent leurs recherches aux questions de culture, de l'identité, de l’altérité et l'interculturalité dans un contexte où le mouvement général de mondialisation, globalisation, s'accompagne d'une exacerbation des identités particulières. Dans ces récits des légendes on trouve des formes d'expression de l'inconscient. G. Roheim dans « Origine et fonction de la culture » (p.95) soutient que « La signification inconsciente de certaines pratiques et coutumes demeure inchangée à travers le temps et en passant d'un peuple à un autre ». La psychanalyse nous apprend que le temps primordial ne connaît que des rapports de force; que la civilisation commence avec le crime. Elle nous apprend aussi que le refoulé tend toujours à refaire surface. La psychanalyse dont l'ambition est de rendre compte de l'avènement du sujet dans son histoire personnelle et dans son histoire collective, nous dit que lien social, est avant, tout un lien de pouvoir; que la question essentielle est celle de la violence et de l'harmonie, des institutions à mettre en place afin d'assurer le fonctionnement social. Elle nous place devant la nécessité de nous intéresser à « l'obscur », ce qui échappe à la pensée vigile (la conscience); à l'exploration de ce qui empêche le bonheur de l'humanité : la présence persistante du désir de meurtre (de Thanatos) ; ce qui fait le malaise dans nos sociétés contemporaines : corruption, haine ou mépris pour l'autre étranger, génocide, terrorisme. A travers cette oeuvre littéraire de Tchicaya U Tam' Si c'est l'apport de la littérature en général qu'il faut reconnaître. Comme le dit W. Troubetzkoy (1996, p. 61): « Miroir du monde, la littérature ne fait pas que le redoubler, elle le dédouble et l'enrichit en abîme d'une création à l'intérieur de la Création. Ecrire c'est plonger au miroir pour y trouver du nouveau. » 8. Références - Akoun André (éds), Mythes et croyances du monde entier, t. 3, Afrique noire, Amérique, Océanie, Paris, Editions Lidis-Brepols, 1985, 558 p. - Baumgartner Emmanuèle et Ménard Philippe, Dictionnaire étymologiqueet historique de la langue française, Paris, Librairie Générale Française, 1996, 848 p.

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Rapports physiques et métaphysiques de l’homme africain avec la nature David Elenga Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/Abstract: Cet article évoque les rapports physiques et métaphysiques de l’homme africain avec la nature y compris avec les esprits. Avec la nature, l’homme exploite le sol, les forêts et les eaux pour se procurer la nourriture ; c’est donc une question de survie. Avec les esprits, l’homme africain, vivant dans un monde numineux, a divinisé le sol, les forêts et les eaux ; bref l’écosystème. En ce sens que pour lui tous ces domaines cités sont habités par des esprits ou des génies. Et ceux-ci sont censés lui apporter protection et bonheur. This article deals with the physical and metaphysical relationships between the African man and nature including the spirits. Through nature, man exploits the soil, the forests and the waters to obtain food; therefore it is a matter of survival. With the spirits, the African man who lives in a magical world, has made the soil, the forests and the waters; briefly the ecosystem, sacred; This suggests that according to him, these spheres are inhabited by spirits or jinns. They are supposed to provide him with protection and happiness. Mots clés/Keywords : rapports, physiques, métaphysiques, homme, africain, nature, forêts, sols, eau, esprits/relationships, physics, metaphysics, man, african, nature, forests, soils, water, spirits.

0. Introduction Cette étude nous paraît intéressante dans la mesure où elle met en rapport la nature en tant qu’écosystème avec l’homme doté du biologique du psychologique et du mental, en gros l’être humain. Le terme de nature, ce disant, est à confondre aussi avec celui d’environnement. Mais ce terme, longtemps approprié par les géographes, les biologistes et autres scientifiques a de nos jours subi plusieurs acceptions. C’est pourquoi l’on parle de l’environnement social, de l’environnement économique, etc. ------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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A propos qu’en dit le dictionnaire ? Selon celui-ci, « l’environnement est ce qui environne ; ensemble de tout ce qui constitue le milieu d’un être vivant » ou plus spécialement « ensemble de ce qui constitue le paysage naturel ou le paysage artificiellement crée par l’homme » (1). Comme on peut s’en convaincre, la dernière phrase de la définition évoque le lien dialectique qui existe entre l’environnement, (ce qui s’entend la nature) et l’homme (dans sa dimension d’être social). Car l’environnement, entendu comme milieu naturel, n’est jamais une réalité indépendante de l’homme, ni un facteur constant. C’est une réalité que l’homme transforme plus ou moins par ses diverses manières d’agir sur la nature, de s’en approprier les ressources. En d’autres termes, le milieu naturel représente le champ d’où les hommes tirent leur nourriture, où ils travaillent et produisent, où ils habitent et dont les propriétés réagissent sur eux. C’est pour dire aussi qu’au lieu de se comporter amicalement envers cet environnement qui lui permet de vivre, l’homme est devenu son conquérant, son exploiteur et son propriétaire ; tout ceci pour des raisons de survie. Pour cela il s’avère nécessaire de placer l’homme dans l’écosystème afin que par le procès du travail, mieux celui de ses activités productrices, il parvienne à résoudre ses besoins vitaux. 1. Fonctions économiques 1.1. L’homme et la forêt La forêt est définie comme une grande étendue plantée d’arbres ; c’est l’ensemble des arbres qui croissent sur cette étendue. Cette définition, par trop étroite, ne semble pas nous satisfaire totalement. Il va falloir donc l’enrichir pour les besoins de la cause. En effet la forêt est un écosystème d’où l’homme retire des ressources pour sa vie biologique. Parmi celles-ci figurent en bonne place les ressources alimentaires. Pour ce qui est des espèces végétales, l’homme se procure des plantes alimentaires, les fruits sauvages sans oublier les plantes médicinales qui sont toutes les produits de la cueillette. L’activité agricole semble être la plus importante pour la procuration des aliments de base. Parmi ces aliments ou plantes on peut citer, au premier plan le manioc ; ensuite viennent le maïs, le tabac, l’oseille, les aubergines et toutes sortes de légumes. Pour ce qui est des espèces animales, il y a l’activité cynégétique autrement dit la chasse. Grâce à elle l’homme obtient des gibiers de tous genres tels : l’antilope, l’éléphant, le sanglier, le bœuf, la gazelle, le lièvre, le hérisson, l’écureuil, le pangolin, le singe, la belette, les oiseaux, etc. Il convient de signaler au passage que les forêts de la zone équatoriale sont très giboyeuses. Cela dit l’homme ne retire pas de la forêt seulement les produits de première nécessité que nous avons cités. D’autres besoins, pour

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son confort, s’imposent à lui : tel le bois qu’il obtient des essences forestières pour cuire de la nourriture, construire son habitation, fabriquer les objets de menuiserie, de l’art, les instruments de musique (tambour à peau, guitare), les masques et statuettes, etc. Nous venons de voir qu’il s’agit là, en gros, de ce qui évoque les interrelations entre la société humaine et le milieu naturel autrement dit, de ce qui relève de l’ethnobiologie en tant qu’ensemble formé par l’ethnobotanique et l’ethnozoologie1. 1.2. L’homme et les cours d’eau Par ceux-ci nous pensons ainsi désigner la mer, les fleuves, les rivières, les étangs, etc. De ces écosystèmes l’homme se procure également des produits alimentaires très protéinés. Ainsi en est-il des poissons, que l’on classe d’une part, en poissons de mer et d’autre part, en poissons d’eau douce. Leur énumération selon les différentes espèces ou familles semble être une tâche fastidieuse et veine pour les raisons de cette étude. Pour l’analyse il importe de signaler que toutes ces activités citées ont exigé, pour leur accomplissement, d’une part, des moyens de production que sont : la forêt, le sol, les cours d’eau ; d’autre part, des instruments de production que sont : a. Pour l’agriculture (la houe, la hache, le coupe-coupe et plus tard les machines agricoles), etc. b. Pour la chasse (le piégeage, la lance, la flèche, l’arc, le filet, le fusil), etc. c. Pour la pêche (la nasse, le filet, le harpon, la lance, le hameçon) etc. sans oublier la pirogue comme moyen de transport. Nous voyons que pour l’accomplissement, pour dire total de tout ce qui a été énuméré, il faut, en dernier recours, l’implication de l’homme, seul ou en groupe, en tant que force productive. Au niveau conceptuel, tout ceci constitue ce que les intellectuels d’un certain courant philosophique ont nommé le mode de production. A vrai dire ces modes de production ont contribué à caractériser, sociologiquement ou ethnographiquement, certains peuples, les distinguant les uns des autres par leurs modes de vie. Ainsi en est-il des Pygmées, différents des Bantu et différents aussi des Nilotes, etc. Les premiers (les Pygmées), considérant la forêt comme milieu familier, lieu de résidence et ayant pour activité la chasse et la cueillette. Les seconds (les Bantu), considérant la forêt comme milieu hostile et ayant pour activité principale l’agriculture. Enfin les derniers (Les Nilotes), vivant surtout en 1

Cresswell, Robert ; Godelier, Maurice : Outils d’enquête et d’analyse anthropologiques. Ed. Maspéro, Paris, 1976, p.73

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savanes et ayant pour activité l’élevage. Ainsi l’on a d’une part les peuples chasseurs-cueilleurs et d’autre part les peuples agriculteurs, puis en dernier les peuples éleveurs ou pasteurs. C’est pour dire que c’est l’écologie et /ou l’écosystème qui détermine les habitudes (économiques et alimentaires) et qui, par ailleurs, régulent les rythmes et mouvements de la vie sociale et économique d’un peuple. Dans le même cadre il importe d’ajouter à ce qui précède le rapport social de l’homme avec la terre. Ce rapport est important dans la mesure où, morphologiquement, la terre habitée est conçue comme un espace social vital. En investissant cet espace, l’homme délimite ainsi les contours physiques de son appropriation en y constituant un territoire sur lequel sont installés des agglomérations et des domaines exploitables. Cette terre, délimitée donc en territoire et qui est un espace socialisé ou un groupe de descendance localisé est une propriété collective et non individuelle appartenant ainsi à une famille lignagère. Elle est contrôlée ou gérée par un notable, un Chef nommé, Kani ; ongatsèngè ; chez les mbosi (mbochi) et apparentés du Congo et Mfumu chez les koongo. En temps nécessaire ce Chef en assure la redistribution entre les différents membres pour les activités économiques : agriculture, pêche, chasse2, etc. Cette terre, disonsnous toujours, sert aussi de repère historique pour qui veut reconstituer sa généalogie en ligne ascendante. La question no osi pé chez les mbosi du Congo, « d’où es-tu originaire » ? traduit bien le lien ombilical qui existe entre un homme et sa localité ou sa terre d’appartenance, notamment celle de ses parents et grands-parents3. Pour tout dire la terre est incontestablement, entre autres faits évoqués plus hauts, un élément de cohésion sociale. Si l’homme pour des raisons de survie biologique a eu dans un premier temps des rapports brutaux ou agressifs avec la nature en soumettant, qui plus est, celle-ci, dans un second temps au contraire, il a eu des rapports conciliants et amicaux avec cette même nature en s’y soumettant lui-même. Et cette fois-ci, pour des raisons spirituelles ou magico-religieuses. 2. Fonctions religieuses 2.1. L’homme et les esprits Ce sous-titre, quelque peu réductionniste, voudrait parler en fait de la représentation que les individus et les groupes, membres d’une société donnée se font de leur environnement, puisque c’est à partir de ces 2

David Elenga, Les Ambosi au Congo : tradition et évolution des systèmes de parenté et d’alliance, Thèse de Doctorat unique, Université François Rabelais, Tours, 1991, p. 46. 3 David Elenga, ibidem.

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représentations qu’ils agissent sur cet environnement. Ces représentations ce disant, sont à confondre avec la pensée sociale d’un groupe. Dans cette pensée, la première forme d’idéologie est de type magique. Celle-ci prend les formes de spiritisme, de l’animisme, de totémisme et autres choses du genre. Dans ces conceptions, le monde est peuplé de forces occultes, d’esprits et d’autres choses ou d’animaux étranges, auxquels l’homme est soumis et dont il doit gagner les faveurs, ou dont il peut tirer profit à l’aide des connaissances spéciales pour ne pas dire ésotériques. Fort de ces croyances magiques ou animistes, l’homme a cru bon de diviniser les écosystèmes tels : les forêts, les cours d’eau, les sols, etc. sans oublier certains sites tels : les montagnes, les grottes, etc. 2.2. L’homme, les esprits et les forêts Il convient pour ces cas-ci, de se référer aux populations Bantu, d’une part, et aux populations Pygmées, d’autre part, d’Afrique centrale. Pour les pygmées (à commencer par eux), la forêt représente une réalité amicale, hospitalière, bienveillante. Ils s’y sentent partout en sécurité. Ils opposent la forêt aux espaces défrichés par les Bantu, qui leur apparaissent comme un monde hostile où la chaleur est écrasante, l’eau polluée et meurtrière, les maladies nombreuses4. Pour les Bantu au contraire, c’est la forêt qui est une réalité hostile, inhospitalière et meurtrière au sein de laquelle ils ne s’aventurent que rarement et toujours à grand risque. Ils la voient peuplée de démons et d’esprits malfaisants dont les Pygmées sont, sinon l’incarnation, du moins représentants. Pour toutes ces raisons pratiques, on comprend mieux que pour eux la forêt demeure une réalité terrifiante peuplée d’esprits ou d’êtres surnaturels hostiles. 3.3. L’homme, les esprits et les cours d’eau Si pour l’homme les cours d’eau et océans compris hébergent des espèces halieutiques nécessaires à l’alimentation, en revanche ils sont censés héberger des génies d’eau. Selon bien de légendes, certains cours d’eau sont divinisés parce que hébergeant des entités soit bénéfiques soit maléfiques. L’exemple de Mami wata (Mami water) dont la présence est signalée en mer ou autres cours d’eau en Afrique de l’Ouest est fort probant. Et des offrandes lui sont faites par des personnes en quête de bonheur ou qui désirent se la concilier. Il y a aussi une mythologie qui se rattache au poisson sacré chez les Krou de Côte d’Ivoire. Ainsi rapporte B. Holas, « dans l’une des régions de 4

Maurice Godelier, L’idéel et le matériel, Paris, Ed. Fayard, « livre de poche », 1984, p. 52.

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l’Est Libérien, voisine de Tabou, nous avons ainsi pu constater l’existence d’un culte particulièrement vivace des silures assimilés à l’image des aîeux morts5 ». L’auteur poursuit en rappelant que « d’autres observateurs, tels Westermann, Schwab et Harley, confirment à plusieurs reprises la vigueur des cultes voués au poisson dans toute la zone éburnéo-libérienne, insistant notamment sur le rôle de fécondateur mystique, en l’occurrence, au poisson sacré en liaison logique et constante avec l’eau de la Vie6 ». L’autre exemple, au Congo-Brazzaville, est celui de Mokelembembe, appelé à tort ou à raison le « dinosaure ». Mythifiée et mystifiée, on attribue à cette entité la responsabilité des érosions ou autres catastrophes naturelles constatées sur les rives du fleuve congo, notamment à Mangéngengé, dans le Pool malébo. Les mythes yoruba nous parlent, quant à eux, de Yémaya, la déesse des eaux. Enfin des mythes semblables qui nous échappent sont légion. Il convient d’ajouter, dans le même cadre, que par la prégnance de la pensée magique dans la conscience populaire, l’on a vu des offrandes attribuées aux génies aquatiques en prélude à l’exécution de grands travaux, par exemple la construction d’un pont ou d’un barrage sur un cours d’eau (fleuve ou rivière ) ; le cas de la construction d’un grand barrage hydroéléctrique sur la Léfini, en territoire téké, au Congo-Brazzaville, en est une preuve tengible7. 3.4. L’homme, les esprits et le sol : Dans sa pensée mythique, l’homme ne conçoit pas le sol comme étant seulement l’espace d’où il obtient des produits de l’agriculture. Pour lui le sol est par excellence la demeure des ancêtres. Ceux-ci ne peuvent qu’être des entités bénéfiques qui méritent leur retour à la terre car, selon la Bible, l’homme lui-même est fait de la terre. La terre, qui est divinisée par lui ne peut recevoir, en aucun cas, des entités malfaisantes, c’est-à-dire des personnages qui, de leur vivant, étaient antisociaux. C’est pourquoi ceux-ci errent en expiation de leurs propres crimes. A ce sujet Jean Thierry Maertens signale qu’en Tanzanie, « les sédentaires ouakouloué inhument les cadavres mais déterrent et brûlent ceux qui sont censés jouer un rôle maléfique. Les Nigo du Ghana eux aussi, ralliés à la sédentarisation et à l’inhumation qui en découle, brûlent les corps des sorciers au lieu de les enterrer ». Plusieurs autres sociétés, rappelle-t-il, adoptent un comportement semblable ; l’inhumation est ainsi à leurs yeux échange d’érogène entre le corps et la

5

Bernard Holas, Tradition Krou, Paris, Editions Fernand Nathan, 1980, p. 412. Bernard Holas, ibidem. 7 Il s’agit d’un grand barrage hydro-électrique nommé Imboulou au nord de Brazzaville. 6

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terre, échange qu’ils refusent à certaines catégories d’individus qui, brûlés, ne deviendront jamais ancêtres8. Ainsi qu’on vient de le voir, la terre, qui est la demeure pour le repos éternel de ceux qu’on a élevés au rang d’ancêtres, est à assimiler chez les européens, à un Panthéon ; c’est-à-dire là où, pour y accéder, la sélection spirituelle, qualitative et honorifique sont la condition sine quoi none. Dans certaines coutumes en Afrique occidentale par exemple, des offrandes sous forme de libations précèdent le labourage du sol avant les semences. Ne pas le faire serait offenser les ancêtres qui y résident et encourir, par conséquent, le risque d’obtenir de mauvaises récoltes. 3.5. L’homme, les esprits et les espèces de la nature : La légende Biblique nous enseigne que l’homme est la dernière création. Celle-ci avait été précédée par celle des espèces végétales, animales, minérales et autres propriétés cosmiques. C’est pourquoi l’homme est considéré comme un microcosme dans la mesure où il a en lui du végétal, de l’animal et du minéral. Dans le domaine de la médecine traditionnelle, l’homme initié aux pratiques thérapeutiques fait usage de ces propriétés dans la constitution de sa pharmacopée. On l’appelle nganga, terme polysémique désignant le voyant, le médium, le thérapeute, terme ayant linguistiquement une couverture géographique dans l’aire culturelle bantu. Pétri de connaissances empiriques en ethnobotanique et en ethnozoologie, le nganga est dispensateur de médicaments à base de ces propriétés de la nature selon les pathologies. Si bien que par la magie homéopathique qui procède par association d’idées, il tient pour établi que pour guérir un accidenté d’une fracture à la jambe, par exemple, il se doit de casser la patte d’un coq ou d’un poulet. Voilà que progressivement la jambe fracturée se rétablit au fur et à mesure que se rétablit la patte du volatil. Il faut dire que tout cela le nganga ne peut le faire sans recourir à sa pharmacopée composée d’éléments prélevés des espèces végétales, animales et minérales comme précédemment signalés. Si nous avons associé le spirituel avec la pratique médicale, c’est parce que la médecine africaine est une médecine totale. En ce sens que celle-ci considère l’homme, corps et âme, comme un tout relié au monde visible et invisible, sans distinguer les maladies mentales des affections somatiques9.

8 9

Jean Thierry Maertens, Le jeu du mort, Paris, Editions Aubier-Montaigne. 1979, pp. 35-36. David Elenga, « Les pratiques thérapeutiques dans la société mbochi », Migration-Santé, n°98 1999, Paris 01, p. 45.

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3.6. L’homme et la conscience magico-religieuse Dans sa conscience de type magique, l’homme s’est doté de pouvoirs magiques ou pouvoirs métaphysiques. Ces pouvoirs lui ont permis de créer un lien inextricable de dépendance et de soumission avec les entités pour ainsi dire mystiques de la nature. Par ces pouvoirs, il a pensé avoir la maîtrise des phénomènes de la nature : faire tomber la pluie pour les récoltes par exemple, rendre les forêts giboyeuses et rendre aussi les eaux poissonneuses, exceptionnellement, lors des grandes cérémonies familiales ou religieuses, etc. A ce sujet, Jésus-Christ lui-même, fils de Dieu, n’avait-il pas rendu la rivière poissonneuse au cours d’une activité de pêche devenue fructueuse, avec ses disciples, pour nourrir ses nombreux adeptes ? Fait similaire avec les premiers, pour les mêmes résultats, et l’on est en droit de se demander si ici il s’agit d’un acte relevant de la pratique magique ou, comme il est établi, d’un miracle divin ? Et en rapport avec le totémisme, l’homme s’est concilié certains animaux rendus sacrés par lui. C’est pourquoi certaines familles ou certains lignages ont eu pour objets totémiques qui, le léopard, qui, l’éléphant, qui, le python, etc. pour ce qui est des peuples terriens (peuples de la forêt et de la savane) ; et qui, le crocodile, qui, l’hippopotame, etc. pour ce qui est des peuples riverains ou peuples aquatiques. Cela a évidemment un rapport avec certaines légendes, en Afrique, qui révèlent l’existence, fut-elle mystique, des hommes-léopards, chez les terriens et hommes caïmans mieux hommescrocodiles, chez les riverains de l’entre fleuve Congo-fleuve oubangui. Ainsi l’on est en droit d’inférer que c’est le rapport à un type donné d’écologie qui influence la mutation physique d’un initié en telle ou telle autre espèce de la nature. Il faut dire que par la filiation mystique que l’homme terrien a avec un animal totémique, celui-ci protège son filleul contre les dangers forestiers au cours de sa randonnée forestière. De même que le riverain, au cours de sa randonnée sur le fleuve, doit bénéficier de la protection de son animal totémique en cas de danger (noyade par exemple). A ce sujet des témoignages fusent chez certains riverains de la région septentrionale du Congo, notamment la sous-région de la Likouala, témoignages selon lesquels certains auteurs ont avoué, eux-mêmes, avoir vécu personnellement ces cas où, au cours du chavirement de la pirogue, ils ont rejoint le rivage à la nage comme transportés à dos d’une espèce ayant pris la forme d’un gros bloc de sable en mouvement. D’autres, par ailleurs, ont avoué marcher inconsciemment sur une large bande de sable pour atteindre le rivage. Si les uns ont obtenu les secours des animaux totémiques, ainsi qu’on vient de le voir, d’autres, s’agissant des infortunés, ont en revanche péri, parce que dévorés par des bêtes aquatiques féroces. A ce sujet voici un fait rapporté par

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Gilles Sautter : « En 1950, dans un village de la Likouala, la mort successive de cinq jeunes mangés par les crocodiles a fait fuir les autres » 10. Dans le même cadre, Ndinga Mbo rapporte ce qui suit. « Les hommescaïmans avaient semé particulièrement en ces années une véritable terreur. Les rapts avaient toujours lieu au bord du fleuve-congo, en divers points, de jour comme de nuit. Bénéficiant toujours de l’effet de surprise, invisibles, les malfaiteurs opéraient en toute impunité » 11. Autant dire que si le fleuve est le lieu où l’homme se procure la nourriture, il ne reste pas moins qu’il est, en revanche, le lieu par excellence de crime pour les riverains malfaiteurs. Il convient de noter que ces cas, très courants dans un passé proche, tendent lentement et progressivement à disparaître. Est-ce à cause de l’abandon, par les initiés, des rites y afférent du fait de la transformation des mentalités ou de la répression judiciaire dont ils sont l’objet ou, à cause de la disparition physique des gardiens de ces rites ? C’est à méditer. Toujours dans le cadre de l’exercice des pouvoirs magiques de l’homme initié sur la nature, nous at-on appris, selon la tradition orale, que la mort de certains grands patriarches, chefs de lignages, de segments de lignages ou chefs de lignées supérieures était cause de désordres ou catastrophes naturels : irruption de bêtes féroces dans le village, détruisant tout à leur passage ou encore manifestation soudaine d’un vent très violent, détruisant également tout. Ainsi chez les mbosi (mbochi) du Département administratif des Plateaux, au Congo, un initié du lignage nommé andinga o koso12, venait-il à trépasser que le jour de ses funérailles souffle impérativement un vent impétueux causant des dégats matériels importants. Cela parce que, aux dires des membres de ce lignage, celui-ci incarne entres autres totems, un totem pour ainsi dire météorologique. 4. Conclusion Il convient de retenir, au terme de cette étude que d’abord l’homme, qui est lui-même nature au départ, s’est détaché de celle-ci pour enfin devenir culture. Par cette transformation due à son évolution historique, il a su agir sur la nature en la transformant pour ses besoins existentiels. Mais au regard des vicissitudes de la vie, l’homme, devenu donc culture a cru bon se réconcilier avec la nature, se concilier ses composants (végétaux, animaux, minéraux), etc. Cette réconciliation-conciliation s’est faite par le biais du spirituel ou du magico- religieux qui a fait que de dominateur qu’il était, il a 10

Gilles Sautter, De l’atlantique au fleuve-Congo, t. 1, Paris Ed. Mouton, 1966, p. 318. Abraham, Constant Ndinga-Mboh, Pour une histoire du Congo-Brazzaville, Paris, L’harmattan, 2003, p. 178. 12 David Elenga, op. cit., p. 45. 11

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fini par être dominé par les forces de la nature. L’initiation qui lui permet si besoin est, de passer de la nature humaine à la nature animale est relative à ses facultés supra humaines acquises. Dans ce cadre et en parlant des hommes-léopards par exemple, une information de source digne de foi révèle l’existence, dans les années 50, au village Mutuala, dans le district de komono, en zone forestière, d’un homme nommé Mbani qui, peu de temps après son trépas, s’était transformé en léopard, semant la terreur dans le village, de jour comme de nuit, en s’en prenant, par vengeance, plus particulièrement à Munguo, son ennemi de son vivant, soupçonné d’être son meurtrier par voie de « fétichisme ». Pour tout dire, l’homme et le milieu naturel forment une symbiose, un écosystème car c’est en premier le milieu géographique qui modèle presque la civilisation d’un groupe en lui donnant des matériaux appropriés et des habitudes13. 5. Références - Cresswell Robert et Godelier Maurice, Outils d’enquête et d’analyse anthropologiques. Paris, Editions Maspéro, 1976. - Elenga David, « Les pratiques thérapeutiques dans la société mbochi », Migration-Santé, n°98, Paris, 1999. - Elenga David, Les Ambosi au Congo : Tradition et évolution des systèmes de parenté et d’alliance, Thèse de doctorat unique, Université François Rabelais, Tours, 1991. - Godelier Maurice, De l’idéel au matériel. Paris, Editions Fayard, « Poche », 1984. - Holas Bernard, Tradition Krou. Paris, Editions Fernand Nathan, 1980. - Maertens Jean-Thierry, Le jeu du mort, Paris, Editions Aubier-Montaigne, 1979. - Melone Stanislas, La parenté et la terre dans la stratégie du développement, Paris, Editions Klincsieck, 1972. - Ndaw Alassan, La Pensée africaine, Dakar, Editions Nouvelles Editions Africaines, 1983. - Ndinga-Mboh Abraham-Constant, Pour une histoire du Congo-Brazzaville, Paris, L’harmattan, 2003. - Ratko Milisavljevic, Environnement, Idéologie et Science, Paris, Editions Anthropos, 1978. - Sautter Gilles, De l’atlantique au fleuve Congo, t. 1, Paris, Editions Mouton, 1966.

13

Abraham, Constant Ndinga-Mboh, op. cit., p. 181.

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- Van Eetvelde et Pierre Alphonse, L’homme africain et sa vision du monde dans la société traditionnelle négro-africaine, Louvain-la-Neuve, Editions Académia AB Bruylant, 1998.

Aristote et Leibniz : la question des syllogismes Marcel Nguimbi Université Marien Ngouabi (Congo)

Résumé/abstract L’article vise méthodologiquement à dire le traitement de la question des syllogismes et ses incidences méta-théoriques respectivement chez Aristote et Leibniz. Cela consiste à recenser et ressortir les éléments de similitude et de divergence dans la conception syllogistique de ces deux philosophes-logiciens. Les points de similitude peuvent se ramener fondamentalement à la considération du syllogisme, surtout le syllogisme catégorique, comme un raisonnement dans lequel, à partir d’un certain nombre de propositions dites prémisses, une autre proposition dite conclusion est déduite nécessairement; à la définition de la proposition logique comme un énoncé dans lequel la relation entre les termes est une relation d’inhérence du prédicat au sujet ; à la possibilité d’avoir quatre formes ou figures syllogistiques ayant chacune un certain nombre de modes concluants ; à la détermination des lois logiques devant régir le discours logique dans sa forme de raisonnement symbolique. Les points de divergence seraient que : un syllogisme catégorique valide procède des propositions onto-logiquement vraies pour Aristote, parce que conforme à la relation d’adéquation entre les énoncés des faits et les faits énoncés ; cette relation d’inhérence du prédicat au sujet se fonde sur la prééminence du sujet pour Leibniz et non sur celle de l’objet comme chez Aristote ; des quatre figures syllogistiques seule la première est considérée comme parfaite pour Aristote et a la vocation de valider les trois autres qui sont imparfaites, et que pour Leibniz elles ont chacune six modes concluants pouvant être représentés aussi bien diagrammatiquement (c’est-à-dire par des diagrammes), linéairement (c’est-àdire par des lignes) que numériquement (c’est-à-dire par des nombres) ; aussi, si la syllogistique d’Aristote dispose de trois lois logiques régissant la construction du discours logique, Leibniz en ajoute une quatrième qui est la loi de la raison suffisante, directrice de tout raisonnement logique dans la traduction des énoncés logiques en équation numérique. L’article culmine épistémologiquement sur le fait de considérer Leibniz à la fois comme admirateur et critique de la syllogistique aristotélicienne.

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The article aims methodologically to tackle the issue of syllogisms and its metatheoretical influences with Aristotle and Leibniz respectively. It involves making an inventory and highlighting the similarities and differences in the syllogistic conception of these two logicians-philosophers. The similarities amount to a consideration of syllogism basically, categorical syllogism chiefly, as an argument in which, from a number of propositions referred to as premises, another proposition called conclusion is necessarily deduced; the definition of logical proposition as a statement in which the relation between the terms is a relation of inherence between the predicate and the subject; the possibility of four syllogistic forms or figures having each a certain number of conclusive modes; the determination of the logical laws meant to govern the logical discourse in its form as symbolic argument. The differences would be the following: a valid categorical syllogism derive from onto-logically true propositions as regard Aristotle, because it is closely related to the adequacy relation between the statements of fact and the stated facts; this inherence relation between the predicate and the subject is based on the pre-eminence of the subject according to Leibniz and not on that on the object according to Aristotle; among the four syllogistic figures only the first one is regarded as perfect in Aristotle’s view, and it is meant to validate the other three figures which are imperfect, on the other hand, in Leibniz’ view, they have six conclusive modes each that may be represented by means of diagram, by means of lines and by means of numbers; therefore, if Aristotle’s syllogism makes use of three logical laws that govern the construction of logical discourse, Leibniz adds a fourth one which is the law of sufficient reason, guiding of any logical argument in the translating of logical statements into numerical equation. The crowning point of the article epistemologically is considering Leibniz both as admirer and critic of Aristotle’s syllogistic. Mots clés/Keys words : Analytique, caractéristique numérique, caractéristique universelle, figures, lois logiques, modes concluants, relation d’inhérence, syllogisme catégorique, syllogistique/Analytic, numerical characteristic, universal characteristic, syllogistic figures, logical laws, conclusive modes, inherence relation, categorical syllogism, syllogistic.

0. Introduction Chercher à dire le traitement de la question des syllogismes et ses incidences méta-théoriques respectivement chez Aristote et Leibniz est, ce nous semble en un certain sens, une tâche qui exigerait de connaître d’une part la composition de la syllogistique d’Aristote, c’est-à-dire ses instruments et ses modalités de fonctionnement, puis d’autre part la position de Leibniz dont l’analytique complète et critique en certains endroits la syllogistique aristotélicienne. C’est donc savoir situer la place qu’occupe Leibniz dans la longue histoire de la logique héritée de la syllogistique aristotélicienne, et par conséquent, fixer l’apport de la symbolique logique

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leibnizienne dans ce qui constitue l’ossature du re-travail de la syllogistique aristotélicienne par Leibniz. Car, d’une manière ou d’une autre, il s’agit d’abord d’une reconsidération de la portée de la syllogistique aristotélicienne avant que ne survienne une quelconque prise de position de la part de Leibniz qui, nous le savons, s’en est profondément inspiré. Au-delà des Seconds Analytiques aristotéliciens et de La Métaphysique aristotélicienne (Livre Z, Livre Δ « sur la vérité »), Léon Brunschvicg1, Juan Lukasiewicz2, Jean-Marie Leblond3 et Marcel Crabbé4, nous serviront de références bibliographiques principales. Il est clair que la syllogistique est la théorie générale du syllogisme. La singularité de la théorie aristotélicienne du syllogisme est d’être une théorie du syllogisme analytique qui se déploie par le syllogisme catégorique, le syllogisme hypothétique pêchant par le fait de substituer la valeur d’attribut au sujet de la proposition catégorique. Elle permet utilement de distinguer entre ce qui est signifié par le mot (le sujet) et les choses mêmes auxquelles se rapporte cette signification (le prédicat) dans leur relation d’inhérence dans laquelle les deux éléments doivent être ontologiquement vrais, c’est-à-dire réellement avérés. De cette considération des termes dépend la forme de la proposition de sorte que du comportement du terme intermédiaire (ou le moyen terme) relèvent à la fois la structure et la figure du mode syllogistique tel qu’on le découvre dans l’effectuation des opérations de réduction, de conversion, d’inversion et d’obversion, par exemple. Ce qui justifie l’intérêt avoué d’Aristote pour le syllogisme catégorique constitué par les propositions du carré logique traditionnel. Les raisonnements qui procèdent de la combinaison par nécessité de ces propositions catégoriques sont un ensemble de syllogismes à l’intérieur desquels des prémisses onto-logiquement vraies découle nécessairement une conclusion aussi onto-logiquement vraie. Ce qui diffère en ce point du syllogisme leibnizien dans lequel l’esprit peut construire des raisonnements fondés nécessairement sur l’observation de la forme (formelle) et produire des vérités qui soient la résultante de la cohérence de la pensée avec ellemême. La réflexion devrait, dans cette orientation précise, se focaliser sur l’apport de Leibniz dans son re-travail de la logique chez Aristote dont il comprend et commente de façon critique la conception des syllogismes. Nous disons bien « logique chez Aristote », parce que le mot « logique » ne relève pas du vocabulaire d’Aristote, quoiqu’il soit admis d’une part que le terme est déjà utilisé par les commentateurs grecs (sous 1

Cf. Léon Brunschvicg, La modalité du jugement, Paris, PUF, 1964. Cf. Juan Lukasiewicz, Aristotle’s Syllogistic, Oxford, 1951. 3 Cf. Jean-Marie Leblond, Logique et méthode chez Aristote, Paris, Vrin, 1970. 4 Cf. Marcel Crabbé, “The Formal Theory of Syllogisms”, in The Review of Modern Logic 9, n° 1-2, 2001-2003, pp. 29-52. 2

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l’influence du stoïcisme) pour désigner le contenu des « Analytiques » d’Aristote, et d’autre part, que le mot a été employé par la scolastique qui, comprenant ainsi (à tort ou à raison ?) la « syllogistique » ou l’« analytique » d’Aristote, a produit les conditions de la caractériser comme une « logique formelle ». Leibniz trouve donc en l’analytique aristotélicienne les fondements de la « logistique » devant caractériser et marquer l’avenir de la logique symbolique moderne. Louis Couturat en donne une présentation assez édifiante à travers la publication des textes inédits de Leibniz5. Joseph Moreau en fait une importante illustration6. Michel Serres en fait aussi une restitution prégnante7. Mais, au-delà de toutes ces interprétations, Jean-Baptiste Rauzy marque le pas déterminant dans la connaissance de la logique, de la métaphysique et de la gnoséologie leibniziennes, surtout dans l’orientation que nous donnons à notre réflexion sur la question des syllogismes, avec la parution de son livre La Doctrine leibnizienne de la vérité. Aspects logiques et ontologiques8. C’est un ouvrage qui fait suite à l’édition et à la traduction d’une série de textes de Leibniz publiés sous le titre significatif de Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités9. Puisque, selon Michel Fichant, ces Recherches générales constituent le document le plus important élaboré par Leibniz où se trouvent exposés les fondements de sa logique et développés ses systèmes d’analyse des concepts et des propositions10. Nous savons par ailleurs que, combinés par nécessité, ces concepts et les propositions qui en relèvent, permettent de produire des syllogismes. Il peut ressortir de tous ces travaux la pertinence d’une « nouvelle mathématique » dont le raisonnement, qui se fonde sur des éléments logiques, prétend surtout requérir un caractère purement formel dans l’élaboration par Leibniz d’un nouveau calcul : le « calcul des concepts » fondé sur les relations de coïncidence (ou d’identité) des termes et d’inhérence du prédicat au sujet. Robert Blanché ne peut-il pas avoir pensé juste en disant que la situation de Leibniz au sein de l’histoire de la logique a

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Louis Couturat, La Logique de Leibniz d’après des documents inédits, Paris, Félix Alcan, 1985. 6 Joseph Moreau, L’Univers leibnizien, Paris, Emmanuel Vitte, 1956. 7 Michel Serres, Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1968. 8 Jean-Baptiste Rauzy, Op. Cit, Paris, Vrin, 2001. 9 Christian Leduc, « Compte-rendu de La Doctrine leibnizienne de la vérité de Jean-Baptiste Rauzy », in Philosophiques, Vol.30, n° 2, 2003, pp. 479-482. 10 Cf. Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités de Leibniz, Paris, PUF, 1998, pp. VII et 181.

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quelque chose d’ambigu11 ? Dans la présente réflexion sur la question des syllogismes, il importerait peut-être de comprendre le sens logique de cette ambiguïté dans la situation de Leibniz pour savoir dire sa double position d’admirateur et de critique au regard de la syllogistique aristotélicienne. Ainsi, notre analyse s’étendra sur deux axes complémentaires. D’abord, nous dirons la question des syllogismes au sein du système syllogistique d’Aristote en en dégageant les instruments constitués par le syllogisme catégorique et les lois logiques. Ensuite, nous rechercherons l’impact épistémologique de l’argumentation leibnizienne sur la question des syllogismes. C’est ce que nous pourrons traduire par un type d’enjeu du retravail leibnizien de la syllogistique aristotélicienne, à partir des principes du projet de « langue caractéristique universelle ». Pour Jean-Baptiste Rauzy, une fois considérée dans sa généralité, la langue caractéristique universelle aurait dû être une « caractéristique numérique », du fait de la force expressive des « nombres » que ne puisse rebuter aucune forme de l’être, et principalement un « outil » au service de l’art de disputer devant permettre de peser la force propre de chaque argument12. Nous en convenons et nous nous en référons à partir d’un double rapport que nous construirons d’une part entre Leibniz et les lois logiques, puis d’autre part entre Leibniz et les modes syllogistiques concluants d’Aristote.

1. La question des syllogismes selon Aristote Nous avons, dans un article précédent intitulé « Boole, critique d’Aristote : la logique de l’élimination du moyen terme »13, esquissé une brève présentation de la syllogistique d’Aristote, en dégageant sa constitution essentielle. Dans le présent travail, cette présentation succincte pourrait être davantage récapitulée en indiquant distinctement les instruments de cette théorie générale du syllogisme catégorique. En effet, la syllogistique chez Aristote est un ensemble d’opérations logiques qui consiste respectivement dans l’intelligence du caractère ontologique de la vérité, en tant que ce qui résulte de la correspondance entre le langage et l’objet, et dans la détermination de l’essentialité du raisonnement selon qu’il faut le définir comme légitime ou illégitime, et donc selon qu’il faut dire l’argument valide ou invalide à partir d’une analyse par un certain 11

Robert Blanché, La Logique et son histoire d’Aristote à Russell, Paris, Armand Colin, 1970, p. 189. 12 Cf. Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités de Leibniz, Op. Cit., p. 44. 13 Paru dans Philosophia Scientiae, Vol 14 Cahier 1, 2010, 83-125, Travaux d’histoire et de philosophie des sciences du Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie, Archives Henri Poincaré, UMR 7117 CNRS/Nancy-Université, Editions Kimé, Paris, 2010.

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nombre de procédures de démonstration que sont entre autres les tableaux de vérité, la méthode des arbres, les formes normales simples (conjonctives ou disjonctives). Le caractère onto-logique de la question philosophique de la vérité se lit dans la relation de correspondance nécessaire entre les lois de la matière et les lois de la pensée, les principes qui régissent la matière pouvant en même temps régir la pensée, toute pensée pouvant nécessairement avoir un analogue dans la réalité. Tout en reconnaissant qu’Aristote conçoit la vérité comme « correspondance » et que c’est un des fondements des Seconds Analytiques, nous reconnaîtrons aussi que l’idée de « correspondance nécessaire » entre les lois de la matière et les lois de la pensée n’est pas, certes, aristotélicienne, ni dans la formulation (loi de la matière) ni dans l’esprit (lois de la pensée). C’est une analogie qui se répercute sur la nature de la vérité que Aristote saisit comme empirique, tel que cela se montre assez clairement dans les passages pertinents des Seconds Analytiques et de La Métaphysique (Livre Z, Livre Δ « sur la vérité ») auxquels nous nous référerons souvent. C’est dans un tel cadre théorique que, d’une part, sont élaborées les lois logiques (la non-contradiction, l’identité et le tiers-exclu), puis d’autre part, sont construits les dix-neuf modes concluants dont quatre de la première figure, seule figure parfaite, et quinze des trois figures imparfaites. Quant à la légitimité du raisonnement déductif ou la validité de l’argument par la méthode des matrices, elle se juge conformément au principe de ne rencontrer aucun cas selon lequel les hypothèses sont simultanément vraies et la conclusion fausse. Par la méthode des arbres, la légitimité de la déduction est justifiée par le fait que tous les chemins de l’algorithme sont finis et n’offrent aucune autre possibilité de déploiement de l’argument. Elle se vérifie ainsi par les formes normales simples lorsque chaque formule de l’argument est une expression bien formée (EBF) ou une expression bien construite (EBC) qui ne comporte que l’une ou l’autre des trois constantes logiques que sont : la négation, la conjonction et la disjonction. Ce sont, en conséquence, cette élaboration des fondements du processus gnoséologique et cette construction de la validité argumentative du raisonnement logique qui vont constituer, dans le présent travail, le lieu d’appréciation des résultats du re-travail leibnizien de la syllogistique aristotélicienne. Ce qui peut justifier l’enjeu des instruments de la syllogistique aristotélicienne ci-après sélectionnés. 1.1. Instruments de la syllogistique aristotélicienne Pour dire les instruments de la syllogistique aristotélicienne, nous retiendrons les éléments suivants : d’une part, le syllogisme catégorique

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fondé sur le caractère onto-logique de la vérité puis d’autre part, les lois logiques dont l’application a conduit à une représentation leibnizienne schématisée des formes du raisonnement logique en diagrammes, en graphiques ou en nombres. 1.1.1. Le syllogisme catégorique et le caractère onto-logique de la vérité Parler du syllogisme catégorique, c’est généralement parler d’une inférence qui se déroule sur des propositions catégoriques du carré logique traditionnel, c’est-à-dire des propositions de type A (propositions universelles affirmatives), de type E (propositions universelles négatives), de type I (propositions particulières affirmatives) et de type O (propositions particulières négatives), entendu que l’état affirmatif ou négatif de la proposition se jauge par la qualité du verbe copule. L’inférence se constitue en un raisonnement fait de trois propositions dont les deux premières sont des prémisses d’une troisième qui est la conclusion devant découler nécessairement des prémisses. Elle rend nécessairement décisive la question de la vérité qui doit transparaître clairement, selon les faits étudiés. C’est pourquoi une pensée vraie pour Aristote sera celle qui est nécessairement conforme aux faits. L’on comprend aisément dans ce sens que, même quand Aristote utilise le « symbole », c’est pour dire le « fait » selon qu’il est adéquatement ou non exprimé par le « langage ». L’ouvrage de Juan Lukasiewicz intitulé Aristotle’s Syllogistic en est très illustratif14. L’intelligence d’une telle situation tient au fait qu’il y a au cœur du syllogisme aristotélicien le principe argumentatif du « dictum de omni et nullo »15. Le dictum de omni dispose que ce qui est affirmé du tout doit l’être nécessairement de chaque partie du tout, mettant ainsi en relation le genre à l’espèce. Le dictum de nullo dispose quant à lui que, ce qui est nié de tout un type d’être doit l’être par le fait même de tout ce qui le réalise, donc de ses parties. La vérité chez Aristote requiert à cet effet un caractère onto-logique, parce que dérivée de la relation de correspondance nécessaire entre les énoncés sur les faits et les faits énoncés, et non pas résultant de l’observation stricte de la forme formelle du raisonnement. Jean-Marie Leblond résout une telle ambiguïté de sens dès l’introduction de son livre Logique et méthode chez Aristote. Etude sur la recherche de principes dans la physique aristotélicienne16. Parler du syllogisme pour Aristote c’est, à cet effet, parler d’un « raisonnement dans lequel, certaines affirmations étant posées, une autre, qui en procède, suit nécessairement »17. 14

Juan Lukasiewicz, op. cit. Aristote, Les Seconds Analytiques, Paris, Vrin, 2000, I. 4, 21-29. 16 Jean-Marie Leblond, Logique et méthode chez Aristote. 17 Aristote, Les Premiers Analytiques, Paris, Vrin, 2001, I. 1, 24b 18. 15

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Ainsi défini, le syllogisme est le principe même de la philosophie qui est par soi quelque chose de parfait. C’est justement dans cette structure qu’une telle forme de raisonnement ne peut pas ne pas conduire l’esprit à la véritable intelligence de la nature des choses18. C’est bien pourquoi, il sera de la tâche de la logique de résoudre le syllogisme en le capitalisant et en en domestiquant la fonctionnalité, c’est-à-dire que la logique se charge de démontrer quelle est dans le syllogisme la semence de vie et de fécondité, tel qu’Aristote le fait dans les Premiers Analytiques. La démonstration des Analytiques consiste en une preuve du pouvoir d’engendrer ou de la puissance génératrice de l’esprit connaissant. C’est une puissance génératrice que ne doivent produire qu’au moins deux propositions (jamais une seule) lorsqu’elles ont en commun une partie qui les unit. Ainsi, lorsqu’elles participent à une certaine puissance génératrice, les (au moins) deux propositions engendrent une troisième énonciation appelée conclusion, qui ne peut être que comme elles l’ont produite19. Léon Brunschvicg assimile cet état de chose au « fils qui rappelle le visage et l’esprit de ses parents ». La conclusion rappelle, à cet effet, la force et la vérité de ses ascendantes que sont les deux prémisses20. Voilà pourquoi, pour qu’elle soit elle-même une réalité vraie et parfaite, l’activité intellectuelle doit s’inscrire dans un conditionnement logique donné, c’est-àLe syllogisme est donc, pour Aristote, « un discours dans lequel certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données. Par le seul fait de ces données : je veux dire que c’est par elles que la conséquence est obtenue ; à son tour, l’expression c’est par elles que la conséquence est obtenue signifie qu’aucun terme étranger n’est en sus requis pour produire la conséquence nécessaire » (Organon III, Les Premiers Analytiques, I (1) 24b, 15-25, p. 4). Le syllogisme est ainsi un raisonnement composé des propositions appelées « matières immédiates » que sont deux antécédents et un conséquent au milieu desquels se déploient trois termes appelés « matières premières » du syllogisme que constituent la proposition majeure, la proposition mineure et la proposition conclusive. La proposition majeure est la prémisse du syllogisme qui porte le grand terme ; la proposition mineure est, quant à elle, la prémisse du syllogisme qui porte le petit terme ; ainsi, la conclusion résulte légitimement du double rapport de la majeure et de la mineure. Le grand terme (symbolisé par P, qui n’est pas à confondre avec le prédicat) ou terme majeur, ou encore grand extrême, est généralement repris comme prédicat dans la conclusion. Il est ainsi l’englobant du moyen terme (symbolisé par M). Il est dit grand terme parce qu’il a le plus d’extension que les autres termes du syllogisme. Le petit terme (symbolisé par S, qui n’est pas à confondre avec le sujet) ou terme mineur, ou encore petit extrême, parce qu’il a la plus petite extension, est comme le noyau du moyen terme auquel il est subordonné (Organon III, Les Premiers Analytiques, I (1) 26a, 20-25, p.15). Le moyen terme est alors le terme qui a l’extension intermédiaire entre le grand terme et le petit terme. C’est le terme commun aux deux prémisses du syllogisme et aux termes majeur et mineur. 18 Léon Brunschvicg, op. cit., p. 245. 19 Aristote, Les Seconds Analytiques, op. cit., II. 11, 94a 24, 197-198. 20 Léon Brunschvicg, Ibid.

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dire un cadre théorique précis, et posséder un moyen terme d’où elle puise la loi interne de sa propre croissance. Ainsi, de même que le pouvoir de l’esprit connaissant consiste dans le syllogisme, de même la force et la vérité du syllogisme naissent du moyen terme. C’est le moyen terme qui détermine la structure et la forme du syllogisme catégorique fondé sur les propositions catégoriques. Entendu qu’une proposition catégorique est une phrase qui rend onto-logiquement compte de la nature des choses, selon qu’elles sont réelles ou non, et de la nature de la pensée, selon qu’elle est vraie ou fausse21. La structure du syllogisme catégorique se présente ainsi qu’il suit : M S S

P M P 22

Le syllogisme ainsi structuré fonctionne sur la base d’un certain nombre de règles qui permettent de juger du caractère vrai ou faux du raisonnement logique. Ces règles du syllogisme sont généralement au nombre de huit : les quatre premières portent sur les termes du syllogisme et les quatre autres concernent les prémisses du syllogisme. Mais, le fait que certaines de ces règles du syllogisme aristotélicien s’entrecroisent, l’on n’en 21

Pour Aristote, en fait, une « proposition logique » est une phrase déclarative, une phrase empirique porteuse d’information, c’est-à-dire une phrase à propos de laquelle on peut dire le vrai ou le faux. Une suite finie de propositions exprimées en langue naturelle constitue un argument. Il distingue deux grandes branches de propositions : les propositions catégoriques, celles qui sont déclaratives, et les propositions hypothétiques, celles qui sont conditionnelles. Aristote s’est intéressé aux propositions catégoriques, parce qu’elles disent quelque chose de quelque chose, délaissant ainsi les discours non déclaratifs qu’exprime le commandement, le souhait, la question, la prière, etc.…, qu’il relègue au rang de la rhétorique ou de la poétique. Il écrit, à cet effet, que « Tout discours n’est pas une proposition, mais seulement le discours dans lequel réside le vrai ou le faux, ce qui n’arrive pas dans tous les cas : ainsi la prière est un discours, mais elle n’est ni vraie ni fausse » (Peri Hermeneias ou De l’interprétation, 4, 17a, 2). La proposition logique est donc toute phrase déclarative qui n’est vraie ou fausse qu’en fonction de la manière dont se combinent par nécessité ses termes que sont : le sujet (S) et le prédicat (P) reliés par la copule verbale. 22 S est le petit terme ; P est le grand terme ; M est le moyen terme. La relation M – P constitue la proposition majeure du raisonnement ; la relation S – M constitue la proposition mineure ; et la relation S – P renvoie à la conclusion du raisonnement syllogistique. Ce qu’illustre l’exemple suivant : Tout homme est mortel (M) (P) Tout Congolais est homme (S) (M) Tout Congolais est mortel (S) (P)

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retient à la fin que trois principales, après avoir isolé la première règle, la cinquième règle et la huitième règle23. Sur une telle détermination structurelle du syllogisme catégorique, on peut donc dire ses différentes formes ou figures, en considérant le comportement du moyen terme. Aristote a, en effet, construit trois figures syllogistiques. Son disciple Théophraste en a construit la quatrième. Une seule figure des quatre se révèle parfaite, c’est la première, les trois autres étant imparfaites. La première figure est donc de nature axiomatique, puisqu’elle permet de valider toutes les autres. Dans toute figure, on conclut de S vers P, c’est-à-dire du petit terme vers le grand terme. Ensemble, ces quatre figures comportent 19 modes concluants sur les 256 modes obtenus à partir de la combinaison des propositions. Et, des 19 modes concluants, seuls les 4 modes de la première figure sont parfaits, les 15 autres sont imparfaits et doivent être validés par les modes parfaits de la première figure24. Méthodologiquement, Aristote donne au jugement logique une pluralité de procédures d’application à la réalité aussi bien logique que matérielle, dans la recherche de la vérité. Il produit une diversité d’inférences qui sont des opérations de déduction nécessaire sur les propositions logiques. Les plus simples, appelées inférences immédiates, partent d’une seule proposition. Ce sont les plus complexes, appelées inférences médiates, qui partent de deux propositions au moins. Tel est le cas ici du syllogisme. L’inférence immédiate est, en fait, une opération logique qui consiste à permuter les termes de la proposition, salva veritate, c’est-àdire, en conservant la vérité acquise. On passe donc de la proposition à son équivalent sans troisième terme qui, lui, fonctionne dans le syllogisme aristotélicien comme médiateur, c’est-à-dire, cet élément qui facilite la conclusion sans y être présent lui-même. Au nombre de telles inférences, Aristote distingue la conversion, le carré logique, la réduction syllogistique. Il est donc évident que le syllogisme catégorique affirme ou nie un rapport d’attribution qu’il établit entre deux termes grâce à un troisième, le moyen terme, qui s’élimine dans la conclusion. Aristote élimine le moyen terme de la conclusion parce que son rôle qui consiste à autoriser ou non l’attribution d’un attribut P à un sujet S ne peut se jouer efficacement que dans les prémisses. 23

Nous traitons des règles du syllogisme catégorique et de leur classification dans l’article consacré aux rapports Boole-Aristote, relativement à l’élimination du moyen terme. (Cf. « Boole, critique d’Aristote : la logique de l’élimination du moyen terme », I. 2 : La vertu épistémologique du moyen terme dans les prémisses et son statut (d’éclipse) dans la conclusion, Note de bas de page 7). 24 Nous rendons méthodologiquement compte du fonctionnement de ces différentes figures syllogistiques au point I. 2 de notre article « Boole, critique d’Aristote : la logique de l’élimination du moyen terme », Notes de bas de page 8 à 12.

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Voilà comment nous avons pensé brièvement circonscrire l’instrument syllogistique du « syllogisme catégorique », l’un des lieux d’appréciation possibles des résultats du re-travail leibnizien de la syllogistique aristotélicienne, l’autre étant constitué par l’intelligence des lois logiques qu’incarne le principe aristotélicien du tiers-exclu. 1.1.2. Les lois logiques : le principe du tiers-exclu Pourquoi la mise en œuvre du principe du « tiers-exclu » ? Nous disons que c’est parce qu’il est au cœur même de l’être et du fonctionnement de la syllogistique aristotélicienne, en tant qu’il en caractérise strictement la modalité de bivalence, tous les autres principes lui étant à la fois inhérents et dérivés. En fait, -et quoique ceci relève essentiellement de la logique contemporaine-, le principe du tiers-exclu dispose que : si deux propositions sont contradictoires, l'une est vraie (identique à elle-même) et l'autre nécessairement fausse (aussi identique à elle-même). Ainsi, la négation d'une proposition A se définit respectivement comme le fait pour non-A de ne pouvoir coexister avec A (c'est-à-dire que A et non-A ne sauraient être vraies simultanément : on a donc A ou non-A, ce qui s’écrit symboliquement : A ∨ ¬ A) et comme la condition selon laquelle, si l'une est vraie alors l'autre ne l'est pas. En ce sens, on est dans un rapport de disjonction exclusive où les deux propriétés ne peuvent se concevoir en même temps, parce qu’on a soit A vraie soit ¬ A vraie ; ce qui, symboliquement, devrait s’écrire : A W ¬ A. Car, une seule propriété au plus est possible. Or, ainsi conçu, ce principe est méthodologiquement corollaire du principe de non-contradiction dans la première partie de l’alternative (A ∨ ¬ A), pour n’être principe du tiers-exclu que dans la seconde partie de l’alternative (où l’on ne peut avoir que A vraie et ¬ A fausse, jamais de troisième possibilité). Pour avoir saisi la conséquence épistémologique de l’alternative, Ferdinand Gonseth déduit que ces deux principes n'en forment au fond qu'un seul, puisque, le parfait contradictoire ne prend sa véritable signification que par le principe du tiers-exclu25. En logique propositionnelle, nous dirions : « Si p est une proposition et non-p sa négation, alors : p ou non-p ». Ce principe qui n'admet donc pas l'indécidabilité, du fait que tout y est évidemment déterminé, et qu’il considère tout énoncé soit comme démontrable soit comme non-démontrable, est alors logiquement équivalent au principe selon lequel : « Si p est une proposition, alors non (p et nonp) » ; ce qui est bien le principe de non-contradiction. 25

Ferdinand Gonseth, Fondements des mathématiques, Paris, Blanchard, 1926, voir aussi les productions de 1936 et 1998.

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Ainsi élaborés, il n’y a pas de doute que ces deux principes se rejoignent dans la « loi de l’identité » qui dispose que toute chose est ce qu’elle est nécessairement en tant qu’elle est, ou ce qu’elle n’est pas nécessairement en tant qu’elle n’est pas. Car, A équivaut bien à A, c’est-àdire : A ≡ A, et non-A équivaut à non-A, c’est-à-dire : ¬A ≡ ¬A. Il n’y a pas d’autre valeur d’équivalence, ce qui serait alors contradictoire. Il vient donc que le principe du tiers-exclu est le principe fondamental de la logique bivalente que développent aussi bien les logiciens d’esprit classique que ceux d’esprit moderne non-classique lorsqu’ils présupposent que toute proposition logique bien construite est soit vraie soit fausse, parce que étant ou n’étant pas, conformément à l’être étudié. Formellement, les logiciens soutiennent que le tiers-exclu consiste à dire qu’étant donnée une proposition φ, soit on a φ soit on a ¬φ (non-φ). Ce qui s’écrit, symboliquement de la manière suivante dans le cadre du calcul des propositions inanalysées : . Or, c’est un principe qui sera manifestement contesté au XXe siècle, entre autres par le mathématicien hollandais, Luitzen Egbertus Jan Brouwer, dans le cadre de l'intuitionnisme qu’il développe précisément sur les fondements des mathématiques. Ce courant de refus va aller au-delà du tiersexclu avec le développement des systèmes de logique dits plurivalents, systèmes à plusieurs valeurs dans lesquels une proposition peut avoir une autre valeur que le vrai ou le faux. L’histoire de la logique présente certains systèmes comme comprenant simplement une troisième valeur neutre ; d’autres comme contenant une valeur de probabilité exprimée en fraction entre 0 et 1, ou entre -1 et +1 ; d’autres encore comme des systèmes de logique modale, caractéristiques des relations logiques entre énoncés de possibilité et d’impossibilité, de nécessité et de contingence, avec une ouverture sur la forme de logique dialogique portant sur les relations logiques régissant le débat inter-subjectiviste ; d’autres enfin comme une forme de logique déontique caractéristique de l’étude des relations logiques régissant les énoncés juridiques et moraux du genre commandement, devoir, souhait, prière, etc. Il n’y a donc pas de doute que seul le principe du tiersexclu incarne, dans sa particularité, le caractère significatif de la logique bivalente. Ce dont il s’agit avec la syllogistique aristotélicienne. Mais, comment Leibniz apprécie-t-il ce double mouvement de la pensée aristotélicienne sur les modes syllogistiques et sur les lois logiques ?

2. La question des syllogismes selon Leibniz Leibniz résout la problématique de la vérité dans le raisonnement syllogistique, et donc la question des syllogismes, de manière plus

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rigoureusement analytique que ne le fait Aristote. Il procède par le rapport de cohérence de la pensée avec la pensée telle qu’elle porte sur l’objet qu’elle conçoit, non plus tel que l’objet s’imprime à l’esprit comme le réalisait l’analytique aristotélicienne, les lois de la pensée pouvant n’avoir rien d’analogue dans la nature si ce n’est l’expression de la pensée elle-même. Sur cette base de la conception de la vérité-cohérence, Leibniz définit la logique du syllogisme comme la logique d’une formule théorique, idéale et mécanique (donc aveugle ou formelle) de la déduction26. C’est justement son caractère mécanique, en tant que jeu de signes sur les signes par des signes, qui rend le raisonnement correct. On ne doutera donc pas que, comme chez Aristote, le syllogisme est, selon Leibniz, l’articulation déductive de plusieurs propositions appelées « prémisses », dans le but de produire une conclusion correspondante. De ce point de vue, un raisonnement logique est nécessairement un syllogisme ou plutôt un ensemble de syllogismes. Aussi comme chez Aristote, les syllogismes diffèrent formellement les uns des autres selon Leibniz soit par la figure (déterminée par le comportement du moyen terme dans le raisonnement logique), soit par le mode (déterminé par la quantité et la qualité des propositions qui le composent). Le moyen terme n’a que quatre comportements possibles : il est soit sujet dans la proposition majeure et prédicat dans la proposition mineure (c’est la première figure), soit prédicat dans les deux prémisses (c’est la deuxième figure), soit sujet dans les deux prémisses (c’est la troisième figure), soit prédicat dans la prémisse majeure et sujet dans la mineure (c’est la quatrième figure). Quant au mode syllogistique, Leibniz hérite de la structure aristotélicienne qui, sur les deux cent cinquante six modes syllogistiques analysés, a produit quatre types de propositions catégoriques dont deux universelles (A : proposition affirmative et E: proposition négative) et deux particulières (I : proposition affirmative et O : proposition négative), puis dix-neuf modes concluants27. 26 27

Cf. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain, Paris, PUF, 1961. Nous nous référerons ici à une importante réflexion de Marcel Crabbé sur « Logique : la théorie formelle des syllogismes » qui fait suite à un travail antérieur du même titre en anglais, à savoir « The Formal Theory of Syllogisms », paru dans The Review of Modern Logic 9, n° 1-2, 2001-2003, pp. 29-52. L’intérêt d’une telle référence est double. D’une part, elle indique ce que l’auteur appelle « limitations apparentes de la théorie des syllogismes » (pp. 24-26). Et, d’autre part, la réflexion met au jour ce que l’auteur appelle un ensemble de « limitations réelles de la théorie » (pp. 26-27). Ce qui peut s’appliquer avec hésitation à la conception leibnizienne des syllogismes, mais avec évidence à la conception aristotélicienne des syllogismes. Car, apparemment, quoiqu’un syllogisme n’ait que deux prémisses, on peut toutefois analyser des raisonnements comprenant un plus grand nombre de prémisses en enchaînant plusieurs syllogismes, la conclusion d’un syllogisme devenant prémisse du suivant (p. 24). C’est un tel enchaînement qu’on appelle du nom de « polysyllogisme » ou « sorite », parce qu’on généralise la notion de syllogisme de manière

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La conception leibnizienne des syllogismes, qui ne tient pas la déduction ni même le syllogisme pour la méthode unique et universelle de l’analyse du discours logique, diffère certes en plusieurs points de l’héritage aristotélicien de forme élémentaire (où l’on voudrait toujours compter sur les doigts, même dans les calculs des hautes mathématiques28). Mais, cette critique n’enlève rien de la valeur que Leibniz reconnaît à la théorie du syllogisme catégorique, et qu’il exprime ainsi qu’il suit : Il faut avouer que la forme scolastique des syllogismes est peu employée dans le monde et qu’elle serait trop longue et embrouillerait si on la voulait employer sérieusement. Et cependant, je tiens que l’invention de la forme des syllogismes est une des plus belles de l’esprit humain et même des plus considérables. C’est une espèce de mathématique universelle dont l’importance n’est pas assez connue ; et l’on peut dire qu’un art d’infaillibilité y est contenu, pourvu qu’on sache et qu’on puisse s’en bien servir, ce qui n’est pas toujours à ne plus être limité à deux prémisses. La limitation réelle de la théorie des syllogismes, surtout aristotéliciens, tient de ce que la logique traditionnelle des syllogismes ne permet pas de rendre compte des raisonnements comportant des énoncés complexes, ni des raisonnements qui font intervenir des relations ou des fonctions (p. 26). Les logiciens stoïciens ont produit le « modus ponens » et le « modus tollens » comme des formes les plus courantes des raisonnements avec énoncés complexes. Il est donc clair que, autant dans la syllogistique aristotélicienne pensée comme logique élémentaire il est possible de déterminer les quatre possibilités de relations entre les propositions simples, les moyens d’une telle logique ne permettant pas de passer des propositions simples aux propositions complexes : ils ne permettent donc pas d’analyser les propositions complexes, autant au niveau de la logique mathématico-symbolique, il est impossible d’exprimer les quatre relations pour les atomes. On ne peut les exprimer que pour les molécules. C’est ici le lieu d’entrecroisement entre la logique ancienne (d’inspiration aristotélicienne) et la logique moderne (d’orientation logistique). Autrement dit, il y a beaucoup de trous d’intelligibilité entre la logique ancienne et la logique moderne [C.Z. Bowao, 1996-1997, 291 et ss]. Pour Souleymane Bachir Diagne, les trous d’intelligibilité sont ancrés dans la connaissance comme des situations irrésolues. Ce n’est pas du résiduel, ni de la faille. Il est de la nature de la connaissance même de comporter des trous d’intelligibilité [S.B. Diagne, 1992]. Mais, dans un domaine aussi rationnel que celui de la logique bivalente, serait-il normal qu’il y ait encore des zones d’ombre ? Les impasses dans la logique qui est le lieu de connaissance considéré comme rationnel de part en part peuvent-elles encore être possibles ? Cela voudrait simplement dire qu’en tant qu’espace de connaissance, la logique n’est pas à l’abri de ces trous d’intelligibilité et qu’elle heurte le domaine de la complexité. Puisqu’il arrive qu’à un certain seuil on ne puisse avancer. Cela est aussi vrai dans le cas des logiques plurivalentes. Richard Lassaigne et Michel de Rougemont le montrent avec assez de preuve dans leur ouvrage commun Logique et complexité dont l’orientation choisie consiste justement à rendre compte de diverses interactions possibles existant entre « logique » et « complexité » [Lassaigne R. & De Rougemont M. 1996]. Lire surtout à ce propos l’Introduction et le Chapitre 10 portant sur « Logique et calculabilité », pp. 287-308. 28 Leibniz, Lettre à Gabriel Wagner, 1696.

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permis. Or, il faut savoir que par les arguments en forme je n’entends pas seulement cette manière scolastique d’argumenter dont on se sert dans les collèges, mais tout raisonnement qui conclut par la force de la forme, et où l’on n’a besoin de suppléer aucun article ; de sorte qu’un sorite, un autre tissu de syllogismes qui évite la répétition, même un compte bien dressé, un calcul d’algèbre, une analyse des infinitésimales, me seront à peu près des arguments en forme, puisque leur forme de raisonner a été prédémontrée, en sorte qu’on est sûr de ne s’y point tromper29. Il vient de cette conception que, la force d’argument de Leibniz est telle que le syllogisme soit la forme du raisonnement le plus efficace, et que même lorsque les Scolastiques enseignent de (ne) jurer (que) sur le nom d’Aristote, ou de ne jurer que sur Aristote, ce ne l’est que par souci de rigueur de l’investigation et du langage pour une quête de sens infaillible. Ce qu’Aristote avait bien perçu et mis en œuvre, mais que l’on a très faiblement reconsidéré. C’est l’enjeu de l’appropriation renouvelée de Leibniz qui exige de faire assez connaître l’importance de la « mathesis universalis », de manière à faire découvrir l’art d’infaillibilité qui s’y cache. D’un ton quelque peu hésitant, mais convaincant, Leibniz fait remarquer que « toutes nos logiques » ne sont jusque-là que « l’ombre de ce que j’entrevoyais déjà », lui qui s’en était ainsi démarqué en s’éveillant à la mathesis universalis30. 2.1. Enjeu du re-travail leibnizien de la syllogistique aristotélicienne Cet enjeu du re-travail leibnizien de la syllogistique aristotélicienne peut se comprendre au travers d’un certain ordre de rapports que Leibniz entretient respectivement avec les lois logiques aristotéliciennes, les modes syllogistiques concluants et la symbolisation aristotélicienne des propositions logiques. 2.1.1. Rapport de Leibniz aux lois logiques Les lois de la pensée, en tant que lois logiques, sont au cœur même de l’invention logique leibnizienne. Elles introduisent simultanément une mathématique entièrement métaphysique et une métaphysique entièrement mathématique. Leibniz retravaille la structure logique des lois de la syllogistique aristotélicienne, qui sont, dans un certain sens, à la fois des lois de la pensée et des lois de la nature. Lorsqu’il parle des propositions, il dégage une formulation strictement logique et donc formelle pour ces lois. Quand il 29 30

Leibniz, Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain, p. 103. Leibniz, Lettre à Gabriel Wagner.

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parle des choses, la formulation est tant soit peu naturelle et donc relativement objectale. C’est quand il parle à la fois des propositions et des choses qu’il élabore des formulations à la fois logiques et naturelles, en fonction de l’exigence de la raison suffisante. Puisque, la logique est l’image de la raison de même que la raison elle-même est l’image de la logique31. A cet effet, Leibniz « autonomise » les lois de la pensée qui, d’ores et déjà, pourraient fonctionner sans se référer aux lois de la nature avec quoi elles n’auraient rien de commun, si ce n’est le fait de la réflexion humaine. La conséquence immédiate d’un tel acte logique sera que Leibniz anticipe en son temps la construction et le fonctionnement du système formel en tant que cadre de la pensée qui se déroule avec cohérence et élégance pour l’esprit. En fait, dans son élan de reconsidération de la syllogistique aristotélicienne, Leibniz conçoit la possibilité de faire un ensemble de jeux de combinaisons de symboles sans analogue dans le monde extérieur, présageant ainsi la logique mathématique moderne. Le symbolisme analytique ainsi constitué rappelle fondamentalement les thèses de La Monadologie qui dérivent de l’unique principe de raison suffisante dont le sens exact et précis est de dire que « toute vérité est analytique »32, c’est-àdire, tautologique, relevant des arguments dont le contenu informatif est un ensemble de jugements toujours vrais en langue-objet33. Puisqu’il y a un 31

Leibniz, Nouveaux Essais sur l’Entendement Humain, pp. 161-162. Louis Couturat, La Logique de Leibniz d’après des documents inédits, XI. 33 Nous distinguons entre la « langue-objet » (LO) et la « méta-langue » (ML). La langueobjet concerne la langue de travail, la langue d’effectuation des opérations logiques dont les résultats doivent être évalués. La méta-langue est, quant à elle, la langue de définition, d’évaluation ou d’appréciation des résultats des opérations effectuées en langue-objet. Et, lorsqu’un résultat apprécié en ML1 devient lui-même objet d’appréciation, alors ce niveau d’appréciation, par le fait qu’il devient un lieu d’effectuation d’opération, va lui-même être une LO pouvant s’appeler LO2, ses résultats devant être évalués au niveau d’une métaméta-langue que nous comprendrons comme le niveau ML2, ainsi de suite. De là, il est possible que de LO on passe à ML, à MML, qui est LO2, à MMML à partir de LO3, etc. Ainsi, dans l’analyse d’arguments, il y a deux niveaux de caractérisation de la notion de la vérité, selon qu’il s’agit du vrai ou du faux. A propos du vrai : a- le niveau de la langue-objet où une formule toujours vraie se dit : formule analytique ou loi logique ; b- le niveau de la méta-langue où la formule analytique se dit « tautologie ». A propos du faux : a- le niveau de la langue-objet où la formule toujours fausse se dit formule contradictoire ; b- le niveau de la méta-langue où la formule contradictoire se dit « antilogie ». A propos du vrai et du faux : a- le niveau de la langue-objet où la formule tantôt vraie tantôt fausse se dit synthétique, puisqu’on ne sait pas si elle peut être toujours vraie ni si elle peut être toujours fausse ; b- au niveau de la méta-langue, la formule synthétique appartient à l’ordre de l’ « antilogie ». 32

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accord parfait entre la pensée et les choses, entre l’esprit et la nature, la réalité étant entièrement pénétrable à la raison, au sens où elle est entièrement pénétrée de raison. Le caractère métalinguistique d’une telle tautologie s’entend ainsi du postulat de l’« universelle intelligibilité » selon lequel tout dans le monde doit être intelligible et démontrable logiquement par de concepts purs. Nous savons que Louis Couturat dit de cette forme de métaphysique qu’elle est un « panlogisme », non au sens où l’entend Aron Gurwitsch pour qui le panlogisme implique l’identité de l’ontologie et d’une logique élargie à des considérations transcendantales34, mais au sens où Louis Couturat l’identifie au fait de réduire tout le système de Leibniz à la forme et au contenu strictement logiques35. En conséquence, Leibniz ajoute une quatrième loi logique, la « raison suffisante », aux trois lois d’Aristote généralement reconnues que sont : - la loi de la non-contradiction, - la loi de l’identité - la loi du tiers-exclu. Et, Leibniz élève la loi de l’identité à la première place, ramène la non-contradiction à la deuxième place, maintient le tiers-exclu à la troisième place, et fixe la raison suffisante en quatrième position, mais aussi et surtout comme fondement et voisine de toutes les autres. Ainsi, la reconsidération et l’analyse leibniziennes des lois de la syllogistique aristotélicienne donnent la structure suivante qui, ce faisant, constitue l’un des points de la particularité du re-travail leibnizien de la syllogistique d’Aristote : -

la loi de l’identité, la loi de la non-contradiction, la loi du tiers-exclu, la loi de la raison suffisante.

La loi de la raison suffisante fonctionne ainsi comme la trame essentielle de l’universalité nécessaire des vérités générales nécessaires qui viennent de l’entendement, au contraire des vérités des expériences qui, elles, tiennent du principe de l’expérience suffisante que déroule l’empiriste et qui relèvent des observations sensorielles. Le principe de l’expérience suffisante retient la vérité collée à l’induction, et donc au particulier, lui refusant toute essence d’universalité nécessaire. C’est assurément le sens de

34 35

Aron Gurwitsch, Leibniz Philosophie des Panlogismus, Berlin, 1974. Louis Couturat, La Logique de Leibniz d’après des documents inédits, XII.

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l’expression : « Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu, excipe, nisi ipse intellectus »36. En effet, pour Leibniz : La preuve originaire des vérités nécessaires vient du seul entendement, et les autres vérités viennent des expériences ou des observations des sens. Notre esprit est capable de connaître les unes et les autres, mais il est la source des premières, et quelque nombre d’expériences particulières qu’on puisse avoir d’une vérité universelle, on ne saurait s’en assurer pour toujours par l’induction, sans en connaître la nécessité par la raison37. Il dérive de ce point de vue gnoséologique sur les fondements de la vérité que, Leibniz distingue les vérités nécessaires, produites par les « idées pures », et les vérités de fait, produites par les « fantômes des sens ». C’est, pour lui, la mise en œuvre du principe de la seule raison suffisante qui favorise l’intelligence d’une telle situation de différence au-delà de la loi de l’identité, la loi de la non-contradiction et la loi du tiers-exclu. L’intelligence de ce principe peut être décelée aux paragraphes 31 à 39 de La Monadologie. En effet, ces paragraphes révèlent que, pour Leibniz, nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes : le principe de la contradiction, en vertu duquel nous « jugeons faux » ce qui en enveloppe, et « jugeons vrai » ce qui est opposé ou contradictoire au faux, et le principe de la raison suffisante, en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous être connues. De ces deux grands principes relèvent, ainsi que nous le disions déjà, deux sortes de vérités : les « vérités de raisonnement » et les « vérités de fait ». Pour La Monadologie, en fait, les vérités de raisonnement sont nécessaires et leur opposé est impossible, et les vérités de fait sont contingentes et leur opposé est possible. Puisque, quand une vérité est nécessaire, on en peut trouver la raison par l’analyse, la résolvant en idées et en vérités plus simples, jusqu’à ce qu’on la réduise en vérité primitive. La singularité de la raison suffisante est que, d’une part, elle se doit trouver aussi dans les vérités contingentes ou de fait, c’est-à-dire dans ce que Leibniz appelle la suite des choses répandues par l’Univers des créatures. Ici, la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la Nature et de la division des corps à l’infini. Il y a 36

L’expression signifie : « Il n’est rien dans l’âme qui ne vienne des sens si ce n’est l’âme même et ses affections » (Leibniz, 1961, p. 84). 37 Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain.

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une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente ; et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme, présentes et passées, qui entrent dans la cause finale. Et, d’autre part, il faut que la raison suffisante qui s’implique en dernière soit hors de la suite ou des séries de ce détail de contingences, quelque infini qu’il pourrait être, du simple fait que ce détail de contingences n’enveloppe que d’autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d’une analyse semblable pour en rendre raison. A cet effet, pour Leibniz, la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit qu’éminemment, comme dans la source. C’est ce qu’on doit appeler Dieu. Or, du fait que cette substance est, en elle-même, une raison suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié par tout, c’est alors qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et ce Dieu seul suffit. A la suite de cette brève restitution de l’intelligence du principe de raison suffisante, on peut comprendre aisément que les lois de la pensée, en tant que lois logiques qui sont au cœur même de l’invention leibnizienne, introduisent simultanément une mathématique entièrement métaphysique et une métaphysique entièrement mathématique, du simple fait qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que ce Dieu seul suffit. Ainsi, le rapport de Leibniz aux lois logiques de l’analytique aristotélicienne se présente comme un rapport de complémentarité. Il en va de même au sujet de son rapport aux dix-neuf modes syllogistiques qu’Aristote considère comme concluants parmi les deux cent cinquante six formes de raisonnements syllogistiques analysées. 2.1.2. Rapport de Leibniz aux modes syllogistiques concluants C’est un rapport à double aspect. D’une part et à la faveur du « dictum de omni et nullo », Leibniz complète par cinq modes syllogistiques concluants38 la théorie syllogistique d’Aristote qui devient par là même régulièrement parfaite. D’autre part, il met en œuvre le principe de la caractéristique numérique. Les cinq nouveaux modes concluants que Leibniz ajoute aux dix-neuf modes concluants de la syllogistique aristotélicienne sont : Barbari, Celaront, Cesaront, Camestros et Fapesto. Chacune des quatre figures a désormais six modes parfaits a priori, tel qu’il l’écrit lui-même à Bourguet, le 22 mars 1714, dans ce beau langage du XVII è siècle : 38

Barbari et Celaront (Figure I), Cesaront et Camestros (Figure II), Fapesto (Figure IV) : Barbari présente une structure telle que la proposition majeure est de type A, la proposition mineure de type A et la proposition conclusive de type I. Celaront ainsi que Cesaront présentent une structure telle que la proposition majeure est de type E, la mineure de type A et la conclusion de type O. Camestros et Fapesto présentent une structure telle que la majeure est de type A, la mineure de type E et la conclusion de type O.

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Marcel Nguimbi La Logique de Syllogismes est véritablement démonstrative, tout comme l’Arithmétique ou la Géométrie. J’ay démontré dans ma jeunesse, non seulement qu’il y a véritablement quatre figures, ce qui est aisé, mais aussi que chaque figure a six modes utiles, et n’en sauroit avoir ny plus ny moins : au lieu qu’ordinairement on n’en donne que quatre à la première et à la seconde, et cinq à la quatrième39.

Voilà ce qui amène à lire la syllogistique d’Aristote comme perfectible. Leibniz trouve qu’il s’y cache une parfaite mathématique de l’esprit, fondement et mécanisme d’un langage universel, régulateur de toute la scientificité40. Quant au principe de la caractéristique numérique que Leibniz formule sur la base d’une intelligence essentielle de la proposition universelle affirmative, il est mis en œuvre par la règle fondamentale de la traduction des énoncés en équation qui est du reste conçue comme une inférence. Ce principe dispose que « dans toute proposition universelle affirmative le prédicat est contenu dans le sujet de sorte que le nombre caractéristique du sujet peut être divisé par celui du prédicat »41. La force de cette inférence conduit Leibniz à corriger systématiquement l’écriture symbolique lorsqu’il reconnaît qu’à chaque terme des prémisses sont désormais associés deux nombres entiers entre eux, l’un positif et l’autre négatif42. Jean-Baptiste Rauzy indique même que, la loi générale demeurant inchangée, les possibilités expressives du système étaient alors considérablement augmentées puisque deux rapports numériques intervenaient finalement dans la notation de chaque proposition logique. Ainsi, la correction systématique de l’écriture symbolique a conduit Leibniz à développer la théorie des propositions logiques de la manière suivante : - Proposition universelle affirmative (PUA) : le nombre du prédicat divise exactement le nombre du sujet de même signe que lui. - Proposition universelle négative (PUN) : deux nombres de signe différent appartenant respectivement au sujet et au prédicat ont un diviseur commun. - Proposition particulière affirmative (PPA) : les nombres de signe différent appartenant respectivement au sujet et au prédicat n’ont pas de diviseur commun. - Proposition particulière négative (PPN) : au moins un des deux nombres du prédicat ne divise pas le nombre du sujet de même signe que lui.

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Cité par Louis Couturat, op. cit., 1985, p. 2. Leibniz, cf. 1696 et 1764. 41 Cité par Jean-Baptiste Rauzy, op. cit., 1998, p. 40. 42 Jean-Baptiste Rauzy, Ibid., p. 42. 40

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C’est une nouvelle manière de calculer qui convainc Leibniz, parce que, appliquée au genre de calcul de la syllogistique, elle donne des résultats considérablement satisfaisants. Juan Lukasiewicz approuve bien cette version établie de la caractéristique numérique43. George Boole44 s’en est approprié avec beaucoup de succès dans l’élaboration de sa logique symbolique fondée sur le principe de traductibilité de la proposition logique de la forme grammaticale (Tout S est P) à sa forme algébrique (y = vx)45. Il est évident qu’au moyen d’un tel calcul numérique, tous les modes et toutes les figures syllogistiques peuvent être dérivés par les seules lois des nombres. C’est justement cette manière leibnizienne de calculer que JeanBaptiste Rauzy appelle du nom de « pythagorisme leibnizien »46, lorsque l’exemple illustratif (tout pieux « +10 – 3 » est heureux « +5 – 1 », quelque pieux n’est pas « +10 – 3 » riche « +8 – 11 » , donc quelque riche n’est pas « +8 – 11 » heureux « +5 – 1 »)47 satisfait la règle générale de traduction des énoncés en équation. Car, dit-il, en particulier, il semble bien qu’au moins un 43

Cf. Juan Lukasiewicz, op. cit., p. 126. George Boole, voir surtout les productions de 1847a et 1847b, 1848, 1854 : chapitre XV. 45 Nous pensons ici précisément à une étude de Michel Serfati sur les Lois de la Pensée de George Boole, dans son article « A la recherche des Lois de la Pensée. Sur l’épistémologie du calcul logique et du calcul des probabilités chez Boole », in Mathématiques et Sciences humaines (38è année, n° 150, 2000, pp. 41-79), sur le prolongement de « Logique, mathématiques et langage dans l’œuvre de George Boole - I, II, III » dont Michel Serfati cite le tome 16, p. 3, de Ernest Coumet (in Mathématiques et Sciences humaines, tome 15, 1966, pp. 1-14 ; tome 16, 1966, pp. 1-14 ; tome 17, 1966, pp. 1-12). Michel Serfati écrit exactement ceci : « Même s’il [Boole] avait lu Leibniz qu’il cite à l’occasion du principe de contradiction (Cf. Les Lois de la Pensée, Chapitre XV, 238), Boole ne pouvait cependant en connaître les textes logiques dont l’essentiel fut découvert et publié seulement au début de notre siècle, en particulier par Couturat. Les espérances leibniziennes étant restées inconnues et sans descendance, Boole pouvait donc croire présenter un projet profondément original : examiner les lois de la pensée, dont une nouvelle algèbre transcrirait fidèlement les structures. Ce projet initial n’était donc nullement l’élaboration d’une nouvelle structure mathématique (celle-ci viendra en quelque sorte par surcroît), mais ce qu’on peut appeler une algébrisation naturellement nécessaire de la logique. En fait, et même si Boole ignorait Leibniz logicien, son projet s’inscrira pourtant dans le droitfil leibnizien : calculer dans le langage, sur ces objets que sont les classes ou les propositions, et sans se limiter à un support proprement numérique » (pp. 42-43). Cette étude trouve son apogée, à notre sens, dans La révolution symbolique. La constitution de l’écriture symbolique mathématique que Michel Serfati écrit et publie en 2005 aux Editions Pétra, Transphilosophiques. 46 Jean-Baptiste Rauzy, Recherches générales, p. 43. 47 Tout pieux est heureux +10 – 3 +5 – 1 Quelque pieux n’est pas riche +10 – 3 +8 – 11 Donc quelque riche n’est pas heureux +8 – 11 +5 – 1 44

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mode invalide du syllogisme soit tout à fait démontrable au moyen de cette caractéristique numérique48. De l’exemple illustratif ci-dessus il vient d’abord que, la première de ces propositions remplit les conditions arithmétiques de PUA, soit : 10 est divisible par 5 et 3 est divisible par 1 ; les deux dernières remplissent les conditions arithmétiques de PPN, soit : 10 n’est pas divisible par 8 et 8 ne l’est pas par 5. Quoique le mode concerné ne soit pas valide dans la troisième figure, c’est-à-dire lorsque le moyen terme est sujet dans la prémisse majeure et sujet dans la prémisse mineure. Il vient ensuite que, en dépit de son nouveau calcul, le « calcul des concepts », Leibniz n’a jamais cessé de considérer la syllogistique aristotélicienne comme une source théorique fondamentale de l’inspiration de la caractéristique numérique. Pour Jean-Baptiste Rauzy, en effet : « La caractéristique numérique se donnait explicitement comme une version nouvelle de la théorie traditionnelle des propositions catégoriques, des inférences simples (opposition, subalternation et conversion) et des inférences composées, c’est-à-dire des modes et des figures (…) Après 1686, (…) la langue logique mise au point dans les Recherches générales doit pouvoir se substituer entièrement à la syllogistique, ce qui signifie, en retour, que les inférences simples et les modes doivent être exprimés dans le symbolisme de l’algèbre des concepts et démontrés comme autant de théorèmes du calcul »49. Ce rapport de Leibniz aux modes syllogistiques concluants, qui est un rapport critique de complémentarité, culmine sur la diagrammatisation et la linéarisation leibniziennes de la symbolisation aristotélicienne. Car, il n’ya pas de doute que chez Leibniz, la représentation par les nombres fait suite à la représentation par les diagrammes et les lignes. 2.2. Diagrammatisation et linéarisation leibniziennes « Leibniz cherchait à représenter les raisonnements, en particulier les syllogismes, par des figures géométriques ; et il attachait une grande importance à ce schématisme (…) Il n’a pas seulement inventé avant Euler les schèmes circulaires de tous les modes du syllogisme ; il a aussi inventé un système de schèmes linéaires encore plus ingénieux et plus parfait »50.

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Jean-Baptiste Rauzy, op. cit., p. 72. Jean-Baptiste Rauzy, Recherches générales, p. 355. 50 Louis Couturat, La Logique de Leibniz d’après des documents inédits, p. 24. 49

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Ce que nous appelons « diagrammatisation », c’est le fait pour Leibniz de représenter les raisonnements syllogistiques par des constructions schématiques circulaires, tels que les cercles que Euler (aussi) a employés, surtout dans ses Lettres à une Princesse d’Allemagne (1768, lettres 102108)51. La « linéarisation » signifie ici la représentation linéaire que fait Leibniz des mêmes raisonnements syllogistiques. A partir de ce schématisme géométrique, Leibniz dit avoir rendu plus parfaites les figures de la syllogistique aristotélicienne. L’apport leibnizien est ici d’avoir fait accéder la syllogistique à un ordre supérieur de perfectibilité. Voici, en effet, un exemple de schématisation géométrique leibnizienne du raisonnement en BARBARA, un raisonnement dont toutes les propositions, aussi bien les prémisses que la conclusion, sont des propositions de type A, c’est-à-dire des propositions universelles affirmatives : Pour Aristote : -Représentation idéographique A : Tout homme est mortel……………….Tout H est M……. Tout M est P A : Les Congolais sont des hommes……...Tout C est H.……. Tout S est M A : Les Congolais sont mortels…………...Tout C est M……. Tout S est P Pour Leibniz : -Représentation diagrammatique P

M

S

-Représentation linéaire P M S En tout état de cause, nous convenons avec Louis Couturat que la schématisation géométrique de Leibniz revêt un enjeu très significatif, surtout dans sa représentation linéaire où, par les lignes pointillées (ici lignes traitillées), elle donne la possibilité de distinguer les propositions particulières (affirmative et négative) dans le cas des raisonnements 51

Cité par Louis Couturat, op. cit., p. 21.

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syllogistiques en DARII ou FERIO. Louis Couturat rapporte que c’était bien l’intention de Leibniz de déterminer le sens exact de la proposition et de délimiter dans chaque terme la partie sur laquelle elle porte, en utilisant les lignes pointillées (ici traitillées). On reconnaît la proposition affirmative, par exemple, quand les lignes pointillées ou traitillées remplissent les segments réels des deux termes. La proposition négative est reconnue par le fait que les lignes pointillées ou traitillées passent à côté ou en dehors de l’un au moins d’entre eux, tombant ainsi dans le vide52. 3. Conclusion Au terme de la réflexion, l’on peut se rendre compte de la complexité de la position de Leibniz au regard d’Aristote sur la question des syllogismes. C’est une position que l’on peut fixer sur deux points : d’abord, la place qu’occupe Leibniz dans la longue histoire de la logique héritée de la syllogistique aristotélicienne, pour dire les propositions catégoriques ; ensuite, la conséquence de ce que nous avons appelé le re-travail leibnizien de la syllogistique aristotélicienne. Pour ce qui est du premier point, nous nous rendons bien compte que Leibniz est à l’interface entre la logique classique traditionnelle, qui s’inspire d’Aristote, et la logique classique moderne dont il apparaît lui-même comme l’inspirateur principal. C’est dans ce sens que nous disons de la symbolique logique leibnizienne qu’elle se constitue en une première application de l’invention logique d’Aristote dont l’inspiration trouve ici comme un premier moment d’effectuation. Puisque Leibniz, qui se réclame lui-même d’Aristote, inspire la logistique à venir. Jean-Baptiste Rauzy dit qu’ainsi, Leibniz est à inscrire dans le contexte du débat relatif à l’« adaequatio rei », puisque sa théorie de la vérité s’apparente à la théorie de la « vérité-correspondance ». Elle résulte, en effet, d’une relation d’inhérence entre le prédicat et le sujet d’une proposition (praedicatum inest subjecto), mais que Leibniz conçoit sous la prééminence du sujet, au contraire d’Aristote qui la concevait sous la prééminence de l’objet. Pour ce qui est du second point, le re-travail leibnizien de la syllogistique aristotélicienne présente d’abord Leibniz en position d’admirateur critique d’Aristote, ensuite en situation de continuité critique au regard du traitement par Aristote de la question des syllogismes, enfin en cette autre inspiration de la logistique à venir. En effet, Leibniz trouve en la syllogistique aristotélicienne une des plus belles inventions de l’esprit humain, et même des plus considérables dont la forme prétendument propédeutique constitue la base même de l’édifice de la 52

Louis Couturat, La Logique de Leibniz d’après des documents inédits, pp. 26-27.

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logistique en tant que logique symbolique d’obédience mathématique. Le caractère critique de son admiration de la syllogistique ancienne résulte à la fois de son intelligence à la trouver comme imparfaite, de sa volonté de la corriger et de sa détermination à la parfaire, complétant du même coup la caractéristique universelle par une caractéristique numérique. Cela ressort de ses différentes correspondances avec Gabriel Wagner [1696]53, avec Koch [1708], et avec Bourguet [1714], telles que Leibniz lui-même les présente dans ses multiples travaux de 1875-1890, VII, 478, 519, et même dans ses Recherches générales sur l’analyse des notions et des vérités [1686 ; 1998] que présente et introduit Jean-Baptiste Rauzy dont Christian Leduc a fait un important compte-rendu critique en 2003, avant la parution en mars 2010 de son important ouvrage sur Substance, individu et connaissance chez Leibniz. C’est bien lorsque Leibniz entreprend de compléter la syllogistique aristotélicienne que nous pensons à la situation d’éventuelle continuité, mais une continuité qui serait essentiellement critique, parce que devant garantir le caractère parfait de la logique, à l’instar de celui de la nature elle-même. Leibniz croit y être parvenu, en construisant pour chacune des quatre figures syllogistiques six modes utiles et une écriture symbolique en nombres traduisant les propositions catégoriques. Et, c’est justement en cela que Leibniz ouvre à la logique classique moderne sans totalement se démarquer de la logique traditionnelle issue d’Aristote, constituant ainsi le nouveau jour dont le soleil paraît sous la forme grandiose d’une logique mathématisée, celle que nous appelons du nom de logistique. Au bout du compte, notre étude peut avoir la prétention d’avoir reconnu Leibniz dans une double position au regard de la question des syllogismes, comme pour dire qu’il est à la fois admirateur et critique d’Aristote avec qui il constitue la double inspiration de la logistique en tant que logique symbolique moderne. 4. Références - Aristote, La Métaphysique, tr.fse d’Alexis Pierron et Charles Zévort, Paris, 1840, (2 vol.). - Aristote, La Métaphysique, (2 vol.). trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 1933, 1962. - Aristote, Organon I, De l’interprétation, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1959. - Aristote, Organon IV, Les Seconds Analytiques, trad. J. Tricot, Paris, Vrin (1995), 2000. - Aristote, Organon III, Les Premiers Analytiques, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 2001. 53

Citée par Heinrich Scholz [1931].

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Le vide au cœur de l’espace Auguste Nsonsissa Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/Abstract L’espace ne saurait engendrer que du vide et, si la physique classique, a accrédité la thèse selon laquelle « la nature a horreur du vide », alors elle fait droit à une approche simplifiée de l’espace. Mais nous avons cru pouvoir nous interroger sur la complexité de l’espace. II n’est donc pas donné à la science classique d’anéantir, même par moment, la masse du vide qui préside à l’espace et qui le déborde. Tout ce qu’elle peut, c’est modifier son rapport avec ce vide sans prétendre l’épuiser. Pour nous, mettre en suspension le vide, c’est mettre la pensée scientifique, elle-même en dehors de l’espace par rapport à ce vide. En ce cas, elle lui échappe. Elle est hors de l’espace. Cette possibilité pour l’espace de secréter un vide qui l’intègre et qui qu’il intègre, dont l’épistémologie de la physique non classique nous livre le secret, Blaise Pascal, après les anciens, lui a donné sens : « la nature fait plutôt honneur au vide ». The space could not only generate the vacuum. Then if the classical physis has given credence to the hypothesis claiming that « the nature abhors the vacuum » so it promotes only a simplfied approach. There fore it must be able to question about the space, that is, to put it into question, thus it must view it under a recosntrcuted angle, rationally as a « veiled reality », that is, to put ilt in the heart of the vacuum and at the same time experience the vacuum. The classical science must not annihilate even temporarily the vacuum mass that presides over the space and exceeds it. What it can do is modify its relationship with this vacuum without exhausting it. As for it, to suspend the vacuum is to put itself out off the space. The possibility for the space to generate a vacuum that includes it and that it includes and that the non classical physics provide us the secret, Blaise Pascal, following the former authors, asserted that « the nature honours the vacuum ». Mots-clés/Keywords : Vide, espace, science classique, expérience, simplifié, physique/Vacuum, space, classical science, experience, simplified, physics.

------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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0. Introduction Le vide paraît sans doute un des concepts transversaux en physique que nous avons choisi de mettre en exergue, le plus attrayant, le plus complexe et le plus discuté en philosophie de la nature. C’est aussi celui dont la pertinence théorique pour l’épistémologie moderne de la complexité est le plus visible, peut-être en raison inverse du rôle qu’il joue en philosophie moderne et enfin dans les tentatives inédites de fonder la pensée non-classique. Il n’est ,en tout cas, guère question du vide en général dans les ouvrages qui font signe vers l’épistémologie de la physique moderne en référence aux philosophes des sciences. Il est plutôt question d’une analyse critico-comparative des approches épistémologiques du vide chez les philosophes classiques et non-classiques. Cela étant, nous avons retenu Blaise Pascal pour notre entreprise philosophique parce qu’il a eu recours au vide pour penser la modernité en science en marquant le destin de la pensée scientifique de son siècle par sa philosophie théorique. Et dans son versant propre, il a éludé la question du vide en montrant que le vide n’est pas une apparence du réel. C’est donc une question directrice d’un problème fondamental, à savoir la relation entre le vide et de l’espace. Nous insisterons sur leur rapport d’inclusion que nous avons entrepris d’examiner. Au cœur des réflexions philosophiques relatives à la physique de Blaise Pascal, la question du sens de l’existence du vide n’est donc point oiseuse, mais profonde, car elle est d’un poids historique certain depuis Aristote et, peut-être même bien avant la systématique aristotélicienne, c’est-à-dire chez les présocratiques. En effet, le concept de vide lui- même semble se prêter, y compris chez Blaise Pascal, à des multiples significations ou peut-être à plusieurs usages qui se recoupent visiblement, du moins de façon évidente, autour de l’idée selon laquelle la nature n’a pas effectivement horreur du vide. Elle fait plutôt droit au vide qui n’est pas toujours vide. Pareille thèse paraît pouvoir donner lieu à une série de réflexion philosophique particulière du genre : « le vide n’est ni corps matériel, ni accident du corps matériel, mais un espace qui a longueur, largeur et profondeur, immobile et capable de recevoir et de contenir un corps »1. Dans le présent article, nous proposerons quelques approches contradictoires relatives à l’existence ou non du vide, et nous ferons le pari de la complexité de l’espace. Nous évoquerons aussi la théorie de la complexité appliquée à l’épistémologie de la physique qui fait du vide un principe, un concept générique et non pas accidentel. Cette perspective nous ouvrira ainsi les portes de l’indéterminisme physique classique, celle qui 1

Blaise Pascal, Œuvres complètes, Préface de Henri Gouhier, Présentation et notes de Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1963, p. 204.

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tend à faire abstraction du vide ne touchant à aucun des sens humains. Cela étant dit, peut-on considérer le vide comme un phénomène saturé ? Le phénomène saturé se décrira comme invisable selon la qualité, insupportable selon la qualité, absolu selon la relation irregardable selon la modalité. Mais nous cherchons surtout à thématiser la portée épistémologique du vide comme opérateur de la pensée complexe. Un accent particulier sera mis sur l’usage philosophique du vide selon Blaise Pascal qui nous fera dire que la complexité n’est pas absente dans les traités des philosophes modernes. 1. La position de Blaise Pascal dans le débat moderne sur l’existence du vide Dans la préface sur « Le Traité du vide » Pascal critique les Anciens, notamment Aristote, Platon et les Pythagoriciens. Cette préface donne l’explication des causes des divers effets de la nature qui n’avaient point été bien connues jusqu’ici et particulièrement de ceux que l’on avait attribués à l’horreur du vide2. Cela conduit à constater que la science classique fait abstraction du vide. Elle n’ose pas soulever la question du contenu du vide, c’est-à-dire celle de savoir si le vide est vraiment vide ou si l’on peut penser le vide à partir du vide. Mais ne devons-nous pas dire le contraire ? Pascal répond : c’est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient droit de dire que la nature n’en souffrirait point, parce que toutes leurs expériences leur avaient toujours fait remarquer qu’elle l’abhorrait et ne le pouvait souffrir3 Aristote cité en exemple, ici, ne semble pas pouvoir se satisfaire de la problématique du vide comme étant au cœur de la nature. Pareille approche procède de la méconnaissance des inconnues de l’univers. Et cela, nonobstant le fait qu’il soit considéré de tout temps comme l’auteur d’une théorie de l’univers où les astres sont rangés en huit sphères concentriques tournant autour de la terre immobile et sphérique, Aristote construit sa théorie physique non sans se briser sur les interrogations philosophiques sur le vide. C’est ce qui fait dire à Pascal que l’intelligibilité de la nature d’après les anciens était limitée et imparfaite. Il écrit : Mais si les nouvelles expériences leur avaient été connues, peut-être auraient-ils trouvé sujet d’affirmer ce qu’ils ont eu sujet de nier par là 2 3

Ibid., p.233. Ibid., p.232.

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Auguste Nsonsissa que le vide n’avait point encore paru. Aussi dans le jugement qu’ils ont fait que la nature ne souffrirait point de vide, ils n’ont entendu parler de la nature qu’en l’état où ils la connaissaient4.

Ceux que Pascal appelle anciens philosophes ont formé sur le vide une idée très faible et très imparfaite dans la mesure où ils ont voulu reconnaître l’infirmité et la faiblesse du génie humain. Aujourd’hui, il n’est pas absurde ou inconvenable de dire de la nature qu’elle fait droit au vide; tout comme pour ce qui est de la thèse aristotélicienne du rejet du vide ; sous prétexte qu’il est apparent. C’est l’expression visible de la science classique. Telle est l’interprétation faite par Isaac Asimov lorsqu’il écrit : Pour Aristote, le monde était formé de quatre couches successives, correspondant aux qualités éléments : la terre (boule solide), l’eau (l’océan), l’air (l’atmosphère), et le feu (couche externe invisible) (…) il n’y avait pas de place dans ce modèle pour le vide5. Voilà pourquoi, à partir d’Aristote, les anciens philosophes dont parle Pascal ont des bonnes raisons de systématiser la thèse selon laquelle « la nature a horreur du vide ». Et Blaise Pascal de préciser : « De même quand les anciens ont assuré les expériences qu’ils avaient vues, et ils n’auraient pu sans témérité y comprendre celles qui n’étaient pas en leur connaissance »6. C’est aussi dans ce même dessein que nous voulons montrer qu’autant Blaise Pascal ne relativise pas son point de vue sur les anciens sans les distinguer ; autant nous discutons la thèse selon laquelle tous les anciens ont oublié que le vide existe. N’en déplaise à Isaac Asimov qui accrédite l’idée selon laquelle tous les anciens défendent l’affirmation de l’absence du vide dans la nature. Cela conduit à constater, en d’autres termes, que l’idée pascalienne soulève une vive controverse dans le débat contemporain quant à penser sur toute la ligne que les anciens ont ignoré le vide. Alexandre Koyré apporte une nuance de taille lorsqu’il affirme : ceux qui en affirment l’existence Démocrite, Lucrèce et leurs adeptes sont victimes d’une fausse imagination et d’une pensée confuse. Ils ne comprennent pas que le néant » ne peut avoir de propriété, ni par conséquent, de dimensions. Parler de dix pieds d’espace vide séparant

4

Ibid. Isaac Asimov, L’univers de la science, version française par Françoise Balibar, Paris, Inter Editions, 1936, chap. V, p. 203. 6 Blaise Pascal, Œuvres complètes, p. 232. 5

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deux corps est absurde ; s’il y avait du vide, il n’aurait pas de séparation, et des corps séparés par du néant toucheraient7. Ce ne sont pas, donc, tous les anciens philosophes de la nature qui ont économisé davantage l’existence du vide. Adoptant un instant le point de vue des religions chrétiennes, par exemple, nous essayons de nous demander ce qu’il « y avait » avant qu’il y eût un monde, nous avons tout lieu de référer à la Bible qui rapporte qu’« au commencement, Dieu crée le ciel et la terre. La terre est comme un grand vide » (Genèse 1 : 1-2) 8. On ne peut pas répondre à la question de l’origine du monde à partir de « rien ». A la lumière de la Bible, tout porte à croire que cet « avant » n’est pas synonyme ni de vide, ni de néant. Dieu n’est pas un « rien ». C'est ce que l’auteur de l’évangile de Jean conforte comme hypothèse dans le Nouveau Testament. C’est ce statut qu’a le « logos » johannique, présenté comme préexistant à toutes choses, en tant qu’il en est leur cause et leur condition de possibilité. Ne lit-on pas qu’il était déjà avec Dieu, il était Dieu lui-même, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui, Dieu ? C’est en fait, l’autre non du non- vide, c’est-à-dire « du vide rien n’en vient ». Le vide ne vient pas du vide. Là encore on ne saurait dire que la nature est vide. Elle a plutôt horreur du vide. A partir de Dieu, le vide n’a de sens que par apport à l’ordre de l’existant. Si le mot « genèse » veut dire origine ou commencement, alors le monde et l’humanité ont pour but de montrer à la fois ce que le vide est et ce qu'il n'est pas. La question du vide est donc cruciale dans l’histoire et la philosophie des sciences et même dans l’histoire des cosmogonies les plus naïves. Elle constitue aussi la pomme de discorde entre les penseurs modernes comme Descartes et Galilée. En effet, sur le plan métaphysique, le vide a été identifié au néant. II s’est prêté à des multiples significations et surtout compris comme n’ayant pas de propriétés9. Par-delà cette formulation métaphysique du vide comme néant qui n’est ni visible, ni intelligible, nous voulons insister sur la formulation physicophilosophique du vide chez Pascal qui découvre presque aux Temps Modernes des propriétés physiques de l'espace comme le mouvement, le 7

Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, p. 115. La Bible, Ancien et Nouveau testament, Alliance biblique universelle, 2003, p. 8. 9 A propos de la déconstruction du « cogito » comme principe rationnel ou universel traversant toute la tradition métaphysique, Malebranche écrit : « Le néant n’à point de propriétés.je pense. Donc je suis », Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, 1er entretien, Œuvres II, Ed. G. Rodies), 1992, p. 672. Nous pouvons aussi citer Jean Paul Sartre qui s’est livré à une thématisation du néant au double plan dialectique et phénoménologique. II indique : « (L’être et le néant son des abstractions vides et l’une d’elles est aussi vide que l’autre, il oublie que la vide est vide de quelque chose. Or, l’être est vide de détermination autre que l’identité avec lui – même ». L’être et le néant, essai d’ontologie phénoménologie, Paris, Gallimard, 1943, p. 50. 8

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changement, l’altération et la pluralité. Si extrêmement étonnant que cela paraisse, une entité physique tel l’espace se réduit finalement à un pur néant. Nous pouvons alors comprendre pourquoi Blaise le cite en exemple lorsqu’il remonte l’histoire des expériences du vide. Il écrit : Galilée est celui qui a remarqué le premier que les pompes aspirantes ne pouvaient élever l’eau plus haut que 32 ou 33 pieds, et que le reste du tuyau, s’il était plus haut demeurait apparemment vide. Il avait seulement tiré cette conséquence que la nature n’a horreur du vide que jusqu’à un certain point, et que l’effort qu’elle fait pour l’éviter est fini et peut être surmonté, sans se détromper encore de la fausseté du principe même10. Il importe d’affirmer que Pascal souligne les mérites de Galilée qui, à la différence des anciens (Aristote) et de certains modernes (Descartes), se propose de rendre parfaitement intelligible le vide à la lumière de cette expérience. Pascal lui-même en fait plusieurs : « l’une des considérables fut celle du vide dans le vide, qu’il fit avec deux tuyaux l’un dans l’autre, vers la fin de l’année »11. Comme on peut l' apprécier parce qui en est dit ici, Pascal s’est attaché à réitérer plusieurs fois cette même expérience, et s’en est entièrement assuré. Ce qui l’a préoccupé, c’est la signification épistémologique et les conséquences métaphysiques qu’il en a tirées pour la preuve desquelles Isaac Asimov n’hésite pas d’évoquer que « Cette idée soulèvera une vive controverse qui ne cessa qu’après les démonstrations précises et concluantes d’un jeune mathématicien français Blaise Pascal »12. Ce témoignage permet d’expliciter le traité du vide thématisé par le savant français dont la pertinence théorique des expériences a fait feu de tout bois et qu’il la « fit imprimer en l’année 1674, et en fît un petit livret et qu’il envoya par toute la France, et ensuite dans les pays étrangers, comme en Suède, en Hollande, en Pologne, en Allemagne, en Italie, et de tous les côtés, ce qui rendit ces expériences célèbres parmi tous les savants de l’Europe »13. L’enjeu épistémologique de cette expérience, par-delà sa technicité, c’est d’aider les savants modernes à voir d’emblée que l’espace en physique est partiellement plein, donc un peu vide. Et les choses qui prennent corps dans l’espace participent du plein et du vide. Se pose alors le problème de l’éternité et de l’immobilité de ces choses. A y regarder de près, Pascal veut montrer qu’elles sont sujettes au changement et du vide. Elles s’exposent à la 10

Blaise Pascal, Œuvres complètes, p. 235. Ibid., p.236. 12 Isaac Asimov, L’univers de la science, p. 205. 13 Blaise Pascal, Œuvres complètes, p. 236. 11

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manipulation expérimentale dans l’espace temporel et à un certain moment du temps mort. Pareille approche a fait droit au succès total de toute la pensée continentale comme le signale Asimov en ces termes : En 1648, celui-ci (Pascal) imagina une expérience, consistant à remporter un tube de Toricelli en haut d’une montagne : soumis à un poids d’air plus faible, le mercure devrait y monter moins haut qu’au pied de la montagne. Le beau-frère de Pascal, Florin Perrier, réalisa l’expérience au puits de Dôme, avec un succès total14. Il en résulte que l’espace n’est pas seulement lié au temps, il fait signe vers le vide. Ce dernier peut être naturel ou artificiel. Et Asimov d’ajouter « même avant les travaux décisifs de Pascal, l’expérience de Toricelli avait créé le premier vide artificiel : l’espace qui surmontait le mercure, en haut du tube, était bien vide (à part une quantité infime de vapeur de mercure »15. Nous voyons là l’une des expériences fécondes du vide qui a été faite et qui prouve ce que l’on a toujours appelé l’expérience du vide. N’en déplaise à Descartes qui est certain que l’espace vide parait inconcevable sur le plan physique. Le vide n’est pas une substance matérielle ou réelle. Sur ce point précis, tout se passe comme si Descartes tendait à opérer une césure épistémologique entre la physique et la métaphysique. Le vide, selon lui, n’a pas de qualités sensibles. Cela étant dit, il ne saurait faire droit ni à un lieu ni à un corps. L’univers n’est pas vide et n’a pas de vide. Alexandre Koyré critique Descartes à ce sujet lorsqu’il constate qu’ il ne peut y avoir aucun vide au sens que les philosophes prennent ce mot, à savoir, un espace où il n’y a point de substance, et il est évident qu’il n’y a point d’espace en univers qui soit tel, parce que l’extension de l’espace ou de lieu intérieur n’est point différent de l’extension du corps16. L’un des philosophes dont il est question ici, c’est Descartes. L’espace cartésien est plein de corps. Le vide n’est pas vide parce qu’il n’a pas d’extension. Il est donc immatériel. Pareille considération n’est rien moins qu’une substantialisation de l’espace et une sorte de « desontologisation » du vide ; autrement dit l’approche cartésienne de la catégorie de l’espace fait signe vers le paradigme de la simplicité. Ce dernier n’admet pas l’existence du vide et du silence. Alexandre Koyré de renchérir : « Ainsi Descartes ne se 14

Isaac Asimov, L’univers de la science, p. 205. Ibid. 16 Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, p. 131. 15

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contente pas de déclarer(…) qu’il n’existe pas dans le monde d’espace réellement vide, et que l’espace physique est partout rempli d’éther »17. L’espace, selon Descartes, se veut homogène, ouvert à Dieu, infini, étendu et simplifié , parce qu'il est pur de toute force cachée. Il s’agit là d’une simplification de l’espace ; d’autant plus qu'il ne lui appartient plus comme un « dieu » doué de qualité et de forces mystérieuses, transparent dans une géométrie qui lui impose son ordre : le monde extérieur est la nature des corps qui sont divisibles ou géométriques ; en tant que tel, il est l’objet d’une réduction gnoséologique. C’est ce que Edgar Morin reproche à Descartes qui fait du « vide insondable considéré comme unique et fondamentale réalité »18 un véritable non sens. Comme il est question de la complexité de l’univers, il serait mieux d’examiner l’approche véritablement pascalienne du vide avant d’aborder le concept du vide dans la science contemporaine, le sens qu’elle en donne et la réalité physique qui en découle. Nous n’en sommes pas encore là. Examinons pour le moment le vide dans les savoirs modernes et leurs rationalités. 2. L’idée d’une épistémologie non classique à partir d’une théorie pascalienne du vide. Cette réflexion porte, d’un côté, sur une critique de la théorie classique du vide à l’époque moderne qui offre des fondements métaphysiques aux épistémologies non dichotomiques qui, elles, sont capables d’articuler espace et vide. Elle montre d’un autre côté, que seule une approche non classique pourrait redonner sens au vide. C’est bien cette conception plus intégrale du vide comme réalité physique complexe dont l’étude exige la coopération de la métaphysique, qui tombe dans l’oubli avec une épistémologie dite classique.Tentons d’expliquer brièvement la position de Blaise Pascal dans le débat d’idées physiques moderne sur l’existence ou non du vide. Il s’interroge : Mais ce vide ne serait-il point l’intervalle de ces anciens philosophes qu’Aristote a tâché de réfuter, ou bien l’espace imaginaire de quelques modernes, ou bien l’immensité de Dieu, qu’on ne peut nier, puisque Dieu est partout ? A La vérité, si ce vide véritable n’est autre que l’immensité de Dieu, je ne puis nier son existence19.

17 18 19

Ibid. p. 130. Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, ESF éditeur, 1960, p. 137. Blaise Pascal, op.cit. , p. 205.

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Du fait de l’existence du vide chez Pascal, les scientifiques modernes n’ont pas de bonnes raisons de « chasser » le vide de leur pensée. Ils peuvent penser, désormais, que telle chose disparaisse de l’espace. Dans cette dynamique de la connaissance scientifique moderne, tout porte à croire que la disparition de l’espace, un jour, est possible. Le vide devient donc, en quelque manière, le présupposé métaphysique de l’espace conduisant ainsi les savants modernes à penser en toute complexité, l’existence ou non du monde. Blaise Pascal considère, plutôt, physiquement le vide, sans recourir aux spéculations magico- mystiques. II croit que « pour décider la question du vide, il n’est pas besoin de recourir aux miracles, vu que nous présupposons que toutes vos expériences n’ont rien par–dessus les forces de la nature »20. Fort de cette évidence, l’originalité de Blaise Pascal, du point de vue de sa conception scientifique du vide consiste en ceci que le vide est considéré non comme un simple lieu de la néantisation des objets qui prennent place dans l’espace, mais tout au plus, comme une limite à la preuve et à la démonstration subjectivement indispensable et objectivement efficace. Autrement dit, dans cette perspective non classique, la réduction gnoséologique de la fonction épistémologique du vide au cœur de la physique moderne à l'unique désignation d’un pur et simple néant offre aux contradicteurs contemporains de la science moderne un moyen d’interdire l’acception du vide comme une réalité physique complexe, indubitable créée par le mouvements et intelligible par la raison et par les sens. A la faveur de ces derniers, Blaise Pascal assure l’existence de l’espace vide qui tient bien sa place. Son mérite c’est d’avoir montré à partir du vide la double infinité de l’étendue, du temps, du mouvement et des nombres. Cela permet d’expliciter les analyses épistémologiques de l’infini sur des réflexion scientifique qui valent mieux dans le paradigme de la complexité que tout le réductionnisme méthodologique qu’on lui reproche dans « L’Esprit de la géométrie »21. Ici, même, Blaise Pascal s’inscrit dans son temps, quand bien même ces thèses n’iraient pas de soi pour tous. Au XVIIe siècle, la notion de vide parait être au centre des réflexions mathématiques, métaphysiques et théologiques. Malgré tout, Blaise Pascal demeure persuadé que ses expériences touchant le vide ne sont point contrariées par l’hypothèse selon laquelle « la nature a horreur du vide ». La nature peut désormais s’expliquer aussi probablement par le plein que par le vide. II affirme : « Ce sont les admirables qualités de l’espace vide en tant qu’espace : il est et fait merveille en tant que vide ; il n’est et ne fait rien en tant qu’espace ; il est

20 21

Ibid. Ibid., p. 348.

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long, large et profond en tant que vide »22. II importe de préciser que la notion de vide n’a plus, au XVIIe siècle, l’approche négative et simplifiante dont elle était digne, qualitativement, depuis la physique antique. L’idée d’une existence possible du vide a été suggérée à un moment donné de l’histoire de la pensée scientifique par les philosophes modernes et contemporains. Ils ont passé au crible de la critique la distinction cartésienne de l’étendue et de la matière. Celle-ci est rapportée par Alexandre Koyré dans les termes que voici : le rejet de l’indentification cartésienne de l’étendue et de la matière conduit naturellement Henry More à rejeter aussi la négation cartésienne du vide (…) Descartes explique, certes, qu’être séparé par le « néant » est contradictoire qu’attribuer des propriétés au néant ; More, Cependant, n’est pas convaincu, d’autant plus que la savante antiquité, Démocrite, Epicure, Lucrèce était d’un avis tout à fait différent23. Pareille reconstruction rationnelle opérée par Koyré témoigne de la critique adressée par Henry More contre le rejet cartésien du vide qui montre que l’espace est vide de matière ou à proprement parler du corps. Elle tient également du rejet cartésien des formes substantielles. Car Descartes n’abandonne jamais à l’existence l’action d’agents spirituels sur l’espace. Qui plus est « A vrai dire, la tentative de Descartes pour sauver l’omnipotence divine, tout en niant la possibilité d’un espace vide en tant qu’incompatible avec notre manière de penser, est loin d’être convaincante »24. Ce qui résulte d’une telle vision simplifiante de l’espace, c’est surtout l’opposition entre l’espace vide et l’espace plein. Le dépassement de cette disjonction stricte entre les deux formes d’espaces constitue, à notre humble avis, la bonne raison qui nous permet de situer Blaise Pascal comme étant à l’interface de la science moderne et la science contemporaine. Autrement dit, nous allons pouvoir dégager la nuance épistémologique entre l’approche pascalienne du vide et celle de Heinz Pagels un des tenants de la physique contemporaine. Elles travaillent à élucider le sens de la complexité du vide d’aujourd’hui. Tel est le fil conducteur de la réflexion épistémologique qui va suivre.

22 23 24

Ibid., p. 208. Alexandre Koyré, Du monde à l’univers, p. 139. Ibid., p. 174.

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3. Le vide en question : du concept ancien aux formulations modernes Plus on réfléchit sur la notion du vide, plus elle paraît problématique. L’usage de la notion du vide chez les philosophes anciens est de faire apparaître que l’espace est plein et en raison du lien qui s'instaure entre les choses. II s’ensuit pour le vide bien des difficultés dans le maniement de la notion de vide : peut-on l’utiliser pour expliquer la genèse de l’univers ? Platon répond, comme nous le verrons, négativement, à examiner la place de la physique dans la philosophie.25La place du vide dans la physique platonicienne est donc l'objet de cette réflexion. En interprétant le Timée26 à la lumière des éclaircissements que nous donne Léon Robin, nous voyons donc se préciser de la façon la plus simplifiée le sens de cette négation du vide dans la physique platonicienne. Au demeurant, deux types de mécanisme classique s’affrontent : Une différence entre ces deux formes de mécanisme est que la première, comme on sait, considère l’existence du vide comme la condition même du mouvement se fait dans quoi se fait le mouvement, tandis que, pour la seconde, le mouvement se fait dans le plein, ou tout au moins de manière à éliminer le vide autant que possible27. L’étude sur la signification épistémologique, métaphysique et la place du vide dans sa philosophie nous conduit à savoir si le vide est dans le sensible qui est une image de l’intelligible ou bien dans ce dernier qui lui sert de modèle ou de paradigme. II s’agit d’une question à laquelle Platon lui-même n’a pas clairement répondu. II a plutôt appartenu à Aristote de montrer a posteriori que « les platoniciennes engendrent le vide, c’est-a-dire le vide idéal, dans les limites de la décade »28. Pour faire comprendre l’esprit scientifique de ce mécanisme, il est opportun de distinguer à nouveaux frais le vide-idéal de l’étendue sensible. En effet, le vide-idéal tient lieu d’étendue intelligible qui sert de manière et de réceptacle des figures idéales. Par contre, l’étendue sensible renvoie à l’idéal du plein relatif à l’exclusion du vide. Qui plus est, la théorie platonicienne du vide d’après Léon Robin a pour lieu de provenance la philosophie présocratique de la nature. Même les dialogues de Platon ne montrent qu’une continuité épistémologique et non une « démarcation », même si nous trouvons, dans ces dialogues, des indices d’une mathématisation des cinq célèbres corps connus sous le nom de 25

Léon Robin, La Pensée hellénique des origines à Epicure, Paris, PUF, 2ème édition, 1967, pp. 230-336. 26 Platon, Œuvres complètes, tom 5, Paris, Garnier Frères, 1950, p. 445- 540. 27 Léon Robin, op. cit., p. 295. 28 Ibid. p. 296.

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« Corps platoniciens »29. Nous pouvons rendre plus plausible cette hypothèse de la transmission de la matière, c’est-à-dire la transmission de l’eau en feu, et en air ; de l’air en feu et vice versa, en ayant recours à un exemple décrit par Platon lui-même dans Timée (53c-57d)30. C’est aussi les descriptions et explications du concept de la nature et surtout la théorie du mouvement d’Aristote qui commencent à se discuter les approches épistémologique du vide. Car, avec Aristote, la philosophie de la nature31 ou science de la nature essaie de se frayer ses propres voies ; non sans être redevables au paradigmatisme de Platon qui fait des remarques négatives sur le vide. II écrit : Le circuit de l’univers comprenant en lui les diverses espaces est circulaire et tend naturellement à revenir sur lui-même ; aussi comprime- t- il tous les corps et il ne permet pas qu’il reste aucun espace vide (…) car les corps composés des particules les plus grandes laissent le plus grand vide dans leur arrangement et les petits le petit. Or la compression qui resserre les corps pousse les petits dans les intervalles des grands32. Ces réflexions pourraient laisser penser que le concept de vide a un droit de cité bien établi dans l’histoire des sciences de la nature. Pourtant, on le voit si bien, depuis les débuts de la physique classique, il a fait des critiques et l’épistémologie de la physique, tout au long du XVIe siècle, a été tiraillée entre deux options, celle du déterminisme et celle de l’indéterminisme, la première étant surtout présente en physique platonicienne et cartésienne, la seconde en physique pascalienne et en physique quantique chez Heinz Pagels. Comme l’écrit si bien Léon Robin ; à propos de l’existence du vide « en interprétant ainsi le Timée à la manière des témoignages que nous devons à la tradition, on voit donc se préciser de la façon la plus curieuse la ressemblance de la doctrine de Platon avec celle de Descartes, ou, plus exactement, des cartésiens »33. Pour discerner sous quelles formes se présente la position du cartésianisme sur l’inexistence du vide, poursuivons les choix que Platon a eu à faire, au cours de l’Antiquité, pour ajuster notre idée de l’anticonnexité du vide à l’espace. Mais en résulte-t-il qu’il n’y ait point, dans le platonisme, de place légitime pour un vide au cœur du monde supra-sensible ? Si 29

Jean Chrisostome Akenda kapumba, Epistémologie structuration et comparée, tome I, les sciences de la culture, Kinshasa, F.C.K., 2004, p. 141. 30 Platon, Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, Coll. Pléiade, 1977, p. 473-480. 31 Aristote, Physique, t. 1, livre III, 1-6, 200b-202b. 32 Platon, Timée 58 b-c, Paris, Librairie Garnier Frères, p. 495. 33 Léon Robin, La Pensée hellénique, p. 277.

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paradoxal que cela puisse paraître, Aristote a montré, suivant ses allégations sur le mécanisme de Platon, Démocrite et Leucippe, qu’il ya du vide dans l’intelligible. Fort de cette critique commune de leur mécanisme, Léon Robin a été conduit à constater qu’il « il y a même, semble- t-il, dans l’intelligible, un "emplacement", un vide »34. II y a toutefois une différence fondamentale entre la confusion savamment entretenue par Aristote et la position platonicienne sur l’existence du vide. Léon Robin rend raison de cette dernière thèse en ayant recours, encore une fois à la thèse platonicienne de la matière. Celle-ci n’admet aucunement le vide dans l’espace. De plus, écrit t-il, la constitution polyédrique des corps premiers implique qu’il y a un vide à l’intérieur de chacun d’eux. Enfin, si le monde sphérique, peut-être faut- il dire qu’il y a un vide le dodécaèdre, qui semble être le moyen dont Dieu s’est servi pour réaliser la sphère de l’univers, et la périphérie de cette sphère, ou encore cette périphérie et son contenu ou les formes polyédriques doivent en dernière analyse dominer35. A y regarder de près, tout se passe comme si, chez Platon, le vide n’était pas une négation de l’espace, mais un fait existant, ou plutôt une idée, qui exprime un caractère objectif de l’univers, à savoir que dans un monde ordonné ou pré-ordonné, il peut exister un vide et un espace, mais capables de s’entrecroiser et de se mêler. Or, la méthode d’exhaustion appliquée par Platon laisse entrevoir, à rebours, qu’on peut dissocier l’étude du vide et celle de l’univers. Faire servir l’hypothèse scientifique à la recherche du vide met en évidence une différence de degré « le vide intérieur » et « le vide extérieur ». Léon Robin renchérit : « A la vérité, en ce qui concerne ce dernier vide, l’application des méthodes d’exhaustion le rendait pratiquement négligeable, puisque les plus petits corpuscules concevables peuvent toujours en combler une partie infiniment grande »36. Une approche extrinsèque du vide ne peut que donner lieu à son existence ; en raison de la plénitude qu’elle postule. Robin a montré que cette perspective, facile à réaliser dans le mécanisme platonicien, se présente avec les mêmes caractéristiques que le vide dit extérieur. Ce que le propos qui suit ne fait que confirmer : Mais en sera- t-il de même pour le vide intérieur des corps élémentaires ? Sans doute, puisque les grandeurs de ces corpuscules 34 35 36

Ibid. p. 304. Ibid. p.296. Ibid. p.296.

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Auguste Nsonsissa sont différents, on pourrait en supposer qui fussent infiniment petites et considérer encore le vide comme pratiquement négligeable37.

Le vide intérieur n’en est pas véritablement un, lorsqu’on s’en tient à la plénitude de ces corpuscules. Car ceux semblent être aux yeux de Platon, des éléments du corps et non pas simplement comme des intersections du corps. Pareille élucidation ne peut que faire disparaître le vide ou en éliminer l’existence. Telles sont les causes, affirme Platon, qui ont donné naissance aux corps simples et primitifs. Quant aux autres espèces qui se sont formées dans chaque genre, il en faut chercher la cause dans la construction de chacun des deux éléments. Les deux triangles construits au début ne furent pas d’une grandeur unique : il y en eut de grands et de petits, en aussi grand nombre qu’il y a d’espèces dans chaque genre. C’est pourquoi, lorsque ces triangles se mêlent entre eux et les uns avec les autres, il en résulte une variété infinie, qu’il faut étudier si l’on veut discourir de la nature avec vraisemblance38. Ainsi, que l’univers fasse signe à l’infini, cela est évident. Mais cette infinité ne fait pas droit au vide. Au fond, la théorie platonicienne des éléments de corpuscules ne constitue pas, semble t- il, l’acceptation de la réalité de ce vide. Qui plus est, ce vide en effet n’est pas autre chose que l’étendue divisible, « l’emplacement », le receptacle en tant qu’image du vide invisible. Ce vide, c’est l’étendue circonscrite par le moyen de la figure géométrique et devenant un corps par les surfaces qui la limitent. L’étendue pleine, dirons- nous donc, est l’étendue vide déterminée et configurée géométriquement, de manière à devenir toutes les choses que les perçoivent39. Les points de vue adoptés par Platon dans ce dialogue, c’est-à-dire le Timée, manifestent autant que possible une des différences fondamentales qui séparent son mécanisme de celui des atomistes comme Leucippe et Démocrite. N’en déplaise à Aristote qui a cru pouvoir les confondre. Or, le principe général du mécanisme physique platonicien exclut en droit et en fait le vide en le formalisant. Lorsqu’on se place précisément au point de vue de 37 38 39

Ibid. Platon, Timée 57 d, 58c, d, e. Léon Robin, op. Cit., p. 297.

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l’intelligible, caractéristique de la nécessité pure, tout porte à croire que le vide situé dans le sensible est visiblement rejeté. Léon Robin donne à entendre l’intelligence d’ensemble de la position de Platon : En d’autres termes, le vide que Platon rejette, c’est le vide physique, celui que l’atomisme admet dans le devenir à titre de condition fondamentale du mouvement qui explique ce devenir ; c’est seulement le vide entre les composés ou à l’intérieur des composés. II n’est donc pas surprenant que les explications de Platon à ce sujet ne concernent que le monde du devenir physique40. Cette rationalité procédurale, en effet, repose sur la théorie des Formes ou Idées. Ces Idées sont, dans sa pensée, les seuls êtres réels et les seuls connaissables, parce qu’ils sont éternels et immuables. Elles forment une hiérarchie dominée par l’idée du Bien ; en vue de réaliser l’idée pleine du Bien que Dieu a organisé le monde sans l’exposer au vide Intelligible. II apparaît plutôt au vide physique dont la copie est nécessairement imparfaite. Comme on le voit, tout le mouvement de la nature, renchérit Robin, n’a d’autre objet que de combler les vides et de les éliminer, tout en laissant subsister le vide constitutif et intrinsèque, car c’est l’étendue même. C’est en ce sens qu’on peut parler, à propos du mécanisme de Platon, de circulation dans le plein41. Cela tient de la doctrine courante de son temps que Platon a acceptée, selon laquelle l’univers est formé des quatre éléments: terre, eau, air et feu. Ces éléments ont bénéficié de sa part la forme sphérique. C’est la raison pour laquelle Platon se demande si le mouvement et les translations mutuelles de ces corps n’ont pas pris fin, aussitôt après la constitution génésique des corps premiers et leurs allocations mutuelles de ces corps. L’analyse de Léon Robin vient donc à point nommé lorsqu’il affirme : « C’est que le contours de l’univers, dans lequel sont développés les corps premiers, est sphérique et qu’il tend par nature à se ramasser sur lui-même, de telle sorte qu’il étreint toutes choses qui sont des composés ,des corps premiers et ne laissent subsister aucun emplacement vide »42. Ce remarquable passage contient l’intelligence d’ensemble de la doctrine platonicienne des éléments premiers, telle qu’elle se retrouve dans le Timée 40 41 42

Ibid Ibid. Ibid. p. 29.

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où l’intelligence des variétés diverses de l’état des corps premiers ne va pas sans témoigner de l’existence du vide. C’est de là même manière que Descartes explique la plénitude de l’univers. Ce qui fait que la place laissée au vide n’en est pas une. Sa théorie du possible en dit long. Cette négation du vide est également perceptible et repérable chez Leibniz qui défend l’hypothèse de "l’harmonie établie" à la faveur de laquelle le vide est nié. Son existence ne procède ni d’une action physique ni d’une influence de nature métaphysique. Louis Couturat explique dans quelle mesure il n’y a pas de vide dans l’univers leibnizien. « Les substances créées ne sont que des expressions d’un univers, une substance individuelle exerce sur toutes les autres une action physique, mais non une action ‘’métaphysique’’ » d’où suit l’hypothèse de l’harmonie préétablie ; il n’y a pas de vide, ni d’atomes »43. Cela prouve bien qu’au XVIIe siècle, les scientifiques et les philosophes comme Leibniz et Descartes argumentent l’inexistence du vide. Leur thèse s’emploie à montrer que la science classique, pour penser l’espace et ses constituants propose une démarche simplifiante pour une science du « simple » qui peut rendre compte de la simplicité de la réalité et contribuer ainsi à l’émergence d’un idéal de certitude et d’une théorie du possible dont l’enjeu est de rendre impossible l’existence du vide. 4. Le vide : entre l’impossible et le possible Nous venons de montrer que l’idée du vide est a priori aussi problématique que celle du néant et tout aussi susceptible de renforcer quelque contradiction cachée entre les tenants de la science moderne et ceux de la science contemporaine. Pareille discontinuité épistémologique constitue le point nodal de la réflexion qui nous préoccupe maintenant. Pour ce faire, nous nous proposons de rappeler autant que possible comment le vide est impossible chez Descartes à la lumière de sa théorie du possible. Puis ,nous en viendrons à situer le vide dans l’horizon du possible selon la physique contemporaine. 4.1. L’impossibilité du vide selon la théorie du possible chez Descartes II est évident que nous ne devrions pas essayer de comprendre la possibilité du vide en fonction des catégories que Descartes applique à sa physique moderne. Pourtant il y a chez lui une approche paradoxale de la doctrine de la création des vérités éternelles44. De là, on distingue aussi les vérités éternelles incréées dues à un ordre supérieur d’impossibilité pour 43

Louis Couturat, La logique de Leibniz, OLMS, d’après des documents inédits, Paris, Félix, Alcan, 1985, 1990, p. 608. 44 Marc Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons, t. II, Paris, Aubier, 1968, p. 26.

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Dieu qui laisse résulter que tout ce qui enveloppe le néant est un « impossible absolu ». Autrement dit, dans la théorie cartésienne du possible, il est impossible que Dieu ne soit pas, c’est-à-dire il ne saurait déroger au principe de causalité. Dans ce sens, l’impossibilité pour Dieu procède du fait qu’il exclut le vide qui viendrait comme pour limiter sa toute puissance ou sa véracité. D’où la nécessité de la création continuée qu’il crée du vide. II ne peut pas faire que ce qui a été au commencement soit vu comme un simple néant. Car ce serait transformer l’espace en vide. II ne peut pas créer le vide, car le vide est un néant et n’a aucune propriété. La théorie du possible chez Descartes essaie de nous montrer que le vide ne peut ne pas pouvoir faire ce que nous concevons comme possible, car il témoignerait de l’impuissance de Dieu. Il ne peut donner droit de cité au vide, car son omnipotence serait limitée. La nécessité qui préside à l’origine du monde est comme un dogme cardinal de la physique cartésienne dont la conséquence ultime renvoie à la négation du vide. Descartes luimême confirme cette hypothèse lorsqu’il se trouve aux prises avec la difficulté de l’impuissance de Dieu à propos de la question du vide. « Vous êtes préoccupés, écrit-il à Morus, par la puissance divine, qui peut, croyezvous, enlever tout ce qui est dans un vase et empêcher cependant que les parois ne se rejoignent »45. A première vue, l’on aurait l’impression que Dieu, pour son omnipotence, pourrait faire droit au vide. Or, à y regarder de près, Descartes est loin d’établir que le vide est absolument impossible. Seulement, il est inconcevable de nier que Dieu puisse faire ce qui répugne à notre entendement. Jacques Bouveresse le souligne bien : Pour que le vide soit impossible, il suffit donc qu’il répugne à notre conception et que, par ailleurs, nous n’ayons pas d’indices irrécusables, permettant de supposer que Dieu a voulu sur ce point une exception aux règles de la possibilité pour nous, comme il l’a fait, par exemple, dans le cas de l’union de l’âme et du corps46. Les présupposés méta-physiques du mécanisme cartésien s’attachent à affirmer que Dieu ne peut créer le vide parce que le vide fait signe au néant et la néantisation donne à entendre l’idée de quelque chose souffrant d’un défaut de propriétés. Descartes pense qu’il est contradictoire d’admettre au même moment l’existence d’un vide et d’un Dieu créateur de l’univers. Plus encore, le vide en tant que tel ne donne pas lieu à des propriétés.Autant le vide est vide, autant le néant est dépourvu de propriétés. C’est cette difficulté pareille que Descartes tente de surmonter : 45 46

René Descartes, Œuvres, Charles Adam et Paul Tannery (dir.), Paris, Vrin, 1996. Jacques Bouveresse, Essais V Descartes, Leibniz, Kant, Agone, 2006, p. 209.

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Auguste Nsonsissa La difficulté à reconnaître l’impossibilité du vide semble venir principalement de ce que nous ne considérons pas assez que le néant ne peut avoir aucune propriété, car autrement, voyant que dans cet espace que nous appelons vide il y a une véritable extension et par conséquent toutes les propriétés requises par la nature du corps, nous ne dirions pas qu’il est tout à fait vide, c’est-à-dire qu’il est un pur néant47.

Il est donc difficile d’admettre la possibilité du vide là où Dieu existe infiniment. Le vide n’est vide que par rapport aux choses. La contradiction dont il question a partie liée avec la conception des choses. S’il est vrai que la somme mathématique de 1et 2 ne serait pas 3, alors il est inconcevable que le vide soit. Descartes renchérit : « Je crois qu’il faudrait dire la même chose d’un espace qui serait entièrement vide, d’un néant qui serait étendu, d’un univers qui serait limité, parce qu’on ne saurait imaginer aucune limite au monde au-delà de laquelle je ne pourrais concevoir de l’étendue »48. Rien n’échappe à Dieu. Il n’y a de Dieu que Dieu. Il est omniscient, c’est-à-dire il sait tout. Pour toutes ces raisons, on ne saurait admettre que le vide lui échappe. Autant il peut le créer, autant il le rend inexistant selon sa sainte ordonnance. Encore une fois, la difficulté que nous éprouvons pour rendre impossible la reconnaissance du vide procède, également, d’après Descartes « de ce que nous avons recours à la puissance de Dieu, comme nous savons qu’elle est infinie nous lui attribuons à notre insu un effet qui implique une contradiction en sa conception, c’est-à-dire qui ne peut pas être conçu par nous »49.Quoi qu’il en soit, ce que nous venons de démontrer à la lumière de sa théorie du possible, c’est la thèse du rejet du vide chez Descartes. Il impossible de concevoir le vide ; quand bien même Dieu, par son omnipotence l’aurait créé. Comme l’écrit Jacques Bouveresse : alors que le vide est une contradiction interne, un effet que nous croyons concevoir et qu’en réalité nous ne concevons pas, parce qu’il implique contradiction, ce qui entraîne comme conséquence qu’il ne peut être question de l’attribuer à Dieu. A aucun moment dans l’argumentation il n’est supposé que le vide est quelque chose d’autre qu’une contradiction dans notre conception50.

47 48 49 50

René Descartes, Œuvres, p. 233. ibid. p. 224. ibid. p. 223. Jacques Bouveresse, op. cit. p. 210.

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Fort de ce qui précède et aussi orthodoxe que puisse être la conception cartésienne du vide par rapport à celle de Pascal, un autre grand rationaliste, Descartes est et reste incontestablement un des représentants de la science classique. Il appartient donc à la science non-classique de donner sens au vide en particulier, de connaître ses propriétés nécessaires. Autrement dit, son sens est, en tout cas, nettement plus clair et indispensable que le suppose son interprétation dans la science contemporaine. 4.2. Le vide au cœur de l’univers quantique Tenter de répondre à la question de savoir ce qu’il y avait « avant », revient à chercher, d’emblée, des approches de type métaphysique, c’est-àdire prendre pied dans la science par la postulation d’un présupposé allant au-delà de l'univers physique. Pourtant, le vide comme foyer conceptuel de la présente réflexion semble placer les cosmologistes devant une alternative : soit qu’ils sont tentés de croire qu’on ne naît pas de rien, que le « rien » n’explose pas, et qu’on ne s’étale pas dans le rien ; soit qu’ils se contredisent en affirmant, par ailleurs, que le vide serait un phénomène imaginaire qui n’aurait jamais eu lieu. Or, comme nous l’avons déjà dit, la question du vide renvoie à celle de l’ « Avant » et implicitement à celle du commencement, du début, d’origine. Pour le dire autrement : la complexité originelle est-elle accessible à l’esprit humain ? Heinz Pagels, physicien contemporain, s’attache à examiner pareille éventualité d’une origine possible de l’univers à partir et en fonction du vide. D’après lui, une thèse renvoyant à l’existence du vide n’a rien d’impossible. II affirme : « D’où l’univers vient- il ? Je pense pouvoir répondre : du vide. L’univers tout entier est une expression du néant »51. Pour l’auteur, il paraît absurde, d’entrée de jeu, de défendre l’idée du vide comme lieu de provenance de l’univers. Tout se passe comme si on s’identifiait au Néant. Or, le physicien étale des arguments à portée scientifique. Chemin faisant, il avoue franchement que jusqu’à une époque assez récente, l’une des objections faites à l’encontre de la conception d’un univers. Mais cette objection est tombée depuis qu’il a été reconnu – théoriquement du moins- que le proton est instable (…) II semble par conséquent possible d’accepter que l’univers puisse être issu du vide52. II est remarquable de voir le physicien s’attacher à l’idée que, théoriquement, l’évolution de l’univers ne peut être séparée de la notion du 51

Heinz Pagels, L’univers quantique. Des quarts aux étoiles, Paris, Nouveaux Horizons, 1985, p. 312. 52 Ibid., p. 313.

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vide. Heinz Pagels élabore une réflexion philosophique sur la question d’origine lorsqu’il estime que « l’être et le néant » coexistent chaque fois que la création de l’univers nous préoccupe53. Cela étant dit, Heinz Pagels introduit ici à la philosophie de la physique quelque chose de nouveau. II nous guide dans son penser à travers le monde microscopique, ce monde en expansion permanente habité par le vide qu’il considère comme un paradigme de la complexité physique. L’impact sans précédent de cette réalité sur la nouvelle conception du monde qu’elle implique pose la question fondamentale du sens de l’univers. II écrit : « Aucune affirmation ne me semble plus capitale que celle-ci : le vide n’est pas vide. Le vide est le siège des manifestations physiques les plus violentes »54. Pareille affirmation est l’expression d’une révolution paradigmatique dépassant ainsi les limites de la science classique d’inspiration aristotélicienne. Encore une fois, de nos jours, le vide n’est pas apparent. Cela conduit à critiquer le principe épistémologique de simplicité établi par Aristote à la faveur de sa physique. Avec Pagels, il est opportun que l’univers peut effectivement être issu du néant. Pour le dire autrement, Pagels remet en cause la thèse aristotélicienne : La nature a horreur du vide, a dit Aristote, qui avait observé que, chaque fois que l’on essaie de vider une région de l’espace de sa matière a tendance à s’y précipiter pour combler le vide (…) Notre conception moderne se situe tout à fait à l’opposé (…) La majeure partie de l’espace inter stellaire est vide, ou à peu prés ; quant à la matière solide elle – même, elle est en grande partie constitue de vide (…) Le vide est quasiment partout55. Mais le physicien nous livre, après tout, deux approches du vide : l’approche ancienne et l’approche nouvelle. En effet, l’histoire de la physique du vide montre que l’approche ancienne laisse entrevoir un vide sans contenu. En d’autres termes, il est question d'un vide considéré fondamentalement comme un néant. L’approche nouvelle travaille à la plénitude du vide, c’est-à dire « le vide n’est pas vide ». Cette rupture épistémologique est le signe d’une notion complexe qui prend des figures à mesure que la science physique progresse. Ce qui paraît décisif ici, c’est le fait de donner au vide des caractéristiques physiques complexes suivant l’explication quantique valant le sens conféré aux particules aux noms exotiques comme leptons, hadrons, quarks, ordonnées selon des lois 53 54 55

Ibid., p. 270. Ibid. ibid.

Le vide au cœur de l’espace

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physiques étranges et déroutantes. C’est à cette dualité d’approche que Pagels se livre : Simultanément, l’ancienne notion de vide, c’est-à-dire un espace vide, le néant s’est également modifiée. Après l’invention dans les années trente et quarante de la théorie relativiste des champs, les physiciens ont adopté une nouvelle conception du vide : le vide n’est pas vide, mais plein. Cet espace qu’on croyait vide est en fait constitué de particules et d’anti-particules qui, à tout instant, se créent et s’annihilent spontanément. Tous les quantons connus ou inconnus sont crées et détruits dans le grand Armageddon du vide56. Nous retrouvons derrière ces lignes énonciatrices la portée historicoscientifique de la notion du vide. Qui plus est, la méthode historico-critique appliquée ici par Pagels se définit comme une progression. C’est pourquoi, à propos du vide, nous constatons qu’en philosophie de la physique, les philosophes modernes en savent plus que les anciens. Les nouveaux physiciens nous ont appris à nous servir réellement du vide en physique, faisant ainsi de ce qui a paru à proprement incompréhensible dans le paradigme aristotélicien une idée de la raison et une réalité physique simple. La nouvelle physique du vide nous a habitués à projeter cette idée dans l’espace. L’originalité de la physique quantique semble être d’avoir clairement discerné sous les particules subatomiques l’existence du vide comme quelque chose qui se donne à nous visiblement. L’espace ne semble vide que parce que cette grandiose entreprise de création et destruction des quantons a lieu à une échelle d’espace et de temps extrêmement petite. A plus grande échelle, le vide apparaît calme et sans heurts. De même si nous observons le vide de près, nous voyons fluctuer au gré de la création et de la destruction des quantons. Même au niveau atomique, « les fluctuations du vide provoquées par les quantons sont extrêmement petites, mais parfaitement observables »57. Cela étant dit, la philosophie aristotélicienne de la nature perd en dogme. Aussi peut- on pondérer l’aristotélisme persistant, repérable chez Descartes. Car, nous venons de le montrer à grands traits : « la physique moderne, écrit Heinz Pagels, ne dit plus que la nature a horreur du vide, mais que le vide a envahi toute la physique. Tout ce qui a jamais existé ou peut exister se trouve déjà, potentiellement, dans le néant de l’espace »58.

56 57 58

ibid. ibid., p. 27. ibid.

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C’est dire que les physiciens modernes thématisent un vide matériel. Cela tient de l’idée nouvelle introduite en physique selon laquelle l’espace n’est pas clos ou absolu. Le vide devient donc possible et perceptible réellement au cœur des antiparticules et grâce aux relations dites d’incertitude de Heisenberg : « Les physiciens ont abouti à cette conception du vide en analysant les conséquences impliquées par existence des antiparticules du point de vue des relations d’incertitude de Heisenberg »59. Le principe d’incertitude énoncé par Heisenberg en microphysique dispose qu’il n’est pas possible de connaître à la fois la position d’une particule et sa vitesse : l’impossibilité de déterminer la première impossibilité due à la position même de l’observateur) étant en raison inverse de l’impossibilité de calculer sa vitesse. L’enjeu de ce principe consiste à rendre facile l’appropriation de la mécanique ondulatoire pour laquelle les mouvements des atomes demeure probables, et a engendré un progrès technique considérable dans l’analyse du vide au cœur de la métaphysique. Enfin, à partir des arguments tirés de la physique quantique, Heinz Pagels montre, de plus, que le vide existe au sein d’une machine. Sur le plan fonctionnel, la machine est comparée à un système (complexe) qui, se prêtant au phénomène de la désintégration, peut créer des espaces vides entre les éléments constitutifs du système. Dans ce sens, le vide renvoie à la non- localité rendue intelligible grâce au phénomène de la collision des éléments relavant d’un même système. II s’agit là précisément de l’expérience de la « collision de faisceaux » que Pagels rend explicite en ces termes : En apportant de l’énergie au vide, ces machines à collision de faisceaux explorent la structure du vide en termes de paires virtuelles particule-antiquark-antiquark (…) la paire quark- charmé-antiquark charmé ne constitue qu’une vaguelette à la surface de l’océan du vide60. S’ouvre alors la perspective d’une physique de l’avenir ; celle qui fait dire à Pagels la discontinuité épistémologique dont nous venons de parler entre la physique qui prône le non vide et celle qui plaide en faveur du vide réel et virtuel. Depuis lors, c’est chose faite, car la révolution scientifique en question constituera l’objet spécifique d’un des axes programmatiques des recherches scientifiques en physique à venir :

59 60

ibid., p. 173. Ibid., p. 274.

Le vide au cœur de l’espace

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Les physiciens pensent que de nouvelles formes de matière pourrons être découvertes à l’aide de cette technique qui consiste à donner une réalité tangible aux quantons virtuels du vide. Ce sera là la tâche de la physique expérimentale des années quatre-vingt, la création de matière par rapport au vide d’une énergie née de la collision de deux faisceaux61. Par conséquent, les physiciens auraient aimé voir la nature s’ouvrir au vide. Ne serait- ce qu’en raison de l’évolution de la pensée scientifique qui nous livre d’autres paramètres cachés du réel. Notre compréhension de l’origine de l’univers est aux confins de la complexité du vide. 5. Conclusion En dehors de Pagels à qui nous avons référé et qui a cru bon de nous donner sa visioncomplexe du vide au coeur de la science physique contemporaine, nous pouvons aussi citer enfin de compte l'un des physiciens contemporains: Brian Green qui s'est attaché à la même idée. Ce dernier a défendu la thèse selon laquelle la description de la nouvelle réalité du monde ne fait pas abstraction du vide; telle que la construit la physique la plus contemporaine. Au chapitre 9 de son ouvrage intitulé La magie du cosmos, L'espace , le Temps , la Réalité, il s'avise à montrer et à démontrer qu'il y a chaleur, néant et unification de l'espace quand le vide s'évapore. Le plus important pour le physicien Green c'est le fait que les physiciens les plus contemporains explorent des régions de l'espace aussi fluides et vides que possible. Autrement dit, les physiciens appellent « vide » l'espace de la plus grande vacuité et le vide est ce vers quoi ils se tournent maintenant. Par conséquent,qui pourrait encore douter de l’existence du vide au cœur de l’espace ? Telle est la question directrice à laquelle cet article s’est proposé de répondre. Renoncer à l’illusion qui voit dans l’espace une « plénitude », ce n’est pas nier son existence, mais au contraire commencer de reconnaître la complexité ou l’insondable profondeur de l’espace. Nous avons essayé de montrer à la lumière du paradigme de la complexité si cher à Edgar Morin que l’espace et le vide sont uniduels, c’est-à-dire liés en un « nœud gordien » indénouable, autour duquel tournent les visions de la physique contemporaine. Dans un sens, l’un est l’autre, ils sont deux aspects du même. Donc, dans ce meta point de vue, nous avons mis en crise en même temps, le fossé ontologique, logique et épistémologique introduit par la physique classique entre l'espace et le vide. Pourtant, c’est ensemble qu’il faut tenter de les connaître. Pareille unité complexe s’inscrit en faux contre 61

ibid.

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l’approche simplifiante des physiciens anciens et modernes qui les étudient indépendamment l’un de l’autre. Le mouvement de notre réflexion épistémologique a consisté à dénoncer le grand schisme issu du paradigme classique qui ne cesse d’imposer un antagonisme insurmontable à nos conceptions de l’espace et du vide. Celles-ci sont dépassées parce qu’elles demeurent condamnées, soit à la disjonction (l’espace sans le vide) soit à la réduction (de l’espace au vide) ou à la subordination (du vide à l’espace). Avec le paradigme non classique qui s’offre à nous aujourd’hui, nous ne pouvons plus accepter que le chemin de la science physique mène à l’élimination du vide. Ils sont l’un et l’autre nécessaires, mais l’un et l’autre insuffisants. Notre position sur la question est que nous devons donc partir de la reconnaissance de deux réalités qui sont inséparables : nous plaidons, d’’abord, en faveur d’un néo-dualisme qui insiste sur la complémentarité indissoluble. Entre l’espace et le vide comme entités « trans- matérielles », si nous prenons l’angle méta-physique. Aussi renvoyons-nous au néomonisme, ni spirituel ni matériel, et qui se propose de se fonder sur « l’identisme » transversal, c’est-à-dire la co-référence de l’espace et du vide à une même identité « complexe ».

6. Références - Allègre Claude, La défaite de Platon ou la science du XXe siècle, Paris, Fayard, 1995, 502p. - Aristote, Physique, Livre I-V, Paris, Les Belle Lettres, tr. fr. Henri Catéron, 2002, 172p. - Bachelard Gaston, Le Nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1934, 185p. - Bohr Niels, Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gallimard, 1991, 656 p. - Carnap Rudolf, Les fondements philosophiques de la physique, Paris, Armand Colin, 1973, pp. 11-26. - Descartes René, Œuvres, t. II, Charles Adam et Paul Tannery (dir.), Paris, Vrin, 1996. - Duhem Pierre, La théorie physique : son objet et sa structure, Paris, Vrin, 1981, 524p. - Ekeland Ivar, Le Calcul, l’imprévu. Les figures du temps de Kepler à Thom, Paris Seuil, 1984, 167p. - Greene Brian, La magie du cosmos L'espace, le temps, la réalité tout est à repenser, Tr.fr Celine Laroche, Paris, Gallimard, 2005, 913p. - Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, tr. fr. R. Tarb, Paris, Gallimard, 1976, 349p.

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- Pagels Heinz, L’univers quantique Des quarks aux étoiles, Paris, Nouveaux Horizons, 1985, 360p. - Pascal Blaise, Œuvres, Préface d’Henri Gouhier, Paris, Seuil, 677p. - Platon, Œuvres complètes, t. II, tr. fr. Léon Robin, Paris, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), 1950, 588p. - Prigogine Ilya, La fin des certitudes. Temps, chaos les lois de la nature, Paris, Odile Jacob, 1998, 230p. - Prigogine Ilya, Les lois du chaos, Paris, Flammarion, 1994, 127p. - Robin Léon, La Pensée Hellénique des origines à Epicure, Paris, PUF, 2è édition,1967, 554p.

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville de 1994 à 2002 : un cas d’histoire immédiate Yvon-Norbert Gambeg Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract L’assassinat des Présidents Juvénal Habyarimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du Burundi, les combats entre les Forces Armées Congolaises (FAC) et le Mouvement pour la Libération du Congo (M.L.C) de 1999 et 2000, dans la province de l’Equateur (République Démocratique du Congo) et le coup d’Etat manqué en République Centrafricaine de 2001 ont provoqué des catastrophes humaines et des vagues migratoires qui ont afflué dans le nord du CongoBrazzaville. La présente étude d’histoire immédiate montre les formes de colonisation ethnique du nord Congo par ces migrants ainsi que la manière dont le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (U.N.H.C.R) s’est employé à les assister dans l’optique d’une autopromotion économique des communautés culturelles. The assassination of the présidents Juvénal Habyarimana of Rwanda and Cyprien Ntaryamira of Burundi, fighting between the Congolese Armed Forces (FAC) in 1999 and 2000, in the Congolese Province of Equator in Democratic Republic of Congo and the failed Coup d’Etat in Central African Republic in 2001 have resulted in funan disaster and migratory waves that have affluated in northern Congo-Brazzaville. This study of history shows the immediate form of ethnic colonisation of areas by these migrants and how the United Nations High Commissioner for Refugees has been working to assist them in the context of selfeconomic Ethnic Communities. Mots clés/Keywords : conflits, guerres, migrations, réfugiés, nord-CongoBrazzaville, Likouala, histoire immédiate, 1994-2002/Conflicts, wars, recent migrations, refugees, northern Congo Brazzaville, Likouala, immediate history, 1994-2002.

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0. Introduction Trois principaux événements vont fortement déterminer l’histoire immédiate et très contemporaine de l’Afrique Centrale, de 1994 à 2002 : - Les événements sanglants du Rwanda consécutifs à l’assassinat le 06 Avril 1994 des présidents Juvénal Habyrimana du Rwanda et Cyprien Ntaryamira du Burundi dont l’avion fut abattu dans la commune de Kanombe par un missile tiré à partir de la ferme de Massaka. Zamen Nyola a davantage précisé que « L’avion s’est écrasé à l’intérieur de la résidence présidentielle de Kanombe »1 - Les combats de 1999 et 2000 entre les Forces Armées Congolaises (FAC) et les rebelles du Mouvement pour la Libération du Congo (M.L.C) en République Démocratique du Congo (R.D.C), dans la province de l’Equateur et sur le fleuve Oubangui, à hauteur de la ville d’Impfondo au Congo Brazzaville ; - Le coup d’Etat manqué de Bangui de 2001, en République Centrafricaine. Le lien entre ces trois événements politiques et militaires ne subsiste que dans les conséquences qu’ils provoquent, à savoir : les catastrophes humaines, la misère, la fuite des populations et les flux migratoires déclenchés respectivement à partir du Rwanda, de la République Démocratique du Congo et de la République centrafricaine. Tous ces flux aboutissent dans les régions congolaises de la Likouala et de la Cuvette, dans le nord du Congo Brazzaville. De 1994 à 2002, l’Afrique Centrale est plongée dans une insécurité qui la perturbe et la destabilise. La présente étude ne porte pas sur ces conflits et ces guerres mais, sur les migrations que ces conflits ont engendrées. En règle générale, la problématique des migrations est celle d’une grande partie des sciences sociales. L’examen des phénomènes migratoires par Jean Loup Amselle a abouti à l’élaboration d’une typologie des migrations qui oppose des catégories et en facilite l’intelligibilité. Jean Loup Amselle les présente ainsi que suit2 :

1

Zamen Nyola avec E.S. 2002, « Rwanda. Comment l’ONU a étouffé la vérité », Africa International, n° 33, avril 2000, p. 36. 2 Jean Loup Amselle, « Aspects et significations du phénomène migratoire en Afrique », Jean Loup Amselle (eds), Les migrations africaines. Paris, François Maspero, 1976, p. 12.

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville Migrations anciennes ou archaïques Mouvements des peuples Migrations agricoles, mouvements de colonisation Migrations rurales Migrations spontanées

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Migrations modernes Migrations de main-d’œuvre Migrations de travail Migrations urbaines Migrations organisées, orientées, planifiées

dirigées,

Dans l’énoncé du sujet que nous venions d’indiquer plus haut, les raisons des migrations que nous étudions sont d’ordre guerrier, ce qui confère à ces migrations de 1994 à 2002, un caractère spontané. Sur l’opposition migrations spontanées/migrations organisées (dirigées, orientées, planifiées), Jean Loup Amselle est très critique là-dessus, il écrit : Les migrations spontanées seraient donc du type traditionnel ou précolonial, alors que les mouvements de populations dirigées, orientées ou planifiées seraient du type colonial ou postcolonial. Ainsi la période contemporaine, celle où s’exerceraient pleinement le rôle de la civilisation technicienne moderne, aurait l’exclusivité de l’organisation et de la planification des migrations3. En fait, Jean Loup Amselle met à nu une grosse insuffisance constatée dans l’approche méthodologique des migrations en termes spatiaux tant elle masque les effets profonds qu’exercent les migrations sur une société. Elle ne tient pas compte de la dimension historique indispensable à l’étude des phénomènes migratoires. Pour toute étude critique des migrations en termes spatiaux, on dispose de deux études fondamentales : celle d’une part, de Philippe Haeringer datant de 1968 ou subsiste une attention particulière à l’analyse rétrospective ou historique des migrations4 et, celle de A. Franqueville de 1974, appliquée à la migration urbaine de Yaoundé5. A cause de leur nature, les migrations que nous analysons se différencient des migrations anciennes ou archaïques où l’on observe habituellement la pression des phénomènes répulsifs d’origine naturelle et démographique. Elles demeurent spontanées et dues à des causes politico-guerrières, à l’insécurité causée par le disfonctionnement du politique dans les différents pays d’origine des populations qui affluent dans le nord du Congo3

Jean Loup Amselle, supra, p. 24. Ph. Haeringer, « L’observation rétrospective appliquée à l’étude des migrations africaines », Cahiers ORSTOM, série Sciences Humaines, volume 2, 1968, p. 3-22. 5 A. Franqueville, « Zone d’attraction urbaine et région migratoire : exemple de Yaoundé », Différenciation régionale et régionalisation en Afrique francophone et à Madagascar, Journées de travail de Yaoundé, 9-12 oct. 1972, Paris, ORSTOM, 1974, pp. 41-42. 4

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Brazzaville. Elles ne demeurent donc pas spontanées au sens où l’entendent les autres auteurs que critique Jean Loup Amselle et dont il relève les insuffisances méthodologiques. Les événements politiques qui provoquent les migrations de 1994-2002 sont certes planifiés tandis que les fuites massives des populations des pays en guerre vers le nord du CongoBrazzaville demeurent spontanées au point où ces mouvements semblent foncièrement psychosociologiques. La connaissance de cette genèse est essentielle à la définition de ces migrations. Dans la conjoncture de 1994-2002, toute migration est une fuite devant le danger et les massacres, un refuge dans une zone de sécurité minimum. A cause de la conjoncture dans laquelle ces migrations s’insèrent, elles sont contemporaines et leur histoire apparait bien immédiate. Dès lors, il nous faudra rendre compte du concept d’histoire immédiate, des conditions d’élaboration de l’histoire immédiate appliquée aux migrations récentes dans le nord-Congo et de la manière dont les migrants se sont implantés dans le nord du Congo-Brazzaville, de leur condition d’existence dans le milieu d’accueil surtout, de l’effet sur ce milieu d’une proportion plus ou moins grande de ces étrangers autrement dit, de l’impact de ces migrations sur les structures locales.

1. Histoire immédiate : théorie et pratique A propos de l’histoire immédiate, de sa nature et de sa périodisation effective, nous disposons principalement des apports de Jean François Soulet et Guy Perville. En effet, selon Jean François Soulet, il faut entendre par histoire immédiate, L’ensemble de la partie terminale de l’histoire contemporaine, englobant aussi bien celle du temps présent que celle des trente dernières années ; une histoire qui a pour caractéristique principale d’avoir été vécue par l’historien ou ses principaux témoins6. Jean François Soulet fait démarrer l’histoire immédiate autour des années 1960, ce qui correspond en Afrique aux années des indépendances mieux, hors des sources écrites contemporaines qui, au Congo, courent de 1878 à 19607. Y verra-t-on ici une contradiction quant à l’existence ou non de l’histoire immédiate, notamment sur le caractère de cette délimitation chronologique ? Jean François Soulet est précis sur ce fait quand il parle des 6 7

Jean François Soùlet, L’histoire immédiate, Paris, PUF, QSJ 55, 1994, p. 24. Abraham Constant Ndinga Mbo, Pour une histoire du Congo-Brazzaville, Méthodologie et réfléxions, Paris, l’Harmattan, 2006, p. 2.

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trente dernières années et du temps présent. C’est Guy Perville qui éclaire davantage notre lanterne sur la nature profonde de l’histoire immédiate, du temps historique qu’elle incarne et donc, de sa délimitation chronologique : « il me parait plus simple et plus juste de parler d’histoire contemporaine ou très contemporaine à condition de prendre cette expression dans son vrai sens : une période mobile, dont nous sommes ou dont nous pouvons rencontrer des contemporains »8. Les historiens anglais parlent dans ce cas, de "contemporary history". Cette histoire ne s’éloigne donc pas ni de l’étymologie gréco-latine du sens du mot histoire (istoriê/historia, informations, témoignages, enquêtes et, de sa racine, ister, témoin, contemporain des événements) ni dans ses exigences méthodologiques, des autres formes de l’histoire qui demeure en puissance et à la fois, un fait social et géographique. L’histoire de l’immédiat n’échappe pas aux principes méthodologiques de base de tous les historiens depuis Thucydide et qu’énumère volontiers Jean François Soulet : « la définition claire d’une problématique, la critique des sources, la prise en compte du facteur temps comme outil principal d’analyse, la pratique d’une « énonciation distancée »9. Ce n’est ni la nature brûlante de la matière à traiter, ni la brièveté de la chronologie qui égareraient l’historien de l’immédiat, c’est bien au contraire toute absence de rigueur scientifique dans l’observation des principes méthodologiques de la science historique qui le ferait. Tout historien expérimente nécessairement ses hypothèses de travail et le recul par rapport aux événements. Dans le cas qui nous concerne, celui des migrations récentes dans le nord du Congo-Brazzaville, de 1994 à 2002, cette histoire ne manque ni de sources, ni de témoins parmi ses acteurs, ses victimes et tous ceux qui se sont préoccupés de ces communautés en fuite. Il faut cependant admettre que le traitement historique du passé proche ou très proche répond à certaines conditions particulières où généralement l’historien du temps présent –"the contemporary histotorian" évolue à partir des lignes d’évolution et des cadres que lui suggère la période considérée et qu’il se doit d’analyser pour mieux loger ce qu’il restitue intégralement et fidèlement. Les migrations que provoquent des conflits armés résultent d’une série de crises qui affectent les régions de départ des flux humains et cette histoire demeure naturellement socio-politique. Ses documents se situeraient logiquement aux points de départ et d’arrivée de ces flux humains. Ces documents se particularisent dans leur nature : 8

Guy Perville, « Histoire immédiate, histoire du temps présent ou histoire contemporaine : le cas de la guerre d’Algérie », Cahier d’histoire, 1993. 9 J.F Soulet, supra, p.67.

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Yvon-Norbert Gambeg - Les archives des régions de départ consacreraient l’histoire des causes et des conditions objectives et subjectives de l’éclatement des conflits et de la manière dont ils ont été déclenchés avec pour conséquences des tragédies dont l’ampleur a engendré les migrations ; - La documentation des points d’arrivée des flux migratoires porterait davantage sur la condition des migrants ou refugiés sur les sites, loin de leurs pays d’origine. Les victimes ont la parfaite mémoire de leur tragédie qu’il convient de mettre en perspective.

Cette quête vise à reconstituer le contexte des événements en recherchant dans le passé et dans la sociologie tous les éléments susceptibles d’ éclairer les faits étudiés si jamais l’étude entreprise a pour problématique d’ensemble d’atteindre pareil objectif, c’est-à-dire d’évoquer en profondeur ces conflits armés et leurs causes alors que nous avons choisi d’opérer une coupure entre les faits des régions de départ de ces flux migratoires et ceux des régions d’accueil dans le nord du Congo-Brazzaville. Nous mettons par là en évidence le caractère dispersé des sources documentaires, de leur quantité et de leur qualité. Ainsi, les archives de notre sujet se situent à Kigali, à Bangui, dans le département congolais de la Likouala et aux Nations-Unies du fait de l’implication des Nations Unies dans la gestion des réfugiés. Etant donné que la coupure introduite oriente véritablement le sujet vers non pas la recherche de façon comparative des différentes expériences guerrières qui affectent les trois sociétés : Rwanda, Centrafrique, République Démocratique du Congo mais, vers la saisie de l’évolution tragique de l’Afrique Centrale, comme l’ultime conséquence et la mieux partagée par toutes ces populations pourchassées et traquées dans leur traversée de la grande forêt équatoriale d’est en ouest ou du nord au sud pour finalement échouer dans la Likouala. En choisissant de nous contenter du traitement des données limitées au point d’arrivée de toutes ces migrations récentes, la Likouala, nous limitons par là-même nos incursions dans le temps et dans l’espace pour courir, comme on pourrait l’objecter, le risque de disposer d’une documentation lacunaire difficile de nous conduire, dans ce cas, au dépassement de l’analyse conjoncturelle par la mise en perspective de la récurrence des phénomènes qui dégagerait des constantes capables de faire comprendre l’accélération soudaine de l’histoire, la rupture des équilibres dans une sousrégion où en principe, les équilibres démographie-ressources naturelles n’incitent pas à la guerre même si à l’est du continent il existe des pointes démographiques qui provoqueraient des courants migratoires d’un autre genre et dans le style que présente Jean Loup Amselle : migrations anciennes ou archaïques ; mouvements des peuples ; migrations agricoles ;

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mouvements de colonisation ; migrations rurales et enfin, migrations spontanées qu’il oppose respectivement aux migrations de travail ; migrations urbaines ; migrations organisées, dirigées, orientées et planifiées10. L’absence d’une chaîne géographique des faits sociologiques suffisamment longue donc, d’un va-et vient entre les régions de départ et d’arrivée de ces flux migratoires, entre, effectivement, le passé lointain des communautés culturelles fugitives et leur passé proche, n’élimine pas systématiquement le désir de comparaison des schémas de migrations anciennes et de migrations contemporaines rècentes. Cette comparaison est essentielle à toute justification du choix de la direction de la migration. En effet, il nous a été possible de repérer deux directions essentielles de ces migrations : - la direction est-ouest, celle des Rwandais qui se glissèrent le long de l’Equateur et atteignirent les rives gauche et droite de l’Oubangui dans la Likouala. Les premiers immigrants furent rejoints très tôt par les ressortissants des régions orientales et occidentales de la République Démocratique du Congo ; - la direction nord-sud, la voie d’eau de l’Oubangui, fut empruntée par les communautés culturelles du sud de la République Centrafricaine, région frontalière de la Likouala au CongoBrazzaville. Une observation s’impose et qui pourrait bien avoir une explication tant au niveau sociologique, culturelle qu’historique. En effet, les deux voies et directions des migrations ont déjà été expérimentées par les migrations historiques des Bantu au Néolithique. De plus, excepté les Rwandais (Hutu et Tutsi), les Congolais et les Centrafricains ont des relations parentales et culturelles avec les populations de la Likouala, région qui les a accueillis. On trouverait sans nul doute, au delà des raisons sécuritaires, les raisons socioculturelles et psychologiques qui auraient aussi primé dans ces choix. La mise en évidence de pareilles théories ne peut être assurée que par les témoignages écrits ou oraux des victimes elles-mêmes dans lesquels il ne serait pas exclu de détecter dans les différents milieux que concerne l’événement toute une série de réactions et de représentations qui sont fonction à la fois de l’inconscient collectif et des réalités sociales et culturelles de ces milieux. L’événement serait en droit de révéler des attentes, des peurs, des fantasmes et des espérances. Le drame collectif s’investirait non pas comme un handicap à toute investigation historique 10

J.L Amselle, supra, p. 12.

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mais, l’une des richesses du champ de l’histoire immédiate ou de l’histoire tout court. Les réfugiés (les migrants) sont les victimes des drames orchestrés dans les régions de départ mais sont bien les témoins oculaires de ces tragédies. Les définitions de l’histoire immédiate insistent sur le fait que cette histoire récente "vécue par l’historien et dont on peut rencontrer des contemporains" accordent une place de choix aux sources orales. Jean Luc Einaudi que cite S. Chapeu ne manque pas de souligner l’importance des témoignages oraux pour des fugitifs ou des victimes de tragédies exceptionnelles versés dans la clandestinité ou réduit à néant : Il y a une dimension psychologique du rapport à l’histoire, comment les individus perçoivent ce qu’ils vivent… c’est le témoignage oral qui permet de rendre cela. Les populations qui n’ont pas accès à l’écriture, les victimes ne peuvent être reconnues que si on procède aux recueils de témoignages oraux. Sinon la vision des choses du point de vue des victimes, risque d’être totalement gommée11. On sait à présent la valeur et l’importance accordées à l’ouvrage de Jan Vansina sur la tradition orale. Elle relève du vécu. La visite des sites des refugiés a conduit à l’observation directe de la vie des refugiés sur ces sites, à une meilleure approche de la colonisation ethnique du fleuve Oubangui par les différentes communautés migrantes et à la manière dont elles vivent l’épineux problème de communication interethnique soit entre les communautés de refugiés soit entre chacune de ces communautés et les autochtones de la Likouala. Les situations de contact de langues ont été étudiées sous l’angle socio et psycholinguistique. Sur la base d’un questionnaire nous interrogions souvent les intéressés en groupes et en fonction des opportunités l’obligation de réserve qui fut la leur a dicté cette attitude. Nous descendions ensuite dans les lieux d’accueil des réfugiés pour examiner les comportements langagiers des foyers et constater le vécu réel à l’intérieur des groupes homogènes. Il s’est agit essentiellement de situations de contact entre les langues locales (bantu et oubanguienne) et les langues des réfugiés d’origine centrafricaine, rwandaise ou congolaise (République Démocratique du Congo). Le Lingala et le Sango jouent le rôle de langues véhiculaires. Le contact des autochtones avec les réfugiés va s’opérer selon une ligne qui place d’un côté les locuteurs du Lingala et de l’autre, ceux du Sango. Il nous a été possible de mesurer cette évolution dans les trois communautés allogènes : rwandaise, centrafricaine et congolaise (Rép. Démocratique du Congo). 11

S. Chapeu, 1999, « une leçon pour l’écriture de l’histoire immédiate. » in Cahier d’histoire immédiate, n°15, Toulouse, p.62-63

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

329

Outre les sources orales écrites, l’histoire immédiate recourt aussi aux sources écrites, l’important est de savoir construire la documentation, de pouvoir interroger des témoins et faire parler les documents. Les sources écrites de notre histoire immédiate sont : des rapports, des études de programmes de prise en charge des migrants provenant de sources diverses : structures gouvernementales, non gouvernementales, nationales, départementales de l’action humanitaire et de la population ; des affaires sociales, du système des Nations Unies spécialisées dans la gestion des réfugiées (U.N.H.C.R), des confessions religieuses et chargées des migrations, du plan, des directions départementales de la pêche et de l’agriculture. Une analyse de cette documentation a été faite d’après la règle de croisement et de contrôle des sources. Après quoi, le plan de l’étude s’ordonne autour des thématiques suivantes : - la structure originelle de la Likouala : démographie et infrastructures avant les migrations de 1994-2002 ; - les réfugiés de la République Démocratique du Congo dans la Likouala : statistiques et implantation ; - l’impact des migrations sur la structure locale : démographie des groupes vulnérables, la communication intercommunautaire. - les politiques de l’U.N.H.C.R. 2. Structure originelle de la Likouala 2.1. Démographie : Population du Département de la Likouala avant l’efflux des réfugiés Sous préfecture

Ménages/familles

Impfondo Enyelle Dongou Liranga/likouala Betou Epena Bouaniela Total 1996 Total 1984 Total 1994 Total 2002

3599 1137 1443 995 1483 2068 820 11 633

Population totale, (01/07/96) 17 787 6405 9767 5759 7460 12 932 4699 64 814 49 505 30010 85 069

Féminines (01/7/96)

Population totale, 2002

8968 3265 5054 2807 3772 6694 2458 32871 32871

23123 8326 12697 7487 9698 16812 6109 85069

85069

Source: Direction régionale du plan, Impfondo, 2002.

330

Yvon-Norbert Gambeg

2.2. Tableau des infrastructures de la Santé (indicateurs sélectifs autochtones et réfugiés) République du Congo, préfecture de la Likouala Sous préfecture

Bétou Enyelle Dongou Impfondo Epena Bouaniela

Population locale autochtone 9698 8326 12697 23123 16812 6109

Liranga Total

Centre de santé Local autochtone Ouvert Fermé 2 2 2 3 5 1 1 1 3 6 ?

?

2 15

? 13

Populations réfugiées

Centre de santé HCRCEMIR

6000 13391 25644 110 Pas de réfugiés 5776

2 5 9 0

2 18

Source : CEMIR = centre d’études des migrations et des réfugiés d’Impfondo, octobre 2002

2.3. Tableau des infrastructures de l’éducation (indicateurs sélectifs autochtones nationales et réfugiés), République du Congo, préfecture de la Likouala Sous préfectu re

Bétou Enyelle Dongou Impfon do Epena Bouanie la Liranga Total

Population Ecoles Elèves / locale nationale effectifs autochtone s

Populations réfugiées

9698 8326 12697 23123

8 12 (1) 7 (2) 17 (3)

1421 2009 4833

16812 6109

27 12

2856 1480

110

7487 84252

5 88

449 13.04 3

5776 50921

Ecoles réfugiées

Elèves réfugiés

Refer to HCR – FO-Betou 6000 2 2 13391 6 5 25644 12 9 0 No refugees 4 24

Source: CEMIR = Centre d’Etudes des migrations et des réfugiés d’Impfondo, octobre U.N.H.C.R. d’Impfondo

(1) Included 3 private schools; (2) (2) 2 private (3) (3) 1 private; source HCR –FO-Impfondo.

0 2 18

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

331

Ces statistiques physiques dénotent d’un état de sous-équipement dans lequel baigne le département avant les flux migratoires des événements de 1994 – 2002. C’est à l’aune de ces infrastructures que va se mesurer l’impact des migrations sur la région, bien que la région ait des potentialités économiques non négligeables : pêche, chasse, agriculture. A la demande des autorités congolaises, le H.C.R. assiste les réfugiés non dans les camps éloignés de la frontière mais sur des sites, surtout des campements de pêche abandonnés le long du fleuve oubangui. La zone de Bétou héberge environ 25.000 réfugiés dans 30 sites ; la zone d’Impfondo compte environ 55.000 réfugiés dans 50 sites et, celle de Loukolela 5.700 réfugiés dans 2 sites. Les réfugiés sont concentrés le long du fleuve oubangui (zones de Bétou et Impfondo dans la Likouala) et dans le district de Loukolela (Département de la Cuvette). Dès 2001, 1000 Centrafricains environs se sont réfugiés dans les zones de Bétou et Impfondo. L’arrivée des réfugiés Rwandais avait déjà en 1997 conduit à la création des sites à Loukolela en aval d’Impfondo. Le surpeuplement de la région affecte de plus belle la carence des infrastructures locales.

14

13

6 7 8 9 10 11 12

4 5

1 2 3

173 211 29 43 153 321 187 4 108 19 401

180 194 33 31 152 367 231 0 90 23 682

26

0

7 0 22 56 30 0 5

8 18

138 0

48

79 86 384 934 523 6 246

545 504

18-59 60 et+ Total 874 72 2234 230 21 585 295 27 801

Malala 184 Makolo 83 Ngoulou Ninague 10 Nkolo 12 Boteta 57 Bokona 190 Goma 75 Botanga 2 Gangania 43 rivière Gangani 6 brouss Bobguende 271

Site Impfondo Bobonzo Yoy na yoy

5-17 757 242 286

Femmes 0-4 531 92 193

3.1. Présentation générale

3. Statistiques des réfugiés de la RDC au nord Congo

207

7

18 16 45 212 78 1 44

9819 247

0-4 438 84 165

671

24

27 44 735 305 257 0 93

8 270

5-17 818 262 300

323

16

23 24 82 277 177 6 93

151 168

23

0

8 2 11 40 16 0 5

5 11

1133

47

76 86 273 834 528 7 235

452 696

18-59 60et+ Total 741 33 2030 168 15 529 270 26 761

Hommes

251 3

95

155 172 657 1768 1051 13 481

997 1200

4264 1114 1562

Total

Bonguende Bokata Mohita Bokpokoto Bolebe Bombala Bonguengo Mombenze Congo malembe Djoumbele Youmba Gondola Talangai balloys Longo Dongou Bonzale Motaba Ikwangala Boucy-bou MMankolo Nzokou Bongboko Bokpende Inyangakak Mwamosse

28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 Mbondoma

24 25 26 27

15 16 17 18 19 20 21 22 23

365 0 16 382 611 4 335 563 432 323 107 255 49 68 1144 14 60 63 71 256 90 171 64 101 68 30

172 2 9 180 196 4 123 209 281 180 62 74 17 99 710 7 68 31 34 88 31 71 27 48 13 9

53 944 20 81 39 53 231 70 206 66 86 68 22

270 143 217 72

276 6 30 322 397 6 277 451 242

13 89 1 6 3 9 13 2 11 4 2 6 0

16 6 15 8

26 0 3 19 17 0 20 24 23

233 2887 42 215 136 167 588 193 459 161 237 155 61

789 318 561 146

839 8 58 903 1221 14 755 1247 978

69 591 8 55 27 27 112 32 89 31 56 15 7

188 32 76 9

147 2 5 147 232 3 62 213 182

124 1170 19 79 64 74 257 79 187 67 126 84 26

294 126 225 18

439 2 15 394 474 3 375 622 402

97 953 11 62 41 49 179 64 155 45 73 71 33

230 106 158 30

215 10 46 294 451 5 249 380 311

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

7 76 3 1 1 5 7 4 11 0 6 5 2

28 6 15 0

19 0 2 22 14 1 12 17 18

297 2790 41 197 133 155 555 179 442 143 261 175 68

740 270 474 57

820 14 68 857 1171 12 698 1232 913

530 5677 83 412 269 322 1143 372 901 304 498 330 129

1529 588 1035 203

1659 22 126 1760 2392 26 1453 2479 1891

333

51 Total

41 Kpeta 42 Talangai 43 Tala mosso 44 Boleke 45 Botala 46 Matoko 47 Epena 48 Bolomo 49 Ibenga 50 Mounaboli

7 2 2 10 305 295 543

3 3 1 4 140 217 327

5483 10796

218 279 225

108 66 120

9618

4 4 3 11 255 286 692

208 279 180

754

0 0 0 0 19 26 27

25 21 10

2665

14 9 6 25 719 824 158 9

559 645 535

15015

2 2 3 2 166 195 258

118 68 124

Yvon-Norbert Gambeg

Site de résidence Mounaboli Bolomo Ibenga Kpeta Tala na misso Talangai Boucy-Boucy Ikwangala

Effectif 3210 1412 2139 1661 966 1487 195 140 Mangwala Engalango Imesse

Localité d’origine

4 4 7 9 192 223 686

266 24 109

10993 8270

8 7 5 3 215 286 594

245 283 198

Transport Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Baleinière Baleinière

3.2. Statistiques des réfugiés de la RDC par site et par région d’origine

Source : U.N.H.C.R Impfondo, Octobre 2002

334

575

0 0 0 0 13 21 14

24 13 13

51504

28 22 31 39 1305 1549 3141

1212 1033 979

55Km

15 Km

Distance

24853

14 13 15 14 586 725 155 2

653 388 44

Motaba Total Dongou Bokpende Inyangakake Mwamosse Mankolo Nzokou Bongboko Kolongoulou Niangue Nkolo Malala Total Yoi na yoi Bobonzo Boteta Bokona Mbondomako Bonzale Botanga Bombala Bokata Total Impfondo Gangania rivière Gangania brousse Goma Bonguende 1

412 11622 5669 278 508 338 1122 402 884 1210 163 194 994 11762 1515 1044 673 1723 133 91 13 26 22 5240 3367 421 113 1094 2481 Buburu Bomongo

Mokame Mokolo

Mokolo Imesse

18 Km

20 Km

20 Km

Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau Camion / Bateau Bateau Bateau

Baleinière

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

335

336 1694 28 22 21 40 147 1459 1801 3462 16150 3014 1891 860 207 530 1170 1509 9181 53955

Bonguende 2 Boleke Botala Matoko Epena Mohito Bokpokoto Bonguengo Bolembe Total Mombenzele Gongo malembe Youmba Talangai Balloy Longo Gondala Djoumbele Total

Total Général :

Bateau

Source : HCR Impfondo, Octobre 2002

Moboza Bomongo Bansankusu

Bateau Bateau Bateau Bateau Bateau

Bateau Camion / Bateau Camion / Bateau Camion / Bateau Camion / Bateau Camion / Bateau Bateau Bateau Bateau

Yvon-Norbert Gambeg

40 Km

25 Km

80 Km

3.3. Villages de la RDC le long du fleuve Oubangui dans la Likouala

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

337

338

Yvon-Norbert Gambeg

3.4. Impact des migrations sur la structure locale Trois domaines permettent d’établir cet impact : - le poids des groupes vulnérables ; - la communication intercommunautaire ; - les politiques de l’UNHCR ; 3.4.1. Le poids des groupes vulnérables Name Republic of Congo Region/prefecture Refugees Special Service : ENA Children Women Single parent families Handicap physical Handicap mental 3e age

Likouala

Population

Femal families e

68 44 5 50921

12288 26355

HCR-CEMIR assisted

9142 Total

Cumul. Female Cum.

Sources: CEMIR Impfondo, Summary table on vulenrable groupes (numbers identified per category and nuber assisted), october 2002.

Based on estimates by the Likouala Regional Planning This total includes population estimates of 5 out the total 7 sous-prefecture of the Likouala prefecture; these are Impfondo, Dongou, Epena, Enyelle as Liranga. (there are no refugees in Bouaniela) Refugee populations in these areas are assisted by the HCR FO in Impfondo-town. Refugees in the remaining three sous prefecture Betou are assisted throught the FO in Betou. Of the total 9 sites in Linranga 7 are by FO-Impfondo and 2 by FO in Loukolela (prefecture Cuvette). Of the total sites (?) in Enyelle, three are assisted by FO Impfondo and the remainder by FO Betou.

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

339

3.4.2. La communication inter-communautaire12 A partir de deux langues véhiculaires que sont le Lingala et le Sango pratiqués dans le Département de la Likouala va s’opérer la ligne de communication ou le contact des réfugiés Rwandais, Centrafricains et Congolais de la République Démocratique du Congo avec les autochtones. Dans la Likouala le contact entre les personnes de langues différentes se fait d’abord en lingala et accessoirement en sango. Le lingala est la langue de contact par excellence, tout au moins dans les milieux semi urbains que sont les grands centres du Département. L’expansion du lingala est favorisée par le fait que la plupart des langues bantu du terroir appartiennent au groupe bangala. Cette langue est utilisée dans le commerce, dans les lieux de culte et sur les média locaux. C’est en lingala que l’administration et les services publics s’adressent à la population. Toute la musique diffusée dans les lieux de loisirs a pour support linguistique le lingala. Le lingala poursuit son extension irréversible au détriment des langues du terroir ; dans les grands centres on rencontre aujourd’hui, à la faveur des brassages de populations, une génération de jeunes qui pratiquent le lingala comme langue première, donc comme langue maternelle. Le lingala est aujourd’hui la langue véhiculaire nationale parlée par l’ensemble des Rwandais résidant dans le Département. Le niveau de maîtrise de la langue est satisfaisant. A la différence de ce qui se produit dans les communautés ouest-africaines dont le lingala se limite souvent au domaine des échanges commerciaux, le lingala imprègne toutes les sphères d’emploi dans la pratique langagière des Rwandais. Comme dans les familles congolaises en milieu urbain, les parents rwandais s’adressent en lingala à leurs enfants, ces derniers étant devenus monolingues. Les Rwandais reconnaissent que leur discours en kinyarwanda s’altère peu à peu au contact du lingala, au point où leur parler kinyarwanda se dialectise par rapport à la langue originelle : on y note une infiltration massive de mots en provenance du lingala. Il nous a été donné de noter que même le discours en français comportait quelques mots lingala. Le fait que les Rwandais aient assimilé et maîtrisé le lingala en si peu de temps indique clairement leur intension d’intégrer complètement la société congolaise. Il nous a été rapporté des cas de ressortissants rwandais qui, en plus du lingala, s’exprimaient déjà en l’une ou l’autre langue du terroir, notamment en mbonzo. La situation des réfugiés Centrafricains contraste avec celle des Rwandais. D’abord les deux communautés n’ont pas le même temps de séjour dans la Likouala et elles envisagent différemment 12

« Enquêtes orales du groupe de recherche sur les migrations internationales et les réfugiés » (GEMIR) animé par Yvon Norbert Gambeg, Jean Boyi, Emmanuel Daho, Dieudonné Tsokini FLSH université Marien Ngouabi. Rapport de mission Impfondo 2002.

340

Yvon-Norbert Gambeg

leur avenir sur le sol congolais. Le problème linguistique des réfugiés centrafricains se comprend mieux une fois restitué dans le contexte global de leur migration et de ce qu’ils pensent de leur propre sort. La perspective d’un retour prochain au pays n’encourage pas des actions d’intégration totale. Ceci est manifeste dans le domaine linguistique où l’effort d’investissement intellectuel doit être sous-tendu par une forte motivation. Nous rappelons d’abord que les réfugiés centrafricains rencontrés à Impfondo proviennent tous de Bangui ; ils sont pour la plupart d’ethnie yakoma, on trouve toutefois parmi eux quelques Ngbaka, Gbanziri et Mbati. Ces réfugiés devraient s’intégrer plus rapidement par le biais du sango, langue nationale centrafricaine également en usage dans la Likouala. L’évolution de cette langue dans la Likouala peut être retracée avec bonheur. Le sango, langue nationale centrafricaine, est utilisé comme langue véhiculaire secondaire dans le Département de la Likouala, le long du fleuve Oubangui, d’Impfondo à Bétou et sur la Haute Motaba. L’implantation du sango est forte dans le quartier Bakandi à Impfondo, le quartier Mbala à Dongou et le quartier Yende à Bétou. Les locuteurs du sango sont généralement des personnes âgées ou des ressortissants du pays kaka ou encore des personnes d’ascendance centrafricaine. Il n’existe pas de locuteurs monolingues du sango. La présence du sango dans un département à dominance bantouphone appelle quelques explications d’ordre historique. Dans le passé, cette langue a servi de véhicule de l’évangélisation au niveau régional : les missionnaires catholiques exerçant alors dans le Département dépendaient du Vicariat Apostolique de Mbaïki en Centrafrique. Par ailleurs, les besoins de main d’œuvre avaient amené les compagnies concessionnaires et les entreprises de navigation fluviale à importer des travailleurs originaires du sud de la Centrafrique, notamment de la Préfecture de la Lobaye ; ces derniers se sont établis dans la Likouala au terme de leurs contrats de travail et leurs descendants qui ont pris la nationalité congolaise pratiquent le sango comme langue première. Le commerce dans cette Région est d’autre part fortement marqué par les échanges avec Bangui où, semble-t-il, les produits manufacturés sont moins chers. Enfin, on mentionnera le cas des trafiquants divers en provenance des pays du sahel, trafiquants improprement appelés ici Haoussas ; ces « haoussas » utilisent de préférence le sango. Un détail, non des moindres, concerne les médias : la radio nationale centrafricaine, dont les émissions parviennent jusqu’à Impfondo, diffuse en langue sango ; le taux d’écoute étant élevé, on peut supposer que les auditeurs comprennent la langue de diffusion. La variété du sango que les réfugiés centrafricains rencontrent dans le Département de la Likouala accuse malheureusement quelques écarts par rapport au sango urbain qu’ils pratiquent. Ces différences affectent aussi

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

341

bien les domaines lexical, grammatical que phonologique. Non seulement on trouve des mots bantu non répertoriés dans le sango standard (bino : « vous », biso : « nous », yebisa : « annoncer », bengisa : « chasser », fa : « dire ») mais en plus certains sons sont modifiés : molenge « enfant » devient malenge dans la variété sango de la Likouala. Le sango de la Likouala ignore d’autre part l’usage du son [r] qu’il remplace sytématiquement par[l] : nzara : « faim » et kekereke : « demain » sont réalisés dans la Likouala respectivement comme [nzala] et [kekeleke]. Par ailleurs, le sango de la likouala en dépit de son caractère véhiculaire secondaire ne remplit pas toutes les fonctions dévolues à une langue véhiculaire : dans les marchés la langue des transactions est le lingala. Les femmes centrafricaines n’ayant pas eu suffisamment de temps pour assimiler le lingala s’expriment au marché en français quand elles peuvent, ce qui a pour effet de faire monter les prix. Avec l’arrivée des réfugiés centrafricains, il coexiste aujourd’hui dans la Likouala deux variétés du sango. Il y a certes mutuelle intelligibilité entre les deux, mais chaque variété garde son identité. Les réfugiés centrafricains parlent entre eux exclusivement en sango de Bangui et c’est la seule langue transmise aux enfants. Le sango de la Likouala étant perçu par les réfugiés centrafricains comme une variété rurale et archaïque, il est peu probable que les banguissois délaissent leur prestigieuse variété pour adopter celle de la Likouala. Les réfugiés centrafricains expriment le désir d’apprendre le lingala pour des raisons pratiques, malheureusement l’idée d’un retour imminent au pays natal explique leur peu d’empressement à s’investir dans une langue dont ils ne feront plus usage une fois rentrés au pays. Dans le domaine linguistique la situation des réfugiés de la RDC semble plus simple. Tous les réfugiés de la RDC sont originaires de la Province de l’Equateur ; la langue nationale en usage dans cette province est le lingala. En RDC, l’Etat soutient les langues nationales en rendant leur apprentissage obligatoire dans le cursus scolaire. Ainsi dans la province de l’Equateur la scolarisation des enfants se fait durant les deux premières années exclusivement en lingala. Et cette langue demeure dans le programme des enseignements comme discipline tout au long de la scolarité primaire. Bien que la langue enseignée soit la variété classique, l’enfant n’est pas totalement coupé de son milieu en accédant à l’école. Dans la Province de l’Equateur, le lingala est pratiqué par l’ensemble de la population. Le réfugié de la RDC installé dans le Nord Congo n’a donc pas de problème pour communiquer avec la population autochtone puisqu’il est déjà locuteur de la principale langue véhiculaire utilisée dans cette partie du pays d’accueil. Le soubassement linguistique étant identique de part et d’autre du fleuve Oubangui, l’observateur averti décèle facilement que le lingala parlé dans le Département de la Likouala ressemble à maints égards à

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Yvon-Norbert Gambeg

celui de la Province de l’Equateur. La présence des réfugiés de la RDC produit plutôt des effets subtils sur certaines langues vernaculaires du Département. Il convient de rappeler que les réfugiés de la RDC proviennent tous du monde rural ; tout en étant locuteurs compétents du lingala, ces réfugiés ont une bonne connaissance de leurs langues maternelles qu’ils pratiquent spontanément lorsqu’ils retrouvent en milieu homogène. Ces langues vernaculaires, à l’instar de celles de la Likouala, relèvent soit de la famille des langues oubanguiennes les plus représentées- le ngbaka mina gende, le boba, le libinza et le mbanza. Les langues bantu les plus citées sont le lobala, le ngombé, le boba, le libinza et le makutu. Comme l’on peut s’en rendre compte, les langues dont se réclament les réfugiés sont parlées le long du fleuve Oubangui ou à moins d’une centaine de kilomètre de là. En RDC comme dans la République du congo une langue peut porter des noms différents en fonction des variétés. Par ailleurs, une langue peut avoir de nombreux locuteurs du côté de la RDC tandis que sur le territoire de la République du Congo elle est extrêmenent minoritaire. Il en va ainsi du parler bondongo de Dongou. Cette langue n’est mentionnée dans aucun document linguistique ou ethnographique ; on pouvait la considerer comme en voie d’extinction en raison de la faiblesse du nombre des locuteurs. Le bondongo de Dongou qui est en fait une variété du lobala, a connu une renaissance avec l’afflux des réfugiés de la RDC. Les Lobala forment en effet la communauté la plus nombreuse parmi les réfugiés en provenance de la RDC et leur langue jouit d’un dynamisme incontournable. Les Lobala se sont mélés aux ressortissants de Dongou avec lesquels ils communiquent sans médiateurs : chansons et folklores lobala sont demandés par les originaires de Dongou et ces derniers ont retrouvé la fierté d’appartenir à un vaste ensemble ethnique et linguistique. Une situation similaire se produit à Bétou où le mbanza, langue oubanguienne minoritaire, se trouve redynamisé grâce à l’apport numérique des réfugiés de la même langue. Le réfugié de la RDC communique donc avec l’autochtone dans le Département de la Likouala soit en lingala soit dans une langue vernaculaire s’il s’avère que les interlocutaires appartiennent à un même ensemble linguistique. Des langues minoritaires de la Likouala voient grossir subitement et de manière exponentielle le nombre des locuteurs avec l’arrivée des réfugiés. Le brassage linguistique qui s’ensuit effacera à la longue les particularismes de la variété locale au profit de la variété pratiquée par le groupe majoritaire. Ceci est d’autant plus certain que les locuteurs d’une variété minoritaire estiment généralement que leur variété est altérée, voir dégradée par rapport à la variété utilisée par le groupe majoritaire.

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

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Des Rwandais aux Congolais de la RDC en passant par les Centrafricains il subsiste des paliers de communication inter-ethnique qui ne les distancent pas trop des communautés autochtones de la Likouala. 3.4.3. Les politiques d’auto-promotion économique des réfugiés de l’UNHCR Pour promouvoir l’autosuffisance des réfugiés, réduire la dépendance de l’assistance humanitaire, l’UNHCR entreprit d’accroître les moyens économiques des communautés et des autochtones pour qu’ils subviennent à leurs besoins sur le plan alimentaire et en matière de dépenses dans la vie quotidienne, y compris le logement, les besoins en sangé et en éducation. C’est ainsi qu’ensemble avec les partenaires opérationnels, IRC, CEMIR et GTZ,13 le HCR a mis sur pied un programme d’assistance et de renforcement des capacités des réfugiés et des autochtones des zones où sont implantés les sites des réfugiés. Cela implique une meilleure connaissance de la structure socio-économique des populations réfugiées ainsi que des politiques adaptées. 3.4.3.1. Structure socio-économique par communauté culturelle des réfugiés de la RDC Site de peuplement Mounaboli Bolomo Inenga Kpeta Tala na miso Talangai Dongou Bokpende Inyangakake Mwamosse Mankolo Nzokou Bongboko Mbondomako Bonzale Motaba Ikwangala Boucy-Boucy 13

communauté culturelle

LOBALA 1

composition socioéconomique

Cultivateurs : 35% Pêcheus : 22% Enseignants : 3% Autres/ Elèves : 40%

IRC = international Rescue commitee ; GTZ = Deustsche Gesellschaff fur Technische Zusammennarbeit

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Yvon-Norbert Gambeg Makolongoulou Niangue Nkolo Malala Yoi na yoi Bobonzo Boteta Bokona Bokata Impfondo Mohito Boleke Bombala Bokata Matoko Epena MAKUTU Gangania brousse Goma Bonguende 1 Bonguende 2 Bokpokoto Bolembe Mombenzele Bonguengo Congo malembe Djoumbele Youmba Gondola Talangai Balloy Longo

LOBALA 2

LOBALA /MAKUTU

NGOMBE

Cultivateurs : 80% Pêcheurs : 0 Autres/ Elèves : 20%

Cultivateurs : 40% Pêcheurs : 24% Enseignants : 1% Autres/ Elèves : 35%

Source : UNHCR Impfondo octobre 2002

L’analyse de cette répartition socio-économique donne une grande masse de cultivateurs par communauté culturelle (ethnique) et de pêcheurs exceptée, pour cette dernière catégorie une absence totale chez les Ngombe qui sont d’origine négrille et qui ne pratiquent pas l’agro-chasse, alors que les autres le font Avec en moyenne 30°% d’élèves, ces communautés sont déjà ouvertes à la modernité qu’appuient en tout 4% d’enseignants. Concrètement, nous avons la statistique suivante de l’emploi au niveau des réfugiés de la RDC :

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Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

Country Region/préfecture Refugees (3)

Name Republic of Congo Likouala (2) Likouala

Population

Female

26355

Refugees self employed in riverine Refugees self employed in riverine fishries (fleuve Oubangui and Refugees and salaried positions: Education Health Social worker

208 20 20

Familles 12288 12776 12000 (4) 12000 (4) 44 0 0

Source: CEMIR,Impfondo, sous-projet HCR. 02/AB/CM/271 (a)

- Based on estimates by the Likouala Regional Planning This total includes population estimates of 5 out the total 7 sous-prefecture of the Likouala prefecture; these are Impfondo, Dongou, Epena, Enyelle as Liranga. (there are no refugees in Bouaniela) Refugee populations in these areas are assisted by the HCR FO in Impfondo-town. Refugees in the remaining three sous prefecture Betou are assisted throught the FO in Betou. Of the total 9 sites in Linranga 7 are by FO-Impfondo and 2 by FO in Loukolela (prefecture Cuvette). Of the total sites (?) in Enyelle, three are assisted by FO Impfondo and the remainder by FO Betou. - HCR-FO Impfondo-town - Based on estimates and general agreement that all practically all households have access to and make use of land and fishing resources. Prefecture Likouala is 64 000 km2; surface cultivable= 30 000 Km2; surface cultivée 40 000 ha (=400 km2) or less than one percent of the total area of the percent of the total area of the prefecture! 3.4.3.2. Formes de soutien du HCR aux populations réfugiées et aux institutions locales L’appui aux communautés réfugiées s’est effectué sous forme de groupements de pêche, d’agriculture ou autres activités génératrice de revenus. Cette stratégie allait permettre aux populations réfugiées et autochtones d’augmenter leurs revenus et de vivre une vie décente quitte après une stabilisation de leur situation économique allait leur permettre de financer leurs besoins sociaux tels l’éducation et la santé, jusqu’ici offerts gratuitement. La démarche consistait à définir le système de financement, les

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Yvon-Norbert Gambeg

partenaires au développement et les modalités de suivi de la réalisation des projets. En ce qui concerne l’appui aux gouvernements supervisé conjointement par le HCR et le CEMIR dans la zone d’Impfondo, les fonds et le matériel obtenus auprès du PNUD sont mis à la disposition du partenaire du HCR, la gestion étant déterminée par un accord tripartite PNUD-HCR-CEMIR. L’identification du projet est faite conjointement par le partenaire opérationnel et le HCR. Le HCR assure le monitoring des activités. Le décaissement des tranches financières dont bénéficie le partenaire opérationnel est fait auprès du PNUD et lie par un accord le HCR. S’agissant du soutien aux groupements supervisés par la Direction Régionale de la Pêche et de l’agriculture et le HCR cela se limitait aux grandes zones : Bétou et Impfondo. Un certain nombre de projets furent arrêtés, le principe fut le suivant : pour faciliter les démarches, le nombre de groupements fut fixé par bureau de coordination de sites des réfugiés et de l’action des autochtones locaux, tout en indiquant une moyenne de participants par groupement et un budget standard pour un groupement de 10 personnes par zone d’intervention. En réalité, le nombre des participants par groupement pouvait varier, le partenaire opérationnel (P.O) préparait une fiche descriptive par sous-projet. Pour permettre un suivi efficace des sous-projets, le nombre de groupements a été limité dans la première phase en espérant qu’une deuxième phase de ce projet allait tenir compte des groupements non pris en compte dans la première phase. On distingue de ce fait trois formes de soutien déployés par le HCR et le PNUD : le soutien aux groupements agricoles, le soutien aux groupements de pêcheurs et le soutien aux structures de directions départementales de l’agriculture et de la pêche. Les tableaux ci-après montrent comment se sont opérés ces différents soutiens : Groupements de cultures vivrières HCR/CEMIR Groupements* Participants/groupe Hectare/groupe Budget/groupe

Loukolela

Impfondo/Dongou 168 10 2

Betou -

Direct.Agric/HCR Groupements* Participants/groupe Hectare/groupe Budget/groupe

Loukolela -

Impfondo/Dongou 39 10 2

Betou 65 10 2

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville Groupements de cultures maraîchères HCR/CEMIR Groupements* Participants/groupe Hectare/groupe Budget/groupe

Loukolela

Impfondo/Dongou 9 10 2

Betou -

Direct.Agric/HCR Groupements* Participants/groupe Hectare/groupe Budget/groupe

Loukolela -

Impfondo/Dongou 16 10 2

Betou 65 10 2

Besoins d’outillage par groupement de 10 personnes Culture vivrière Article Brouette Machette Lime Houe Hache Bâche Culture maraîchère Article Brouette Machette Lime Houe Hache Bâche Pelle ordinaire Pelle bêche Râteaux Arrosoir Rouleau de corde

Quantité 2 10 5 10 5 5

Coût unitaire

Coût total

Quantité 2 10 5 10 5 5 5 5 5 10 1

Coût unitaire

Coût total

Besoins d’outillage par bureau/Direction Agriculture Pulverisateur

Loukouala 1

Impfondo 1/1

Betou 1/1

Coût

Coût total

Besoins de semences vivrières par groupement (pour 2 hectares) Bouture de manioc Maïs (25kg) Bulbe de tarreau Drageon de bananier

Quantité 10 000 2 5000 500

Coût unitaire

Coût total

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Yvon-Norbert Gambeg

Besoins de semences maraîchères par groupements Aubergine Chin KK cross Chou de chine Oignon rouge Tomate Poivron yolo wonder Amarante Morelle noire Oseille

Quantité 50kg 50 Kg 50kg 50kg 50kg 50kg

Coût unitaire

Coût total

50kg 50 50kg

Calendrier agricole Mois Septembre Octobre Novembre Décembre Janvier Février Mars Avril Mai Juin Juillet Août

Saison A

Début : coupe des sous-bois Coupe des sous-bois Coupe des hautes futaies Coupe des hautes futaies Avant 20/3 : incinération Après 20/3 : début des semis Semis Entretien Entretien Récolte Récolte

Saison B semis entretien entretien récolte

Début : coupe de sous-bois Coupe des hautes futaies incinération Nettoyage du terrain

Soutien aux groupements de pêche CEMIR/HCR Groupements Participants/groupe Budget/groupe

Loukolela

Impfondo/Dongou 94 10

betou -

Direct Pêche/HCR Groupements Participants/groupe Budget/groupe

Loukolela -

Impfondo/Dongou 24 10

betou 31 10

Besoins d’outillage par groupement de 10 personnes Filet Lubumashi N 6 Filet L N 8 Filet L N 10 Filet L N 12 Machette

Quantité 15 15 15 15 5

Coût unitaire

Coût total

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville Couteau Lime Rouleau fil nylon N 40 Rouleau FN N 2 Rouleau FN N 3 Rouleau FN N 5 Rouleau FN N 8 Paquet hameçons N 2 Paquet hameçons N 8 Paquet hameçons N 12

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10 5 10 4 5 5 5 2 2 2

Soutien aux Directions de l’Agriculture et de la Pêche pour le suivi du projet Moteur hors-bord 15 ch Pirogue Carburant Lubrifiant

Betou 1 1 15001 601

Impfondo 1 1 20001 801

Coût unitaire

Coût total

S’agissant du budget global de financement de ces programmes, la contribution du PNUD s’insère dans le projet du HCR d’installation locale des réfugiés de la RDC dans le Nord Congo. Il n’apparaît dans aucun de ces tableaux. Les infrastructures de base, le personnel et le matériel de fonctionnement sont pris en charge par le budget du HCR. La proposition faite au PNUD vient en complément pour les secteurs agricoles et pêche. La contribution aux Directions Régionales consiste en un appui en matériaux et appui en matériel logistique pour permettre le suivi du programme. Quoique démuni, le HCR s’est employé à en cadrer l’ensemble de ces opérations avec des moyens limités 9

Ressources humaines et matérielles du HCR STAFF 2 Assistants terrain 1 Assistance protection 1 opérateur radio 1 chauffeur 1 Pinassier 2 Gardiens

Matériel transport TELECOM 2 voitures (ok) 1 satphone fixe 1 moteur HB 40 CV (ok) 1 Satphone mobile 1 moteur HB 50 CV 1 Pactor (non) 1 Zodiac (non) 1 E-mail 1 moteur HB 25 CV 1 cadan fixe (non) 1 voiture CEMIR (ok) 1 voiture CEmir (non) 1 camion CEMIR (ok) 1 camion CEMIR (non) 1 voiture GTZ (ok) 1 Alistne 90 CV CEMIR

ONG CEMIR Assistance

GTZ logistique

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4. Conclusion D’ordinaire faiblement peuplé, le Département de la Likouala a été submergé par des vagues de populations réfugiées qui par endroit ont doublé la population locale. La prise en charge de ces populations par le HCR n’a pas été facile au point où des politiques d’autopromotion économique des ces communautés ont été entreprises par le HCR sur la base de la spécificité économique de chacune d’elles. L’histoire étant le vécu de la population, le drame de la migration forcée a débouché sur la tentative de reconstruction de la vie dans un espace de survie collective. 5. Références Amselle Jean Loup, « Aspects et significations du phénomène migratoire en Afrique », Amselle Jean Loup (eds), Les Migrations africaines. Paris, François Maspero, 1976. Chapeau S., « une leçon pour l’écriture de l’histoire immédiate », Cahier d’histoire immédiate n°15, Toulouse, 1999, pp. 62-63. Domergue Danielle, « problèmes d’accès à la documentation historique en Afrique francophone », Cahier d’histoire immédiate, n°6, Toulouse, 1994, pp.126-134. Franqueville André, « Zone d’attraction urbaine et région migratoire : exemple de Yaoundé », Différenciation régionale et régionalisation en Afrique francophone et à Madagascar, Journées de travail de Yaoundé, 9-12 oct. 1972, Paris, ORSTOM, 1974, pp. 41-42. Haeringer Philippe, « L’observation rétrospective appliquée à l’étude des migrations africaines », Cahiers ORSTOM, série Sciences Humaines, volume 2, 1968, pp. 3-22. Lacouture Jean, « l’histoire immédiate. La nouvelle histoire », CEPL, 1978, pp. 270-293. Ndinga Mbo Abraham Constant, Pour une histoire du Congo Brazzaville. Méthodologie et Réflexions, Paris, L’Harmattan, 2006. Perville Guy, « Histoire immédiate, histoire du temps présent ou histoire contemporaine : le cas de la guerre d’Algérie » Cahier d’histoire immédiate, n°3, Toulouse, 1993, pp. 95-105. Seldon Anthony, Contemporary history. Practice and method. Oxford, Basil Blackwell, 1988. Soulet Jean-François, L’histoire immédiate, Paris, PUF, Coll. QSJ, n°2841, 1994, 128p.

Migrations récentes dans le nord du Congo Brazzaville

351

Soulet Jean-François et Guinle-Lorinet Sylvaine, Précis d’histoire immédiate. Le monde depuis la fin des années soixante, Paris, A. Colin, coll. U, 1988, 480p. Zamen Nyola, « Rwanda. Comment l’ONU a étouffé la vérité », Africa International, n°33, avril 2000, 2002, p. 36.

Egyptologie et histoire des religions antiques Michel-Alain Mombo

Université Marien Ngouabi (Congo) Résumé/abstract Dans la société de l’Egypte pharaonique, la religion imprègne toutes les cellules de la vie. Sans le Nil, l’Egypte serait un désert ; sans la religion, sa civilisation aurait été sans rayonnement et sans stabilité véritables. Nous ne pouvons donc pas concevoir le développement, au sens large de ce terme, en Egypte pharaonique, sans les lumières de la religion. Chez les anciens Egyptiens, la religion remodèle l’Homme (développement humain) pour le rendre capable de façonner une société plus juste (développement socioculturel) étayée par l’amélioration des conditions de vie (développement économique), tout en préservant les ressources afin qu’elles profitent aussi aux générations futures (développement durable). L’association de toutes ces facettes du développement débouche sur l’émergence de l’Homme total, celui qui est en harmonie avec lui, avec les autres et avec les dieux. Dans l’Egypte pharaonique, nous l’avons compris, l’Homme est le bien le plus précieux. C’est pourquoi le corps physique de l’Homme est le premier support de la vie éternelle au pays de pharaon. In the society of pharaonic Egypt, the religion fills all the units of the life. Without the Nile, Egypt would be a desert, without the religion, its civilization would have been without brilliance and without real stability. We cannot thus conceive the development, in the broad sense of this term, in pharaonic Egypt, without the lights of the religion. At the ancient Egyptians, the religion remodels the Man (human development) to make him capable of shaping a more just society (sociocultural development) supported by the improvement of the living conditions (economic development), while protecting the resources so that they also benefit the future generations (sustainable development). The association of all these facets of the development results in the emergence of the total Man, the one who is in accordance with him, with the others and with the gods. In pharaonic Egypt, we understood him, the Man is the most precious good. That is why the physical body. of the Man is the first support of the eternal life in the country of Pharaoh.

Mots

clés/Keywords : Religion, Développement, Pharaon/religion, development, pharaonic Egypt, Pharaoh.

Égypte

pharaonique,

------------------------------------Annales n°4 de la Faculté des lettres et des sciences humaines, deuxième semestre 2010,Université Marien Ngouabi, République du Congo

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Michel-Alain Mombo

0. Introduction L’histoire de la civilisation de l’Egypte pharaonique est toujours au cœur d’analyses pertinentes et multiformes1. Les études menées jusqu’à ce jour sur cette civilisation plusieurs fois millénaire, s’accordent pour dire que le pays pharaons n’est que religion2. Un travail de recherche, portant sur l’Egypte pharaonique, qui s’évertuerait à ignorer la religion, serait non seulement incomplet, mais encore inconsistant et sans vérité. La religion c’est la civilisation de l’Egypte ancienne. Ce ne sont pas deux réalités sécables, mais une seule et même entité destinée à diriger l’empire égyptien. C’est pourquoi la présente contribution se propose d’explorer le concept développement dans ce qui le rattache à la religion dans Égypte ancienne. Pour éviter le piège de l’enfermement dans les canons réducteurs du monde moderne, nous adopterons ici, l’approche historique particulièrement utile en ce qu’elle permet d’accéder à un grand nombre de données. L’objectif de notre étude est de bien montrer le caractère incontournable de la sphère religieuse dans la compréhension des différentes facettes du développement vu de l’Egypte ancienne. A ce stade de notre analyse, une définition des concepts clés s’impose afin de délimiter au mieux les contours de notre champ d’étude. Ainsi, nous entendons ici par religion, le culte rendu à la divinité y compris l’ensemble des liens qui rattachent l’Homme au divin et inversement. Dans l’Égypte pharaonique, ces liens sont les principaux déterminants de l’Histoire, en ce sens qu’ils constituent le moule d’où émanent les articulations du sociétal. Vu sous cet angle, la religion donne un cachet particulièrement fort à tous les aspects du développement en terre d’Égypte. Au sujet du développement, la double définition proposée ci-contre semble convenir à nos préoccupations. D’une part, le développement est défini comme « l’enrichissement et l’amélioration des conditions de vie d’une population » ; d’autre part, il est perçu comme « l’action composite de changer, d’évoluer, de progresser à un niveau personnel »3. C’est l’évolution de l’Homme vers l’épanouissement de ses aptitudes et de sa personnalité. Par ailleurs, nous tenons à rappeler que les travaux de scientifiques consacrés à l’étude de la religion, de la société et de l’économie égyptiennes sont nombreux et variés. Cependant, nous 1

La masse documentaire portant sur la civilisation de l’Egypte pharaonique est considérable et impossible à mentionner dans une seule étude, notamment dans le cadre restreint d’un article. A titre illustratif, nous pouvons signaler les auteurs ci-après : - Assmann J., Maât, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale. Paris, Julliard, 1989. - Daumas F., La civilisation de l’Egypte pharaonique. Paris, Arthaud, 1987. - Erman A. et Ranke H., La civilisation égyptienne. Paris, Payot, 1980. 2 S. Morenz, La religion égyptienne. Paris, Payot, 1984. 3 Cette définition est disponible sur : www.lexilogos.org

Egyptologie et histoire des religions antiques

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constatons au stade actuel de notre réflexion, qu’il n’existe pas d’analyses établissant de façon explicite l’implication de la religion dans toutes les formes du développement en Egypte pharaonique. Ce type de travaux existe peut-être, mais nous ne l’avons pas perçu lors de nos recherches. D’où la pertinence de la présente contribution : montrer que dans la civilisation de l’Egypte ancienne la religion détermine tous les aspects du développement présents dans la définition ci-dessus rapportée. Mieux, ce qui unit la religion au progrès dans l’Égypte pharaonique enrichit de façon convaincante nos vues modernes. C’est en cela que l’approche historique surplombe le débat, l’éclaire et apporte des solutions à nos préoccupations. En un mot, la présente contribution voudrait répondre précisément à la question fondamentale suivante : La religion étant le substrat de la civilisation de l’Egypte pharaonique, peut-on y déceler, analyser et comprendre les différents pans du développement en dehors de la sphère religieuse ? Pour ce faire, il est important de préciser que la religion est pour l’ancien Egyptien un auxiliaire de vie indispensable. En tête de ce développement se trouve le développement humain ; car c’est la transformation positive de l’Homme sous l’impulsion de la religion, qui engendre les autres formes du développement que sont le développement socioculturel, le développement économique et ce que nous appelons aujourd’hui le développement durable. Au fond, n’est-ce pas absurde de concevoir ces divers degrés du développement sans l’Homme jouissant d’une vie totale4 ? Notre travail s’articulera, par conséquent, autour de ces quatre dimensions du développement, telles qu’elles apparaissent dans les 6 textes5 de l’Egypte pharaonique et dans les réflexions de certains auteurs . 1. L’apport de la religion égyptienne dans le développement humain Dans cette partie de notre travail, il est question de montrer le lien entre la religion de l’Egypte pharaonique et ce qui se développe en l’Homme égyptien en particulier. Il s’agit de déceler l’impact des préceptes religieux sur l’édification de la vie intérieure7 de l’Homme.

4 5

6 7

Nous entendons par vie totale celle qui caractérise l’Homme dans tous ses droits et devoirs et en pleine possession de ses facultés. Il s’agit des textes religieux, notamment les Textes des Pyramides et les Textes des Sarcophages ; Contes de la Vallée du Nil rapportés par Pierre du Bourguet et extraits du Papyrus Westcar ; le Papyrus de Turin. A titre illustratif, nous mentionnons le travail de Nelson Pierrotti portant sur l’économie égyptienne sous Ramsès III (1198-1166 av. J.-C.). La vie intérieure c’est la dimension spirituelle en l’Homme, grâce à laquelle l’Homme devient capable de bâtir une société juste et protectrice de la vie.

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Cette vie intérieure joue un rôle déterminant dans la conduite de l’être humain en société. Comme l’Egyptien a évolué et s’est développé humainement grâce à la religion, nous pouvons admettre que la religion des pharaons ne fut pas statique ou monolithique. Au contraire, elle fut dynamique, en mouvement et en évolution8. Cette religion vécue par les Hommes de toutes les couches sociales, ouvre des pistes éducatives intéressantes pour l’enseignement religieux9. La religion de l’Égypte ancienne est un puissant facteur de développement humain, au sens où elle met l’Homme en présence d’une réalité plus haute et plus universelle que le monde fini et temporel auquel appartiennent l’institution pharaonique et l’ordre économique10. D’ailleurs, l’Empire égyptien et la donne économique ne sont que des émanations du bon développement humain insufflé par la religion. La transformation de la société égyptienne au plan étatique, socioculturel et économique n’est que l’œuvre de l’Homme égyptien préalablement transformé (développé) par l’enseignement religieux. La religion égyptienne introduit dans la vie humaine un élément de liberté spirituelle11 qui peut avoir une influence créatrice et modificatrice sur la valeur sociale de l’Homme, sur sa destinée historique et sur sa personnalité intime. La quintessence de cette valeur sociale, c’est le respect scrupuleux de la hiérarchie établie par l’institution religieuse : pharaon est fils et représentant des dieux. La première formule des Textes des Pyramides issus de la pyramide du roi Ounas de la Vè dynastie (2563-2423 av. J.-C.), se veut explicite : Recitation by Nut, the greatly beneficent : The King is my eldest son who split open my womb ; he is my beloved, with whom I am well pleased12. La plus instructive des leçons qui en découle est que quand le développement humain ne suit pas le schéma religieux, toute la société languit et stagne. Le non respect de cette hiérarchie dictée à l’Égyptien par la

8

De l’époque thinite (3000-2778 av. J.-C.) au Nouvel Empire (1580-1085 av. J.-C.), en passant par l’Ancien (2778-2263 av. J.-C.) et le Moyen (2160-1785 av. J.-C.) Empires, la religion égyptienne a évolué et subi des mutations au rythme des faits sociaux. Au départ, presque exclusivement tournée vers pharaon, cette religion a fini par modeler les mentalités égyptiennes, en transformant profondément la société. 9 Saroglou V. et Hutsebaut D., Religion et développement humain. Questions psychologiques. Paris, Harmattan, 2003. 10 La religion égyptienne élève l’Homme et le conduit à considérer la vie comme une réalité sublime et éternelle qu’il convient de protéger en respectant l’ordre naturel des choses. 11 L’Homme par le rite religieux peut établir une relation individuelle entre lui et le divin. 12 Faulkner R. O., The Ancient Egyptian Pyramid Texts. Translated into English by R. O. Faulkner, Oxford, Clarendon Press, 1969, Utterance 1, p.1

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religion, engendra le désordre au triple plan politique, social et économique13 Tout semble indiquer que le progrès de l’humain est le tremplin qui propulse vers un meilleur développement socioculturel et économique en Egypte pharaonique. Par ailleurs, il importe de préciser que la religion des pharaons transmet à l’Homme une valeur spirituelle qui tend à s’incorporer à l’humanité pour transformer le monde. Une formule des Textes des Sarcophages stipule : Nout, étends-toi sur moi, admets-moi à la vie qui est chez toi, noue tes bras sur la place où je suis. Je suis le Grand, inerte. Ouvre-moi ! Je suis Osiris. Ne ferme pas tes portes devant moi, que je traverse le firmament, que je m’associe au rayonnement de l’aurore, que je chasse ce qu’abomine Rê dans sa barque ! Je suis venu repousser Apophis…14. L’Egypte et l’univers n’étant qu’une seule et même réalité géographique dans l’iconographie des anciens Egyptiens, cette valeur spirituelle insufflée par la religion des pharaons s’intègre dans le cosmos, afin de le transformer et le remodeler au travers des voyages incessants de Rê15. Par le développement humain issu de l’institution religieuse, l’Egyptien acquiert les caractéristiques d’un être cosmique ayant la vocation d’irradier la terre entière. Cette formule des Textes des Sarcophages illustre bien cette tendance : (…) Je suis Rê. Je suis sorti des horizons contre mon ennemi (…)16.La religion vient parachever le processus d’hominisation en l’Homme égyptien, pour faire de lui l’Homme véritable, c’est-à-dire configuré au divin, ou mieux encore, l’Homme frère siamois du dieu par la divinisation des parties du corps physique17. Le lien entre la religion et le 13

La parfaite illustration du rejet du modèle de développement proposé par la religion en Égypte ancienne, c’est la Première Période Intermédiaire (2263-2160 av. J.-C.). Pendant cette période de troubles sociaux, les pouvoirs exorbitants que les gouverneurs de province (nomarques) s’étaient arrogés, ont entraîné le morcellement de l’Égypte en plusieurs micros États. Cf. E. Drioton, L’Égypte pharaonique, Paris, A. Colin, 1969, pp. 90-101. 14 P. Barguet, Les Textes des Sarcophages égyptiens du Moyen Empire. Paris, Cerf, Spell 644, 1986, p. 84. Grâce au développement humain initié par la religion, l’Egyptien acquiert des aptitudes qui lui permettent d’intervenir dans le fonctionnement de l’univers. Il dialogue avec la déesse ciel (Nout), et est capable de maintenir l’univers à l’endroit par le travail aux côtés de Rê (maître de l’univers), tout en repoussant Apophis, l’incarnation du retour au chaos. 15 Rê, le dieu soleil, parcourt l’univers entier qu’il éclaire et vivifie. 16 P. Barguet, op. cit., spell 567, p. 108. 17 « (…) Mes cheveux sont (ceux de) Noun ; Mon visage est (celui de) Rê ; Mes yeux sont (ceux d’) Hathor ; (…) Mes lèvres sont (celles d’) Anubis (…) Mes jambes sont (celles de) Ptah (…) ». P. Barguet, Le Livre des Morts des anciens Egyptiens. Paris, Cerf, 1967, chap. 42, p. 84.

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développement humain en Egypte pharaonique indique que la société ne se construit pas avec des Hommes sous évalués, diminués dans leurs droits, en l’occurrence le droit de vivre et du respect de l’intégrité physique. Le progrès de l’humain impulsé par la religion égyptienne engendre une morale sublime qui nous permet de comprendre l’épisode du pharaon Kheops avec le magicien Djedi. En effet, à Kheops qui lui demande de couper la tête d’un prisonnier pour ensuite la recoller, Djedi répond qu’on ne peut faire pareille chose à un homme, membre du troupeau des dieux18. Par ce récit extrait du Papyrus Westcar, les anciens Egyptiens dévoilent le fondement de leurs convictions reflet du degré élevé de leur développement humain : la vie de l’Homme est sacrée, il faut coûte que coûte la préserver ; car sans l’Homme debout19 il est impossible de parler de développement socioculturel et économique. Comme nous pouvons le constater, la religion a engendré en Egypte pharaonique l’Homme égyptien, le type humain produit par plus de trois millénaires de discipline spirituelle. C’est à partir des ressources accumulées de leur riche passé religieux que les Egyptiens ont eu la force nécessaire pour demeurer unis au divin et conquérir le monde matériel. Cette force, preuve d’un développement humain harmonieux, a rendu l’Egyptien capable de bâtir une brillante civilisation dans un environnement géographique hostile. Par cette force, signe visible d’une transformation de l’humain imprimée par la religion, l’Egyptien s’élève au-dessus du monde visible fini en divinisant la source de la vie en pays d’Egypte : le Nil. Le fleuve aux eaux nourricières devient le dieu Hâpy qui défie le mal et la mort symbolisés par la couleur rouge des déserts20. Cette croyance solide en la divinité du Nil débouche sur le couronnement du développement humain : tout Egyptien est un Osiris en puissance21 opposé à Seth, la personnification du désert22 ou du mal. Parvenu au sommet de la transformation de l’humain, l’Égyptien qui s’identifie à Osiris, revendique le choix de la vie, transforme la société à tous les niveaux et s’approprie la force du Nil vainqueur éternel des deux déserts. C’est ainsi que l’Egyptien devient le serviteur qui élève des temples et accède aux mêmes mets que les dieux :

18

P. Bourguet, Contes de la Vallée du Nil. Textes recueillis et présentés par P. du Bourguet, C. Tchou, éditeur, 1968, pp. 92-94. 19 L’Homme debout est celui qui jouit de toutes les parties de son corps physique et possède, par la religion, une parfaite connaissance de lui-même et du monde dans lequel il vit. 20 Il s’agit des déserts arabique à l’est et libyque à l’ouest. 21 Osiris est associé à l’inondation, le retour annuel de la vie en terre d’Egypte. Cf. DesrochesNoblecourt, C., Symboles de l’Egypte. Paris, Desclée de Brouwer, 2004, pp. 17-25. 22 Seth incarne le mal (la mort) tout au long de la tradition de l’Egypte pharaonique. Il est la sécheresse qui tente de déstabiliser le flot vivifiant du Nil.

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(…) O Grand, maître des aliments ! O Grand qui préside aux demeures d’en haut ! Vous qui donnez le pain à Ptah le grand qui est dans la Grande Place, donnez-moi le pain, donnez-moi la bière, et que mon déjeuner soit un gigot et un pain-sacheret ! 23. Le fait que cette revendication soit mentionnée dans des textes tournés vers la vie de l’au-delà, indique aussi, à notre sens, que le développement humain complet reste une éternelle aspiration, un idéal à conquérir au quotidien. Cet état de choses rejoint le point de vue de C. Dawson qui mentionne que « les grands hommes de la Renaissance étaient des hommes pleins de spiritualité »24. Il n’est donc pas absurde de dire que sans la religion (la spiritualité) aucun développement humain n’est possible. De ce développement humain découlent les développements socioculturel et économique dont l’aboutissement logique serait l’édification d’une société humaine reposant sur Maât, la déesse Justice25. 2. Le développement socioculturel au creuset de la religion dans l’Egypte pharaonique Dans ce chapitre, notre préoccupation majeure est de comprendre et interpréter les rapports unissant la vie socioculturelle aux croyances et aux valeurs spirituelles en Egypte ancienne. Il s’agit des croyances et des valeurs reconnues par les anciens égyptiens comme étant les règles suprêmes de la vie et comme le degré le plus élevé du comportement individuel et social. Par ces valeurs concoctées par l’institution religieuse, la société égyptienne se développe, sa culture exaltée au travers d’un rayonnement universel. Le symbole imposant de ce développement socioculturel demeure le pharaon, hissé au rang d’un être divin par la religion. Dès lors, il paraît inadmissible de concevoir la société et la culture égyptienne sans le chef suprême qu’est pharaon. La personne de pharaon se révèle être l’Egypte en miniature. D’où la réflexion de R. Sabbah : Sortir d’Égypte, c’est avant tout sortir de Mitsraïm, le corps céleste de l’Égypte, qui est pharaon. Ce dernier incarnait, avant toute chose, le passage du monde des vivants vers le monde des morts, l’Osiris, l’âme universelle de toute l’humanité (…)26. 23

P. Barguet, Le livre des morts, chap. 106, p. 141. Dawson, La religion et la formation de la civilisation occidentale, Paris, Payot, 1953, p. 11. 25 J. Assmann, Maât, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale. Paris, Julliard, 1989, 163 p. 26 Sabbah, Le pharaon juif. Le secret égyptien de la Kabbale, Paris, J.C. Lattès, 2008, p. 52. 24

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Nous rappelons que selon les schémas de pensée des anciens Égyptiens, le pays d’Égypte incarne l’univers entier. Pharaon est donc à la tête de toutes les terres parcourues par le soleil son père, et que l’Egypte ancienne n’avait pas de religion : Elle était tout entière la religion dans son acceptation la plus large et la plus pure27. Nous n’entendons donc pas nous attarder sur l’architecture sociale de l’Egypte ancienne, dans cette partie de notre travail. Celle-ci ayant fait l’objet d’analyses pertinentes de la part des spécialistes. Nous ne parlerons pas des couches sociales ni des catégories professionnelles des anciens Egyptiens. Ici, notre contribution voudrait être une exploration profonde de la société et de la culture de l’Egypte pharaonique au sein de l’ordre religieux. De ce point de vue, la religion de l’Egypte ancienne est, pourrionsnous dire, un vaste fleuve dont les flots portent la tradition sacrée grâce à laquelle la société et la culture égyptiennes se construisent et se développent d’âge en âge. Avant de poursuivre notre réflexion, nous jugeons opportun de mentionner cette définition de la culture sur laquelle nous comptons nous appuyer : La culture est l’ensemble des comportements humains à travers lesquels les membres d’un groupe, unis par un projet commun, s’attachent à produire les réponses à leurs besoins de tous ordres28. Dans la société de l’Egypte pharaonique, la religion sonne comme un cri de ralliement à partir duquel toute la société puise son identité ; l’élément qui permet de distinguer les habitants de la vallée du Nil des autres peuples de l’univers. La culture d’origine religieuse inspire à l’Egyptien un mode particulier de représentation du monde. Sous l’impulsion de la religion, le peuple d’Égypte est arrivé à ériger des édifices, éléments de lecture du développement socioculturel : les temples, les pyramides, véritables étendards de la civilisation égyptienne. En outre, l’écriture hiéroglyphique, née dans les « maisons de vie » incorporées aux temples (lieux d’expression du culte rendu à la divinité), témoigne du degré élevé de développement socioculturel atteint en Egypte pharaonique. Même l’art de l’Egypte ancienne n’est que l’expression du religieux. C’est ainsi que la stèle d’Iritisen, considérée comme le premier traité d’esthétique de l’humanité, représente une œuvre artistique de haut niveau, profondément marquée par la religion des pharaons. De la ligne 6 à la ligne 7 27 28

Schwaller de Lubicz, Le roi de la théocratie pharaonique. Paris, Flammarion, 1961, p. 14. R. Colin, « L’Abécédaire des Ateliers d’Ecritures de culture et de Liberté », nov. 2007.

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de ce précieux document, nous pouvons lire : Le chef des artistes, scribes, sculpteurs, Iritisen, dit : Je connais les mystères des écrits sacrés, la conduite des rites lors des fêtes. Toutes les formules magiques, je les ai acquises, sans que rien ne m’ait échappé pour autant (…)29. Par ailleurs, il est important de noter que la religion des pharaons a généré la sagesse propre à l’Egypte ancienne. Dans cette perspective, Christian Jacq écrit : Le sage égyptien, c’est celui qui connaît la réalité, les mythes et les rituels30. Cette réalité est celle de la connaissance profonde de l’humain, de l’environnement et des dieux. Les mythes fondateurs de la culture égyptienne sont empreints de religiosité31. Quant aux rituels, ils sont l’expression éloquente du rapport de l’Homme aux dieux. L’ensemble de ces éléments éclaire notre connaissance de la civilisation de l’Egypte ancienne et confirme l’implication totale de la religion dans le développement socioculturel égyptien. La sagesse issue de la religion a fait surgir plusieurs sages dans la société de l’Egypte pharaonique. Nous pouvons citer Aménémopé, Ani, Hermès Trismégiste, Khety, Ptah-Hotep, etc.32. Ces sages, véritables produits de l’institution religieuse, ont contribué à réduire la part du bestial dans la société et la culture des anciens Egyptiens à travers leurs conseils et recommandations. Nous retiendrons deux citations pour l’illustrer : Sache qu’un homme de bien est toujours affectionné de Dieu quand il réfléchit avant de s’exprimer.33 Si tu es grand après avoir été petit, si tu es riche après avoir été pauvre (…) Sache rester simple. Parvenu au premier rang, n’endure pas ton cœur à cause de ton élévation ; tu n’es que l’intendant des biens des dieux.34 Ces quelques illustrations se révèlent être des lumières projetées sur la société et la culture égyptiennes, afin de les élever au-dessus de l’ordre humain ; car la religion n’est pas seulement un point de jonction entre le divin et l’humain, mais aussi le tremplin qui transmue l’Homme en faisant de lui un dieu. Par la religion, la société de l’Egypte ancienne devient le pays 29

Iritisen est du Moyen Empire. Sa stèle se trouve au Musée du Louvre où elle porte le numéro C14. Cf. Théophile Obenga, « La stèle d’Iritisen ou le premier Traité d’Esthétique de l’humanité », Ankh n°3, 1994, p. 36. 30 C Jacq, La sagesse vivante de l’Egypte ancienne. Paris, Pocket, 2000, pp. 3-12. 31 Le récit de Rê se créant lui-même avant de créer les êtres et les choses ; les aventures d’Osiris et Seth, sont autant de preuves de l’omniprésence du religieux dans les mentalités de l’Égypte ancienne. 32 Source : www.egyptos.net/egyptos/citations 33 Aménémopé. Source : www.egyptos.net 34 Ptah-Hotep, vizir de Djedkarê et philosophe. Source : www.egyptos.net

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des dieux qui imprègnent toutes les cellules du sociétal. La réflexion de P. Montet le décrit clairement : Les anciens Égyptiens étaient pour les dieux et pour les morts bien plus exigeants que pour eux-mêmes. Si bien que nos collections contiennent plus de sarcophages et de stèles, plus de statues royales ou divines que d’objets fabriqués pour les besoins des vivants35. La société et la culture de l’Egypte pharaonique se sont développées au rythme des mutations survenues dans la structure religieuse. Même si la religion des pharaons est dominée par le surnaturel et l’aspect magique, elle peut être considérée aujourd’hui encore comme un facteur déterminant ayant exercé une influence dynamique sur la civilisation égyptienne et fut à la base des transformations sociales. Le scribe qui manipule les lettres sacrées chargées de vie divine, s’estime heureux dans son art, car son activité le rapproche de pharaon et des dieux. L’ouvrier qui travaille dans la nécropole, la « demeure des millions d’années », pose un regard illuminé sur la vie, parce que son métier lui donne un avant-goût des réalités de l’autre monde. Ces deux catégories professionnelles fonctionnent sous la supervision de l’institution religieuse. Lord Acton écrit : La religion est la clé de l’Histoire.36 Dans la société de l’Egypte ancienne, cette réflexion prend tout son sens. Le développement socioculturel de l’Egypte de l’époque thinite au Nouvel Empire, ne peut être perçu et compris que sous le prisme de la religion. La religion est à la base de toutes les facettes du développement dans l’Egypte ancienne, elle est la mère de la civilisation universelle.37 C. Dawson renchérit : Aujourd’hui lorsque nous constatons l’influence considérable de l’inconscient sur le comportement humain, et le pouvoir que possède la religion pour retenir ou libérer les forces inconscientes, ces paroles de Lord Acton prennent une signification encore plus importante qu’il ne le supposait.38 La société et la culture des anciens Égyptiens se sont développées aussi parce qu’en Egypte la puissance spirituelle s’est immobilisée dans un 35

P. Montet, La vie quotidienne en Egypte au temps des Ramsès, Paris, Hachette, 1947, p. 7. Lord Acton, in C. Dawson, op. cit., p. 9 37 Nous rappelons que l’Egypte et l’univers constituent une seule et même réalité. Donc, par effet d’osmose, la civilisation égyptienne devient le reflet de la civilisation universelle. 38 C. Dawson, op. cit., p. 9 36

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ordre social sacré, comme le confucianisme en Chine et le système des caste dans l’Inde. Toutefois, chose certainement paradoxale pour l’Homme d’aujourd’hui, l’activité de la religion des pharaons n’a pas été confinée à la sphère religieuse, mais a eu des effets d’une grande portée sur tous les aspects de la vie sociale et même intellectuelle. C’est en cela que la religion de l’Egypte ancienne propulse la société et la culture égyptiennes pour en faire les dignes précurseurs des sociétés modernes. Les structures socioculturelles s’appuyant sur des valeurs (religieuses) sûres, tracent la voie de l’économique au pays de pharaon. 3. La place de la religion dans le développement économique en Egypte pharaonique Le sociologue allemand Max Weber est peut-être le premier à avoir lié l’essor économique à des facteurs proprement religieux. L’étude de M. Weber portait certes sur l’Europe occidentale39, mais elle révèle la volonté des chercheurs, à la fin du XIXe siècle, d’établir un lien entre la sphère religieuse et les différentes sphères de la vie en société. Pour ce qui est de l’Egypte pharaonique, notre champ d’étude, les textes les plus anciens40 portent les traces de l’implication de la structure religieuse dans le développement économique. Le pays de pharaon n’étant que religion, la question de la relation du fait religieux à l’économie, son organisation et son développement, apparaît en tout état de cause comme de première importance. Dans l’Égypte ancienne, l’homo oeconomicus est fils du religieux. Comment aurait-il pu en être autrement, d’autant plus que la vie économique des anciens Egyptiens est coordonnée par pharaon au même titre que l’administration des temples ? Mieux, les documents41n’attestent-ils pas que l’Egypte est la propriété privée des dieux et de pharaon leur représentant ? 39

HARGUEUX, J. (2007) : Religion et développement économique. Mémoire de recherche, Université R. Schuman, p. 10 40 Il s’agit surtout des Textes de Pyramides qui témoignent aussi, dans une certaine mesure, de l’intervention du religieux, à travers la personne de pharaon, dans l’essor économique de l’Egypte. Pharaon est nourri par les dieux. A son tour, il a la responsabilité de nourrir le peuple. « O you who are over the baked foods, O you who are concerned with the supplies of drink, the King is committed to Fetkhet the butler of Re, for Re himself has committed him to him, and Re commits him who is over the catering for this year. They seize and give to him beer, because what belongs to the King, it is his father who gives to him, it is Re who gives to him barley, emmer, bread and beer (…) ». Cf. R.O. Faulkner, op. cit., utterance 205, p. 37 41 Ces documents sont les textes religieux (Textes des pyramides, Textes des Sarcophages, Livre des Morts), ainsi que les travaux des spécialistes, exemple : Lalouette C., L’empire des Ramsès. Paris, Fayard 1985.

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En effet, à la tête de la vie économique de l’Egypte se trouve pharaon, muni de la charge hautement exaltante de nourrir le peuple, promouvoir les activités susceptibles d’apporter le bien-être. Il y a développement économique chez les anciens Égyptiens, quand l’inondation (du Nil) source de vie, est présente de façon satisfaisante annuellement, revitalisant ainsi les activités agropastorales ; quand pharaon sort victorieux des guerres de conquêtes qui apportent en Egypte les riches produits des contrées étrangères.42 Or, l’inondation ou le flot, est associé à Osiris, dieu symbole et source de vie. Pour le pays égyptien pris en étau entre deux déserts, le flot du Nil est le principal facteur du développement économique. Toutes les activités pouvant contribuer à l’amélioration des conditions de vie et au rayonnement de l’Etat pharaonique, dépendent du Nil, fleuve élevé au rang des dieux par l’institution religieuse. Le développement économique en Egypte ancienne est avant tout la conséquence des prouesses engrangées grâce à l’agriculture sur les terres inondées par Hâpy. Ensuite, vient le commerce basé sur le troc. L’axe principal sur lequel se déroulent les échanges commerciaux, c’est encore et toujours le Nil. Le dieu Hâpy et son corollaire Osiris, constituent les principaux piliers de l’essor économique en pays d’Égypte. L’enfant d’Égypte en vient à conclure qu’il n’y a point de vie hors des eaux duNil. Nous comprenons, dès lors, pourquoi l’Egyptien en route pour l’audelà, est obsédé par le désir ardent de disposer de l’eau (du flot) du Nil. Formule pour respirer la brise et avoir de l’eau à volonté dans l’empire des morts. Paroles dites par N. : « O Hâpy, prince du ciel en ce tien nom de Creuseur du ciel, fais que je puisse disposer de l’eau comme (en disposa) Sekhmet qui avait enlevé Osiris cette nuit de la grande tourmente ; oui, que m’accompagnent les grands dieux qui président au siège du flot d’inondation (…)43. La prospérité suscitée par la pleine exploitation des eaux du Nil se fait dans la crainte absolue des dieux associés à ce fleuve sous l’instigation du religieux. Ce sont donc les dieux eux-mêmes qui assurent la procurent la richesse au pays de leur fils pharaon. Les biens qu’ils (les dieux) mettent à la disposition des Egyptiens surabondent, preuve s’il en était besoin, de l’essor économique selon l’Egypte ancienne. La surabondance des biens disponibles en Egypte est stigmatisée dans un vocabulaire qui frise la démesure :

42

« (…) L’influence égyptienne sur la Nubie se manifesta très tôt à l’époque dynastique (…) A l’époque de la construction de la grande pyramide de la IVe dynastie (vers 2700-2550 av. J.-C.) l’Egypte extrayait des carrières nubiennes d’énormes quantités de diorite destinées aux sculptures mortuaires (…) » July, R.W., Histoire des peuples d’Afrique. Tome I. Nouveaux Horizons, 1977, pp. 41-45. 43 P. Barguet, Le Livre des morts, op. cit., chap. 57, p. 92.

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l’Egyptien raisonne en termes de Flot, de Maître de l’univers44 ; de sac de pains45, etc. : (…) Ton pain est surabondant, ta bière est surabondante, lymphes sorties d’Osiris. N. que voici, soulève-toi, mets-toi debout !46. Assiégé par une nature hostile où la sécheresse, la soif et la faim peuvent surgir à tout instant, l’essor économique de l’Egypte a d’abord pour indicateur l’abondance des produits alimentaires d’origine agropastorale. C’est pourquoi le roi d’Égypte, fils des dieux, est aussi perçu comme celui qui crée et distribue la nourriture ; car le retour annuel de l’inondation est aussi en rapport avec la naissance de pharaon et le renouvellement de ses pouvoirs.47 En effet, l’Egypte pharaonique est un « Etat fournisseur »48 : les produits de consommation étaient livrés à l’Etat ou aux temples qui à leur tour, distribuaient la nourriture et les autres marchandises au peuple. C’est au nom de ce devoir de nourrir le peuple que pharaon, grand prêtre par excellence, se lance dans la conquête, afin de s’approprier les produits qui manquent à l’Egypte. Pharaon fils du dieu Rê, est le possesseur légitime de toutes les terres parcourues par le soleil. Encore une fois, la tradition religieuse vient tuteurer les visées expansionnistes de pharaon. Tous ceux qui ne se placent pas sous la coupe de pharaon sont déclarés ennemis de l’Egypte. Dès l’époque thinite, le roi Narmer est déjà celui qui assujettit les ennemis de l’Egypte.49 Ramsès II est seul vainqueur des armées coalisées lors de la bataille de Qadesh.50 Sur l’un des murs du temple d’Abou-Simbel figure une scène symbolisant le massacre rituel des vaincus.51 Tout ceci nous permet d’établir le lien entre la conquête et le développement économique en Egypte ancienne. Pharaon est au-dessus des forces du mal représentées par les vaincus. C’est donc la religion qui motive la conquête à partir de laquelle l’Egypte enrichit son économie en y ajoutant les riches produits des pays soumis. Voici ce que dit le dieu Amon-Rê à propos de son fils Thoutmosis III : Paroles dites par Amon-Rê, maître des trônes du Double Pays : « O mon fils, qui appartiens à mon corps, mon bien-aimé, Seigneur du Double Pays Menmaâtrê, qui possèdes la maîtrise de chaque pays étranger, je suis ton père et je répands ton prestige dans le Retenou inférieur, les Asiatiques comme les Nubiens étant prostrés sous tes 44

P. Barguet, op. cit., p. 61 P. Barguet, Textes des sarcophages, op. cit., spell 936, p. 72 46 P. Barguet, op. cit., spell 68, p. 115. Texte parallèle : « Oh, N. que voici ! Tu as ton eau, tu as ton flot en abondance (…) » Cf. spell 72, p. 117. 47 C. Desroches-Noublecourt, op. cit., pp. 19-21 48 N. Pierrotti, « La première grève de l’Histoire, XIIe siècle, 1166 av. J.-C. ». Université de Montevideo (Uruguay), 2008, pp. 1-2. 49 R.A. Schwaller de Lubicz, op. cit., p. 158 50 Schwaller de Lubicz, op. cit., p. 172 51 Schwaller de Lubicz, op. cit., p. 182 45

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Michel-Alain Mombo sandales. Je fais que viennent vers toi les chefs des terres du Sud et que tu reçoives en tribut leurs enfants ainsi que tous les bons produits de leurs pays ; en échange tu leur donneras les souffles de vie (…)52

Ce chant impérial indique que c’est la divinité qui ordonne à pharaon d’engager la conquête comme moyen d’enrichir l’Egypte. Comme nous pouvons le constater, la conquête est l’un des piliers de l’essor économique de l’Egypte pharaonique ; c’est un complément non négligeable des richesses issues de l’exploitation de la Vallée du Nil. Telle est la matérialisation du triptyque Religion – Conquêtes – Développement économique tout au long de l’histoire de l’Egypte ancienne. Cette réflexion nous permet de comprendre les conclusions auxquelles était parvenu Nelson Pierrotti : Aux Moyen et Nouvel Empires, l’économie égyptienne est en pleine croissance grâce à l’emploi des prisonniers de guerre.53 La conquête simplifie les rapports entre l’Egypte et les pays conquis, en ouvrant la voie à l’immigration. Les Libyens se font bergers, et les Asiatiques construisent les bateaux.54 Tous ces immigrés sont obnubilés par l’idée de l’origine divine de pharaon. C’est pour cette raison que, lorsque le pouvoir pharaonique s’affaiblit à cause de l’inobservance de certains principes religieux, l’économie égyptienne amorce une phase de décadence. Dans le « Papyrus de Turin » conservé au Musée de Turin en Italie, le scribe mentionne des troubles sociaux dus à une grève à Deir-el-Medineh (Haute Egypte) sous Ramsès III (1198-1166 av. J.-C.), XXe dynastie, le dernier grand souverain du Nouvel Empire. Il s’agit de la grève des ouvriers qui travaillaient dans la « grande et majestueuse nécropole des millions d’années »55 dans la Vallée des rois, sur la rive occidentale du Nil. La religion de l’Egypte pharaonique, nous le savons, accorde une grande place à la vie de l’au-delà et donc à la construction de la tombe. Ces ouvriers se soulèvent, parce qu’ils n’ont pas été payés par le roi. Manquement grave de la part de Ramsès III qui semble négliger la réalité selon laquelle, tous ceux qui sont au service des temples et des nécropoles jouissent d’un traitement 52

« Chant impérial de Thoutmosis III ». Cf. C. Lalouette, op. cit., p. 54. Le Double Pays, c’est l’Egypte. 53 N. Pierrotti, op. cit. , pp. 1-2. 54 Source : www.eternalegypt.org 55 « Le Papyrus de la grève », fragment du « Papyrus de Turin », cf. N. Pierrotti, op. cit., pp. 1-2. Nous savons que dans les documents relatifs à l’histoire de l’Egypte pharaonique, la vie des petites gens est très peu mentionnée. Si le scribe a pris le soin de consigner cette grève par écrit, cela signifie qu’elle a eu un impact considérable sur le règne de Ramsès III. Il s’agit, en réalité, d’un vaste soulèvement social. En effet, les ouvriers qui travaillaient dans cette énorme nécropole y étaient installés avec l’ensemble des membres de leurs familles. Ce malaise social a détourné l’attention de l’institution royale. Certaines décisions d’ordre économique ont sans doute été retardées.

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de faveur fixé par l’institution religieuse. Ce retard dans le paiement des ouvriers de la nécropole de Deir-el-Medineh a fait entrer l’économie égyptienne dans une grande instabilité. Donc, quand les indications du religieux ne sont pas respectées, l’essor économique en pâtit. C’est encore l’orientation religieuse qui détermine la conservation et la bonne gestion des biens difficilement reçus de la nature, pour que s’ouvrent les voies de la pérennité des ressources.

« Massacre rituel des ennemis de l’Egypte ». Source : Schwaller de Lubicz, op. cit., p. 156

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« Ramsès II seul vainqueur des armées coalisées à Qadesh ». Source : Schwaller de L., p. 182 4. La religion et le développement durable selon l’Egypte pharaonique Aujourd’hui, les spécialistes des questions de progrès définissent le développement durable comme suit : C’est un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs, s’appuyant sur des valeurs (responsabilité, participation et partage, débat, innovation)56. Comme l’Homme est au cœur de tout type de progrès, il est même judicieux de parler de « développement humain durable ». En effet, en son acception la plus noble, le développement doit apporter une note positive dans l’amélioration des conditions de vie de l’être humain et dans la consommation des ressources qui concourent à la protection de la vie sur terre. C’est pourquoi les anciennes civilisations orientales y compris l’Egypte pharaonique, étaient toutes construites sur la conception d’un ordre supérieur qui dominait tous les aspects de la vie humaine et qui devait être gardé intact de génération en génération sous peine de voir périr la société.57 L’Egypte appartient aux dieux maîtres de l’univers, l’Egyptien n’est là que 56 57

Source : www.lexilogos.org C. Dawson, op. cit., p. 16

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pour gérer les biens de ces derniers tout au long des âges ; car ces biens doivent être éternels comme les dieux qui les ont suscités. Souvenons-nous de ce conseil de Ptah-Hotep, vizir de Djedkarê58 et philosophe : (…) Homme, tu n’es que l’intendant des biens des dieux.59 Pour cette raison, la religion de l’Egypte pharaonique est perçue aussi bien comme un principe de continuité et de conservation, que comme source d’une nouvelle conception de l’Homme et de la vie en société. Nous comprenons pourquoi la religion est la seule puissance demeurant inchangée dans la civilisation de l’Egypte ancienne. Les Textes des Sarcophages du Moyen Empire et le Livre des Morts60 des anciens Egyptiens ne sont que des recensions émanant des Textes des Pyramides de l’Ancien Empire. Mieux, à toutes les phases de l’Histoire de l’ancienne Égypte, pharaon est toujours considéré comme le descendant du dieu Rê et nouvel Horus. Pour rendre pérennes les valeurs et les bienfaits engendrés par leur religion, les Egyptiens de l’époque pharaonique ont fait de la vie de l’au-delà la continuation de la vie terrestre. Les réalités de la terre sont transférées dans un espace sans limites, une façon parmi tant d’autres de les fixer dans la mémoire visuelle collective pour l’éternité. C’est pour les anciens Egyptiens l’une des voies indiquées pour faire profiter aux générations de tous les temps les grands principes qui conduisent à l’amélioration des conditions de vie et à la divinisation progressive de l’humain. Tout ce qui précède est l’une des multiples facettes de ce que nous appelons aujourd’hui le développement durable. En effet, conscient de la dimension austère et précaire de son environnement, l’ancien Egyptien, sous l’impulsion de l’institution religieuse dirigée par le grand prêtre pharaon, imprime en son subconscient le réflexe de gérer rubis sur l’ongle les eaux du Nil. Cette eau devait être consommée parcimonieusement en pensant à demain. L’Egyptien était obsédé par la crainte d’une crue insuffisante qui aurait généré des mauvaises récoltes, donc la famine, la soif, la disette. Cette obsession trouve sa parfaite illustration dans le refus extériorisé par l’Egyptien de manger les excréments et de boire les urines dans l’au-delà : O enfant des excréments, ne me propose pas tes excréments que voici ! De quoi vivras-tu ?

58

Djedkarê est un roi de la Vè dynastie (2563-2423 av. J.-C.). www.egyptos.net/egyptos/citations 60 Le Livre des Morts qui contient des formules permettant au défunt de quitter les ténèbres de la mort pour accéder à la lumière de la vie, est en réalité appelé « Livre de la sortie vers la lumière ». Cf. R. Sabbah, op. cit., p. 38 59

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Michel-Alain Mombo Je suis le taureau de la ville Hennet qui est aux confins du ciel. Je suis le maître de cinq portions auprès d’Osiris, (car) on a préparé cinq portions au ciel et sur terre (…).61

En clair, l’Egyptien ne veut pas se livrer à une consommation désordonnée des biens terrestres (biens du présent) au risque que ceux-ci viennent à manquer dans l’au-delà (réalités futures). Pour que la vie continue au-delà de la mort, les ressources et réalités d’aujourd’hui doivent être sauvegardées. Il en est de même de la momification : toutes les parties du corps physique devaient être conservées en vue des réalités de l’au-delà, car le corps humain est, pour les anciens Egyptiens, le premier support de la vie éternelle. La première ressource de l’Homme, c’est son propre corps physique (donc lui-même) qui devait être sauvegardé le plus longtemps possible. Nous rappelons que toutes les formes du progrès passent par le développement humain : la protection de la vie et du corps physique de l’Homme d’où jaillissent les réflexions et les lumières qui engendrent le développement au sens large du terme. Ainsi donc, au sujet de la consommation des biens que la nature a mis à sa portée, l’Egyptien du temps des pharaons est préoccupé par l’avenir qui devait être placé à l’abri de toute misère et de toute forme d’ignorance.62 L’écriture hiéroglyphique a fixé les grandes orientations morales, spirituelles et économiques (le fonctionnement de la crue du Nil) utiles aux générations futures ; le grenier national63, directement rattaché au palais royal, devient un bouclier robuste face aux assauts de la famine et de la disette. En outre, l’aménagement du Fayoum au Moyen Empire (2160-1785 avant J-C.) représente l’une des meilleures illustrations du développement durable selon l’Egypte ancienne.64 Il s’agit en effet, d’une dérivation du Nil, pénétrant à l’ouest, dans une oasis toute proche de la vallée, le Fayoum, qui fut aménagé au cours du Moyen Empire comme un réservoir pour les eaux 61

P. Barguet, Textes des Sarcophages, op. cit., spell 191, p. 389. Textes parallèles : « (…) O Grand, maître des aliments ! O Grand qui préside aux demeures d’en haut ! Vous qui donnez le pain à Ptah le grand qui est dans la grande place, donnez-moi le pain, donnezmoi la bière, et que mon déjeuner soit un gigot et un pain sacheret (…) », cf. P. Barguet, Livre des morts, op. cit., chap. 106, p. 141 ; chap. 52, p. 89 ; chap. 53, pp. 89-60, spell 195, p. 391. 62 Connaître les rites et les noms des habitants de l’au-delà, peut contribuer à la protection de la vie. cf. P. Barguet, Textes des Sarcophages, op. cit., spell 553, pp. 205-206 ; Livre des morts, op. cit., chap. 1B, p. 40. 63 Chaque nome d’Egypte devait envoyer au moins le dixième de sa récolte annuelle à pharaon qui stockait tout dans un grenier. Son contenu permettait de repousser la famine, mais aussi de protéger les espèces végétales pour les semailles futures. 64 A. Petrullo, « Le Fayoum, bourgeon du Nil », L’Egypte ancienne. Les secrets du Haut Nil, Dossier Historia, Paris, Editions Tallandier, 1998, p. 41.

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du Nil pendant la crue annuelle. Une façon efficace de gérer les eaux du Nil en pensant à demain. Fait hautement symbolique et significatif, l’eau du Fayoum provient d’un bras du Nil, le dieu Hâpy, pourvoyeur éternel de nourriture à l’ensemble de la population égyptienne. Ce trait du développement durable selon l’Egypte pharaonique est donc tuteuré par la religion. La préservation de la flore et de la faune n’est pas ignorée dans le développement durable selon l’Egypte ancienne. La végétation qui meurt et renaît chaque année est associée à Osiris, le dieu qui brise les liens de la mort au travers du retour de la crue et instaure la stabilité, donc la pérennité, par l’érection de son pilier.65Certaines espèces végétales, en l’occurrence l’acacia, représentant directement Osiris, ne doivent pas mourir. Leur dessèchement aurait symbolisé la mort de l’ensemble de la civilisation égyptienne. Par conséquent, ces plantes constituent des espèces protégées susceptibles de contribuer au rayonnement de la vie des générations futures. N’est-ce pas là une façon pertinente de dire le développement durable avant l’émergence de nos canons modernes ? Au sujet de la préservation de la faune, le panthéon égyptien, largement zoomorphe, en est la parfaite illustration. Du dieu Anubis (patron de la momification) à tête de chacal au faucon protecteur du trône royal, en passant par Khnoum dieu à tête de bélier, la déesse cobra (l’uræus), etc. les cas d’association des dieux égyptiens au règne animal surabondent. L’abattage de ces animaux divins était forcément ritualisé et réglementé, ce qui est une arme efficace pour la protection de la faune. Diodore de Sicile rapporte avoir vu, pendant son voyage en Egypte, la foule lyncher un Romain dans sa maison parce qu’il avait tué un chat par mégarde66. Le chat, symbole de l’intelligence, bénéficiait d’une grande attention dans la société de l’Égypte ancienne. La divinité étant par essence éternelle, ces animaux ont fini par devenir familiers des générations d’Egyptiens le long des âges. Les vignettes du Livre des Morts67 représentent une masse considérable d’animaux rendus pérennes par la magie des rites et de l’écriture hiéroglyphique. Celle-ci comprend, d’ailleurs, un nombre important de lettres représentant des animaux.68 Or, chaque lettre de l’alphabet hiéroglyphique est chargée de vie, et cette vie se transmet d’âge en âge, parce qu’elle repose sur des piliers indispensables et incontournables : la flore et la faune au-dessus desquelles se trouve le Nil.

65

Le pilier djed renvoie à la colonne vertébrale d’Osiris qui se redresse pour briser les chaînes de la mort. Eriger ce pilier, c’est ramener la stabilité dans l’ensemble de la société égyptienne. 66 E. Drioton, L’Egypte pharaonique, Paris, A. Colin, 1969, p. 197. 67 P. Barguet, Le livre des morts, chap. 32, 33, 34, 35, 37, pp. 77-79. 68 Vautour, chouette, vipère, etc. représentent des lettres de l’alphabet hiéroglyphique.

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5. Conclusion A l’issue de cette modeste contribution, nous retenons que la religion des pharaons est le générateur d’où émanent toutes les énergies indispensables au bon fonctionnement de l’Egypte sous toutes ses formes. Ces forces génèrent le développement dans les différents plans de la société. Nous constatons aussi qu’aucune dimension de la vie dans l’ancienne Egypte n’échappe aux lumières de la religion. L’Egyptien, bien formé par les principes religieux, devient le principal artisan des développements socioculturel, économique et durable. C’est pourquoi Rose Marie Jouret estime que les rois d’Egypte en l’occurrence Ramsès II, avaient compris qu’on gouverne dans le présent, mais on règne pour l’éternité.69 Gouverner dans le présent, en contribuant au bien-être social et à la protection de la vie. Régner pour l’éternité, en édifiant des œuvres (le sphinx de Giseh et les pyramides de Saqqarah en sont le témoignage éloquent) qui défient le temps et en posant des actes de bien qui s’incrustent dans la mémoire collective et servent de paradigme pour les générations futures. Dans l’Egypte pharaonique, tout ceci n’est possible que grâce à l’institution religieuse. En faisant recours aux notions mathématiques, les liens entre la religion et les développements humain, socioculturel, économique et durable, peuvent être représentés sur le repère orthonormé o, i, j de la manière suivante :

69

R. M. Jouret, Thèbes 1250 av. J-C. : Ramsès II et le rêve du pouvoir absolu. Paris, Editions Autrement, 1990, p. 109.

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Commentaire du repère o, i, j70 L’axe des abscisses représente les développements socioculturel et économique, tandis que l’axe des ordonnées renvoie au développement humain. L’infini (sur les deux axes) matérialise le développement durable, car ce développement est une quête perpétuelle. La religion, chargée de tout coordonner, est représentée par le point « o ». Le développement humain conduit l’Homme égyptien à l’état divin, synonyme de perfection. Les développements socioculturel et économique contribuent à l’amélioration des conditions de vie de l’Homme sur terre et engendre, par ce fait même, le développement durable. Développement humain plus développements socioculturel et économique débouchent sur l’Homme total, celui qui est en harmonie avec lui-même, avec les autres, avec l’ordre social et avec les dieux. Ce sont les ressources acquises dans le processus de développement humain, selon qu’elles sont bien ou mal gérées, qui déterminent la marche de l’Etat et de l’économie en Egypte pharaonique. Quand ce développement (humain) fait défaut, l’institution pharaonique chavire et devient vulnérable face à l’ennemi. Cela a été constaté lors de la Première Période Intermédiaire (2263-2160 av. J.-C.) et lors des troubles socioreligieux après la mort d’Akhenaton (1370-1352 av. J.-C.), le pharaon qui changea le paysage religieux de l’Egypte pharaonique. 6. Références - Assmann, Jan, Maât, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale,

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Payot, 1980. 70

Ce repère (schéma) est de nous.

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Pointe-Noire : une ville coloniale (1883-1958) Scholastique Dianzinga Université Marien Ngouabi (Congo)

Résumé/Abstract Parmi les villes congolaises, Pointe-Noire est l’agglomération que le pouvoir colonial voue à un rôle économique sous régional, en sa qualité de débouché maritime du chemin de fer Congo-Océan. Le port et la gare constituent les deux infrastructures autour desquelles la ville se développe. Ils motivent l’immigration des Européens et des Africains en quête de travail et influencent la physionomie, plus fortement encore l’urbanisation de la ville. Le développement des activités économiques favorisa l’accélération de l’essor urbain mais la modernisation de Pointe-Noire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est impulsée essentiellement par le transfert de la capitale du Moyen-Congo de Brazzaville à Pointe-Noire. Chef-lieu de la région du Kouilou, centre économique, capitale territoriale du Moyen-Congo, il est intéressant d’étudier l’interaction de ces fonctions sur l’espace urbain. Dans le temps comme dans l’espace, Pointe-Noire exprime une dynamique que l’historien devrait investir pour comprendre l’évolution de cette ville dont la croissance rapide constitue encore aujourd’hui une préoccupation de taille pour les pouvoirs publics. Among the congolese cities, Pointe-Noire is the agglomeration that the colonial power attributes a sub-regional economic role owing to its quality as a maritime outlet of Congo-ocean railway. The port and the station are the infrastructures that develop the town. They activate the migration of European and African searching a job and influence the appearance and increasingly the urbanization of the city. The development of economic activities favoured the spread of the city, but the modernization of Pointe-Noire after world ward II is mainly enhanced by money transfert from the Middle Congo of Brazzaville to Pointe-Noire. Chief-town of Kouilou department, economic centre, territorial capital of the Middle Congo, it is worth scrutinizing the interaction of these functions at this urban place. Under time and space consideration, Pointe-Noire expresses a dynamic that the historian should investigate in order to understand the evolution of this town whose quick development is still an important concern for the authorities.

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Mots-clés/Keywords : Congo, Pointe-Noire, colonisation, urbanisation, chemin de fer Congo-océan, port./Congo, Middle Congo, Pointe-Noire, colonization, urbanization, Congo-ocean railway, port.

0. Introduction La création de Pointe-Noire, aujourd’hui deuxième ville et capitale économique du Congo, marque une étape importante dans l’urbanisation et le développement économique de ce pays. L’émergence de cette ville se confond avec l’histoire du chemin de fer. Quand le traité de 1883 par lequel la France prit possession de la localité côtière « Punta negra » à la fin du XIXe siècle fut signé, l’idée d’en faire une ville n’était pas encore née, à cause de la présence des lagunes et marécages qui rendaient l’environnement insalubre. Mais, au début du XXe siècle, avec la concrétisation du projet de construction d’un chemin de fer reliant la rive droite du fleuve Congo à la côte, le destin de Pointe-Noire prit un autre tournant. En effet, le pouvoir colonial a promu ce point fréquenté déjà par les navigateurs européens depuis le XVe siècle comme port en eau profonde, la « porte océane », pour lui assigner le rôle de pôle économique de l’Afrique Equatoriale Française (AEF). Pointe-Noire doit être observée par l’historien comme un espace dont l’aménagement a été fortement influencé, dans la durée, non seulement par les facteurs commercial et industriel mais aussi par la fonction administrative. Chef lieu de la région du Kouilou et surtout capitale territoriale du Moyen-Congo, à partir de 1950, il importait de l’arrimer à la modernité coloniale. Mais, en fait, cette évolution est le résultat d’un processus qui juxtapose les intérêts des entreprises privées et ceux de l’administration coloniale. Les Africains attirés principalement par le marché du travail finissent, dans l’espace qui est le leur, par supplanter les autochtones. Les travaux sur la ville de Pointe-Noire sont essentiellement le fait des géographes. L’étude de base demeure l’ouvrage de Pierre Vennetier, PointeNoire et la façade maritime du Congo Brazzaville, paru en 1966. Il faut citer également les travaux de Gilles Sautter et quelques thèses de doctorat de géographie. Le regard historique sur la ville peut apporter un éclairage sur l’interaction des logiques économiques dans l’organisation de l’espace urbain. Au gré des activités économiques, administratives et même culturelles, la ville a connu une croissance rapide qui justifie les plans de lotissement et directeurs établis pour essayer de la maîtriser. Quelles furent les causes et les modalités de cette accélération ? En 1958, la capitale du Moyen-Congo est transférée à Brazzaville. Cependant, Pointe-Noire a eu le

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privilège d’être la ville qui vit naître la République du Congo dans le cadre de la Communauté franco-africaine. 1. De Loango à Pointe-Noire 1.1. L’installation française à Loango C’est pour assurer aux possessions françaises du Congo un débouché maritime sur l’Atlantique que l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza, avant de repartir en France en 1882, avait demandé au Commandant du Gabon de soumettre la région côtière de ce qui deviendra le Congo français. Celle-ci faisait alors partie du royaume de Loango. Dans la course impérialiste pour le partage de l’Afrique centrale, il s’avérait urgent de ne pas se laisser devancer par les agents de l’Association internationale du Congo (AIC), au service du roi des Belges, Léopold II, qui étaient déjà en train d’implanter des postes dans la région du Kouilou-Niari. Il convient de rappeler que le projet confidentiel de Léopold II était de s’assurer le contrôle de toutes les voies aboutissant à l’océan Atlantique. C’est dans ce contexte que furent fondées en février 1883, les postes de Rudolfstadt à l’embouchure du Kouilou et Baudoinville sur le bas fleuve. Pour l’occupation du Loango, les autorités françaises engagèrent une véritable conquête militaire. Elle fut l’œuvre d’officiers de la Marine, sous l’autorité du commandant de la canonnière Le Sagittaire, le lieutenant de vaisseau, Robert Cordier. La mission de cette expédition était d’établir des postes sur la côte de Loango et de surveiller les endroits les plus exposés aux rivalités européennes. Le 12 mars 1883, Cordier obligea, sous la menace d’usage de la force, le souverain du royaume de Loango à signer un traité par lequel ce dernier se plaçait sous l’autorité et la protection de la France et lui « cédait » le terrain comprenant la « Pointe indienne »1. Le royaume de Loango était déjà connu des Européens depuis le XVe siècle : Portugais, Hollandais, Anglais, Français avaient ouvert sur la côte des comptoirs2 pour se procurer du bois rouge, des tissus de raphia, de l’ivoire, des queues d’éléphants, des peaux, du cuivre et des esclaves. A la fin du XIXe siècle, le projet de mainmise coloniale visait plus l’installation d’un poste colonial à Loango3, au « point le plus commerçant entre l’embouchure de l’Ogooué et celle du Congo » que l’occupation de Pointe-Noire4. Un subterfuge allait bientôt permettre aux Français d’agrandir le territoire qu’ils venaient d’acquérir. Il s’agit précisément de l’accident de la baleinière de 1

Albert Veistroffer, 1933, Les origines de ces trois points les plus importants actuellement : Pointe-Noire, Brazzaville, Bangui, Lille-Paris, Editions Mercure universel, p. 16. 2 C’étaient des boutiques provisoires. 3 Loango ou Bwali était la capitale du royaume de Loango. 4 Albert Veistroffer, supra, p. 16.

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débarquement de l’Aviso, l’Oriflamme, transportant Rochefort et De Lafforest, porteurs d’un message de De Brazza au roi du Loango, qui survint le 20 mars 1883. Lorsque l’embarcation chavira dans la barre, les matelots déjà parvenus sur le rivage se portèrent à son secours. Ceux-ci s’étaient débarrassés de leurs habits pour nager librement. Mais, après que la baleinière fut redressée, ils ne retrouvèrent pas leurs vêtements parce que des pêcheurs les avaient emportés. L’issue de cet incident montre bien comment Pierre Savorgnan de Brazza n’a pas toujours usé de méthodes pacifiques dans la conquête coloniale. Après avoir donné l’ordre de mettre en rade un navire de guerre avec un détachement de tirailleurs sénégalais, il alla se plaindre auprès du roi du comportement de ses sujets. C’est en position de faiblesse que ce dernier accorda à la France, à titre de réparation, une partie du territoire où avait eu lieu le forfait. Dès lors, les Français eurent la possibilité d’installer leur poste non plus à la « Pointe indienne », conformément aux termes du traité, mais à Loango, près de la capitale du royaume. Plutôt qu’un simple vol, l’acte posé par les pêcheurs, sous l’instigation semble t-il d’un chef local, révèle en réalité l’hostilité des populations autochtones face à l’occupation coloniale. Pourtant habituées à la présence des Européens, ces populations ne furent pas rassurer par l’arrivée de nouveaux Blancs qui cherchaient à disposer de terrains non plus sur la côte mais à l’intérieur des terres. Les considérations impérialistes de ces derniers ne leur avait pas échappé. Après Loango, Pointe-Noire constitua l’étape suivante de la prise de possession de la région côtière. La mission Cordier n’attacha pas une importance particulière à cette localité. Elle ne s’intéressa à elle que dans le but d’empêcher les autres Européens de s’y établir.5 Pointe-Noire doit son nom aux premiers navigateurs portugais qui atteignirent la côte congolaise. Au cours de leurs passages dans cette zone, lorsqu’ils se dirigeaient vers l’embouchure du fleuve Congo, ces navigateurs avaient pris l’éperon de grès bitumeux qu’ils apercevaient de loin comme un point de repère. Ils le baptisèrent Punta-Negra ou Cabo Negro et dès le XVe siècle, ce point, partie prenante du royaume de Loango, apparaissait déjà sur leur carte6. La baie de Punta Negra servit sans doute d’abri aux navires négriers. Au XIXe siècle, Pointe-Noire était un centre du commerce international, comme le montre la description qu’en fait le Père Duparquet, Supérieur de la mission du Congo :

5

Catherine Coquery-Vidrovitch, 1969, Brazza et la prise de possession du Congo.1883-1885, Paris-La Haye, Mouton et Cie, p. 159. 6 Cité in Les guides bleues illustrées. Brazzaville, Léopoldville, Pointe-Noire. Paris, Hachette, s.d. p. 80. 6 Catherine Coquery-Vidrovitch, supra.

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Point de relâche des paquebots et entrepôt de commerce pour cette partie de la côte. Factoreries : 1° hollandaise (de Rotterdam), 2° française (Daumas, Lartigue et cie), 3° portugaise (Letao et Castro), 4° portugaise (Laurentino), 5° anglaise (Taylor), 6° espagnol (Miguel et Laureiro)7. L’implantation française à Pointe-Noire fut plus difficile en raison de l’hostilité qu’opposèrent les notables locaux. Le plus important d’entre eux, le chef André Loemba, un riche traitant, entretenait de bonnes relations avec les Portugais. L’autorité du roi du Loango, le Ma Loango, affaiblie depuis bien longtemps, ces chefs locaux voyaient en l’arrivée des Français une menace pour le commerce avec les maisons de diverses nationalités, à la base de leur prospérité. Les commerçants européens notamment les Portugais qui formaient la majorité de la population blanche et métisse, craignaient, pour leur part, de ne plus jouir d’une grande liberté pour leurs activités. Aussi mirent-ils en garde André Loemba qu’en acceptant les Français, « ils vous enlèveront votre commandement et vous chasseront »8. Si les Africains ne furent pas boutés hors de leur pays, bientôt les nouveaux venus imposèrent leur loi. Devant le refus de lui céder un terrain, Robert Cordier n’hésita pas à implanter d’autorité un poste. Et, pour briser la résistance de Loemba, il fit débarquer, nuitamment un détachement de marins qui occupa sa factorerie. L’intervention du Père Augouard de la Mission catholique de Landana9 aida à engager des négociations. En cette période de la course pour l’occupation coloniale, la prise de possession de Pointe-Noire par la France constituait une garantie à l’installation des missionnaires français. André Loemba accepta le protectorat de la France, au cours de l’entrevue qui eut lieu au village Tchimbamba. Mais, n’ayant pas tenu la promesse de se rendre au poste français, accompagné des chefs des villages voisins pour entériner cette soumission, la mission Cordier adopta des mesures coercitives que décrit Albert Veistroffer, témoin de l’évènement : Pour le punir, le commandant du Sagittaire établit le blocus de la côte et signifia aux trafiquants et aux indigènes d’avoir à rester chez eux. Nul ne devait sortir, sous peine d’être cueilli par une de nos

7

Cité in Les guides bleues illustrées, op. cit. p. 80. Propos cités par Jean Dello, 2004, Toponymie sur Pointe-Noire, Brazzaville, Editions Saint Paul, p. 18. En effet, les Portugais craignaient la fin de la liberté du commerce. 9 Le Père Augouard fut accompagné de Tembo, neveu d’André Loemba et élève à la mission de Landana. 8

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Scolastique Dianzinga patrouilles et retenu prisonnier à bord de bâtiment de guerre, jusqu’à la reconnaissance de notre suprématie. En huit jours, nous arrêtâmes, sans effusion de sang, plus de deux cents noirs et les deux commerçants européens qui avaient cru pouvoir braver impunément notre défense10.

Conscients en fait que le rapport de forces n’était pas en leur faveur, le 21 juin 1883, André Loemba et quatre autres chefs du pays furent contraints de signer un traité par lequel ils « cédaient en toute propriété et sans aucune redevance », le terrain comprenant « la pointe dite noire et le terrain s’étendant jusqu’à la factorerie portugaise Santos et Irmao » (art. VI). Veistroffer fut alors chargé de l’installation matérielle du poste de PointeNoire. Il construisit à la hâte un hangar destiné à servir de logement de la garnison affectée là pour assurer la défense du poste. En effet, les Français redoutaient encore des attaques des indigènes. Peu après, on entama les travaux d’aménagement avec la construction d’une case, le débroussaillement des alentours et l’ouverture de chemins devant relier le poste aux factoreries, à la mer et aux villages voisins.11 Dès les premiers moments de son existence, le poste de Pointe-Noire fut donc organisé sur la base de la fonction commerciale qu’il fallait maintenant placée sous le contrôle de la puissance coloniale. L’établissement de bonnes relations avec les villages environnants constituait un impératif, dans l’optique de les utiliser comme « réservoir » de la main d’œuvre nécessaire à l’implantation du poste colonial. C’est avec une vingtaine de leurs habitants embauchés que furent réalisés les premiers travaux d’aménagement. Il faudra, néanmoins, attendre les années 1910 pour que cette localité commence à se développer. La ville décolla réellement avec la construction du chemin de fer. 1.2. Les projets du chemin de fer et d’un nouveau port : facteurs du déclin de Loango C’est De Brazza qui, dès 1882, émit l’idée d’une voie ferrée directe entre l’océan Atlantique et la rive droite du Stanley-Pool, où il venait d’acquérir un terrain pour l’implantation d’un poste. Mais, trente et un ans s’étaient écoulés depuis les premiers levers topographiques réalisées par le Lieutenant de Vaisseau Cordier, suivies des missions hydrographiques organisées par la Marine française pour étudier les côtes congolaises et les possibilités d’établissement d’un port. Le vote de la loi du 13 juillet 1914 peut donc être considéré comme une étape décisive. Ce texte autorisa la construction du Chemin de fer et des ports de Brazzaville et de Pointe-Noire. 10 11

Albert Veistroffer, 1933, op. cit. p. 19. Ibid.

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Lorsque les autorités coloniales décidèrent la construction d’un chemin de fer, le choix de son point d’aboutissement sur la côte atlantique suscita de longues tergiversations : Loango ou Pointe-Noire ? Loango était certes un lieu « riche de souvenirs de l’époque pionnière ; c’est de là que partait la piste des caravanes vers Brazzaville et la baie bien abritée permettait aux navires d’y relâcher. Mais il y avait des hauts fonds interdisant aux navires d’accéder aux quais »12. Les arguments des partisans de Pointe-Noire, particulièrement la mission hydrographique du Gabon placée sous le commandement du Capitaine de Vaisseau Audoin (1910-1911), s’appuyaient sur le fait qu’elle donnait au chemin de fer une longueur minimum et offrait des possibilités de construction d’un grand port en eau calme et profonde13. Le rapport de cette mission précisait : Pointe-Noire nous paraît être, pour le moment, le seul point dont il y ait lieu de poursuivre l’étude hydrographique, dans le sens de la création éventuelle d’un port, origine de la voie ferrée de 14 Brazzaville à l’Atlantique. La mission hydrographique de l’AEF (1920-1921) dirigée par le Capitaine de Vaisseau Laffargue (ancien membre de la mission Audoin) se prononça pour la baie de Pointe-Banda plus abritée que celle de PointeNoire. Mais, un port à Pointe-Banda avec plusieurs wharfs de faible longueur donc reposant sur l’acconage se révéla d’une exploitation onéreuse et lente. Des études d’autres missions qui se succédèrent jusqu’en 1921 aboutirent à des conclusions identiques. Le Gouverneur général de l’AEF, Victor Augagneur, décidé d’en finir avec les tergiversations qui duraient depuis une trentaine d’années, fixa le choix définitif sur Pointe-Noire qui avait déjà été recommandée par la mission Audoin. Le 6 février 1921, son épouse donna le premier coup de pioche des travaux de construction du Chemin de fer Congo-Océan (CFCO). Le décret du 11 mai 1922 confirma Pointe-Noire comme le « terminus maritime du chemin de fer »15. Ce texte consacra, ainsi, l’urbanisation de cette localité et surtout sa fortune, au détriment de Loango. Jusque-là Loango abritait les services administratifs (l’hôtel des postes et télégraphes, le bureau des douanes, le tribunal), la résidence de l’administrateur, l’hôpital, la mission catholique des Pères du Saint-Esprit et le couvent des religieuses, les Sœurs de Saint Joseph de Cluny, ainsi que des 12

Les guides bleues illustrées, p. 81. Ibid. 14 Pierre Vennetier, 1966, Pointe-Noire et la façade maritime du Congo Brazzaville, Paris, ORSTOM, p. 265. 15 Journal officiel de l’Afrique Equatoriale Française, 15 juin 1922, p. 265. 13

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factoreries. La piste des caravanes (Loango-Brazzaville) qui avait fait de Loango, le centre fournisseur des porteurs était déjà en déclin au début des années 1920. Si à l’époque des grandes expéditions d’occupation de l’Afrique centrale (1894, 1895, 1896) on pouvait compter plusieurs centaines de caravanes d’hommes transportant sur la tête des charges de matériel ou de ravitaillement d’une trentaine de kilos, à partir de 1914, on en signalait pratiquement plus.16 Le port de Loango, lui aussi, commença à voir le trafic des marchandises diminuer, du fait que la plupart des compagnies de transport maritime s’étaient tournées, à partir de 1898, vers le port de Matadi au Congo belge. Cette solution permettait d’atteindre Brazzaville par une voie plus sûre, le chemin de fer Matadi-Léopoldville.17 En 1922, le port de Loango était pratiquement abandonné ; les rares bâtiments qu’on y rencontrait encore étaient ceux appartenant aux deux compagnies de navigation françaises : Fraissinet &Fabre et Les chargeurs réunis. PointeNoire avait donc pris le relais. C’est le 11 juillet 1934, le lendemain même de l’inauguration du chemin de fer Congo-Océan que le Gouverneur Général Antonetti posa la première pierre du port18. 2. Formation et essor de l’espace urbain jusqu’en 1936 2.1. Une ville à créer Le port et la gare étaient à créer. Ce sont ces deux infrastructures qui justifiaient la place de Pointe-Noire dans la politique coloniale. La ville devait être aménagée pour servir de point d’aboutissement du chemin de fer mais encore de port d’évacuation des richesses de l’Afrique centrale : Pointe-Noire a surgi précisément pour que la France puisse avoir un grand port qui lui manquait19. Au moment de l’implantation coloniale, les missions d’exploration avaient laissé sur Pointe-Noire une image négative : « un pays sans avenir »,20 peut-on lire dans une correspondance de 1883. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, sa « prise de possession » s’inscrivait simplement dans le cadre des intérêts impérialistes des Européens, c’est-àdire devancer les autres notamment les agents de Léopold II. Mais les préoccupations économiques qui firent de Pointe-Noire la « porte océane » 16

Pierre Vennetier, supra, p. 92. Léopoldville, la capitale du Congo belge se situe sur la rive gauche du fleuve Congo. 18 La construction du port de Pointe-Noire fut autorisée par la loi du 22 février 1931, confirmée par celle du 2 août 1933. 19 Discours de M. Amouroux, président de l’association des commerçants, colons, industriels et planteurs de Brazzaville, Journal officiel de l’Afrique Equatoriale Française, 15 juillet 1934, p. 565. 20 Catherine Coquery-Vidrovitch, 1969, op. cit, p. 159. 17

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de l’Afrique Equatoriale Française modifièrent son destin. Ainsi le décret du 11 mai 1922 est considéré généralement comme l’acte ayant consacré la création de cette ville. En effet, le choix définitif de Pointe-Noire comme « terminus maritime » du chemin de fer que confirme ce texte créa les conditions de conformer l’organisation de cet espace aux intérêts coloniaux. Cela revint à désorganiser les circuits de traite précoloniaux en contrôlant l’offre et la demande, à moderniser la localité par l’apport d’infrastructures urbaines et à promouvoir le marché du travail (manœuvres et auxiliaires indigènes) pour les entreprises européennes et l’administration). Si la baie de Pointe-Noire présentait plus d’avantages que celle de Loango pour la construction d’un port, le site de l’hinterland en revanche était moins propice à l’habitat, en raison des marécages qui occupaient une bonne partie du terrain. Ces conditions physiques défavorables avaient conduit la mission Audoin, en 1911, à ne retenir comme « zone propre à la construction qu’une bande de terrains divisée en deux parties : à l’ouest de la lagune Tchikobo-aval, la pointe elle-même où, entre les côtes de 4m et 8m, on pouvait disposer de 60 à 80 ha ; au nord-ouest de la lagune des Manguiers, une zone rectangulaire orientée nord-sud où la courbe hypsométrique de 5 m enserrait 170 ha compris entre les bas-fonds littoraux et ceux de la Tchinouka ».21 De gros travaux d’assainissement et de remblaiement s’avéraient donc indispensables pour l’occupation d’un plus grand territoire et pour préserver la santé des Européens. Pierre Vennetier indique que c’est sur la base de ces informations que fut élaboré le premier plan de lotissement de Pointe-Noire présenté en mai 1914 par le capitaine Milhau, chef de la mission du Cadastre.22 Ce plan prévoyait un « quartier de la Pointe » au sud du phare abritant une gare maritime terminus de la voie ferrée avec des services publics et privés (des compagnies de navigation) et des logements pour le personnel européen. Deux routes devaient le relier au « quartier de la TSF » (station de communication) dont la fonction était à la fois résidentielle et administrative. On avait prévu dans la partie sud, le palais du gouverneur, la banque de l’AEF, l’hôtel des postes, la mairie, l’église et un théâtre. Dans la partie nord du quartier, on comptait regrouper bureaux du gouvernement, écoles, service des travaux publics, palais de justice, Trésor, etc. L’hôpital allait être installé à l’est de la rivière Tchinouka.23 L’existence de ce plan laisse comprendre que l’administration coloniale avait porté depuis longtemps sa préférence sur Pointe-Noire. Ce sont les contraintes budgétaires liées à la Première Guerre mondiale qui 21

Pierre Vennetier, op. cit., 1966, p. 271. Ibid. 23 Ibid., p. 272. 22

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avaient retardé l’exécution du projet du chemin de fer. S’inspirant sans doute de l’expérience de Loango et de Libreville, agglomérations côtières, on voulut projeter la physionomie de la future ville. Aussi, l’espace urbain devait-il être organisé rationnellement. On est bien loin du schéma traditionnel d’évolution de la ville coloniale africaine dont les débuts (poste administratif ou militaire) étaient généralement modestes. Mais, le plan tarda à être exécuté en raison également de la guerre. C’est ainsi que, André Gide, traversant la côte congolaise, le 9 août 1921, qualifia Pointe-Noire de « ville larvaire, qui semble encore dans le sous-sol »24. Néanmoins il releva son importance dans la politique coloniale en précisant : C’est à ce point de la côte que doit aboutir le chemin de fer de Brazzaville-Océan, seul moyen d’obvier à l’embouteillage de notre colonie. Le Congo serait un débouché naturel pour les richesses de l’intérieur ; (…)25. A cette date, on y trouvait plus que trois établissements européens : une factorerie, la station de câble aboutissant à Port-Gentil et à Libreville (Gabon) et un poste de TSF communiquant avec les navires en mer, Brazzaville et les postes belges.26 Un village de pêcheurs regroupait des populations autochtones. C’est avec le démarrage des travaux du chemin de fer BrazzavilleOcéan27, en janvier 192328, que Pointe-Noire commença à se développer. Selon le programme des travaux, l’exécution de la ligne devait se faire en deux sections progressant simultanément : l’une au départ de Pointe-Noire et l’autre à partir de Brazzaville29. La Société de Construction des Batignolles (SCB) chargée de construire le chemin de fer s’installa donc à Pointe-Noire qui revêtit bientôt l’aspect d’un chantier car, il fallait aller vite. Cette première étape de mise en place de l’espace urbain se réalisa à partir du village Djindji dont les habitants (Vili) étaient des pêcheurs. On érigea au bord de la baie des locaux en matériaux précaires (planches de sciage, panneaux de papyrus, tuiles de bambou) pour abriter les services administratifs, loger les agents ou servir de magasins, d’ateliers. La consommation de l’espace s’intensifia avec l’arrivée, peu après, des commerçants ayant déménagé de Loango, puis la réalisation d’autres 24

André Gide, 2004 (réed.), Voyage au Congo, Paris, Gallimard, p. 22. Ibid. 26 Les guides bleues illustrées, op. cit. p. 81. 27 Première dénomination du chemin de fer que le Gouverneur général Antonetti changea en Chemin de fer Congo-Océan. 28 La convention fut signée le 22 juillet 1922. 29 Les guides bleues illustrées, supra, p. 92. 25

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constructions « semi-provisoires » pour la SCB. Bientôt, un cahier des charges approuvé par le Conseil du gouvernement imposa les constructions « en dur dans un délai raisonnable. Et à couvrir les bâtiments en matériau incombustible »30 Jusque-là l’aspect urbain s’imposait timidement comme le fait remarquer un observateur de l’époque : « Le tout formait une bourgade d’un aspect peu satisfaisant ».31 En dépit de sa physionomie modeste, cette agglomération était promue en 1923 commune. L’année suivante, un arrêté supprima la subdivision de Loango qui était maintenant rattachée à PointeNoire où fut transféré le chef lieu de la circonscription du Kouilou32. Des bâtiments administratifs et logements de fonctionnaires furent encore construits. En 1926, on procèda à la construction d’un wharf en béton pour faciliter le débarquement du matériel destiné aux travaux du chemin de fer. La promotion administrative et surtout la construction du chemin de fer annonçaient une croissance rapide de la ville qui n’allait pas tarder à poser le problème de l’aménagement urbain. Dès les débuts de Pointe-Noire, l’administration cherchait à éviter une croissance désordonnée de l’espace urbain. L’arrêté du 8 septembre 1922, promulgua le premier plan de lotissement. Des modifications à ce texte furent apportées par les arrêtés du 25 mai 1923, du 11 mars 1924, en ce qui concerne particulièrement les prix et l’affectation des terrains33. C’est le plan directeur de 1924, œuvre du gouverneur général Antonetti et de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Laurient, qui affiche une conception prospective du développement de Pointe-Noire34. Il renforce les caractères urbanistiques et consacre la séparation de la ville européenne des quartiers africains. Ce plan s’inscrivait dans la politique du Gouverneur général Antonetti35 qui, peu après son arrivée à la tête de l’Afrique Equatoriale Française, se préoccupa de moderniser les villes dont le destin était lié au développement des transports et des communications. Ce souci trouve son fondement dans la mutation consécutive à la construction du chemin de fer : on assistait à un mouvement de pénétration économique et les villes où beaucoup d’entreprises comptaient fixer leurs sièges allaient constituer la base d’expansion. Pointe-Noire fut servie en premier et en 1925, on élabora celui de Brazzaville abritant la gare terminus du CFCO et un port fluvial. Qu’il 30

Cité par Pierre Vennetier, 1966, op. cit., p. 273. Les guides bleues illustrées, supra, p. 81. 32 Arrêté du 12 septembre 1924, journal officiel de l’Afrique Equatoriale Française du 1er octobre 1924, p627. 33 Cités dans le Journal officiel de l’Afrique Equatoriale Française du 15 décembre 1925, p. 708. 34 Mairie de Pointe-Noire, 1963, Pointe-Noire, Société des éditions Paul Bory, Monaco, p. 33. 35 Le gouverneur Raphaël Antonetti succède au Gouverneur général Victor Augagneur en juillet 1924. 31

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s’agisse du plan de 1914 ou de celui de 1924, on peut s’accorder avec le géographe Jacques Denis, qui fait observer, à propos de Pointe-Noire, que ce « souci d’urbanisme était assez exceptionnel en Afrique, à cette époque ».36 Le cas de Brazzaville conforte ce propos. Cette ville, capitale du MoyenCongo (1903) et de l‘Afrique Equatoriale (1910), dont la création matérielle remonte à 1884, se caractérisa pendant longtemps par un désordre en matière d’aménagement urbain que soulignait un voyageur en ces termes : Le tout donne l’impression disparate d’une création dont les bases ont été jetées sans idées d’ensemble ni souci d’avenir.37 En dépit de sa place éminente dans l’appareil administratif colonial, le développement de Brazzaville resta jusqu’aux années 1920 fondé sur le provisoire. 2.2. Développement de l’espace urbain Les premiers Européens, installés à Pointe-Noire, n’ayant pas ressenti la nécessité de combler les lagunes, de boucher les talwegs -parce que leurs activités n’avaient pas un caractère pérenne- et surtout ne disposant pas d’importants moyens qu’exigeaient les travaux, occupèrent les parties hautes. Par conséquent, les quartiers se dispersèrent en fonction de la topographie. La ville allait s’étendre, en retrait de la baie, selon un axe sudouest et nord-est, à partir de trois points. Le premier noyau urbain, « la Plaine » était limité par une vaste dépression marécageuse qui la séparait du second point « le Plateau », appelé à devenir le quartier résidentiel. C’est au sud de ce quartier qu’allait se développer un quartier industriel. Le troisième noyau est la cité indigène située sur un plateau, au-delà des dépressions marécageuses.38 La vallée marécageuse de la Tchinouka et le ruisseau Nfallo joua le rôle de zone neutre isolant le « village » africain de la ville européenne, conformément au principe de ségrégation en vigueur : Il importe donc d’exiger que le village indigène et la ville européenne occupent des quartiers distincts et séparés largement les uns des autres39. Ce principe s’est traduit ici, comme dans d’autres villes africaines, par une juxtaposition de deux agglomérations : la ville européenne et la cité indigène. 2.3. La ville européenne C’est dans le quartier Djindji, s’étendant du port à la gare centrale, que les Européens s’installèrent d’abord. Ce quartier qui, à l’origine un village 36

Jacques Denis, 1955, « Pointe-Noire », in Cahiers d’Outre-Mer, n° 32, p. 11. Cité par Roger Frey, 1954, « ‘Brazzaville, capitale de l’Afrique Equatoriale », Encyclopédie mensuelle, t. 2, Paris, p. 126. 38 Jacques Denis, 1955, supra, p. 11. 39 Circulaire relative à l’hygiène générale des escales indigènes du GG du Congo français, Brazzaville 15 juin 1909. 37

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dont le nom « Djindji » en langue locale (vili), serait « le produit d’une onomatopée des vagues déferlant sur les rochers noirs de la côte avant la construction du port »40. C’était, selon Jean Dello qui donne cette précision, une partie du Cikungula.41 Ce dernier lieu comprenait, avant la colonisation, l’espace situé entre l’ancien palais du Gouverneur du Moyen-Congo et le phare tournant. Pour les populations autochtones, Cikungula était un lieu sacré parce que habité par le génie Cikungula. Ainsi, on y organisait les cérémonies rituelles de purification des personnes envoutées.42 Des pêcheurs y vivaient mais la plus grande partie de cet espace était inhabitée.43 Les lagunes comme celles de Mbu Mvumvu, de Tchikobo, étaient également considérées domaine des génies ; c’est sous leur protection que les riverains y pratiquaient quotidiennement la pêche. De manière générale, les marécages, les lagunes, les bois et les forêts, demeuraient un bien communautaire utilisé à des fins économiques, sociales et d’habitat (dans une faible mesure). Les premiers Européens qui voulurent s’installer avaient bien compris qu’il ne s’agissait nullement de « terres vacantes et sans maître ». C’est ainsi que les propriétaires des sociétés Ancel, CFBC et les frères Tréchot, durent s’adresser aux chefs locaux pour acheter de grandes étendues de terre en vue de développer leurs affaires. L’administration se contenta par la suite d’exproprier progressivement, sans indemnité de déguerpissement les autochtones et de les refouler vers des zones qui leur étaient spécifiquement réservés. En 1922, elle vendait les terrains figurant au plan de lotissement approuvé par l’arrêté du 8 septembre de 2 à 10 F le mètre carré selon les lots.44 La ville européenne se densifia entre 1923 et 1926 avec l’implantation des bâtiments des Travaux publics, l’hôtel des postes, la Douane, la pairie, le phare. En 1927, on construisit l’hôpital en face de l’emplacement de la gare et de nombreux logements de fonctionnaires. Une année plus tard, à cette liste s’ajoutaient l’école urbaine, les bureaux de l’administration, la prison, le tribunal, la case de passage officielle, la gare maritime, le camp des gardes et les bâtiments commerciaux. L’agencement fonctionnel de l’espace réalisé pour les seuls besoins des Européens donnait à ce quartier un aspect nouveau. En réalité l’urbanisation de cette ville fut lente. Au début des années 1930, seul le quartier de Djindji offrait véritablement l’aspect d’un quartier achevé ; dans le reste de Pointe-Noire, les constructions éparpillées 40

Jean Dello , 2004, Toponymie sur Pointe-Noire et ses environs, Brazzaville, ORSTOM Congo, p. 27. 41 Jean Dello, supra, p. 28. 42 Ibid. 43 Ibid. 44 Arrêté du 8 septembre 1922, cité in Journal officiel de l’Afrique Equatoriale Française, 1er avril 1924, p. 194.

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donnaient l’impression d’un chantier. Mais, en 1932, la construction du chemin de fer entrant dans sa phase finale, l’effort d’équipement de la ville devint impératif pour répondre aux besoins nouveaux inhérents au fonctionnement de la voie ferrée45. Cette année là, un terrain fut affecté pour la construction de l’aérodrome militaire et sur un autre, situé à côté de la gare, on érigeait l’hôtel « Terminus » destiné à recevoir les voyageurs. Lorsque le 10 juillet 1934 le gouverneur général Antonetti inaugura le chemin de fer, Pointe-Noire affichait déjà les caractéristiques d’une ville ordonnée avec des rues et avenues bien tracées. La construction du port permit à la ville d’enregistrer une grande activité qui suscita la croissance de la zone réservée à cette infrastructure et de sa population. Les maisons de commerce ayant acquis des terrains près du port les mirent en valeur (construction de magasins, d’ateliers et de logements) ou les revendirent à un prix plus fort. En effet, comme le souligne Joseph Gamandzori, outre les « commerçants de toute origine, les entrepreneurs et les milieux financiers s’étaient appropriés la ville »46. L’essor de la ville européenne et notamment celui de l’espace affecté aux indigènes résulta des mouvements migratoires. 2.4. La cité indigène C’est le plan de 1924 qui consacra la ségrégation dans l’aménagement urbain en éjectant les quartiers affectés aux populations africaines au delà de la ville européenne. Ces quartiers désignés généralement par la dénomination générique de « Cité indigène », étaient séparés de la ville européenne par la vallée marécageuse de la Tchinouka et le ruisseau Nfallo, constituant ainsi une zone neutre, non aedificandi. Cette séparation matérialisait la hiérarchie coloniale dans l’occupation de l’espace urbain. Si les Blancs se retrouvaient d’un côté et les Noirs de l’autre, en réalité ce qu’il convient de relever est le fait que la ville européenne affichait une supériorité évidente par rapport au village indigène. Les hameaux existant à Djindji, sur les rives de la lagune Tchikobo, avant l’implantation européenne devaient s’effacer face à l’urbanisation. Dans le premier plan de lotissement datant 1914, le village d’une vingtaine d’hectares situé dans la zone de confluence des rivières Tchinouka et Songolo était déjà éloigné des quartiers administratif et résidentiel. Pour faire face à l’augmentation de la population africaine, d’autres villages étaient prévus en divers points de la ville. Mais cet éparpillement avait l’inconvénient d’enserrer la ville européenne.

45 46

Pierre Vennetier, 1966, op. cit, p. 275. Joseph Gamanzori, 1987, Chemin de fer et travail au Congo, 1921-1953, Université Paris VII, UER Géographie, Histoire et Sciences de la société, p.395.

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La création de la cité indigène fut rendue nécessaire par le besoin de loger les travailleurs africains embauchés dans les chantiers du CFCO et du port. L’administration lui donna un tracé en éventail : 7 avenues partant de la place De Brazza, reliées entre elles par des boulevards en arc de cercle qui évoqueraient les ondes produites dans l’eau par la chute d’une pierre47. C’est donc la présence de la mer qui suggéra ce tracé particulier à Pointe-Noire mais plus vraisemblablement la topographie : une voie unique remblayée permettait de franchir la zone de séparation et s’ouvrait au-delà sur un large espace. En concevant la cité indigène sous cette forme rayonnante, l’administration avait voulu favoriser une croissance spatiale sur le long terme et faciliter le contrôle permanent des populations indigènes pour préserver la sécurité des Européens. Accessible par un seul passage, l’avenue Monseigneur Carrie, le « village » africain pouvait être verrouillé facilement, grâce au poste de tirailleurs qui devint quelques années plus tard poste de police installé au point de départ de l’éventail. En raison de cette même préoccupation sécuritaire (y compris la nécessité de prévenir les risques de propagation des épidémies), les habitants furent regroupés dans les quartiers selon l’appartenance ethnique. La population africaine de Pointe-Noire qui se réduisait vers 1920 à quelques familles de pêcheurs Vili regroupés dans des hameaux s’élevait en 1931 à environ 3000 habitants48. Nous n’insisterons pas ici sur le caractère peu fiable des chiffres fournis par les recensements administratifs réalisés généralement dans le cadre de la collecte de l’impôt par les chefs de quartier. Outre les Vili, peuple autochtone, on comptait des éléments d’autres groupes ethniques du Moyen-Congo (Yombé, Kugni, Yaka, Kota, Nzabi, Bembé, Kongo, Lari, Soundi, Téké, Mbosi, Loumbou) et des ressortissants des autres colonies de l’AEF, précisément des Gabonais, des Yakoma, Baya venus de l’Oubangui-Chari. A ceux-ci s’ajoutaient des Dahoméens, des Sénégalais de l’Afrique de l’Ouest et dans une proportion non négligeable, les originaires du Cabinda portugais et du Congo belge. Il importe de souligner la forte diversité qui caractérise cette population. Elle s’explique essentiellement par le fait que, face à la faible densité humaine du pays, l’administration coloniale devait faire appel à une main d’œuvre en dehors du Moyen-Congo pour la construction du chemin de fer et du port. D’autres citadins africains avaient été attirés par les offres du marché du travail. C’est le cas des Congolais venus des régions proches de Pointe-Noire que les autochtones désignaient par l’expression « Landa lail », (ceux qui suivent les rails) et des Africains de l’Ouest.

47 48

Pierre Vennetier, 1966, op. cit., p. 292. Chiffre cité par Pierre Vennetier, supra, p. 274.

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Le quartier le plus ancien est « Mayumba », abritant le Grand marché. Proche de la ville européenne et concentrant l’activité commerciale, il était le plus « urbanisé » avec ses maisons en dur rectangulaires, inspirées des immeubles caractéristiques de la modernité coloniale. Dans les autres quartiers, c’est l’habitat traditionnel qui prédomina : maison en papyrus ou en « poto-poto » parfois en briques d’argile avec une toiture de palmes. Chaque nouveau citadin occupait librement une « parcelle » achetée auprès du chef de quartier. Avec l’intensification de l’immigration la cité indigène s’est étendue en englobant successivement dans son périmètre les villages anciens de Mvoumvou, Tié-Tié, Mboukou ,Loandjili, Siafoumou, NdakaNsusu, Tchimbamba, Mpita. De façon générale, les infrastructures urbaines restaient limitées à la ville européenne. N’étaient implantés ici que le dispensaire, le centre de puériculture et l’école. 3. Pointe-Noire : une ville nouvelle C’est l’aspect de « cité nouvelle » qui constitue le trait dominant de l’évolution de Pointe-Noire au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1955, le géographe Jacques Denis écrit à propos des transformations subies par cette ville : Tout y est neuf et propre, bâti d’une façon harmonieuse, sans rien qui rappelle le style « vieux-colonial » de la centenaire Libreville. Les « cases » les plus anciennes- qui ont une vingtaine d’années-affectent un air de villas normandes… Entourées de jardins, semées dans de vastes parcelles, ces villas donnent à Pointe-Noire le charme d’une ville d’eau. Mais, plus encore que ces coquettes villas, ce sont les constructions ultra-modernes qui confèrent à Pointe-Noire un cachet original… Pointe-Noire apparait comme une cité nouvelle49 On peut constater ici que l’improvisation des débuts de l’occupation coloniale à Djindji avait donc cédé la place à un aménagement plus rationnel privilégiant le confort et l’esthétique. Puisque cette amélioration n’avait pour fondement que les seuls intérêts du colonisateur, on y plaqua alors un modèle exogène d’habitat. Le tracé des rues et des avenues répondaient de cette logique.

49

Jacques Denis, 1955, op. cit. p. 12.

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3.1. Les facteurs d’un nouveau développement urbain Il faut remonter à la période de l’achèvement du chemin de fer pour saisir les ressorts de l’évolution de Pointe-Noire vers la modernité. Il apparut nécessaire, à cette époque, de doter cette ville de moyens devant lui permettre d’assumer sa vie urbaine maintenant que la gare, tête de ligne de la voie ferrée, en constituait le pôle éminent. Mais cette gare ne pouvait jouer pleinement son rôle qu’en relation avec le port. En effet, comme nous l’avons déjà montré, le Chemin de fer Congo-Océan ne se justifiait que parce qu’il devait aboutir au port de Pointe-Noire. Commencé en juillet 1934, ce port était officiellement ouvert au trafic le 1er avril 1939. Dès le lendemain, le premier paquebot « Foucault » put accoster. Les travaux de construction du port ne prirent réellement fin qu’en décembre 1942. En pleine guerre, la France put faire aboutir ce grand projet sur lequel reposait l’avenir de l’Afrique Equatoriale. La réalisation de l’unique port en eau profonde de Pointe-Noire allait influencer fortement la dynamique urbaine. Cette infrastructure devait absorber l’essentiel de l’activité de la ville avec l’implantation d’unités industrielles. Elle imposa des modifications dans l’organisation spatiale, en contraignant d’abord l’administration coloniale à développer l’espace urbain en retrait de la zone portuaire. La ville européenne s’est alors étendue à l’intérieur de la courbe formée par la voie ferrée. Ce prolongement vers le sud permit l’installation, à côté du quartier commercial et industriel, du quartier administratif et résidentiel bordé par le boulevard André Maginot. L’installation de l’Union Electrique coloniale (UNELCO), en 1937, constitua un facteur déterminant de dynamisation de la vie urbaine. Cette société, après avoir absorbé « l’Industrielle coloniale » eut le monopole de l’électrification de la ville et de distribution de l’énergie électrique à partir d’une centrale thermique. Deux principaux facteurs peuvent expliquer l’essor urbain à partir de 1946 : le développement de l’exploitation forestière dans le massif forestier du Mayombe et le transfert du chef-lieu du Moyen-Congo implanté jusque-là à Brazzaville. L’exploitation des ressources forestières longtemps apanage du Gabon devint, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une activité économique importante du Moyen-Congo. Le bois en grumes stimula une forte augmentation du tonnage des exportations à partir du port de PointeNoire. A lui seul, ce produit connut une progression remarquable : 1500 tonnes en 1938, 4200 tonnes en 1946 et 20 300 tonnes en 195250. On note une même tendance pour les sciages : 200 tonnes en 1938, 4 600 tonnes en

50

Jacques Denis, 1955, supra, p. 4.

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1946 et 5400 tonnes en 195151. Les sociétés de bois établirent leurs sièges et des scieries à Pointe-Noire. L’impact de leurs activités se fit sentir par l’occupation de nouveaux terrains et les constructions qu’on y réalisa ainsi que par les offres d’emploi. Le second facteur, le transfert du gouvernement territorial à PointeNoire, détermina un développement accéléré, au regard de la place importante que devait occuper cette ville dans l’appareil administratif colonial. Décidé en 1948, ce transfert ne fut réalisé qu’en 195052. Il avait été envisagé dans le cadre de la réorganisation administrative de l’AEF consécutive à la promulgation du décret du 16 octobre 1946. A l’époque, il parut aux autorités locales comme la « seule solution possible » aux difficultés inhérentes à la coexistence à Brazzaville du gouvernement général de l’AEF et de celui du Moyen-Congo. Cette coexistence étouffait la personnalité morale de ce dernier territoire ainsi que son autonomie administrative et financière53. Les conflits enregistrés souvent entre les deux collectivités tenaient au fait qu’elles fonctionnaient avec des services communs. L’application de la politique de décentralisation offrait l’occasion de corriger cette situation : « Il était indispensable que le Moyen-Congo comme « collectivité territoriale » doté d’un Conseil représentatif au même titre que les autres territoires de la Fédération possède une administration propre54. L’approbation du transfert se fondait, par ailleurs, sur des raisons économiques, en insistant sur le fait que Pointe-Noire, grand port et tête de ligne du chemin de fer Congo-Océan, était appelée à devenir un centre commercial et industriel important. Du reste, de tous les territoires français d’Afrique possédant une façade maritime, le Moyen-Congo était le seul à ne pas avoir son port comme chef-lieu, à l’instar de Dakar, Libreville55. Mais ce déplacement requérait des moyens importants : environ 200 millions de francs. L’aide du budget fédéral au gouvernement du Moyen-Congo pour cette opération ne s’élevait qu’à 65 millions comme participation définitive.

51

Ibid. Décret du 28 février 1950 transférant de Brazzaville à Pointe-Noire le chef-lieu du territoire du Moyen-Congo, Journal officiel de l’Afrique Equatoriale Française, 1er avril 1950, p. 502. 53 Rapport du Gouverneur général de l’AEF adressée au Ministre de la France d’Outre-mer, Archives d’Outre-mer, Fonds Affaires politiques, carton 2298 : transfert du gouvernement du Moyen-Congo de Brazzaville à Pointe-Noire (1948-1950). 54 Ibid. 55 Ibid. 52

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La municipalité de Pointe-Noire, pour sa part, envisageait un emprunt de 100 millions destinés à la construction de logements56. Si la plupart des projets programmés dans le cadre de l’opération de transfert purent être réalisés, c’est parce que le contexte de leur exécution coïncidait avec l’octroi des fonds d’investissement économique et social (FIDES) destinés aux territoires d’Outre-mer, précisément les crédits du premier plan (1946-1952). Les travaux d’équipement retenus pour les exercices 1947, 1948 et 1949 devaient imprimer un caractère moderne au paysage urbain, c’est-à-dire imposer à la ville un aménagement adaptés au progrès techniques de l’occident. Il s’agissait particulièrement de l’électrification, de l’adduction d’eau, de l’aménagement de lots commerciaux, la construction d’un hôtel des postes et d’une école professionnelle. Indépendamment du transfert, on comptait édifier un tribunal. Outre l’amélioration des infrastructures, Pointe-Noire allait connaître une augmentation brutale de sa population en raison du nombre important de personnes à déplacer de Brazzaville : 34 Européens, 80 Africains, 130 gardes pour la première tranche et 12 fonctionnaires européens, 25 Africains pour la deuxième tranche. A ceux-ci, il fallait ajouter le personnel employé aux constructions : 30 Européens venus de la métropole et 3000 Africains (familles comprises) venus d’autres territoires57. L’administration locale s’attendait à tirer un grand profit de l’accroissement de la population urbaine. Elle espérait percevoir plus de recettes fiscales et de revenus de la vente des terrains domaniaux, mis à part les avantages d’ordre administratif, politique et économique que conférait le statut de ville capitale. A la fin des années 1940, Pointe-Noire tendait vers un développement important impulsé par l’exécution du programme des travaux de modernisation. 3.2. Modernisation de Pointe-Noire En devenant capitale administrative du Moyen-Congo, Pointe-Noire devait abriter la résidence du Gouverneur du territoire, l’assemblée territoriale ainsi que différents services administratifs. La fièvre de constructions consécutive à cette promotion laissait craindre un développement urbain accéléré susceptible d’imposer une extension périphérique de la ville. L’administration municipale redoutait plus spécifiquement les lourdes dépenses que pouvait occasionner cette extension (adduction d’eau, éclairage, voiries, etc.). Aussi, s’avéra t-il urgent d’achever 56

Extraits de la séance du 28 octobre 1948 du Grand Conseil de l’Afrique, Archives nationales, Brazzaville, GG 97. 57 Rapport du Gouverneur général de l’AEF adressée au Ministre de la France d’Outre-mer, op. cit.

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le remblaiement des lagunes et en priorité la partie sud de la lagune Tchikobo qui entravait le développement de l’espace compris entre les avenues Charles de Gaulle et André Maginot. Un prêt de 100 millions fut autorisé par le Comité directeur du FIDES au Moyen-Congo pour faire face à ces travaux dont la durée avait été estimée à 20 mois58. Le comblement de lagune Tchikobo pouvait permettre de récupérer près de quarante hectares de terrains en plein centre de la ville européenne pour de nouvelles constructions. On songea un moment à étendre cette opération aux deux autres lagunes59 pour réaliser l’assainissement complet de la zone marécageuse et contribuer, par conséquent, à réduire les dépenses de lutte contre le paludisme. Le souci de préserver une action urbanistique cohérente face à la croissance rapide de Pointe-Noire conduisit à envisager un nouveau plan. Une enquête monographique fut lancée en 1948 pour préparer l’avant projet d’un plan d’urbanisme. L’année suivante, l’architecte Jean Yves Normand présenta un plan directeur qui donna une physionomie moderne à la ville. Conscient que l’importance prise par Pointe-Noire ne pouvait s’amoindrir dans un proche avenir, il répartit les quartiers commercial, résidentiel et la zone industrielle à l’intérieur d’un périmètre urbain étendu. L’extension de la ville fut dessinée selon une formule mixte combinant quartiers résidentiels horizontaux et zones à immeubles collectifs de plusieurs étages, formule « qui procure une ventilation efficace de la ville »60. L’espace urbain conçu ainsi prenait en compte une augmentation de la population liée à l’installation des industries de plus en nombreuses61. Ce plan fit de l’espace s’étendant en face de la « Côte Sauvage » une zone de loisirs afin de renforcer la fonction touristique de la ville appelée à s’épanouir.

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La Caisse Centrale de la FOM eut à décaisser 70 millions en 1955 et 30 millions pour l’achèvement des travaux de comblement de la lagune Tchikobo cf Extraits de la séance du 28 octobre 1948 du Grand Conseil de l’Afrique, op. cit. 59 Lagune I du lac Tchikobo et lagune de la Butte des manguiers. 60 Anonyme, 1956, Réalités urbaines. La mise en valeur de l’AEF, Maroc, Les éditions Fontane, p. 71. 61 Normand travailla sur la base d’une croissance démographique portant la population de Pointe-Noire en 1970 à 70 000 Africains et 15 000 Européens, selon Pierre Vennetier.

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Carte de Pointe-Noire en 195562. Le plan directeur de 1957, dressé huit ans plus tard, par les architectes urbanistes Arsac et Guerin donna davantage de poids à la dimension de « ville industrielle », comme le montre ce propos : La nouvelle ville de Pointe-Noire doit être recherchée non comme une prolongation de la ville existante, avec son style actuel de port ferroviaire, de chef-lieu administratif et petite cité balnéaire, mais comme résultant de la superposition aux activités anciennes, d’une fonction industrielle. Pointe-Noire va devenir la première ville électrométallurgique française, produisant notamment une fois et demie la quantité d’aluminium fabriquée en 1958 par l’ensemble des usines de la France métropolitaine63. C’est une rupture fondamentale dans l’organisation spatiale que ces architectes préconisaient. Ce plan consacrait le pouvoir des entreprises sur l’espace urbain qui, du fait de leur implantation, allait consommer de grandes étendues de terrain pour les activités économiques d’une part et pour les logements des nouveaux travailleurs d’autre part. On avait vu déjà 62 63

Source: Jacques Denis, 1955, "Pointe-Noire", Cahiers d'Outre-Mer, n° 32, p. 21. Cité par Pierre Vennetier, op. cit. p. 281. Mais ce plan conçu en 1957 ne sera publié qu’en 1961.

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s’installer à Pointe-Noire, au début des années 1950, l’usine de déroulage Plexafric, les Ateliers et chantiers de Pointe-Noire, la Société Air Liquide, Congocopal (qui conditionnait le copal) et une savonnerie semi artisanale64. Ces entreprises exprimaient à ce moment-là des besoins en main d’œuvre considérables (plus de 10 000 ouvriers et personnel administratif alors que la population totale de la ville était estimée 25 000 habitants).65 L’espoir d’une solide industrialisation reposait sur le projet de construction d’un barrage sur le Kouilou. Le Moyen-Congo comptait tirer de l’évacuation du manganèse du Gabon par le port maritime de Pointe-Noire, à l’étude encore vers 1955, d’importantes ressources pour le Chemin de fer, le port et l’Etat. Les constructions réalisées à partir de la fin des années 1940, dans la ville européenne, affichaient ostensiblement un air de progrès. Dans le quartier Djindji, de nouvelles habitations avaient été érigées de manière disparate, à côté des maisons de commerce et des ateliers mécaniques. En bordure du boulevard de Loango, près de la « Côte Mondaine », se dressaient la résidence du gouverneur et le Cercle civil européen. C’est surtout sur l’avenue Charles de Gaulle que l’on trouvait les constructions reflétant profondément les caractéristiques de la société coloniale : l’hôtel de la poste, la Chambre de commerce, l’hôtel du Mayombe prévu pour accueillir les fonctionnaires, les magasins des grandes sociétés telles la Compagnie Française d’Afrique Centrale (CFAO),la Société Commerciale du Kouilou-Niari (SCKN), la Compagnie Commerciale Sangha-Oubangui (CCSO), l’immeuble des arcades et ses locaux commerciaux, l’agence Air France, la banque BNCI, le cinéma La Potinère. Des magasins subirent des transformations pour répondre aux nouveaux besoins de la ville ainsi que des hôtels (l’hôtel du Plateau et l’Hôtel Victory). Quelques édifices culturels marquaient également l’évolution de Pointe-Noire. On peut citer particulièrement la cathédrale Notre-Dame due à l’architecte Alazar et consacrée en 1953, le temple protestant, le Collège classique et moderne Victor Augagneur inauguré en 1954. Des villas entourées de jardins et quelques bâtiments collectifs avaient été construits dans les quartiers résidentiels. De façon générale, magasins, banques, l’hôpital Adolphe Sicé, cinémas, avaient permis de rapprocher Blancs et Noirs dès lors qu’ils fréquentaient ces lieux quotidiennement. Cependant, les lieux de mémoire comme la Place de la gare, la Place Antonetti, le Rond-point à la mémoire des Français libres et la Place de Loango, n’avaient aucune emprise culturelle dans la vie des Africains. En réalité, le processus de modernisation avait renforcé la hiérarchisation spatiale. La ville européenne, lieu d’exercice du pouvoir administratif et économique, continuait de bénéficier des 64 65

Pierre Vennetier, op. cit. p. 279. Ibid.

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investissements immobiliers plus importants. Ses constructions devaient symboliser la solidité de l’autorité coloniale, la permanence de la civilisation occidentale dans la société colonisée. L’avenue Charles de Gaulle qui s’ouvre à partir de la place de la gare et devient avenue Mgr Carrie, au croisement avec l’avenue Albert Sarrault, constituait l’artère principale pour atteindre la cité indigène. Celle-ci tournée vers les marécages qui la sépare de la ville européenne (ayant, par contre, une belle vue sur la mer) s’est vue dotée de deux immeubles à son entrée : l’un abritant le cercle culturel et l’autre la Maison commune, espaces privilégiés de domination culturelle. Si le cercle culturel avait été ouvert pour servir d’espace d’échanges et de rencontre des « évolués », l’élite africaine imprégnée des valeurs culturelles françaises, la Maison commune, comme son nom l’indique, était le lieu où les Africains pouvaient rencontrer le détenteur de l’autorité coloniale pour les actes administratifs et d’état civils. L’arrivée massive des Africains dans le cadre du transfert du chef-lieu du Moyen-Congo à Pointe-Noire et du développement du tissu industriel posa très vite et de manière aigue un problème du logement. La Cité, c’est-àdire le quartier africain, avait connu un essor remarquable dès 1936 avec l’installation définitive des travailleurs du chemin de fer convertis dans d’autres métiers et les ouvriers utilisés pour la construction du port. Mais à partir de 1950, elle allait sortir des limites imposées par le plan primitif pour s’étendre par les voies principales de son tracé rayonnant. Ce mode d’occupation spatiale anarchique est la conséquence d’une législation foncière ambigüe. C’est ainsi que les nouveaux arrivants s’adressaient aux propriétaires fonciers plutôt qu’aux autorités municipales pour acquérir leurs parcelles. L’apparition du quartier « Km 4 », le long du chemin de fer précisément à l’Est des ateliers du Chemin de fer est la preuve de l’impuissance de l’administration municipale à avoir la mainmise réelle sur l’espace urbain. Malgré les interdictions de cette dernière, ce quartier connut une croissance rapide puisque chaque nouveau citadin pouvait s’y installer librement. D’où son allure de campement provisoire imprimée par ses maisons en matériaux très précaires (planches provenant des déchets de l’industrie du bois, tôles ondulées) et l’absence de voirie comme des services urbains. La pression des besoins en logement avait généré une forte spéculation sur les loyers. Pour canaliser la croissance de la cité africaine, remédier à l’offre insuffisante de logements et moderniser l’habitat africain, plusieurs lotissements d’habitations en dur furent réalisés. C’est dans ce contexte que fut créée le « quartier chic », ou « Camp chic »66qui s’étend à l’Ouest, le long de la rivière Tchinouka. D’autres maisons de type moderne 66

Ces lotissements étaient également désignés ainsi à Brazzaville.

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furent construites par la « Coopérative de Construction du Kouilou », une initiative d’artisans locaux. Après la faillite de cette coopérative, la Société Immobilière d’AEF réalisa en 1955, à Tié-Tié, des maisons de trois à six pièces éclairées à l’électricité et comprenant cuisine, salle d’eau, toilettes, lavoir, etc. Si ce nouveau type d’habitations réalisé à l’image des maisons de la ville européenne avait réussi à réduire l’aspect « village » (une entité non « civilisée ») de la Cité, une grande partie de ce quartier continuait à se développer en marge de cette évolution. En raison de leur prix ou loyer élevé, ces maisons n’étaient, en fait, accessibles qu’aux « évolués », fonctionnaires et employés notamment67. La hiérarchisation sociale observée entre la ville européenne et la cité africaine était reproduite à l’intérieur de cette dernière. Elle s’accentua avec la participation des Africains à la gestion de leur pays. L’application des réformes de la politique coloniale française depuis 1946 marqua une autre étape dans l’évolution de Pointe-Noire. En sa qualité de capitale du Moyen-Congo, elle joua de plus en plus le rôle de centre de la vie politique congolaise. Cette ville devait aussi cette promotion au renforcement de sa capacité juridique. En effet, commune mixte depuis 193668, elle n’eut en charge que les problèmes des quartiers européens. Grâce à la loi municipale du 18 novembre 1955, qui permit une réforme municipale dans tous les territoires d’Outre-mer, elle fut érigée en commune de plein exercice, en même temps que Brazzaville, la capitale de l’AEF. La mise en œuvre de cette loi apporta des modifications dans les attributions et prérogatives municipales. Pointe-Noire bénéficia désormais d’un régime financier identique à celui des communes de la métropole et d’une plus grande autonomie qui devait permettre aux citoyens de la ville de gérer leurs propres affaires. Le changement profond réside dans le fait qu’elle allait, comme d’autres villes des territoires d’Outre-mer français, disposer d’un unique Conseil municipal présidé par un maire élu et composé de conseillers élus également. A la suite des élections municipales de novembre 1956, Stéphane Tchitchelle, originaire de la région du Kouilou dont Pointe-Noire était le chef-lieu devint le premier maire congolais. Le contexte politique que mit en place la loi-cadre du 23 juin 1956 eut pour effet de déplacer le centre politique de la métropole vers les colonies69. La capitale du Moyen-Congo, abritant le Conseil territorial jusque-là, fut souvent le théâtre des incidents qui émaillaient régulièrement les scrutins. Les élections législatives de janvier 1956, les premières organisées dans les 67

Ces habitations pouvaient être louées ou acquises en location-vente. Arrêté du 28 décembre 1936 érigeant Pointe-Noire en commune mixte. 69 Cette loi favorisa l’africanisation des Cadres et permit la création d’un Conseil de gouvernement dans chaque territoire. 68

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colonies, se déroulèrent dans une atmosphère de tensions : la victoire de Jean Félix-Tchicaya70, chef du parti progressiste congolais (PPC), contestée par les autres candidats donna lieu à des violences. Le gouverneur général de l’AEF ne manqua pas d’attirer l’attention sur les conséquences de cette situation quant à l’avenir de Pointe-Noire lors de la session du Grand conseil de l’AEF du 23 mai 1956 : Pointe-Noire, véritable poumon de tout le territoire, a sa vie indissociablement liée à l’essor de cet ensemble, dont on ne peut concevoir la prospérité au milieu des luttes stériles71. Ce message ne fut visiblement pas entendu puisqu’une grave crise secoua le parlement à partir de mars 1957, après la défection du député Georges Yambot qui quitta le Mouvement Socialiste Africain (MSA) pour rejoindre l’Union pour la Défense des Intérêts des Africains (UDDIA), faisant basculer de ce fait même la majorité. On vécut encore des violences lors des élections législatives partielles de juillet 1958 au cours desquelles Christophe Makaya, candidat de l’UDDIA, fut élu. De nombreuses maisons furent saccagées dans les quartiers par des partisans du PPC et on compta quelques blessés. Une véritable culture commença à gagner du terrain dans les trois villes du Moyen-Congo : Brazzaville, Pointe-Noire et Dolisie. Elle s’intensifia en 1958 à Pointe-Noire d’abord. C’est ainsi que la naissance de la République du Congo -qui devint un Etat membre de la Communauté franco-africaine-, le 28 novembre intervint dans un climat menaçant : le bâtiment où devaient se réunir les députés étaient pris d’assaut par les partisans du MSA ; des commandos créaient de l’agitation. Pour ramener le calme, on eut recours aux forces de l’ordre afin de disperser les manifestants. C’est ce même climat de tension qui domina les travaux de l’assemblée nationale congolaise réunie pour décider des institutions de la jeune république au point où elle se retrouva dans l’impasse72. Les querelles au sein du parlement s’intensifiant, Jacques Opangault, le président du Mouvement socialiste africain (MSA) et les 22 députés de son parti quittèrent la salle de réunion. Les députés de l’UDDIA, restés seuls dans la salle désignèrent Fulbert Youlou, le président de l’UDDIA pour assurer la charge de Premier Ministre. Dans la même nuit, ils décidèrent le transfert, sans débat, de la capitale de la République du Congo à Brazzaville, ville où l’UDDIA semblait jouir d’une position plus confortable par la présence de nombreux partisans. La rue ayant pris le relais des querelles des députés en salle, pendant trois jours, on assista à des désordres dans les quartiers de 70

Député sortant, il était le candidat du Parti progressiste congolais dont le fief électoral était Pointe-Noire et sa région. 71 Discours prononcé par le gouverneur général Paul Chauvet lors de la 1ère session ordinaire du Grand conseil à Brazzaville le 23 mai 1956. 72 Face au problème de renversement de la majorité qui s’était posé en 1957 et resté sans solution viable malgré les accords de Brazzaville du 26 août.

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l’ancienne capitale qui se soldèrent par trois morts et plusieurs blessés73. Les violences de Pointe-Noire se poursuivirent à Brazzaville en janvier et en février où elles avaient dégénéré en « émeutes de 1959 », opposant les ressortissants du Nord, « Mbochi », à ceux du sud « Lari », plus précisément les partisans de Jacques Opangault à ceux de Fulbert Youlou. En perdant son titre de capitale du Congo en 1958, Pointe-Noire perdait simultanément son promotion administrative. Sa dimension industrielle s’étant affirmée, en dépit des soubresauts imposés par les périodes de crise économique, grâce à ses usines, son port maritime et le chemin de Fer Congo Océan, elle conserva sa place de première ville économique du Congo. Mais, désormais toutes les décisions qui la concernaient, dans beaucoup de domaines, devaient émaner des autorités de Brazzaville. 4. Conclusion Pointe-Noire née de la volonté du colonisateur d’être le débouché des richesses de l’Afrique Equatoriale française a consolidé progressivement cette fonction, en dépit des périodes d’essoufflement de l’économie, notamment dans les années 1950. Le facteur commercial, qui a été à la base de la mise en place de l’espace urbain, a fait du port et de la gare les pôles du développement de la ville. Afin de favoriser le développement des activités économiques, l’admnistration coloniale a cherché à contrôler l’essor urbain en constante accélération par la conception de plans dès les débuts. L’évolution de Pointe-Noire illustre l’emprise du capital extérieur sur l’espace autochtone. Ce sont les activités des entreprises qui ont constitué le baromètre du développement urbain. Elles consommaient de grands espaces et motivaient l’immigration des travailleurs africains. Mais Pointe-Noire doit plus sa modernisation à sa fonction de capitale territoriale du Moyen-Congo qu’elle assume à partir de 1950. A partir de 1960, année où le Congo accède à l’indépendance, le développement spatial allait connaître une forte accélération. Si l’ancienne ville européenne devait se densifier par l’occupation des zones délaissées jusque-là, les quartiers africains, face à une forte croissance démographique, connurent une extension importante favorisée par l’occupation anarchique des terrains et l’apparition du deuxième quartier illégal, le « Quartier planches » (le premier étant le quartier « Km4 ». L’habitat non contrôlé (dit spontané) pose aujourd’hui des problèmes d’urbanisme angoissants.

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Rapport politique de novembre 1958 cité par Florence Bernault, p. 283.

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